HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE II — CONQUÊTE DU MONDE.

CHAPITRE IV. Les mercenaires. Leur révolte contre Carthage, 241-238. Leur conquête de l’Espagne, 237-221. Leurs généraux, Hamilcar, Hasdrubal et Hannibal.

 

 

Le premier châtiment de Carthage, après la paix honteuse des îles Égates, ce fut le retour de ses armées. Sur elle retombèrent ces bandes sans patrie, sans loi, sans Dieu, cette Babel impie et sanguinaire qu’elle avait poussée sur les autres peuples. Donnons-nous à loisir le spectacle de cette juste expiation.

Le grand Hamilcar Barca avait laissé le commandement, d’indignation. La république était sous l’influence des marchands, des financiers, des percepteurs d’impôts, des administrateurs, des Hannon. Le successeur d’Hamilcar envoyait les mercenaires de Sicile en Afrique, bande par bande, pour donner à la république le temps de les payer et de les licencier. Mais il semblait bien dur aux Carthaginois de mettre encore des fonds dans une affaire qui n’avait rien rapporté. Ils délibéraient toujours, pour ne pas se séparer sitôt de leur argent, et ils délibérèrent tant que l’armée de Sicile se trouva tout entière à Carthage. Ils auraient bien voulu se débarrasser de cette armée, et l’histoire fait présumer qu’ils eussent été peu difficiles sur le choix des moyens. Ce Xanthippe qui les avait sauvés par sa victoire sur Regulus, ne l’avaient-ils pas renvoyé avec de riches présents pour le faire périr en route et le jeter à la mer ? N’avaient-ils pas en Sicile réglé leurs comptes avec quatre mille Gaulois, en avertissant les Romains du chemin par où ils devaient passer ? D’autres qui demandaient leur solde, avaient été débarqués et abandonnés sur un banc de sable, que les navigateurs virent bientôt blanchi de leurs os, et qu’on appela l’île des ossements. L’armée revenue de Sicile, était trop forte pour rien craindre de pareil. Les mercenaires se sentaient les maîtres dans Carthage ; ils commençaient à parler haut. Il n’y avait pas à marchander avec des troupes victorieuses, qui n’étaient point responsables de la honteuse issue que leurs patrons avaient donnée à la guerre. Ces hommes de fer, vivant toujours au milieu des camps, où beaucoup d’entre eux étaient nés, se trouvaient transportés dans la riche ville du soleil (Baal), toute éblouissante du luxe et des arts étranges de l’Orient. Là se rencontraient l’étain de la Bretagne, le cuivre de l’Italie, l’argent d’Espagne et l’or d’Ophir, l’encens de Saba et l’ambre des mers du nord, l’hyacinthe et la pourpre de Tyr, l’ébène et l’ivoire de l’Éthiopie, les épiceries et les perles des Indes, les châles des pays sans nom de l’Asie, cent sortes de meubles précieux mystérieusement enveloppés... La statue du soleil, tout en or pur, avec les lames d’or qui couvraient son temple, pesait, disait-on mille talents... de terribles désirs s’éveillaient. Déjà divers excès avaient lieu le jour et la nuit. Les carthaginois tremblants prièrent les chefs des mercenaires de les mener à Sicca, en donnant à chaque homme une pièce d’or pour les besoins les plus urgents. L’aveuglement alla au point qu’on les força d’emmener leurs femmes et leurs enfants, qu’on eût pu garder comme otages. Là inactifs sur la plage aride, et pleins de l’image de la grande ville, ils se mirent à supputer, à exagérer ce qu’on leur devait, ce qu’on leur avait promis dans les occasions périlleuses. Hannon, qu’on leur envoya d’abord, leur dit humblement que la république ne pouvait leur tenir parole, qu’elle était écrasée d’impôts, que dans son dénuement elle leur demandait la remise d’une partie de ce qu’elle leur devait. Alors un tumulte horrible s’élève, et des imprécations en dix langues. Chaque nation de l’armée s’attroupe, puis toutes les nations, Espagnols, Gaulois, Liguriens, Baléares, Grecs métis, Italiens déserteurs, Africains surtout, c’était le plus grand nombre. Nul moyen de s’entendre. Hannon leur faisait parler par leurs chefs nationaux ; mais ceux-ci comprenaient mal, ou ne voulaient pas comprendre, et rapportaient tout autre chose aux soldats. Ce n’était qu’incertitude, équivoque, défiance et cabale. Pourquoi aussi leur envoyait-on Hannon qui jamais ne les avait vu combattre, et ne savait rien des promesses qu’on leur avait faites ? Ils marchèrent vers Carthage au nombre de vingt mille hommes, et campèrent à Tunis, qui n’en est qu’à quatre ou cinq lieues.
Alors, les Carthaginois épouvantés firent tout pour les radoucir. On leur envoya tous les vivres qu’ils voulurent et au prix qu’ils voulurent. Chaque jour, venaient des députés du sénat pour les prier de demander quelque chose : on avait peur qu’ils ne prissent tout. Leur audace devint sans bornes. Dès qu’on leur eut promis leur solde, ils demandèrent qu’on les indemnisât de leurs chevaux tués ; puis ils demandèrent qu’on leur payât les vivres qu’on leur devait au prix exorbitant où ils s’étaient vendus pendant la guerre ; puis ils demandèrent je ne sais combien d’autres choses, et les carthaginois ne surent plus comment refuser, ni comment accorder. On leur députa alors Gescon, un de leurs généraux de Sicile, qui avait toujours pris leurs intérêts à coeur. Il arrive à Tunis bien muni d’argent, les harangue séparément, et se dispose à leur payer la solde par nations. Cette satisfaction incomplète eût peut-être tout apaisé, lorsqu’un certain Spendius, Campanien, esclave fugitif de Rome, et craignant d’être rendu à son maître, se mit à dire et faire tout ce qu’il put pour empêcher l’accommodement. Un africain nommé Mathos se joignit à lui dans la crainte d’être puni comme un des principaux auteurs de l’insurrection. Celui-ci tire à part les africains, et leur fait entendre qu’une fois les autres nations payées et licenciées, les Carthaginois éclateront contre eux et les puniront de manière à épouvanter leurs compatriotes. Là-dessus s’élèvent des cris ; si quelqu’un veut parler, ils l’accablent de pierres avant de savoir s’il parlera pour ou contre. C’était encore pis après le repas, et quand ils avaient bu ; au milieu de tant de langues, il n’y avait qu’un mot qu’ils entendissent : frappe ; et dès que quelqu’un avait dit frappe, cela se faisait si vite, qu’il n’y avait pas moyen d’échapper. Le malheureux Gescon leur tenait tête au péril de sa vie. Il osa répondre aux africains, qui lui demandaient les vivres avec hauteur : allez les demander à Mathos. Alors ils se jettent furieux sur l’argent apporté par Gescon, sur lui, sur ses Carthaginois, et ils les chargent de fers. Toute guerre qui éclatait en Afrique, que l’ennemi fût Agathocles, Regulus ou les mercenaires, réduisait l’empire de Carthage à ses murailles ; tant son joug était détesté. Dans la première guerre punique, ils avait doublé les impôts des villes, et exigé des habitants des campagnes la moitié de leurs revenus. Un gouverneur de province, pour avoir du crédit à Carthage, devait être impitoyable, tirer beaucoup des sujets, amasser des munitions et des vivres. Hannon était l’homme des Carthaginois. Les Africains se réunirent aux mercenaires jusqu’au nombre de soixante-dix mille. Les femmes même qui avaient vu tant de fois traîner en prison leurs maris et leurs parents pour le paiement des impôts, firent, dans chaque ville serment entre elles de ne rien cacher de leurs effets, et s’empressèrent de donner pour les troupes tout ce qu’elles avaient de meubles et de parures. Utique et Hippone Zaryte, qui d’abord avaient hésité, finirent par massacrer les soldats qu’y tenait Carthage, et les laissèrent sans sépulture. On en fit autant en Sardaigne et en Corse. Hannon, qu’on y envoya, fut saisi par ses troupes, qui le mirent en croix ; un parti des naturels de l’île y appela les romains. Ceux-ci profitèrent de la détresse de Carthage, lui prirent les deux îles, et la menacèrent, en outre, de la guerre, si elle n’ajoutait au tribut stipulé douze cents talents euboïques.

Cependant, les Carthaginois étant serrés de près dans leur ville, le parti de Barca, celui de la guerre, reprit le dessus, et Hamilcar eut le commandement des troupes. Ce général habile sut gagner les Numides, dont la cavalerie était si nécessaire dans ce pays de plaines ; ils préférèrent le service plus lucratif de Carthage, et dès lors les vivres commencèrent à manquer aux mercenaires ; la famine allait entraîner la désertion ; l’humanité politique d’Hamilcar à l’égard des prisonniers pouvait l’encourager encore. Les chefs des mercenaires tinrent conseil pour rendre impossible un rapprochement qui les eût perdus ; ils assemblent l’armée, font paraître un prétendu messager de Sardaigne avec une lettre qui les exhortait à observer de près Gescon et les autres prisonniers, à se défier des pratiques secrètes qu’on faisait en faveur des carthaginois. Spendius, prenant alors la parole, fait remarquer la douceur perfide d’Hamilcar, et le danger de renvoyer Gescon. Il est interrompu par un nouveau messager qui se dit arrivé de Tunis et qui apporte une lettre dans le sens de la première. Autarite, chef des Gaulois, déclare qu’il n’y a de salut que dans une rupture sans retour avec les Carthaginois ; tous ceux qui parlent autrement sont des traîtres ; il faut, pour s’interdire tout accommodement, tuer Gescon et les prisonniers faits ou à faire... Cet Autarite avait l’avantage de parler phénicien, et de se faire ainsi entendre du plus grand nombre, car la longueur de la guerre faisait peu à peu du phénicien la langue commune, et les soldats se saluaient ordinairement dans cette langue.

Après Autarite, parlèrent des hommes de chaque nation, qui étaient obligés à Gescon et qui demandaient qu’on lui fît grâce au moins des supplices. Comme ils parlaient tous ensemble et chacun dans sa langue, on ne pouvait rien entendre. Mais dès qu’on entrevit ce qu’ils voulaient dire, et que quelqu’un eût crié : Tue ! Tue ! Ces malheureux intercesseurs furent assommés à coups de pierres. On prit alors Gescon et les siens au nombre de sept cents ; on les mena hors du camp, on leur coupa les mains et les oreilles, on leur cassa les jambes, et on les jeta encore vivants dans une fosse. Quand Hamilcar envoya demander au moins les cadavres, les barbares déclarèrent que tout député serait traité de même, et proclamèrent comme loi que tout prisonnier carthaginois périrait dans les supplices, que tout allié de Carthage serait renvoyé les mains coupées. Alors commencèrent d’épouvantables représailles. Hamilcar fit jeter aux bêtes tous les prisonniers. Carthage reçut des secours d’Hiéron et même de Rome, qui commençaient à craindre la victoire des mercenaires. Les Barcas et les Hannons, réconciliés par le danger, agirent de concert pour la première fois. Hamilcar, chassant les mercenaires des plaines par sa cavalerie numide, et les poussant dans les montagnes, parvint à enfermer une de leurs deux armées dans le défilé de la Hache, où ils ne pouvaient ni fuir, ni combattre, et ils se trouvèrent réduits par la famine à l’exécrable nécessité de se manger les uns les autres. Les prisonniers et les esclaves y passèrent d’abord ; mais quand cette ressource manqua, il fallut bien que Spendius, Autarite et les autres chefs, menacés par la multitude, demandassent un sauf-conduit pour aller trouver Hamilcar. Il ne le refusa point, et convint avec eux que, sauf dix hommes à son choix, il renverrait tous les autres, en leur laissant à chacun un habit. Le traité fait, Hamilcar dit aux envoyés : vous êtes des dix, et il les retint. Les mercenaires étaient si bien enveloppés, que, de quarante mille, il ne s’en sauva pas un seul. L’autre armée ne fut pas plus heureuse ; Hamilcar l’extermina dans une grande bataille, et son chef Mathos, amené dans Carthage, fut livré pour jouet à une lâche populace qui se vengeait de sa peur. Dans ce monde sanguinaire des successeurs d’Alexandre, dans cet âge de fer, la guerre des mercenaires fit pourtant horreur à tous les peuples, grecs et barbares, et on l’appela la guerre inexpiable (238 av. J.-C.).
Lorsque Carthage fut délivrée des mercenaires, elle ne se trouva guères moins embarrassée de l’armée qui les avait vaincus, et de son libérateur Hamilcar. Ce chef dangereux qui avait été la cause indirecte de la guerre, en promettant à l’armée de Sicile plus que la république ne voulait tenir, fut appelé à rendre compte. Il se tira d’affaire, soit par la corruption, soit par les intrigues de son ami, le jeune et bel Hasdrubal, l’enfant gâté du peuple de Carthage. Cependant on ne le laissa pas tranquille ; on lui suscita je ne sais quelle mortification au sujet de l’infamie de ses moeurs, accusation ridicule dans une pareille ville. Alors il sentit qu’il ne pouvait se reposer que dans la guerre. Il s’en éleva une à point nommé chez les Numides. On saisit cette occasion de l’éloigner ; Carthage et Hamilcar se séparèrent pour toujours, et sans regret (237). La république voyait avec plaisir partir avec lui les hommes qui avaient exterminé les mercenaires, et qui d’un jour à l’autre, pouvaient être tentés de les imiter. Il allait soumettre, c’est-à-dire entraîner dans son armée les barbares des côtes de l’Afrique, Numides et Mauritaniens ; tous ne demandaient pas mieux que d’aller sous un chef habile et prodigue, piller la riche Espagne aux mines d’argent.

Carthage espérait bien que les Lusitaniens ou les Celtibères lui feraient justice et des amis d’Hamilcar et des nomades trop belliqueux de l’Afrique ; ou si le hasard voulait que ceux-ci vainquissent et formassent des établissements en Espagne, ils auraient sans doute besoin de l’industrie et des flottes de Carthage, et elle pourrait recueillir leurs conquêtes. Vainqueurs, vaincus, ils la servaient également. En une année, celle même qui suivit la guerre des mercenaires, Hamilcar parcourut toutes les côtes de l’Afrique et passa en Espagne. Il abrégea la guerre sans fruit qu’il pouvait faire dans les sables brûlants des plaines ou dans les gorges de l’Atlas. C’était assez que ces peuplades respectassent le coursier punique, et que le général pût écrire aux siens qu’il avait étendu l’empire de la république jusqu’au grand océan. Parvenu en Espagne, il y trouva à la tête des Celtes qui habitaient la pointe sud-ouest de la péninsule, deux frères intrépides qui se firent tuer dès le premier combat. Indortès qui leur succéda fut défait avec cinquante mille hommes. Hamilcar fit aveugler et crucifier le chef, et renvoya libres dix mille prisonniers, voulant effrayer les barbares et les gagner en même temps. Il soumit ainsi toute la côte occidentale de la péninsule qui est battue de l’océan. Enfin, les indigènes imaginèrent un stratagème pour arrêter leur vainqueur ; ils lâchèrent contre son armée des boeufs et des chariots enflammés qui y jetèrent le désordre. Le général africain fut défait et tué.

Hamilcar avait toujours eu soin de partager ainsi le butin qu’il faisait : il en donnait une part aux soldats ; une autre était envoyée au trésor de Carthage, une troisième lui servait à acheter dans sa patrie les citoyens influents. Ceux-ci, intéressés à ce que la guerre continuât, parvinrent à lui faire donner pour successeur, son gendre, Hasdrubal, chef du parti populaire. Ce jeune homme espéra même un instant devenir tyran de Carthage. Ayant échoué, il retourna en Espagne, et y gouverna sans consulter davantage le sénat des carthaginois. Il y avait tant de séduction dans les paroles et les manières d’Hasdrubal qu’il captiva une foule de chefs barbares, et les attira sous son joug. Il fonda à l’orient de la péninsule, en face de l’Afrique, la nouvelle Carthage (Carthagène), siége futur de son empire espagnol, qu’il destinait sans doute à devenir la rivale de l’ancienne Carthage et de Rome. Un coup imprévu l’arrêta dans ces projets. Hasdrubal avait fait périr en trahison un chef lusitanien. Au bout de plusieurs années un esclave gaulois de ce chef vengea son maître en tuant Hasdrubal au pied des autels. L’armée se nomma un général que Carthage s’empressa de confirmer pour retenir une apparence de souveraineté (221). Ce fut le jeune Hannibal, fils d’Hamilcar, âgé de vingt et un ans, qu’Hasdrubal avait eu bien de la peine à obtenir encore enfant des carthaginois. Ceux-ci croyaient reconnaître dans cet enfant le génie dangereux de son père. Sorti de Carthage à treize ans, étranger à cette ville, nourri, élevé dans le camp, formé à cette rude guerre d’Espagne, au milieu des soldats d’Hamilcar, il avait commencé par être le meilleur fantassin, le meilleur cavalier de l’armée. Tout ce qu’on savait alors de stratégie, de tactique, de secrets de vaincre par la force ou la perfidie, il le savait dès son enfance. Le fils d’Hamilcar était né pour ainsi dire tout armé ; il avait grandi dans la guerre et pour la guerre.

On s’est inquiété de la moralité d’Hannibal, de sa religion, de sa bonne foi. Il ne se peut guères agir de tout cela pour le chef d’une armée mercenaire. Demandez aux Sforza, aux Wallenstein. Quelle pouvait être la religion d’un homme élevé dans une armée où se trouvaient tous les cultes, ou peut-être pas un ? Le dieu du condottiere c’est la force aveugle, c’est le hasard ; il prend volontiers dans ses armes les échecs des Pepoli ou les dés du sire D’Hagenbach. Quant à la foi et l’humanité de Carthage, elles étaient célèbres dans le monde, et la guerre inexpiable venait de les faire mieux connaître encore. Il ne faut pas chercher un homme dans Hannibal ; sa gloire est d’avoir été la plus formidable machine de guerre dont parle l’antiquité. Hannibal, déjà vieux, contait au roi Antiochus qu’étant encore petit enfant et sur les genoux de son père, il le caressait et le flattait un jour pour obtenir d’être mené en Espagne et de voir la guerre. Hamilcar le lui promit, mais ce fut à condition que, mettant la main sur un autel, il jurerait une haine implacable aux romains. Dès que la mort du pacifique Hasdrubal mit le jeune homme à la tête de l’armée, il songea à exécuter les grands projets d’Hamilcar. Mais avant d’attaquer Rome, il fallait être sûr des barbares de l’intérieur de l’Espagne, comme il l’était déjà de presque tous ceux des côtes. Trois peuples des deux Castilles (les Olcades, Carpetans et Vaccéens), furent forcés par lui dans leurs meilleures places, et vaincus sur les bords du Tage au nombre de cent mille hommes. Alors seulement il osa attaquer Sagunte, ville alliée des romains (au nord de Valence). Selon Polybe, il commença ainsi la guerre contre le voeu de Carthage ; et je crois volontiers qu’elle ne se serait point engagée de dessein prémédité dans une lutte qui ruinait infailliblement son commerce, et compromettait son empire.

La Corse et la Sardaigne enlevées à Carthage étaient une cause de guerre suffisante. Mais depuis, Hasdrubal avait fait avec Rome un traité, d’après lequel les carthaginois ne pouvaient faire la guerre au nord de l’Èbre. Toutefois Rome avait au midi de ce fleuve une alliée dont le voisinage menaçait toujours Carthagène ; c’était la riche ville de Sagunte, qui rapportait sa fondation à des Grecs de Zacynthe et des Italiens d’Ardée. Cette origine n’est point improbable ; nous retrouvons sur les deux rivages les constructions pélasgiques, et la redoutable falarique, ce javelot que l’on lançait enflammé. Polybe ne parle point de l’héroïque résistance des Saguntins, qui combattirent si longtemps sur les décombres de leur ville, et cherchèrent la mort dans les flammes ou dans les bataillons ennemis. Cette ville semble avoir eu contre elle la haine de tous les Espagnols, amis d’Hannibal. Il avait réuni pour ce siège, jusqu’à cent cinquante mille hommes, tandis qu’il n’en arma contre Rome que quatre-vingt mille. Pendant la longue résistance de Sagunte (219), des députés de Rome débarquèrent en Espagne pour réclamer auprès d’Hannibal. L’africain leur envoya dire qu’il ne leur conseillait pas de se risquer au milieu de tant de barbares en armes, pour arriver jusqu’à son camp, et que pour lui il avait autre chose à faire que d’écouter des harangues d’ambassadeurs. Les députés passèrent à Carthage, et demandèrent qu’on leur livrât Hannibal ; comme s’il eût été au pouvoir de la république de le faire, quand même elle l’eût voulu. Cependant Sagunte avait succombé. Une nouvelle députation vint demander aux Carthaginois si c’était de leur aveu qu’Hannibal avait ruiné cette ville. Ceux-ci, honteux d’avouer qu’Hannibal les vengeait malgré eux, répondirent : cette question n’intéresse que nous, le seul point sur lequel vous puissiez demander des explications, c’est sur le respect des traités ; celui qu’Hasdrubal a fait avec vous, il l’a fait sans y être autorisé. — Alors Quintus Fabius relevant un pan de sa toge : je vous apporte ici, dit-il, la guerre et la paix ; choisissez. Les Carthaginois partagés entre la crainte et la haine, lui crièrent : choisissez vous-mêmes. Il laissa retomber sa toge, et répliqua : je vous donne la guerre. — Nous l’acceptons, dirent-ils, et nous saurons la soutenir.

Cependant Annibal s’était mis en marche pour l’Italie. Des riches dépouilles de Sagunte, il avait envoyé les meubles à Carthage, donné les prisonniers aux soldats, gardé l’argent pour les besoins de l’expédition. Il s’était attaché son armée en la gorgeant de richesses. Il était sûr qu’aucun de ses espagnols n’abandonnerait un service aussi lucratif, au point qu’il ne craignit pas de leur permettre de retourner quelque temps chez eux, pour y déposer leur butin. En même temps qu’il faisait venir des Maures et des Numides, il envoyait en Afrique quinze mille de ses Espagnols, qui devaient soit protéger Carthage contre une invasion romaine, soit lui faire craindre une nouvelle guerre des mercenaires, si elle eût songé à faire la paix avec Rome aux dépens d’Hannibal. Il laissait en Espagne seize mille hommes sous les ordres de son frère Hasdrubal. C’était pourtant une audace extraordinaire que d’entreprendre de pénétrer en Italie, à travers tant de nations barbares, tant de fleuves rapides, et ces Pyrénées, et ces Alpes, dont aucune armée régulière n’avait encore franchi les neiges éternelles. Depuis un siècle qu’Alexandre avait suivi dans l’Inde les pas d’Hercule et de Bacchus, aucune entreprise n’avait été plus capable d’exalter et d’effrayer l’imagination des hommes. Et c’étaient aussi les traces d’Hercule qu’Hannibal allait trouver dans les Alpes. Mais quels que fussent les difficultés et les dangers de la route de terre qui conduisait en Italie, il ne voulut point solliciter les flottes de Carthage ni se mettre dans sa dépendance. Il lui convenait d’ailleurs de traverser ces peuples barbares, tout pleins de la défiance qu’inspirait la grande ville italienne et du bruit de ses richesses. Il espérait bien entraîner contre elle les Gaulois des deux côtés des Alpes, comme il avait fait des Espagnols, et donner à cette guerre l’impétuosité et la grandeur d’une invasion universelle des barbares de l’occident, comme plus tard Mithridate entreprit de pousser sur Rome ceux de l’orient, comme enfin les Alaric et les Theuderic la renversèrent avec ceux du nord.