HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — DISSOLUTION DE LA CITÉ.

CHAPITRE IV. Pompée et Cicéron. - Rétablissement de la domination des chevaliers. - Sertorius, Spartacus, les pirates, Mithridate, 77-64.

 

 

Jamais l’empire ne fut plus malade qu’après avoir passé par les mains de ce médecin impitoyable. Peu après la mort de Sylla, le parti italien se releva dans tout le nord de l’Italie, sous Lepidus et Brutus. La Gaule cisalpine, l’Étrurie surtout dont la ruine avait payé la guerre civile, se soulevèrent, et furent, il est vrai, facilement réduites ; partout les vétérans de Sylla étaient en armes pour maintenir leur usurpation contre les anciens propriétaires. Le parti italien eut plus de succès en Espagne, où Sertorius eut l’adresse de mêler sa cause à celle de l’indépendance nationale. En Asie, les chevaliers et les publicains exerçaient les mêmes exactions depuis le départ de Lucullus qui les avait contenus ; usures, violences, outrages, hommes libres enlevés pour l’esclavage, tous les mêmes abus avaient recommencé, ils devaient bientôt amener le même soulèvement, et rendre l’Asie à Mithridate. Dans les autres provinces, les sénateurs redevenus maîtres des jugements, et sûrs de l’impunité, exerçaient des brigandages que l’on ne pourrait croire, si le procès de Verrès ne les eût constatés juridiquement. Enfin, dans tout le monde romain, le dévorant esclavage faisait disparaître les populations libres, pour leur substituer des barbares qui disparaissaient eux-mêmes, mais qui pouvaient, sous un Spartacus, être tentées de venger au moins leur mort. Tous les ennemis de l’empire, Sertorius, Mithridate et Spartacus, proscrits de Rome, italiens dépossédés, provinciaux soulevés, hommes réduits en esclavage, tous pouvaient communiquer par l’intermédiaire des fugitifs qui étaient répandus sur toutes les mers et les infestaient de leurs pirateries. Contre le tyrannique empire de Rome, la liberté s’était formé sur les eaux un autre empire, une Carthage errante qu’on ne savait où saisir, et qui flottait de l’Espagne à l’Asie.

C’était là la succession de Sylla. Voyons quels hommes s’étaient chargés de la recueillir. Les principaux sénateurs, Catulus, Crassus, Lucullus même, étaient des administrateurs plutôt que des généraux, malgré la gloire militaire que le dernier acquit à bon marché dans l’orient. La médiocrité de Metellus éclata en Espagne, où avec des forces considérables, il fut constamment le jouet de Sertorius. Le parti de Sylla n’avait qu’un général heureux, et encore ce n’était pas un des nobles, mais un chevalier. Il fallut Pompée pour terminer la guerre de Lepidus, celle de Sertorius, celle de Spartacus, et quand les pirates en vinrent jusqu’à s’emparer d’Ostie, l’on cria encore : Pompée ! On mit en ses mains toutes les forces de la république pour donner la chasse aux corsaires, et achever le vieux Mithridate. De toutes ces guerres la plus difficile, fut celle de Sertorius. Ce vieux capitaine de Marius avait de bonne heure prévu la victoire de Sylla et passé en Espagne. Les barbares l’estimaient singulièrement pour les avoir battus eux-mêmes par un stratagème ingénieux. Il s’était fait des leurs, et partageait leur manière de vivre et leurs croyances. C’était lui qui en Afrique avait découvert le corps du libyen Antée ; seul des hommes, il avait vu les os du géant, longs de soixante coudées. Il correspondait avec les dieux, au moyen d’une biche blanche, qui lui révélait les choses cachées. Mais ce qui lui gagnait plus sûrement encore les barbares, c’était son génie mêlé d’audace et de ruse, l’adresse avec laquelle il se jouait de l’ennemi ; jusqu’à traverser sous un déguisement les lignes de Metellus. C’était un chasseur infatigable. Aucun espagnol ne connaissait mieux les pas et les défilés des montagnes. Du reste, armé superbement, lui et les siens, bravant l’ennemi, et défiant Metellus en combat singulier. Ce général ne put l’empêcher d’étendre sa domination sur toute l’Espagne (84-73). Une armée italienne, conduite par Perpenna, venait de se joindre à lui. Il s’était fait un sénat des proscrits qui se réfugiaient dans son camp. Peu à peu il disciplinait les espagnols, et commençait à les humaniser en élevant leurs enfants à la romaine. Cependant il s’était rendu maître de la Gaule narbonnaise et faisait craindre à l’Italie un autre Hannibal. Pompée, qui vint seconder Metellus, obligea Sertorius de rentrer en Espagne, mais y fut battu par lui, et eut l’humiliation de lui voir brûler sous ses yeux une ville alliée.

Sertorius qui recevait alors de grandes offres de Mithridate, eut la magnanime obstination de ne pas lui céder un pouce de terre en Asie. Fondateur d’une Rome nouvelle qu’il opposait à l’autre, il ne voulait pas porter atteinte à l’intégrité d’un empire qu’il regardait comme sien. Il resta romain au milieu des barbares, et c’est ce qui le perdit. Quoiqu’il avouât hautement sa préférence pour les troupes espagnoles, il donnait tous les commandements à des Romains. Ceux-ci lui inspiraient leurs défiances contre les gens du pays, et ils finirent par le pousser à massacrer ou vendre les otages qui étaient entre ses mains. Cet acte insensé et barbare l’eût perdu tôt ou tard, s’il n’eût été tué en trahison par son lieutenant Perpenna. Pompée, à qui celui-ci se rendit, le fit mourir sans vouloir l’entendre et brûla tous ses papiers, de crainte d’y trouver compromis quelqu’un des grands de Rome. Lui-même peut-être était intéressé à faire disparaître toute trace des intrigues qui l’avaient débarrassé d’un ennemi invincible (73).

La guerre d’Asie dura dix ans encore après celle d’Espagne. Les ravages de Mithridate et de Tigrane, son gendre, roi d’Arménie, concouraient avec l’horrible cupidité des publicains et chevaliers pour dépeupler ce malheureux pays. En une fois, Tigrane enleva de la Cappadoce trois cent mille hommes qu’il transféra dans sa nouvelle capitale de Tigranocerte.

L’Asie romaine n’était pas moins misérable, épuisée par la capacité des usuriers romains qui avaient avancé les vingt mille talents de Sylla. Telle était leur industrie qu’en peu d’années, cette contribution s’était trouvée portée à cent vingt mille talents (plus de 600 millions de francs). Les malheureux vendaient leurs femmes, vendaient leurs filles vierges, leurs petits enfants, et finissaient par être eux-mêmes vendus.

Mithridate, encouragé par ces circonstances, avait envahi la Cappadoce et la Bithynie, et gagné une foule de cités dépendantes des romains. Partout il se faisait précéder d’un Marius que Sertorius lui avait envoyé avec le titre de proconsul. Pompée étant encore occupé en Espagne, l’un des chefs du parti de Sylla, Lucullus, obtint à force d’intrigues la commission lucrative de la guerre d’Asie. Lucullus passait pour un administrateur honnête et pour un homme fort lettré. C’était le protecteur de tous les Grecs à Rome. Il avait lui-même par une sorte de jeu, écrit en grec la guerre d’Italie. Quelle guerre eût mieux mérité d’être écrite en langue latine ? Mais ce dédain du grossier idiome de la patrie, était sans doute une manière de faire sa cour à l’exterminateur de la race italienne. Sylla, revenant pour combattre le parti de Marius, avait laissé Lucullus en Asie, pour lever les contributions de guerre, et sans doute pour faire regorger les publicains, affiliés au parti de Marius. C’est à Lucullus qu’il dédia ses commentaires écrits aussi en grec, et qu’il confia en mourant la tutelle de son fils. Lucullus n’avait jamais commandé en chef jusqu’à la seconde guerre de Mithridate (75). Mais dans la traversée de Rome en Asie, il lut beaucoup Polybe, Xénophon, et autres ouvrages des Grecs sur l’art militaire. Toutefois il ne se pressa pas de se mesurer avec le roi barbare, qui avait alors réuni jusqu’à trois cent mille hommes. Il avait appris par le désastre de son collègue, qu’il valait mieux attendre que ce torrent s’écoulât de lui-même. Formée de dix peuples différents, cette multitude ne pouvait rester longtemps unie ; la seule difficulté de la nourrir devait en amener bientôt la dispersion. Pendant que Mithridate se consume devant la place imprenable de Cyzique, Lucullus l’observe, lui coupe les vivres, et lui ôte ses ressources en ramenant peu à peu les cités qui s’étaient données à lui. Il réforme les abus qui avaient soulevé le pays contre Rome. Ces réformes étaient la véritable tactique à employer contre Mithridate. Chaque règlement lui ôtait quelques villes, et le privait d’une partie des subsides qui entretenaient son armée. Il ne tint pas contre cette guerre administrative. Au bout de deux ans, ne sachant comment nourrir tant de monde, il leva le siège de Cyzique, se jeta dans un vaisseau, et chargea ses généraux de sauver l’armée comme ils pourraient. Il n’y avait pas de retraite possible avec des troupes si peu disciplinées. Lucullus n’eut que la peine de tuer. Les vingt mille qu’il tailla en pièces sur le Granique, n’étaient que la plus faible partie de ceux qui périrent dans cette immense déroute.

Pendant que Lucullus s’avance lentement vers le pont, Mithridate, se jouant de la poursuite de ses ennemis qui crurent le prendre dans Nicomédie, avait déjà soldé, armé de nouvelles bandes de barbares, qu’il envoyait chercher jusque chez les Scythes. Quelques défaites partielles, et la terreur panique qui s’ensuivit, suffirent pour dissiper encore cette nouvelle armée. Mithridate était pris, s’il n’eût eu la présence d’esprit d’arrêter les soldats romains, en perçant les sacs remplis d’or que ses mulets portaient derrière lui. Le roi barbare, obligé d’abandonner son royaume, voulut au moins dans sa jalousie orientale, préserver son sérail des outrages du soldat. Il envoya par un eunuque, à ses femmes, l’ordre de mourir. Parmi elles se trouvaient deux de ses soeurs, âgées de quarante ans, qu’il n’avait point mariées, et l’ionienne Monime qu’il avait enlevée de Milet, mais dont il n’avait vaincu la vertu qu’en lui donnant le triste honneur d’être appelée son épouse et de ceindre le diadème ; elle essaya de s’étrangler avec le bandeau royal, mais il rompit, et ne lui rendit pas même ce cruel service. Mithridate s’était enfui en Arménie, chez son beau-père Tigrane. Ce prince, qui avait étendu sa domination jusque dans la Syrie, se trouvait par suite de la ruine des Séleucides et de l’éloignement des Parthes, le plus puissant souverain de l’Asie occidentale. Une foule de rois le servaient à table, et quand il sortait, quatre d’entre eux couraient devant son char en simple tunique. La domination insolente de ce roi des rois n’en était pas plus solide. Lucullus le savait si bien, qu’il ne prit que quinze mille hommes pour envahir les états de Tigrane. C’en fut assez pour mettre en fuite au premier choc deux cents mille barbares, dont dix-sept mille étaient des cavaliers bardés de fer. Les Romains perdirent cinq hommes. La prise de Tigranocerte fut facilitée par les Grecs que Tigrane y avait transportés de force, avec une foule d’hommes de toutes nations. Lucullus renvoya ces Grecs dans leur patrie, en leur payant les frais du voyage, comme il avait fait après l’incendie de la ville d’Amisus dans le pont. Amisus et Sinope étaient devenues deux villes indépendantes. Tous les peuples que Tigrane avait opprimés, les Sophéniens, les Gordyéniens, plusieurs tribus arabes, reçurent Lucullus comme un libérateur. Vainqueur dans une seconde bataille, il voulait consommer la ruine de Tigrane, et porter ensuite ses armes chez les Parthes. Il n’eut point cette gloire périlleuse. Jusque-là son principal moyen de succès avait été de se concilier les peuples en contenant à la fois l’avidité de ses soldats et celle des publicains italiens. Les premiers refusèrent de poursuivre une guerre qui n’enrichissait que le général ; les seconds écrivirent à Rome, où le parti des chevaliers reprenait chaque jour son ancien ascendant. Ils accusèrent de rapacité celui qui avait réprimé la leur. Tout porte à croire, en effet, que Lucullus avait tiré des sommes énormes des villes qu’il préservait des soldats et des publicains. Ils obtinrent qu’un successeur lui serait donné, et par ce changement le fruit de sa conquête fut perdu en grande partie. Avant même que Lucullus eût quitté l’Asie, Mithridate rentra dans le pont, envahit la Cappadoce, s’unit plus étroitement avec les pirates, en même temps qu’il rouvrait aux barbares leur route du Caucase, un instant fermée par les armes romaines.

Pendant que Pompée combattait Sertorius, et Lucullus Mithridate, Rome n’avait eu que des généraux inhabiles pour la défendre d’un danger bien plus pressant. Une guerre servile avait éclaté (73-1), non plus en Sicile, mais en Italie même, aux portes de Rome, dans la Campanie. Et cette fois, ce n’étaient plus des esclaves laboureurs ou bergers ; c’étaient des hommes exercés exprès dans les armes, habitués au sang, et dévoués d’avance à la mort. Cette manie barbare des combats de gladiateurs était devenue telle, qu’une foule d’hommes riches en nourrissaient chez eux, les uns pour plaire au peuple et parvenir aux charges où l’on donnait des jeux ; les autres par spéculation, pour vendre ou louer leurs gladiateurs aux édiles, quelquefois même aux factieux qui les lâchaient comme des dogues furieux sur la place publique, contre leurs ennemis et leurs concurrents. Un certain Lentulus Batiatus entretenait à Capoue des gladiateurs, la plupart gaulois ou thraces. Deux cents d’entre eux firent le complot de s’enfuir. Leur projet ayant été découvert, soixante-dix-huit qui en furent avertis, eurent le temps de prévenir la vengeance de leur maître... etc.

Crassus ne put empêcher son rival de recueillir encore la gloire de cette guerre. Pompée rencontra ce qui restait de l’armée des esclaves, les extermina, et rentra dans Rome avec la réputation (71) du seul général qu’eût alors la république. Crassus eut beau donner au peuple la dîme de ses biens, lui servir un festin de dix mille tables, et distribuer, à chaque citoyen, du blé pour trois mois. Il n’obtint le consulat qu’avec la permission de Pompée, et concurremment avec lui. Pompée cessa alors de ménager le sénat, dont il crut n’avoir plus besoin. Du vivant même de Sylla, il avait laissé voir qu’il ne restait qu’à regret dans le parti des nobles, qui méprisaient en lui un chevalier, un transfuge du parti italien. Il avait ramené son armée d’Afrique contre les ordres du dictateur ; il avait triomphé malgré lui. Sylla, qui l’appréciait à sa juste valeur, ne se soucia pas de recommencer la guerre civile pour une affaire de vanité. Mais il lui témoigna son aversion, en l’omettant dans son testament, où il faisait des legs à tous ses amis. Pompée n’en fut pas moins, après la mort de Sylla, comme de son vivant, l’exécuteur des volontés de la faction, en Italie et en Espagne. Ce ne fut qu’au bout de dix ans, lorsqu’une grande partie des vétérans de Sylla se fut éteinte, que Pompée rompit avec le sénat, et se tourna vers les chevaliers et la populace. L’instrument de Pompée, dans cette réaction contre le sénat, fut un autre chevalier, M Tullius Cicéron, brillant et heureux avocat, politique médiocre, mais doué d’une souplesse de talent extraordinaire, et d’une merveilleuse faconde. Originaire d’Arpinum, comme Marius, il composa d’abord un poème en l’honneur de son compatriote. Il débuta au barreau de la manière la plus honorable, en défendant, sous Sylla, un Roscius, qu’un affranchi du dictateur voulait faire périr pour le dépouiller. Il est vrai que ce Roscius était lui-même du parti de Sylla ; qu’il était protégé par toute la noblesse, par les Servilius, par les Scipions ; qu’il était client des tout-puissants Metellus, et que même, pendant le procès, il avait été recueilli dans la maison de Cecilia Métella. Le véritable défenseur fut l’illustre Messala, et l’on mit en avant Cicéron. La noblesse était indignée de l’audace des gens de vile naissance, dont Sylla aimait à s’entourer, et qui se permettaient tout à l’ombre de son nom. Sylla, lui-même, alors en Étrurie, voulait terminer les désordres de la guerre civile ; il venait de porter des lois contre l’empoisonnement, le faux, la violence et l’extorsion. Cicéron ne risquait donc rien ; mais ce fut pour lui un honneur infini d’avoir le premier fait entendre une voix humaine après le silence des proscriptions. Le panégyriste de Marius fut obligé de faire, en cette occasion, l’éloge du parti de Sylla ; mais on lui sut gré de ne pas l’avoir fait avec trop de bassesse. Depuis ce moment, tout le parti opprimé, chevaliers, publicains, villes municipales, eurent les yeux sur lui. S’il eût été homme de guerre, s’il eût eu du moins quelque dignité et quelque suite dans sa conduite politique, il fût devenu le chef de ce parti auquel Pompée méritait si peu d’inspirer confiance. Mais il se soumit de bonne grâce à agir sous Pompée et pour lui. Ce que les sénateurs redoutaient le plus, c’était de se voir enlever les jugements que leur avait rendus Sylla, et qui leur assuraient l’impunité pour eux-mêmes, et la domination sur les chevaliers. Ils consentirent plus aisément au rétablissement du tribunat, qui diminuait seulement la puissance commune de leur corps ; ils espéraient qu’à ce prix ils conserveraient le privilège des jugements. Mais, dès qu’une fois Pompée eut fait élire des tribuns par la populace, dès que les comices des tribus eurent été rétablis, rien n’était plus facile que d’enlever les jugements aux sénateurs. Il suffisait de mettre au grand jour et de produire, sur la place publique, l’infâme et cruelle tyrannie qu’ils exerçaient dans les provinces, depuis qu’ils étaient seuls juges de leurs propres crimes. On pouvait, sans attaquer directement tout le corps des nobles, traîner un des leurs à leurs tribunaux, dévoiler, dans un seul, l’infamie de tous, et les mettre entre le double péril d’avouer la honte de leur ordre par une condamnation, ou d’y mettre le comble, en renvoyant l’accusé absous. Cicéron fut chargé de faire ainsi le procès à un des nobles, ou plutôt à la noblesse. L’homme par la honte duquel on entreprit de salir tout le sénat et de le traîner dans la boue, portait l’ignoble nom de Verrès. Il était ami des Metellus, et s’était rendu cher à la faction, en passant du camp de Carbon à celui de Sylla avec l’argent de la questure ; plus tard, en faisant mettre à mort en Sicile tous les soldats de Sertorius qui y cherchaient un asile. Beaucoup de chevaliers romains établis en Sicile et en Asie, beaucoup d’Italiens qui levaient les impôts, ou faisaient le commerce et la banque, une multitude de Grecs de Sicile et d’autres provinces, déposèrent contre Verrès, et l’accablèrent de leurs témoignages. Les sénateurs qui composaient le tribunal, se hâtèrent de le condamner, dans l’espoir de sortir plus vite de ce procès terrible, et de rendre inutiles les éloquentes invectives que Cicéron avait préparées ; mais ils n’y perdirent rien. Ces discours écrits avec soin furent copiés, multipliés, répandus, lus avidement. Ils sont restés pour l’éternelle condamnation de l’aristocratie romaine, et pour la justification des empereurs dont la tyrannie fut pour les provinces, au moins comparativement, une délivrance, un état d’ordre et de repos. Nul doute que ces chevaliers, ces publicains, ces commerçants romains, établis en Sicile, n’eussent pour la plupart acquis par la spoliation et le vol ce que le préteur leur volait. Mais les indigènes avaient été encore plus maltraités. Les exactions, les violences, les vols sacrilèges commis par Verrès dans leurs maisons et dans leurs temples, ne peuvent se compter. L’amour des arts grecs qui dominait alors chez les grands de Rome, était encore un mobile de brigandage. Les dieux les plus révérés de la Sicile ne purent échapper au préteur. L’Hercule d’Agrigente, la Junon de Samos, la redoutable déesse de la Sicile, la Cérès d’Enna, passèrent, comme objets de curiosité, dans le cabinet de Verrès. Tant d’insultes faites aux religions locales des alliés, touchaient, je pense, médiocrement le peuple romain. La mort même des capitaines siciliens, indignement condamnés par Verrès, n’est pas sans doute ce qui remuait le plus les maîtres du monde. Ce qui fit impression, c’est qu’il avait ménagé les pirates dont les courses compromettaient chaque jour l’approvisionnement de Rome, et qu’il fut convaincu d’avoir fait battre de verges et mettre en croix un citoyen romain. La condamnation de Verrès fut celle de l’aristocratie. Tous les nobles étaient ses amis. Plusieurs d’entre eux avaient trempé dans les crimes dont il était convaincu. Un Néron, par complaisance pour lui, avait condamné à mort un homme qui n’était coupable que d’avoir défendu contre Verrès l’honneur de sa fille. Les sénateurs ne purent garder plus longtemps la possession exclusive du pouvoir judiciaire. Cicéron les accabla d’une énumération terrible de toutes les prévarications de leurs tribunaux, et assura effrontément qu’on n’avait jamais fait aucun reproche aux chevaliers, quand ils en étaient en possession. Pompée ayant donné des jeux peu après l’affaire de Verrès, s’assura de la populace. Il venait d’ailleurs, en rétablissant les comices par tribus, de donner du prix aux suffrages du petit peuple, et de lui rendre ainsi son principal moyen de subsistance, la vénalité. Appuyé sur les soldats, les chevaliers et les prolétaires, il ôta sans peines aux sénateurs le privilège des jugements, et les força de partager le pouvoir judiciaire avec les chevaliers et les tribuns, élus de la populace (71). Ainsi ce grand ouvrage de Sylla, que le dictateur avait cru affermir à jamais par l’extermination des Italiens et la proscription des chevaliers, que Pompée semblait avoir assuré par la réduction de l’Espagne, Lucullus par l’humiliation des publicains de l’Asie, il suffit du même Pompée pour le renverser. Le premier fruit que les chevaliers retirèrent de leur victoire, ce fut de rétablir les communications maritimes, dont l’interruption ruinait leur commerce, et de recouvrer l’exploitation de l’Asie dont les dépouillait Lucullus. Dans ce double but, ils confièrent à Pompée, malgré le sénat, un pouvoir tel, qu’aucun citoyen n’en avait obtenu jamais. Sur la proposition de Galbinius, on lui donna pour réduire les pirates l’empire de la mer, de la Cilicie aux colonnes d’Hercule, avec tout pouvoir sur les côtes à la distance de quatre cents stades (vingt lieues) ; de plus, une autorité absolue et sans responsabilité sur toute personne qui se trouverait dans ces limites, avec la faculté de prendre chez les questeurs et les publicains tout l’argent qu’il voudrait, de construire cinq cents vaisseaux, et de lever soldats, matelots, rameurs à sa volonté. Ce n’était pas assez ; on y ajouta peu après la commission de réduire Mithridate, et le commandement des armées de Lucullus avec toutes les provinces de l’Asie (67). Le parti triomphant, celui des chevaliers, était si intéressé au succès, qu’il donna à son général un pouvoir disproportionné avec le but. Cicéron fut encore en ceci l’organe de la faction. Rien n’était plus aisé que d’entraîner le peuple qu’on nourrissait des blés d’Afrique et de Sicile, et dont les pirates compromettaient la subsistance. Au reste, les esprits pénétrants sentaient bien qu’aucun pouvoir n’était dangereux dans des mains si peu propres à le garder. César et Crassus n’y virent qu’un précédent utile, et y aidèrent. Ces pirates appartenaient à presque toutes les nations de l’Asie, ciliciens, syriens, cypriotes, Pamphyliens, hommes du Pont. C’était comme une vengeance et une réaction de l’orient dévasté par les soldats de l’Italie, par ses usuriers et ses publicains, par ses marchands d’esclaves. Ils s’enhardirent dans les guerres de Mithridate dont ils furent les auxiliaires. Les guerres civiles de Rome, puis l’insouciante cupidité des grands, occupés de piller chacun leur province, laissèrent la mer sans surveillance, et fortifièrent les pirates d’une foule de fugitifs. Ils firent de tels progrès, dit Plutarque (Pompée, c 23), que non contents d’attaquer les vaisseaux, ils ravageaient les îles et les villes maritimes. Déjà même les hommes les plus riches, les plus distingués par leur naissance et par leur capacité, montaient sur leurs vaisseaux et se joignaient à eux ; il semblait que la piraterie fut devenue un métier honorable... etc.

La puissance des pirates était vaste, mais dispersée sur toutes les mers. Pompée avait de si grandes forces, qu’après avoir partagé la Méditerranée et distribué ses flottes, il les réduisit en trois mois. La douceur y fit plus que la force. Plusieurs se rendirent à lui avec leurs familles, et le mirent sur la trace des autres. Ceux qui n’espéraient point de pardon livrèrent une bataille navale devant Coracésium en Cilicie. Pompée, maître des forts qu’ils avaient dans le Taurus et dans les îles, leur donna des terres dans l’Achaïe et la Cilicie, et en peupla sa ville de Pompeiopolis, bâtie sur les ruines de Soli. Il tenait tant à se concilier ces intrépides marins qu’il envoya des troupes contre Metellus qui poursuivait avec cruauté ceux de la Crète, et combattit pour les pirates. Parvenu en Asie, il abolit, disent unanimement les historiens, tout ce qu’avait fait Lucullus, c’est-à-dire qu’il rétablit la tyrannie financière des chevaliers et des publicains. Pour Mithridate, après tant de défaites, il était plus difficile à joindre qu’à vaincre. La première fois que Pompée l’atteignit, il crut le tenir, et le manqua ; la seconde, il l’attaqua pendant la nuit, et les barbares ne soutinrent pas même le premier cri des Romains. Repoussé par Tigrane, qui reçut Pompée à genoux, Mithridate s’enfuit vers le Caucase chez les Albaniens et les Ibériens. Pompée pénétra chez ces barbares, défit, non sans peine, leurs multitudes mal armées. Mais il n’osa, ni entrer dans l’Hyrcanie, ni traverser les plages scythiques du nord de l’Euxin pour pénétrer dans le Bosphore, dont Mithridate était toujours maître. Il aima mieux redescendre au midi, pour y faire une guerre plus facile et plus glorieuse. Sauf quelques combats sans importance, il lui suffit d’une sorte de promenade pour achever, comme dit Plutarque, le pompeux ouvrage de l’empire romain. Il soumit en passant la Syrie, dont il fit une province, la Judée qu’il donna à qui il voulut. La nouvelle de la mort du roi de Pont vint fort à propos pour le dispenser de poursuivre une guerre imprudente dans laquelle il s’était engagé contre les Arabes. Le grand Mithridate avait, dans sa fuite même, conçu le projet gigantesque d’entraîner les barbares vers l’Italie. Les Scythes ne demandaient pas mieux que de le suivre. Les Gaulois, pratiqués par lui depuis longtemps, l’attendaient pour passer les Alpes. Tout vieux qu’il était, et dévoré par un ulcère qui l’obligeait de se cacher, il remuait tout le monde barbare, dont il voulait opérer la réunion, tant de siècles avant Attila. L’immensité de ses préparatifs, et l’effroi de la guerre qu’il allait entreprendre, tournèrent ses sujets contre lui. Il avait mis à mort trois fils, trois filles, et s’était réservé pour héritier son fils Pharnace qui le trahit. Le vieux roi, craignant d’être livré aux Romains, essaya de s’empoisonner ; deux de ses filles qui lui restaient voulurent boire avant lui, et moururent bientôt. Mais Mithridate s’était depuis si longtemps prémuni par l’habitude contre les poisons, qu’il n’en trouvait plus d’assez violent. Il fallut que le Gaulois Bituitus, qui lui était attaché, lui prêta son épée pour mourir. Il n’y eut plus dans l’orient de roi comme Mithridate. Ce géant, cet homme indestructible aux fatigues comme au poison, cet homme qui parlait toutes les langues savantes et barbares, laissa une longue mémoire. Aujourd’hui, non loin d’Odessa, on montre un siège taillé dans le rocher qui domine la mer, et on l’appelle le trône de Mithridate. Le triomphe de Pompée fut le plus splendide qu’on eût vu jusque-là. On y porta les noms des nations soumises : le Pont, l’Arménie, la Cappadoce, la Paphlagonie, la Médie, la Colchide, les Ibériens, les Albaniens, la Syrie, la Cilicie, la Mésopotamie, la Phénicie, la Judée, l’Arabie, enfin les pirates. On y voyait que les revenus publics avaient été portés, par les conquêtes de Pompée, de cinquante millions de drachmes à près de quatre-vingt-deux millions ; qu’il avait versé dans le trésor la valeur de vingt mille talents, sans compter une distribution de quinze cents drachmes par chaque soldat. Pompée, qui avait triomphé la première fois de l’Afrique, la seconde de l’Europe (après Sertorius), triomphait cette fois de l’Asie. Dans ce pompeux étalage des trophées de Pompée, une bonne part eût dû revenir à Lucullus. Le résultat était grand ; mais combien avait-il coûté ? César, vainqueur de Pharnace, portait envie à Pompée pour avoir eu des succès si faciles ; et Caton disait que toutes les guerres d’Asie n’étaient que des guerres de femmes. Ainsi la médiocrité de tous les nobles de Rome, cette disette de grands généraux dont se plaint si souvent Cicéron, l’ami de Pompée, éleva pour quelque temps cet indigne favori de la fortune à une puissance dont il ne sut comment user, jusqu’à ce qu’elle lui fût arrachée par l’homme qui la méritait.