Les conjurés avaient cru qu’il suffisait de vingt coups de
poignard pour tuer César. Et jamais César ne fut plus vivant, plus puissant,
plus terrible, qu’après que sa vieille dépouille, ce corps flétri et usé, eût
été percé de coups. Il apparut alors, épuré et expié, ce qu’il avait été,
malgré tant de souillures, l’homme de l’humanité. Un acteur ayant prononcé au
théâtre ce vers d’une tragédie : je leur donnai
la vie ; ils m’ont donné la mort ! Il n’y eut point d’yeux qui ne
s’emplissent de larmes, et il s’éleva comme un tonnerre de cris de
douleurs, et de sanglots. Ce fut bien pis lorsque Antoine produisit ce pauvre
cadavre, avec sa robe sanglante, lorsqu’on apprit qu’il avait dans son
testament nommé Décimus Brutus tuteur de son fils adoptif, que la plupart des
meurtriers étaient ses héritiers. Il leur avait de plus destiné les
meilleures provinces de l’empire, à Décimus Un homme d’avant-garde, un soldat sans génie, un superbe et pompeux acteur qui jouait César sans l’entendre. Que d’hommes en César ? Le hardi soldat, ami des Gaulois, des barbares, n’était qu’un des côtés inférieurs de cette âme immense. Antoine se perdit en oubliant qu’il n’était autre chose que l’homme de César. Le sénat ayant confirmé les actes du dictateur, Antoine se charge de les exécuter, y inscrit chaque jour quelque nouvel article, et trafique impudemment des dernières volontés d’un mort. Il dissipe l’argent légué au peuple par César. Il s’accommode avec le sénat, avec les Pompéiens ; il fait rappeler Sextus Pompée ; il fait tuer un homme qui se disait petit-fils de Marius, et qui dressait un autel à César. Il indique les légions par sa parcimonie, les décime pour punir leurs murmures, et fait égorger les vétérans sous ses yeux, sous les yeux de sa cruelle Fulvie. Cet homme-là ne sera point le successeur de César. Il existait un César, un fils adoptif du dictateur qui venait d’arriver à Rome pour réclamer les biens de son père. Sauf son nom, celui-ci n’avait rien qui put plaire aux soldats. C’était un enfant de dix-huit ans, petit et délicat, souvent malade, boitant fréquemment d’une jambe, timide et parlant avec peine, au point que plus tard il écrivait d’avance ce qu’il voulait dire à sa femme ; une voix sourde et faible : il était obligé d’emprunter celle d’un héraut pour parler au peuple. Assez d’audace politique ; il en fallait pour venir à Rome réclamer la succession de César. D’autre courage, point ; craignant le tonnerre, craignant les ténèbres, craignant l’ennemi, et implacable pour qui lui faisait peur. À toutes ses victoires, à Philippes, à Myles, à Actium, il dormait ou était malade. En Sicile, quand il gagna les légions de Lépide et entra dans leur camp, quelques soldats faisant mine de vouloir mettre la main sur lui, il s’enfuit à toutes jambes, au grand amusement des vétérans qu’il fit ensuite égorger. Telle était la chétive figure du fondateur de l’empire. Son père était chevalier, banquier, usurier ; il n’en disconvenait pas. Ton aïeul maternel, disaient ses ennemis, était africain ; ta mère faisait aller le plus rude moulin d’Aricie ; ton père en remuait la farine d’une main noircie par l’argent qu’il maniait à Nerulum. Cette origine obscure n’en convenait que mieux à celui qui devait commencer le grand travail de l’empire, le nivellement du monde. Quand il prit la robe prétexte, elle lui tomba des épaules : c’est signe, dit-il lui-même, que je mettrai sous les pieds la prétexte sénatoriale. Octave ne laissait guère échapper de telles paroles : attentif à cacher sa marche, il employa avec une merveilleuse persévérance la ruse et l’hypocrisie. Il flatta Cicéron pour prévaloir contre Antoine ; il amusa celui-ci jusqu’à ce qu’il fût assez fort pour le perdre. Devenu maître du monde, il se fâchait quand on l’appelait maître, voulait toujours quitter l’autorité, se mettait à genoux devant le peuple pour ne pas être nommé dictateur, et mourait dans son lit en demandant à ses amis s’il avait bien joué la farce de la vie. Plutarque conte que dans les guerres de Sylla, Crassus envoyé par lui à travers un pays ennemi, demandait une escorte. Je te donne pour escorte, lui dit le dictateur, ton père indignement égorgé. Le jeune Octave n’avait pas autre chose en arrivant à Rome. Il déclara qu’il venait venger César, et acquitter ses legs au peuple romain. Il accusa de meurtre Brutus et Cassius ; il donna les jeux promis par César à l’occasion de sa victoire ; il vendit ses biens pour payer l’argent promis aux citoyens, et couvrit de honte Antoine qui avait retenu cet argent. Celui-ci poussa l’imprudence jusqu’à encourager les réclamations des gens qui se prétendaient dépouillés par César. Il autorisa un édile qui refusait de placer au théâtre le trône et la couronne d’or qu’Octave voulait y mettre à l’honneur de son père. Il défendit insolemment qu’on portât le jeune César au tribunat. Le sénat caressait celui-ci sans l’aimer, dans l’espoir de diviser les césariens, et de les détruire les uns par les autres. Cicéron surtout était fort tendre pour le jeune homme, qui faisait semblant d’y être pris, et l’appelait son père : C’était, disait l’orateur avec sa légèreté ordinaire, un jeune homme qu’il fallait louer, charger d’honneurs, combler, accabler. Dès qu’Antoine fut parti pour chasser Décimus Brutus de Antoine, Octave et Lépide eurent une conférence près de Bologne dans une île du Reno ; ils s’y partagèrent l’empire d’avance, et s’y promirent la tête de tous les grands de Rome. Ils voulaient, disent-ils dans leur proclamation qu’Appien a traduite en grec, ne pas laisser d’ennemis derrière eux, au moment de combattre les forces immenses de Brutus et de Cassius. Ils voulaient satisfaire l’armée. Cette armée barbare en grande partie, était mécontente de la douceur de César ; elle avait soif de sang romain. Les triumvirs avaient besoin d’argent contre un ennemi qui avait en ses mains les plus riches provinces de l’empire ; l’Italie étant épuisée, il n’y avait de ressources que la confiscation. Le prétexte était de venger César sur la vieille aristocratie qu’il avait épargnée pour sa ruine. Ce sanglant traité fut scellé par le mariage d’Octave avec la belle-fille d’Antoine. Les soldats voulant unir leurs chefs pour augmenter la force du parti, commandèrent cet hymen, et furent obéis. Les triumvirs entrant dans Rome, déclarèrent qu’ils n’imiteraient ni les massacres de Sylla, ni la clémence de César, ne voulant être ni haïs comme le premier, ni méprisés comme le second. Ils proscrivirent trois cents sénateurs et deux mille chevaliers. Pour chaque tête on donnait à l’homme libre vingt-cinq mille drachmes, à l’esclave dix mille et la liberté. La victoire de l’armée barbare de César vengea la vieille injustice de l’esclavage dont les nations barbares avaient tant souffert. Les esclaves eurent leur tour. Des sénateurs, des préteurs, des tribuns, se roulaient en larmes aux pieds de leurs esclaves, leur demandant grâce et les suppliant de ne point les déceler. Plusieurs esclaves donnèrent des exemples de fidélité admirable. Plusieurs se firent tuer pour leur maître. Il y en eut un qui se mutila, et montrant un cadavre aux soldats qui venaient tuer son maître, il leur fit croire qu’il les avait prévenus pour se venger. Afin de montrer qu’il n’y avait point de grâce à demander, Antoine avait sacrifié son oncle et Lépide son frère. L’un et l’autre échappèrent, probablement de l’aveu des triumvirs. Cicéron fut moins heureux. L’hésitation qui lui avait nui si souvent, le perdit encore. Les meurtriers l’atteignirent avant qu’il pût fuir ou se cacher. Tout le monde plaignit cet homme doux et honnête auquel on n’avait pu, après tout, reprocher que la faiblesse. Sa tête fut apportée à Fulvie, qui la prit sur ses genoux, en arracha la langue, et la perça d’une aiguille qu’elle avait dans ses cheveux. Cette femme cruelle avait aussi fait proscrire un homme qui refusait de lui vendre sa maison. Quand on porta cette tête à Antoine : ceci ne me regarde pas, dit-il, portez à ma femme. La tête du malheureux fut clouée à sa maison, de crainte qu’on n’ignorât la cause de sa mort. Un préteur sur son tribunal, apprend qu’il est proscrit, descend et se sauve ; mais il était déjà trop tard. Un autre voit un centurion qui poursuit un homme : celui-ci est donc proscrit, dit-il. Vous l’êtes aussi, lui dit le centurion, et il le tue. Un enfant allait aux écoles avec son précepteur, les soldats l’arrêtent : il était proscrit. Le précepteur se fit tuer en le défendant. -un adolescent prenait la robe prétexte, et se rendait aux temples. Son nom est sur les tables. à l’instant son brillant cortège disparaît ; il fuit chez sa mère. Chose cruelle à dire, elle lui ferme sa porte. Comme il se sauvait dans les champs, il fut pris par des gens qui pressaient des esclaves pour les faire travailler à la terre ; mais il ne put supporter une vie si dure : il rapporta sa tête aux meurtriers. Un préteur sollicitait les suffrages pour son fils. Il apprend qu’il est proscrit, se sauve dans la maison d’un de ses clients, et son fils y conduit les assassins. Thoranius atteint par les meurtriers, se réclame de son fils, ami d’Antoine : mais c’est ton fils, lui dirent-ils, qui t’a dénoncé. Velleius Paterculus a dit sur ces proscriptions un mot qui fait horreur : il y eut beaucoup de fidélité dans les femmes, assez dans les affranchis, quelque peu chez les esclaves, aucune dans les fils ; tant, l’espoir une fois conçu, il est difficile d’attendre ! Des triumvirs, le plus insolent fut sans doute Antoine ; mais le plus cruel, Octave. Par cela même qu’il avait honte de tuer pour tuer, et qu’il prenait la vengeance de César pour prétexte, il était impitoyable. Et puis la lâcheté le rendait féroce. Un jour, il croit voir le préteur Q. Gallus tenir quelque chose de caché dans sa robe, il n’ose avouer ses craintes et le fait fouiller sur-le-champ. Mais ensuite, il le fit torturer, et quoiqu’il n’avouât rien, il se jeta sur lui, et si l’on en croit son biographe, lui arracha les yeux avant de le faire égorger. Sa soeur Octavie sut pourtant lui enlever une victime. De concert avec elle, la femme d’un proscrit cache son mari dans un coffre, et le porte au théâtre. Lorsque Octave fut assis, cette femme en pleurs ouvrit ce coffre devant tout le peuple. L’émotion des spectateurs obligea Octave de pardonner. La nature réclamait ainsi quelquefois par la voix du petit peuple, qui n’avait rien à craindre, et qui au contraire était redouté. Ainsi il força les triumvirs à punir deux esclaves qui avaient trahi leurs maîtres, et à récompenser un autre qui avait sauvé le sien. Le peuple protégea aussi plusieurs proscrits qui excitaient sa pitié. Un de ces malheureux se fit raser, et enseigna publiquement les lettres grecques. Son humiliation fit sa sûreté. Oppius emporta son père sur son dos, et fut défendu par le peuple. Plus tard, quand Oppius devint édile, les ouvriers travaillèrent gratis aux préparatifs des jeux qu’il devait donner, et tous les pauvres voulurent contribuer. Les triumvirs eux-mêmes se lassèrent de cette saturnale effroyable, où leurs soldats commençaient à ne plus les respecter. Ils avaient poussé l’insolence jusqu’à demander à Octave de leur livrer les biens de sa mère qui venait de mourir. Les triumvirs accueillirent donc avec faveur la réclamation solennelle d’un grand nombre de femmes distinguées qu’ils avaient frappées d’une contribution. Ils finirent même par charger un des consuls de réprimer les excès des soldats. Personne n’osait sévir contre ceux-ci, mais on punit des esclaves qui s’étaient mis à piller avec eux. Cependant l’Asie fut presque aussi maltraitée par Cassius que l’Italie par les triumvirs. Le même besoin d’argent motivait les mêmes violences. Il prit Rhodes, et quoiqu’il eût été élevé dans cette ville, il fit égorger cinquante des principaux citoyens. Il ruina l’Asie, en exigeant d’un coup le tribut de dix années. Les magistrats de Tarse, frappés d’une contribution de quinze cents talents, et pressés par les soldats qui se permettaient toutes sortes de violences, vendirent toutes les propriétés publiques. Puis, ils dépouillèrent leurs temples. Et cela ne suffisant pas encore, ils firent vendre des personnes libres, des enfants, des femmes et des vieillards, des jeunes gens même, dont la plupart aimèrent mieux se donner la mort. Ces cruelles nécessités de la guerre civile étaient pour l’âme de Brutus une véritable torture. Il portait la plus pesante des fatalités, celle qu’on s’est imposée par un acte volontaire. Après la mort de César, il avait obtenu des autres conjurés qu’on épargnât Antoine. Il avait montré la même douceur envers un frère du triumvir, C. Antonius, qui tomba entre ses mains. Mais le prisonnier essayant de débaucher les soldats de Brutus, l’officier à la garde duquel il l’avait confié, déclara qu’il ne pouvait plus en répondre. Il fallut bien sacrifier Antonius. Il passe ensuite en Asie, et trouve à Xanthe une résistance désespérée. Les habitants voyant leur ville forcée et envahie par les flammes, se tuent pour la plupart les uns les autres ; Brutus entrant à Xanthe, n’y trouve plus que des cendres. En même temps le besoin d’argent le contraignait aux mesures les plus violentes. Hélas ! Qui souffrait de tout cela plus que Brutus ? Son âme était malade de ce continuel effort. Il avait beau se roidir, opposer le raisonnement à la nature, la pauvre humanité faiblissait en lui. Troublé, et comme effarouché, il redemandait le repos et la force de l’âme à cette philosophie inflexible qui lui avait imposé de si cruels sacrifices. Il donnait le jour aux affaires, la nuit à la lecture des stoïciens pour se confirmer et se raffermir un peu. Une nuit donc qu’il n’avait dans sa tente qu’une petite lumière, il crut entendre quelqu’un entrer, et regardant vers la porte, il aperçut une figure étrange qui semblait d’un spectre. Il eut assez de force pour lui adresser la parole, et dire : qui es-tu ? Que veux-tu ? — je suis ton mauvais génie, dit le fantôme ; tu me reverras à Philippes ! Ce fut en effet dans les plaines de Philippes que se donna la bataille. Brutus voulait en finir. Chaque jour le poussait malgré lui à quelque acte violent. Ne pouvant ni garder les prisonniers, ni les délivrer sans péril, il avait donné l’ordre de les égorger. Les troupes risquaient de l’abandonner ; plutôt que de compromettre la grande cause à laquelle il avait déjà tant sacrifié, il leur promit le pillage de Lacédémone et de Thessalonique. Plus tard, lorsque son collègue eut été tué, les amis de Brutus exigèrent qu’il leur abandonnât quelques bouffons qui se moquaient de Cassius, et il fallut encore y consentir. Il ne faut pas s’étonner s’il voulut à tout prix terminer cette lutte funeste, qui lui avait coûté tous les biens de l’âme, l’humanité, l’amitié, le repos de la conscience, et qui peu à peu lui arrachait sa vertu. Un jour que Cassius lui reprochait sa sévérité pour un voleur des deniers publics, Brutus lui dit : Cassius, souvenez-vous des ides de Mars. Ce jour-là, nous avons tué un homme qui ne faisait point de mal, mais le laissait faire. Mieux valait endurer les injustices des amis de César que de fermer les yeux sur celles des nôtres. Brutus et Cassius, étant maîtres de la mer, ne manquaient
pas de vivres, tandis que l’armée d’Antoine et Octave mourait de faim. Leur
flotte, à leur insu, venait de remporter une grande victoire sur celle des
Césariens. Mais ils ne retenaient qu’avec peine leurs soldats dans leur
parti. Antoine était l’homme des vétérans, et il leur coûtait de combattre
pour les meurtriers de César. D’ailleurs Brutus ne voulait plus attendre ; il
fallait qu’il se reposât, au moins dans la mort. Cassius se laissa entraîner,
et consentit à la bataille. Ce mot amer, le plus triste sans doute que nous ait conservé l’histoire, semble indiquer que cette âme si passionnée pour le bien, était pourtant moins forte que celle de Caton, son modèle. Fallait-il que Brutus estimât la vertu par le succès ? Les vainqueurs eux-mêmes en jugèrent mieux. Ils honorèrent les restes du vaincu. Antoine jeta sur son corps un riche vêtement, et ordonna qu’on lui fit des funérailles magnifiques. Un ami de Brutus s’était dévoué pour le sauver, et s’était fait prendre, en criant qu’il était Brutus. Antoine s’attacha cet homme qui lui resta fidèle jusqu’à la mort. L’illustre Messala appelait toujours Brutus son général, et plus tard, en présentant le rhéteur Straton à Auguste, il lui disait : César, voilà celui qui a rendu le dernier service à mon cher Brutus. Auguste demandait à Messala pourquoi il avait combattu avec tant d’ardeur contre lui à Philippes, pour lui à Actium : César, répondit-il hardiment, j’ai toujours été du parti le plus juste. Octave s’était absenté de la bataille, malade de corps, ou plutôt de courage. Ce jour-là, disait-il dans ses mémoires, un dieu m’avait averti en songe de veiller sur moi. Il fut impitoyable pour les vaincus. Il en fit tuer un grand nombre. Un père et un fils demandant grâce, il promit la vie au fils à condition qu’il tuerait son père, et le fit ensuite égorger lui-même. Un autre ne demandait que la sépulture : les vautours y pourvoiront, répondit l’homme sans pitié. Le parti vaincu était toujours maître de la mer, et fort
dans l’orient. Un lieutenant de Brutus amena les Parthes dans Antoine qui s’endormait dans l’orient auprès de la reine
d’Égypte, fut réveillé par la guerre de Pérouse et par les cris de Fulvie. Il
débarqua bientôt à Brindes avec une flotte de deux cents vaisseaux, déterminé
à s’unir avec Sextus pour accabler Octave. Mais des deux côtés, les soldats
ne se souciaient pas de combattre ; ils commandèrent la paix ; Fulvie était
morte ; ils marièrent Antoine à Octavie, soeur d’Octave, comme ils avaient
autrefois marié Octave à la belle-fille d’Antoine. Pour Sextus, ce fut le
peuple de Rome qui força Antoine et Octave de s’arranger avec lui. Le blé de Le nouvel arrangement semblait peu favorable à Octave.
Antoine avait toutes les provinces de l’Orient, jusqu’à l’Illyrie. Il
laissait à son collègue l’Italie ruinée et quatre guerres : l’Espagne et Le salut d’Octave et sa gloire fut d’avoir démêlé et élevé deux hommes, deux simples chevaliers, qui furent comme ses bras, qui ne lui manquèrent jamais, et qui ne pouvaient le supplanter ; c’étaient deux hommes incomplets ; Agrippa n’était qu’une machine de guerre, admirable, il est vrai, mais dépourvue d’intelligence politique ; l’autre était Mécène, esprit souple et délié, génie féminin, incapable d’action virile, mais admirable pour le conseil. Mécène semblait fait exprès pour calmer et assoupir l’Italie après tant d’agitations. Lorsqu’on le voyait rester au lit jusqu’au soir, marcher entre deux eunuques, ou siéger à la place d’Auguste avec une robe flottante et sans ceinture, on eût pu reconnaître, sous cette ostentation de noblesse et de langueur, le fondateur systématique de la corruption impériale. Son art fut de rester toujours petit ; jamais il ne voulut s’élever au-dessus du rang de chevalier. Cette position inférieure, et ce rôle convenu de femmelette, lui permettaient de dire à Auguste les choses les plus hardies. Un jour que l’ancien triumvir siégeait sur son tribunal, et se laissait emporter à prononcer plusieurs sentences de mort, Mécènes, ne pouvant percer la foule, écrivit deux mots sur ses tablettes, et les jeta à Auguste. Elles portaient : lève-toi donc enfin, bourreau. Auguste comprit ce conseil politique, et se leva en silence. Avant Mécène et Agrippa, sa domination fut sanguinaire ; elle fut malheureuse après eux. Jamais, sans ces deux hommes, il ne fût venu à bout de Sextus et d’Antoine. Il fallait remettre l’ordre en Italie. Il fallait substituer peu à peu aux légions indociles qui avaient vaincu à Philippes, une armée qui valut celle d’Antoine ; la discipliner, l’aguerrir. Il fallait, sous les yeux de Sextus, maître de la mer, construire des vaisseaux, exercer des matelots. L’armée se forma peu à peu en combattant les Pannoniens, les Dalmates, les Gaulois et les Espagnols. La flotte, détruite dix fois par les tempêtes et par l’ennemi, réparée, exercée dans le lac Lucrin, dont Agrippa s’était fait un port, préluda par ses victoires sur les marins habiles de Sextus Pompée au succès d’Actium, plus brillant et moins difficile. Ce n’était pas sans cause que Pompée avait autrefois traité si doucement les pirates, au point de combattre pour eux contre Metellus qui s’acharnait à leur perte. Leur ville de Soles en Cilicie devint Pompeiopolis. Il est probable, d’après la supériorité de sa marine dans la guerre civile, qu’il en tira de grands secours : ce fut en Cilicie, qu’après Pharsale, il délibéra sur le choix de sa retraite. Sous Brutus et Cassius, le parti pompéien eut aussi l’avantage sur mer. Mais tant que ce parti eut des ressources considérables, il rendit inutile cette marine puissante en la laissant sous les ordres de généraux romains, étrangers à la mer, tels que Bibulus et Domitius. Sextus Pompée, demi barbare, qui avait si longtemps vécu de brigandage en Espagne, n’hésita pas de confier le commandement de ses flottes à deux affranchis de son père. Ménécrate et Ménodore, vraisemblablement deux anciens chefs de pirates, que le grand Pompée avait ramenés captifs et s’était attachés. Sextus n’hésita même pas de sacrifier à ces hommes indispensables le proscrit Murcus, qui, après Philippes, lui avait amené une grande partie de la flotte de Brutus. Pendant trois ans (39-36), Octave n’eut guères que des
revers, malgré sa persévérance et l’opiniâtre courage d’Agrippa. Les
vaisseaux d’Octave, grands et lourds, étaient toujours atteints par ceux de
l’ennemi, frappés de leurs éperons, désagrégés, brisés, coulés. Les vents et
la mer étaient pour Sextus ; Octave ne lançait de nouvelles flottes que pour
les voir détruites par les tempêtes. Soit superstition, soit pour flatter ses
marins, Sextus s’était déclaré fils de Neptune, et se montrait en public avec
une robe de couleur glauque. Dans les
théâtres de Rome, la statue de Neptune était saluée par les acclamations du
peuple ; Octave n’osa plus l’y laisser paraître. à chaque défaite, il
craignait un soulèvement de Rome affamée par Sextus ; il y envoyait Mécène en
toute hâte, pour calmer et contenir la multitude. Et cependant il persévérait.
Toujours sur les rivages, construisant, réparant des flottes, formant des
matelots, deux fois presque pris par Sextus, passant des nuits d’orage sans
autre abri qu’un bouclier gaulois. Ce qui lui était le plus utile, c’était de
gagner les lieutenants de son ennemi. Ménodore passa quatre fois de l’un à
l’autre parti. Ces défections passagères avaient pourtant l’avantage
d’améliorer la marine d’Octave, et de lui apprendre le secret de ses
défaites. Aussi finit-il par prévaloir ; il parvint à débarquer en Sicile, et
défit Sextus. Lépide était venu d’Afrique pour prendre part, ou traiter avec
Pompée. Pendant qu’il marchande avec lui, Octave détruit l’armée de Sextus,
gagne celle de Lépide, et se voit à la tête de quarante-cinq légions. Sextus
se sauva en Orient ; il y avait sans doute des intelligences dans les
provinces où son père avait autrefois établi les pirates vaincus. Il envoya
aux Parthes, et à Antoine, traitant à la fois avec lui et contre lui :
celui-ci, auquel il eût pu être si utile sur mer, le fit ou le laissa tuer.
C’était rendre un grand service à Octave : il n’avait plus d’autre rival
qu’Antoine. La guerre ne tarda pas à éclater entre eux. Reprenons de plus
haut les affaires d’Orient. La domination d’Antoine n’y avait pas été sans
gloire : ses lieutenants repoussèrent les parthes, qui, sous la conduite du
Pompéien Labienus avaient envahi Après la bataille de Philippes, Antoine avait parcouru Il partait pour cette guerre des Parthes que Ventidius acheva avec tant de gloire, lorsqu’il voulut auparavant demander compte à la reine d’Égypte de la conduite équivoque qu’elle avait tenue dans la guerre civile, et en tirer quelque argent. Il lui manda de venir le trouver à Tarse en toute hâte. Cléopâtre ne se pressa pas. Elle connaissait bien sa puissance. Arrivée en Cilicie, elle remonta le Cydnus sur une galère parée avec le luxe voluptueux de l’Orient. La poupe était dorée, les voiles de pourpre, et des rames argentées suivaient la cadence des flûtes et des lyres. Des amours et des néréides entouraient la déesse, couchée nonchalamment sous un pavillon égyptien. Sur les deux rives, l’air était enivré des parfums d’Arabie. Pour voir cette Vénus, cette Astarté qui venait visiter Bacchus, toute la ville courut au fleuve. Antoine resta seul sur son tribunal. Il invita la reine ; mais elle exigea qu’il vint le premier. Elle l’étonna d’une magique illumination ; les plafonds, les lambris de la salle du banquet étincelaient de mille figures symétriques ou bizarres, tracées comme d’une main de feu. Dès ce premier jour elle domina Antoine, le flatta, le railla hardiment, mania à son gré la simplesse du soldat d’Italie, l’enrôla à sa suite, et revenant à Alexandrie, elle y ramena le lion en laisse. Cette puissance de Cléopâtre n’était pas tant dans sa beauté. La taille de celle qui entrait chez César enveloppée dans un paquet et sur les épaules d’Apollodore, ne pouvait être très imposante. Mais cette petite merveille, avait mille arts, mille grâces variées, et le don de toutes les langues. Elle se transformait tous les jours pour plaire à Antoine. Sans doute dans la vie inimitable dont parle le bon Plutarque, les huit sangliers toujours à la broche, prêts pour toute heure, et à différents points, n’entraient pas pour beaucoup. Mais Cléopâtre ne le quittait ni nuit ni jour. Pour enchaîner son soldat, elle s’était faite soldat elle-même ; elle chassait, jouait, buvait, le suivait dans ses exercices. Le soir, l’imperator et la reine d’Égypte, s’habillant en esclaves, couraient les rues, s’arrêtaient aux portes, aux fenêtres des gens pour rire à leurs dépens, au risque d’attraper des injures ou des coups. Battu dans les rues d’Alexandrie, moqué par Cléopâtre, Antoine était ravi. Cette vie inimitable fut interrompue par la guerre de Pérouse, et l’aigre clameur de Fulvie, qui menaçait Antoine d’être bientôt dépouillé de l’empire par son astucieux rival. Il résolut d’être homme, s’arracha de l’Égypte, et débarqua à Brindes. Nous avons vu comment Octave lui donna sa soeur pour épouse. C’était un moyen d’avoir toujours auprès d’Antoine un négociateur zélé, et un témoin de toutes ses démarches. Telle était la politique d’Octave. Son biographe prétend que lui-même il faisait l’amour à toutes les femmes de Rome pour savoir le secret des maris. Lorsque Sextus Pompée allait être accablé, et qu’Antoine reconnaissant le danger, passa de nouveau en Italie, Octave arrêta son rival par l’influence de sa soeur, qui désarma Antoine et le perdit, sans le savoir, en lui faisant manquer la dernière occasion qu’il eût de prévaloir sur Octave. Dans l’entrevue de Brindes et aux fêtes de son mariage
avec Octavie, Antoine jouait souvent avec Octave, mais il perdait toujours.
Un devin égyptien lui dit un jour : ton génie redoute le sien ; il faiblit
devant celui de César. Ce mot, dicté peut-être par Cléopâtre, n’en était pas
moins d’un sens profond. Le chef de l’Orient devait rompre avec l’Occident.
Lorsque Antoine, las d’Octavie, dont la sérieuse figure lui représentait sans
cesse son odieux rival, la laissa en Grèce et passa en Asie, la passion le
conduisait sans doute, mais la politique pouvait le justifier. Alexandre Le
Grand, descendu d’Hercule, comme Antoine, n’avait-il pas uni les vainqueurs
et les vaincus, en épousant les filles des Perses, en adoptant leur costume
et leurs moeurs ? Octave possédait Rome, c’était sa capitale ; la seule
Alexandrie pouvait être celle d’Antoine. Cette ville était le centre du
commerce de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe, le caravansérail où venait
s’abriter à son tour toute nation, toute religion, toute philosophie ;
l’hymen de Avant d’entreprendre la guerre des Parthes, Antoine réunit
au royaume d’Égypte tout le bassin de la mer de Syrie ; c’est-à-dire toutes
les contrées maritimes et commerçantes de Antoine distribua les trônes de l’Asie occidentale avant
d’envahir Le siège traînait en longueur, faute de machines ; elles
avaient été interceptées par les Parthes avec les deux légions. Antoine avait
beaucoup de peine à nourrir sa cavalerie ; le roi d’Arménie emmena la sienne,
découragé ou gagné par les Parthes. Dès lors il n’y avait plus de succès à
espérer. Phraate profita de ce moment et traita avec Antoine. Le roi barbare
lui promit une retraite sûre, et pendant cette retraite de vingt-sept jours,
il lui livra dix-huit combats. Plus habile que Crassus, Antoine prit le
chemin des montagnes, et découragea les Parthes par les charges vigoureuses
de sa cavalerie gauloise. Au milieu de ces attaques continuelles, et de tous
les maux que pouvait endurer une armée dans un pays nu, sans vivres, sans
chemin, coupé d’âpres rochers et de grands fleuves, le romain s’écria
plusieurs fois : ô dix mille ! La
retraite d’Antoine ne fut guère moins glorieuse que celle de Xénophon. Il y
fit admirer son humanité autant que son courage. Parvenus aux bords d’une
rivière, au-delà de laquelle ils ne voulaient plus le poursuivre, les
Parthes, débandant leurs arcs, exhortèrent les Romains à passer paisiblement,
et leur exprimèrent leur admiration. Antoine avait perdu vingt-quatre mille
hommes. Il en perdit encore huit mille par une marche forcée que rien ne
motivait, que son impatience de revoir Cléopâtre. Le seul roi d’Arménie était
la cause du mauvais succès d’Antoine. Celui-ci trouva moyen de s’emparer en
trahison de l’Arménien et de son royaume. Maître des fortes positions de
l’Arménie, il menaçait de bien près les Parthes. Mais avant de les attaquer,
il retourna encore en Égypte, où il voulait montrer son captif, et triompher
dans sa Rome orientale. Cette adoption solennelle des vaincus, qui révoltait
les Macédoniens contre Alexandre, n’indisposa pas moins les Romains contre
Antoine. Ce fut avec étonnement et une sorte d’horreur, qu’ils le virent
siéger près de son Isis, sous les attributs d’Osiris. Il avait fait dresser
sur un tribunal d’argent, deux trônes d’or, un pour lui, l’autre pour
Cléopâtre et Césarion, qu’il déclara fils de César. Il donna ensuite le titre de roi des rois, aux enfants
qu’il avait eus de cette reine. Alexandre eut pour partage l’Arménie, Elles étaient soutenues par Octave, qui voulut dans cette affaire n’agir qu’au nom du sénat. Toutefois les motifs de guerre étaient bien faibles en réalité. Si la guerre se faisait pour l’intérêt de Rome, qu’importait le divorce d’Octavie, et l’introduction de Césarion dans la famille Julia ? Si elle était entreprise pour venger les torts d’Antoine envers Octave, le don fait par le premier à la reine d’Égypte, était aussi légitime que toute cession analogue faite par Octave d’une des provinces qui composaient son partage. Les consuls en jugèrent ainsi, et passèrent tous deux du côté d’Antoine. Le sénat, dominé par Octave, ôta à son rival la puissance triumvirale, et déclara la guerre à la reine d’Égypte. Ce n’est pas Antoine, disait Octave, que nous aurons à combattre ; les breuvages de Cléopâtre lui ont ôté la raison ; nos adversaires seront l’eunuque Mardion, un Pothin, une Charmion, une Iras, coiffeuse de Cléopâtre. Octave n’était pourtant pas si rassuré qu’il le disait. Antoine avait deux cent mille hommes de pied, douze mille cavaliers, huit cents vaisseaux, dont deux cents étaient fournis par Cléopâtre. Le roi de Pont, ceux des Arabes, des Juifs, des Galates, des Mèdes, lui avaient envoyé des secours ; ceux de Cilicie, de Cappadoce, de Paphlagonie, de Commagène, de Thrace, étaient venus en personne soutenir la cause commune du monde barbare. Une armée de Gètes était en marche. On a blâmé les délais d’Antoine, et son long séjour à Samos avec Cléopâtre. Mais je ne sais s’il fallait moins de temps pour réunir tant de troupes diverses du fond de l’Asie jusqu’à l’Adriatique. Octave, dont les forces étaient moins dispersées, fut prêt le premier, passa la mer avec deux cent cinquante vaisseaux, et débarqua près d’Actium une armée d’environ cent mille hommes. Cléopâtre voulait qu’on lui dût la victoire ; elle insista
pour que l’on combattît sur mer. On se souvenait d’ailleurs que Pompée, que
Brutus avaient péri pour avoir remis leur fortune au hasard d’un combat de
terre, au lieu de profiter de leur supériorité maritime. La flotte battue,
les légions restaient, et rien n’était perdu ; mais les légions une fois
détruites, à quoi servait la flotte ? Ces légions renfermaient sans doute
encore quelques-uns des vétérans qui avaient échappé à la glorieuse et
meurtrière retraite de Antoine ne soutint pas ce coup. Il parut saisi d’un
vertige, comme Pompée à Pharsale. Il suivit Cléopâtre. Innocente, il voulait
la défendre ; la flotte du vainqueur pouvait arriver aussitôt qu’elle dans
Alexandrie. Coupable, il voulait la punir, l’empêcher de se donner à Octave,
et mourir avec elle. Peut-être encore, Antoine la suivit par un instinct
aveugle, et sans songer à rien de tout cela. Peut-être pensait-il risquer peu
par cette retraite ; il croyait à la fidélité de son armée de terre. Il fut
frappé d’étonnement, quand il sut qu’au bout de huit jours, elle s’était
livrée à Octave ; et elle ne l’eût pas fait, si elle eût su qu’Antoine avait
laissé à Canidius l’ordre de la mener en Asie par Antoine, il faut le dire, avait quelque sujet de prétendre
à l’attachement et à la fidélité des siens. Tous ceux qui le quittèrent ne se
plaignaient point de lui, mais de Cléopâtre. Au moment de la bataille, son
vieil ami Domitius l’ayant abandonné, Antoine lui renvoya généreusement ses
serviteurs, ses esclaves, tout ce qui était à lui. Domitius en mourut de
remords. Après Actium, les rois abandonnèrent Antoine ; les gladiateurs lui
restèrent fidèles. Ceux qu’il faisait nourrir à Cyzique, entreprirent de
traverser toute l’Asie mineure, La grande affaire d’Octave n’était pas de poursuivre son
rival, mais de licencier, de disperser, de contenir cette prodigieuse armée
dont il se trouvait chef par la soumission des légions d’Antoine. Il fallut
pour apaiser les vétérans, qu’il mit à l’encan ses propres biens et ceux de
ses amis. Cependant Antoine, abandonné de quatre légions qui lui restaient
dans Alors, elle voulut sérieusement mourir : elle s’abstint d’aliments. Octave souhaitait la conduire vivante à Rome, et triompher en elle de tout l’Orient ; il l’intimida par la menace barbare de faire tuer ses enfants, si elle mourait. Toutefois l’horrible image du triomphe, la crainte d’être traînée la chaîne au col, sous les outrages de la populace de Rome, l’emportèrent enfin. Un jour on la trouva morte, au milieu de ses femmes expirantes : elle était couchée sur un lit d’or, le diadème au front, et parée, comme pour une fête, de ses vêtements royaux. De quelle mort avait péri Cléopâtre ? On ne l’a bien su jamais : le bruit courut qu’elle s’était fait apporter un aspic caché dans un panier de belles figues ; et lorsqu’elle vit le reptile libérateur sortir de la fraîche verdure sa petite tête hideuse, elle aurait dit : te voilà donc ! ... César adopta cette croyance populaire, et l’on vit à son triomphe une statue de Cléopâtre, le bras entouré d’un aspic. Le mythe oriental du serpent que nous trouvons déjà dans les plus vieilles traditions de l’Asie, reparaît ainsi à son dernier âge, et la veille du jour où elle va se transformer par le christianisme. Le serpent tentateur, qui, tout bas, siffle la pensée du mal au coeur d’Adam, qui nage et rampe et glisse et coule inaperçu, n’exprime que trop bien la puissance magnétique de la nature sur l’homme, cette invincible fascination qu’elle exerce sur lui dans l’Orient. Et cette dangereuse Ève par laquelle il nous trouble, c’est encore le serpent. Pour l’arabe du désert, pour l’habitant de l’aride Judée, le fleuve fécondant de l’Égypte est un serpent dardé tous les ans des monts inconnus du paradis. Moïse ne guérit Israël de son adultère idolâtrie, qu’en lui faisant boire la cendre du serpent d’airain. L’aspic qui tue et délivre Cléopâtre, ferme la longue domination du vieux dragon oriental. Ce monde sensuel, ce monde de la chair, meurt pour ressusciter plus pur dans le christianisme, dans le mahométisme, qui se partageront l’Europe et l’Asie. C’était une belle et mystérieuse figure que l’imperceptible serpent de Cléopâtre, suivant le triomphe d’Octave, le triomphe de l’Occident sur l’Orient. |