HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — DISSOLUTION DE LA CITÉ.

CHAPITRE V. Jules César. - Catilina. - Consulat de César. Guerre des Gaules. Guerre civile. Dictature de César et sa mort. 63-44.

 

 

C. Julius César sortait d'une famille patricienne, qui prétendait descendre d’un côté de Vénus, de l’autre d’Ancus Martius, roi de Rome : ainsi, disait-il dans l’éloge funèbre de sa tante Julia, on trouve en ma famille la sainteté des rois, qui sont les maîtres du monde, et la majesté des dieux qui sont les maîtres des rois. La tante de César avait épousé Marius. Les élément divers dont se composait Rome, le vieux patriciat sacerdotal, le parti des chevaliers, celui des italiens, semblaient donc résumés en César. À l’époque où nous sommes parvenus, il n’avait encore d’autre réputation que celle d’un jeune homme singulièrement éloquent, dissolu et audacieux, qui donnait tout à tous, qui se donnait lui-même à ceux dont l’amitié lui importait. Ces moeurs étaient celles de tous les jeunes gens de l’époque ; ce qui n’était qu’à César, c’était cette effrayante prodigalité, qui empruntait, qui donnait sans compter, et qui ne se réservait d’autre liquidation que la guerre civile. C’était l’audace qui, seul dans le monde, le fit, à dix-sept ans, résister aux volontés de Sylla. Le dictateur voulait lui faire répudier sa femme. Le grand Pompée, si puissant alors, s’était soumis à un ordre semblable. César refusa d’obéir ; et il ne périt point : sa fortune fut plus forte que Sylla. Toute la noblesse, les vestales elles-mêmes intercédèrent auprès du dictateur, et demandèrent en grâce la vie de cet enfant indocile : vous le voulez, dit-il, je vous l’accorde ; mais dans cet enfant j’entrevois plusieurs Marius.

César n’accepta point ce pardon et n’obéit pas davantage : il se réfugia en Asie. Tombé entre les mains des pirates, il les étonna de son audace. Ils avaient demandé vingt talents pour sa rançon : c’est trop peu, dit-il, vous en aurez cinquante ; mais une fois libre, je vous ferai mettre en croix. Et il leur tint parole. De retour à Rome, il osa relever les trophées de Marius. Plus tard, chargé d’informer contre les meurtriers, il punit à ce titre les sicaires de Sylla, sans égard aux lois du dictateur. Ainsi, il s’annonça hautement comme le défenseur de l’humanité, contre le parti qui avait défendu l’unité de la cité au prix de tant de sang. Tout ce qui était opprimé put s’adresser à César. Dès sa questure, il favorisa les colonies latines, qui voulaient recouvrer les droits dont Sylla les avait privées. Les deux premières fois qu’il parut au barreau, ce fut pour parler en faveur des grecs, contre deux magistrats romains. On le vit plus tard, du milieu des marais et des forêts de la Gaule, pendant une guerre si terrible, orner à ses frais de monuments publics les villes de la Grèce et de l’Asie. Il tenait compte des barbares et des esclaves eux-mêmes ; il nourrissait un grand nombre de gladiateurs pour les faire combattre dans les jeux ; mais quand les spectateurs semblaient vouloir leur mort, il les faisait enlever de l’arène ; il n’eut pas de meilleurs soldats dans la guerre civile. Le monde ancien excluait les femmes de la cité. César donna le premier l’exemple de rendre, même aux jeunes femmes, des honneurs publics ; il prononça solennellement l’éloge funèbre de sa tante Julia et de Cornelia sa femme. Ainsi, par la libéralité de son esprit, par sa magnanimité, par ses vices mêmes, César était le représentant de l’humanité contre le dur et austère esprit de la république ; il méritait d’être le fondateur de l’empire, qui allait ouvrir au monde les portes de Rome.

En bien, en mal, l’homme de l’humanité fut César ; l’homme de la loi fut Caton. Il descendait de Caton le censeur, ce rude italien qui avait si âprement combattu un autre César. Dans le dernier Caton, la sévérité passionnée des Porcii, s’était épurée, et comme trempée dans le stoïcisme grec. Il était à lui seul plus respecté à Rome que les magistrats et le sénat. Aux jeux de Flore, le peuple pour demander une danse immodeste, attendait que Caton fût sorti du théâtre.

Ses ennemis, ne sachant que reprendre dans un tel homme, lui faisaient des reproches futiles ; ils l’accusaient de boire après souper, jamais on ne le vit ivre ; de paraître obstiné, il était un peu sourd ; de s’emporter, mais tout à cette époque devait l’irriter ; enfin d’être trop économe. César, dans son anti-Caton, prétendait malignement qu’ayant brûlé le corps de son frère, il avait passé les cendres au tamis pour en retirer l’or qui avait été fondu par le feu. Le vrai reproche que méritait Caton, c’était cette rigueur aveugle, cet opiniâtre attachement au passé, qui le rendait incapable de comprendre son temps. C’était l’ostentation cynique avec laquelle il aimait à braver, dans les choses indifférentes, le peuple au milieu duquel il vivait. On le voyait, même dans sa préture, traverser la place sans toge, en simple tunique, nu-pieds, comme un esclave, et siéger ainsi sur son tribunal.

Dans la lutte qu’il soutint si longtemps pour la liberté de sa patrie, Caton n’eut point d’abord César pour adversaire, mais le riche Crassus et le puissant Pompée. Le premier qui, depuis Sylla, et d’abord à la faveur des proscriptions, avait porté sa fortune de trois cents talents à sept mille (trente-cinq millions de notre monnaie, s’imaginait finir tôt ou tard par acheter Rome. Crassus, dit Plutarque, aimait beaucoup la conversation du grec Alexandre. Il l’emmenait avec lui à la campagne, lui prêtait un chapeau pour le voyage, et le lui redemandait au retour. Il n’y avait pas à craindre qu’un pareil homme devint jamais maître du monde.

Tels étaient les principaux combattants. Examinons le champ de bataille.

La tyrannie des chevaliers, des usuriers, des publicains, était si pesante que chacun s’attendait à un soulèvement général après le départ de Pompée. Tous les ambitieux se tenaient prêts, César, Crassus, Catilina, le tribun Rullus, et jusqu’aux indolents héritiers du nom de Sylla. Le parti vainqueur, celui des chevaliers, se trouvait désarmé par l’éloignement de son général, et n’avait à opposer que Cicéron aux dangers, qui, de toutes parts, menaçaient la république. Il ne s’agissait pas de la liberté ; elle avait péri depuis longtemps : mais la propriété elle-même se trouvait en danger. Le mal dont se mourait cette vieille société, c’était l’injustice et l’illégalité dont se trouvait marquée alors l’origine de toute propriété en Italie. Les anciennes races italiennes du midi, depuis longtemps expropriées, soit par la populace de Rome envoyée en colonies, soit par les usuriers, chevaliers et publicains, avaient été presque anéanties par Sylla. L’usure avait exproprié à leur tour et les anciens colons romains, et les soldats de Sylla établis par lui dans l’Étrurie. Les sénateurs et les chevaliers changeaient les terres en pâturages, et substituaient aux laboureurs libres des bergers esclaves. L’Étrurie, préservée longtemps, subissait à son tour cette cruelle transformation. Par toute l’Italie flottait une masse formidable d’anciens propriétaires dépossédés à des époques différentes : d’abord les italiens, et surtout les étrusques, expropriés par Sylla, puis les soldats de Sylla eux-mêmes, souvent encore le noble romain qui se ruinait après les avoir ruinés ; tous égaux dans une même misère. Ajoutez des pâtres farouches errant avec les troupeaux de leurs maîtres dans les solitudes de l’Apennin, souvent ne reconnaissant plus de maîtres, et subsistant de brigandages comme les noirs marrons des colonies modernes ; enfin des gladiateurs, bêtes féroces qu’on tenait à la chaîne pour les lâcher dans l’occasion, et qui constituaient à chaque sénateur, à chaque chevalier, une petite armée d’assassins. Je vois, disait Catilina à Cicéron, je vois dans la république une tête sans corps, et un corps sans tête ; cette tête qui manque ce sera moi. Cette parole exprimait admirablement la société romaine. Tant d’opprimés appelaient un chef contre la méprisable aristocratie des grands propriétaires romains, sénateurs et chevaliers. Mais quand ce chef eût eu le génie de César, l’argent de Crassus et la gloire militaire de Pompée, il n’eût pu concilier tant de prétentions opposées, ni guérir un mal si complexe. Une translation universelle de la propriété, qui n’eût pu s’accomplir qu’en versant encore des torrents de sang, n’aurait point fini les troubles. Ces terres arrachées aux grands propriétaires, à qui les eût-on rendues ? Elles étaient pour la plupart réclamées par plusieurs maîtres ; au vétéran de Sylla, à l’ancien colon romain qu’il avait dépouillé, ou aux enfants du propriétaire italien dépossédé par le colon, et qui végétaient peut-être encore nourris des distributions publiques, logés dans les combles de ces vastes maisons de Rome (insuloe), où s’entassaient à la hauteur de sept étages toutes les misères de l’Italie ? Ces terres d’où le grand propriétaire avait arraché toutes les limites, pierres brutes, termes et tombeaux, ces champs dont il avait, souvent à dessein, brouillé et confondu la face, quel agrimensor assez clairvoyant, quel juge assez intègre eût pu les reconnaître, les mesurer, les partager ?

Un changement semblait imminent, quelles que fussent les difficultés. César donna le premier signal, par un acte de justice solennelle, qui condamnait la longue tyrannie des chevaliers : déjà, il avait flétri celle des nobles en punissant les sicaires de Sylla. Il accusa le vieux Rabirius, agent des chevaliers, qui, trente ans auparavant, avait tué un tribun, un défenseur des droits des italiens, Apuleïus Saturninus.

Les chevaliers avaient conservé à Saturninus un souvenir implacable. Ils avaient fait un crime capital de garder chez soi le portrait de ce tribun ; ils accoururent de l’Apulie et de la Campanie, où ils possédaient toutes les terres. De concert avec le sénat, ils défendirent Rabirius par l’organe de Cicéron, et toutefois ne purent le sauver qu’en rompant violemment l’assemblée. César comprit que la révolution n’était pas mûre, et attendit dans un formidable silence.

Alors parut le tribun Rullus, qui s’offrait de guérir par une seule loi le mal universel de la république. Ce mal, nous l’avons dit, c’était l’injustice dont se trouvait entachée alors l’origine de toute propriété. Rullus proposait d’acheter des terres, pour y établir des colonies ; de partager entre les pauvres citoyens tous les domaines publics, en indemnisant ceux qui les avaient usurpés. Le tribun se chargeait lui-même avec ses amis, d’exécuter cette opération immense, qui devait faire passer par ses mains toute la fortune de l’empire, en y comprenant les conquêtes récentes de Pompée. Les chevaliers, effrayés d’une proposition qui eût compromis, ou légalisé à grands frais, leurs usurpations, parvinrent à éluder la proposition de Rullus par l’adresse de Cicéron. L’habile orateur exposa que jamais les romains n’avaient acheté l’emplacement de leurs colonies, et persuada au peuple qu’il était indigne de Rome d’établir ses enfants sur des terres légitimement acquises. Il insinua surtout que la loi de Rullus allait partager les terres, d’où l’on tirait le blé qui se distribuait au petit peuple. Ce dernier argument était décisif auprès de cette populace oisive ; ils aimaient mieux du blé que des terres, et ne se souciaient pas de quitter la place publique et les combats de gladiateurs.

Cicéron rencontra un plus dangereux adversaire dans le sénateur Catilina, son concurrent au consulat. Les plus implacables ennemis de ce dernier s’accordent à dire que c’était une nature grande et forte, une âme d’une incroyable énergie, une vie souillée, il est vrai ; mais un ami dévoué, et jusqu’à la mort. Cicéron avoue qu’il y avait dans l’amitié de Catilina une irrésistible séduction, et qu’il fut lui-même près d’y céder. Sous Sylla, il s’était déshonoré, comme Crassus et tant d’autres. Crassus s’était relevé : il était riche. Catilina ruiné, endetté, était resté sous le poids de la honte. Cette conscience de son déshonneur s’était tournée en fureur. Il s’était plongé d’autant plus dans l’infamie. Son visage inquiet et pâle, ses yeux sanglants, sa démarche tantôt lente, tantôt précipitée, semblaient accuser la victime d’une horrible fatalité. Tout ce qu’il y avait dans Rome et dans l’Italie d’hommes perdus de misères ou de crimes, affluaient auprès de Catilina. Vétérans de Sylla ruinés, italiens dépossédés, provinciaux obérés, sans compter une bande de jeunes gens dépravés et audacieux, de mignons sanguinaires qui ne le quittaient pas, et qui faisaient la partie honteuse de la faction, tout cela voltigeait dans le forum autour de Catilina, n’attendant que son signal. Toute l’aristocratie, sénateurs, chevaliers, publicains, usuriers, se croyaient menacés d’un massacre. On pouvait tout soupçonner des amis de Catilina, tout faire croire sur leur compte. Les chevaliers n’oubliaient rien pour ajouter à la frayeur publique. Les bruits les plus absurdes étaient bien accueillis. Catilina, disaient-ils, a égorgé son fils pour obtenir la main d’une femme, qui ne voulait pas de beau-fils. Il veut massacrer tous les sénateurs ; il veut (ceci touchait davantage le petit peuple) mettre le feu aux quatre coins de la ville. Il a retrouvé l’aigle d’argent de Marius ; il lui fait des sacrifices humains. Les conjurés, dans leurs réunions nocturnes, ont confirmé leurs serments en buvant à la ronde du sang d’un homme égorgé. Que sais-je encore ? Salluste va jusqu’à dire que Catilina ordonnait des assassinats inutiles, pour que ses amis ne perdissent pas l’habitude du meurtre.

La frayeur publique, augmentée ainsi habilement, porta Cicéron au consulat (63). Mais ce n’était pas assez. On voulait accabler Catilina. Cicéron présenta une loi qui ajoutait un exil de dix ans aux peines portées contre la brigue. C’était l’attaquer directement, et le jeter, coupable ou non, dans le complot dont on l’accusait. Cicéron déclara hautement l’imminence du péril. Il prit une cuirasse, il arma tous les chevaliers, et se crut si fort qu’il osa dans une invective contre Catilina, proclamer que les débiteurs n’avaient aucun soulagement à espérer : qu’attends-tu, lui dit-il, de nouvelles tables, une abolition des dettes ? J’en afficherai, des tables, mais de vente. Ce mot si dur exprimait la pensée des chevaliers. Catilina, chargé d’imprécations, fut obligé de sortir du sénat, où il avait eu l’audace de paraître encore, mais il lança en se retirant des paroles sinistres : vous allumez un incendie contre moi ; eh bien ! Je l’étoufferai sous des ruines !

Son départ fit éclater un mouvement immense dans l’Italie. Sur tous les sommets sauvages de l’Apennin, on courut aux armes ; dans l’Apulie, dans le Brutium, se soulevèrent les pâtres, esclaves des chevaliers ; dans l’Étrurie les vétérans de Sylla, d’accord cette fois avec les laboureurs qu’ils avaient jadis expropriés. Lentulus, Céthégus et les autres amis de Catilina restés à Rome, pratiquaient les députés des allobroges, qui étaient venus demander quelque allégement aux effroyables usures qui les ruinaient. Une foule de grands de Rome avaient connaissance de la conjuration. César n’y était pas étranger. Crassus, selon toute apparence l’encouragea, et la dénonça. Les Allobroges calculèrent aussi qu’ils gagneraient davantage en livrant les lettres des conjurés. Lentulus reconnut son écriture, et avoua. Il se croyait garanti par la loi Sempronia qui permettait à un citoyen romain de prévenir par un exil volontaire une condamnation capitale. Cette loi était, si l’on veut, dangereuse, mais enfin elle existait. César osa défendre la cause de l’humanité et de la loi, et faillit être mis en pièces. On établit, d’après l’avis de Caton, que la loi Sempronia protégeait, il est vrai, la vie des citoyens ; mais que l’ennemi de la patrie n’était plus citoyen. La mort immédiate des conjurés était la conséquence de ce pitoyable sophisme. Mais le coeur manquait à Cicéron, homme doux et timide, qui craignait de prendre sur lui pareille chose. Il fallut que sa femme Terentia employa son irrésistible autorité. Elle le décida à faire étrangler les conjurés dans la prison. Au soir, le consul traversa le forum, et dit : ils ont vécu. Il fut reconduit comme en triomphe par plus de deux mille chevaliers. On se hâta d’accabler Catilina, avant qu’il eût mieux organisé son parti. Si on lui eût donné le temps de sortir des neiges de l’Apennin, disait plus tard Cicéron lui-même, il eût occupé les défilés des montagnes, envahi les riches pâturages, entraîné tous les pasteurs, et peut-être soulevé la Gaule italienne. Il n’était encore qu’en Étrurie, où se trouvaient le plus grand nombre de laboureurs libres et de vétérans de Sylla. Peut-être même avait-il des relations de famille dans cette contrée. Le nom de Catilina semble étrusque. Un étrusque commandait une aile de son armée, l’autre était sous les ordres d’un Mallius, vieux soldat de Sylla. Le consul Antonius que Cicéron avait détaché de la conjuration, eut honte de combattre contre Catilina, et fit le malade. Catilina n’avait pu encore armer que le quart de ceux qui le suivaient ; ce qui prouve, soit dit en passant, que la conjuration n’était pas préméditée depuis si longtemps. Il fut défait, et se fit tuer en combattant, ainsi que ses deux lieutenants (l’étrusque et Mallius), et presque tous ceux qui l’avaient suivi. On retrouva Catilina bien loin dans l’armée romaine où il s’était fait jour ; les autres couvraient de leurs corps la place où ils avaient combattu. Cette fin héroïque me ferait croire volontiers qu’on a calomnié ce parti. Certes, ceux qui périrent ainsi n’étaient pas apparemment ces efféminés dont Cicéron compose toujours dans ses harangues le cortège de Catilina.

Le parti vainqueur avoua la peur qu’il avait eue par l’excès de sa joie et par son enthousiasme pour Cicéron. Lui-même y fut pris comme les autres. Il se crut un héros, invita les historiens et les poètes à célébrer son consulat, le célébra lui-même, et se croyant désormais l’égal de Pompée, n’hésita point à dire : que les armes cèdent à la toge, le laurier des combats aux trophées de la parole ! ... ô Rome fortunée, sous mon obsulat née ! Ces vers ridicules lui firent moins de tort que la versatilité avec laquelle il défendit Muréna coupable de brigue, lui qui par sa loi contre la brigue avait provoqué l’explosion du complot de Catilina. Muréna était l’ami des chevaliers ; Sylla l’était des nobles. Cicéron eut encore la faiblesse de défendre ce dernier, qui avait été complice de Catilina. Ainsi le grand orateur bravait l’opinion. Il régnait dans Rome : c’est le troisième roi étranger que nous ayons, disaient ses ennemis, après Tatius et Numa. Pompée, de retour après sa glorieuse promenade en Asie, fut bien étonné de retrouver sa créature si puissante. C’était le sort de cet heureux soldat qui n’avait ni tête, ni langue, de s’en donner toujours qui le fissent repentir de son choix. Ainsi il éleva successivement Cicéron, Clodius et César, et ensuite il laissa exiler le premier, tuer le second ; pour le troisième, il trouva en lui son maître.

Avant même le retour de Pompée, son partisan Metellus Nepos, avait accusé Cicéron, et proposé que Pompée fût chargé de réformer la république. Mais l’aristocratie était devenue si hardie et si violente depuis la mort de Catilina, que Metellus fut obligé de chercher un refuge dans le camp de Pompée. On attaqua ensuite Cicéron dans ceux qui l’avaient secondé contre Catilina, le consul Antonius, et le préteur Flaccus. Enfin Pompée voulant faire confirmer tout ce qu’il avait fait en Asie, malgré Cicéron, Lucullus et Caton, il s’unit étroitement avec Crassus et César. Ce dernier trouva moyen de réconcilier Pompée et Crassus, et de se faire élever par eux au consulat (59).

L’historien Dion nous a transmis l’histoire du consulat de César avec plus de détails que Suétone ou Velleius, et avec plus d’impartialité que le romancier Plutarque, toujours dominé par son enthousiasme classique pour les anciennes républiques dont il ne comprend pas le génie : César proposa une loi agraire, à laquelle il était impossible de faire aucun reproche... etc. Jusqu’ici la loi de César se rapportait en beaucoup de choses avec celle de Rullus. Elle en différait surtout en ce que l’auteur de la loi ne se chargeait pas de l’exécution.

Lorsque César lut sa loi en plein sénat, et demanda successivement à chaque sénateur, s’il y trouvait quelque chose à dire, pas un ne l’attaqua, et néanmoins, ils la repoussèrent tous. Alors César s’adressa au peuple. Pompée interrogé par lui s’il soutiendrait sa loi, répondit que si quelqu’un l’attaquait avec l’épée, il la défendrait avec l’épée et le bouclier. Crassus parla dans le même sens. Caton et Bibulus collègue de César, qui s’y opposèrent au péril de leur vie, ne purent empêcher que la loi ne passât. Bibulus se renferma dès lors dans sa maison, déclarant jours fériés tous ceux de son consulat. Mais lui seul les observa. César ne tint compte de son absence. Il apaisa les chevaliers qui lui en voulaient depuis Catilina, en leur remettant un tiers sur le prix exagéré auquel ils avaient acheté la levée des impôts. Il fit confirmer tous les actes de Pompée en Asie, vendit au roi d’Égypte l’alliance de Rome, et accorda le même avantage au roi des Suèves établis dans la Gaule, Arioviste. César tournait déjà les yeux vers le nord. Tout en déclarant qu’il ne demandait rien pour lui, il s’était fait donner pour cinq ans les deux Gaules et l’Illyrie. La Gaule cisalpine était la province la plus voisine de Rome ; la transalpine, celle qui ouvrait le plus vaste champ au génie militaire ; celle qui promettait le plus rude exercice, la plus dure préparation de la guerre civile.

Dans la pitoyable agitation de Rome, au milieu d’une société tombée si bas, que Pompée et Cicéron s’en trouvaient les deux héros, certes, celui-là fut un grand homme qui laissa toutes ces misères, et s’exila pour revenir maître. L’Italie était épuisée, l’Espagne indisciplinable ; il fallait la Gaule pour asservir Rome. J’aurais voulu voir cette blanche et pâle figure, fanée avant l’âge par les débauches de Rome, cet homme délicat et épileptique, marchant sous les pluies de la Gaule, à la tête des légions ; traversant nos fleuves à la nage ; ou bien à cheval entre les litières où ses secrétaires étaient portés, dictant quatre, six lettres à la fois, remuant Rome du fond de la Belgique, exterminant sur son chemin deux millions d’hommes, et domptant en dix années la Gaule, le Rhin et l’Océan du nord (58-49).

Ce chaos barbare et belliqueux de la Gaule, était une superbe matière pour un tel génie. De toutes parts, les tribus gauloises appelaient alors l’étranger. Par-dessus la vieille aristocratie des chefs des clans galliques, avait passé le torrent des Kimris. Le dépôt qu’il laissa fut le druidisme, religion sombre et sanguinaire, mais d’un esprit plus élevé que le culte des éléments qui auparavant dominait la Gaule.

Les romains appellent la Bretagne la patrie des druides, sans doute parce qu’alors les druides de la Gaule regardaient cette île comme le centre de leur religion. C’était ordinairement dans des îles ou des presqu’îles que se trouvaient les établissements druidiques. Les neuf vierges de l’île de Sain, endormaient à leur volonté, ou éveillaient la tempête. Celles de l’embouchure de la Loire, vivaient aussi dans des îlots, d’où elles venaient aux temps prescrits visiter la nuit leurs époux, et avant le jour elles regagnaient la terre sacrée à force de rames. D’autres sur les écueils voisins de la Bretagne, y célébraient des orgies mystérieuses, et effrayaient au loin le navigateur de leurs cris furieux et de la sinistre harmonie des cymbales barbares. Le prodigieux monument de Carnac, est dans une petite presqu’île de la grande péninsule bretonne. Selon la tradition, on portait les cadavres dans l’île d’Ouessant, et de là les âmes volaient dans l’île sainte d’Albain ou Albion, peut-être jusqu’à l’île Mona. Les Vénètes et autres tribus de notre Bretagne, étaient dans des rapports continuels avec la Grande-Bretagne, et en tiraient des secours pour leurs guerres. César nous apprend que le divitiac ou chef druidique des Suessones (Soissons), avait auparavant dominé sur une grande partie de la Gaule et sur la Bretagne. C’est en Bretagne que se réfugient les Bellovaques (Beauvais), ennemis de César. Les grandes fêtes druidiques étaient célébrées sur les frontières des Carnutes, peut-être à Genabum, île de la Loire, voisine de la ville romaine d’Orléans. Genabum (rivière coupée), est synonyme de Lutetia (fleuve partagé). Les Carnutes étaient dans la clientèle des Rhèmes (Rheims). Les Sénones (Sens), liés avec les Carnutes et avec les Parisii, avaient été clients ou vassaux des Édues (Autun), comme peut-être aussi les Bituriges (Berri). Ainsi les druides semblent avoir dominé dans les deux Bretagnes, dans les bassins de la Seine et de la Loire. Au nord, les Belges avaient repoussé les Cimbres et probablement le druidisme cimbrique. On ne cite parmi eux d’autre établissement cimbrique que la colonie d’Aduat (aduat-éduat ?), établie au centre d’une enceinte d’énormes rochers, que la nature avait préparée d’avance pour recevoir une ville druidique. Au midi, les Arvernes et toutes les populations ibériennes de l’Aquitaine, étaient généralement restés fidèles à leurs chefs héréditaires. Dans la Celtique même, les druides n’avaient pu résister au vieil esprit de clans, qu’en favorisant la formation d’une population libre dans les grandes villes, dont les chefs ou patrons étaient du moins comme les druides, électifs et à vie. Ainsi deux factions partageaient tous les états gaulois ; celle de l’hérédité, ou des chefs des clans ; celle de l’élection, ou des druides et des chefs viagers du peuple des villes. À la tête de la première se trouvaient les Édues ; à la tête de la seconde, les Arvernes et les Séquanes. Ainsi commençait dès lors l’éternelle guerre de la Bourgogne et de la Franche-Comté. Les Séquanes, opprimés par les Édues qui leur fermaient la Saône, et arrêtaient leur grand commerce de porcs, appelèrent de la Germanie des tribus étrangères au druidisme, qu’on appelait du nom commun de Suèves. Ces barbares ne demandaient pas mieux. Ils passèrent le Rhin, sous la conduite d’un Arioviste, battirent les Édues, et leur imposèrent un tribut ; mais ils traitèrent plus mal encore les Séquanes qui les avaient appelés ; ils leur prirent le tiers de leurs terres, selon l’usage des conquérants germains, et ils en voulaient encore autant. Alors, Édues et Séquanes, rapprochés par le malheur, cherchèrent d’autres secours étrangers. Deux frères étaient tout-puissants parmi les Édues ; Dumnorix (riche en forteresses), enrichi par les impôts et les péages dont il se faisait donner le monopole de gré ou de force, s’était rendu cher au petit peuple des villes, et aspirait à la tyrannie ; il se lia avec les gaulois helvétiens, épousa une Helvétienne, et engagea ce peuple à quitter ses vallées stériles pour les riches plaines de la Gaule. L’autre frère, qui était druide, titre vraisemblablement identique avec celui de Divitiac, aima mieux donner à son pays des libérateurs moins barbares. Il se rendit à Rome, et implora l’assistance du sénat, qui avait appelé les Édues parents et amis du peuple romain. Mais le chef des Suèves, qui avait envoyé de son côté, trouva le moyen de se faire donner aussi le titre d’ami de Rome. L’invasion imminente des Helvètes, obligeait probablement le sénat à s’unir avec Arioviste. Ces montagnards avaient fait depuis trois ans de tels préparatifs, qu’on voyait bien qu’ils voulaient s’interdire à jamais le retour. Ils avaient brûlé leurs douze villes, et leurs quatre cents villages, détruit les meubles et les provisions qu’ils ne pouvaient emporter. On disait qu’ils voulaient percer à travers toute la Gaule, et s’établir à l’occident, dans les pays des Santones (Saintes). Sans doute, ils espéraient trouver plus de repos sur les bords du grand océan qu’en leur rude Helvétie, autour de laquelle venaient se rencontrer et se combattre toutes les nations de l’ancien monde, Galls, Cimbres, Teutons, Suèves, Romains. En comptant les femmes et les enfants, ils étaient au nombre de trois cent soixante-dix-huit mille. Ce cortège embarrassant, leur faisait préférer le chemin de la province romaine. Ils y trouvèrent à l’entrée, vers Genève, César qui leur barra le chemin, et les amusa assez longtemps pour élever du lac au Jura un mur de dix mille pas et de seize pieds de haut. Il leur fallut donc s’engager par les âpres vallées du Jura, traverser le pays des Séquanes, et remonter la Saône. César les atteignit comme ils passaient le fleuve, attaqua la tribu des Tigurins isolée des autres, et l’extermina. César manquant de vivres par la mauvaise volonté de l’Édue Dumnorix, et du parti qui avait appelé les Helvètes, il fut obligé de se détourner vers Bibracte (Autun). Les Helvètes crurent qu’il fuyait, et le poursuivirent à leur tour. César, placé ainsi entre des ennemis et des alliés malveillants, se tira d’affaire par une victoire sanglante. Les helvètes, atteint de nouveau dans leur fuite vers le Rhin, furent obligés de rendre les armes, et de s’engager à retourner dans leur pays. Six mille d’entre eux qui s’enfuirent la nuit pour échapper à cette honte, furent ramenés par la cavalerie romaine, et, dit César, traités en ennemis. Ce n’était rien d’avoir repoussé les Helvètes, si les Suèves envahissaient la Gaule. Les migrations étaient continuelles : déjà cent vingt mille guerriers étaient passés. La Gaule allait devenir Germanie. César parut céder aux prières des Séquanes et des Édues opprimés par les barbares. Le même druide qui avait sollicité les secours de Rome, guida César vers Arioviste et se chargea d’explorer le chemin. Le chef des Suèves avait obtenu de César lui-même dans son consulat, le titre d’allié du peuple romain ; il s’étonna d’être attaqué par lui : ceci, disait le barbare, est ma Gaule à moi ; vous avez la vôtre..., si vous me laissez en repos, vous y gagnerez ; je ferai toutes les guerres que vous voudrez, sans peine ni péril pour vous... ignorez-vous quels hommes sont les Germains ? Voilà plus de quatre ans que nous n’avons dormi sous un toit. Ces paroles ne faisaient que trop d’impression sur l’armée romaine : tout ce qu’on rapportait de la taille et de la férocité de ces géants du nord, faisait frémir les petits hommes du midi. On ne voyait dans le camp que gens qui faisaient leur testament. César leur en fit honte : si vous m’abandonnez, dit-il, j’irai toujours ; il me suffit de la dixième légion. Il les mène ensuite à Besançon, s’en empare, pénètre jusqu’au camp des barbares non loin du Rhin, les force de combattre, quoiqu’ils eussent voulu attendre la nouvelle lune, et les détruit dans un furieux combat : presque tout ce qui échappa, périt dans le Rhin.

Les Gaulois du nord, Belges et autres, jugèrent, non sans vraisemblance, que si les Romains avaient chassé les Suèves, ce n’était que pour leur succéder. Ils formèrent une vaste coalition, et César saisit ce prétexte pour pénétrer dans la Belgique. Il emmenait comme guide et interprète le Divitiac des Édues ; il était appelé par les Sénons, anciens vassaux des Édues, par les Rhèmes, suzerains du pays druidique des Carnutes. Vraisemblablement, ces tribus vouées au druidisme, ou du moins au parti populaire, voyaient avec plaisir arriver l’ami des druides, et comptaient l’opposer aux Belges septentrionaux, leurs féroces voisins. C’est ainsi que, cinq siècles après, le clergé catholique des Gaules favorisa l’invasion des Francs, contre les Visigoths et les Bourguignons ariens.

C’était pourtant une sombre et décourageante perspective pour un général moins hardi, que cette guerre dans les plaines bourbeuses, dans les forêts vierges de la Seine et de la Meuse. Comme les conquérants de l’Amérique, César était souvent obligé de se frayer une route la hache à la main, de jeter des ponts sur les marais, d’avancer avec ses légions tantôt sur terre ferme, tantôt à gué ou à la nage. Les Belges entrelaçaient les arbres de leurs forêts, comme ceux de l’Amérique le sont naturellement par les lianes. Mais les Pizarre et les Cortez, avec une telle supériorité d’armes, faisaient la guerre à coup sûr ; et qu’était-ce que les Péruviens en comparaison de ces dures et colériques populations des Bellovaques et des Nerviens (Picardie, Hainaut-Flandre), qui venaient par cent mille attaquer César. Les Bellovaques et les Suessions s’accommodèrent par l’entremise du Divitiac des Édues. Mais les Nerviens, soutenus par les Atrebates et les Veromandui, surprirent l’armée romaine en marche, au bord de la Sambre, dans la profondeur de leurs forêts, et se crurent au moment de la détruire. César fut obligé de saisir une enseigne et de se porter lui-même en avant : ce brave peuple fut exterminé. Leurs alliés les Cimbres qui occupaient Aduat (Namur ?) effrayés des ouvrages dont César entourait leur ville, feignirent de se rendre, jetèrent une partie de leurs armes du haut des murs, et avec le reste attaquèrent les Romains. César en vendit comme esclaves cinquante-trois mille. Ne cachant plus alors le projet de soumettre la Gaule, il entreprit la réduction de toutes les tribus des rivages. Il perça les forêts, et les marécages des Ménapes et des Morins (Zélande et Gueldre, Gand, Bruges, Boulogne) ; un de ses lieutenants soumit les Unelles, Eburoviens et Lexoviens (Coutances, Evreux, Lisieux) ; un autre, le jeune Crassus, conquit l’Aquitaine, quoique les barbares eussent appelé d’Espagne les vieux compagnons de Sertorius. César lui-même attaqua les Vénètes, et autres tribus de notre Bretagne. Ce peuple amphibie, n’habitait ni sur la terre, ni sur les eaux : leurs forts, dans des presqu’îles, inondées et abandonnées tour à tour par le flux, ne pouvaient être assiégés ni par terre, ni par mer. Les Vénètes communiquaient sans cesse avec l’autre Bretagne, et en tiraient des secours. Pour les réduire, il fallait être maître de la mer. Rien ne rebutait César. Il fit des vaisseaux, il fit des matelots, leur apprit à fixer les navires bretons en les accrochant avec des mains de fer et fauchant leurs cordages. Il traita durement ce peuple dur : mais la petite Bretagne ne pouvait être vaincue que dans la grande. César résolut d’y passer. Le monde barbare de l’occident qu’il avait entrepris de dompter, était triple. La Gaule entre la Bretagne et la Germanie, était en rapport avec l’une et l’autre. Les Cimbri se trouvaient dans les trois pays ; les Helvii et les Boii dans la Germanie et dans la Gaule ; les Parisii et les Atrebates gaulois, existaient aussi en Bretagne. Dans les discordes de la Gaule, les Bretons semblent avoir été pour le parti druidique, comme les Germains pour celui des chefs des clans. César frappa les deux partis et au-dedans et au-dehors ; il passa l’océan, il passa le Rhin. Deux grandes tribus germaniques, les Usipiens et les Tenctères, fatigués au nord par les incursions des Suèves, comme les Helvètes l’avaient été au midi, venaient de passer aussi dans la Gaule (55). César les arrêta, et sous prétexte que pendant les pourparlers, il avait été attaqué par leur jeunesse, il fondit sur eux à l’improviste, et les massacra tous. Pour inspirer plus de terreur aux Germains, il alla chercher ces terribles Suèves, près desquels aucune nation n’osait habiter ; en dix jours il jeta un pont sur le Rhin, non loin de Cologne, malgré la largeur et l’impétuosité de ce fleuve immense. Après avoir fouillé en vain les forêts des Suèves, il repassa le Rhin, traversa toute la Gaule, et la même année s’embarqua pour la Bretagne. Lorsqu’on apprit à Rome ces marches prodigieuses, plus étonnantes encore que des victoires, tant d’audace et une si effrayante rapidité, un cri d’admiration s’éleva. On décréta vingt jours de supplications aux dieux. Au prix des exploits de César, disait Cicéron, qu’a fait Marius ? Lorsque César voulut passer dans la Grande Bretagne, il ne put obtenir des Gaulois aucun renseignement sur l’île sacrée. L’Édue Dumnorix déclara que la religion lui défendait de suivre César ; il essaya de s’enfuir, mais le Romain qui connaissait son génie remuant, le fit poursuivre avec ordre de le ramener mort ou vif ; il fut tué en se défendant.

La malveillance des Gaulois faillit être funeste à César dans cette expédition. D’abord ils lui laissèrent ignorer les difficultés du débarquement. Les hauts navires qu’on employait sur l’océan tiraient beaucoup d’eau et ne pouvaient approcher du rivage. Il fallait que le soldat se précipitât dans cette mer profonde, et qu’il se formât en bataille au milieu des flots. Les barbares dont la grève était couverte, avaient trop d’avantage. Mais les machines de siége vinrent au secours, et nettoyèrent le rivage par une grêle de pierres et de traits. Cependant l’équinoxe approchait ; c’était la pleine lune, le moment des grandes marées. En une nuit la flotte romaine fut brisée, ou mise hors de service. Les barbares qui dans le premier étonnement avaient donné des otages à César, essayèrent de surprendre son camp. Vigoureusement repoussés, ils offrirent encore de se soumettre. César leur ordonna de livrer des otages deux fois plus nombreux ; mais ses vaisseaux étaient réparés, il partit la même nuit sans attendre leur réponse. Quelques jours de plus, la saison ne lui eût guères permis le retour. L’année suivante, nous le voyons presque en même temps en Illyrie, à Trèves, en Bretagne. Il n’y a que les esprits de nos vieilles légendes qui aient jamais voyagé ainsi. Cette fois, il était conduit en Bretagne par un chef fugitif du pays qui avait imploré son secours. Il ne se retira pas sans avoir mis en fuite les Bretons, assiégé le roi Caswallawn dans l’enceinte marécageuse où il avait rassemblé ses hommes et ses bestiaux. Il écrivit à Rome qu’il avait imposé un tribut à la Bretagne, et y envoya en grande quantité les perles de peu de valeur qu’on recueillait sur les côtes.

Depuis cette invasion dans l’île sacrée, César n’eut plus d’amis chez les Gaulois. La nécessité d’acheter Rome aux dépens des Gaules, de gorger tant d’amis qui lui avaient fait continuer le commandement pour cinq années, avait poussé le conquérant aux mesures les plus violentes. Selon un historien, il dépouillait les lieux sacrés, mettait des villes au pillage sans qu’elles l’eussent mérité. Partout il établissait des chefs dévoués aux Romains, et renversait le gouvernement populaire. La Gaule payait cher l’union, le calme et la culture dont la domination romaine devait lui faire connaître les bienfaits.

La disette obligeant César de disperser ses troupes, l’insurrection éclate partout. Les Eburons massacrent une légion, en assiégent une autre. César, pour délivrer celle-ci, passe avec huit mille hommes à travers soixante mille Gaulois. L’année suivante, il assemble à Lutèce les états de la Gaule. Mais les Nerviens et les Tréviriens, les Sénonais et les Carnutes, n’y paraissent pas. César les attaque séparément et les accable tous. Il passe une seconde fois le Rhin, pour intimider les Germains qui voudraient venir au secours. Puis, il frappe à la fois les deux partis qui divisaient la Gaule ; il effraie les Sénonais, parti druidique et populaire (?), par la mort d’Acco, leur chef, qu’il fait solennellement juger et mettre à mort ; il accable les Eurons, parti barbare et ami des Germains, en chassant leur intrépide Ambiorix dans toute la forêt d’Ardenne, et les livrant tous aux tribus gauloises qui connaissaient mieux leurs retraites dans les bois et les marais, et qui vinrent avec une lâche avidité, prendre part à cette curée. Les légions fermaient de toutes parts ce malheureux pays, et empêchaient que personne pût échapper. Ces barbaries réconcilièrent toute la Gaule contre César (52). Les druides et les chefs des clans se trouvèrent d’accord pour la première fois. Les Édues même étaient, au moins secrètement, contre leur ancien ami. Le signal partit de la terre druidique des Carnutes et de Genabum même ; répété par des cris à travers les champs et les villages, il parvint le soir même à cent cinquante milles, chez les Arvernes, autrefois ennemis du parti druidique et populaire, aujourd’hui ses alliés. Le Vercingétorix (général en chef) de la confédération, fut un jeune Arverne, intrépide et ardent. Son père, l’homme le plus puissant des Gaules dans son temps, avait été brûlé, comme coupable d’aspirer à la royauté. Héritier de sa vaste clientèle, le jeune homme repoussa toujours les avances de César, et ne cessa, dans les assemblées, dans les fêtes religieuses, d’animer ses compatriotes contre les romains. Il appela aux armes jusqu’aux serfs des campagnes ; et déclara que les lâches seraient brûlés vifs ; les fautes moins graves devaient être punies de la perte des oreilles ou d’un œil.

Le plan du général gaulois était d’attaquer à la fois la province au midi, au nord les quartiers des légions. César qui était en Italie, devina tout, prévint tout. Il passa les Alpes, assura la province, franchit les Cévennes à travers six pieds de neige, et apparut tout à coup chez les Arvernes. Le chef gaulois, déjà parti pour le nord, fut contraint de revenir ; ses compatriotes voulaient défendre leurs familles. C’était tout ce que voulait César ; il quitte son armée, sous prétexte de faire des levées chez les Allobroges, remonte le Rhône, la Saône, sans se faire connaître, par les frontières des Édues, rejoint et rallie ses légions. Pendant que le Vercingétorix croit l’attirer en assiégeant la ville éduenne de Gergovie (Moulins), César massacre tout dans Genabum. Les Gaulois accourent, et c’est pour assister à la prise de Noviodunum.

Alors le Vercingétorix déclare aux siens qu’il n’y a point de salut s’ils ne parviennent à affamer l’armée romaine ; le seul moyen pour cela est de brûler eux-mêmes leurs villes. Ils accomplissent héroïquement cette cruelle résolution. Vingt cités des Bituriges furent brûlées par leurs habitants. Mais quand ils en vinrent à la grande Agendicum (Bourges), les habitants embrassèrent les genoux du Vercingétorix, et le supplièrent de ne pas ruiner la plus belle ville des Gaules. Ces ménagements firent leur malheur. La ville périt de même, mais par César, qui la prit avec de prodigieux efforts. Cependant les Édues s’étaient déclarés contre César, qui, se trouvant sans cavalerie par leur défection, fut obligé de faire venir des Germains pour les remplacer. Labienus, lieutenant de César, eût été accablé dans le nord, s’il ne s’était dégagé par une victoire (entre Lutèce et Melun). César lui-même échoua au siége de Gergovie des Arvernes. Ses affaires allaient si mal, qu’il voulait gagner la province romaine. L’armée des Gaulois le poursuivit et l’atteignit. Ils avaient juré de ne point revoir leur maison, leur famille, leurs femmes et leurs enfants, qu’ils n’eussent, au moins deux fois, traversé les lignes ennemies. Le combat fut terrible ; César fut obligé de payer de sa personne, il fut presque pris, et son épée resta entre les mains des ennemis. Cependant un mouvement de la cavalerie germaine au service de César, jeta une terreur panique dans les rangs des Gaulois, et décida la victoire.

Ces esprits mobiles tombèrent alors dans un tel découragement, que leur chef ne put les rassurer qu’en se retranchant sous les murs d’Alésia, ville forte située au haut d’une montagne (dans l’Auxois). Bientôt atteint par César, il renvoya ses cavaliers, les chargea de répandre par toute la Gaule qu’il avait des vivres pour trente jours, et d’amener à son secours tous ceux qui pouvaient porter les armes. En effet, César n’hésita point d’assiéger cette grande armée. Il entoura la ville et le camp gaulois d’ouvrages prodigieux. D’abord trois fossés, chacun de quinze ou vingt pieds de large et de profondeur, un rempart de douze pieds, huit rangs de petits fossés, dont le fond était hérissé de pieux et couvert de branchages et de feuilles, des palissades de cinq rangs d’arbres, entrelaçant leurs branches. Ces ouvrages étaient répétés du côté de la campagne, et prolongés dans un circuit de quinze milles. Tout cela fut terminé en moins de cinq semaines, et par moins de soixante mille hommes.

La Gaule entière vint s’y briser. Les efforts désespérés des assiégés réduits à une horrible famine, ceux de deux cent cinquante mille Gaulois, qui attaquaient les Romains du côté de la campagne, échouèrent également. Les assiégés virent avec désespoir leurs alliés, tournés par la cavalerie de César, s’enfuir et se disperser. Le Vercingétorix, conservant seul une âme ferme au milieu du désespoir des siens, se désigna et se livra comme l’auteur de toute la guerre. Il monta sur son cheval de bataille, revêtit sa plus riche armure, et après avoir tourné en cercle autour du tribunal de César, il jeta son épée, son javelot et son casque aux pieds du romain, sans dire un seul mot.

L’année suivante, tous les peuples de la Gaule essayèrent encore de résister partiellement, et d’user les forces de l’ennemi qu’ils n’avaient pu vaincre. La seule Uxellodunum (Cap-De-Nac, dans le Quercy) arrêta longtemps César. L’exemple était dangereux ; il n’avait pas de temps à perdre en Gaule ; la guerre civile pouvait commencer à chaque instant en Italie ; il était perdu s’il fallait consumer des mois entiers devant chaque bicoque. Il fit alors, pour effrayer les Gaulois, une chose atroce, dont les Romains du reste, n’avaient que trop souvent donné l’exemple ; il fit couper le poing à tous les prisonniers. Dès ce moment (50), il changea de conduite à l’égard des gaulois : il fit montre envers eux d’une extrême douceur ; il les ménagea pour les tributs au point d’exciter la jalousie de la province. Ce tribut fut même déguisé sous le nom honorable de solde militaire. Il engagea à tout prix leurs meilleurs guerriers dans ses légions ; il en composa une légion toute entière, dont les soldats portaient une alouette sur leur casque, et qu’on appelait pour cette raison l’alanda. Sous cet emblème tout national de la vigilance matinale et de la vive gaîté, ces intrépides soldats passèrent les Alpes en chantant, et jusqu’à Pharsale, poursuivirent de leurs bruyants défis les taciturnes légions de Pompée. L’alouette gauloise, conduite par l’aigle romaine, prit Rome pour la seconde fois, et s’associa aux triomphes de la guerre civile. La Gaule, garda pour consolation de sa liberté, l’épée que César avait perdue dans la dernière guerre. Les soldats romains voulaient l’arracher du temple où les Gaulois l’avaient suspendue : laissez-la, dit César en souriant, elle est sacrée.

Quels événements avaient eu lieu dans Rome pendant la longue absence de César ? Nous trouverons dans ce récit et l’explication des causes de la guerre civile, et la justification du vainqueur. Dix années d’anarchie, de misérables agitations sans résultat. On sent que le pouvoir est vacant, et que la république attend de la Gaule un maître, un pacificateur. Quelques milliers d’affranchis sur la place, gagnant leur vie à représenter le peuple romain, chassés alternativement par deux ou trois cents gladiateurs de Milon ou de Clodius. Cicéron, louant Pompée, louant César, tout en écrivant contre eux, et répétant à satiété une hymne uniforme à la gloire de son consulat, et Catilina, et les feux et les poignards (vous savez, écrit-il à Atticus, le secret de toute cette enluminure). Pompée, nouveau marié à cinquante ans, attendant paresseusement dans ses jardins que Rome le prenne pour maître par lassitude, et croyant acheter le peuple avec un théâtre et cinq cents lions. Au milieu de tout cela, pour l’amusement de Rome, le stoïcisme cynique de Caton, d’Ateïus, de Favonius, génies durs et étroits, qui ne savent ni agir, ni laisser agir ; Caton, cédant sa femme au riche Hortensius en vertu des lois de Lycurgue (il la donna jeune, et la reprit riche) ; Caton qui propose au sénat de livrer aux Germains le vainqueur des Gaules ; tandis que le farouche Ateïus allume un brasier sur le passage de Crassus, lui prédit sa défaite en Syrie, le maudit, se maudit lui-même, et commence avec ses imprécations homicides la défaite des légions qu’achèveront les flèches des Parthes. Avant que César partît pour la Gaule, un Vettius assurait que Cicéron et Lucullus l’avait sollicité de tuer César et Pompée. Vettius ne put rien prouver, et fut lui-même tué en prison. Ce qui était plus certain, c’est que Cicéron s’enhardissait à parler contre les deux grandes puissances de Rome. En défendant son collègue Antonius, accusé de concussion, il avait déploré l’état où ils avaient réduit la république. Ses paroles furent rapportées ad quosdam viros fortes, et à l’instant Pompée et César résolurent de lancer contre lui un homme à eux, plein d’ardeur et d’éloquence, le jeune Clodius. Ils voulaient l’élever au tribunat. Mais il était patricien. Ils le firent le même jour adopter par un plébéien.

Clodius avait un trop juste sujet d’accusation. Cicéron dans son consulat avait, sur une vague autorisation du sénat, violé la loi Sempronia, et mis à mort des citoyens romains. Toutefois beaucoup de gens étaient intéressés à soutenir l’accusé. Mais il eût fallu livrer une bataille dans Rome ; il aima mieux s’exiler (58). Ce succès donna tant d’insolence à Clodius qu’il cessa de ménager ses maîtres, César et Pompée. Il fit plus d’une fois insulter Pompée par le peuple, et tenta, dit-on, de le tuer. Celui-ci regretta Cicéron, et pour le faire rappeler, il suscita Milon, homme de main, comme Clodius, et propre à lui livrer bataille avec ses gladiateurs. Cicéron de retour, fut dès lors le docile agent de Pompée. Tous deux encouragèrent Milon contre Clodius, et Cicéron alla jusqu’à dire que celui-ci était une victime réservée à l’épée de Milon. Ce langage fut entendu. Les deux ennemis s’étant rencontrés sur la voie Appienne, Clodius fut blessé ; Milon le fit poursuivre et achever. Pompée débarrassé de Clodius, n’avait plus besoin de Milon, et commençait à le craindre. Il se fit nommer par le sénat seul consul pour rétablir l’ordre, désigna ceux entre lesquels on devait tirer au sort les juges de Milon, et entoura la place de soldats. Cicéron, qui s’était chargé de défendre l’accusé, eut peur, et ne dit pas grand chose. Milon s’exila à Marseille (52).

J’ai voulu réunir ces faits, moins importants qu’on ne l’a dit. Je remonte quatre ans plus haut. La cinquième année du commandement de César en Gaule, Pompée et Crassus effrayés de ses succès, craignirent de rester désarmés en présence d’un pareil homme, et se firent donner pour cinq ans l’un l’Espagne, l’autre la Syrie. Mais ils ne purent empêcher César d’obtenir la Gaule pour le même temps (56).

Crassus était jaloux des prodigieuses richesses que Gabinius venait de rapporter de l’orient. Cet homme avide avait pillé la Judée, pillé l’Égypte, rétabli dans ce royaume à prix d’argent l’indigne Ptolémée Aulète, et il aurait bien voulu encore aller chez les Parthes, mettre au pillage Ctésiphon et Séleucie. Les chevaliers romains, mécontents de Gabinius qui, dans l’orient, les empêchait de voler pour voler lui-même, le firent accuser par Cicéron, qui ne rougit pas de le défendre ensuite à la prière de Pompée. Crassus eut la Syrie, c’est-à-dire la guerre des Parthes, objet de son ambition (55-4). Cette cavalerie scythique qui se recrutait par des achats d’esclaves, comme les mameluks modernes, campait sur l’ancien empire des Séleucides, dans la haute Asie. Hommes et chevaux, étaient bardés de fer ; leurs armes étaient des flèches terribles, meurtrières et dans l’attaque, et dans la fuite, lorsque le cavalier barbare, courant à toute bride, les décochait par-dessus l’épaule. L’empire des Parthes était fermé aux étrangers, comme aujourd’hui celui de la Chine. Malgré l’opposition du tribun Ateïus, malgré les avis des rois de Galtie et d’Arménie, le vieux Crassus se laisse conduire par un traître dans la plaine aride de Charres. Là, les lourdes légions se voient environnées d’une cavalerie qu’elles ne peuvent ni éviter, ni poursuivre. Les barbares les criblent à plaisir de leurs longues flèches, clouent l’homme à la cuirasse, et la main au bouclier. Le Suréna (ou général), fardé, parfumé comme une femme, invite gracieusement Crassus à une entrevue, et lui fait couper la tête. Sans le lieutenant Cassius, les Parthes vainqueurs envahissaient la Syrie (54).

Crassus étant mort, il restait deux hommes dans l’empire, Pompée et César. Pompée avait obtenu ce qu’il recherchait depuis longtemps avec une hypocrite modération. Le désordre était venu au point que le sénat avait fini par le charger de réformer la république. Il commença par faire passer une loi qui défendait à ceux qui avaient exercé quelque charge à Rome, de gouverner une province avant cinq ans, et lui-même se fit donner l’Espagne. Puis, s’armant d’une sévérité stoïque, il fit poursuivre ceux qui avaient malversé dans les charges depuis vingt années, période qui embrassait le consulat de César. Milon, Gabinius, Memmius, Sextus, Scaurus, Hypacus furent successivement condamnés. Pompée frappait ainsi ses ennemis, et faisait trembler tous les autres. Mais quand on en vint à son beau-père Scipion, l’inflexible réformateur prit une robe de deuil, intimida les juges, et prit l’accusé pour collègue dans le consulat.

Pompée régnait à Rome, il voulait régner dans l’empire. Pour cela il fallait désarmer César. Il exigea d’abord qu’il lui renvoyât deux légions, sous prétexte de faire la guerre aux Parthes. César demandait qu’il lui fût permis, quoique absent, de se mettre sur les rangs pour le consulat. La loi y était contraire. Pompée s’empressa de déclarer qu’on dérogerait à la loi en faveur de César, et en même temps il suscitait le consul Marcellus pour s’y opposer. Pompée venant d’obtenir l’Espagne et l’Afrique, César était perdu s’il ne conservait les Gaules. Caton annonçait hautement qu’il l’accuserait dès qu’il rentrerait dans Rome. Cependant César offrait de poser les armes si Pompée les quittait aussi. La loi était pour Pompée, l’équité pour César. Il était soutenu par les tribuns, Curion et Antoine, qu’il avait achetés. Telle était la violence des pompéiens, de Marcellus, de Lentulus et de Scipion, qu’ils chassèrent les tribuns du sénat. Ces magistrats se sauvèrent de Rome en habits d’esclaves, se réfugièrent au camp de César, et par là donnèrent à ses démarches la seule chose qui leur manquât, la légalité.

Il eut la loi pour lui, et il avait déjà la force. L’armée de César était composée en grande partie de barbares, infanterie pesante de la Belgique, infanterie légère de l’Arvernie et de l’Aquitaine, archers ruthènes, cavaliers germains, gaulois et espagnols ; la garde personnelle du général, sa cohorte prétorienne, était espagnole. Ce qu’on rapporte de l’ardeur de ses soldats, cette soif de péril, ce dévouement à la vie et à la mort, cette valeur furieuse, tout cela caractérise assez les barbares. Devant Marseille, un seul homme se rend maître de tout un vaisseau ; un autre à Dyrrachium reçoit trois blessures, et cent trente coups sur son bouclier. En Afrique, Scipion fait massacrer l’équipage d’un vaisseau et veut épargner un Granius. Les soldats de César, dit celui-ci, sont habitués à donner la vie, non à la recevoir ; il se coupa la gorge. Avant la bataille de Pharsale, un vieux centurion s’écria : César, tu me loueras aujourd’hui mort ou vivant, et il s’élance dans les rangs des pompéiens ; cent vingt soldats se dévouèrent avec lui. Il faut ajouter que parmi ces hommes terribles, il y en avait que César avait sauvés de l’amphithéâtre. Quand les spectateurs voulaient la mort d’un brave gladiateur, César le faisait enlever de l’arène. Comment s’étonner que ces gens-là se fissent tuer pour lui ?

Du côté de Pompée, ce n’était que faiblesse et imprévoyance ; de beaux noms et des titres vides ; le sénat et le peuple, comme s’il y eût eu encore un peuple ; Rome, Caton, Cicéron, les consuls. On lui demandait quelles étaient ses ressources militaires : ne vous inquiétez pas, disait-il, il me suffit de frapper du pied la terre pour en faire sortir des légions. — Frappez donc, lui dit Favonius, lorsqu’on apprit que César avait passé la nuit le Rubicon, limite de sa province, et s’était emparé d’Ariminum. On connaissait si bien la célérité de ses marches, qu’on le crut aux portes de Rome. Pompée s’enfuit avec tout le sénat. Lentulus s’enfuit, et si vite, qu’ayant ouvert le trésor public, il ne prit pas le temps de le refermer. Cependant César s’emparait de Corfinium, sans doute pour empêcher Pompée de faire des levées chez les Marses qui lui étaient favorables. Il passa de là à Brindes ; mais Pompée ne s’arrêta que de l’autre côté de l’Adriatique.

César n’avait pas de vaisseaux, et, d’ailleurs, il estimait à leur juste valeur les ressources militaires que Pompée pouvait trouver dans l’orient. La force réelle des Pompéiens était en Espagne : César se hâta d’y passer. Allons, dit-il, combattre une armée sans général, nous combattrons ensuite un général sans armée. C’était d’un mot résumer toute la guerre.

Cette guerre d’Espagne fut rude. César souffrit beaucoup de l’âpreté des lieux, de l’hiver, et surtout de la famine. Il se trouva quelque temps comme enfermé entre deux rivières : mais il nous apprend lui-même ce qui lui donna l’avantage. Les légions d’Espagne avaient désappris la tactique romaine, et n’avait pas encore celle des Espagnols. Elles fuyaient comme les barbares, mais se ralliaient difficilement. L’humanité de César, comparée à la cruauté de Petreius, un de leurs généraux, acheva de gagner les Pompéiens. Ils traitèrent malgré Petreius. Au retour, César réduisit Marseille, qui s’obstinait dans le parti de Pompée. Ces Grecs qui avaient toujours eu le monopole du commerce de la Gaule, étaient jaloux sans doute de la faveur avec laquelle César traitait les barbares gaulois. Il ne resta qu’un moment à Rome, pour soulager les débiteurs et réhabiliter les enfants des proscrits. Dictateur pendant douze jours, il se fit donner le consulat pour l’année suivante, et passa en Grèce (48). Ce fut là certainement la plus forte épreuve pour la fortune de César. Les Pompéiens étaient maîtres de la mer : ils pouvaient surprendre sa petite flotte, et sans peine ni danger couler bas ses invincibles légions. César divisa le péril ; il passa d’abord avec la moitié de ses troupes, puis le reste trouva le moyen de le rejoindre. L’incapable Bibulus, qui s’était laissé tromper ainsi deux fois, rencontra les vaisseaux de César, mais après le débarquement ; il les brûla de fureur avec les matelots qui les montaient. Quelques jeunes recrues, malades de la mer, qui se livrèrent aussi aux Pompéiens, furent de même égorgées sans pitié. Il est curieux de voir dans César les prodigieuses ressources, dont Pompée disposait. Pompée, ayant eu un an de loisir pour rassembler des troupes, avait tiré de l’Asie, des Cyclades, de Corcyre, d’Athènes, du Pont, de la Bithynie, de la Syrie, de la Phénicie, de la Cilicie et de l’Egypte, une flotte nombreuse... etc.

César, ayant réussi à passer malgré Bibulus, entreprit d’assiéger Pompée, près de Dyrrachium, d’assiéger une armée plus nombreuse que la sienne, et approvisionnée par la mer. Il fallait qu’il méprisât bien ses ennemis. Mais il n’avait pas calculé la difficulté qu’il éprouverait pour nourrir les siens dans un pays où tout était contre lui. La chose traînant en longueur, ils furent obligés de faire du pain avec de l’herbe, mais ils n’en étaient pas plus découragés. Ils jetaient de ce pain dans le camp des Pompéiens, pour leur montrer de quelle nourriture savaient vivre les soldats de César. Nous mangerons des écorces d’arbres, disaient-ils, avant de lâcher Pompée. La belle jeunesse de Rome qui était venue pour finir bien vite la guerre par une glorieuse victoire, avait horreur de ces bêtes sauvages.

Cependant les estomacs du nord sont exigeants et voraces ; les Gaulois de César se trouvèrent bientôt réduits à une extrême faiblesse. Les Pompéiens dans une sortie les poursuivirent jusqu’à leur camp, et les y auraient forcés, si Pompée n’eût manqué à sa fortune. César n’attendit pas une épreuve nouvelle. Il décampa, et partit pour la Thessalie et la Macédoine, où du moins les subsistances ne pouvaient lui manquer. Plusieurs conseillaient à Pompée de repasser en Italie, de reprendre l’Espagne, de recouvrer ainsi les provinces les plus belliqueuses de l’empire. Mais comment abandonner tout l’orient au pillage des barbares ? Comment trahir tant d’alliés ? Les chevaliers romains étaient ruinés si César ravageait la Grèce et l’Asie. Et puis, Pompée ne pouvait se décider à laisser en Macédoine Scipion, le père de la jeune et belle Cornélie, sa nouvelle épouse. Dans une armée si noblement composée, où il y avait tant de consulaires, tant de sénateurs, tant de chevaliers, le général avait au-dessus de lui je ne sais combien de généraux. Depuis qu’ils croyaient César en fuite, ils accusaient sérieusement Pompée de ne pas vouloir vaincre. Domitius demandait combien de temps le nouvel Agamemnon, le roi des rois, comptait faire durer la guerre. Cicéron et Favonius conseillaient à leurs amis de renoncer pour cette année à manger des figues de Tusculum. Afranius qu’on accusait d’avoir vendu l’Espagne à César, s’étonnait que Pompée évitât de se mesurer avec ce marchand qui ne savait que trafiquer des provinces.

Mais le plus confiant, le plus insolent de tous, était Labienus, lieutenant de César dans les Gaules, qui avait passé du côté de Pompée. Il avait juré solennellement de ne poser les armes qu’après avoir vaincu son ancien général. Il obtint qu’on lui livrât les prisonniers faits à Dyrrachium, les regarda un à un, en disant : eh ! Bien, mes vieux compagnons, les vétérans ont donc pris l’habitude de fuir ; et il les fit tous égorger. Dans une entrevue avec les Césariens, il leur dit : nous vous accorderons la paix, quand vous nous apporterez la tête de César. Les amis de Pompée étaient si sûrs de vaincre, qu’ils se disputaient déjà les consulats et les prétures. Quelques-uns envoyaient à Rome retenir près de la place des maisons en vue du peuple, et bien situées pour la brigue des emplois. Une seule chose les embarrassait : c’était de savoir qui aurait la charge de grand pontife, dont César était revêtu ; Spinther et Domitius étaient bien appuyés, mais Scipion était beau-père de Pompée ; il avait des chances. En attendant, ils avaient, la veille de la bataille, préparé une grande fête. Les tentes étaient jonchées de feuillages, et la table mise. Aussi, à Pharsale, ce ne fut pas César qui attaqua, mais les Pompéiens. Il allait tourner vers la Macédoine ; il pouvait leur échapper. Heureusement Pompée était fort en cavalerie ; il avait jusqu’à sept mille chevaliers romains ; placée à l’aile gauche, cette troupe superbe se chargeait d’envelopper César par un mouvement rapide, et de tailler en pièces la fameuse dixième légion. César, qui s’attendait à cette manoeuvre, avait placé derrière six cohortes qui devaient au moment de la charge se porter au premier rang, et au lieu de lancer le pilum, en présenter la pointe à ces brillants cavaliers. César ne dit qu’un mot aux siens : soldat, frappe au visage. C’était là justement que la belle jeunesse de Rome craignait le plus d’être blessée. Ils aimèrent mieux être déshonorés que défigurés, et s’enfuirent à toute bride.

Au centre, César ordonna à ses soldats de courir à grands cris sur l’ennemi. Celui qui donnait un pareil ordre, connaissait merveilleusement le génie des barbares qu’il conduisait. Pompée n’attendit pas l’issue du combat. Quand il vit sa cavalerie en fuite, il rentra dans son camp, comme frappé de stupeur. Il ne fut tiré de cet état que par les cris de ceux qui vinrent bientôt attaquer ses retranchements. Alors il s’enfuit vers la mer, et s’embarqua pour Lesbos, où il avait laissé sa femme. Quelques-uns lui conseillaient de se retirer chez les Parthes. On prétend qu’il craignit pour sa jeune épouse les outrages de ces barbares qui ne respectaient rien. Il aima mieux chercher un asile auprès du roi jeune d’Égypte, Ptolémée Dionysos, dont il avait été nommé le tuteur. Les précepteurs grecs qui régnaient au nom du petit prince, sentirent que leur autorité cessait, si Pompée mettait le pied en Egypte ; ils le firent égorger dans la barque qui l’amenait au rivage. Cependant César avait achevé sa victoire. Dès qu’elle fut décidée, il courut tout le champ de bataille, en criant : sauvez les citoyens romains. Lorsqu’on lui amena Brutus et les autres sénateurs, il les assura de son amitié. Il parcourut ensuite le champ de bataille, et dit avec douleur en voyant tous ces morts : ils l’ont voulu ! Si j’eusse posé les armes, j’étais condamné. De là il passa en Asie, et déchargea la province du tiers des impôts. Arrivé à Alexandrie, le rhéteur qui avait conseillé la mort de Pompée, vint mettre sa tête aux pieds du vainqueur. César en eut horreur, et versa quelques larmes. Les conseillers du roi d’Égypte avaient espéré que César leur saurait gré de leur crime, et confirmerait à leur élève le titre de roi que lui disputait sa soeur aînée, Cléopâtre. César manda secrètement à la jeune reine de revenir. Elle partit sur le champ, n’emmenant de tous ses amis qu’Apollodore de Sicile ; elle se jeta dans un petit bateau, arriva de nuit devant Alexandrie, et ne sachant comment y pénétrer sans être reconnue, elle se mit dans un paquet de hardes qu’Apollodore entra sur ses épaules par la porte même du palais.
Cette espièglerie audacieuse plut à César. Le matin il fit venir le jeune roi pour le réconcilier avec Cléopâtre. Mais dès que Ptolémée aperçut sa soeur qu’il croyait bien loin, il s’écria qu’il était trahi. Ses clameurs ameutèrent les gens du palais, et
bientôt toute Alexandrie. César se trouvait dans le plus grand danger ; presque seul au milieu d’une ville immense, d’une populace innombrable, mobile comme la Grèce et barbare comme l’Egypte, qui était habituée à faire et renverser ses maîtres dans ses révolutions capricieuses. Aussi riche, aussi peuplée que Rome, cette capitale de l’orient n’était pas moins fière. Les alexandrins avaient déjà trouvé fort mauvais que César entrât avec les licteurs et les faisceaux ; cela, disaient-ils, tendait à éclipser la majesté du grand roi d’Egypte ? La populace était encore animée par les conseillers du roi qui voyaient leur règne fini, et qui auraient bien voulu se débarrasser du vainqueur comme ils avaient fait du vaincu. Le seul moyen d’apaiser le peuple eût été de livrer Cléopâtre. César soutint un siége plutôt que de faire une telle lâcheté. Les Alexandrins voulaient s’emparer de sa flotte qui était dans leur port ; il la brûla. L’incendie gagna de l’arsenal au palais, et consuma la grande bibliothèque des Ptolémées. Enfin César trouva moyen de gagner l’île de Pharos, reçut des secours par mer, et rentrant en vainqueur dans Alexandrie, il partagea le trône d’Égypte entre Cléopâtre et son plus jeune frère, Ptolémée Néoteros. L’autre Ptolémée avait péri. On a fort reproché à César ce long séjour en Égypte ; mais d’abord il nous apprend lui-même qu’il y fut retenu quelque temps par les vents étésiens. Quant à l’imprudence héroïque de venir tout seul donner des lois à un grand royaume, il faut dire que César comptait sur l’ascendant de son nom, et il avait droit d’y compter. Naguère, passant d’Europe en Asie sur un vaisseau, il avait rencontré une grande flotte ennemie que commandait Cassius ; il lui ordonna de se rendre, et fut obéi. Qui pouvait croire que ces moucherons du Nil oseraient s’attaquer au vainqueur des Gaules ?
Avant de retourner en occident (47) et d’y poursuivre les Pompéiens, il fit un tour en Asie et défit Pharnace, fils de Mithridate qui avait battu quelques troupes romaines et envahi la Cappadoce et la Bithynie. La facilité avec laquelle il termina cette guerre, lui faisait dire : heureux Pompée, d’être devenu grand à si bon marché. Il écrivit ces trois mots à Rome : veni, vidi, vici. Après avoir détruit Pompée, il détruisait sa gloire.

L’Italie avait grand besoin du retour de César. Son lieutenant Antoine, et le tribun Dolabella avaient bouleversé Rome en son absence. Comme les lieutenants d’Alexandre, en Macédoine et à Babylone, pendant l’expédition des Indes, ils semblaient croire que le maître ne reviendrait jamais de si loin. D’autre part, les soldats se soulevaient et tuaient leurs chefs. Sachant qu’on avait besoin d’eux pour combattre les Pompéiens en Afrique, ils croyaient tout obtenir. César les accabla d’une seule parole : citoyens, leur dit-il, et déjà ils furent atterrés de ne plus être appelés soldats, citoyens, vous avez assez de fatigues et de blessures, je vous délie de vos serments. Ceux qui ont fini leur temps seront payés jusqu’au dernier sesterce. Ils le supplièrent alors de leur permettre de rester avec lui. Il fut inflexible. Il leur donna des terres, mais éloignées les unes des autres, leur paya une partie de l’argent qu’il leur avait promis, et s’engagea à acquitter le reste avec les intérêts. Il n’y en eut pas un qui ne s’obstinât à le suivre.

Les Pompéiens s’étaient réunis en Afrique sous Scipion, beau-père de Pompée. Les Scipions, disait-on, devaient toujours vaincre en Afrique. César voulut qu’un Scipion commandât aussi son armée. Il déclara céder le commandement à un Scipio Sallutio, pauvre homme qui se trouvait dans ses troupes, fort obscur et fort méprisé. L’autre Scipion, auquel Caton s’était obstiné à céder le commandement par un scrupule absurde, avait intéressé à sa cause le Mauritanien Juba, en lui promettant toute l’Afrique. Cette alliance lui donna tous les Numides, et avec leur cavalerie les moyens d’affamer l’armée de César. Les affaires de celui-ci allaient fort mal, lorsque Scipion le sauva en lui offrant la bataille. César, par une marche rapide, attaqua séparément les trois camps des Pompéiens, et détruisit cinquante mille hommes sans perdre cinquante des siens.

Caton était resté à Utique, pour contenir cette ville ennemie des Pompéiens, et dont Scipion eût, sans lui, fait égorger tous les habitants. Les commerçants italiens d’Utique ne se soucièrent pas de risquer leurs esclaves qui faisaient leur richesse, en les armant pour défendre la ville. Caton voyant qu’il n’y avait pas moyen de résister, fit échapper les sénateurs qui se trouvaient avec lui, et prit la résolution de se donner la mort. Après le bain et le souper, il conféra longuement avec ses Grecs qui ne le quittaient pas ; puis il se retira, lut dans son lit le dialogue de Platon sur l’immortalité de l’âme, et chercha son épée. Ne la trouvant pas sous son chevet, il appela un esclave et la lui demanda. L’esclave ne répondit rien, et Caton continua de lire, en ordonnant qu’on la cherchât. Quand il eût achevé, il appela tous ses esclaves l’un après l’autre ; indigné de leur silence, il s’écria : est-ce que vous voulez me livrer, et il en frappa un au visage si violemment, qu’il se blessa lui-même la main. Alors son fils et ses amis fondant en larmes, lui envoyèrent son épée par un enfant. Je suis donc mon maître, dit-il. Il relut deux fois le Phédon, se rendormit, et si bien que de la chambre voisine on l’entendait ronfler. Vers minuit, il envoya à la mer pour s’assurer du départ de ses amis, et soupira profondément en apprenant que la mer était orageuse. Comme les oiseaux commençaient à chanter, dit Plutarque, il se rendormit de nouveau. Mais au bout de quelque temps, il se leva, et s’enfonça son épée dans le corps. Sa main étant enflée du coup qu’il avait donné à l’esclave, la force lui manqua. Les siens accoururent au bruit de sa chute, et virent avec horreur ses entrailles hors de son corps. Il vivait pourtant et les regardait fixement. Son médecin banda la plaie, mais dès qu’il revint à lui-même, il arracha l’appareil, et expira sur-le-champ. La vieille république sembla tuée avec Caton. Le retour de César dans Rome fut la véritable fondation de l’empire. Nous réunirons ici tous les traits de ce grand tableau, quoique dans une chronologie rigoureuse, plusieurs de ces faits doivent se placer plus tôt ou plus tard. La victoire de César eut tous les caractères d’une invasion de barbares dans Rome et dans le sénat. Dès le commencement de la guerre civile, il avait donné le droit de cité à tous les Gaulois, entre les Alpes et le Pô. Il mit au nombre des sénateurs, une foule de centurions gaulois de son armée ; il y mit des soldats, des affranchis. Les vainqueurs de Pharsale vinrent bégayer le latin à côté de Cicéron. On afficha dans Rome un mot piquant contre les nouveaux pères conscrits : le public est prié de ne point indiquer aux sénateurs le chemin du sénat. On chantait aussi. César conduit les Gaulois derrière son char, mais c’est pour les mener au sénat ; ils ont laissé l’habillement celtique pour prendre le laticlave.

Rien d’étonnant si ce sénat demi barbare accumula sur César tous les pouvoirs et tous les titres : pouvoir de juger les Pompéiens, droit de paix et de guerre, droit de distribuer les provinces entre les préteurs (sauf les provinces consulaires), tribunat et dictature à vie, c’est-à-dire la domination absolue, et la protection du peuple. La multiplicité et l’avilissement des magistratures augmentent encore sa puissance ; désormais seize préteurs, quarante questeurs. Il est proclamé père de la patrie, comme si de tels hommes en avaient une autre que le monde ; libérateur, non pas de Rome, sans doute, mais plutôt du monde barbare, égyptien ou gaulois. Ses fils (il n’en avait pas et ne pouvait plus guères en avoir) sont déclarés imperatores. Pour lui, dès Pharsale, on l’avait appelé demi-dieu ; après sa victoire d’Afrique, il devint dieu tout à fait, et son image fut placée dans le temple de Mars. Qu’on le fît dieu, à la bonne heure, personne n’en fut scandalisé ; la chose n’était pas inouïe. Mais on fut un peu surpris de le voir nommer préfet et réformateur des moeurs. Ce réformateur logeait dans sa maison, près de sa femme légitime Calpurnie, la jeune Cléopâtre et son époux, le petit roi d’Égypte, avec Césarion, l’enfant que peut-être César avait eu d’elle. Ce fut un spectacle merveilleux et terrible à la fois que le triomphe de César. Il triompha pour les Gaules, pour l’Egypte, pour le Pont et pour l’Afrique. On ne parla pas de Pharsale. Derrière le char marchaient en même temps les déplorables représentants de l’Orient et l’Occident : le Vercingétorix gaulois, la soeur de Cléopâtre, Arsinoé, et le fils du roi Juba. Autour, selon l’usage, les soldats, hardis compagnons du triomphateur, lui chantaient de tout leur coeur, des vers outrageants pour lui : fais bien, tu seras battu ; fais mal, tu seras roi ! ... mais de Rome, gare à vous ! Nous amenons le galant chauve... sauf un couplet sanglant sur l’amitié de Nicomède, César ne haïssait pas ces grossières dérisions de la victoire. Elles rompaient l’ennuyeuse uniformité de l’adulation, et le délassaient de sa divinité. D’abord, il distribua aux citoyens du blé et trois cents sesterces par tête ; vingt mille sesterces à chaque soldat. Ensuite, il les traita tous, soldats et peuple, sur vingt-trois mille tables de trois lits chacune ; on sait que chaque lit recevait plusieurs convives. Et quand la multitude fut rassasiée de vin et de viande, on la soûla de spectacles et de combats. Combats de gladiateurs et de captifs, combats à pied et à cheval, combats d’éléphants, combat naval dans le Champ-de-Mars transformé en lac. Cette fête de la guerre fut sanglante comme une guerre. On dédommagea Rome de n’avoir pas vu les massacres de Thapsus et de Pharsale. Une joie frénétique saisit le peuple. Les chevaliers descendirent dans l’arène et combattirent en gladiateurs ; le fils d’un préteur se fit mirmillon. Un sénateur voulait combattre, si César le lui eût permis. Il fallait laisser quelque chose à faire aux temps de Domitien et de Commode. Par-dessus les massacres de l’amphithéâtre, flottait pour la première fois l’immense velarium aux mille couleurs, vaste et ondoyant comme le peuple qu’il défendait du soleil. Ce velarium était de soie, de ce précieux tissu dont une livre se donnait pour une livre pesant d’or.

Le soir, César traversa Rome entre quarante éléphants qui portaient des lustres étincelants de cristal de roche. Il assista aux fêtes, aux farces du théâtre. Il força le vieux Laberius, chevalier romain, de se faire mime, et de jouer lui-même ses pièces : hélas ! S’écriait dans le prologue le pauvre vieillard obligé d’amuser le peuple, où la nécessité m’a-t-elle poussée, presque à mon dernier jour ? Après soixante ans d’une vie honorable, sorti chevalier de ma maison, j'y rentrerai mime. Oh ! J’ai vécu trop d’un jour ! ... César n’avait voulu que l’avilir ; il lui refusa le prix ; Laberius ne fut pas même le premier des mimes. Il était bien hardi, en effet, de réclamer seul au milieu de ces grandes saturnales, de ce nivellement universel qui commence avec l’empire ; il s’agit bien de l’honneur d’un chevalier dans ce bouleversement du monde. Aspice nutantem convexo pondere mundum, terrasque tractusque maris coelumque profundum ; aspice venturo laetentur ut omnia saeclo ! Tout n’est-il pas transformé ? Les siècles antiques ne sont-ils pas finis ? Le temps, le ciel n’a-t-il pas changé par édit de César ? L’immuable pomoerium de Rome a reculé ; les climats sont vaincus, la nature asservie ; la girafe africaine se promène dans Rome, sous une forêt mobile, avec l’éléphant indien ; les vaisseaux combattent sur terre. Qui osera contredire celui à qui la nature et l’humanité n’ont refusé rien, celui qui n’a jamais lui-même rien refusé à personne, ni sa puissante amitié, ni son argent, pas même son honneur ? Sans le large front chauve et l’oeil de faucon, reconnaîtriez-vous le vainqueur des Gaules dans cette vieille courtisane, qui triomphe en pantoufles et couronnée de toutes sortes de fleurs ? Venez donc tous de bonne grâce chanter, déclamer, combattre, mourir, dans cette bacchanale du genre humain qui tourbillonne autour de la tête fardée du fondateur de l’empire. La vie, la mort, c’est tout un : le gladiateur a de quoi se consoler en regardant les spectateurs. Déjà le Vercingétorix des Gaules a été étranglé ce soir après le triomphe : combien d’autres vont tantôt mourir parmi ceux qui sont ici ? Ne voyez-vous pas près de César la gracieuse vipère du Nil, traînant dédaigneusement après elle son époux de dix ans, qu’elle doit aussi faire périr ; c’est son Vercingétorix, à elle. De l’autre côté du dictateur, apercevez-vous la figure hâve de Cassius, le crâne étroit de Brutus ; tous deux si pâles dans leurs robes blanches bordées d’un rouge de sang. Au milieu du triomphe, César n’ignorait pas que la guerre n’était pas finie. L’Espagne était pompéienne. Pompée avait essayé pour elle ce que César accomplit pour la Gaule. Il avait fait donner le droit de cité à une foule d’Espagnols. Mais le génie moins disciplinable de l’Espagne, faisait de ce peuple si belliqueux, un instrument de guerre incertain et peu sûr. Toutefois, les fils de Pompée y trouvèrent faveur. Les Espagnols étaient vraisemblablement jaloux des Gaulois, qui sous César avaient gagné tant de gloire et d’argent dans la guerre civile. Peut-être aussi de vieilles haines de tribus et de villes les animaient contre les Espagnols qu’ils voyaient dans les rangs de César, contre ceux qui composaient sa garde, contre ce Cornélius Balbus, espagnol-africain de Cadix, qui avait reçu la cité de Pompée, et qui était devenu le principal conseiller de son rival. César alla en vingt-sept jours de Rome en Espagne (45). Il y trouva tout le pays contre lui. Comme en Grèce, comme en Afrique, il lui fallait une bataille, ou il mourait de faim. Les Espagnols n’étaient pas moins impatiens de battre ce César, cet ami des Gaulois, qui croyait avoir déjà soumis l’Espagne en un hiver. Les armées se rencontrèrent à Munda (près de Cordoue). Mais cette fois, César ne reconnut plus ses vétérans. Les uns étaient de vieux soldats qui depuis quinze ans le suivaient dans la meurtrière célérité de ses marches, des Alpes à la Grande Bretagne, du Rhin à l’Ebre, puis de Pharsale au Pont, puis de Rome en Afrique, tout cela pour vingt mille sesterces ; l’ascendant de cet homme invincible les avait pourtant décidés encore à porter leurs os aux derniers rivages de l’occident. Les autres, qui jadis sous le signe de l’alouette, avaient gaîment passé les Alpes, avides des belles guerres du midi, et comptant tôt ou tard piller Rome, ceux-là aussi, quoique plus jeunes, commençaient à en avoir assez. Et voilà qu’on les ramenait devant ces tigres d’Afrique, si altérés de sang gaulois... Les ordres et les prières de César échouaient contre tout cela ; ils restaient mornes et immobiles ; il avait beau lever les mains du ciel. Il eut un moment l’idée de se poignarder sous leurs yeux ; mais enfin, saisissant un bouclier, il dit aux tribuns des légions : je veux mourir ici, et il court jusqu’à dix pas des rangs espagnols. Deux cents flèches tombent sur lui. Alors il n’y eut plus moyen de différer le combat. Tribuns et soldats le suivirent. Mais la bataille dura tout le jour. Ce ne fut qu’au soir que les Espagnols se lassèrent. On apporta à César la tête de Labienus, et celle d’un des fils de Pompée. Les vainqueurs épuisés, campèrent derrière un retranchement de cadavres.

Le retour à Rome fut triste et sombre. Les vaincus voyaient commencer une servitude sans espoir. Les vainqueurs eux-mêmes étaient désenchantés de la guerre civile. César se sentait haï, et se roidissait d’autant plus. Pour la première fois, il ne craignit pas de triompher sur des citoyens, sur les fils de Pompée. Il méprisait Rome, et voulait briser son orgueil. Il n’hésita point d’accepter les honneurs odieux qu’entassait sur lui la lâche et perfide politique du sénat, le siége d’or, la couronne d’or, une statue à côté de celles des rois, entre Tarquin Le Superbe et l’ancien Brutus, le droit sinistre d’être enterré dans l’enceinte sacrée du pomoerium, où l’on ne plaçait aucun tombeau. Un tel homme ne pouvait se méprendre sur l’intention meurtrière de ces décrets. Mais que lui importait après tout ? Malheur aux meurtriers ! La paix du monde tenait à la vie de César. Et qui aurait le coeur de tuer celui qui a tant pardonné ? Il renvoya sa garde ; sa garde était la clémence à laquelle on venait d’élever un temple ; et sans armes, sans cuirasse, il se promenait dans Rome, au milieu de ses ennemis mortels.

Cette âme immense roulait bien d’autres pensées que celle du soin de sa vie. Il voulait consommer le grand ouvrage de Rome, unir ses lois dans un code, et les imposer à toutes les nations. Il projetait au milieu du Champ-de-Mars un temple, au pied de la roche Tarpéienne un amphithéâtre, à Ostie un port, monuments gigantesques, capables de recevoir les états généraux du monde. Une bibliothèque immense devait concentrer tous les fruits de la pensée humaine. La vieille injustice de Rome était expiée : Capoue, Corinthe et Carthage furent relevées par ordre de César. Il voulait percer l’isthme de Corinthe et joindre les deux mers. Dès la guerre d’Afrique, il avait vu en songe une grande armée qui pleurait et criait à lui, et à son réveil, il avait écrit sur ses tablettes : Corinthe et Carthage.

Mais l’Occident était trop étroit. Notre César à nous disait naguères : on ne peut travailler en grand que dans l’orient. César voulait pénétrer dans ce muet et mystérieux monde de la haute Asie, dompter les parthes, et renouveler la conquête d’Alexandre. Puis, recommençant les vieilles migrations du genre humain, il serait revenu par le Caucase, les Scythes, les Daces et les Germains, qu’il aurait domptés sur sa route. Ainsi l’empire romain, fermé par l’océan, embrassant dans son sein toute nation policée ou barbare, n’eût rien craint du dehors, et n’eût plus été appelé vainement l’empire universel, éternel.

C’est au milieu de ces pensées qu’il fut arrêté par la mort. L’occasion de la conjuration fut petite. L’audacieux et sanguinaire Cassius en voulait à César pour lui avoir refusé la préture, et pour lui avoir pris des lions qu’il nourrissait. Ces lions d’amphithéâtre étaient les jouets chéris des grands de Rome ; les grecs, sophistes, poètes, rhéteurs et parasites, venaient après dans la faveur du maître. Hélas ! s’écrie l’envieux Juvénal, un poète mange moins pourtant ! César pardonna à tout le monde dans la guerre civile, excepté à celui qui avait indignement tué ses lions. Cassius avait besoin d’un honnête homme dans son parti. Il alla voir Brutus, neveu et gendre de Caton. Brutus ne semble pas avoir été un esprit étendu ; c’était une âme ardente, tendue de stoïcisme, mais le ressort était forcé. De là, quelque chose de dur, de bizarre et d’excentrique ; une avidité farouche d’efforts, de sacrifices douloureux. Pompée avait tué le père de Brutus, et jamais celui-ci n’avait voulu lui parler. Ce fut pour lui un motif d’aller combattre sous Pompée à Pharsale. César aimait Brutus, et peut-être s’en croyait-il le père ; après la bataille, il l’avait fait chercher avec inquiétude ; il lui avait confié la province la plus importante de l’empire, la Gaule cisalpine. Cassius disputant une charge à Brutus, ils exposèrent tous deux leurs titres, et César dit : Cassius a raison, mais il faut que Brutus l’emporte. Tous ces motifs qui pouvaient attacher Brutus à César, inquiétaient, torturaient, cette âme faussée d’une vertu atroce ; il craignait de préférer malgré lui un homme à la république. A chaque bienfait de César, il avait peur de l’aimer, et s’armait d’ingratitude. Ceux qui voulaient précipiter Brutus dans un parti violent, ne négligeaient aucun moyen de tourmenter cette âme malade de scrupule et d’indécision. Il trouvait partout des billets anonymes, sur le tribunal où il jugeait comme préteur, sur la statue du Brutus qui avait chassé les rois. On y lisait : tu dors, Brutus ; non, tu n’es pas Brutus. Il n’y avait pas jusqu’au prudent ami du prudent Cicéron, l’égoïste et froid Atticus, qui ne fabriquât une généalogie où il le faisait descendre par son père de l’ancien Brutus, par sa mère Servilie de Servilius Ahala, qui avait tué Spurius Mélius, soupçonné d’aspirer à la tyrannie. Ce qui décida Brutus, c’est que le bruit courait que César voulait prendre le nom de roi. Sans le témoignage unanime des historiens, je douterais que le maître de Rome eût souhaité ce titre de rex, si prodigué et si méprisé, ce nom que tout client donnait au patron, tout convive à l’amphitryon. En lui décernant la puissance absolue, et même une puissance héréditaire, le sénat lui avait donné la seule royauté qu’un homme de bon sens pût vouloir à Rome. Je croirais volontiers que ce bruit odieux fut semé à dessein par les ennemis de César, que ses amis, ne s’en défiant pas, accueillirent cette idée avec enthousiasme, ne sachant plus d’ailleurs quel autre titre lui donner ; et que les uns et les autres le persécutèrent à l’envi de ce périlleux honneur, couronnant la nuit ses statues, et lui offrant à lui-même le nom de roi et de bandeau royal.

Un jour qu’il rentrait dans Rome, quelques citoyens l’appellent roi : je ne m’appelle pas roi, dit-il, je m’appelle César. Un autre jour, c’était la fête des lupercales, tous les jeunes gens, et à leur tête Antoine, alors consul désigné, couraient tout nus par la ville, frappant les femmes à droite et à gauche. César, assis dans la tribune, regardait les courses sacrées, revêtu de sa robe de triomphateur. Antoine approche, se fait soulever par ses compagnons à la hauteur de la tribune, et lui présente un diadème ; il le repoussa par deux fois, mais, dit-on, un peu mollement. Toute la place retentit d’acclamations. Au matin, les statues du dictateur s’étaient trouvées couronnées de diadèmes. Les tribuns allèrent solennellement les enlever. Ils faisaient poursuivre ceux qui avaient appelé César du nom de roi ; tant sa douceur avait enhardi les vaincus. Il s’agissait de savoir si Pharsale avait été un vain jeu, si le vainqueur serait dupe, si l’ancienne anarchie allait recommencer ; pour la république, elle n’existait plus que dans l’histoire. César cassa les tribuns ; c’était commencer la monarchie.

Les sénateurs se seraient peut-être résignés. Mais une injure personnelle les poussait à se venger de César. Lorsque le sénat vint lui apporter le décret qui le mettait au-dessus de l’humanité pour préparer sa ruine, il ne se leva point de son siège, et dit qu’il eût mieux valu diminuer ses honneurs que les augmenter. Les uns racontent qu’à l’arrivée du sénat, l’espagnol Balbus lui conseilla de rester assis ; les autres, que le Dieu avait ce jour-là un flux de ventre, et qu’il n’osa se lever. Quoi qu’il en soit, les sénateurs, poussés à bout, tramèrent sa mort en grand nombre. Un nom aussi pur que celui de Brutus autorisait la conjuration. Tous ceux même à qui César venait de donner des provinces, Brutus et Décimus Brutus, Cassius, Casca, Cimber, Trébonius, n’hésitèrent point d’y entrer. Ligarius, à qui César venait de pardonner à la prière de Cicéron, quitta le lit où une maladie le retenait. Porcia, femme de Brutus et fille de Caton, avait deviné le projet de Brutus à son air inquiet et agité. Mais avant de lui demander son secret, elle se fit à elle-même une profonde blessure à la cuisse, voulant s’assurer de son courage, et se tenir prête à mourir si son époux périssait.

Cependant les prodiges et les avertissements n’avaient pas manqué à César, s’il eût voulu y prendre garde. On parlait de feux célestes et de bruits nocturnes, de l’apparition d’oiseaux funèbres au milieu du forum. Une nuit qu’il dormait près de sa femme, les portes et les fenêtres s’ouvrirent d’elles-mêmes, et en même temps Calpurnie rêvait qu’elle le tenait égorgé dans ses bras. On lui rapportait aussi que les chevaux qu’il avait autrefois lâchés au passage du Rubicon, et qu’il faisait entretenir dans les pâturages, ne voulaient plus manger, et versaient des pleurs. Un devin l’avait averti de prendre garde aux ides de Mars.

César aima mieux ne rien croire. On lui disait de se défier de Brutus. Il se toucha, et dit : Brutus attendra bien la fin de ce corps chétif. Le jour des ides, sa femme le pria tant, qu’il se décida à remettre l’assemblée du sénat. Il y envoyait Antoine, lorsque Décimus Brutus lui fit honte de céder à une femme, et l’entraîna par la main. A peine était-il sorti qu’un esclave étranger vient se remettre entre les mains de Calpurnie, la priant de le garder jusqu’au retour de César, à qui il doit faire une révélation importante... etc.