Jamais l’empire ne fut plus malade qu’après avoir passé
par les mains de ce médecin impitoyable. Peu après la mort de Sylla, le parti
italien se releva dans tout le nord de l’Italie, sous Lepidus et Brutus. La Gaule cisalpine, l’Étrurie
surtout dont la ruine avait payé la guerre civile, se soulevèrent, et furent,
il est vrai, facilement réduites ; partout les vétérans de Sylla étaient en
armes pour maintenir leur usurpation contre les anciens propriétaires. Le
parti italien eut plus de succès en Espagne, où Sertorius eut l’adresse de
mêler sa cause à celle de l’indépendance nationale. En Asie, les chevaliers
et les publicains exerçaient les mêmes exactions depuis le départ de Lucullus
qui les avait contenus ; usures, violences, outrages, hommes libres enlevés
pour l’esclavage, tous les mêmes abus avaient recommencé, ils devaient
bientôt amener le même soulèvement, et rendre l’Asie à Mithridate. Dans les
autres provinces, les sénateurs redevenus maîtres des jugements, et sûrs de
l’impunité, exerçaient des brigandages que l’on ne pourrait croire, si le
procès de Verrès ne les eût constatés juridiquement. Enfin, dans tout le
monde romain, le dévorant esclavage faisait disparaître les populations
libres, pour leur substituer des barbares qui disparaissaient eux-mêmes, mais
qui pouvaient, sous un Spartacus, être tentées de venger au moins leur mort.
Tous les ennemis de l’empire, Sertorius, Mithridate et Spartacus, proscrits
de Rome, italiens dépossédés, provinciaux soulevés, hommes réduits en
esclavage, tous pouvaient communiquer par l’intermédiaire des fugitifs qui
étaient répandus sur toutes les mers et les infestaient de leurs pirateries.
Contre le tyrannique empire de Rome, la liberté s’était formé sur les eaux un
autre empire, une Carthage errante qu’on ne savait où saisir, et qui flottait
de l’Espagne à l’Asie.
C’était là la succession de Sylla. Voyons quels hommes
s’étaient chargés de la recueillir. Les principaux sénateurs, Catulus,
Crassus, Lucullus même, étaient des administrateurs plutôt que des généraux,
malgré la gloire militaire que le dernier acquit à bon marché dans l’orient.
La médiocrité de Metellus éclata en Espagne, où avec des forces
considérables, il fut constamment le jouet de Sertorius. Le parti de Sylla
n’avait qu’un général heureux, et encore ce n’était pas un des nobles, mais
un chevalier. Il fallut Pompée pour terminer la guerre de Lepidus, celle de
Sertorius, celle de Spartacus, et quand les pirates en vinrent jusqu’à
s’emparer d’Ostie, l’on cria encore : Pompée ! On mit en ses mains toutes les
forces de la république pour donner la chasse aux corsaires, et achever le
vieux Mithridate. De toutes ces guerres la plus difficile, fut celle de
Sertorius. Ce vieux capitaine de Marius avait de bonne heure prévu la
victoire de Sylla et passé en Espagne. Les barbares l’estimaient
singulièrement pour les avoir battus eux-mêmes par un stratagème ingénieux.
Il s’était fait des leurs, et partageait leur manière de vivre et leurs
croyances. C’était lui qui en Afrique avait découvert le corps du libyen
Antée ; seul des hommes, il avait vu les os du géant, longs de soixante
coudées. Il correspondait avec les dieux, au moyen d’une biche blanche, qui
lui révélait les choses cachées. Mais ce qui lui gagnait plus sûrement encore
les barbares, c’était son génie mêlé d’audace et de ruse, l’adresse avec
laquelle il se jouait de l’ennemi ; jusqu’à traverser sous un déguisement les
lignes de Metellus. C’était un chasseur infatigable. Aucun espagnol ne
connaissait mieux les pas et les défilés des montagnes. Du reste, armé
superbement, lui et les siens, bravant l’ennemi, et défiant Metellus en
combat singulier. Ce général ne put l’empêcher d’étendre sa domination sur
toute l’Espagne (84-73). Une armée italienne, conduite par Perpenna, venait
de se joindre à lui. Il s’était fait un sénat des proscrits qui se
réfugiaient dans son camp. Peu à peu il disciplinait les espagnols, et
commençait à les humaniser en élevant leurs enfants à la romaine. Cependant
il s’était rendu maître de la
Gaule narbonnaise et faisait craindre à l’Italie un autre
Hannibal. Pompée, qui vint seconder Metellus, obligea Sertorius de rentrer en
Espagne, mais y fut battu par lui, et eut l’humiliation de lui voir brûler sous
ses yeux une ville alliée.
Sertorius qui recevait alors de grandes offres de
Mithridate, eut la magnanime obstination de ne pas lui céder un pouce de
terre en Asie. Fondateur d’une Rome nouvelle qu’il opposait à l’autre, il ne
voulait pas porter atteinte à l’intégrité d’un empire qu’il regardait comme
sien. Il resta romain au milieu des barbares, et c’est ce qui le perdit.
Quoiqu’il avouât hautement sa préférence pour les troupes espagnoles, il
donnait tous les commandements à des Romains. Ceux-ci lui inspiraient leurs
défiances contre les gens du pays, et ils finirent par le pousser à massacrer
ou vendre les otages qui étaient entre ses mains. Cet acte insensé et barbare
l’eût perdu tôt ou tard, s’il n’eût été tué en trahison par son lieutenant
Perpenna. Pompée, à qui celui-ci se rendit, le fit mourir sans vouloir
l’entendre et brûla tous ses papiers, de crainte
d’y trouver compromis quelqu’un des grands de Rome. Lui-même
peut-être était intéressé à faire disparaître toute trace des intrigues qui
l’avaient débarrassé d’un ennemi invincible (73).
La guerre d’Asie dura dix ans encore après celle
d’Espagne. Les ravages de Mithridate et de Tigrane, son gendre, roi
d’Arménie, concouraient avec l’horrible cupidité des publicains et chevaliers
pour dépeupler ce malheureux pays. En une fois, Tigrane enleva de la Cappadoce trois cent
mille hommes qu’il transféra dans sa nouvelle capitale de Tigranocerte.
L’Asie romaine n’était pas moins misérable, épuisée par la
capacité des usuriers romains qui avaient avancé les vingt mille talents de
Sylla. Telle était leur industrie qu’en peu d’années, cette contribution
s’était trouvée portée à cent vingt mille talents (plus de 600 millions de
francs). Les malheureux vendaient leurs femmes, vendaient leurs filles
vierges, leurs petits enfants, et finissaient par être eux-mêmes vendus.
Mithridate, encouragé par ces circonstances, avait envahi la Cappadoce et la Bithynie, et gagné une
foule de cités dépendantes des romains. Partout il se faisait précéder d’un
Marius que Sertorius lui avait envoyé avec le titre de proconsul. Pompée
étant encore occupé en Espagne, l’un des chefs du parti de Sylla, Lucullus,
obtint à force d’intrigues la commission lucrative de la guerre d’Asie.
Lucullus passait pour un administrateur honnête et pour un homme fort lettré.
C’était le protecteur de tous les Grecs à Rome. Il avait lui-même par une
sorte de jeu, écrit en grec la guerre d’Italie. Quelle guerre eût mieux
mérité d’être écrite en langue latine ? Mais ce dédain du grossier idiome de
la patrie, était sans doute une manière de faire sa cour à l’exterminateur de
la race italienne. Sylla, revenant pour combattre le parti de Marius, avait
laissé Lucullus en Asie, pour lever les contributions de guerre, et sans
doute pour faire regorger les publicains, affiliés au parti de Marius. C’est
à Lucullus qu’il dédia ses commentaires écrits aussi en grec, et qu’il confia
en mourant la tutelle de son fils. Lucullus n’avait jamais commandé en chef
jusqu’à la seconde guerre de Mithridate (75). Mais dans la traversée de Rome
en Asie, il lut beaucoup Polybe, Xénophon, et autres ouvrages des Grecs sur
l’art militaire. Toutefois il ne se pressa pas de se mesurer avec le roi
barbare, qui avait alors réuni jusqu’à trois cent mille hommes. Il avait
appris par le désastre de son collègue, qu’il valait mieux attendre que ce
torrent s’écoulât de lui-même. Formée de dix peuples différents, cette
multitude ne pouvait rester longtemps unie ; la seule difficulté de la
nourrir devait en amener bientôt la dispersion. Pendant que Mithridate se
consume devant la place imprenable de Cyzique, Lucullus l’observe, lui coupe
les vivres, et lui ôte ses ressources en ramenant peu à peu les cités qui
s’étaient données à lui. Il réforme les abus qui avaient soulevé le pays
contre Rome. Ces réformes étaient la véritable tactique à employer contre
Mithridate. Chaque règlement lui ôtait quelques villes, et le privait d’une
partie des subsides qui entretenaient son armée. Il ne tint pas contre cette
guerre administrative. Au bout de deux ans, ne sachant comment nourrir tant
de monde, il leva le siège de Cyzique, se jeta dans un vaisseau, et chargea
ses généraux de sauver l’armée comme ils pourraient. Il n’y avait pas de
retraite possible avec des troupes si peu disciplinées. Lucullus n’eut que la
peine de tuer. Les vingt mille qu’il tailla en pièces sur le Granique,
n’étaient que la plus faible partie de ceux qui périrent dans cette immense
déroute.
Pendant que Lucullus s’avance lentement vers le pont,
Mithridate, se jouant de la poursuite de ses ennemis qui crurent le prendre
dans Nicomédie, avait déjà soldé, armé de nouvelles bandes de barbares, qu’il
envoyait chercher jusque chez les Scythes. Quelques défaites partielles, et
la terreur panique qui s’ensuivit, suffirent pour dissiper encore cette
nouvelle armée. Mithridate était pris, s’il n’eût eu la présence d’esprit
d’arrêter les soldats romains, en perçant les sacs remplis d’or que ses
mulets portaient derrière lui. Le roi barbare, obligé d’abandonner son
royaume, voulut au moins dans sa jalousie orientale, préserver son sérail des
outrages du soldat. Il envoya par un eunuque, à ses femmes, l’ordre de mourir.
Parmi elles se trouvaient deux de ses soeurs, âgées de quarante ans, qu’il
n’avait point mariées, et l’ionienne Monime qu’il avait enlevée de Milet,
mais dont il n’avait vaincu la vertu qu’en lui donnant le triste honneur
d’être appelée son épouse et de ceindre le diadème ; elle essaya de
s’étrangler avec le bandeau royal, mais il rompit, et ne lui rendit pas même
ce cruel service. Mithridate s’était enfui en Arménie, chez son beau-père
Tigrane. Ce prince, qui avait étendu sa domination jusque dans la Syrie, se trouvait par
suite de la ruine des Séleucides et de l’éloignement des Parthes, le plus
puissant souverain de l’Asie occidentale. Une foule de rois le servaient à
table, et quand il sortait, quatre d’entre eux couraient devant son char en
simple tunique. La domination insolente de ce roi des rois n’en était pas
plus solide. Lucullus le savait si bien, qu’il ne prit que quinze mille
hommes pour envahir les états de Tigrane. C’en fut assez pour mettre en fuite
au premier choc deux cents mille barbares, dont dix-sept mille étaient des
cavaliers bardés de fer. Les Romains perdirent cinq hommes. La prise de
Tigranocerte fut facilitée par les Grecs que Tigrane y avait transportés de
force, avec une foule d’hommes de toutes nations. Lucullus renvoya ces Grecs
dans leur patrie, en leur payant les frais du voyage, comme il avait fait
après l’incendie de la ville d’Amisus dans le pont. Amisus et Sinope étaient
devenues deux villes indépendantes. Tous les peuples que Tigrane avait
opprimés, les Sophéniens, les Gordyéniens, plusieurs tribus arabes, reçurent
Lucullus comme un libérateur. Vainqueur dans une seconde bataille, il voulait
consommer la ruine de Tigrane, et porter ensuite ses armes chez les Parthes.
Il n’eut point cette gloire périlleuse. Jusque-là son principal moyen de
succès avait été de se concilier les peuples en contenant à la fois l’avidité
de ses soldats et celle des publicains italiens. Les premiers refusèrent de
poursuivre une guerre qui n’enrichissait que le général ; les seconds
écrivirent à Rome, où le parti des chevaliers reprenait chaque jour son
ancien ascendant. Ils accusèrent de rapacité celui qui avait réprimé la leur.
Tout porte à croire, en effet, que Lucullus avait tiré des sommes énormes des
villes qu’il préservait des soldats et des publicains. Ils obtinrent qu’un
successeur lui serait donné, et par ce changement le fruit de sa conquête fut
perdu en grande partie. Avant même que Lucullus eût quitté l’Asie, Mithridate
rentra dans le pont, envahit la
Cappadoce, s’unit plus étroitement avec les pirates, en
même temps qu’il rouvrait aux barbares leur route du Caucase, un instant
fermée par les armes romaines.
Pendant que Pompée combattait Sertorius, et Lucullus
Mithridate, Rome n’avait eu que des généraux inhabiles pour la défendre d’un
danger bien plus pressant. Une guerre servile avait éclaté (73-1), non plus
en Sicile, mais en Italie même, aux portes de Rome, dans la Campanie. Et cette
fois, ce n’étaient plus des esclaves laboureurs ou bergers ; c’étaient des
hommes exercés exprès dans les armes, habitués au sang, et dévoués d’avance à
la mort. Cette manie barbare des combats de gladiateurs était devenue telle,
qu’une foule d’hommes riches en nourrissaient chez eux, les uns pour plaire
au peuple et parvenir aux charges où l’on donnait des jeux ; les autres par
spéculation, pour vendre ou louer leurs gladiateurs aux édiles, quelquefois
même aux factieux qui les lâchaient comme des dogues furieux sur la place
publique, contre leurs ennemis et leurs concurrents. Un certain Lentulus Batiatus entretenait à Capoue des
gladiateurs, la plupart gaulois ou thraces. Deux cents d’entre eux firent le
complot de s’enfuir. Leur projet ayant été découvert, soixante-dix-huit qui
en furent avertis, eurent le temps de prévenir la vengeance de leur maître...
etc.
Crassus ne put empêcher son rival de recueillir encore la
gloire de cette guerre. Pompée rencontra ce qui restait de l’armée des
esclaves, les extermina, et rentra dans Rome avec la réputation (71) du seul
général qu’eût alors la république. Crassus eut beau donner au peuple la dîme
de ses biens, lui servir un festin de dix mille tables, et distribuer, à
chaque citoyen, du blé pour trois mois. Il n’obtint le consulat qu’avec la
permission de Pompée, et concurremment avec lui. Pompée cessa alors de ménager
le sénat, dont il crut n’avoir plus besoin. Du vivant même de Sylla, il avait
laissé voir qu’il ne restait qu’à regret dans le parti des nobles, qui
méprisaient en lui un chevalier, un transfuge du parti italien. Il avait
ramené son armée d’Afrique contre les ordres du dictateur ; il avait triomphé
malgré lui. Sylla, qui l’appréciait à sa juste valeur, ne se soucia pas de
recommencer la guerre civile pour une affaire de vanité. Mais il lui témoigna
son aversion, en l’omettant dans son testament, où il faisait des legs à tous
ses amis. Pompée n’en fut pas moins, après la mort de Sylla, comme de son
vivant, l’exécuteur des volontés de la faction, en Italie et en Espagne. Ce
ne fut qu’au bout de dix ans, lorsqu’une grande partie des vétérans de Sylla
se fut éteinte, que Pompée rompit avec le sénat, et se tourna vers les
chevaliers et la populace. L’instrument de Pompée, dans cette réaction contre
le sénat, fut un autre chevalier, M Tullius Cicéron, brillant et heureux
avocat, politique médiocre, mais doué d’une souplesse de talent
extraordinaire, et d’une merveilleuse faconde. Originaire d’Arpinum, comme
Marius, il composa d’abord un poème en l’honneur de son compatriote. Il
débuta au barreau de la manière la plus honorable, en défendant, sous Sylla,
un Roscius, qu’un affranchi du dictateur voulait faire périr pour le
dépouiller. Il est vrai que ce Roscius était lui-même du parti de Sylla ;
qu’il était protégé par toute la noblesse, par les Servilius, par les
Scipions ; qu’il était client des tout-puissants Metellus, et que même,
pendant le procès, il avait été recueilli dans la maison de Cecilia Métella.
Le véritable défenseur fut l’illustre Messala, et l’on mit en avant Cicéron.
La noblesse était indignée de l’audace des gens de vile naissance, dont Sylla
aimait à s’entourer, et qui se permettaient tout à l’ombre de son nom. Sylla,
lui-même, alors en Étrurie, voulait terminer les désordres de la guerre
civile ; il venait de porter des lois contre l’empoisonnement, le faux, la
violence et l’extorsion. Cicéron ne risquait donc rien ; mais ce fut pour lui
un honneur infini d’avoir le premier fait entendre une voix humaine après le
silence des proscriptions. Le panégyriste de Marius fut obligé de faire, en
cette occasion, l’éloge du parti de Sylla ; mais on lui sut gré de ne pas
l’avoir fait avec trop de bassesse. Depuis ce moment, tout le parti opprimé,
chevaliers, publicains, villes municipales, eurent les yeux sur lui. S’il eût
été homme de guerre, s’il eût eu du moins quelque dignité et quelque suite
dans sa conduite politique, il fût devenu le chef de ce parti auquel Pompée
méritait si peu d’inspirer confiance. Mais il se soumit de bonne grâce à agir
sous Pompée et pour lui. Ce que les sénateurs redoutaient le plus, c’était de
se voir enlever les jugements que leur avait rendus Sylla, et qui leur
assuraient l’impunité pour eux-mêmes, et la domination sur les chevaliers.
Ils consentirent plus aisément au rétablissement du tribunat, qui diminuait
seulement la puissance commune de leur corps ; ils espéraient qu’à ce prix
ils conserveraient le privilège des jugements. Mais, dès qu’une fois Pompée
eut fait élire des tribuns par la populace, dès que les comices des tribus
eurent été rétablis, rien n’était plus facile que d’enlever les jugements aux
sénateurs. Il suffisait de mettre au grand jour et de produire, sur la place
publique, l’infâme et cruelle tyrannie qu’ils exerçaient dans les provinces,
depuis qu’ils étaient seuls juges de leurs propres crimes. On pouvait, sans
attaquer directement tout le corps des nobles, traîner un des leurs à leurs
tribunaux, dévoiler, dans un seul, l’infamie de tous, et les mettre entre le
double péril d’avouer la honte de leur ordre par une condamnation, ou d’y
mettre le comble, en renvoyant l’accusé absous. Cicéron fut chargé de faire
ainsi le procès à un des nobles, ou plutôt à la noblesse. L’homme par la
honte duquel on entreprit de salir tout le sénat et de le traîner dans la
boue, portait l’ignoble nom de Verrès. Il était ami des Metellus, et s’était
rendu cher à la faction, en passant du camp de Carbon à celui de Sylla avec
l’argent de la questure ; plus tard, en faisant mettre à mort en Sicile tous
les soldats de Sertorius qui y cherchaient un asile. Beaucoup de chevaliers
romains établis en Sicile et en Asie, beaucoup d’Italiens qui levaient les
impôts, ou faisaient le commerce et la banque, une multitude de Grecs de
Sicile et d’autres provinces, déposèrent contre Verrès, et l’accablèrent de
leurs témoignages. Les sénateurs qui composaient le tribunal, se hâtèrent de
le condamner, dans l’espoir de sortir plus vite de ce procès terrible, et de
rendre inutiles les éloquentes invectives que Cicéron avait préparées ; mais
ils n’y perdirent rien. Ces discours écrits avec soin furent copiés,
multipliés, répandus, lus avidement. Ils sont restés pour l’éternelle
condamnation de l’aristocratie romaine, et pour la justification des
empereurs dont la tyrannie fut pour les provinces, au moins comparativement,
une délivrance, un état d’ordre et de repos. Nul doute que ces chevaliers,
ces publicains, ces commerçants romains, établis en Sicile, n’eussent pour la
plupart acquis par la spoliation et le vol ce que le préteur leur volait.
Mais les indigènes avaient été encore plus maltraités. Les exactions, les
violences, les vols sacrilèges commis par Verrès dans leurs maisons et dans
leurs temples, ne peuvent se compter. L’amour des arts grecs qui dominait
alors chez les grands de Rome, était encore un mobile de brigandage. Les
dieux les plus révérés de la
Sicile ne purent échapper au préteur. L’Hercule
d’Agrigente, la Junon
de Samos, la redoutable déesse de la Sicile, la Cérès d’Enna, passèrent, comme objets de
curiosité, dans le cabinet de Verrès. Tant d’insultes faites aux religions
locales des alliés, touchaient, je pense, médiocrement le peuple romain. La
mort même des capitaines siciliens, indignement condamnés par Verrès, n’est
pas sans doute ce qui remuait le plus les maîtres du monde. Ce qui fit
impression, c’est qu’il avait ménagé les pirates dont les courses
compromettaient chaque jour l’approvisionnement de Rome, et qu’il fut
convaincu d’avoir fait battre de verges et mettre en croix un citoyen romain.
La condamnation de Verrès fut celle de l’aristocratie. Tous les nobles
étaient ses amis. Plusieurs d’entre eux avaient trempé dans les crimes dont
il était convaincu. Un Néron, par complaisance pour lui, avait condamné à
mort un homme qui n’était coupable que d’avoir défendu contre Verrès
l’honneur de sa fille. Les sénateurs ne purent garder plus longtemps la
possession exclusive du pouvoir judiciaire. Cicéron les accabla d’une
énumération terrible de toutes les prévarications de leurs tribunaux, et
assura effrontément qu’on n’avait jamais fait aucun reproche aux chevaliers,
quand ils en étaient en possession. Pompée ayant donné des jeux peu après
l’affaire de Verrès, s’assura de la populace. Il venait d’ailleurs, en
rétablissant les comices par tribus, de donner du prix aux suffrages du petit
peuple, et de lui rendre ainsi son principal moyen de subsistance, la
vénalité. Appuyé sur les soldats, les chevaliers et les prolétaires, il ôta
sans peines aux sénateurs le privilège des jugements, et les força de
partager le pouvoir judiciaire avec les chevaliers et les tribuns, élus de la
populace (71). Ainsi ce grand ouvrage de Sylla, que le dictateur avait cru
affermir à jamais par l’extermination des Italiens et la proscription des
chevaliers, que Pompée semblait avoir assuré par la réduction de l’Espagne,
Lucullus par l’humiliation des publicains de l’Asie, il suffit du même Pompée
pour le renverser. Le premier fruit que les chevaliers retirèrent de leur
victoire, ce fut de rétablir les communications maritimes, dont
l’interruption ruinait leur commerce, et de recouvrer l’exploitation de
l’Asie dont les dépouillait Lucullus. Dans ce double but, ils confièrent à
Pompée, malgré le sénat, un pouvoir tel, qu’aucun citoyen n’en avait obtenu
jamais. Sur la proposition de Galbinius, on lui donna pour réduire les
pirates l’empire de la mer, de la
Cilicie aux colonnes d’Hercule, avec tout pouvoir sur les
côtes à la distance de quatre cents stades (vingt lieues) ; de plus, une
autorité absolue et sans responsabilité sur toute personne qui se trouverait
dans ces limites, avec la faculté de prendre chez les questeurs et les
publicains tout l’argent qu’il voudrait, de construire cinq cents vaisseaux,
et de lever soldats, matelots, rameurs à sa volonté. Ce n’était pas assez ;
on y ajouta peu après la commission de réduire Mithridate, et le commandement
des armées de Lucullus avec toutes les provinces de l’Asie (67). Le parti
triomphant, celui des chevaliers, était si intéressé au succès, qu’il donna à
son général un pouvoir disproportionné avec le but. Cicéron fut encore en
ceci l’organe de la faction. Rien n’était plus aisé que d’entraîner le peuple
qu’on nourrissait des blés d’Afrique et de Sicile, et dont les pirates
compromettaient la subsistance. Au reste, les esprits pénétrants sentaient
bien qu’aucun pouvoir n’était dangereux dans des mains si peu propres à le
garder. César et Crassus n’y virent qu’un précédent utile, et y aidèrent. Ces
pirates appartenaient à presque toutes les nations de l’Asie, ciliciens,
syriens, cypriotes, Pamphyliens, hommes du Pont. C’était comme une vengeance
et une réaction de l’orient dévasté par les soldats de l’Italie, par ses
usuriers et ses publicains, par ses marchands d’esclaves. Ils s’enhardirent
dans les guerres de Mithridate dont ils furent les auxiliaires. Les guerres
civiles de Rome, puis l’insouciante cupidité des grands, occupés de piller
chacun leur province, laissèrent la mer sans surveillance, et fortifièrent
les pirates d’une foule de fugitifs. Ils firent
de tels progrès, dit Plutarque (Pompée, c 23), que non contents d’attaquer les vaisseaux, ils ravageaient
les îles et les villes maritimes. Déjà même les hommes les plus riches, les
plus distingués par leur naissance et par leur capacité, montaient sur leurs
vaisseaux et se joignaient à eux ; il semblait que la piraterie fut devenue
un métier honorable... etc.
La puissance des pirates était vaste, mais dispersée sur
toutes les mers. Pompée avait de si grandes forces, qu’après avoir partagé la Méditerranée et
distribué ses flottes, il les réduisit en trois mois. La douceur y fit plus
que la force. Plusieurs se rendirent à lui avec leurs familles, et le mirent
sur la trace des autres. Ceux qui n’espéraient point de pardon livrèrent une
bataille navale devant Coracésium en Cilicie. Pompée, maître des forts qu’ils
avaient dans le Taurus et dans les îles, leur donna des terres dans l’Achaïe
et la Cilicie,
et en peupla sa ville de Pompeiopolis, bâtie sur les ruines de Soli. Il
tenait tant à se concilier ces intrépides marins qu’il envoya des troupes
contre Metellus qui poursuivait avec cruauté ceux de la Crète, et combattit pour
les pirates. Parvenu en Asie, il abolit, disent unanimement les historiens,
tout ce qu’avait fait Lucullus, c’est-à-dire qu’il rétablit la tyrannie
financière des chevaliers et des publicains. Pour Mithridate, après tant de
défaites, il était plus difficile à joindre qu’à vaincre. La première fois
que Pompée l’atteignit, il crut le tenir, et le manqua ; la seconde, il l’attaqua
pendant la nuit, et les barbares ne soutinrent pas même le premier cri des
Romains. Repoussé par Tigrane, qui reçut Pompée à genoux, Mithridate s’enfuit
vers le Caucase chez les Albaniens et les Ibériens. Pompée pénétra chez ces
barbares, défit, non sans peine, leurs multitudes mal armées. Mais il n’osa,
ni entrer dans l’Hyrcanie, ni traverser les plages scythiques du nord de
l’Euxin pour pénétrer dans le Bosphore, dont Mithridate était toujours
maître. Il aima mieux redescendre au midi, pour y faire une guerre plus
facile et plus glorieuse. Sauf quelques combats sans importance, il lui
suffit d’une sorte de promenade pour achever, comme dit Plutarque, le pompeux
ouvrage de l’empire romain. Il soumit en passant la Syrie, dont il fit une
province, la Judée
qu’il donna à qui il voulut. La nouvelle de la mort du roi de Pont vint fort
à propos pour le dispenser de poursuivre une guerre imprudente dans laquelle
il s’était engagé contre les Arabes. Le grand Mithridate avait, dans sa fuite
même, conçu le projet gigantesque d’entraîner les barbares vers l’Italie. Les
Scythes ne demandaient pas mieux que de le suivre. Les Gaulois, pratiqués par
lui depuis longtemps, l’attendaient pour passer les Alpes. Tout vieux qu’il
était, et dévoré par un ulcère qui l’obligeait de se cacher, il remuait tout
le monde barbare, dont il voulait opérer la réunion, tant de siècles avant
Attila. L’immensité de ses préparatifs, et l’effroi de la guerre qu’il allait
entreprendre, tournèrent ses sujets contre lui. Il avait mis à mort trois
fils, trois filles, et s’était réservé pour héritier son fils Pharnace qui le
trahit. Le vieux roi, craignant d’être livré aux Romains, essaya de
s’empoisonner ; deux de ses filles qui lui restaient voulurent boire avant
lui, et moururent bientôt. Mais Mithridate s’était depuis si longtemps
prémuni par l’habitude contre les poisons, qu’il n’en trouvait plus d’assez
violent. Il fallut que le Gaulois Bituitus, qui lui était attaché, lui prêta
son épée pour mourir. Il n’y eut plus dans l’orient de roi comme Mithridate.
Ce géant, cet homme indestructible aux fatigues comme au poison, cet homme
qui parlait toutes les langues savantes et barbares, laissa une longue
mémoire. Aujourd’hui, non loin d’Odessa, on montre un siège taillé dans le
rocher qui domine la mer, et on l’appelle le
trône de Mithridate. Le triomphe de Pompée fut le plus splendide
qu’on eût vu jusque-là. On y porta les noms des nations soumises : le Pont,
l’Arménie, la Cappadoce,
la Paphlagonie,
la Médie, la Colchide, les Ibériens,
les Albaniens, la Syrie,
la Cilicie,
la Mésopotamie,
la Phénicie,
la Judée,
l’Arabie, enfin les pirates. On y voyait que les revenus publics avaient été
portés, par les conquêtes de Pompée, de cinquante millions de drachmes à près
de quatre-vingt-deux millions ; qu’il avait versé dans le trésor la valeur de
vingt mille talents, sans compter une distribution de quinze cents drachmes
par chaque soldat. Pompée, qui avait triomphé la première fois de l’Afrique,
la seconde de l’Europe (après Sertorius), triomphait cette fois de l’Asie.
Dans ce pompeux étalage des trophées de Pompée, une bonne part eût dû revenir
à Lucullus. Le résultat était grand ; mais combien avait-il coûté ? César,
vainqueur de Pharnace, portait envie à Pompée pour avoir eu des succès si
faciles ; et Caton disait que toutes les guerres d’Asie n’étaient que des
guerres de femmes. Ainsi la médiocrité de tous les nobles de Rome, cette
disette de grands généraux dont se plaint si souvent Cicéron, l’ami de
Pompée, éleva pour quelque temps cet indigne favori de la fortune à une
puissance dont il ne sut comment user, jusqu’à ce qu’elle lui fût arrachée
par l’homme qui la méritait.
|