C. Julius César sortait d'une famille patricienne, qui prétendait descendre d’un côté de Vénus, de l’autre d’Ancus Martius, roi de Rome : ainsi, disait-il dans l’éloge funèbre de sa tante Julia, on trouve en ma famille la sainteté des rois, qui sont les maîtres du monde, et la majesté des dieux qui sont les maîtres des rois. La tante de César avait épousé Marius. Les élément divers dont se composait Rome, le vieux patriciat sacerdotal, le parti des chevaliers, celui des italiens, semblaient donc résumés en César. À l’époque où nous sommes parvenus, il n’avait encore d’autre réputation que celle d’un jeune homme singulièrement éloquent, dissolu et audacieux, qui donnait tout à tous, qui se donnait lui-même à ceux dont l’amitié lui importait. Ces moeurs étaient celles de tous les jeunes gens de l’époque ; ce qui n’était qu’à César, c’était cette effrayante prodigalité, qui empruntait, qui donnait sans compter, et qui ne se réservait d’autre liquidation que la guerre civile. C’était l’audace qui, seul dans le monde, le fit, à dix-sept ans, résister aux volontés de Sylla. Le dictateur voulait lui faire répudier sa femme. Le grand Pompée, si puissant alors, s’était soumis à un ordre semblable. César refusa d’obéir ; et il ne périt point : sa fortune fut plus forte que Sylla. Toute la noblesse, les vestales elles-mêmes intercédèrent auprès du dictateur, et demandèrent en grâce la vie de cet enfant indocile : vous le voulez, dit-il, je vous l’accorde ; mais dans cet enfant j’entrevois plusieurs Marius. César n’accepta point ce pardon et n’obéit pas davantage :
il se réfugia en Asie. Tombé entre les mains des pirates, il les étonna de
son audace. Ils avaient demandé vingt talents pour sa rançon : c’est trop
peu, dit-il, vous en aurez cinquante ; mais une fois libre, je vous ferai
mettre en croix. Et il leur tint parole. De retour à Rome, il osa relever les
trophées de Marius. Plus tard, chargé d’informer contre les meurtriers, il
punit à ce titre les sicaires de Sylla, sans égard aux lois du dictateur.
Ainsi, il s’annonça hautement comme le défenseur de l’humanité, contre le
parti qui avait défendu l’unité de la cité au prix de tant de sang. Tout ce
qui était opprimé put s’adresser à César. Dès sa questure, il favorisa les
colonies latines, qui voulaient recouvrer les droits dont Sylla les avait
privées. Les deux premières fois qu’il parut au barreau, ce fut pour parler
en faveur des grecs, contre deux magistrats romains. On le vit plus tard, du
milieu des marais et des forêts de En bien, en mal, l’homme de l’humanité fut César ; l’homme de la loi fut Caton. Il descendait de Caton le censeur, ce rude italien qui avait si âprement combattu un autre César. Dans le dernier Caton, la sévérité passionnée des Porcii, s’était épurée, et comme trempée dans le stoïcisme grec. Il était à lui seul plus respecté à Rome que les magistrats et le sénat. Aux jeux de Flore, le peuple pour demander une danse immodeste, attendait que Caton fût sorti du théâtre. Ses ennemis, ne sachant que reprendre dans un tel homme, lui faisaient des reproches futiles ; ils l’accusaient de boire après souper, jamais on ne le vit ivre ; de paraître obstiné, il était un peu sourd ; de s’emporter, mais tout à cette époque devait l’irriter ; enfin d’être trop économe. César, dans son anti-Caton, prétendait malignement qu’ayant brûlé le corps de son frère, il avait passé les cendres au tamis pour en retirer l’or qui avait été fondu par le feu. Le vrai reproche que méritait Caton, c’était cette rigueur aveugle, cet opiniâtre attachement au passé, qui le rendait incapable de comprendre son temps. C’était l’ostentation cynique avec laquelle il aimait à braver, dans les choses indifférentes, le peuple au milieu duquel il vivait. On le voyait, même dans sa préture, traverser la place sans toge, en simple tunique, nu-pieds, comme un esclave, et siéger ainsi sur son tribunal. Dans la lutte qu’il soutint si longtemps pour la liberté de sa patrie, Caton n’eut point d’abord César pour adversaire, mais le riche Crassus et le puissant Pompée. Le premier qui, depuis Sylla, et d’abord à la faveur des proscriptions, avait porté sa fortune de trois cents talents à sept mille (trente-cinq millions de notre monnaie, s’imaginait finir tôt ou tard par acheter Rome. Crassus, dit Plutarque, aimait beaucoup la conversation du grec Alexandre. Il l’emmenait avec lui à la campagne, lui prêtait un chapeau pour le voyage, et le lui redemandait au retour. Il n’y avait pas à craindre qu’un pareil homme devint jamais maître du monde. Tels étaient les principaux combattants. Examinons le champ de bataille. La tyrannie des chevaliers, des usuriers, des publicains, était si pesante que chacun s’attendait à un soulèvement général après le départ de Pompée. Tous les ambitieux se tenaient prêts, César, Crassus, Catilina, le tribun Rullus, et jusqu’aux indolents héritiers du nom de Sylla. Le parti vainqueur, celui des chevaliers, se trouvait désarmé par l’éloignement de son général, et n’avait à opposer que Cicéron aux dangers, qui, de toutes parts, menaçaient la république. Il ne s’agissait pas de la liberté ; elle avait péri depuis longtemps : mais la propriété elle-même se trouvait en danger. Le mal dont se mourait cette vieille société, c’était l’injustice et l’illégalité dont se trouvait marquée alors l’origine de toute propriété en Italie. Les anciennes races italiennes du midi, depuis longtemps expropriées, soit par la populace de Rome envoyée en colonies, soit par les usuriers, chevaliers et publicains, avaient été presque anéanties par Sylla. L’usure avait exproprié à leur tour et les anciens colons romains, et les soldats de Sylla établis par lui dans l’Étrurie. Les sénateurs et les chevaliers changeaient les terres en pâturages, et substituaient aux laboureurs libres des bergers esclaves. L’Étrurie, préservée longtemps, subissait à son tour cette cruelle transformation. Par toute l’Italie flottait une masse formidable d’anciens propriétaires dépossédés à des époques différentes : d’abord les italiens, et surtout les étrusques, expropriés par Sylla, puis les soldats de Sylla eux-mêmes, souvent encore le noble romain qui se ruinait après les avoir ruinés ; tous égaux dans une même misère. Ajoutez des pâtres farouches errant avec les troupeaux de leurs maîtres dans les solitudes de l’Apennin, souvent ne reconnaissant plus de maîtres, et subsistant de brigandages comme les noirs marrons des colonies modernes ; enfin des gladiateurs, bêtes féroces qu’on tenait à la chaîne pour les lâcher dans l’occasion, et qui constituaient à chaque sénateur, à chaque chevalier, une petite armée d’assassins. Je vois, disait Catilina à Cicéron, je vois dans la république une tête sans corps, et un corps sans tête ; cette tête qui manque ce sera moi. Cette parole exprimait admirablement la société romaine. Tant d’opprimés appelaient un chef contre la méprisable aristocratie des grands propriétaires romains, sénateurs et chevaliers. Mais quand ce chef eût eu le génie de César, l’argent de Crassus et la gloire militaire de Pompée, il n’eût pu concilier tant de prétentions opposées, ni guérir un mal si complexe. Une translation universelle de la propriété, qui n’eût pu s’accomplir qu’en versant encore des torrents de sang, n’aurait point fini les troubles. Ces terres arrachées aux grands propriétaires, à qui les eût-on rendues ? Elles étaient pour la plupart réclamées par plusieurs maîtres ; au vétéran de Sylla, à l’ancien colon romain qu’il avait dépouillé, ou aux enfants du propriétaire italien dépossédé par le colon, et qui végétaient peut-être encore nourris des distributions publiques, logés dans les combles de ces vastes maisons de Rome (insuloe), où s’entassaient à la hauteur de sept étages toutes les misères de l’Italie ? Ces terres d’où le grand propriétaire avait arraché toutes les limites, pierres brutes, termes et tombeaux, ces champs dont il avait, souvent à dessein, brouillé et confondu la face, quel agrimensor assez clairvoyant, quel juge assez intègre eût pu les reconnaître, les mesurer, les partager ? Un changement semblait imminent, quelles que fussent les difficultés. César donna le premier signal, par un acte de justice solennelle, qui condamnait la longue tyrannie des chevaliers : déjà, il avait flétri celle des nobles en punissant les sicaires de Sylla. Il accusa le vieux Rabirius, agent des chevaliers, qui, trente ans auparavant, avait tué un tribun, un défenseur des droits des italiens, Apuleïus Saturninus. Les chevaliers avaient conservé à Saturninus un souvenir
implacable. Ils avaient fait un crime capital de garder chez soi le portrait
de ce tribun ; ils accoururent de l’Apulie et de Alors parut le tribun Rullus, qui s’offrait de guérir par une seule loi le mal universel de la république. Ce mal, nous l’avons dit, c’était l’injustice dont se trouvait entachée alors l’origine de toute propriété. Rullus proposait d’acheter des terres, pour y établir des colonies ; de partager entre les pauvres citoyens tous les domaines publics, en indemnisant ceux qui les avaient usurpés. Le tribun se chargeait lui-même avec ses amis, d’exécuter cette opération immense, qui devait faire passer par ses mains toute la fortune de l’empire, en y comprenant les conquêtes récentes de Pompée. Les chevaliers, effrayés d’une proposition qui eût compromis, ou légalisé à grands frais, leurs usurpations, parvinrent à éluder la proposition de Rullus par l’adresse de Cicéron. L’habile orateur exposa que jamais les romains n’avaient acheté l’emplacement de leurs colonies, et persuada au peuple qu’il était indigne de Rome d’établir ses enfants sur des terres légitimement acquises. Il insinua surtout que la loi de Rullus allait partager les terres, d’où l’on tirait le blé qui se distribuait au petit peuple. Ce dernier argument était décisif auprès de cette populace oisive ; ils aimaient mieux du blé que des terres, et ne se souciaient pas de quitter la place publique et les combats de gladiateurs. Cicéron rencontra un plus dangereux adversaire dans le sénateur Catilina, son concurrent au consulat. Les plus implacables ennemis de ce dernier s’accordent à dire que c’était une nature grande et forte, une âme d’une incroyable énergie, une vie souillée, il est vrai ; mais un ami dévoué, et jusqu’à la mort. Cicéron avoue qu’il y avait dans l’amitié de Catilina une irrésistible séduction, et qu’il fut lui-même près d’y céder. Sous Sylla, il s’était déshonoré, comme Crassus et tant d’autres. Crassus s’était relevé : il était riche. Catilina ruiné, endetté, était resté sous le poids de la honte. Cette conscience de son déshonneur s’était tournée en fureur. Il s’était plongé d’autant plus dans l’infamie. Son visage inquiet et pâle, ses yeux sanglants, sa démarche tantôt lente, tantôt précipitée, semblaient accuser la victime d’une horrible fatalité. Tout ce qu’il y avait dans Rome et dans l’Italie d’hommes perdus de misères ou de crimes, affluaient auprès de Catilina. Vétérans de Sylla ruinés, italiens dépossédés, provinciaux obérés, sans compter une bande de jeunes gens dépravés et audacieux, de mignons sanguinaires qui ne le quittaient pas, et qui faisaient la partie honteuse de la faction, tout cela voltigeait dans le forum autour de Catilina, n’attendant que son signal. Toute l’aristocratie, sénateurs, chevaliers, publicains, usuriers, se croyaient menacés d’un massacre. On pouvait tout soupçonner des amis de Catilina, tout faire croire sur leur compte. Les chevaliers n’oubliaient rien pour ajouter à la frayeur publique. Les bruits les plus absurdes étaient bien accueillis. Catilina, disaient-ils, a égorgé son fils pour obtenir la main d’une femme, qui ne voulait pas de beau-fils. Il veut massacrer tous les sénateurs ; il veut (ceci touchait davantage le petit peuple) mettre le feu aux quatre coins de la ville. Il a retrouvé l’aigle d’argent de Marius ; il lui fait des sacrifices humains. Les conjurés, dans leurs réunions nocturnes, ont confirmé leurs serments en buvant à la ronde du sang d’un homme égorgé. Que sais-je encore ? Salluste va jusqu’à dire que Catilina ordonnait des assassinats inutiles, pour que ses amis ne perdissent pas l’habitude du meurtre. La frayeur publique, augmentée ainsi habilement, porta Cicéron au consulat (63). Mais ce n’était pas assez. On voulait accabler Catilina. Cicéron présenta une loi qui ajoutait un exil de dix ans aux peines portées contre la brigue. C’était l’attaquer directement, et le jeter, coupable ou non, dans le complot dont on l’accusait. Cicéron déclara hautement l’imminence du péril. Il prit une cuirasse, il arma tous les chevaliers, et se crut si fort qu’il osa dans une invective contre Catilina, proclamer que les débiteurs n’avaient aucun soulagement à espérer : qu’attends-tu, lui dit-il, de nouvelles tables, une abolition des dettes ? J’en afficherai, des tables, mais de vente. Ce mot si dur exprimait la pensée des chevaliers. Catilina, chargé d’imprécations, fut obligé de sortir du sénat, où il avait eu l’audace de paraître encore, mais il lança en se retirant des paroles sinistres : vous allumez un incendie contre moi ; eh bien ! Je l’étoufferai sous des ruines ! Son départ fit éclater un mouvement immense dans l’Italie.
Sur tous les sommets sauvages de l’Apennin, on courut aux armes ; dans
l’Apulie, dans le Brutium, se soulevèrent les pâtres, esclaves des chevaliers
; dans l’Étrurie les vétérans de Sylla, d’accord cette fois avec les
laboureurs qu’ils avaient jadis expropriés. Lentulus, Céthégus et les autres
amis de Catilina restés à Rome, pratiquaient les députés des allobroges, qui
étaient venus demander quelque allégement aux effroyables usures qui les
ruinaient. Une foule de grands de Rome avaient connaissance de la
conjuration. César n’y était pas étranger. Crassus, selon toute apparence
l’encouragea, et la dénonça. Les Allobroges calculèrent aussi qu’ils
gagneraient davantage en livrant les lettres des conjurés. Lentulus reconnut
son écriture, et avoua. Il se croyait garanti par la loi Sempronia qui
permettait à un citoyen romain de prévenir par un exil volontaire une
condamnation capitale. Cette loi était, si l’on veut, dangereuse, mais enfin
elle existait. César osa défendre la cause de l’humanité et de la loi, et
faillit être mis en pièces. On établit, d’après l’avis de Caton, que la loi Sempronia protégeait, il est vrai, la vie des
citoyens ; mais que l’ennemi de la patrie n’était plus citoyen. La
mort immédiate des conjurés était la conséquence de ce pitoyable sophisme.
Mais le coeur manquait à Cicéron, homme doux et timide, qui craignait de
prendre sur lui pareille chose. Il fallut que sa femme Terentia employa son
irrésistible autorité. Elle le décida à faire étrangler les conjurés dans la
prison. Au soir, le consul traversa le forum, et dit : ils ont vécu. Il fut reconduit comme en
triomphe par plus de deux mille chevaliers. On se hâta d’accabler Catilina,
avant qu’il eût mieux organisé son parti. Si on lui eût donné le temps de
sortir des neiges de l’Apennin, disait plus tard Cicéron lui-même, il eût
occupé les défilés des montagnes, envahi les riches pâturages, entraîné tous
les pasteurs, et peut-être soulevé Le parti vainqueur avoua la peur qu’il avait eue par l’excès de sa joie et par son enthousiasme pour Cicéron. Lui-même y fut pris comme les autres. Il se crut un héros, invita les historiens et les poètes à célébrer son consulat, le célébra lui-même, et se croyant désormais l’égal de Pompée, n’hésita point à dire : que les armes cèdent à la toge, le laurier des combats aux trophées de la parole ! ... ô Rome fortunée, sous mon obsulat née ! Ces vers ridicules lui firent moins de tort que la versatilité avec laquelle il défendit Muréna coupable de brigue, lui qui par sa loi contre la brigue avait provoqué l’explosion du complot de Catilina. Muréna était l’ami des chevaliers ; Sylla l’était des nobles. Cicéron eut encore la faiblesse de défendre ce dernier, qui avait été complice de Catilina. Ainsi le grand orateur bravait l’opinion. Il régnait dans Rome : c’est le troisième roi étranger que nous ayons, disaient ses ennemis, après Tatius et Numa. Pompée, de retour après sa glorieuse promenade en Asie, fut bien étonné de retrouver sa créature si puissante. C’était le sort de cet heureux soldat qui n’avait ni tête, ni langue, de s’en donner toujours qui le fissent repentir de son choix. Ainsi il éleva successivement Cicéron, Clodius et César, et ensuite il laissa exiler le premier, tuer le second ; pour le troisième, il trouva en lui son maître. Avant même le retour de Pompée, son partisan Metellus Nepos, avait accusé Cicéron, et proposé que Pompée fût chargé de réformer la république. Mais l’aristocratie était devenue si hardie et si violente depuis la mort de Catilina, que Metellus fut obligé de chercher un refuge dans le camp de Pompée. On attaqua ensuite Cicéron dans ceux qui l’avaient secondé contre Catilina, le consul Antonius, et le préteur Flaccus. Enfin Pompée voulant faire confirmer tout ce qu’il avait fait en Asie, malgré Cicéron, Lucullus et Caton, il s’unit étroitement avec Crassus et César. Ce dernier trouva moyen de réconcilier Pompée et Crassus, et de se faire élever par eux au consulat (59). L’historien Dion nous a transmis l’histoire du consulat de César avec plus de détails que Suétone ou Velleius, et avec plus d’impartialité que le romancier Plutarque, toujours dominé par son enthousiasme classique pour les anciennes républiques dont il ne comprend pas le génie : César proposa une loi agraire, à laquelle il était impossible de faire aucun reproche... etc. Jusqu’ici la loi de César se rapportait en beaucoup de choses avec celle de Rullus. Elle en différait surtout en ce que l’auteur de la loi ne se chargeait pas de l’exécution. Lorsque César lut sa loi en plein sénat, et demanda
successivement à chaque sénateur, s’il y trouvait quelque chose à dire, pas
un ne l’attaqua, et néanmoins, ils la repoussèrent tous. Alors César
s’adressa au peuple. Pompée interrogé par lui s’il soutiendrait sa loi,
répondit que si quelqu’un l’attaquait avec l’épée, il la défendrait avec
l’épée et le bouclier. Crassus parla dans le même sens. Caton et Bibulus
collègue de César, qui s’y opposèrent au péril de leur vie, ne purent
empêcher que la loi ne passât. Bibulus se renferma dès lors dans sa maison,
déclarant jours fériés tous ceux de son consulat. Mais lui seul les observa.
César ne tint compte de son absence. Il apaisa les chevaliers qui lui en
voulaient depuis Catilina, en leur remettant un tiers sur le prix exagéré
auquel ils avaient acheté la levée des impôts. Il fit confirmer tous les
actes de Pompée en Asie, vendit au roi d’Égypte l’alliance de Rome, et
accorda le même avantage au roi des Suèves établis dans Dans la pitoyable agitation de Rome, au milieu d’une
société tombée si bas, que Pompée et Cicéron s’en trouvaient les deux héros,
certes, celui-là fut un grand homme qui laissa toutes ces misères, et s’exila
pour revenir maître. L’Italie était épuisée, l’Espagne indisciplinable ; il
fallait Ce chaos barbare et belliqueux de Les romains appellent Les Gaulois du nord, Belges et autres, jugèrent, non sans
vraisemblance, que si les Romains avaient chassé les Suèves, ce n’était que pour
leur succéder. Ils formèrent une vaste coalition, et César saisit ce prétexte
pour pénétrer dans C’était pourtant une sombre et décourageante perspective
pour un général moins hardi, que cette guerre dans les plaines bourbeuses,
dans les forêts vierges de La malveillance des Gaulois faillit être funeste à César
dans cette expédition. D’abord ils lui laissèrent ignorer les difficultés du
débarquement. Les hauts navires qu’on employait sur l’océan tiraient beaucoup
d’eau et ne pouvaient approcher du rivage. Il fallait que le soldat se
précipitât dans cette mer profonde, et qu’il se formât en bataille au milieu
des flots. Les barbares dont la grève était couverte, avaient trop
d’avantage. Mais les machines de siége vinrent au secours, et nettoyèrent le
rivage par une grêle de pierres et de traits. Cependant l’équinoxe approchait
; c’était la pleine lune, le moment des grandes marées. En une nuit la flotte
romaine fut brisée, ou mise hors de service. Les barbares qui dans le premier
étonnement avaient donné des otages à César, essayèrent de surprendre son
camp. Vigoureusement repoussés, ils offrirent encore de se soumettre. César
leur ordonna de livrer des otages deux fois plus nombreux ; mais ses
vaisseaux étaient réparés, il partit la même nuit sans attendre leur réponse.
Quelques jours de plus, la saison ne lui eût guères permis le retour. L’année
suivante, nous le voyons presque en même temps en Illyrie, à Trèves, en
Bretagne. Il n’y a que les esprits de nos vieilles légendes qui aient jamais
voyagé ainsi. Cette fois, il était conduit en Bretagne par un chef fugitif du
pays qui avait imploré son secours. Il ne se retira pas sans avoir mis en
fuite les Bretons, assiégé le roi Caswallawn dans l’enceinte marécageuse où
il avait rassemblé ses hommes et ses bestiaux. Il écrivit à Rome qu’il avait
imposé un tribut à Depuis cette invasion dans l’île sacrée, César n’eut plus
d’amis chez les Gaulois. La nécessité d’acheter Rome aux dépens des Gaules,
de gorger tant d’amis qui lui avaient fait continuer le commandement pour cinq
années, avait poussé le conquérant aux mesures les plus violentes. Selon un
historien, il dépouillait les lieux sacrés, mettait des villes au pillage
sans qu’elles l’eussent mérité. Partout il établissait des chefs dévoués aux
Romains, et renversait le gouvernement populaire. La disette obligeant César de disperser ses troupes,
l’insurrection éclate partout. Les Eburons massacrent une légion, en
assiégent une autre. César, pour délivrer celle-ci, passe avec huit mille hommes
à travers soixante mille Gaulois. L’année suivante, il assemble à Lutèce les
états de Le plan du général gaulois était d’attaquer à la fois la
province au Alors le Vercingétorix déclare aux siens qu’il n’y a point de salut s’ils ne parviennent à affamer l’armée romaine ; le seul moyen pour cela est de brûler eux-mêmes leurs villes. Ils accomplissent héroïquement cette cruelle résolution. Vingt cités des Bituriges furent brûlées par leurs habitants. Mais quand ils en vinrent à la grande Agendicum (Bourges), les habitants embrassèrent les genoux du Vercingétorix, et le supplièrent de ne pas ruiner la plus belle ville des Gaules. Ces ménagements firent leur malheur. La ville périt de même, mais par César, qui la prit avec de prodigieux efforts. Cependant les Édues s’étaient déclarés contre César, qui, se trouvant sans cavalerie par leur défection, fut obligé de faire venir des Germains pour les remplacer. Labienus, lieutenant de César, eût été accablé dans le nord, s’il ne s’était dégagé par une victoire (entre Lutèce et Melun). César lui-même échoua au siége de Gergovie des Arvernes. Ses affaires allaient si mal, qu’il voulait gagner la province romaine. L’armée des Gaulois le poursuivit et l’atteignit. Ils avaient juré de ne point revoir leur maison, leur famille, leurs femmes et leurs enfants, qu’ils n’eussent, au moins deux fois, traversé les lignes ennemies. Le combat fut terrible ; César fut obligé de payer de sa personne, il fut presque pris, et son épée resta entre les mains des ennemis. Cependant un mouvement de la cavalerie germaine au service de César, jeta une terreur panique dans les rangs des Gaulois, et décida la victoire. Ces esprits mobiles tombèrent alors dans un tel
découragement, que leur chef ne put les rassurer qu’en se retranchant sous
les murs d’Alésia, ville forte située au haut d’une montagne (dans l’Auxois).
Bientôt atteint par César, il renvoya ses cavaliers, les chargea de répandre
par toute L’année suivante, tous les peuples de Quels événements avaient eu lieu dans Rome pendant la
longue absence de César ? Nous trouverons dans ce récit et l’explication des
causes de la guerre civile, et la justification du vainqueur. Dix années
d’anarchie, de misérables agitations sans résultat. On sent que le pouvoir
est vacant, et que la république attend de Clodius avait un trop juste sujet d’accusation. Cicéron dans son consulat avait, sur une vague autorisation du sénat, violé la loi Sempronia, et mis à mort des citoyens romains. Toutefois beaucoup de gens étaient intéressés à soutenir l’accusé. Mais il eût fallu livrer une bataille dans Rome ; il aima mieux s’exiler (58). Ce succès donna tant d’insolence à Clodius qu’il cessa de ménager ses maîtres, César et Pompée. Il fit plus d’une fois insulter Pompée par le peuple, et tenta, dit-on, de le tuer. Celui-ci regretta Cicéron, et pour le faire rappeler, il suscita Milon, homme de main, comme Clodius, et propre à lui livrer bataille avec ses gladiateurs. Cicéron de retour, fut dès lors le docile agent de Pompée. Tous deux encouragèrent Milon contre Clodius, et Cicéron alla jusqu’à dire que celui-ci était une victime réservée à l’épée de Milon. Ce langage fut entendu. Les deux ennemis s’étant rencontrés sur la voie Appienne, Clodius fut blessé ; Milon le fit poursuivre et achever. Pompée débarrassé de Clodius, n’avait plus besoin de Milon, et commençait à le craindre. Il se fit nommer par le sénat seul consul pour rétablir l’ordre, désigna ceux entre lesquels on devait tirer au sort les juges de Milon, et entoura la place de soldats. Cicéron, qui s’était chargé de défendre l’accusé, eut peur, et ne dit pas grand chose. Milon s’exila à Marseille (52). J’ai voulu réunir ces faits, moins importants qu’on ne l’a
dit. Je remonte quatre ans plus haut. La cinquième année du commandement de
César en Gaule, Pompée et Crassus effrayés de ses succès, craignirent de
rester désarmés en présence d’un pareil homme, et se firent donner pour cinq
ans l’un l’Espagne, l’autre Crassus était jaloux des prodigieuses richesses que
Gabinius venait de rapporter de l’orient. Cet homme avide avait pillé Crassus étant mort, il restait deux hommes dans l’empire, Pompée et César. Pompée avait obtenu ce qu’il recherchait depuis longtemps avec une hypocrite modération. Le désordre était venu au point que le sénat avait fini par le charger de réformer la république. Il commença par faire passer une loi qui défendait à ceux qui avaient exercé quelque charge à Rome, de gouverner une province avant cinq ans, et lui-même se fit donner l’Espagne. Puis, s’armant d’une sévérité stoïque, il fit poursuivre ceux qui avaient malversé dans les charges depuis vingt années, période qui embrassait le consulat de César. Milon, Gabinius, Memmius, Sextus, Scaurus, Hypacus furent successivement condamnés. Pompée frappait ainsi ses ennemis, et faisait trembler tous les autres. Mais quand on en vint à son beau-père Scipion, l’inflexible réformateur prit une robe de deuil, intimida les juges, et prit l’accusé pour collègue dans le consulat. Pompée régnait à Rome, il voulait régner dans l’empire. Pour cela il fallait désarmer César. Il exigea d’abord qu’il lui renvoyât deux légions, sous prétexte de faire la guerre aux Parthes. César demandait qu’il lui fût permis, quoique absent, de se mettre sur les rangs pour le consulat. La loi y était contraire. Pompée s’empressa de déclarer qu’on dérogerait à la loi en faveur de César, et en même temps il suscitait le consul Marcellus pour s’y opposer. Pompée venant d’obtenir l’Espagne et l’Afrique, César était perdu s’il ne conservait les Gaules. Caton annonçait hautement qu’il l’accuserait dès qu’il rentrerait dans Rome. Cependant César offrait de poser les armes si Pompée les quittait aussi. La loi était pour Pompée, l’équité pour César. Il était soutenu par les tribuns, Curion et Antoine, qu’il avait achetés. Telle était la violence des pompéiens, de Marcellus, de Lentulus et de Scipion, qu’ils chassèrent les tribuns du sénat. Ces magistrats se sauvèrent de Rome en habits d’esclaves, se réfugièrent au camp de César, et par là donnèrent à ses démarches la seule chose qui leur manquât, la légalité. Il eut la loi pour lui, et il avait déjà la force. L’armée
de César était composée en grande partie de barbares, infanterie pesante de Du côté de Pompée, ce n’était que faiblesse et imprévoyance ; de beaux noms et des titres vides ; le sénat et le peuple, comme s’il y eût eu encore un peuple ; Rome, Caton, Cicéron, les consuls. On lui demandait quelles étaient ses ressources militaires : ne vous inquiétez pas, disait-il, il me suffit de frapper du pied la terre pour en faire sortir des légions. — Frappez donc, lui dit Favonius, lorsqu’on apprit que César avait passé la nuit le Rubicon, limite de sa province, et s’était emparé d’Ariminum. On connaissait si bien la célérité de ses marches, qu’on le crut aux portes de Rome. Pompée s’enfuit avec tout le sénat. Lentulus s’enfuit, et si vite, qu’ayant ouvert le trésor public, il ne prit pas le temps de le refermer. Cependant César s’emparait de Corfinium, sans doute pour empêcher Pompée de faire des levées chez les Marses qui lui étaient favorables. Il passa de là à Brindes ; mais Pompée ne s’arrêta que de l’autre côté de l’Adriatique. César n’avait pas de vaisseaux, et, d’ailleurs, il estimait à leur juste valeur les ressources militaires que Pompée pouvait trouver dans l’orient. La force réelle des Pompéiens était en Espagne : César se hâta d’y passer. Allons, dit-il, combattre une armée sans général, nous combattrons ensuite un général sans armée. C’était d’un mot résumer toute la guerre. Cette guerre d’Espagne fut rude. César souffrit beaucoup
de l’âpreté des lieux, de l’hiver, et surtout de la famine. Il se trouva
quelque temps comme enfermé entre deux rivières : mais il nous apprend
lui-même ce qui lui donna l’avantage. Les légions d’Espagne avaient désappris
la tactique romaine, et n’avait pas encore celle des Espagnols. Elles
fuyaient comme les barbares, mais se ralliaient difficilement. L’humanité de
César, comparée à la cruauté de Petreius, un de leurs généraux, acheva de
gagner les Pompéiens. Ils traitèrent malgré Petreius. Au retour, César
réduisit Marseille, qui s’obstinait dans le parti de Pompée. Ces Grecs qui
avaient toujours eu le monopole du commerce de César, ayant réussi à passer malgré Bibulus, entreprit d’assiéger Pompée, près de Dyrrachium, d’assiéger une armée plus nombreuse que la sienne, et approvisionnée par la mer. Il fallait qu’il méprisât bien ses ennemis. Mais il n’avait pas calculé la difficulté qu’il éprouverait pour nourrir les siens dans un pays où tout était contre lui. La chose traînant en longueur, ils furent obligés de faire du pain avec de l’herbe, mais ils n’en étaient pas plus découragés. Ils jetaient de ce pain dans le camp des Pompéiens, pour leur montrer de quelle nourriture savaient vivre les soldats de César. Nous mangerons des écorces d’arbres, disaient-ils, avant de lâcher Pompée. La belle jeunesse de Rome qui était venue pour finir bien vite la guerre par une glorieuse victoire, avait horreur de ces bêtes sauvages. Cependant les estomacs du nord sont exigeants et voraces ;
les Gaulois de César se trouvèrent bientôt réduits à une extrême faiblesse.
Les Pompéiens dans une sortie les poursuivirent jusqu’à leur camp, et les y
auraient forcés, si Pompée n’eût manqué à sa fortune. César n’attendit pas
une épreuve nouvelle. Il décampa, et partit pour Mais le plus confiant, le plus insolent de tous, était Labienus,
lieutenant de César dans les Gaules, qui avait passé du côté de Pompée. Il
avait juré solennellement de ne poser les armes qu’après avoir vaincu son
ancien général. Il obtint qu’on lui livrât les prisonniers faits à
Dyrrachium, les regarda un à un, en disant : eh ! Bien, mes vieux compagnons,
les vétérans ont donc pris l’habitude de fuir ; et il les fit tous égorger.
Dans une entrevue avec les Césariens, il leur dit : nous vous accorderons la
paix, quand vous nous apporterez la tête de César. Les amis de Pompée étaient
si sûrs de vaincre, qu’ils se disputaient déjà les consulats et les prétures.
Quelques-uns envoyaient à Rome retenir près de la place des maisons en vue du
peuple, et bien situées pour la brigue des emplois. Une seule chose les
embarrassait : c’était de savoir qui aurait la charge de grand pontife, dont
César était revêtu ; Spinther et Domitius étaient bien appuyés, mais Scipion
était beau-père de Pompée ; il avait des chances. En attendant, ils avaient,
la veille de la bataille, préparé une grande fête. Les tentes étaient
jonchées de feuillages, et la table mise. Aussi, à Pharsale, ce ne fut pas
César qui attaqua, mais les Pompéiens. Il allait tourner vers Au centre, César ordonna à ses soldats de courir à grands
cris sur l’ennemi. Celui qui donnait un pareil ordre, connaissait
merveilleusement le génie des barbares qu’il conduisait. Pompée n’attendit
pas l’issue du combat. Quand il vit sa cavalerie en fuite, il rentra dans son
camp, comme frappé de stupeur. Il ne fut tiré de cet état que par les cris de
ceux qui vinrent bientôt attaquer ses retranchements. Alors il s’enfuit vers
la mer, et s’embarqua pour Lesbos, où il avait laissé sa femme. Quelques-uns
lui conseillaient de se retirer chez les Parthes. On prétend qu’il craignit
pour sa jeune épouse les outrages de ces barbares qui ne respectaient rien.
Il aima mieux chercher un asile auprès du roi jeune d’Égypte, Ptolémée
Dionysos, dont il avait été nommé le tuteur. Les précepteurs grecs qui
régnaient au nom du petit prince, sentirent que leur autorité cessait, si
Pompée mettait le pied en Egypte ; ils le firent égorger dans la barque qui
l’amenait au rivage. Cependant César avait achevé sa victoire. Dès qu’elle
fut décidée, il courut tout le champ de bataille, en criant : sauvez les citoyens romains. Lorsqu’on lui
amena Brutus et les autres sénateurs, il les assura de son amitié. Il
parcourut ensuite le champ de bataille, et dit avec douleur en voyant tous
ces morts : ils l’ont voulu ! Si j’eusse posé les
armes, j’étais condamné. De là il passa en Asie, et déchargea la
province du tiers des impôts. Arrivé à Alexandrie, le rhéteur qui avait
conseillé la mort de Pompée, vint mettre sa tête aux pieds du vainqueur.
César en eut horreur, et versa quelques larmes. Les conseillers du roi
d’Égypte avaient espéré que César leur saurait gré de leur crime, et
confirmerait à leur élève le titre de roi que lui disputait sa soeur aînée,
Cléopâtre. César manda secrètement à la jeune reine de revenir. Elle partit
sur le champ, n’emmenant de tous ses amis qu’Apollodore de Sicile ; elle se
jeta dans un petit bateau, arriva de nuit devant Alexandrie, et ne sachant
comment y pénétrer sans être reconnue, elle se mit dans un paquet de hardes
qu’Apollodore entra sur ses épaules par la porte même du palais. L’Italie avait grand besoin du retour de César. Son lieutenant Antoine, et le tribun Dolabella avaient bouleversé Rome en son absence. Comme les lieutenants d’Alexandre, en Macédoine et à Babylone, pendant l’expédition des Indes, ils semblaient croire que le maître ne reviendrait jamais de si loin. D’autre part, les soldats se soulevaient et tuaient leurs chefs. Sachant qu’on avait besoin d’eux pour combattre les Pompéiens en Afrique, ils croyaient tout obtenir. César les accabla d’une seule parole : citoyens, leur dit-il, et déjà ils furent atterrés de ne plus être appelés soldats, citoyens, vous avez assez de fatigues et de blessures, je vous délie de vos serments. Ceux qui ont fini leur temps seront payés jusqu’au dernier sesterce. Ils le supplièrent alors de leur permettre de rester avec lui. Il fut inflexible. Il leur donna des terres, mais éloignées les unes des autres, leur paya une partie de l’argent qu’il leur avait promis, et s’engagea à acquitter le reste avec les intérêts. Il n’y en eut pas un qui ne s’obstinât à le suivre. Les Pompéiens s’étaient réunis en Afrique sous Scipion, beau-père de Pompée. Les Scipions, disait-on, devaient toujours vaincre en Afrique. César voulut qu’un Scipion commandât aussi son armée. Il déclara céder le commandement à un Scipio Sallutio, pauvre homme qui se trouvait dans ses troupes, fort obscur et fort méprisé. L’autre Scipion, auquel Caton s’était obstiné à céder le commandement par un scrupule absurde, avait intéressé à sa cause le Mauritanien Juba, en lui promettant toute l’Afrique. Cette alliance lui donna tous les Numides, et avec leur cavalerie les moyens d’affamer l’armée de César. Les affaires de celui-ci allaient fort mal, lorsque Scipion le sauva en lui offrant la bataille. César, par une marche rapide, attaqua séparément les trois camps des Pompéiens, et détruisit cinquante mille hommes sans perdre cinquante des siens. Caton était resté à Utique, pour contenir cette ville ennemie des Pompéiens, et dont Scipion eût, sans lui, fait égorger tous les habitants. Les commerçants italiens d’Utique ne se soucièrent pas de risquer leurs esclaves qui faisaient leur richesse, en les armant pour défendre la ville. Caton voyant qu’il n’y avait pas moyen de résister, fit échapper les sénateurs qui se trouvaient avec lui, et prit la résolution de se donner la mort. Après le bain et le souper, il conféra longuement avec ses Grecs qui ne le quittaient pas ; puis il se retira, lut dans son lit le dialogue de Platon sur l’immortalité de l’âme, et chercha son épée. Ne la trouvant pas sous son chevet, il appela un esclave et la lui demanda. L’esclave ne répondit rien, et Caton continua de lire, en ordonnant qu’on la cherchât. Quand il eût achevé, il appela tous ses esclaves l’un après l’autre ; indigné de leur silence, il s’écria : est-ce que vous voulez me livrer, et il en frappa un au visage si violemment, qu’il se blessa lui-même la main. Alors son fils et ses amis fondant en larmes, lui envoyèrent son épée par un enfant. Je suis donc mon maître, dit-il. Il relut deux fois le Phédon, se rendormit, et si bien que de la chambre voisine on l’entendait ronfler. Vers minuit, il envoya à la mer pour s’assurer du départ de ses amis, et soupira profondément en apprenant que la mer était orageuse. Comme les oiseaux commençaient à chanter, dit Plutarque, il se rendormit de nouveau. Mais au bout de quelque temps, il se leva, et s’enfonça son épée dans le corps. Sa main étant enflée du coup qu’il avait donné à l’esclave, la force lui manqua. Les siens accoururent au bruit de sa chute, et virent avec horreur ses entrailles hors de son corps. Il vivait pourtant et les regardait fixement. Son médecin banda la plaie, mais dès qu’il revint à lui-même, il arracha l’appareil, et expira sur-le-champ. La vieille république sembla tuée avec Caton. Le retour de César dans Rome fut la véritable fondation de l’empire. Nous réunirons ici tous les traits de ce grand tableau, quoique dans une chronologie rigoureuse, plusieurs de ces faits doivent se placer plus tôt ou plus tard. La victoire de César eut tous les caractères d’une invasion de barbares dans Rome et dans le sénat. Dès le commencement de la guerre civile, il avait donné le droit de cité à tous les Gaulois, entre les Alpes et le Pô. Il mit au nombre des sénateurs, une foule de centurions gaulois de son armée ; il y mit des soldats, des affranchis. Les vainqueurs de Pharsale vinrent bégayer le latin à côté de Cicéron. On afficha dans Rome un mot piquant contre les nouveaux pères conscrits : le public est prié de ne point indiquer aux sénateurs le chemin du sénat. On chantait aussi. César conduit les Gaulois derrière son char, mais c’est pour les mener au sénat ; ils ont laissé l’habillement celtique pour prendre le laticlave. Rien d’étonnant si ce sénat demi barbare accumula sur César tous les pouvoirs et tous les titres : pouvoir de juger les Pompéiens, droit de paix et de guerre, droit de distribuer les provinces entre les préteurs (sauf les provinces consulaires), tribunat et dictature à vie, c’est-à-dire la domination absolue, et la protection du peuple. La multiplicité et l’avilissement des magistratures augmentent encore sa puissance ; désormais seize préteurs, quarante questeurs. Il est proclamé père de la patrie, comme si de tels hommes en avaient une autre que le monde ; libérateur, non pas de Rome, sans doute, mais plutôt du monde barbare, égyptien ou gaulois. Ses fils (il n’en avait pas et ne pouvait plus guères en avoir) sont déclarés imperatores. Pour lui, dès Pharsale, on l’avait appelé demi-dieu ; après sa victoire d’Afrique, il devint dieu tout à fait, et son image fut placée dans le temple de Mars. Qu’on le fît dieu, à la bonne heure, personne n’en fut scandalisé ; la chose n’était pas inouïe. Mais on fut un peu surpris de le voir nommer préfet et réformateur des moeurs. Ce réformateur logeait dans sa maison, près de sa femme légitime Calpurnie, la jeune Cléopâtre et son époux, le petit roi d’Égypte, avec Césarion, l’enfant que peut-être César avait eu d’elle. Ce fut un spectacle merveilleux et terrible à la fois que le triomphe de César. Il triompha pour les Gaules, pour l’Egypte, pour le Pont et pour l’Afrique. On ne parla pas de Pharsale. Derrière le char marchaient en même temps les déplorables représentants de l’Orient et l’Occident : le Vercingétorix gaulois, la soeur de Cléopâtre, Arsinoé, et le fils du roi Juba. Autour, selon l’usage, les soldats, hardis compagnons du triomphateur, lui chantaient de tout leur coeur, des vers outrageants pour lui : fais bien, tu seras battu ; fais mal, tu seras roi ! ... mais de Rome, gare à vous ! Nous amenons le galant chauve... sauf un couplet sanglant sur l’amitié de Nicomède, César ne haïssait pas ces grossières dérisions de la victoire. Elles rompaient l’ennuyeuse uniformité de l’adulation, et le délassaient de sa divinité. D’abord, il distribua aux citoyens du blé et trois cents sesterces par tête ; vingt mille sesterces à chaque soldat. Ensuite, il les traita tous, soldats et peuple, sur vingt-trois mille tables de trois lits chacune ; on sait que chaque lit recevait plusieurs convives. Et quand la multitude fut rassasiée de vin et de viande, on la soûla de spectacles et de combats. Combats de gladiateurs et de captifs, combats à pied et à cheval, combats d’éléphants, combat naval dans le Champ-de-Mars transformé en lac. Cette fête de la guerre fut sanglante comme une guerre. On dédommagea Rome de n’avoir pas vu les massacres de Thapsus et de Pharsale. Une joie frénétique saisit le peuple. Les chevaliers descendirent dans l’arène et combattirent en gladiateurs ; le fils d’un préteur se fit mirmillon. Un sénateur voulait combattre, si César le lui eût permis. Il fallait laisser quelque chose à faire aux temps de Domitien et de Commode. Par-dessus les massacres de l’amphithéâtre, flottait pour la première fois l’immense velarium aux mille couleurs, vaste et ondoyant comme le peuple qu’il défendait du soleil. Ce velarium était de soie, de ce précieux tissu dont une livre se donnait pour une livre pesant d’or. Le soir, César traversa Rome entre quarante éléphants qui
portaient des lustres étincelants de cristal de roche. Il assista aux fêtes,
aux farces du théâtre. Il força le vieux Laberius, chevalier romain, de se
faire mime, et de jouer lui-même ses pièces : hélas
! S’écriait dans le prologue le pauvre vieillard obligé d’amuser le peuple,
où la nécessité m’a-t-elle poussée, presque à mon dernier jour ? Après
soixante ans d’une vie honorable, sorti chevalier de ma maison, j'y rentrerai
mime. Oh ! J’ai vécu trop d’un jour ! ... César n’avait voulu que
l’avilir ; il lui refusa le prix ; Laberius ne fut pas même le premier des
mimes. Il était bien hardi, en effet, de réclamer seul au milieu de ces
grandes saturnales, de ce nivellement universel qui commence avec l’empire ;
il s’agit bien de l’honneur d’un chevalier dans ce bouleversement du monde. Aspice nutantem convexo pondere mundum, terrasque
tractusque maris coelumque profundum ; aspice venturo laetentur ut omnia
saeclo ! Tout n’est-il pas transformé ? Les siècles antiques ne
sont-ils pas finis ? Le temps, le ciel n’a-t-il pas changé par édit de César
? L’immuable pomoerium de Rome a reculé ; les climats sont vaincus, la nature
asservie ; la girafe africaine se promène dans Rome, sous une forêt mobile,
avec l’éléphant indien ; les vaisseaux combattent sur terre. Qui osera
contredire celui à qui la nature et l’humanité n’ont refusé rien, celui qui
n’a jamais lui-même rien refusé à personne, ni sa puissante amitié, ni son
argent, pas même son honneur ? Sans le large front chauve et l’oeil de
faucon, reconnaîtriez-vous le vainqueur des Gaules dans cette vieille
courtisane, qui triomphe en pantoufles et couronnée de toutes sortes de
fleurs ? Venez donc tous de bonne grâce chanter, déclamer, combattre, mourir,
dans cette bacchanale du genre humain qui tourbillonne autour de la tête
fardée du fondateur de l’empire. La vie, la mort, c’est tout un : le
gladiateur a de quoi se consoler en regardant les spectateurs. Déjà le
Vercingétorix des Gaules a été étranglé ce soir après le triomphe : combien d’autres
vont tantôt mourir parmi ceux qui sont ici ? Ne voyez-vous pas près de César
la gracieuse vipère du Nil, traînant dédaigneusement après elle son époux de
dix ans, qu’elle doit aussi faire périr ; c’est son Vercingétorix, à elle. De
l’autre côté du dictateur, apercevez-vous la figure hâve de Cassius, le crâne
étroit de Brutus ; tous deux si pâles dans leurs robes blanches bordées d’un
rouge de sang. Au milieu du triomphe, César n’ignorait pas que la guerre
n’était pas finie. L’Espagne était pompéienne. Pompée avait essayé pour elle
ce que César accomplit pour Le retour à Rome fut triste et sombre. Les vaincus voyaient commencer une servitude sans espoir. Les vainqueurs eux-mêmes étaient désenchantés de la guerre civile. César se sentait haï, et se roidissait d’autant plus. Pour la première fois, il ne craignit pas de triompher sur des citoyens, sur les fils de Pompée. Il méprisait Rome, et voulait briser son orgueil. Il n’hésita point d’accepter les honneurs odieux qu’entassait sur lui la lâche et perfide politique du sénat, le siége d’or, la couronne d’or, une statue à côté de celles des rois, entre Tarquin Le Superbe et l’ancien Brutus, le droit sinistre d’être enterré dans l’enceinte sacrée du pomoerium, où l’on ne plaçait aucun tombeau. Un tel homme ne pouvait se méprendre sur l’intention meurtrière de ces décrets. Mais que lui importait après tout ? Malheur aux meurtriers ! La paix du monde tenait à la vie de César. Et qui aurait le coeur de tuer celui qui a tant pardonné ? Il renvoya sa garde ; sa garde était la clémence à laquelle on venait d’élever un temple ; et sans armes, sans cuirasse, il se promenait dans Rome, au milieu de ses ennemis mortels. Cette âme immense roulait bien d’autres pensées que celle du soin de sa vie. Il voulait consommer le grand ouvrage de Rome, unir ses lois dans un code, et les imposer à toutes les nations. Il projetait au milieu du Champ-de-Mars un temple, au pied de la roche Tarpéienne un amphithéâtre, à Ostie un port, monuments gigantesques, capables de recevoir les états généraux du monde. Une bibliothèque immense devait concentrer tous les fruits de la pensée humaine. La vieille injustice de Rome était expiée : Capoue, Corinthe et Carthage furent relevées par ordre de César. Il voulait percer l’isthme de Corinthe et joindre les deux mers. Dès la guerre d’Afrique, il avait vu en songe une grande armée qui pleurait et criait à lui, et à son réveil, il avait écrit sur ses tablettes : Corinthe et Carthage. Mais l’Occident était trop étroit. Notre César à nous disait naguères : on ne peut travailler en grand que dans l’orient. César voulait pénétrer dans ce muet et mystérieux monde de la haute Asie, dompter les parthes, et renouveler la conquête d’Alexandre. Puis, recommençant les vieilles migrations du genre humain, il serait revenu par le Caucase, les Scythes, les Daces et les Germains, qu’il aurait domptés sur sa route. Ainsi l’empire romain, fermé par l’océan, embrassant dans son sein toute nation policée ou barbare, n’eût rien craint du dehors, et n’eût plus été appelé vainement l’empire universel, éternel. C’est au milieu de ces pensées qu’il fut arrêté par la
mort. L’occasion de la conjuration fut petite. L’audacieux et sanguinaire
Cassius en voulait à César pour lui avoir refusé la préture, et pour lui
avoir pris des lions qu’il nourrissait. Ces lions d’amphithéâtre étaient les
jouets chéris des grands de Rome ; les grecs, sophistes, poètes, rhéteurs et
parasites, venaient après dans la faveur du maître. Hélas ! s’écrie l’envieux Juvénal, un poète mange moins pourtant ! César pardonna
à tout le monde dans la guerre civile, excepté à celui qui avait indignement
tué ses lions. Cassius avait besoin d’un honnête homme dans son parti. Il
alla voir Brutus, neveu et gendre de Caton. Brutus ne semble pas avoir été un
esprit étendu ; c’était une âme ardente, tendue de stoïcisme, mais le ressort
était forcé. De là, quelque chose de dur, de bizarre et d’excentrique ; une
avidité farouche d’efforts, de sacrifices douloureux. Pompée avait tué le
père de Brutus, et jamais celui-ci n’avait voulu lui parler. Ce fut pour lui
un motif d’aller combattre sous Pompée à Pharsale. César aimait Brutus, et
peut-être s’en croyait-il le père ; après la bataille, il l’avait fait
chercher avec inquiétude ; il lui avait confié la province la plus importante
de l’empire, Un jour qu’il rentrait dans Rome, quelques citoyens l’appellent roi : je ne m’appelle pas roi, dit-il, je m’appelle César. Un autre jour, c’était la fête des lupercales, tous les jeunes gens, et à leur tête Antoine, alors consul désigné, couraient tout nus par la ville, frappant les femmes à droite et à gauche. César, assis dans la tribune, regardait les courses sacrées, revêtu de sa robe de triomphateur. Antoine approche, se fait soulever par ses compagnons à la hauteur de la tribune, et lui présente un diadème ; il le repoussa par deux fois, mais, dit-on, un peu mollement. Toute la place retentit d’acclamations. Au matin, les statues du dictateur s’étaient trouvées couronnées de diadèmes. Les tribuns allèrent solennellement les enlever. Ils faisaient poursuivre ceux qui avaient appelé César du nom de roi ; tant sa douceur avait enhardi les vaincus. Il s’agissait de savoir si Pharsale avait été un vain jeu, si le vainqueur serait dupe, si l’ancienne anarchie allait recommencer ; pour la république, elle n’existait plus que dans l’histoire. César cassa les tribuns ; c’était commencer la monarchie. Les sénateurs se seraient peut-être résignés. Mais une injure personnelle les poussait à se venger de César. Lorsque le sénat vint lui apporter le décret qui le mettait au-dessus de l’humanité pour préparer sa ruine, il ne se leva point de son siège, et dit qu’il eût mieux valu diminuer ses honneurs que les augmenter. Les uns racontent qu’à l’arrivée du sénat, l’espagnol Balbus lui conseilla de rester assis ; les autres, que le Dieu avait ce jour-là un flux de ventre, et qu’il n’osa se lever. Quoi qu’il en soit, les sénateurs, poussés à bout, tramèrent sa mort en grand nombre. Un nom aussi pur que celui de Brutus autorisait la conjuration. Tous ceux même à qui César venait de donner des provinces, Brutus et Décimus Brutus, Cassius, Casca, Cimber, Trébonius, n’hésitèrent point d’y entrer. Ligarius, à qui César venait de pardonner à la prière de Cicéron, quitta le lit où une maladie le retenait. Porcia, femme de Brutus et fille de Caton, avait deviné le projet de Brutus à son air inquiet et agité. Mais avant de lui demander son secret, elle se fit à elle-même une profonde blessure à la cuisse, voulant s’assurer de son courage, et se tenir prête à mourir si son époux périssait. Cependant les prodiges et les avertissements n’avaient pas manqué à César, s’il eût voulu y prendre garde. On parlait de feux célestes et de bruits nocturnes, de l’apparition d’oiseaux funèbres au milieu du forum. Une nuit qu’il dormait près de sa femme, les portes et les fenêtres s’ouvrirent d’elles-mêmes, et en même temps Calpurnie rêvait qu’elle le tenait égorgé dans ses bras. On lui rapportait aussi que les chevaux qu’il avait autrefois lâchés au passage du Rubicon, et qu’il faisait entretenir dans les pâturages, ne voulaient plus manger, et versaient des pleurs. Un devin l’avait averti de prendre garde aux ides de Mars. César aima mieux ne rien croire. On lui disait de se défier de Brutus. Il se toucha, et dit : Brutus attendra bien la fin de ce corps chétif. Le jour des ides, sa femme le pria tant, qu’il se décida à remettre l’assemblée du sénat. Il y envoyait Antoine, lorsque Décimus Brutus lui fit honte de céder à une femme, et l’entraîna par la main. A peine était-il sorti qu’un esclave étranger vient se remettre entre les mains de Calpurnie, la priant de le garder jusqu’au retour de César, à qui il doit faire une révélation importante... etc. |