HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE PREMIER. — AVRIL-JUILLET 1789.

CHAPITRE III. — ASSEMBLÉE NATIONALE.

 

 

Dernière sommation du Tiers, 10 juin. Il prend le nom de Communes. — Les Communes prennent le titre d'Assemblée nationale, 17 juin. — Elles se saisissent du droit de l'impôt. — Le roi fait fermer la salle. — L'Assemblée au Jeu de paume, 20 juin 1789.

 

Le 10 juin, Sieyès dit, en entrant dans l'assemblée : Coupons le câble, il est temps. Depuis ce jour, le vaisseau de la Révolution, malgré les tempêtes et malgré les calmes, retardé, jamais arrêté, cingla vers l'avenir.

Ce grand théoricien, qui d'avance avait calculé si juste, se montra ici vraiment homme d'État ; il avait dit ce qu'il fallait faire, et il le fit au moment.

Il n'y a qu'un moment pour chaque chose. Ici, c'était le 10 juin, pas plus tôt, pas plus tard. Plus tôt, la nation n'était pas assez convaincue de l'endurcissement des privilégiés ; il leur fallait un mois pour bien mettre en lumière toute leur mauvaise volonté. Plus tard, deux choses étaient à craindre : ou que le peuple, poussé à bout, ne laissât la liberté pour un morceau de pain, que les privilégiés ne finissent tout, en renonçant à leur exemption d'impôt ; ou bien que la Noblesse, s'unissant au Clergé, ne formât (comme on le leur conseillait) une chambre haute. Une telle chambre, qui de nos jours n'a nul rôle que d'être une machine commode- à la royauté, eût été en 1789 une puissance par elle-même elle eût réuni ceux qui possédaient alors la moitié ou les deux tiers des terres du royaume, ceux qui, leurs agents, leurs fermiers, leurs domestiques innombrables, avaient tant de moyens d'influer sur les campagnes. On venait de voir aux Pays-Bas le formidable accord de ces deux ordres, qui avait entraîné le peuple, chassé les Autrichiens, dépossédé l'Empereur.

Le mercredi 10 juin 1789, Sieyès proposa de sommer une dernière fois le Clergé et la Noblesse, de les avertir que l'appel se ferait dans une heure, et qu'il serait donné défaut contre les non-comparants.

Cette sommation dans la forme judiciaire était un coup inattendu. Les députés des Communes prenaient, à l'égard de ceux qui leur contestaient l'égalité, une position supérieure, celle de juge en quelque sorte. Cela était sage, on risquait trop à attendre, mais cela était hardi. On a répété souvent que ceux qui avaient tout un peuple derrière eux, une ville comme Paris, n'avaient rien à craindre, qu'ils étaient les forts, qu'ils avançaient sans péril... Après coup et toute chose ayant réussi, on peut soutenir la thèse. Sans doute ceux qui franchirent ce pas se sentaient une grande force, mais cette force n'était nullement organisée ; le peuple n'était pas militaire, comme il l'est devenu plus tard. Une armée entourait Versailles, allemande et suisse en partie (neuf régiments au moins sur quinze) ; une batterie de canons était devant l'assemblée... La gloire du grand logicien qui formule, la pensée nationale, la gloire.de l'assemblée qui accepta la formule, fut de ne rien voir de cela, mais de croire à la logique et d'avancer dans sa foi.

La cour, très irrésolue, ne sut rien faire que s'enfermer dans un dédaigneux silence. Deux fois le roi évita de recevoir le président des Communes ; il était à la chasse, disait-on, ou bien il était trop affligé de la mort récente du Dauphin. Et l'on savait qu'il recevait tous les jours les prélats, les nobles, les parlementaires. Ils commençaient à s'effrayer, ils venaient s'offrir au roi. La cour les écoutait, les marchandait, spéculait sur leurs craintes. Toutefois il était visible que le roi, obsédé par eux, leur prisonnier en quelque sorte, leur appartiendrait tout entier et se montrerait de plus en plus ce qu'il était, un privilégié à la tête des privilégiés. La situation devenait nette et facile à saisir ; il ne restait que deux choses le privilège d'un côté et le droit de l'autre.

L'assemblée avait parlé haut. Elle attendait de sa démarche la réunion d'une partie du Clergé. Les curés se sentaient peuple et voulaient aller prendre leur vraie place à côté du peuple. Mais les habitudes de subordination ecclésiastique, les intrigues des prélats, Leur autorité, leur voix menaçante ; la cour, la reine, d'autre part, les tenaient encore fixés sur leurs bancs. Trois seulement se hasardèrent, puis sept, enfin dix-huit en tout. Grande risée à la cour sur la belle conquête que faisait le Tiers.

L'assemblée devait ou périr ou avancer, faire un second pas. Elle devait envisager hardiment la situation simple, terrible, que nous indiquions tout à l'heure, le droit en face du privilégie, le droit de la nation concentré dans l'assemblée. Et il ne suffisait pas de voir cela, il fallait le faire voir et le promulguer, donner à l'assemblée son vrai nom : Assemblée nationale.

Dans sa fameuse brochure que tout le monde savait par cœur, Sieyès avait dit ce mot remarquable qui ne tomba pas en vain : Le Tiers seul, dira-t-on, ne peut pas former les États généraux... Eh ! tant mieux, il composera une Assemblée nationale.

Prendre ce titre, s'intituler ainsi la nation, réaliser le dogme révolutionnaire posé par Sieyès Le Tiers, c'est le tout, c'était un pas trop hardi pour le franchir tout d'abord. Il fallait y préparer les esprits, s'acheminer vers ce but peu à peu et par degrés.

D'abord le mot d'Assemblée nationale ne se dit point dans l'assemblée même, mais à Paris entre les électeurs qui avaient élu Sieyès et ne craignaient pas de parler sa langue.

Le 15 mai, M. Boissy d'Anglas, obscur alors et sans influence, prononça le mot, mais pour l'éloigner, l'ajourner, avertissant la chambre qu'elle devait se garder de toute précipitation s'affranchir du moindre reproche de légèreté... Avant que le mouvement commençât, il voulait déjà enrayer.

L'assemblée s'en tint au nom de Communes, qui, dans son humble signification, mal définie, la débarrassait pourtant de ce petit nom spécial de Tiers. Vives réclamations de la part de la Noblesse.

Le 15 juin, Sieyès, avec audace et prudence, demanda que les Communes s'intitulassent Assemblée des représentants connus et vérifiés de la nation française. Il semblait n'énoncer qu'un fait impossible à contester les députés des Communes avaient soumis leurs pouvoirs à une vérification publique, faite solennellement dans la grande salle ouverte et devant la foule. Les deux autres ordres avaient vérifié entre eux, à huis clos. Le simple mot de députés vérifiés réduisait les autres au nom de députés présumés ; ces derniers pouvaient-ils empêcher les autres d'agir ? les absents pouvaient-ils paralyser les présents ? Sieyès rappelait que ceux-ci représentaient déjà les quatre-vingt-seize centièmes (au moins) de la nation.

On connaissait trop bien Sieyès pour douter que cette proposition ne fût un degré pour amener à une autre, plus hardie, plus décisive. Mirabeau lui reprocha tout d'abord de lancer l'assemblée dans la carrière, sans lui montrer le but auquel il voulait la conduire.

Et en effet, au second jour de la bataille, la lumière se fit. Deux députés servirent de précurseurs à Sieyès. M. Legrand proposa que l'assemblée se constituât en assemblée générale ; qu'elle ne se tint arrêtée par rien de ce qui sortirait de l'indivisibilité d'une assemblée nationale. M. Galand demanda que, le Clergé et la Noblesse étant simplement deux corporations, la nation étant une et indivisible, l'assemblée se constituât Assemblée légitime et active des représentants de la nation française. Sieyès alors sortit des obscurités, laissa les ambages et proposa le titre d'Assemblée nationale.

Depuis la séance. du 10, Mirabeau regardait Sieyès marcher sous la terre, et il était effrayé. Cette marche rectiligne aboutissait à un point où elle rencontrait de front la royauté, l'aristocratie. S'arrêterait-elle par respect devant vermoulue ? Il n'y avait pas d'apparence. Or, malgré la dure discipline par laquelle la tyrannie forma Mirabeau pour la liberté, il faut dire que le fameux tribun était aristocrate de goût et de mœurs, royaliste de cœur ; il l'était d'origine et de sang, pour ainsi dire. Deux choses, l'une grande, l'autre basse, le poussaient aussi. Entouré de femmes avides, il lui fallait de l'argent ; et la monarchie lui apparaissait la main ouverte et prodigue, versant l'argent, les faveurs. Elle lui avait été dure, cruelle, cette royauté ; mais cela même la servait maintenant auprès de lui : il eût trouvé beau de sauver un roi qui avait signé dix-sept fois l'ordre de l'emprisonner. Tel fut ce pauvre grand homme, si magnanime et généreux, qu'on voudrait, pouvoir rejeter ses vices sur son déplorable entourage, sur la barbarie paternelle, qui l'isola de la famille. Son père le persécuta toute sa vie, et il a demandé en mourant d'être enterré auprès de son père[1].

Le 10, lorsque Sieyès proposa de donner défaut contre les non-comparants, Mirabeau appuya ce mot dur, parla fort et ferme. Mais, le soir, voyant le péril, il prit sur lui d'aller voir Necker, son ennemi[2] ; il voulait l'éclairer sur la situation, offrir à la royauté le secours de sa parole puissante. Mal reçu et indigné, il n'entreprit pas moins de barrer la, route à Sieyès, de se mettre, lui tribun, lui relevé d'hier par la Révolution, et qui n'avait de force qu'elle, il voulut, dis-je, se mettre en face d'elle, et s'imagina l'arrêter.

Tout autre y eût péri d'abord, sans pouvoir s'en tirer jamais. Qu'il soit plus d'une fois tombé dans l'impopularité et qu'il ait pu remonter toujours, c'est ce qui donne une idée bien grande du pouvoir de l'éloquence sur cette nation sensible, entre toutes, au génie de la parole.

Quoi de plus difficile que la thèse de Mirabeau ! Il essayait, devant cette foule émue, exaltée, devant un peuple élevé au-dessus de lui-même par la grandeur de la crise, d'établir que le peuple ne s'intéressait pas à de telles discussions, qu'il demandait seulement de ne payer que ce qu'il pouvait, et de porter paisiblement sa misère.

Après ces paroles basses, affligeantes, décourageantes, fausses d'ailleurs en général, il se hasardait à poser la question de principe : Qui vous a convoqués ? Le roi... Vos mandats, vos cahiers, vous autorisent-ils à vous déclarer l'assemblée des seuls représentants connus et vérifiés ?... Et si le roi vous refuse sa sanction ?... La suite en est évidente. Vous aurez des pillages, des boucheries, vous n'aurez pas même l'exécrable honneur d'une guerre-civile.

Quel titre fallait-il donc prendre ?

Mounier, et les imitateurs du gouvernement anglais proposaient Représentants de la majeure partie de la nation, en l'absence de la mineure partie. Cela divisait la nation en deux, conduisait à l'établissement des deux chambres.

Mirabeau préférait la formule : Représentants du peuple français. Ce mot, disait-il, était élastique, pouvait dire peu ou beaucoup.

C'est précisément le reproche que lui firent deux légistes éminents, Target (de Paris), Thouret (de Rouen). Ils lui demandèrent si peuple signifiait plebs ou populus. L'équivoque était mise à nu. Le roi, le Clergé, la Noblesse, auraient sans nul doute interprété peuple dans le sens de plebs, du peuple inférieur, d'une simple partie de la nation.

Beaucoup n'avaient pas senti l'équivoque, ni combien elle allait faire perdre de terrain à l'assemblée. Tous le comprirent, lorsque Malouet, l'ami de Necker, accepta ce mot de peuple.

La peur que Mirabeau essayait de faire du veto royal ne fit qu'indigner. Le janséniste Camus, l'un des plus fermes caractères de l'assemblée, répondit ces fortes paroles : Nous sommes ce que nous sommes. Le veto peut-il empêcher que la vérité ne soit une et immuable ? La sanction royale peut-elle changer l'ordre des choses et altérer leur nature ?

Mirabeau, irrité par la contradiction et perdant toute prudence, s'emporta jusqu'à dire : Je crois le veto du roi tellement nécessaire, que j'aimerais mieux vivre à Constantinople qu'en France, s'il ne l'avait pas... Oui, je déclare, je ne connaîtrais rien de plus. terrible que l'aristocratie souveraine de six cents personnes qui demain pourraient se rendre inamovibles, après-demain héréditaires, et finiraient, comme les aristocraties de tous les pays du monde, par tout envahir.

Ainsi, de deux maux, l'un possible, l'autre présent, Mirabeau préférait le mal présent et certain. Dans l'hypothèse qu'un jour cette assemblée pourrait vouloir se perpétuer et devenir un tyran héréditaire, il armait du pouvoir tyrannique d'empêcher toute réforme cette cour incorrigible qu'il s'agissait de réformer... Le roi ! le roi ! pourquoi abuser toujours de cette vieille religion ? Qui ne savait que depuis Louis XIV il n'y avait point de roi ? La guerre était entre deux républiques, l'une qui siégeait dans l'assemblée, c'étaient les grands esprits du temps, les meilleurs citoyens, c'était la France elle-même ; l'autre, la république des abus, tenait son conciliabule chez Diane de Polignac, aux vieux cabinets des Dubois, des Pompadour et des Du Barry.

Le discours de Mirabeau fut accueilli d'un tonnerre d'indignation, d'une tempête d'imprécations et d'insultes. La rhétorique éloquente par laquelle il réfutait ce que personne n'avait dit (que le mot de peuple est vil), n'avait nullement donné le change.

Il était neuf heures du soir. On ferma la discussion pour aller aux voix. La netteté singulière avec laquelle la question s'était posée sur la royauté elle-même faisait craindre que la cour ne fît la seule chose qu'elle avait à faire pour empêcher le peuple d'être roi le lendemain ; elle avait la force brutale, une armée autour de Versailles, elle pouvait l'employer, enlever les principaux députés, dissoudre les États, et si Paris remuait, affamer Paris... Ce crime hardi était son dernier coup de dé ; on croyait qu'elle le jouerait. On voulait le prévenir en constituant l'assemblée cette nuit même. C'était l'avis de plus de quatre cents députés ; une centaine au plus était contre. Cette petite minorité empêcha toute la nuit, par les cris et la violence, qu'on ne pût faire l'appel nominal. Mais ce spectacle honteux d'une majorité tyrannisée, de l'assemblée mise en péril par le retard, l'idée que, d'un moment à l'autre, l'œuvre de la liberté, le salut de l'avenir, pouvaient être anéantis, tout exalta jusqu'au transport la foule qui remplissait les tribunes ; un homme s'élança et saisit au collet Malouet, le meneur principal de ces crieurs obstinés[3]. L'homme s'évada. Les cris continuèrent. En présence de ce tumulte, dit Bailly, qui présidait, l'assemblée resta ferme et digne ; patiente autant que forte, elle attendait en silence que cette bande turbulente fût épuisée par ses cris. A. une heure après minuit, les députés étant moins nombreux, on remit le vote au matin.

Le matin, au moment du vote, on annonça au président qu'il était mandé à la chancellerie pour prendre une lettre du roi. Cette lettre, où il rappelait qu'on ne pouvait rien sans le concours des trois ordres, serait venue bien à point pour fournir un texte aux cent opposants, donner lieu à de longs discours, inquiéter, refroidir beaucoup d'esprits faibles. L'assemblée, avec une gravité royale, ajourna la lettre du roi, défendit à son président de quitter la salle avant la fin de la séance. Elle voulait voter et vota.

Les diverses motions pouvaient se réduire à trois, ou plutôt à deux :

1° Celle de Sieyès : Assemblée nationale ;

2° Celle de Mounier : Assemblée des représentants de la majeure partie de la nation, en l'absence de la mineure partie. La formule équivoque de Mirabeau rentrait dans celle de Mounier, le mot peuple pouvant se prendre dans un sens restreint, et comme la majeure partie de la nation.

Mounier avait l'avantage apparent d'une littéralité judaïque, d'une justesse arithmétique, au fond con traire à la justice. Elle opposait symétriquement, mettait en regard, et comme de niveau, deux valeurs énormément différentes. L'assemblée représentait la nation, moins les privilégiés, c'est-à-dire quatre-vingt-seize ou quatre-vingt-dix-huit centièmes contre quatre centièmes (selon Sieyès), deux centièmes (selon Necker). Pourquoi donner à ces deux ou quatre centièmes une si énorme importance ? Ce n'était pas, à coup sûr, pour ce qu'ils gardaient de puissance morale, ils n'en avaient plus ; c'était dans la réalité parce que toute la grande propriété du royaume, les deux tiers des terres, étaient dans leurs mains. Mounier était l'avocat de' la propriété contre la population, de la terre contre l'homme. Point de vue féodal, anglais et matérialiste ; Sieyès avait donné la vraie  formule française.

Avec l'arithmétique de Mounier, sa justesse injuste, avec l'équivoque de Mirabeau, la nation restait une classe, et la grande propriété, la terre, constituait aussi une classe en face de la nation. Nous restions dans l'injustice antique ; le Moyen-âge continuait le système barbare où la glèbe compta plus que l'homme, où la terre le fumier, la cendre, furent suzerains de l'esprit.

Sieyès, mis aux voix d'abord, eut près de cinq cents voix pour lui, et il n'y eut pas cent opposants[4]. Donc l'assemblée fut proclamée Assemblée nationale. Beaucoup crièrent : Vive le roi !

Deux interruptions vinrent encore, comme pour arrêter l'Assemblée, l'une de la Noblesse, qui envoyait sous un prétexte ; l'autre de certains députés qui voulaient qu'avant tout on créât un président, un bureau régulier. L'Assemblée passa outre et procéda à la solennité du serment. En présence d'une foule émue de quatre mille spectateurs, les six cents députés, debout, la main levée, dans un silence profond, les yeux fixés sur l'honnête et grave figure de leur président, l'écoutèrent lisant la formule et crièrent : Nous le jurons ! Un sentiment universel de respect et de religion remplit tous les cœurs.

L'Assemblée était fondée, elle vivait ; il lui manquait la force, la certitude de vivre. Elle se l'assura en saisissant le droit d'impôt. Elle déclara que l'impôt, illégal jusqu'alors, serait perçu provisoirement : jusqu'au jour de la séparation de la présente Assemblée. C'était, d'un coup, condamner tout le passé, s'emparer de l'avenir.

Elle adoptait hautement la question de l'honneur, la dette, et s'en portait garant.

Et tous ces actes royaux étaient en langage royal, dans les formules mêmes que le roi seul prenait jusqu'ici : L'Assemblée entend et décrète...

Finalement elle s'inquiétait des subsistances publiques. Le pouvoir administratif ayant défailli autant que les autres, la, législature, seule autorité respectée alors, était forcée d'intervenir. Elle demandait au reste pour son comité de subsistances ce que le roi lui-même avait offert à la députation du Clergé, la communication des renseignements qui éclairaient cette matière. Mais ce qu'il offrait alors, il ne voulut plus l'accorder.

Le plus surpris de tous fut Necker ; il croyait naïvement mener le monde, et le monde avançait sans lui. Il avait toujours regardé la jeune assemblée comme sa fille, sa pupille ; il répondait au roi qu'elle serait docile et sage ; et voilà que tout à coup, sans consulter son tuteur, elle allait seule, avançait, enjambait les vieilles barrières sans daigner même y regarder... Dans, sa stupéfaction immobile, Necker reçut deux conseils, d'un royaliste, d'un républicain, et les deux revenaient au même. Le royaliste était l'intendant Bertrand de Molleville, un intendant d'ancien régime, passionné et borné ; le républicain était Durovray, un de ces démocrates que le roi avait chassés de Genève en 1782.

Il faut savoir ce que c'était que cet étranger, qui, dans une crise si grave, s'intéressait tant à la France et se hasardait à donner conseil. Durovray, établi en Angleterre, pensionné par les Anglais, devenu Anglais de cœur et de maximes, fut un peu plus tard un chef d'émigrés. En attendant il faisait parti d'un petit comité genevois qui, malheureusement pour nous, circonvenait Mirabeau. L'Angleterre semblait entourer le principal organe de la liberté française[5]. Peu favorable aux Anglais jusque-là le grand homme s'était laissé prendre à ces ex-républicains, soi-disant martyrs de la liberté. Les Durovray, les Dumont et autres faiseurs médiocres, infatigables, étaient toujours là pour aider à sa paresse. Il était déjà malade et faisait ce qu'il fallait pour l'être de plus en plus. Ses nuits tuaient ses jours ; au matin, il se souvenait de l'Assemblée, des affaires, et il cherchait sa pensée ; il avait là tout à point, la pensée anglaise, rédigée par les Genevois ; il prenait les yeux fermés et il y mettait le talent. Telle était sa facilité, son imprévoyance, qu'à la tribune même, sa parole admirable n'était parfois qu'une traduction des notes que ces Genevois, de moment en moment, lui faisaient passer.

Durovray, qui n'était pas en rapport avec Necker, se fit son conseiller officieux dans cette grave circonstance.

Il voulait, comme Bertrand de Molleville, que le roi cassât le décret de l'Assemblée, lui ôtât son nom d'Assemblée nationale, ordonnât la réunion des trois ordres, se déclarât le législateur provisoire de la France, fit, par l'autorité royale, ce que les Communes avaient fait sans elle. Bertrand croyait avec raison qu'après ce coup il ne restait qu'à dissoudre. Durovray prétendait que l'Assemblée, brisée, humiliée, sous la prérogative royale, accepterait son petit rôle de machine à faire des lois[6].

Dès le 17 au soir, les chefs du Clergé, le cardinal de La Rochefoucauld et l'archevêque de Paris, avaient couru à Marly, imploré le roi, la reine. Le 19, vaines disputes dans la chambre de la Noblesse ; Orléans propose de s'unir au Tiers, Montesquiou de s'unir au Clergé. Mais il n'y avait plus d'ordre du Clergé. Le même jour, les curés avaient emporté la majorité de leur ordre pour la réunion au Tiers, coupé l'ordre en deux. Le cardinal, l'archevêque, le soir même, retournent encore à Marly, se jettent aux genoux du roi : C'est fait de la religion. Puis viennent les gens du Parlement : La monarchie est perdue, si l'on ne dissout les États.

Parti dangereux, déjà impossible à suivre. Le flot montait d'heure en heure. Versailles, Paris, frémissaient. Necker avait persuadé à deux ou trois des ministres, au roi même, que son projet était le seul moyen de salut. On !J'avait relu, ce projet, dans un dernier Conseil définitif, le vendredi 19, au soir, tout était fini, convenu : Déjà les portefeuilles se refermaient, dit Necker, lorsqu'on vit entrer un officier de service ; il parla bas au roi, et, sur-le-champ, Sa Majesté se leva, ordonnant à ses ministres de rester en place. M. de Montmorin, assis près de moi, me dit : Il n'y a rien de fait ; la reine seule a pu se permettre d'interrompre le Conseil d'État ; les princes apparemment l'ont circonvenue.

Tout fut arrêté : on pouvait le prévoir ; c'était pour cela, sans nul doute, qu'on avait mené le roi à Marly, loin de Versailles et du peuple, seul avec la reine, plus tendre et plus faible pour elle, dans leur douleur commune pour la mort, de leur enfant... Belle occasion, forte prise pour les suggestions des piètres. La mort du Dauphin n'était-elle pas un avis sévère de la Providence, lorsque le roi se prêtait aux innovations, dangereuses d'un ministre protestant ?

Le roi, flottant encore, mais déjà presque vaincu, se contenta d'ordonner, pour empêcher le Clergé de se réunir au Tiers, que la salle serait fermée le lendemain samedi (20 juin) ; le prétexte était les préparatifs nécessaires pour une séance royale qui se tiendrait le lundi.

Tout cela arrêté dans la nuit, affiché dans Versailles à six heures du matin. Le président de l'Assemblée nationale apprend par hasard, qu'elle ne peut se réunir. Il était plus de sept heures, lorsqu'il reçoit une lettre, non du roi (comme il était naturel, le roi écrivait bien de sa main au président du Parlement), mais simplement un avis du jeune Brézé, maure des cérémonies. Ce n'était pas au président, à M. Bailly en son logis, qu'un tel avis devait être donné, mais à l'Assemblée elle-même. Bailly n'avait pas pouvoir pour agir à sa place. À l'heure indiquée la veille pour la séance, à huit heures, il se rend à la porte de la salle avec beaucoup de députés. Arrêté par la sentinelle, il proteste contre l'empêchement, déclare la séance tenante. Plusieurs jeunes députés firent mine de forcer la porte ; l'officier fit prendre les armes, annonçant ainsi que sa consigne ne faisait nulle réserve pour l'inviolabilité.

Voilà donc nos nouveaux rois, mis et tenus à la porte, comme des écoliers indociles. Les voilà errant à la pluie parmi le peuple, sur l'avenue de Paris. Tous s'accordent sur la nécessité de tenir séance, et de s'assembler. Les uns disent : A la place d'armes ! — D'autres : A Marly ! — Tel : A Paris ! Ce parti était extrême, il mettait le feu aux poudres... Le député Guillotin ouvrit l'avis moins hasardé de se rendre au Vieux-Versailles et de s'établir au Jeu de paume... Triste lieu, laid, démeublé, pauvre... Et il n'en valait que mieux. L'Assemblée y fut pauvre et représenta ce jour-là d'autant plus le peuple. Elle resta debout tout le jour, ayant à peine un banc de bois... Ce fut comme la crèche pour la nouvelle religion, son étable de Bethléem.

Un de ces curés intrépides qui avaient décidé la réunion du Clergé, l'illustre Grégoire, longtemps après, lorsque l'Empire avait si cruellement effacé la Révolution sa mère, allait souvent près de Versailles voir les ruines de Port-Royal ; un jour (en revenant sans doute), il entra dans le Jeu de paume[7]... L'un ruiné, l'autre abandonné... Des larmes coulèrent des yeux de cet homme si ferme, qui n'avait molli jamais... Deux religions à pleurer, c'était trop pour un cœur d'homme !

Nous aussi, nous l'avons revu, en 1846, ce témoin de la liberté, ce lieu dont l'écho répéta sa première parole, qui reçut, qui, garde encore son mémorable serment... Mais que pouvions-nous lui dire ! quelles nouvelles lui donner du monde qu'il enfanta ?... Ah le temps n'a pas marché vite, les générations se sont succédé, l'ouvre n'a guère avancé... Quand nous posâmes le pied sur ses dalles vénérables, la honte nous vint au cœur de ce que nous, sommes, du peu que nous avons fait. Nous nous sentîmes indigne et sortîmes de ce lieu sacré.

 

 

 



[1] Mémoires de Mirabeau, édités par M. Lucas de Montigny, t. VIII, livre X.

[2] Comparez les versions différentes, mais conciliables d'Ét. Dumont et de Droz (qui suit le témoignage oral de Malouet).

[3] Le témoin principal, Bailly, ne donne point cette circonstance, que M. Droz indique seul, sans doute d'après Malouet.

[4] 491 voix contre 90. Mirabeau n'osa voter ni pour ni contre, et resta chez lui.

[5] Ces Genevois n'étaient pas précisément des agents de l'Angleterre. Mais les pensions qu'ils en recevaient, le présent de plus d'un million qu'elle leur fit pour fonder une Genève irlandaise (qui resta sur le papier), tout cela leur imposait l'obligation de servir les Anglais. Au reste, ils se divisèrent. Yvernois se fit Anglais et devint notre plus cruel ennemi. Clavière seul devint Français. — Que dire d'Étienne Dumont qui veut que ces gens-là avec leur plume de plomb, aient écrit tous les discours de Mirabeau ? Ses Souvenirs témoignent d'une grande ingratitude pour l'homme de génie qui l'honora de son amitié.

[6] Comparer les deux plans dans les Mémoires de Bertrand et dans les Souvenirs de Dumont. Celui-ci avoue que les Genevois s'étaient bien gardés de confier leur beau projet, à Mirabeau ; il en fut informé après l'événement, et dit avec beaucoup de sens : C'est ainsi qu'on mène les rois à l'échafaud.

[7] Mémoires de Grégoire, I, 380.