HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE II — CONQUÊTE DU MONDE.

CHAPITRE VII.  Réduction de l'Espagne et des états grecs. Persée. Destruction de Corinthe, de Carthage et de Numance, 189-134.

 

 

Au moment où le vieux génie italien venait de frapper dans les Scipions les représentants des moeurs et des idées de la Grèce, celles de l’Orient, tout autrement dangereuses, s’étaient sourdement introduites dans Rome, et y commençaient cette conquête lente, mais invincible, qui devait finir par les placer sur le trône impérial.

Un Titus Sempronius Rutilus avait proposé à son beau-fils dont il était tuteur, de l’initier aux mystères des bacchanales qui, de l’Étrurie et de la Campanie, avaient alors passé dans Rome (186-4). Le jeune homme en ayant parlé à une courtisane qui l’aimait, elle parut frappée de terreur, et lui dit qu’apparemment son beau-père et sa mère craignaient de lui rendre compte, et voulaient se défaire de lui. Il se réfugia chez une de ses tantes qui fit tout savoir au consul. La courtisane interrogée nia d’abord, craignant la vengeance des initiés ; puis elle avoua. Ces bacchanales étaient un culte frénétique de la vie et de la mort, parmi les rites duquel tenait place la prostitution et le meurtre. Ceux qui refusaient l’infamie étaient saisis par une machine et lancés dans des caveaux profonds. Hommes et femmes se mêlaient au hasard dans les ténèbres, puis couraient en furieux au Tibre, y plongeaient des torches ardentes qui flambaient en sortant des eaux, symbole de l’impuissance de la mort contre la lumière inextinguible de la vie universelle. L’enquête fit bientôt connaître que dans la seule ville de Rome sept mille personnes avaient trempé dans ces horreurs. On mit partout des gardes la nuit, on fit des perquisitions. Une foule de femmes qui se trouvaient parmi les coupables furent livrées à leurs parents pour être exécutées dans leurs maisons. De Rome, la terreur s’étendit dans l’Italie. Les consuls poursuivirent leurs informations de ville en ville.

Ce n’était pas la première apparition des cultes orientaux dans Rome. L’an 534 de Rome, le sénat avait décrété la démolition des temples d’Isis et de Sérapis ; et, personne n’osant y porter la main, le consul L. Æmilius Paulus avait le premier frappé d’une hache les portes du temple. En 614, le préteur C. Cornelius Hispallus avait chassé de Rome et de l’Italie les astrologues chaldéens et les adorateurs de Jupiter Sabazius. Mais dans les dangers extrêmes de la seconde guerre punique, le sénat lui-même avait donné l’exemple d’appeler les dieux étrangers. Il avait fait apporter de Phrygie à Rome la pierre noire sous la forme de laquelle on adorait Cybèle. À mesure que la guerre se prolongeait, dit Tite-Live, les esprits flottaient selon les succès et les revers. Les religions étrangères envahissaient la cité ; on eût dit que les dieux ou les hommes s’étaient tout à coup transformés. Ce n’était plus en secret et dans l’ombre des murs domestiques, que l’on outrageait la religion de nos pères : en public, dans le forum, dans le Capitole, on ne voyait que femmes sacrifiant ou priant selon les rites étrangers. Le peuple romain n’était point tel que ses moeurs se corrompissent impunément. Les religions étrangères entraînaient la débauche, la débauche aimait l’assaisonnement du sang et du meurtre. La race romaine est dans tous les temps sensuelle et sanguinaire. Les débauches contre nature et les combats de gladiateurs prennent en même temps faveur à Rome. Un seul fait dira tout. Le frère de T. Quintius Flaminius avait emmené de Rome un enfant qu’il aimait, et celui-ci lui reprochait d’avoir sacrifié pour le suivre un beau combat de gladiateurs ; il regrettait, disait-il, de n’avoir pas encore vu mourir un homme. On annonce pendant le repas à Flaminius qu’un chef gaulois vient se livrer à lui avec sa famille : veux-tu que je te dédommage de tes gladiateurs, dit Flaminius au jeune garçon ; il décharge un coup d’épée sur la tête du Gaulois, et l’étend mort à ses pieds. Le peuple, tout corrompu qu’il était déjà, avait horreur de ces moeurs atroces. Il résolut de donner à son mal le médecin le plus sévère, et malgré les nobles, porta Caton à la censure. Celui-ci chasse du sénat Lucius Flaminius, consomme la ruine des Scipions en ôtant le cheval à l’asiatique ; frappe d’impôts les meubles de luxe, et pousse la sévérité jusqu’à dégrader un sénateur pour avoir donné un baiser à sa femme en présence de sa fille. Hélas ! Que signifiait ce respect exagéré de la pudeur et ces lois somptuaires dans une cité pleine des complices des bacchanales ? L’on trouva en une seule année que deux cents femmes avaient empoisonné leurs maris pour faire place à d’autres époux ! Caton lui-même, déjà bien vieux, entretenait commerce avec une esclave sous les yeux de son fils et de sa belle-fille, et il finit par épouser à quatre-vingts ans la fille d’un de ses clients. Il avait quitté la culture des terres pour l’usure, et il en faisait un précepte à son fils.

Quelle devait être la politique d’un pareil peuple ? Quels ses rapports avec les nations étrangères ? Perfides, injustes, atroces ; on en serait sûr, quand la ruine de la Macédoine et de la Grèce, de Carthage et de Numance ne le témoignerait pas expressément.

Tant que vécurent Philippe et Hannibal, le sénat craignit toujours une confédération universelle. Il ménagea Antiochus, Eumène, Rhodes, l’Achaïe. Mais les succès que Prusias dut à son hôte Hannibal dans ses guerres contre Eumène, décidèrent les Romains à sortir enfin d’inquiétude. Flaminius vint demander au roi de Bithynie l’extradition d’Hannibal, et le vieil ennemi de Rome n’échappa qu’en s’empoisonnant. Alors le sénat rassuré favorisa la Lycie contre Rhodes, Sparte contre les Achéens, accueillit contre Philippe les accusations des Thessaliens, des Athamanes, des Perrhoebiens, d’Eumène, puis celles des Thraces, des Illyriens, des Athéniens. Le sénat le croyait avec raison coupable d’avoir égorgé les habitants de Maronée en haine des romains, leurs protecteurs ; il lui fit l’affront de le confronter avec ses accusateurs, et finit par lui déclarer qu’il ne devait la conservation de sa couronne qu’à son jeune fils Démétrius, ami des romains, chez lesquels il avait vécu longtemps comme otage. Persée, fils aîné de Philippe auquel les Romains voulaient opposer leur créature, accusa Démétrius, non sans vraisemblance, d’avoir voulu l’assassiner, et le fit condamner à mort par un père qui détestait en lui l’ami, le favori de Rome.

L’infortuné Philippe se faisait, jusqu’à sa mort, lire deux fois par jour son traité avec les Romains. Il ne put que préparer la guerre et la léguer à son successeur ; ses torts envers les peuples voisins les empêchaient de se fier à lui. Persée trouva le trésor rempli, la population augmentée, la Thrace, cette pépinière de soldats, conquise en partie par son père. Les celtes du Danube, appelés par Philippe, étaient en marche vers la Macédoine, et pouvaient de là passer en Italie. Mais Persée ne tarda pas à voir, par l’exigence de ces barbares, qu’ils ne seraient guère moins formidables à ses états que les Romains eux-mêmes. Il se trouvait dans la position de l’empereur Valens, lorsqu’il eut l’imprudence d’ouvrir l’empire aux tribus des Goths. Persée comprit le danger, et aima mieux se passer de ces dangereux auxiliaires. Ses préparatifs d’ailleurs n’étaient pas terminés. Prendre les barbares à sa solde, c’était commencer la guerre. D’abord, pour gagner temps, il met sa couronne aux pieds du sénat, et déclare ne vouloir la recevoir que de lui (178). Il regagne la Grèce par sa douceur, sa clémence et sa modération. Il donne sa soeur à Prusias, épouse la fille du roi de Syrie, Séleucus. Le sénat de Carthage, reçoit pendant la nuit ses ambassadeurs dans un temple. Il essaie, mais en vain, de faire assassiner à Delphes, le lâche Eumène qui vient de le dénoncer à Rome, lorsqu’il eût plutôt dû se joindre à lui. Mais telle est la terreur universelle, que tant de nations ennemies de Rome n’aident Persée que de leurs voeux. La Thrace et l’Illyrie seules unissent leurs armes à celles de la Macédoine. Nul doute que si Persée eût essayé de transporter le théâtre de la guerre chez un des peuples de la Grèce, ce peuple épouvanté par Rome, ne se fût déclaré contre lui. Il obtint leur neutralité, et c’était beaucoup. La tyrannie de Rome lui donnait d’ailleurs l’espoir de les voir se jeter dans ses bras, comme il advint des Epirotes. Les romains l’amusaient par des négociations. Pour celui qui connaissait l’énorme disproportion des forces, qui se voyait seul pour la liberté du monde, qui enfin se sentait si près de périr, c’était beaucoup d’attendre. Aussi, lorsqu’à sa première rencontre avec les Romains, Persée leur eut tué deux mille deux cents hommes, il attendit que la nouvelle de cette victoire décida pour lui Carthage, Prusias, Antiochus, les Etoliens ou les Achéens. Tout resta immobile (171).

Les Romains l’ayant attaqué à la fois du côté de la Thessalie, de la Thrace et de l’Illyrie, furent partout repoussés, et perdirent en une seule fois six mille hommes. C'était la plus sanglante défaite qu’ils eussent essuyée depuis quarante ans. Et cependant Persée était obligé de partager ses forces ; il remportait dans cette campagne même une victoire signalée sur les Dardaniens, éternels ennemis de la Macédoine.

On a accusé, avec raison sans doute, l’avarice de Persée, qui ne paya pas aux Illyriens l’argent qu’il leur avait promis. Toutefois, ce n’étaient pas quelques talents de plus qui auraient intéressé davantage le roi de ces barbares dans une guerre où il s’agissait de son trône et de sa vie. L’argent n’eût pas suffi non plus pour surmonter la terreur que les armes romaines imprimaient alors à la Grèce.

Dans les campagnes suivantes, le consul Marcius, enfermé dans le défilé de Tempé, n’échappa que par miracle à la honte des fourches Caudines ; il n’entra en Macédoine que pour en sortir bientôt. Persée se crut au moment de recueillir les fruits de son habile tactique. Prusias, Eumène, les Rhodiens, penchèrent pour lui ; mais au lieu de le secourir, ils se contentèrent d’intervenir par des ambassades qui furent reçues à Rome avec le plus magnifique mépris. Quant à Antiochus Epiphane, il espérait profiter du moment où les romains étaient occupés pour s’emparer de l’Égypte. Persée resta donc encore seul. Rome crut alors qu’il fallait brusquer la fin d’une guerre dont la prolongation avait pu faire naître aux petits rois de l’Asie mineure l’idée qu’ils tiendraient la balance entre elle et la Macédoine. Elle envoya contre Persée cent mille hommes et le vieux Paul Émile, qui avait fait avec gloire les guerres difficiles d’Espagne et de Ligurie. Le peuple, auquel il était odieux par son orgueil, lui avait refusé le consulat, et ne l’employait plus depuis longtemps. Paul Emile déclara que, choisi par besoin, il n’avait obligation à personne, et prétendait que le peuple ne se mêlât point de la guerre. Il força le passage de l’Olympe, en faisant occuper les hauteurs supérieures à celles que tenaient les troupes de Persée, et le trouva campé dans les plaines qui sont au-delà (168). Quoique averti de l’attaque des Romains, le roi de Macédoine s’était contenté d’envoyer des troupes aux défilés, et n’avait pas voulu quitter un lieu propre à sa phalange. Paul Émile fut saisi d’admiration à la vue du camp de Persée ; il ne voulut pas commencer sur le champ le combat, comme l’en priaient ses officiers. Une éclipse effrayait l’armée, et les dieux refusèrent longtemps les présages favorables pour l’attaque. D’abord, rien n’arrêta l’élan de la phalange, de cette bête monstrueuse, pour dire comme Plutarque, qui se hérissait de toutes parts. Paul Émile se crut vaincu un instant, et il déchirait sa cotte d’armes. Mais il lui vint à l’esprit de charger par pelotons. Alors la pression devenant inégale, la phalange ne put rester alignée ; elle présenta des vides, des jours, par lesquels le Romain pût s’introduire et procéder à la démolition de cette masse qui avait perdu son unité. Toutefois la Macédoine ne fut pas indigne d’elle dans son dernier jour. Sur quarante-quatre mille hommes, onze mille furent environnés et pris, vingt mille se firent tuer. Persée, que les Romains ont voulu déshonorer après l’avoir assassiné, avait été blessé la veille ; cependant il se jeta sans cuirasse au milieu de sa phalange, et y reçut une meurtrissure. Comme il rentrait dans Pydna, deux de ses trésoriers, abusant de son malheur, osèrent parler à leur maître sur le ton du reproche ; il les poignarda. En deux jours, la Macédoine se livra au vainqueur, et Persée ne trouva d’asile que dans le temple de Samothrace. Ni promesses, ni menaces, ne pouvaient l’en arracher ; mais un traître parvint à lui enlever ses enfants ; ce dernier coup brisa son coeur, et il vint se livrer, comme la bête sauvage à qui l’on ôte ses petits. Repoussé durement par son vainqueur, dont il embrassait les genoux, il lui demanda au moins de lui épargner l’horreur d’être traîné derrière son char au milieu des insultes de la populace de Rome. Cela est en ton pouvoir, répondit durement le Romain. Toutefois il essaya par quelques bons traitements d’attacher le captif à la vie, et de conserver à son triomphe son plus bel ornement.

La Macédoine et l’Illyrie, divisées en plusieurs provinces, auxquelles on défendit toute alliance, même par mariage, reçurent une liberté dérisoire, qui les supprimait comme nations. Leurs citoyens les plus distingués, tous ceux des villes grecques qui avaient lutté contre les agents de Rome, furent envoyés en Italie, pour y attendre un jugement qu’on ne leur accorda jamais. En même temps, Paul Émile célébrait des jeux, où la Grèce en larmes fut obligée de comparaître. Puis, sur l’ordre du sénat, il passa en Épire, déclara aux habitants qu’ils jouiraient de la même liberté que les Macédoniens, leur fit porter leur or et leur argent au trésor, et ensuite les vendit comme esclaves au nombre de cent cinquante mille. Leurs soixante-dix villes furent rasées. Le triomphe de Paul Émile, le plus splendide qu’on eût vu jamais, dura trois jours. Le premier, passèrent les tableaux et les statues colossales sur deux cent cinquante chariots. Au second, des trophées d’armes, et trois mille hommes portant l’argent monnayé et les vases d’argent ; le troisième, les vases d’or, la monnaie d’or, quatre cents couronnes d’or données par les villes. Puis cent vingt taureaux, et la véritable victime, l’infortuné Persée, vêtu de noir, entouré de ses amis enchaînés, qui, dit l’historien, ne pleuraient que lui. Mais ce qui fendait le coeur, c’étaient ses trois enfants, deux garçons et une fille. Ceux qui les conduisaient leur enseignaient à tendre au peuple leurs petites mains, pour implorer sa pitié. L’orgueilleux triomphateur, qui se vantait d’avoir en quinze jours renversé le trône d’Alexandre, n’était pourtant guères plus heureux que son captif. Il avait perdu un de ses fils cinq jours avant le triomphe. Il en perdit un trois jours après. Ses deux autres enfants étaient passés par adoption dans des familles étrangères.

Les rois de Thrace et d’Illyrie ornèrent le triomphe du préteur Anicius. Pour le roi de Macédoine, il languit deux ans dans un cachot où ses geôliers le firent, dit-on, mourir d’insomnie. Le seul fils qui lui survécut, gagna sa vie au métier de tourneur, et parvint au rang de scribe des magistrats dans la ville d’Albe.

Dans quelle agonie de terreur la chute de Persée fit-elle tomber tous les rois de la terre, c'est ce qu’on ne saurait imaginer. Le roi de Syrie, Antiochus l’illustre, avait alors presque conquis l’Égypte. Popilius Lœnas vient lui ordonner au nom du sénat, d’abandonner sa conquête. Antiochus veut délibérer. Alors Popilius traçant un cercle autour du roi avec la baguette qu’il tenait à la main : avant de sortir de ce cercle, dit-il, rendez réponse au sénat. Antiochus promit d’obéir, et sortit de l’Égypte. Popilius partagea entre les deux frères Philométor et Physcon, le royaume qui n’appartenait qu’à l’aîné. Les ambassades humbles et flatteuses affluent au sénat. Le fils de Massinissa vient parler au nom de son père : deux choses ont affligé le roi de Numidie : le sénat lui a fait demander par des ambassadeurs des secours qu’il avait droit d’exiger, et lui a remboursé le prix du blé fourni. Il n’a pas oublié qu’il doit sa couronne au peuple romain ; content du simple usufruit, il sait que la propriété reste au donateur.

Puis arrive Prusias, la tête rasée, avec l’habit et le bonnet d’affranchi. Il se prosterne sur le seuil, en disant : je vous salue, dieux sauveurs ! et encore : vous voyez un de vos affranchis prêt à exécuter vos ordres. Eumène et les Rhodiens étaient encore plus compromis. Le sénat offre la couronne au frère d’Eumène, et ne lui laisse son royaume que pour lui donner le temps de s’affaiblir par les incursions des galates. Quant aux Rhodiens, ils ne furent préservés du traitement de l’Épire, que par l’intervention de Caton. Cette âme forte s’intéressa à un peuple libre, qui n’avait fait après tout que souhaiter le maintien de sa liberté. Il tança durement l’orgueil tyrannique du sénat, et le ramena à la modération, en gourmandant la conscience inquiète de ceux qu’il avait fait trembler dans sa censure : je le vois bien, dit-il, les Rhodiens n’auraient pas voulu que nous eussions vaincu Persée. Ils ne sont pas les seuls. Bien d’autres peuples ne le souhaitaient pas. Ils pensaient que si nous n’avions plus personne à craindre, ils tomberaient en servitude. Et pourtant ils n’ont pas secondé le roi de Macédoine. Voyez combien nous sommes plus avisés qu’eux dans nos affaires privées... etc.

Ce fut encore en prenant ce ton amer qu’il obtint au bout de dix-sept ans la liberté des Achéens qu’on retenait en Italie, sous prétexte de leur faire attendre leur jugement. Le sénat délibérait longuement si on leur permettrait enfin de retourner dans leur patrie. On dirait, dit Caton, que nous n’avons rien autre chose à faire que de délibérer si quelques Grecs décrépits seront enterrés par nos fossoyeurs ou ceux de leur pays. Cette plaisanterie barbare fit triompher l’humanité. Un Grec, ami des romains, a froidement raconté par quelles misères, par quelle suite de persécutions, d’humiliations et d’outrages passa la pauvre Grèce pour arriver à sa ruine. Pour moi, je n’en ai pas le courage. C’est un spectacle curieux peut-être de voir comment le plus ingénieux des peuples disputa pièce à pièce sa liberté et son existence, à la puissance formidable qui d’un souffle pouvait l’anéantir. Mais il est aussi trop pénible de voir le faible se débattre si longtemps sous le fort qui l’écrase, et qui s’amuse de son agonie. Que pouvait la tactique et la vertu de Philopœmen contre les vainqueurs de Carthage ? Une plaisanterie de Flaminius sur la figure du héros achéen, caractérise la ligue achéenne elle-même : belles jambes, belle tête, mais point de corps. Philopœmen ne se dissimulait pas lui-même la faiblesse de sa patrie, et le sort qui la menaçait. Eh ! Mon ami, disait-il tristement à un orateur vendu aux Romains, es-tu donc si pressé de voir le dernier jour de la Grèce ? On ôta Sparte aux Achéens, on leur ôta Messène. Après la ruine de Persée, on transporta mille des leurs à Rome. Mais lorsqu’au bout de dix-sept ans, ceux qui vivaient encore retournèrent dans leur patrie, ils n’en purent voir de sang-froid l’avilissement. C’était le temps où un fils, vrai ou faux, de Persée, soulevait la Macédoine, battait les généraux Romains, et s’avançait jusqu’en Thessalie. Les Achéens voulurent profiter de ce moment pour réduire Sparte, soulevée contre eux par les intrigues de Rome. Metellus, vainqueur de la Macédoine, leur fait dire à Corinthe, qu’à partir de ce moment, Corinthe, Sparte, Argos, Héraclée et Orchomène, cessent de faire partie de la ligue achéenne. L’indignation du peuple fut telle, qu’il massacra les Lacédémoniens qui se trouvaient à Corinthe. Les commissaires romains n’eurent que le temps de prendre la fuite. Les députés que Metellus envoya pour les amuser encore, furent renvoyés avec honte, et la ligue achéenne, déterminée à périr au moins glorieusement, osa déclarer la guerre à Rome. Les Béotiens et ceux de Chalcis, furent les seuls qui voulurent partager la ruine des Achéens. Vaincus en Locride, les confédérés tinrent ferme à l’entrée de l’Isthme, à Leucopetra. Dans cette dernière et solennelle bataille de la liberté, les Grecs avaient placé sur les hauteurs leurs femmes et leurs enfants pour les voir mourir. Il n’est pas nécessaire d’ajouter que la tactique romaine triompha encore. La Grèce fut vaincue. Qui osera dire qu’elle devait tomber sans combat ? Le barbare Mummius prit la belle Corinthe (146), vendit le peuple, brûla la ville, porta sa main grossière sur les tableaux d’Apelle et les statues de Phidias. Le vainqueur stupide voyant le roi de Pergame offrir cent talents d’un tableau : il faut, dit-il, qu’il y ait quelque vertu magique dans cette toile ; et il l’envoya à Rome. Prenez garde, disait-il aux entrepreneurs qui se chargeaient de transporter ces chefs-d’oeuvre en Italie, prenez garde de les gâter ; vous seriez condamnés à les refaire. C'est devant un tel homme que les traîtres qui avaient vendu la Grèce, accusèrent solennellement les statues des héros de la liberté, d’Aratus et de Philopœmen. Je suis fâché qu’il se soit trouvé un Grec pour les défendre, et pour sauver cette honte au vainqueur. Le froid et avisé Polybe, client des Scipions, s’honora à peu de frais en parlant pour ces morts illustres, qui, probablement, n’auraient pas voulu être justifiés de leur opposition aux intérêts de Rome.
La même année où la Grèce et la Macédoine devenaient provinces romaines, tombait aussi l’ancienne rivale de Rome. 146 ans avant notre ère, Carthage et Corinthe furent ruinées. Numance suivit de près. Les Romains, trouvant suffisamment affaiblis les ennemis qu’ils avaient jusque-là ménagés, ne se contentèrent plus d’être les arbitres des nations ; ils en voulurent devenir les maîtres absolus.

Par le traité qui termina la seconde guerre punique, Rome avait lié Carthage, et lui avait attaché un vampire pour sucer son sang jusqu’à la mort ; je parle de l’inquiet et féroce Massinissa, qui vécut un siècle pour le désespoir des Carthaginois. Ce barbare, à l’âge de quatre-vingts et quatre-vingt-dix ans, se tenait nuit et jour à cheval, acharné à la ruine de ses voisins désarmés. Il leur enlève une province en 199, une en 193, une autre en 182. Les Carthaginois tendent aux Romains des mains suppliantes. Rome leur envoie, dès la première usurpation, Scipion l’Africain, qui voit l’injustice et ne veut point l’arrêter. En 181, Rome garantit le territoire carthaginois ; et quelques années après ; elle laisse le numide s’emparer encore d’une province et de soixante-dix villes et villages. Carthage prie alors le sénat de décider une fois ce qu’elle doit perdre, ou, s’il ne veut point la protéger comme alliée, de la défendre comme sujette. Les Romains, qui craignaient alors qu’elle ne s’unît à Persée (172), affectèrent une généreuse indignation contre Massinissa. Caton fut envoyé en Afrique, mais il se montra si partial, que les Carthaginois refusèrent d’accepter son arbitrage. Cet homme dur et vindicatif ne le leur pardonna point. En traversant leur pays, il avait remarqué l’accroissement extraordinaire de la richesse et de la population. Il craignit ou parut craindre que Carthage ne redevint redoutable aux Romains. A son retour, il laisse tomber de sa robe des figues de Libye ; comme on en admirait la beauté, la terre qui les porte, dit-il, n’est qu’à trois journées de Rome. Dès lors, il ne prononça aucun discours qu’il n’ajoutât en terminant : et de plus, je pense qu’il faut détruire Carthage.

L’occasion vint bientôt. Trois factions déchiraient cette malheureuse ville : la romaine, la numide, dont le chef était Hannibal le moineau (le lâche ?), et le parti des patriotes à la tête duquel se trouvait Hamilcar le Samnite (l’ennemi de Rome ?). Ces derniers étant parvenus à chasser les partisans de Massinissa, le Numide attaque les Carthaginois qui perdent enfin patience et prennent les armes. Mais il les enferme, les affame et leur détruit cinquante-huit mille hommes. Rome avait envoyé des députés à Massinissa, pour acheter des éléphants. Leurs ordres secrets étaient d’imposer la paix si Massinissa était vaincu, de laisser continuer la guerre, s’il était vainqueur. L’un de ces Romains, le jeune Scipion, qui devait un jour ruiner Carthage, voyait tout d’une hauteur, et jouissait de la bataille, dit-il lui-même, comme Jupiter du haut de l’Ida. Les patriotes vaincus furent à leur tour chassés de Carthage, et Rome déclara qu’elle punirait cette ville d’avoir violé le traité. En vain, les Carthaginois demandent quelle satisfaction on exige d’eux : vous devez le savoir, dit le sénat, sans vouloir autrement s’expliquer. Dès que la trahison a livré Utique aux Romains, ils éclatent. La nouvelle de la guerre part avec la flotte et quatre-vingt-quatre mille hommes. Point de paix s’ils ne livrent trois cents otages ; à ce prix, ils pourront conserver leurs lois et leur cité. Les otages livrés, on leur demande leurs armes ; ils apportent deux mille machines et deux cent mille armures complètes. Alors le consul leur annonce l’arrêt du sénat : ils habiteront à plus de trois lieues de la mer, et leur ville sera ruinée de fond en comble. Le sénat a promis de respecter la cité, c'est-à-dire les citoyens, mais non pas la ville. Cette indigne équivoque rendit aux Carthaginois la rage et la force. Les éloigner de la mer, c'était leur ôter le commerce et la vie même. Ils appellent les esclaves à la liberté. Ils fabriquent des armes avec tous les métaux qui leur restent : cent boucliers par jour, trois cents épées, cinq cents lances, mille traits. Les femmes coupent leurs longs cheveux pour faire des cordages aux machines de guerre. Les consuls furent repoussés dans deux assauts, leur camp désolé par la peste, leur flotte brûlée. Les carthaginois, comme les dévoués des modernes armées musulmanes, nagent tout nus jusqu’aux vaisseaux, jusqu’aux machines pour les incendier. Près de la ville se forme une nouvelle Carthage, où les Africains affluent chaque jour. L’armée romaine court le risque trois fois d’être exterminée. Le jeune Scipion Émilien, fils de Paul Émile, adopté par le fils du grand Scipion, qui, simple tribun, avait sauvé l’armée dans une de ces rencontres, demandait l’édilité ; le peuple l’éleva au consulat. Il revint à temps pour dégager le consul prêt à périr, isola Carthage du continent par une muraille, de la mer par une prodigieuse digue. Mais les Carthaginois firent un travail plus merveilleux encore : hommes, femmes, enfants, tous enfin (ils étaient encore sept cent mille) percèrent sans bruit dans le roc une autre entrée à leur port, et lancèrent contre les Romains étonnés une flotte construite avec les charpentes de leurs maisons démolies. Scipion battit cette flotte, et la renferma en établissant sur les bords de la mer des machines qui battaient le passage. D’autre part, il avait pris la ville nouvelle qui s’était élevée pour la défense de l’ancienne. Celle-ci mourait de faim, mais ne songeait pas à se rendre. Scipion force enfin l’entrée de Carthage. Mais les Carthaginois défendent les trois passages qui y conduisent ; ils jettent des ponts d’un toit à l’autre. Les rues étroites sont bientôt comblées de cadavres ; les soldats n’avancent qu’en déblayant le chemin avec des fourches, et jetant pêle-mêle dans des fosses les vivants et les morts. Ce combat dura de maison en maison pendant six nuits et six jours. Cinquante mille hommes enfermés dans la citadelle, demandèrent et obtinrent la vie. Les transfuges occupaient encore le temple d’Esculape, sentant bien qu’il n’y avait pas de grâce pour eux. En vain Scipion leur montrait prosterné à ses pieds le lâche Asdrubal, général des Carthaginois. Sa femme, qui était restée avec les derniers défenseurs de Carthage, monte au sommet du temple, parée de ses plus beaux habits, prononce des imprécations contre son indigne époux, poignarde ses enfants, et se lance avec eux dans les flammes.
On dit qu’à la vue de cette épouvantable ruine, Scipion ne put s’empêcher de verser une larme, non sur Carthage, mais sur Rome, et de répéter ce vers d’Homère. Et Troie aussi verra sa fatale journée. Malgré les imprécations des Romains contre ceux qui habiteraient la place où avait été Carthage, elle se releva sous Auguste. D’abord, Caïus Gracchus y avait marqué l’emplacement d’une colonie. Mais les loups déplacèrent pendant la nuit les bornes qui indiquaient les limites ; et le sénat ne permit pas que ce projet fut exécuté (voyez plus bas, César et Auguste).

Ce fut encore l’ami de Polybe, Scipion Émilien, que le sénat chargea de ruiner Numance après Carthage. Cet homme de manières élégantes et polies, tacticien habile et général impitoyable, était alors partout le monde l’exécuteur des vengeances de Rome. Il fit de Carthage un monceau de cendres, condamna tous les Italiens qu’il y prit à être foulés aux pieds des éléphants, de même que plus tard il coupait les mains aux Espagnols.

Reprenons de plus haut les guerres d’Espagne. Les brillants succès de Caton, qui se vantait d’avoir pris quatre cents villes (195), ceux de Tib. Sempronius Gracchus (179-8), qui en prit trois cents, avaient assuré aux Romains l’Espagne entre l’Èbre et les Pyrénées, l’ancienne Castille avec une partie de la nouvelle et de l’Aragon (Carpétans, Celtibériens, etc.). Dans l’Espagne ultérieure, ils avaient soumis, par les armes de P C Scipion, de Posthumus et de plusieurs autres (195-178), le Portugal, Léon et l’Andalousie (Turdétans, Lusitaniens et Vaccéens). Mais la guerre était interminable. Les Romains traitaient l’Espagne à peu près comme les Espagnols traitèrent l’Amérique nouvellement découverte. Il semble qu’ils n’aient vu dans ce beau pays que ses riches mines d’argent. Le triomphe était décerné aux magistrats qui rapportaient le plus de lingots dans le trésor public. Le sénat laissait aux proconsuls d’autres moyens de s’enrichir eux-mêmes. Ils se saisissaient du blé des habitants, le taxaient à un prix énorme et affamaient le pays. De pareilles vexations auraient poussé à bout les hommes plus pacifiques. Qu’on juge si les Espagnols les supportaient. Ce peuple intrépide, où les femmes combattaient comme les hommes, où il était inouï qu’un mourant poussât un soupir, pouvait être vaincu cent fois, jamais subjugué. Après une bataille, ils envoyaient dire aux Romains vainqueurs : nous vous permettrons de sortir de l’Espagne, à condition que vous nous donnerez par homme un habit, un cheval et une épée. De prisonniers, il ne fallait pas songer à en faire. Les Espagnols étaient les plus mauvais esclaves. Ils tuaient leurs maîtres, ou si on les embarquait, ils perçaient le vaisseau et le faisaient couler bas. Ils portaient habituellement du poison sur eux, pour ne pas survivre à une défaite.

Cette guerre interminable, dont la prolongation déshonorait tous ceux qui croyaient l’avoir mise à fin, poussa les généraux romains aux résolutions de la plus atroce perfidie. Un Lucullus, dans la Celtibérie, un Galba, dans la Lusitanie, offrent des terres fertiles aux tribus espagnoles qu’ils ne pouvaient vaincre, les y établissent, les dispersent ainsi et les massacrent. Galba seul en égorgea trente mille (151). Il n’avait pu tout tuer. Un homme s’était échappé, qui vengea les autres. Viriathe était comme tous les Lusitaniens, un pâtre, un chasseur, un brigand, un de ces hommes aux pieds rapides, qui faisaient leur vie de la guerre, qui connaissaient seuls leurs noires montagnes (sierra morena), leurs broussailles, leurs défilés étroits, qui savaient tantôt tenir ferme, tantôt se disperser au jour pour reparaître au soir, et s’évanouir encore, laissant derrière eux des coups mortels, et bondissant sur les pics, sur les corniches des monts et par les précipices, comme des chevreuils ou des chamois.

Il défit successivement cinq préteurs (149-145), enferma dans un défilé le consul Fabius Servilianus, et le força de conclure un traité entre le peuple romain et Viriathe (141). Le sénat ratifia le traité, et fit assassiner Viriathe pendant son sommeil. Cet homme n’était pas un chef de bande ordinaire. Il avait cherché à unir ses Lusitaniens aux Celtibériens, seul moyen de donner à l’Espagne ce qui lui manquait pour être plus forte que Rome, l’unité. Sa mort rompit une alliance si dangereuse aux Romains. Toute la guerre de Celtibérie se concentra dans Numance, capitale des Arvaques. Là s’était réfugiée la peuplade des Belles, chassés de leur ville de Ségéda. Numance refusa de les livrer, et soutint pendant dix ans tout l’effort de la puissance romaine (143-134). Cette ville, couverte par deux fleuves, des vallées âpres et des forêts profondes, n’avait, dit-on, que huit mille guerriers. Mais probablement tous les braves de l’Espagne venaient tour à tour renouveler cette population héroïque. Pompéïus fut obligé de traiter avec eux. Mancinus n’échappa à la mort qu’en se livrant lui et son armée. Brutus et Æmilius furent forcés par la famine de lever le siège. Furius et Calpurnius Pison ne furent pas plus heureux. Pas un Romain n’osait désormais regarder un Numantin en face. Pas un à Rome ne voulait s’enrôler pour l’Espagne. Il fallut faire à la petite ville espagnole l’honneur d’envoyer contre elle le second africain, le destructeur de Carthage. Scipion n’emmena en Espagne que des volontaires, amis ou clients, (philôn ilèn), comme il les appelait ; en tout quatre mille hommes. Il commença par une réforme sévère de la discipline ; il retrempa le caractère du soldat, en exigeant de lui d’immenses travaux. Il campait et décampait, élevait des murs pour les détruire, et peu à peu se rapprochait de Numance. Il finit par l’entourer d’une circonvallation d’une lieue d’étendue, et d’une contrevallation de deux lieues. Non loin de là, il éleva un mur de dix pieds de haut, sur huit d’épaisseur, avec des tours et un fossé hérissé de pieux. Il ferma le Douro, qui traversait Numance, avec des câbles et des poutres armées de pointes de fer. C’était la première fois qu’on enfermait de lignes une ville qui ne refusait pas de combattre.

Le plus vaillant des Numantins, Retogènes Caraunius, c’est ainsi que le nomme Appien, se fit jour avec quelques autres, et, l’olivier à la main, courut toutes les villes des Arvaques, pour obtenir du secours. Mais ces villes craignaient trop Scipion. La plupart ordonnèrent à Retogènes de sortir sans l’avoir entendu. La seule Lutia semblait s’intéresser au sort de Numance. Scipion la surprit, exigea qu’on lui livrât quatre cents habitants, et leur fit couper les mains. Les Numantins, désormais sans espoir, se trouvaient réduits à une horrible famine. Ils en étaient venus à se manger les uns les autres. Les malades y avaient passé d’abord ; puis les forts commencèrent à manger les faibles. Mais dans cet horrible régime, le coeur et les forces finirent par leur manquer. N’ayant pu obtenir au moins de périr en combattant, ils livrèrent leurs armes et demandèrent un délai, alléguant qu’ils voulaient se donner la mort. Scipion en réserva cinquante pour le triomphe.

La soumission de la Macédoine, et la ruine de Corinthe, de Carthage et de Numance, mirent l’univers aux pieds de Rome.