Caïus Marius était originaire des environs d’Arpinum,
ville récemment élevée au rang de municipe. Il ne vint pas de bonne heure à
Rome, resta toujours étranger aux moeurs de la ville et ne voulut jamais
apprendre le grec. Diodore nous apprend qu’il fut d’abord publicain ;
Velleius, qu’il était d’une famille équestre ; ce qui semble confirmé par Cicéron,
son compatriote, dont l’aïeul fut, selon lui, l’adversaire du père de Marius
dans les factions d’Arpinum. Politique médiocre, Marius n’eut d’autre génie
que celui de la guerre. Au siège de Numance, où il fit ses premières armes,
Scipion émilien devina son génie militaire : comme on lui demandait qui
pourrait lui succéder un jour, il frappa sur l’épaule de Marius et dit : celui-ci peut-être. Lorsque de retour à Rome,
il demanda le tribunat, tout le monde le connaissait de nom, mais personne ne
l’avait encore vu. La faveur des Metellus, qui protégeaient sa famille,
décida son élection. L’aristocratie était alors toute puissante. De toutes
les réformes des Gracques, il n’en restait qu’une ; le pouvoir judiciaire
était toujours, malgré les efforts du sénat, entre les mains des chevaliers,
c’est-à-dire des usuriers, des riches, des détenteurs du domaine. Sénateurs
et chevaliers s’étaient entendus pour annuler la loi agraire. Le sénat avait
usurpé l’examen préalable de toute loi proposée au peuple. Ainsi les deux
ordres s’étaient partagés la république. Les sénateurs avaient les charges et
la puissance politique, les chevaliers l’argent, les terres, les jugements.
Leur connivence mutuelle accélérait la ruine du peuple, qui se consommait en
silence. Marius, publicain, et sorti d’une famille équestre, ne pouvait
rester fidèle au parti des nobles. Ce fut néanmoins un grand étonnement pour
l’aristocratie, lorsque le client des Metellus osa, sans consulter le sénat,
proposer une loi qui tendait à réprimer les brigues dans les comices et les
tribunaux. Un des Metellus attaque la loi et le tribun ; il appuie le consul
qui propose de citer Marius pour rendre compte. Marius entra, mais ce fut
pour ordonner aux licteurs de conduire Metellus en prison. Le sénat fut
obligé de retirer son décret. Le petit peuple de Rome ne fut pas plus content
de Marius que les nobles, quand il le vit se déclarer contre une distribution
de blé proposée par un de ses collègues. Les Italiens étaient trop divisés
d’intérêts, la populace de Rome était trop faible pour qu’on pût s’élever à
la puissance par la faveur des uns ou des autres. Il fallait se désigner aux
deux partis par la gloire militaire, et trouver dans les armées un point
d’appui plus solide que celui auquel s’étaient confiés les Gracques. Marius
se rapprocha probablement de Metellus ; car il fut nommé questeur de Cécilius
Metellus pour la guerre de Numidie.
Dès la ruine de Carthage, du vivant même du fidèle Massinissa, les Romains prenaient
ombrage du royaume des Numides qui ne leur était plus utile. Ils n’avaient
pas voulu de leurs secours dans la dernière guerre punique. Tant que régna le
lâche et faible Micipsa, son fils, ils ne craignirent rien de ce côté. Mais
ce prince avait été obligé en mourant de faire entrer en partage du royaume,
avec ses deux fils, son neveu, l’ardent et intrépide Jugurtha, vrai Numide,
désigné au trône par la voix des Numides, et chéri des Romains depuis le
siège de Numance, où Micipsa l’avait envoyé dans l’espoir qu’il y périrait.
C’était, comme son aïeul Massinissa, le meilleur cavalier de l’Afrique, le
plus ardent chasseur, toujours le premier à frapper le lion. On a regardé
Jugurtha comme un usurpateur, il aurait fallu s'informer d’abord s’il
existait une loi d’hérédité dans les déserts de la Numidie. Les
Barbares choisissent ordinairement pour roi le plus digne dans une même
famille. Les Numides pensèrent que la volonté d’un mort ne pouvait prévaloir
sur le droit de la nation. Ils regardaient, non sans raison, le partage de la Numidie comme son asservissement
aux volontés de Rome, et soutinrent avec une héroïque obstination le chef
qu’ils s’étaient donné. D’abord, Jugurtha fait assassiner Hiempsal, le plus
jeune de ses rivaux, dont le peuple accusait la cruauté. Puis, soutenu par
les amis qu’il s’est faits parmi les romains au siège de Numance, par les
sénateurs qu’il achète à tout prix, il obtient un nouveau partage entre lui
et Adherbal, le survivant des deux frères. Enfin, se voyant sûr de tout le
peuple, il renverse ce dernier obstacle à l’unité de la Numidie. Adherbal
assiégé, demande secours aux étrangers, aux romains. Des commissaires sont
envoyés, moins pour le protéger que pour empêcher la réunion d’un peuple si
formidable par son génie belliqueux. Ils arrivent trop tard. Jugurtha, maître
de son rival, l’a fait périr dans les tourments ; cette cruauté eût été
gratuite et inexplicable, s’il n’eût considéré le candidat anti-national
comme un usurpateur. Il massacra même tous les Italiens qui faisaient trafic
à Cirtha, ce qui prouve qu’il confondait dans sa haine Rome et Adherbal.
Cependant le peuple éclate à Rome contre la vénalité des grands qui ont donné
à Jugurtha le temps d’unir sous sa domination toute la Numidie. Le consul
Calpurnius Pison passe en Afrique avec une armée. Il prend quelques villes,
mais seulement pour se faire mieux payer sa retraite. Nouvelle clameur du
peuple. Le tribun Memmius fait ordonner à Jugurtha de venir se justifier à
Rome. Le roi de Numidie comptait si bien sur la corruption de ses juges,
qu’il ne craignit pas d’obéir. Le peuple s'assemble pour entendre sa
justification ; Memmius lui ordonne de parler ; un autre tribun gagné par le
numide, lui ordonne de se taire. Ainsi l’on se jouait du peuple. Cependant un
des descendants de Massinissa demandait au sénat le trône de Numidie. Le
danger était pressant pour Jugurtha. Il n’hésite point à faire assassiner ce
nouveau compétiteur. Cette fois le crime était flagrant ; Jugurtha sortit de
Rome, et dit en se tournant encore une fois vers ses murs : ville à vendre ! Il ne lui manque plus qu’un acheteur.
Albinus, qu’on envoya d’abord, ne fit rien contre Jugurtha ; Aulus, son
frère et son lieutenant en son absence, se laissa prendre par le numide, et
ne se tira de ses mains qu’en passant sous le joug. Cette honte que Rome ne
connaissait plus depuis Numance, accusait si hautement l’incapacité ou la
corruption de l’aristocratie, que le sénat fit désormais de sérieux efforts
pour terminer la guerre. Il en confia la conduite à l’un de ses membres les
plus influents, Cécilius Metellus, et lui donna une nouvelle armée (109).
La première victoire, et la plus difficile à remporter,
fut le rétablissement de la discipline. Dans un pays de déserts semés de
quelques villes, en présence d’un ennemi mobile comme la pensée, et que l’on
ne pouvait joindre que où et quand il lui plaisait, il fallait n’avancer qu’à
coup sûr et tâcher de s’assurer des places fortes. L’habileté de Jugurtha
rendait ce système difficile à suivre. Les Romains ayant pris Vacca, Jugurtha
apparut tout à coup dans une position avantageuse, et fut au moment de
vaincre, avec ses troupes légères, la tactique romaine et la force des
légions. Partout il suivit Metellus, troublant les sources, détruisant les
pâturages, enlevant les fourrageurs. Il osa même attaquer deux fois le camp
romain devant Sicca, fit lever le siége, et força ainsi Metellus d’aller
prendre ses quartiers d’hiver hors de la Numidie. Le Romain
employait cependant contre lui les moyens les moins louables de vaincre. Il
marchandait sous main les amis de Jugurtha, pour leur faire tuer ou livrer
leur maître. Ces craintes diverses décidèrent le numide à traiter. Il se
soumet à tout. Il livre à Metellus deux cent mille livres pesant d’argent,
tous ses éléphants, une infinité d’armes et de chevaux. Et alors il apprend
qu’il faut qu’il vienne se mettre lui-même entre les mains de Metellus. Que
risquait-il de plus en continuant la guerre ? Il la recommença. Il eût dû se
souvenir plus tôt que les Romains avaient usé envers les Carthaginois de la
même perfidie. Metellus fit alors en Numidie une guerre d’extermination,
égorgeant dans chaque ville tous les mâles en âge de puberté. C’est ainsi
qu’il traita Vacca, qui s’était soustraite au joug des Romains, et Thala,
dépôt des trésors de Jugurtha, qui l’avait crue protégée par les solitudes
qui l’environnaient. L’indomptable roi de Numidie était sorti de son royaume
pour le mieux défendre. Retiré aux confins du grand désert, il disciplinait
les Gétules, et entraînait contre Rome son beau-père Bocchus, roi de
Mauritanie, qui fut vaincu avec lui près de Cirtha. Metellus vit avec douleur
son lieutenant Marius lui enlever la gloire de terminer cette guerre. Le fier
patricien qui lui devait, il faut le dire, une grande partie de ses succès,
avait voulu d’abord l’empêcher d’aller à Rome briguer le consulat. Il sera
temps pour vous, lui dit-il, quand mon fils le demandera. Il s’en fallait de
vingt ans que son fils eût l’âge. L’insolence de Metellus avait profondément
ulcéré Marius. Il exigea la condamnation à mort d’un client de Metellus, soupçonné
d’intelligence avec les Numides, et lorsque celui-ci essayait de réhabiliter
la mémoire de cet homme, Marius dit qu’il s’applaudissait d’avoir attaché à
l’âme du consul une furie éternelle. Ce mot atroce indique assez avec quelle
haine Marius attaqua Metellus à Rome. Cette fois il daigna parler devant le
peuple et flatter sa passion. Il accusa son général d’éterniser la guerre ;
il promit, s'il était consul, de prendre ou tuer Jugurtha de sa main. Il
était soutenu par les chevaliers, par les publicains, par tous ceux dont
cette longue guerre anéantissait le commerce en Afrique ; il le fut par les
prolétaires qu’il enrôla pour la première fois, et pour qui les camps furent
un asile. On accusa Marius de prendre ainsi pour soldats des hommes qui ne laissaient
à la patrie aucun gage de leur fidélité. Mais l’extinction des propriétaires
obligeait de recourir à cette dernière ressource. Marius voulait deux choses
: s'attacher, s'approprier son armée, et vaincre Jugurtha. Il atteignit le
dernier but par une discipline terrible, le premier par une prodigalité sans
bornes. Il donnait tout le butin, toutes les dépouilles au soldat. Avec un
tel accord du chef et de l’armée, la guerre fut poussée à outrance. Il prit
Capsa, au milieu des plus arides solitudes. Il força le pic presque
inaccessible où le roi des Numides avait déposé ce qu’il avait pu sauver de
ses trésors. Il battit deux fois Jugurtha et Bocchus. Ce dernier ne voulut
pas se perdre avec son gendre. Il promit de le livrer. Ce fut le jeune Sylla,
questeur de Marius, qui pour sa première campagne eut la gloire de recevoir
du roi de Mauritanie un captif si important. Ce succès fut dû en partie à son
adresse et à son sang-froid ; Bocchus délibéra un instant s’il ne livrerait
pas plutôt Sylla à Jugurtha. Marius ne pardonna jamais à son questeur d’avoir
fait représenter sur son anneau l’extradition du roi des Numides. La Numidie fut partagée
entre Bocchus et deux petits-fils naturels de Massinissa. Le héros qui avait
défendu la Numidie
si longtemps, et qui, malgré des crimes ordinaires aux rois barbares,
méritait un meilleur sort, fut traîné derrière le char de Marius, au milieu
des huées d’une lâche populace. On dit qu’il perdit le sens. Peut-être
voulait-il échapper à l’ignominie en feignant l’insensibilité. C’est ainsi
que le roi des Vandales diminua pour Bélisaire la gloire et l’ivresse du
triomphe, en déclarant par un sourire dédaigneux qu’il n’acceptait pas la
honte dont on croyait le couvrir. Jugurtha fut ensuite dépouillé, et les
licteurs pour avoir plus tôt fait, lui arrachèrent les bouts des oreilles
avec les anneaux d’or qu’il y portait. De là jeté nu dans un cachot humide,
il plaisantait encore en y entrant : par Hercule,
dit-il, les étuves sont froides à Rome.
Il y lutta six jours entiers contre la faim (106). La jalousie que les
victoires du publicain d’Arpinum inspiraient aux nobles, fut réprimée par un
danger dont Rome ne crut pouvoir être défendue que par lui. Des peuples
jusque-là inconnus aux Romains, des Cimbres et des Teutons des bords de la Baltique, fuyant,
disait-on, devant l’océan débordé, étaient descendus vers le midi. Ils
avaient ravagé toute l’Illyrie, battu, aux portes de l’Italie, un général
romain qui voulait leur interdire le Norique, et tourné les Alpes par
l’Helvétie dont les principales populations, Ombriens ou Ambrons, Tigurins
(Zurich) et Tughènes (Zug), grossirent leur horde. Tous ensemble pénétrèrent
dans la Gaule,
au nombre de trois cent mille guerriers ; leurs familles, vieillards, femmes
et enfants, suivaient dans des chariots. Au nord de la Gaule, ils retrouvèrent
d’anciennes tribus cimbriques, et leur laissèrent, dit-on, en dépôt une
partie de leur butin. Mais la
Gaule centrale fut dévastée, brûlée, affamée sur leur
passage. Les populations des campagnes se réfugièrent dans les villes pour
laisser passer le torrent, et furent réduites à une telle disette qu’on
essaya de se nourrir de chair humaine. Les barbares, parvenus au bord du
Rhône, apprirent que de l’autre côté du fleuve, c’était encore l’empire
romain, dont ils avaient déjà rencontré les frontières en Illyrie, en Thrace,
en Macédoine. L’immensité du grand empire du midi les frappa d’un respect
superstitieux ; avec cette simple bonne foi de la race germanique, ils dirent
au magistrat de la province, M Silanus, que si
Rome leur donnait des terres, ils se battraient volontiers pour elle. Silanus
répondit fièrement que Rome n’avait que faire de leurs services, passa le
Rhône et se fit battre. Le consul P Cassius, qui vint ensuite défendre la
province, fut tué ; Scaurus son lieutenant, fut pris, et l’armée passa sous
le joug des Helvètes, non loin du lac de Genève. Les barbares enhardis
voulaient franchir les Alpes. Ils agitaient seulement si les Romains seraient
réduits en esclavage ou exterminés. Dans leurs bruyants débats, ils s’avisèrent
d’interroger Scaurus, leur prisonnier, sur les forces de sa patrie. Sa
réponse hardie les mit en fureur, et l’un d’eux le perça de son épée.
Toutefois, ils réfléchirent et ajournèrent le passage des Alpes. Les paroles
de Scaurus furent peut-être le salut de l’Italie. Les Gaulois tectosages de
Tolosa, unis aux Cimbres par une origine commune, les appelaient contre les
Romains dont ils avaient secoué le joug. La marche des Cimbres fut trop
lente. Le consul C Servilius Cépion pénétra dans la ville et la saccagea.
L’or et l’argent rapporté jadis par les Tectosages du pillage de Delphes,
celui des mines des Pyrénées, celui que la piété des Gaulois clouait dans un
temple de la ville, ou jetait dans un lac voisin, avaient fait de Tolosa la plus
riche ville des Gaules. Cépion en tira, dit-on, cent dix mille livres pesant
d’or et quinze cent mille d’argent. Il dirigea ce trésor sur Marseille, et le
fit enlever sur la route par des gens à lui qui massacrèrent l’escorte. Ce
brigandage ne profita pas. Tous ceux qui avaient touché cette proie funeste
finirent misérablement ; et quand on voulait désigner un homme dévoué à une
fatalité implacable, on disait : il a de l’or de
Tolosa. D’abord Cépion, jaloux d’un collègue inférieur par la
naissance, veut camper et combattre séparément. Il insulte les députés que
les barbares envoyaient à l’autre consul. Ceux-ci bouillants de fureur
dévouent solennellement aux dieux tout ce qui tombera entre leurs mains. De
quatre-vingt mille soldats, de quarante mille esclaves ou valets d’armée, il
n’échappa, dit-on, que dix hommes. Cépion fut des dix. Les barbares tinrent
religieusement leur serment ; ils tuèrent dans les deux camps romains tout
être vivant, ramassèrent les armes, et jetèrent l’or et l’argent, les chevaux
même, dans le Rhône. Cette journée aussi terrible que celle de Cannes leur
ouvrait l’Italie. La fortune de Rome les arrêta dans la province et les
détourna vers les Pyrénées. De là, les Cimbres se répandirent sur toute
l’Espagne, tandis que le reste des barbares les attendaient dans la Gaule. Pendant
qu’ils perdent ainsi le temps et vont se briser contre les montagnes et
l’opiniâtre courage des Celtibériens, Rome épouvantée avait appelé Marius de
l’Afrique. Il ne fallait pas moins que l’homme d’Arpinum, en qui tous les
Italiens voyaient un des leurs, pour rassurer l’Italie et l’armer unanimement
contre les barbares. Ce dur soldat, presque aussi terrible aux siens qu’à
l’ennemi, farouche comme les Cimbres qu’il allait combattre, fut pour Rome un
dieu sauveur.
Pendant quatre ans que l’on attendit les barbares, le
peuple, ni même le sénat, ne put se décider à nommer un autre consul que
Marius. Arrivé dans la province, il endurcit d’abord ses soldats par de
prodigieux travaux. Il leur fit creuser la fossa
mariana qui assurait ses communications avec la mer, et permettait
aux navires d’éviter l’embouchure du Rhône, barré par les sables. En même
temps, il accablait les Tectosages et s’assurait de la fidélité de la
province avant que les barbares se remissent en mouvement. Enfin ceux-ci se
dirigèrent vers l’Italie, le seul pays de l’occident qui eût encore échappé à
leurs ravages. Mais la difficulté de nourrir une si grande multitude les
obligea de se séparer. Les Cimbres et les Tigurins tournèrent par l’Helvétie
et le Norique ; les Ambrons et les Teutons par un chemin plus direct,
devaient passer sur le ventre aux légions de Marius, pénétrer en Italie par
les Alpes maritimes et retrouver les Cimbres aux bords du Pô.
Dans le camp retranché d’où il les observait, d’abord près
d’Arles, puis sous les murs d’Aquæ Sextiæ (Aix), Marius leur refusa
obstinément la bataille. Il voulait habituer les siens à voir ces barbares,
avec leur taille énorme, leurs yeux farouches, leurs armes et leurs vêtements
bizarres. Leur roi Teutobocus franchissait d’un saut quatre et même six
chevaux mis de front ; quand il fut conduit en triomphe à Rome, il était plus
haut que les trophées. Les barbares défilant devant les retranchements
défiaient les romains par mille outrages : n’avez-vous
rien à faire dire à vos femmes ? disaient-ils, nous serons bientôt auprès d’elles. Un jour, un
de ces géants du nord vint jusqu’aux portes du camp, provoquer Marius
lui-même. Le général lui fit répondre que s’il était las de la vie, il
n’avait qu’à s’aller pendre, et comme le teuton insistait, il lui envoya un
gladiateur. Ainsi il arrêtait l’impatience des siens ; et cependant il savait
ce qui se passait dans leur camp par le jeune Sertorius, qui parlait leur
langue, et se mêlait à eux sous l’habit gaulois.
Marius, pour faire plus vivement souhaiter la bataille à
ses soldats, avait placé son camp sur une colline sans eau qui dominait un
fleuve. Vous êtes des hommes, leur dit-il, vous aurez de l’eau pour du sang.
Le combat s’engagea en effet bientôt aux bords du fleuve. Les Ambrons, qui
étaient seuls dans cette première action, étonnèrent d’abord les Romains par
leur cri de guerre qu’ils faisaient retentir comme un mugissement dans leur
bouclier : Ambrons ! Ambrons ! Les
Romains vainquirent pourtant, mais ils furent repoussés du camp par les
femmes des Ambrons ; elles s’armèrent pour défendre leur liberté et leurs
enfants, et elles frappaient du haut de leurs chariots sans distinction
d’amis ni d’ennemis. Toute la nuit les barbares pleurèrent leurs morts avec
des hurlements sauvages qui, répétés par les échos des montagnes et du
fleuve, portaient l’épouvante dans l’âme même des vainqueurs. Le
surlendemain, Marius les attira par sa cavalerie à une nouvelle action. Les
Ambro-Teutons emportés par leur courage, traversèrent la rivière et furent
écrasés dans son lit. Un corps de trois mille romains les prit par derrière,
et décida leur défaite. Selon l’évaluation la plus modérée, le nombre des
barbares pris ou tués, fut de cent mille. La vallée, engraissée de leur sang,
devint célèbre par sa fertilité. Les habitants du pays n’enfermaient,
n’étayaient leurs vignes qu’avec des os de morts. Le village de Pourrières rappelle encore aujourd’hui le nom
donné à la plaine : campi putridi, champ
de la putréfaction. Quant au butin, l’armée le donna tout entier à Marius,
qui après un sacrifice solennel, le brûla en l’honneur des dieux. Une
pyramide fut élevée à Marius, un temple à la victoire. L’église de
Sainte-Victoire qui remplaça le temple, reçut jusqu’à la révolution française
une procession annuelle, dont l’usage ne s’était jamais interrompu. La
pyramide subsista jusqu’au quinzième siècle ; et Pourrières avait pris pour
armoiries le triomphe de Marius représenté sur un des bas-reliefs dont ce
monument était orné.
Cependant les Cimbres ayant passé les Alpes noriques,
étaient descendus dans la vallée de l’Adige. Les soldats de Catulus ne les
voyait qu’avec terreur se jouer presque nus, au milieu des glaces, et se
laisser glisser sur leurs boucliers du haut des Alpes à travers les précipices.
Catulus, général méthodique, se croyait en sûreté derrière l’Adige couvert
par un petit fort. Il pensait que les ennemis s’amuseraient à le forcer. Ils
entassèrent des rochers, jetèrent toute une forêt par-dessus et passèrent.
Les Romains s’enfuirent et ne s’arrêtèrent que derrière le Pô. Les Cimbres ne
songeaient pas à les poursuivre. En attendant l’arrivée des Teutons, ils
jouirent du ciel et du sol italien, et se laissèrent vaincre aux douceurs de
la belle et molle contrée. Le vin, le pain, tout était nouveau pour ces
barbares, ils fondaient sous le soleil du midi et sous l’action de la civilisation plus énervante
encore.
Marius eut le temps de joindre son collègue. Il reçut des
députés des Cimbres, qui voulaient gagner du temps : Donne-nous, disaient-ils, des terres pour nous et pour nos frères les Teutons.
— Laissez-là vos frères, répondit Marius,
ils ont des terres. Nous leur en avons données
qu’ils garderont éternellement. Et comme les Cimbres le menaçaient
de l’arrivée des Teutons : ils sont ici, dit-il,
il ne serait pas bien de partir sans les saluer
; et il fit amener les captifs. Les Cimbres ayant demandé quel jour et en
quel lieu il voulait combattre pour savoir à qui
serait l’Italie, il leur donna rendez-vous pour le troisième jour
dans un champ, près de Verceil.
Marius s’était placé de manière à tourner contre l’ennemi
le vent, la poussière et les rayons ardents d’un soleil de juillet.
L’infanterie des Cimbres, formait un énorme carré, dont les premiers rangs
étaient liés tous ensemble avec des chaînes de fer. Leur cavalerie, forte de
quinze mille hommes, était effrayante à voir, avec ses casques chargés de
mufles d’animaux sauvages, et surmontés d’ailes d’oiseaux. Le camp et l’armée
barbare occupaient une lieue en longueur. Au commencement, l’aile où se
tenait Marius ayant cru voir fuir la cavalerie ennemie, s’élança à sa
poursuite, et s’égara dans la poussière, tandis que l’infanterie ennemie,
semblable aux vagues d’une mer immense, venait se briser sur le centre où se
tenaient Catulus et Sylla, et alors tout se perdit dans une nuée de poudre.
La poussière et le soleil méritèrent le principal honneur de la victoire
(101).
Restait le camp barbare, les femmes et les enfants des
vaincus. D’abord, revêtues d’habits de deuil, elles supplièrent qu’on leur
promît de les respecter, et qu’on les donnât pour esclaves aux prêtresses
romaines du feu (le culte des éléments existait dans la Germanie). Puis, voyant
leur prière reçue avec dérision, elles pourvurent elles-mêmes à leur liberté.
Le mariage chez ces peuples était chose sérieuse. Les présents symboliques
des noces, les boeufs attelés, les armes, le coursier de guerre, annonçaient
assez à la vierge qu’elle devenait la compagne des périls de l’homme, qu’ils
étaient unis dans une même destinée, à la vie et à la mort (sic vivendum, sic pereundum, Tacit.) c’est à
son épouse que le guerrier rapportait ses blessures après la bataille (ad matres et conjuges vulnera referunt ; nec illoe
numerare aut exigere plagas pavent.) Elle les comptait, les sondait
sans pâlir ; car la mort ne devait point les séparer. Ainsi, dans les poèmes
scandinaves, Brunhild se brûle sur le corps de Siegfrid. D’abord les femmes
des Cimbres affranchirent leurs enfants par la mort ; elles les étranglèrent
ou les jetèrent sous les roues des chariots. Puis elles se pendaient, s’attachaient
par un noeud coulant aux cornes des boeufs, et les piquaient ensuite pour se
faire écraser. Les chiens de la horde défendirent leurs cadavres ; il fallut
les exterminer à coups de flèches. Ainsi s’évanouit cette terrible apparition
du nord, qui avait jeté tant d’épouvante dans l’Italie. Le mot cimbrique resta synonyme de fort et de terrible. Toutefois Rome ne sentit
point le génie héroïque de ces nations, qui devaient un jour la détruire ;
elle crut à son éternité. Les prisonniers qu’on put faire sur les Cimbres,
furent distribués aux villes comme esclaves public, ou dévoués aux combats de
gladiateurs. Marius fit ciseler sur son bouclier la figure d’un Gaulois
tirant la langue, image populaire à Rome dès le temps de Torquatus. Le peuple
l’appela le troisième fondateur de Rome, après Romulus et Camille. On faisait
des libations au nom de Marius, comme en l’honneur de Bacchus ou de Jupiter.
Lui-même, enivré de sa victoire sur les barbares du nord et du midi, sur la Germanie et sur les Indes africaines, ne buvait plus que dans
cette coupe à deux anses, où selon la tradition, Bacchus avait bu après sa
victoire des Indes. La victoire de Marius délivra Rome du danger qu’elle
redoutait le plus, mais non du plus grand. L’empire, disait-on, était
désormais fermé aux barbares ; et chaque jour, sous les fers de l’esclavage,
ils envahissaient l’empire. Les publicains, établis sur toutes les frontières,
avaient organisé la traite des blancs.
Ce n’étaient point des prisonniers de guerre, encore moins des esclaves
achetés ; c’étaient des hommes libres que les marchands d’esclaves,
publicains, chevaliers et autres, enlevaient en pleine paix, et le plus
souvent chez les alliés de Rome. Lorsque Marius, partant pour combattre les
teutons, fit demander des secours à Nicomède, roi de Bithynie ; ce prince
répondit que, grâce aux publicains et aux marchands d’esclaves, il n’avait
plus pour sujets que des enfants, des femmes et des vieillards. Une
émigration non interrompue de Thraces, de Gaulois, d’Asiatiques surtout,
avait lieu en Italie et en Sicile. Ils y étaient amenés comme esclaves en
même temps que leurs dieux y entraient comme souverains. Avant la seconde
guerre punique, le sénat avait fait démolir à Rome le temple d’Isis ; vingt
ans après cette guerre, il avait proscrit les initiés des bacchanales. Et
voilà que, dans la guerre des Teutons, le sénat accueille avec honneur le
phrygien Batabacès, qui promet la victoire, et fait bâtir un temple à la bonne
déesse. Marius mène partout avec lui la syrienne Marthe, la consulte avant de
combattre, et ne sacrifie que par son ordre. Sylla obéit docilement aux
devins de la Chaldée. Le
sénat est obligé de défendre les sacrifices humains (98 av. J-C). Au moment
où la guerre des Cimbres éclata, le sénat voulant s’assurer des alliés
d’Asie, fit un décret pour leur rendre leurs sujets devenus esclaves. Tout
homme libre, originaire d’un pays allié, et retenu injustement dans
l’esclavage, fut déclaré affranchi. À l’instant, huit cents esclaves se
présentèrent au préteur de Sicile, et furent rendus à la liberté : mais
chaque jour d’innombrables multitudes venaient réclamer au même titre. Ces
malheureux appartenaient pour la plupart aux chevaliers romains, qui, partout
envahissaient les terres sur les hommes libres, et les exploitaient par des
esclaves. Quel magistrat dans les provinces eût osé décider contre l’intérêt
de ces grands propriétaires, qui en leur qualité de chevaliers, pouvaient le
juger lui-même de retour à Rome. Cette épouvantable tyrannie, fiscale,
mercantile et judiciaire tout à la fois, a été déjà caractérisée plus haut
par quelques mots de Montesquieu. Les esclaves, furieux de voir leur droit à
la liberté reconnu et méprisé en même temps, s’arment de toutes parts
(105-1). Cette fois, ils ne prennent plus pour chef un bouffon syrien, mais
un brave italien nommé Salvius, un grec intrépide nommé Athénion, qui les
disciplinent à la romaine, ne donnent des armes qu’à ceux qui peuvent s’en
servir, évitent de s’enfermer dans les villes, où le grand nombre des hommes
libres les mettrait en péril. Le roi Salvius et son lieutenant lisaient dans
l’avenir, comme Eunus. Ce qui prouve au moins leur intelligence du présent,
c’est qu’ils se dirigeaient vers l’occident, et s’efforçaient de communiquer
avec la mer et l’Italie, où d’autres bandes d’esclaves étaient en armes. Tant
que dura la guerre des Cimbres, celle des esclaves traîna en longueur. Trois
généraux romains y échouèrent. Mais l’année même de la bataille de Verceil,
Manius Aquilius, collègue de Marius dans son cinquième consulat, passa en
Sicile, tua de sa main Athénion qui avait succédé à Salvius, et poursuivit
les esclaves débandés de ville en ville. Il en réserva mille pour les jeter
aux bêtes dans l’amphithéâtre de Rome. Mais ils envièrent au peuple
l’amusement de leur agonie ; ils se tuèrent les uns les autres (101). Si l’on
en croit Athénée, un million d’esclaves avait péri dans les deux guerres
serviles.
|