Ce fut avec indignation et surprise qu’après seize ans de
lutte contre Hannibal, le peuple romain s’entendit proposer par le sénat la
guerre contre La guerre ne manquait point aux projets du sénat. Il la voulait éternelle. Depuis que la défaite de Cannes avait mis en ses mains un pouvoir dictatorial, il lui en coûtait trop de redescendre. Il fallait que le peuple fût à jamais exilé du forum, que la race indocile des anciens citoyens allât mourir dans les terres lointaines. Des Latins, des Italiens, des affranchis suppléeront. Les plébéiens de Rome disperseront leurs os sur tous les rivages. Des camps, des voies éternelles, voilà tout ce qui doit en rester. Rome se trouvait entre deux mondes. L’occidental,
guerrier, pauvre et barbare, plein de sève et de verdeur, vaste confusion de
tribus dispersées ; l’oriental, brillant d’art et de civilisation, mais
faible et corrompu. Celui-ci, dans son orgueilleuse ignorance, s’imaginait
occuper seul l’attention et les forces du grand peuple. L’Etolie se comparait
à Rome. Les Rhodiens voulaient tenir la balance entre elle et Quelle qu’ait été l’injustice des attaques de Rome, il
faut avouer que ce monde alexandrin méritait bien de finir. Après les
révolutions militaires, les guerres rapides, les bouleversements d’états, il
s’était établi dans le désordre, dans la corruption et l’immoralité, une
espèce d’ordre où s’endormaient ces vieux peuples. Le parjure, le meurtre et
l’inceste étaient la vie commune. En Égypte, les rois, à l’exemple des dieux
du pays, épousaient leurs soeurs, régnaient avec elles, et souvent Isis
détrônait son Osiris. Un général de Philippe avait élevé à Naxos un autel à
l’impiété et à l’injustice, les véritables divinités de ce siècle. Mais pour
être injuste, il faut au moins être fort. Rien n’était plus faible que ces
orgueilleuses monarchies. Théocrite avait beau vanter les trente-trois mille
villes de l’Égypte grecque. Il n’y avait en réalité qu’une ville, la
prodigieuse Alexandrie. À cette tête monstrueuse, pendaient, comme par des
fils, des membres disproportionnés : l’interminable vallée du Nil, Cyrène, La jeune fédération achéenne et arcadienne se trouvait
placée entre deux populations jalouses, ennemies de l’ordre et de la paix. Au
nord, les Étoliens, peuple brigand, pirates de terre, toujours libres de leur
parole et de leurs serments. Quand on leur demandait de ne plus prendre les dépouilles des dépouilles, c’est-à-dire de
ne plus piller à la faveur des guerres de leurs voisins, ils répondaient : vous ôteriez plutôt l’Étolie de l’Étolie. Au Toutefois Philippe était bien fort. Retranché derrière les
montagnes presque inaccessibles de Les Étoliens, à qui, selon leur traité avec Rome, toute
ville prise devait appartenir, insistait pour que l’on ruinât Philippe.
Flaminius déclara que l’humanité du peuple romain lui défendait d’accabler un
ennemi vaincu. Voulez-vous, leur dit-il, renverser avec Antiochus, surnommé le grand,
se trouvait tel en effet par la faiblesse commune des successeurs
d’Alexandre. Encouragé par la mort prochaine de Philopator, il portait déjà
les mains sur Pour vaincre Rome, il fallait s’assurer de Philippe et de Carthage, et porter la guerre en Italie. C’était le conseil d’Hannibal ; mais ce dangereux génie inspirait trop de méfiance à Antiochus. Lui confier une armée et l’envoyer en Italie, c’était s’exposer à vaincre pour Hannibal. Le roi de Syrie écouta volontiers les Étoliens qui dans leur système ordinaire d’attirer la guerre en Grèce pour profiter des efforts d’autrui, lui représentaient toutes les cités prêtes à se déclarer pour lui. Le roi, de son côté, promettait de couvrir bientôt la mer de ses flottes. Dans ce commerce de mensonges, chacun perdit. Antiochus amena seulement dix mille hommes en Grèce ; les Étoliens lui donnèrent à peine un allié. Les armées romaines eurent le temps d’arriver et d’accabler les uns et les autres. Antiochus passe l’hiver en Eubée, et perd le temps à célébrer ses noces (il avait plus de cinquante ans). Il insulte Philippe qu’il aurait dû gagner à tout prix, et le jette dans le parti des Romains en favorisant un prétendant à la couronne de Macédoine. Cependant les légions arrivent, et Antiochus surpris après deux ans d’attente, est battu aux Thermopyles (192). Il fallait alors défendre la mer et fermer l’Asie aux Romains. Ceux-ci ayant obtenu le passage de Philippe, et des vaisseaux de Rhodes et du roi de Pergame, n’eurent à passer que l’Hellespont. Antiochus pouvait au moins défendre les places et consumer les Romains. Il demanda la paix, et essaya de gagner les généraux, le consul Lucius Scipion, et Publius, le vainqueur de Carthage, qui voulait bien servir à son frère de lieutenant. Antiochus avait renvoyé à l’africain, alors malade, son fils qui avait été pris. Celui-ci en reconnaissance, avait fait dire à Antiochus de ne pas combattre avant que sa santé lui permit de retourner au camp. Mais le préteur Domitius qui n’entrait point dans ces négociations équivoques, força Lucius Scipion de combattre pendant l’absence de son frère (près de Magnésie, 190). La victoire coûta peu aux Romains. Les éléphants, les chameaux montés d’archers arabes, les chars armés de faux, les cavaliers lourdement armés, les Gallo-Grecs, la phalange macédonienne elle-même, tout le système de guerre oriental et grec, échoua contre la légion. Les Romains eurent, dit-on, 350 morts, et tuèrent ou prirent 50.000 hommes (190 avant Jésus-Christ). La paix fut accordée à Antiochus aux conditions suivantes
: le roi abandonnera toute l’Asie mineure, moins Mais avant de sortir d’Asie, ils abattirent le seul peuple qui eût pu y renouveler la guerre. Les Galates, établis en Phrygie depuis un siècle, s’y étaient enrichis aux dépens de tous les peuples voisins sur lesquels ils levaient des tributs. Ils avaient entassé les dépouilles de l’Asie mineure dans leurs retraites du mont Olympe. Un fait caractérise l’opulence et le faste de ces barbares. Un de leurs chefs ou tétrarques publia que, pendant une année entière, il tiendrait table ouverte à tout venant ; et non seulement il traita la foule qui venait des villes et des campagnes voisines, mais il faisait arrêter et retenir les voyageurs jusqu’à ce qu’ils se fussent assis à ses tables. Quoique la plupart d’entre les galates eussent refusé de
secourir Antiochus, le préteur Manlius attaqua leurs trois tribus (Trocmes,
Tolistoboïens, Tectosages), et les força dans leurs montagnes avec des armes
de trait, auxquels les Gaulois, habitués à combattre avec le sabre et la
lance, n’opposaient guères que des cailloux. Manlius leur fit rendre les
terres enlevées aux alliés de Rome, les obligea de renoncer au brigandage, et
leur imposa l’alliance d’Eumène qui devait les contenir (189). Les premières relations politiques de Rome avec Dès les temps les plus anciens, Rome avait eu des
relations avec les Grecs, soit par suite de l’origine pélasgique des peuples
latins, soit par le voisinage de la grande Grèce, principalement à cause de
ses rapports antiques avec les cités grecques de Tarquinies et de Céré ou
Agylla ; celle-ci avait son trésor à Delphes, comme Sparte ou Athènes. On
avait placé sur le mont Aventin, des tables écrites en caractères grecs, qui
contenaient le nom des villes alliées de Rome. Après la prise de Rome par les
Gaulois, Marseille, autre ville grecque, envoya un secours d’argent aux
Romains. Rome éleva une statue à un Hermodore qui, dit-on, interpréta les
lois de Depuis la guerre de Pyrrhus, les relations devinrent
fréquentes. Les Romains se soumirent de plus en plus à l’empire des idées
grecques, à mesure qu’ils prévalaient sur La poésie ne commença pas dans Rome par les patriciens, enfants ou disciples de la muette Étrurie, qui dans les fêtes sacrées défendait le chant, et ne permettait que la pantomime. Magistrats et pontifes, les pères devaient porter dans leur langage cette concision solennelle des oracles que nous admirons dans leurs inscriptions. Quant aux plébéiens, ils représentent dans la cité le principe d’opposition, de lutte, de négation. Ce n’est pas encore là que nous trouverons le génie poétique. Si Rome eut des chants populaires, elle les dut probablement aux clients qui assistaient aux festins de leurs patrons, combattaient pour eux et célébraient les exploits communs de la gens. Dans le nord aussi, le chantre comme le guerrier, est l’homme du roi. Ce nom de roi est celui par lequel à Rome même les petits désignaient les grands, soit par flatterie, soit par malignité. Dans l’Allemagne, où l’homme se donne à l’homme sans réserve et avec un dévouement si exalté, les vassaux chantaient leur seigneur de toute leur âme. À Rome, où le client se trouvait, comme plébéien, en opposition d’intérêts avec son patron, la poésie dut être de bonne heure glacée par le formalisme d’une inspiration officielle. Ces chants méritaient probablement d’être oubliés, et ils le furent. Consacrés à la gloire des grandes familles, ils importunaient l’oreille du peuple. Les plébéiens, sans esprit de famille, sans passé, sans histoire, ne regardaient que le présent et l’avenir. Rome, de si petite devenue si grande, avait d’ailleurs intérêt d’oublier. Elle ne se souciait pas de savoir que les vaincus, étrusques et gaulois, lui avaient autrefois fait payer une rançon. Pauvres furent donc les matériaux de l’histoire romaine, plus pauvre la critique de ceux qui les mirent en oeuvre. Les Grecs de cette époque étaient devenus entièrement incapables de pénétrer le profond symbolisme des vieux âges. Toutes les fois que l’antiquité, par poésie ou par impuissance d’abstraire, personnifiait une idée, lui donnait un nom d’homme, Hercule, Thésée ou Romulus, le grossier matérialisme des critiques alexandrins, la prenait au mot, s’en tenait à la lettre. La religion était descendue à l’histoire, l’histoire à la biographie, au roman. L’homme avait paru si grand dans Alexandre que l’on n’hésitait pas de faire honneur à des individus de tout ce qu’une saine critique eût expliqué par la personnification d’un peuple, ou d’une idée. Ainsi le fameux Evéhmère dans son voyage romanesque à l’île de Panchaïe, avait lu dans les inscriptions d’Hermès, que les dieux étaient des hommes supérieurs, divinisés pour leurs bienfaits. Encore cette supériorité n’était-elle pas toujours fort éclatante. Vénus n’était originairement qu’une entremetteuse de profession qui eut l’honneur de fonder le métier. Cadmus, ce héros mythique, qui suit partout le monde la trace de sa soeur, et sème dans les champs de Thèbes les dents du dragon, n’est plus dans Evéhmère qu’un cuisinier du roi de Sidon, qui se sauve avec une joueuse de flûte. Cette critique, dominée par le matérialisme d’Epicure, passa de Grèce à Rome avec Dioclès. Dioclès fut suivi par Fabius Pictor, Fabius par Cincius Alimentus, Caton et Pison. Fabius est méprisé de Polybe et même de Denys. Caton avait un but plus moral que critique ; il dit lui-même qu’il écrivait son histoire en gros caractères, pour que son fils eût de beaux exemples devant les yeux. Que dire de la puérilité de Pison et de Valerius d’Antium ? Ce sont là les sources où puisèrent Salluste pour sa grande histoire, Cornelius Nepos, Varron, Denys et Tite-Live. Le génie de Rome était un génie pratique, trop impatient, trop avide d’application, pour comporter les lentes et minutieuses recherches de la critique. C’est le génie des mémoires et de l’histoire contemporaine, Scaurus, Sylla, César, Octave, Tibère, avaient laissé des mémoires. Les histoires de Tacite ne sont autre chose que des mémoires passionnés contre les tyrans. Fabius, Caton, Cincius, Pison, Valerius, Tite-Live enfin, l’éloquent metteur en oeuvre de cette romanesque histoire, suivirent religieusement les grecs, s’informant peu des monuments originaux. L’histoire était généralement pour les Romains un exercice oratoire, comme nous le savons positivement pour Salluste, comme on le voit dans Tite-Live, partout où nous pouvons le comparer avec Polybe. Pour Denys, on ne peut lui refuser une connaissance minutieuse des antiquités, mais il a cru épurer l’histoire romaine en la prosaïsant. Il ne dira pas que sur quinze mille Fidénates, Romulus en tua la moitié de sa main ; il lui attribuera telle institution qui n’a pu s’inscrire dans les lois, mais plutôt s’introduire dans les moeurs par la force du temps et de l’habitude (la puissance paternelle, le patronage, etc.). Il vantera la probité des compagnons de Romulus. Partout de plates réflexions. Dans les harangues qu’il prête à ses personnages, à Romulus, à Coriolan, etc., vous sentirez l’avant-goût de l’imbécillité byzantine. Les Grecs flattèrent leurs maîtres, en supprimant tout ce
qui pouvait humilier Rome, en la représentant dès son berceau telle qu’au
temps des guerres puniques. Ils flattèrent Au premier siècle de la république, les consulats pleuvent
sur ces deux familles. Un Fabius, un Quintius portent également le nom
belliqueux de Coeso, c’est-à-dire,
celui qui frappe et qui tue, comme les francs donnaient à leur Karl le nom de
Martel. la grande bataille de Véies est le chant des Fabius. L’armée
jure aux consuls de revenir victorieuse ; un des deux Fabius périt, mais
l’autre le venge, décide la victoire par sa valeur, et refuse un triomphe funeste
par la mort de son père. Les Fabii se partagent les blessés, et les soignent
à leurs dépens. Cette famille héroïque s’offre au sénat pour soutenir à elle
seule la guerre de Véies. Ils partent au nombre de trois cent six (voyez plus
haut nos remarques sur ce nombre), tous patriciens, tous de la même gens, tous,
selon la puérile exagération de l’historien, dignes
de présider un sénat dans les plus beaux temps de la république. Les
Véiens ne peuvent triompher de ces héros que par la ruse. Les trois cents
tombent dans une embuscade et y périssent. À eux tous ils n’avaient laissé
qu’un fils à la maison ; c’est de lui que sortirent les branches diverses de
la gens Fabia. Un Fabius sort du
capitole assiégé et traverse seul l’armée des Gaulois, pour accomplir un
sacrifice sur le mont Quirinal. Les Quintii donnent à Rome cet idéal
classique du guerrier laboureur, destiné à faire honte, par son héroïque
pauvreté, au siècle où les Romains commençaient à lire l’histoire. Tiré de la
charrue pour la dictature, Quintius Cincinnatus délivre une armée romaine, et
au bout de quinze jours, retourne à la charrue. Le consul délivré s’appelle
Minutius, comme celui que le Fabius Cunctator des guerres puniques sauva des
mains d’Hannibal. Cincinnatus, comme Fabius, vend son champ pour dégager sa
parole, et sacrifie son bien à l’honneur. Tous deux sont d’inflexibles
patriciens, qui dédaignent les vaines clameurs du peuple. Les Marcii, qui
combattirent Persée, et qui furent si longtemps employés dans les
négociations de Ce n’est pas tout. Quintius Coeso, exilé pour ses
violences, est accusé par la tradition d’être revenu avec des Sabins et des
esclaves, et de s’être un instant emparé du Capitole. La pudeur patricienne
des Quintii repousse l’accusation et jette un voile sur cette circonstance.
Les Marcii plébéiens sont moins difficiles ; ils prennent pour un des leurs
ce dont les Quintii ne veulent pas. Un crime antique n’est point déshonorant.
Q. Marcius Coriolanus, se vengera
d’une injuste condamnation, en amenant l’étranger contre sa patrie. Mais le
flatteur des Marcii n’ose ni lui faire prendre le capitole, ni lui donner la
honte d’avoir été repoussé. Il craint d’humilier Rome ou son héros. Les
larmes d’une mère désarmeront Coriolan, et sauveront à la fois Rome et
l’historien. Ainsi les Romains et les Grecs vivaient dans un échange de
flatteries mutuelles. Les premiers, comme cet A. P. Albinus, dont se moquait
Caton, s’exerçaient à écrire en grec, et demandaient pardon au lecteur de
leur ignorance de cette langue. Flaminius faisait des vers grecs. Dès cette
époque, les grands de Rome ne manquaient pas d’avoir parmi leurs esclaves ou
leurs clients quelque grammairien, quelque poète grec, qui faisait
l’éducation des enfants et souvent celle du père. Ainsi le farouche et
vindicatif Livius Salinator, celui même qui dans sa censure osa noter
trente-quatre des trente-cinq tribus, avait auprès de ses enfants le Tarentin
Livius Andronicus, qui traduisit en latin l’Odyssée, et donna sur le théâtre
des imitations des drames grecs ; le poète lui-même y figurait comme acteur.
Paul Émile, ce pontife austère, cet augure minutieux, avait dans sa famille
des pédagogues grecs, grammairiens, sophistes, rhéteurs, sculpteurs,
peintres, écuyers, veneurs, etc. Scipion l’Africain eut pour client et pour
panégyriste, le fameux Ennius. Né dans la grande Grèce (à Rudiae, en
Calabre), centurion en Sicile, sous T Manlius Torquatus, et en Espagne sous
Scipion, à la fois Osque, Grec et Romain, il se vantait d’avoir trois âmes. Il
enseigna le grec sur l’Aventin, imita Ainsi Rome recevait docilement en littérature le joug de Le premier vengeur que se suscite l’Italie, est le campanien Naevius, comme Ennius, soldat des guerres puniques, le même peut-être qui organisa les vélites romains. Celui-ci n’emprunta point le mètre grec ; ce fut dans le vieux vers saturnin, qu’il attaqua tour à tour les Claudius, les Metellus, les Scipions même. Le peu de fragments qui nous restent de lui, sont pleins d’allusions piquantes à la tyrannie des nobles, à la servilité de leurs créatures. Allons, souffre de bonne grâce ; le peuple souffre bien. — Quoi ! Ce que j'approuve, ce que j'applaudis au théâtre, ne pourra librement vexer nos rois du sénat ! Oh ! La tyrannie domine ici la liberté (fragm. de la petite tarentine.) — Les Métellus naissent consuls à Rome. Jeu de mots sur le mot metellus, qui voulait dire portefaix, sur l’incapacité de cette puissante famille, et sur ses nombreux consulats. Les Metellus se piquèrent et répondirent par un vers sur la même mesure : les Metellus te porteront malheur. Ils ne s’en tinrent pas là ; ils firent jeter en prison Naevius. Le poète incorrigible fut si peu intimidé, qu’il y fit deux comédies, et ne craignit pas cette fois de s’attaquer aux Scipions : cet homme dont le bras fit maint exploit pompeux, dont le nom glorieux brille, éclate aujourd’hui, qui seul est grand aux yeux des nations ; celui-là même, un certain soir, son père l’emmena de chez sa bonne amie, vêtu légèrement : il n’avait qu’un manteau. Le trait était d’autant plus pénétrant, qu’alors même Scipion déjà vieux, avait dans sa maison commerce avec une esclave, et que la connivence d’une épouse débonnaire cachait seule sa honte domestique. Les Scipions invoquèrent la loi atroce des douze tables, qui condamne à mort l’auteur de vers diffamants. Heureusement pour le poète, les tribuns intervinrent. Mais il n’en subit pas moins la honte d’une sorte d’exposition publique, et fut relégué en Afrique. Un poète de l’âge suivant, qui s’en tenait prudemment à la satire générale des vices, le comique Plaute, s’est complu à peindre la triste figure du pauvre campanien, cloué à la colonne avec deux gardes, qui ne le quittent ni nuit ni jour. Naevius laissant l’Italie pour jamais, lui fit ses adieux dans une épitaphe digne de Catulle, qu’il se composa lui-même, et où il déplorait avec sa propre ruine celle de l’originalité italienne. Que les immortels pleurent les mortels, ce serait chose indigne. Autrement, les déesses du chant pleureraient Naevius le poète. Une fois Naevius enfoui au trésor de Pluton, ils ne surent plus à Rome ce que c’était que parler langue latine. Toutefois le peuple garda un bon souvenir au courageux ennemi des nobles. Il donna le nom de Naevius à une porte de Rome ; et cent cinquante ans après, Horace, avec tout son mépris pour la vieille littérature de sa patrie, était obligé de dire : pour Naevius, on ne le lit pas, on le sait ; il est, comme d’hier, dans toutes les mémoires... La lâche victoire des nobles sur Naevius, ne les préserva pas d’attaques plus sérieuses. Dans cette époque de la gloire et de la toute-puissance des Scipions, un patricien de la famille toujours populaire des Valerii, Valerius Flaccus, fit venir de Tusculum, et établit près de lui à Rome, un jeune italien d’un génie singulièrement énergique, d’un courage éprouvé et d’une éloquence mordante. C’était un homme roux, aux yeux bleus, d’un aspect barbare, et d’un regard qui défiait ami et ennemi. Son nom de famille était Porcius (le porcher). Mais il était si avisé dès son enfance, qu’on l’avait surnommé Caton. À dix-sept ans, il avait servi contre Hannibal. Depuis, il cultivait un champ voisin de celui du vieux Manius Curius, le vainqueur des Samnites. Le matin, il allait répondre sur le droit et plaider dans les petites villes voisines de Tusculum. Puis, il revenait, se mettait tout nu, labourait avec ses esclaves, mangeait avec eux, buvait comme eux de l’eau, du vinaigre ou de la piquette. Toutefois ce n’était pas un maître tendre. Le père de famille, dit-il dans son livre sur l’agriculture, doit vendre les vieilles charrettes, les vieilles ferrailles, les vieux esclaves. Établi à Rome par Valerius, appuyé par Fabius, il devint successivement tribun d’une légion, questeur, préteur, enfin consul et censeur avec son ancien patron. Envoyé comme préteur en Espagne, il commença par renvoyer les fournisseurs de vivres, déclarant que la guerre nourrirait la guerre. En trois cents jours, il prit quatre cents villes ou villages, qu’il fit démanteler tous à la même heure. Il rapporta dans le trésor une somme immense ; et au moment de se rembarquer, vendit son cheval de bataille, pour épargner à la république les frais du transport. Dans toute l’expédition, il avait toujours été à pied, avec un esclave qui portait les provisions, et qu’il aidait dans l’occasion à les préparer. Après avoir obtenu le triomphe, il n’en partit pas moins comme simple tribun, pour combattre Antiochus en Grèce. Aux Thermopyles, le général romain embrassa Caton devant toute l’armée, avoua qu’on lui devait la victoire, et le chargea d’en porter la nouvelle à Rome. Tant de vigueur et de sévérité pour lui-même, prêtait une autorité merveilleuse à l’âpreté cynique de ses attaques contre les moeurs des nobles. C’était surtout contre les Scipions que les Fabius et les Valerius semblaient l’avoir lâché, dès son arrivée à Rome. Dans sa questure en Sicile, il accusa les dépenses de l’africain, et sa facilité à imiter les grecs. Scipion le renvoya, en disant : je n’aime pas un questeur si exact. Il ne fallait pas moins que l’énergie de Caton pour réprimer l’insolence et la tyrannie des grandes familles qui se tenaient étroitement unies pour l’oppression du peuple. Quintius Flaminius avait nommé Scipion prince du sénat. Deux fils de Paul Émile étaient entrés par adoption dans les familles des Scipions et des Fabius. Des deux filles du grand Scipion, l’une épousa Sempronius Gracchus, l’autre Scipion Nasica. Ainsi, malgré les haines de famille, toute l’aristocratie se tenait par des mariages ; c’est ce qui rendait les grands si forts contre la justice, et les mettait au-dessus des lois. Un gendre de Fabius ayant été accusé de trahison, son beau-père pour le faire absoudre n’eut qu’à dire qu’il était innocent, puisqu’il était resté le gendre de Fabius. Scaurus étant accusé plus tard, se justifia de la manière suivante : Varius de Sucrone accuse Æmilius Scaurus d’avoir reçu des présents pour trahir la république ; Æmilius Scaurus déclare qu’il est innocent : lequel des deux croirez-vous ? L’accusateur d’un Metellus ayant mis sous les yeux des juges, les registres qui devaient le convaincre de concussion, tout le tribunal détourna les yeux. Ainsi rien n’arrêtait l’audace de ces rois, comme les appelait le peuple. L’Africain surtout, dont on avait mis la statue dans le sanctuaire de Jupiter, et qui avait dédaigné un consulat à vie, exerçait une véritable dictature. Un jour que les questeurs craignaient de violer une loi en ouvrant le trésor public, Scipion, alors simple particulier, se fit donner les clefs, et ouvrit. Il n’y avait plus de république, si quelqu’un n’avait le courage de tenir tête aux Scipions, et d’exiger qu’ils rendissent compte comme citoyens. Caton en trouva l’occasion après la guerre d’Antiochus (187). Leur conduite dans cette guerre avait été plus que suspecte (v plus haut.) les deux frères avaient réglé les conditions de paix de leur autorité privée. Quelles sommes rapportaient-ils de cette riche Asie, quelles dépouilles du successeur d’Alexandre, du maître d’Antioche et de Babylone ? Au jour du jugement, Scipion ne daigna pas répondre aux accusateurs, mais il monta à la tribune, et dit : Romains, c’est à pareil jour que j’ai vaincu en Afrique Hannibal et les Carthaginois. Suivez-moi au Capitole pour rendre grâce aux dieux, et leur demander de vous donner toujours des chefs qui me ressemblent. Tous le suivirent au Capitole, peuple, juges, tribuns, accusateurs, jusqu’aux greffiers. Il triompha en ce jour, non plus d’Hannibal et de Syphax, mais de la majesté de la république et de la sainteté des lois. D’autres disent que les licteurs des tribuns du peuple,
ayant déjà mis la main sur son frère, l’Africain le leur arracha, déchira les
registres, et dit : je ne rendrai pas compte de
quatre millions de sesterces, lorsque j'en ai fait entrer au trésor deux
cents millions. Je n’ai rapporté pour moi qu’un surnom de l’Afrique. Puis
il se retira dans une terre qu’il avait à Literne, en Campanie. Son ennemi
Tib. Sempronius Gracchus, alors tribun du peuple, empêcha lui-même qu’on ne
l’inquiétât dans son exil volontaire. Il y mourut, et fit écrire sur sa tombe,
ces mots amers et injustes : ingrate patrie, tu
ne possèdes pas même mes os. Ses ennemis le poursuivirent encore dans la personne de
son frère. Les Pétilius, tribuns du peuple, d’autres disent M. ou Q. Naevius
(parent du poète ?) proposèrent de nouveau une enquête sur l’argent reçu
ou extorqué d’Antiochus. Caton appuya la proposition, et elle fut
convertie en loi par le suffrage unanime des trente-cinq tribus. Les accusés
furent condamnés. Le jugement portait que L
Scipion, pour accorder au roi Antiochus une paix plus avantageuse, avait reçu
de lui six mille livres d’or et quatre cent quatre-vingts livres d’argent de
plus qu’il n’avait fait entrer dans le trésor ; A. Hostilius, son lieutenant,
quatre-vingts livres d’or et quatre cent trois d’argent ; C. Furius, son
questeur, cent trente d’or, et deux cents d’argent. Lucius Scipion
parut justifié par sa pauvreté. On ne trouva pas chez lui la somme qu’il
était condamné à payer. Mais l’aristocratie n’en reçut pas moins un coup
terrible. Caton fut bientôt, malgré les efforts des nobles, élevé à la
censure, et chargé de poursuivre ces recherches sévères que personne ne
pouvait plus éluder depuis l’humiliation des Scipions. |