Au moment où tous les rois de la terre venaient rendre hommage au peuple romain, représenté par le sénat, ce peuple s’éteignait rapidement. Consumé par la double action d’une guerre éternelle et d’un système de législation dévorante, il disparaissait de l’Italie. Le Romain, passant sa vie dans les camps, au-delà des mers, ne revenait guères visiter son petit champ. La plupart n’avait plus même ni terre, ni abri, plus d’autres dieux domestiques que les aigles des légions. Un échange s’établissait entre l’Italie et les provinces. L’Italie envoyait ses enfants mourir dans les pays lointains, et recevait en compensation des millions d’esclaves. De ceux-ci, les uns attachés aux terres, les cultivaient et les engraissaient bientôt de leurs cendres ; les autres, entassés dans la ville, dévoués aux vices d’un maître, étaient souvent affranchis par lui, et devenaient citoyens. Peu à peu les fils des affranchis furent seuls en possession de la cité, composèrent le peuple romain, et sous ce nom donnèrent des lois au monde. Dès le temps des Gracques, ils remplissaient presque seuls le forum. Un jour qu’ils interrompaient par leurs clameurs Scipion Émilien, il ne put endurer leur insolence, et il osa leur dire : silence, faux fils de l’Italie ! Et encore : vous avez beau faire ; ceux que j’ai amenés garrottés à Rome, ne me feront jamais peur, tout déliés qu’ils sont maintenant. Le silence dont fut suivi ce mot terrible, prouve assez qu’il était mérité. Les affranchis craignirent qu’en descendant de la tribune, le vainqueur de Carthage et de Numance, ne reconnût ses captifs africains ou espagnols, et ne découvrît sous la toge les marques du fouet. Ainsi un nouveau peuple succède au peuple romain absent ou détruit. Les esclaves prennent la place des maîtres, occupent fièrement le forum, et dans ces bizarres saturnales, gouvernent par leurs décrets les latins, les italiens qui remplissent les légions. Bientôt il ne faudra plus demander où sont les plébéiens de Rome. Ils auront laissé leurs os sur tous les rivages. Des camps, des urnes, des voies éternelles, voilà tout ce qui doit rester d’eux. Veut-on savoir dans quel état de misère et d’épuisement se trouvait le peuple dès le commencement de la guerre contre Persée ? Qu’on lise le discours d’un centurion qui, comme plusieurs autres, avait eu recours à la protection des tribuns, pour ne pas servir au-delà du temps prescrit. A cinquante ans, ce vaillant soldat n’avait qu’un arpent pour nourrir sa nombreuse famille. Il est évident que la multitude des pauvres légionnaires ne subsistait que des distributions d’argent qui se faisaient à chaque triomphe. La plupart n’avaient plus de terres, et quand ils en eussent eu, toujours éloignés pour le service de l’état, ils ne pouvaient les cultiver. La ressource insuffisante et précaire des distributions ne leur permettait guères de se marier et d’élever des enfants. Le centurion, que le sénat fit parler ainsi devant le peuple, était sans doute un modèle rare qu’on lui proposait. Indépendamment de la rapide consommation d’hommes que faisait la guerre, la constitution de Rome suffisait pour amener à la longue la misère et la dépopulation. Cette constitution était, comme nous allons le prouver, une pure aristocratie d’argent. Or, dans une aristocratie d’argent sans industrie, c’est-à-dire sans moyen de créer de nouvelles richesses, chacun cherche la richesse dans la seule voie qui puisse suppléer à la production, dans la spoliation. Le pauvre devient toujours plus pauvre, le riche toujours plus riche. La spoliation de l’étranger peut faire trêve à la spoliation du citoyen. Mais tôt ou tard il faut que celui-ci soit ruiné, affamé, qu’il meure de faim, s’il ne périt à la guerre. La vieille constitution des curies patriciennes, où les pères des gentes, seuls propriétaires, seuls juges et pontifes, se rassemblaient la lance à la main (quir, quirites), et formaient seuls la cité, cette première constitution avait péri. On en conservait une vaine image par respect pour les augures. Les testaments, les lois rendues par les tribus, étaient confirmés par les curies. Du reste personne ne venaient à ces assemblées. Les trente curies étaient représentées par trente licteurs. Le pouvoir réel était entre les mains des centuries, c’est-à-dire de l’armée des propriétaires. Les centuries composées d’un nombre inégal de citoyens, participaient au pouvoir politique, en raison de leur richesse, et en raison inverse du nombre de leurs membres. Ainsi, chaque centurie donnant également un suffrage, les nombreuses centuries qui se trouvaient composées d’un petit nombre de riches, avaient plus de suffrages que les dernières où l’on avait entassé la multitude des pauvres. Les dix-huit premières centuries comprenant les riches, sénateurs ou autres, avaient droit de servir à cheval, et comme dans l’ancienne constitution, les plus nobles de la cité étaient désignés par l’arme jusque-là la plus honorable, je veux dire la lance (quir, lance, d’où quirites) ; de même dans l’organisation militaire et politique des centuries, les plus riches de la cité tiraient leur nom de leur service dans la cavalerie ; on les appelait chevaliers. Toutefois ceux d’entre eux qui étaient sénateurs dédaignaient le nom de cavaliers ou chevaliers, et le laissaient aux autres riches qui n’avaient point de distinction politique. Au-dessous des centuries, composées de ceux qui payaient
et servaient à la guerre, se trouvaient les ærarii
qui n’y contribuaient que de leur argent. Ceux-là ne donnaient point de
suffrage. Mais leur position politique n’était guères plus mauvaise que celle
des citoyens placés dans les centuries des pauvres. Celles-ci, consultées les
dernières et lorsque le suffrage des autres avait décidé la majorité, ne
l’étaient que pour la forme, et le plus souvent on ne prenait pas la peine de
recueillir leurs suffrages. Le cens frappait encore le petit propriétaire d’une autre
manière. Il déclarait, il soumettait à l’impôt sa propriété, res mancipi, comme disaient les Romains, ce qui
comprenait la terre, la maison, les esclaves et les bêtes, le bronze monnayé.
Cet impôt lourd et variable dans lequel on ne tenait pas compte du produit
divers des années, changeait tous les cinq ans. Au contraire, le riche ne
payait, ni pour les terres du domaine dont il jouissait sans titre de
propriété, ni pour les res nec mancipi qui
faisaient une grande partie de sa fortune, tandis qu’elles n’entraient pour
rien dans celle du pauvre. Les lois de Caton sur les meubles de luxe avaient
sans doute pour principal but d’égaliser l’impôt. Toutefois, entre les riches
qui composaient les dix-huit centuries équestres, il n’y avait pas unité
d’intérêt. Ceux d’entre eux qui étaient entrés dans le sénat, et qui avaient
occupé les charges, se distinguèrent par le nom de nobles, et
s’efforcèrent d’en exclure les riches citoyens, ou chevaliers. Depuis la fin de la seconde guerre punique, le
gouvernement était devenu si lucratif et dans les missions lointaines de
consuls et de préteurs, et dans le sénat même où devaient affluer les
présents des rois, que les nobles dédaignèrent les lents bénéfices de
l’usure, et essayèrent de réprimer sous ce rapport l’avidité des chevaliers
(193-2). En récompense, ils leur laissaient usurper ou leur adjugeaient par
la voie du cens tous les domaines publics dont ils expulsèrent les pauvres.
Quant à ceux-ci, on leur jeta d’abord quelque pâture pour étouffer leurs
cris. En 201 et 196, on leur vendit à très bas prix une énorme quantité de
blé. Après chaque triomphe (en 197, 196, 191, 189, 187, 167), on distribuait
aux soldats du bronze monnayé. En même temps on donnait des terres ; on
fondait des colonies. Les soldats romains profitèrent des biens dont on
dépouillait les Italiens qui s’étaient déclarés pour Hannibal (201-199). Cinq
colonies sont fondées en 197 dans Vers l’époque de la guerre de Persée, les nobles, voyant le monde à leurs pieds, ne se soucient plus du peuple. Qu’il vive ou meure, peu leur importe. Ils ne manqueront pas d’esclaves pour cultiver leurs terres. D’ailleurs Caton lui-même, le grand agriculteur, n’a-t-il pas reconnu à la fin de sa vie que les meilleures possessions étaient les pâturages ? Pour conduire des troupeaux, on n’a que faire de la main intelligente d’un homme libre ; un esclave suffit. Le laboureur expulsé de sa terre n’y peut donc rester, même comme fermier. Il se réfugie à la ville, et vient demander sa nourriture à ceux qui l’ont exproprié. Là peut-être il subsistera des gratifications du sénat, des dons des riches. Il attendra la chance d’une nouvelle colonie. Mais le sénat n’accorde plus ni blé, ni terres. Pas une seule colonie pendant un demi-siècle. Que reste-t-il aux pauvres ? Leur vote. Ils le vendront aux candidats. Ceux-ci peuvent bien payer ces consulats, ces prétures, qui leur livrent les richesses des rois. Mais les censeurs ne laisseront pas cette ressource aux pauvres. Ils entasseront dans la tribu esquiline, avec les affranchis, tous les citoyens qui n’ont pas en terres trente mille sesterces. Relégués dans une des dernières tribus, leur vote est rarement nécessaire. D’ailleurs, le sénat ne daigne plus guères consulter le peuple ; depuis la victoire de Paul Émile, il décide seul de la guerre et de la paix. Il a substitué aux jugements populaires quatre tribunaux permanents (quæstiones perpetuæ, 149-144), composés de sénateurs, qui connaissent des causes criminelles, et particulièrement des crimes dont les sénateurs peuvent se rendre coupables, de la brigue, de la concussion, du péculat. Le jugement des crimes est remis aux criminels. Ainsi le sénat s’est affranchi du peuple. Le pauvre citoyen n’avait plus que son vote pour gagner sa vie : on le lui ôte. Il faut qu’il meure, qu’il fasse place aux affranchis dont Rome est inondée. Tel était le sort du citoyen romain, et le Latin, l’Italien lui portaient encore envie. L’ancien système de Rome, qui avait fait sa force et sa grandeur, était d’accorder des privilèges plus ou moins étendus aux villes en proportion de leur éloignement. Ainsi, autour de Rome, se trouvait d’abord une ceinture de villes municipales, investies du droit de suffrage et égales en droits à Rome elle-même ; c’étaient les villes des Sabins, et Tusculum, Lanuvium, Aricie, Pedum, Nomentum, Acerres, Cumes, Priverne, auxquelles on joignit, en 188, celles de Fundi, Formies et Arpinum. Puis venaient les municipes sans droit de suffrage et les cinquante colonies fondées avant la seconde guerre punique, toutes (moins trois) dans l’Italie centrale ; vingt autres furent établies de 197 à 177, mais dans une position plus éloignée. Ces colonies avaient toutes la cité, mais sans le privilège qui lui donnait de la valeur, le droit de suffrage. Au-dessous des municipes et des colonies, se trouvaient les Latins et les Italiens. Les italiens conservaient leurs lois et étaient exempts de tribus. Dépouillés de leurs meilleures terres par les colonies romaines, on peut dire qu’ils avaient bien payé le tribut d’avance. Les Latins avaient de plus l’avantage de devenir citoyens romains en laissant des enfants pour les représenter dans leur ville natale, en y remplissant quelque magistrature, enfin en convainquant de prévarication un magistrat romain. Est-il nécessaire de dire que personne n’était assez hardi pour tenter de devenir citoyen par cette dernière voie ? L’Italien, le Latin, le colon, le municipe sans suffrage, dont les droits, plus ou moins brillants, se réduisaient dans la réalité à recruter jusqu’à extinction de leur population les armées romaines, tous voulaient devenir romains. Chaque jour ce titre était plus honorable ; chaque jour aussi, tous les autres changeaient en sens inverse et devenaient plus humiliants. Dans cette fatale année de la défaite de Persée (172), un consul ordonne, pour la première fois aux alliés de Préneste de venir au devant de lui et de lui préparer un logement et des chevaux. Bientôt un autre fait battre de verges les magistrats d’une ville alliée, qui ne lui avait pas fourni des vivres. Un censeur, pour orner un temple qu’il construit, enlève le toit de celui de Junon Lacinienne, le temple le plus saint de l’Italie. A Férente, un préteur veut se baigner aux bains publics, en chasse tout le monde, et, pour je ne sais quelle négligence, fait battre de verges un des questeurs de la ville. À Teanum, la femme d’un consul fait traiter de même le premier magistrat du lieu. Un simple citoyen porté dans une litière sur les épaules de ses esclaves, rencontre un bouvier de Vénusium : est-ce que vous portez un mort ? dit le rustre. Ce mot lui coûta la vie. Il expira sous le bâton. Pour échapper à une pareille tyrannie, chacun tâchait de se rapprocher de Rome, et de s’y établir, s’il était possible. Rome exerçait ainsi sur l’Italie une sorte d’absorption, qui devait en peu de temps faire du pays un désert, et la surcharger elle-même d’une énorme population. L’Italie n’ayant pu détruire Rome, ne songeait plus qu’à s’unir à elle, et l’étouffait en l’embrassant. Les latins pouvant seuls devenir citoyens romains, l’Italie affluait dans le Latium, le Latium dans Rome. D’une part, les Samnites et les Péligniens ne pouvant plus fournir leur contingent de troupes, dénoncent la transplantation de quatre mille familles des leurs dans la ville latine de Frégelles (177). Les latins déclarent la même année pour la seconde fois, que leurs villes et leurs campagnes deviennent désertes par l’émigration de leurs citoyens dans Rome. Ils faisaient à un romain une vente simulée d’un de leurs enfants, qui par l’affranchissement se trouvait citoyen. La servitude était la porte par laquelle on entrait dans la cité souveraine. Dès 187, Rome avait chassé de son sein douze mille
familles latines. En 172, une nouvelle expulsion diminua la population de
seize mille citoyens. Telle était la situation de l’Italie. Les extrémités du
corps devenaient froides et vides. Tout se portait au coeur qui se trouvait
oppressé. Le sénateur repoussait du sénat et des charges, l’homme nouveau, le chevalier, le riche, et lui
abandonnait en récompense l’envahissement des terres du pauvre. Le romain
repoussait le colon du suffrage, le latin de la cité ; celui-ci à son tour
repoussait l’Italien du Latium et des droits des latins. Rome avait ruiné
l’Italie indépendante par ses colonies, où elle rejetait ses pauvres ;
désormais elle ruinait l’Italie colonisée, par l’envahissement des riches qui
partout achetaient, affermaient, usurpaient les terres et les faisaient
cultiver par des esclaves. Les chevaliers étaient
les traitants de la république ; ils étaient avides, ils semaient les
malheurs dans les malheurs, et faisaient naître les besoins publics des
besoins publics... etc. La première guerre des esclaves éclata en
Sicile dans la ville d’Enna (138). Un esclave syrien d’Apamée, qu’on appelait
Eunus, se mêlait de prédire, au nom de la déesse de Syrie, et souvent il
avait bien rencontré. Il s’était attiré aussi beaucoup de considération parmi
les esclaves, en lançant des flammes par la bouche. Un peu de feu dans une
noix suffisait pour opérer ce miracle. Eunus, entre autres prédictions,
annonçait souvent qu’il serait roi. On s’amusait beaucoup de sa royauté
future. On le faisait venir dans les festins pour le faire parler, et on lui
donnait quelque chose pour acheter d’avance sa faveur. Ce qui fut moins
risible, c’est que la prédiction se vérifia. Les esclaves d’un Damophile qui
était fort cruel, commencèrent la révolte, et prirent pour roi le prophète.
Tous les maîtres furent égorgés. Les esclaves n’épargnèrent que la fille de
Damophile, qui s’était montrée compatissante pour eux. Un Cilicien qui avait
soulevé les esclaves ailleurs, se soumit à Eunus, qui se trouva bientôt à la
tête de deux cent mille esclaves, et se fit appeler le roi Antiochus. Le
bruit de la révolte de Sicile s’étant répandu, il y eut des tentatives de
soulèvement dans l’Attique, à Délos, dans S’il eût été possible à un homme de trouver le remède à tous ces maux, de rendre au petit peuple les terres et l’amour du travail qu’il avait perdu, de mettre un frein à la tyrannie du sénat, à la cupidité des chevaliers, d’arrêter ce flot d’esclaves qui venaient de tous les points du monde inonder l’Italie et en détruire la population libre, celui-là eût été le maître et le bienfaiteur de l’empire. Loelius, et peut-être Scipion Émilien, qui partageait toutes ses pensées, avaient songé d’abord à cette réforme, mais ils comprirent qu’elle était impossible, et eurent la sagesse d’y renoncer. Les Gracques la tentèrent, et y perdirent la vie, l’honneur, et jusqu’à la vertu. Depuis que le premier Scipion l’Africain avait été si près de la tyrannie, le but était marqué pour l’ambition des grands de Rome. Les familles patriciennes des Scipions et des Appii, et la famille équestre des Sempronii, d’abord ennemies et rivales, avaient fini par former une étroite ligue. Tib. Sempronius Gracchus protégea dans son tribunat l’Africain et l’Asiatique, et en récompense il obtint pour épouse la fille du premier, la fameuse Cornélie. Il exerça la censure avec Appius Pulcher, et se montra moins populaire encore que lui, tout plébéien qu’il était. Appius donna la main de sa fille au fils aîné de son collègue, au célèbre Tiberius Gracchus, et fut, avec ce dernier, triumvir pour l’exécution de la loi agraire. Cette race des Appius depuis les décemvirs jusqu’à l’empereur Néron, en qui elle s’éteint, cherche toujours la tyrannie, tantôt par l’appui du parti aristocratique, tantôt par la démagogie. Gracchus eut de Cornélie deux fils, Tiberius et Caïus, et autant de filles ; l’une fut donnée à Scipion Nasica, le chef de l’aristocratie, le meurtrier de son beau-frère Tiberius. L’autre épousa le fils de Paul Émile, Scipion Émilien, qui périt par les embûches de sa femme, de sa belle-mère Cornélie et de son beau-frère Caïus. Le dédain de Scipion pour sa femme lui eût attiré la haine de sa belle-mère Cornélie, quand même l’ambitieuse fille du premier Scipion n’eût vu avec dépit dans le second Africain, l’héritier d’une gloire qu’elle eût voulu réserver à ses fils. Elle se plaignit longtemps d’être appelée la belle-mère de Scipion Émilien plutôt que la mère des Gracques. Lorsque ceux-ci eurent péri dans les entreprises téméraires où elle les avait précipités, retirée dans sa délicieuse maison de Misène, au milieu des rhéteurs et des sophistes grecs dont elle s’entourait, elle prenait plaisir à conter aux étrangers qui la venaient voir, la mort tragique de ses enfants. Cette femme ambitieuse avait de bonne heure préparé à ses fils tous les instruments de la tyrannie, l’éloquence, dans laquelle ils passaient tous les hommes de leur temps ; la valeur, Tiberius monta le premier sur les murailles de Carthage ; la probité même, ce n’était point de telles ambitions qui pouvaient s’arrêter à l’avarice. Les stoïciens qui élevèrent les deux enfants comme ils avaient élevé Cléomène, le réformateur de Sparte, leur inculquaient cette politique de nivellement qui sert si bien la tyrannie, et les fables classiques de l’égalité des biens sous Romulus et sous Lycurgue. L’état de l’Italie leur fournissait d’ailleurs assez de motifs spécieux. Quand Tiberius traversa l’Italie pour aller en Espagne, il vit avec douleur les campagnes abandonnées ou cultivées par des esclaves. L’aîné, Tiberius, d’un caractère naturellement doux, fut jeté dans la violence par une circonstance fortuite. Questeur de Mancinus en Espagne, il avait signé et garanti le traité honteux qui sauva l’armée. Le sénat déclara le traité nul, livra Mancinus, et voulait livrer Tiberius. Le peuple, et sans doute les chevaliers auxquels appartenait sa famille, le sauvèrent de cet opprobre, et assurèrent au sénat un ennemi implacable. La première loi agraire qu’il proposa dans son tribunat, n’était pourtant pas, il faut le dire, injuste ni violente. Il l’avait concertée avec son beau-père Appius, le grand pontife Crassus, et Mutius Scævola, le célèbre jurisconsulte. Il ne prétendait pas comme Licinius Stolo, borner à cinq cents arpents les propriétés patrimoniales des riches. Il ne leur ôtait que les terres du domaine public qu’ils avaient usurpées. Encore leur en laissait-il cinq cents arpents, et deux cent cinquante de plus au nom de leurs enfants mâles. Ils étaient indemnisés du surplus, qui devait être partagé aux citoyens pauvres. L’opposition fut vive. Les riches considéraient ces terres, pour la plupart usurpées depuis un temps immémorial, comme leur propriété. Leur résistance irrita Tiberius, qui, de dépit, proposa une loi nouvelle, où il leur retranchait l’indemnité, les cinq cents arpents, et leur ordonnait de sortir sans délai des terres du domaine. C’était ruiner ceux qui n’avaient pas d’autre bien, spolier ceux qui avaient acquis de bonne foi, par achat, mariage, etc. C’était dépouiller, non seulement les propriétaires, mais leurs créanciers. Cependant Tiberius poursuit son projet avec un emportement aveugle ; il viole la puissance tribunitienne, fait déposer par le peuple son collègue Octavius dont le veto l’arrêtait, et lui substitue un de ses clients. Il se fait nommer lui-même triumvir, pour l’exécution de sa loi, avec son beau-père Appius et son jeune frère Caïus, alors retenu sous les drapeaux. Enfin, au préjudice des droits du sénat, qui depuis longtemps réglait les nouvelles conquêtes, il ordonne que l’héritage du roi de Pergame légué au peuple romain par ce prince, sera affermé au profit des citoyens pauvres. Après avoir soulevé tant de haines, il était perdu s’il n’obtenait un second tribunat, qui lui permit d’exécuter sa loi, et d’intéresser par le partage des terres une multitude de nouveaux propriétaires à sa vie et à sa puissance. Mais le peuple s’inquiétait moins de savoir par qui les terres lui seraient partagées. Tiberius craignant d’échouer, se chercha de nouveaux auxiliaires ; il promit aux chevaliers le partage de la puissance judiciaire avec les sénateurs, et fit espérer aux Italiens le droit de cité. Depuis que le petit peuple se composait en grande partie d’affranchis, et que le sénat s’était saisi des jugements criminels, les riches, la tête du peuple, autrement dit les chevaliers, réclamaient le pouvoir comme représentant désormais seuls le peuple, dont la partie pauvre avait disparu. Repoussés depuis longtemps des charges qui donnaient entrée au sénat, ils voulaient du moins influer indirectement sur ce corps tout-puissant, et juger leurs maîtres. Mais en même temps ce que les chevaliers craignaient le plus, c’était l’exécution des lois agraires qui les auraient dépouillés des terres publiques dont ils étaient les principaux détenteurs ; c’était l’admission au suffrage des colons romains sur qui une grande partie de ces terres avait été usurpée, encore plus celle des populations italiennes, à qui elles appartenaient originairement, et qui une fois égalées à leurs vainqueurs eussent été tentées de les reprendre. Ainsi les riches Romains, les chevaliers, rivaux du sénat pour la puissance judiciaire, étaient encore plus ennemis du petit peuple romain et italien qu’ils tenaient ruiné et affamé. Tiberius en essayant de les gagner en même temps, voulait une chose contradictoire. Il ne fut soutenu de personne. Les pauvres, Romains et Italiens, virent en lui l’ami des chevaliers qui retenaient leurs biens ; les sénateurs et les chevaliers, l’auteur des lois agraires qui les forçaient de restituer. Le peu de partisans qui lui restaient dans les tribus rustiques étant éloignés pendant l’été par les travaux de la campagne, il resta seul dans la ville avec la populace qui devenait chaque jour plus indifférente à son sort. N’ayant plus de ressource que dans leur pitié, contre les embûches des riches, il parut sur la place en habits de deuil, tenant en main son jeune fils et le recommandant aux citoyens. En même temps, il tâchait de se justifier de la déposition d’Octavius, et employait toute son éloquence à mettre au jour ce secret fatal qu’il eût dû, dans son intérêt, ensevelir au fond de la terre : que les caractères les plus sacrés, celui de roi, de vestale, de tribun, pouvaient être effacés. Ses ennemis profitèrent contre lui-même de cette imprudente apologie. Le lendemain de bonne heure, il occupa le Capitole avec la populace. Il portait sous sa robe un dolon, sorte de poignard des brigands d’Italie. Les riches, appuyés de quelques-uns des tribuns ennemis de Gracchus, ayant voulu troubler les suffrages qui le portaient à un second tribunat, il donne aux siens le signal dont ils étaient convenus. Ils se partagent les demi-piques dont les licteurs étaient armés, s’élancent sur les riches, en blessent plusieurs et les chassent de la place. Des bruits divers se répandent ; les uns disent qu’il va faire déposer ses collègues ; les autres, le voyant porter la main à sa tête, pour indiquer qu’on en veut à sa vie, s’écrient qu’il demande un diadème. Alors Scipion Nasica, souverain pontife, l’un des principaux détenteurs du domaine, somme en plein sénat le consul Mucius de se mettre à la tête du bon parti et de marcher contre le tyran. L’impassible jurisconsulte lui répond froidement : si par fraude ou par force, Tiberius Sempronius Gracchus surprend un plébiscite contraire aux lois de la république, je ne le ratifierai point. Alors Scipion : le premier magistrat trahit la patrie ; à moi, qui veut la sauver ! Il rejette sa toge sur sa tête, soit qu’il fût convenu de ce signe avec son parti, soit qu’il eût cru devoir se voiler à la vue du Capitole, dont il allait violer l’asile. Tous les sénateurs le suivent avec leurs clients et leurs esclaves qui les attendaient. Ils arrachent des bâtons à leurs adversaires, ramassent des débris de bancs brisés, tout ce qui se trouve sous leur main, et poussent leurs ennemis jusqu’au précipice sur le bord duquel le Capitole était assis. Les prêtres avaient fermé le temple. Gracchus tourne quelque temps à l’entour. Enfin, il fut atteint par un de ses collègues qui le frappa d’un banc brisé. Trois cents de ses amis furent assommés à coups de bâtons et de pierres, leurs corps refusés à leurs familles et précipités dans le Tibre. Le romancier Plutarque prétend que les vainqueurs poussèrent la barbarie jusqu’à enfermer un des partisans de Tiberius dans un tonneau avec des serpents et des vipères. Cependant ils respectèrent la fidélité héroïque du philosophe Blossius De Cumes, l’ami de Tiberius et son principal conseiller. Il déclarait qu’il avait en tout suivi les volontés de Tiberius. Eh ! Quoi, dit Scipion Nasica, s’il t'avait dit de brûler le Capitole ? — Jamais il n’eût ordonné pareille chose. — Mais enfin, s’il t'en eût donné ordre ? — Je l’aurais brûlé. Scipion Nasica avait cru peut-être obtenir du parti aristocratique ce pouvoir suprême que Tiberius avait espéré du petit peuple. Ce chef farouche du parti des nobles, qui venait de se souiller du sang de son beau-frère, du meurtre d’un magistrat inviolable, avait pourtant la réputation du pus religieux des Romains. C’est chez lui que la bonne déesse, amenée de Pessinunte à Rome, descendit de préférence ; ces relations avec l’Orient expliquent peut-être son surnom de Sérapion. Personne n’avait pour le peuple un plus insolent mépris. Un jour qu’il prenait la main endurcie d’un laboureur dont il sollicitait le suffrage, il lui demanda s’il avait coutume de marcher sur les mains. Après le meurtre de Tiberius, le sénat délivra le peuple d’un homme si odieux, et peut-être se délivra soi-même d’un tyran dont tous les ennemis des lois agraires eussent été les satellites. Il fut, sous un prétexte honorable, envoyé en Asie, où il finit ses jours. Ce qui prouve que le sénat était moins intéressé que les chevaliers dans la question de la loi agraire, c’est qu’il ne craignit pas d’en permettre l’exécution après la mort de Tiberius. Il est vrai qu’il se fiait aux innombrables difficultés qu’elle entraînerait dans la pratique. Après la fin tragique de Tiberius Gracchus, et la mort d’Appius Claudius, on leur substitua Fulvius Flaccus et Papirius Carbon, pour exécuter la loi agraire avec le jeune Gracchus... etc. La haine de la populace contre le protecteur des Italiens éclata, lorsqu’il osa flétrir la mémoire de Gracchus, et révéla l’origine servile du nouveau peuple de Rome. Le tribun Carbon lui demandait ce qu’il pensait de la mort de Tiberius. Je pense, dit le héros, qu’il a été justement tué ; et comme le peuple murmurait, il ajouta le mot terrible que nous avons rapporté au commencement de ce chapitre. Les faux fils de l’Italie se turent, mais leurs chefs comprirent leur humiliation et leur fureur. Caïus Gracchus s’écria : il faut se défaire du tyran. Ce n’était pas la première fois que le parti démagogique recourait aux violences les plus atroces. Naguère le tribun C. Atinius, récemment chassé du sénat par le censeur Metellus, avait essayé de le précipiter de la roche tarpéienne. Un soir, dit Appien, Scipion s’était retiré avec ses tablettes, pour méditer la nuit le discours qu’il devait prononcer le lendemain devant le peuple. Au matin, on le trouva mort : toutefois sans blessure... etc. Satisfait de cette vengeance, et menacé par les Italiens qui s’introduisaient toujours dans les tribus et étaient parvenus à porter un des leurs au consulat, le peuple laissa le sénat suspendre l’exécution de la loi agraire, et éloigner Caïus en l’attachant comme proquesteur au préteur de Sardaigne. Le sénat profita de ce moment pour bannir les Italiens de la ville, pour frapper les alliés de terreur, en rasant la ville de Frégelles qui, disait-on, méditait une révolte. Caïus passa pour n’être pas étranger au complot ; et tel était son crédit sur les villes d’Italie qu’elles accordèrent à ses sollicitations personnelles les vêtements que la province de Sardaigne, refusait à l’armée, avec l’approbation du sénat. Pendant que le sénat croit retenir Caïus en Sardaigne, en
lui continuant la proquesture, il reparaît tout à coup, et prouve au tribunal
des censeurs et des préteurs, que son retour est conforme aux lois. Le peuple
revoit en lui Tiberius, mais plus véhément, plus passionné. Sa pantomime
était vive et animée, il se promenait par toute la tribune aux harangues. Sa
voix puissante emplissait tout le forum, et il était obligé d’avoir derrière
lui un joueur de flûte qui la ramenait au ton et en modérait les éclats.
Lorsqu’il se présenta pour le tribunat, il y eut un si grand concours
d’Italiens dans Rome, que l’immensité du Champ-de-Mars ne put contenir la
foule, et qu’ils donnaient leurs suffrages de dessus les toits. L’année
suivante, il se fit, en vertu d’une loi faite exprès, continuer dans le
tribunat. Ses premières lois furent données à la vengeance de son frère. Il
adopta tous ses projets en les étendant encore. D’abord, il fait confirmer la
loi Porcia, qui exige pour toute condamnation à mort, la confirmation du
peuple. Il ordonne pour chaque mois une vente de blé à bas prix ; pour chaque
année une distribution de terres, et il la commence en établissant plusieurs
colonies. La loi agraire ainsi exécutée progressivement, ne se présente plus
sous un aspect si menaçant. Il afferme au profit des pauvres citoyens
l’héritage d’Attale. Il défend de les enrôler avant dix-sept ans. Jusque là
son système est un, dans l’intérêt exclusif du peuple de Rome. Mais dans son
second tribunat, il est obligé d’invoquer à son aide des intérêts
contradictoires. D’abord il frappe le sénat au profit des chevaliers,
c’est-à-dire des riches, en donnant à ceux-ci le pouvoir judiciaire qui leur
soumet tous les nobles. Mais il frappe les riches en même temps que les
nobles, en leur ôtant le droit de voter les premiers dans les comices des
centuries, et d’y décider la majorité par l’influence de leur exemple.
L’exécution de la loi agraire blesse principalement deux sortes de personnes
: les chevaliers et autres riches détenteurs des terres confisquées sur les
Italiens, et les Italiens auxquels elle menace d’enlever ce qui leur reste.
Caïus a cru s’attacher les chevaliers en leur donnant les jugements ; il
entreprend de se concilier les Italiens en leur accordant à tous le droit de
cité. Ni les uns, ni les autres n’en seront reconnaissants ; Caïus n’est pour
eux que le défenseur de la loi agraire qui livre leurs propriétés à la
populace de Rome. Celle-ci attend impatiemment les terres qui lui sont
promises, et en attendant, elle maudit celui qui lui ôte la souveraineté, en
accordant le suffrage aux Italiens dont le nombre doit la tenir désormais
dans la minorité et la sujétion. Il était trop visible que la toute-puissance
de Caïus dans Rome ne serait pas employée au profit de Rome seule. En même
temps qu’il occupait les pauvres par toute l’Italie à construire ces
voies admirables qui perçaient les montagnes, comblaient les vallées, et
semblaient faire une seule cité de la péninsule, il s’entourait d’artistes
grecs, il accueillait les ambassadeurs étrangers, faisait vendre le blé
d’Espagne au profit des Espagnols dépouillés, et proposait le rétablissement
des vieilles rivales de Rome, Capoue, Tarente et Carthage. Ce dernier projet,
génie cosmopolite du dictateur, dont il égalait la puissance. à trente ans,
il avait gagné par l’éloquence cette domination absolue que le vainqueur de
Pompée n’eut qu’à plus de cinquante, après les victoires de Pharsale et de
Munda. Caïus qui attachait sa gloire à ces fondations, voulut relever
lui-même Carthage, et passa en Afrique, laissant la place aux intrigues du
sénat. Peut-être aussi ne pouvait-il supporter la vue de sa popularité
décroissante. Le sénat prit un moyen sûr pour dépopulariser Caïus : ce fut de
le surpasser en démagogie. Il gagna un tribun, Livius Drusus, et fit proposer
par lui l’établissement de douze colonies à la fois, sans exiger l’imposition
que payaient les colonies établies par Gracchus. Il se conciliait les latins,
en faisant rendre une loi qui défendait de battre de verges leurs soldats. En
même temps, un Fannius que Caïus avait fait élever au consulat, tourna contre
lui, et l’accabla d’éloquentes invectives, le désignant comme complice des
meurtriers de Scipion. |