Le premier châtiment de Carthage, après la paix honteuse des îles Égates, ce fut le retour de ses armées. Sur elle retombèrent ces bandes sans patrie, sans loi, sans Dieu, cette Babel impie et sanguinaire qu’elle avait poussée sur les autres peuples. Donnons-nous à loisir le spectacle de cette juste expiation. Le grand Hamilcar Barca avait laissé le commandement,
d’indignation. La république était sous l’influence des marchands, des
financiers, des percepteurs d’impôts, des administrateurs, des Hannon. Le
successeur d’Hamilcar envoyait les mercenaires de Sicile en Afrique, bande
par bande, pour donner à la république le temps de les payer et de les
licencier. Mais il semblait bien dur aux Carthaginois de mettre encore des
fonds dans une affaire qui n’avait rien rapporté. Ils délibéraient toujours,
pour ne pas se séparer sitôt de leur argent, et ils délibérèrent tant que
l’armée de Sicile se trouva tout entière à Carthage. Ils auraient bien voulu
se débarrasser de cette armée, et l’histoire fait présumer qu’ils eussent été
peu difficiles sur le choix des moyens. Ce Xanthippe qui les avait sauvés par
sa victoire sur Regulus, ne l’avaient-ils pas renvoyé avec de riches présents
pour le faire périr en route et le jeter à la mer ? N’avaient-ils pas en
Sicile réglé leurs comptes avec quatre mille Gaulois, en avertissant les
Romains du chemin par où ils devaient passer ? D’autres qui demandaient leur
solde, avaient été débarqués et abandonnés sur un banc de sable, que les
navigateurs virent bientôt blanchi de leurs os, et qu’on appela l’île des ossements. L’armée revenue de Sicile,
était trop forte pour rien craindre de pareil. Les mercenaires se sentaient
les maîtres dans Carthage ; ils commençaient à parler haut. Il n’y avait pas
à marchander avec des troupes victorieuses, qui n’étaient point responsables
de la honteuse issue que leurs patrons avaient donnée à la guerre. Ces hommes
de fer, vivant toujours au milieu des camps, où beaucoup d’entre eux étaient
nés, se trouvaient transportés dans la riche ville du soleil (Baal), toute
éblouissante du luxe et des arts étranges de l’Orient. Là se rencontraient
l’étain de Cependant, les Carthaginois étant serrés de près dans leur ville, le parti de Barca, celui de la guerre, reprit le dessus, et Hamilcar eut le commandement des troupes. Ce général habile sut gagner les Numides, dont la cavalerie était si nécessaire dans ce pays de plaines ; ils préférèrent le service plus lucratif de Carthage, et dès lors les vivres commencèrent à manquer aux mercenaires ; la famine allait entraîner la désertion ; l’humanité politique d’Hamilcar à l’égard des prisonniers pouvait l’encourager encore. Les chefs des mercenaires tinrent conseil pour rendre impossible un rapprochement qui les eût perdus ; ils assemblent l’armée, font paraître un prétendu messager de Sardaigne avec une lettre qui les exhortait à observer de près Gescon et les autres prisonniers, à se défier des pratiques secrètes qu’on faisait en faveur des carthaginois. Spendius, prenant alors la parole, fait remarquer la douceur perfide d’Hamilcar, et le danger de renvoyer Gescon. Il est interrompu par un nouveau messager qui se dit arrivé de Tunis et qui apporte une lettre dans le sens de la première. Autarite, chef des Gaulois, déclare qu’il n’y a de salut que dans une rupture sans retour avec les Carthaginois ; tous ceux qui parlent autrement sont des traîtres ; il faut, pour s’interdire tout accommodement, tuer Gescon et les prisonniers faits ou à faire... Cet Autarite avait l’avantage de parler phénicien, et de se faire ainsi entendre du plus grand nombre, car la longueur de la guerre faisait peu à peu du phénicien la langue commune, et les soldats se saluaient ordinairement dans cette langue. Après Autarite, parlèrent des hommes de chaque nation, qui
étaient obligés à Gescon et qui demandaient qu’on lui fît grâce au moins des
supplices. Comme ils parlaient tous ensemble et chacun dans sa langue, on ne
pouvait rien entendre. Mais dès qu’on entrevit ce qu’ils voulaient dire, et
que quelqu’un eût crié : Tue ! Tue !
Ces malheureux intercesseurs furent assommés à coups de pierres. On prit
alors Gescon et les siens au nombre de sept cents ; on les mena hors du camp,
on leur coupa les mains et les oreilles, on leur cassa les jambes, et on les
jeta encore vivants dans une fosse. Quand Hamilcar envoya demander au moins
les cadavres, les barbares déclarèrent que tout député serait traité de même,
et proclamèrent comme loi que tout prisonnier
carthaginois périrait dans les supplices, que tout allié de Carthage serait
renvoyé les mains coupées. Alors commencèrent d’épouvantables
représailles. Hamilcar fit jeter aux bêtes tous les prisonniers. Carthage
reçut des secours d’Hiéron et même de Rome, qui commençaient à craindre la
victoire des mercenaires. Les Barcas et les Hannons, réconciliés par le
danger, agirent de concert pour la première fois. Hamilcar, chassant les
mercenaires des plaines par sa cavalerie numide, et les poussant dans les
montagnes, parvint à enfermer une de leurs deux armées dans le défilé de Carthage espérait bien que les Lusitaniens ou les Celtibères lui feraient justice et des amis d’Hamilcar et des nomades trop belliqueux de l’Afrique ; ou si le hasard voulait que ceux-ci vainquissent et formassent des établissements en Espagne, ils auraient sans doute besoin de l’industrie et des flottes de Carthage, et elle pourrait recueillir leurs conquêtes. Vainqueurs, vaincus, ils la servaient également. En une année, celle même qui suivit la guerre des mercenaires, Hamilcar parcourut toutes les côtes de l’Afrique et passa en Espagne. Il abrégea la guerre sans fruit qu’il pouvait faire dans les sables brûlants des plaines ou dans les gorges de l’Atlas. C’était assez que ces peuplades respectassent le coursier punique, et que le général pût écrire aux siens qu’il avait étendu l’empire de la république jusqu’au grand océan. Parvenu en Espagne, il y trouva à la tête des Celtes qui habitaient la pointe sud-ouest de la péninsule, deux frères intrépides qui se firent tuer dès le premier combat. Indortès qui leur succéda fut défait avec cinquante mille hommes. Hamilcar fit aveugler et crucifier le chef, et renvoya libres dix mille prisonniers, voulant effrayer les barbares et les gagner en même temps. Il soumit ainsi toute la côte occidentale de la péninsule qui est battue de l’océan. Enfin, les indigènes imaginèrent un stratagème pour arrêter leur vainqueur ; ils lâchèrent contre son armée des boeufs et des chariots enflammés qui y jetèrent le désordre. Le général africain fut défait et tué. Hamilcar avait toujours eu soin de partager ainsi le butin qu’il faisait : il en donnait une part aux soldats ; une autre était envoyée au trésor de Carthage, une troisième lui servait à acheter dans sa patrie les citoyens influents. Ceux-ci, intéressés à ce que la guerre continuât, parvinrent à lui faire donner pour successeur, son gendre, Hasdrubal, chef du parti populaire. Ce jeune homme espéra même un instant devenir tyran de Carthage. Ayant échoué, il retourna en Espagne, et y gouverna sans consulter davantage le sénat des carthaginois. Il y avait tant de séduction dans les paroles et les manières d’Hasdrubal qu’il captiva une foule de chefs barbares, et les attira sous son joug. Il fonda à l’orient de la péninsule, en face de l’Afrique, la nouvelle Carthage (Carthagène), siége futur de son empire espagnol, qu’il destinait sans doute à devenir la rivale de l’ancienne Carthage et de Rome. Un coup imprévu l’arrêta dans ces projets. Hasdrubal avait fait périr en trahison un chef lusitanien. Au bout de plusieurs années un esclave gaulois de ce chef vengea son maître en tuant Hasdrubal au pied des autels. L’armée se nomma un général que Carthage s’empressa de confirmer pour retenir une apparence de souveraineté (221). Ce fut le jeune Hannibal, fils d’Hamilcar, âgé de vingt et un ans, qu’Hasdrubal avait eu bien de la peine à obtenir encore enfant des carthaginois. Ceux-ci croyaient reconnaître dans cet enfant le génie dangereux de son père. Sorti de Carthage à treize ans, étranger à cette ville, nourri, élevé dans le camp, formé à cette rude guerre d’Espagne, au milieu des soldats d’Hamilcar, il avait commencé par être le meilleur fantassin, le meilleur cavalier de l’armée. Tout ce qu’on savait alors de stratégie, de tactique, de secrets de vaincre par la force ou la perfidie, il le savait dès son enfance. Le fils d’Hamilcar était né pour ainsi dire tout armé ; il avait grandi dans la guerre et pour la guerre. On s’est inquiété de la moralité d’Hannibal, de sa religion, de sa bonne foi. Il ne se peut guères agir de tout cela pour le chef d’une armée mercenaire. Demandez aux Sforza, aux Wallenstein. Quelle pouvait être la religion d’un homme élevé dans une armée où se trouvaient tous les cultes, ou peut-être pas un ? Le dieu du condottiere c’est la force aveugle, c’est le hasard ; il prend volontiers dans ses armes les échecs des Pepoli ou les dés du sire D’Hagenbach. Quant à la foi et l’humanité de Carthage, elles étaient célèbres dans le monde, et la guerre inexpiable venait de les faire mieux connaître encore. Il ne faut pas chercher un homme dans Hannibal ; sa gloire est d’avoir été la plus formidable machine de guerre dont parle l’antiquité. Hannibal, déjà vieux, contait au roi Antiochus qu’étant encore petit enfant et sur les genoux de son père, il le caressait et le flattait un jour pour obtenir d’être mené en Espagne et de voir la guerre. Hamilcar le lui promit, mais ce fut à condition que, mettant la main sur un autel, il jurerait une haine implacable aux romains. Dès que la mort du pacifique Hasdrubal mit le jeune homme à la tête de l’armée, il songea à exécuter les grands projets d’Hamilcar. Mais avant d’attaquer Rome, il fallait être sûr des barbares de l’intérieur de l’Espagne, comme il l’était déjà de presque tous ceux des côtes. Trois peuples des deux Castilles (les Olcades, Carpetans et Vaccéens), furent forcés par lui dans leurs meilleures places, et vaincus sur les bords du Tage au nombre de cent mille hommes. Alors seulement il osa attaquer Sagunte, ville alliée des romains (au nord de Valence). Selon Polybe, il commença ainsi la guerre contre le voeu de Carthage ; et je crois volontiers qu’elle ne se serait point engagée de dessein prémédité dans une lutte qui ruinait infailliblement son commerce, et compromettait son empire. Cependant Annibal s’était mis en marche pour l’Italie. Des
riches dépouilles de Sagunte, il avait envoyé les meubles à Carthage, donné
les prisonniers aux soldats, gardé l’argent pour les besoins de l’expédition.
Il s’était attaché son armée en la gorgeant de richesses. Il était sûr
qu’aucun de ses espagnols n’abandonnerait un service aussi lucratif, au point
qu’il ne craignit pas de leur permettre de retourner quelque temps chez eux,
pour y déposer leur butin. En même temps qu’il faisait venir des Maures et
des Numides, il envoyait en Afrique quinze mille de ses Espagnols, qui
devaient soit protéger Carthage contre une invasion romaine, soit lui faire
craindre une nouvelle guerre des mercenaires, si elle eût songé à faire la
paix avec Rome aux dépens d’Hannibal. Il laissait en Espagne seize mille
hommes sous les ordres de son frère Hasdrubal. C’était pourtant une audace
extraordinaire que d’entreprendre de pénétrer en Italie, à travers tant de
nations barbares, tant de fleuves rapides, et ces Pyrénées, et ces Alpes,
dont aucune armée régulière n’avait encore franchi les neiges éternelles.
Depuis un siècle qu’Alexandre avait suivi dans l’Inde les pas d’Hercule et de
Bacchus, aucune entreprise n’avait été plus capable d’exalter et d’effrayer
l’imagination des hommes. Et c’étaient aussi les traces d’Hercule qu’Hannibal
allait trouver dans les Alpes. Mais quels que fussent les difficultés et les
dangers de la route de terre qui conduisait en Italie, il ne voulut point
solliciter les flottes de Carthage ni se mettre dans sa dépendance. Il lui
convenait d’ailleurs de traverser ces peuples barbares, tout pleins de la
défiance qu’inspirait la grande ville italienne et du bruit de ses richesses.
Il espérait bien entraîner contre elle les Gaulois des deux côtés des Alpes,
comme il avait fait des Espagnols, et donner à cette guerre l’impétuosité et
la grandeur d’une invasion universelle des barbares de l’occident, comme plus
tard Mithridate entreprit de pousser sur Rome ceux de l’orient, comme enfin
les Alaric et les Theuderic la renversèrent avec ceux du nord. |