Ce n’est point sans raison que le souvenir des guerres
puniques est resté si populaire et si vif dans la mémoire des hommes. Cette
lutte ne devait pas seulement décider du sort de deux villes ou de deux
empires ; il s’agissait de savoir à laquelle des deux races, indo-germanique
ou sémitique, appartiendrait la domination du monde. Rappelons-nous que la
première de ces deux familles de peuples comprend, outre les Indiens et les
Perses, les Grecs, les Romains et les Germains ; dans l’autre, se placent les
Juifs et les Arabes, les Phéniciens et les Carthaginois. D’un côté le génie
héroïque, celui de l’art et de la législation ; de l’autre l’esprit
d’industrie, de navigation, de commerce. Ces deux races ennemies se sont
partout rencontrées, partout attaquées. Dans la primitive histoire de la Perse et de la Chaldée, les héros
combattent sans cesse leurs industrieux et perfides voisins. Ceux-ci sont
artisans, forgerons, mineurs, enchanteurs. Ils aiment l’or, le sang, le
plaisir. Ils élèvent des tours d’une ambition titanique, des jardins aériens,
des palais magiques, que l’épée des guerriers dissipe et efface de la terre.
La lutte se reproduit sur toutes les côtes de la Méditerranée entre
les Phéniciens et les Grecs. Partout ceux-ci succèdent aux comptoirs, aux colonies
de leurs rivaux dans l’Orient, comme feront les Romains dans l’Occident.
Voyez aussi avec quelle fureur les Phéniciens attaquent la Grèce à Salamine sous les
auspices de Xerxès, la même année où les Carthaginois, leurs frères,
débarquent en Sicile l’armée prodigieuse que Gélon détruisit à Himera. Et
plus tard, les Grecs, pour en finir, allèrent à leur tour attaquer chez eux
leurs éternels ennemis. Alexandre fit contre Tyr bien plus que Salmanasar ou
Nabuchodonosor. Il ne se contenta point de la détruire ; il prit soin qu’elle
ne pût se relever jamais, en lui substituant Alexandrie et changeant pour
toujours la route du commerce du monde. Restait la grande Carthage, et son
empire bien autrement puissant que la Phénicie ; Rome l’anéantit. Il se vit alors une
chose qu’on ne retrouve nulle part dans l’histoire, une civilisation tout
entière passa d’un coup, comme une étoile qui tombe. Le périple d’Hannon,
quelques médailles, une vingtaine de vers dans Plaute, voilà tout ce qui
reste du monde carthaginois. Il fallut bien des siècles avant que la lutte
des deux races pût recommencer, et que les arabes, cette formidable
arrière-garde du monde sémitique, s’ébranlassent de leurs déserts. La lutte
des races devint celle de deux religions. Heureusement ces hardis cavaliers
rencontrèrent vers l’orient les inexpugnables murailles de Constantinople,
vers l’occident la francisque de Charles Martel et l’épée du Cid. Les
croisades furent les représailles naturelles de l’invasion arabe, et la
dernière époque de cette grande lutte des deux familles principales du genre
humain.
Pour deviner ce monde perdu de l’empire carthaginois, et
comprendre ce que serait devenue l’humanité si la race sémitique eût vaincu,
il faut recueillir ce que nous savons de la Phénicie, type et
métropole de Carthage.
Sur l’étroite plage que dominaient les cèdres du Liban,
fourmillait un peuple innombrable, entassé dans des îles et d’étroites cités
maritimes. Sur le rocher d’Arad, pour ne citer qu’un exemple, les maisons
avaient plus d’étages qu’à Rome même. Cette race impure, fuyant devant l’épée
de Sésostris, ou le couteau exterminateur des Juifs, s’était trouvée acculée
à la mer, et l’avait prise pour patrie. La licence effrénée du Malabar
moderne, peut seule rappeler les abominations de ces sodomes de la Phénicie. Là, les
générations pullulaient sans famille certaine, chacun ignorant qui était son
père, naissant, multipliant au hasard, comme les insectes et les reptiles,
dont après les pluies d’orages grouillent leurs rivages brûlants. Ils se
disaient eux-mêmes nés du limon. Leurs grands dieux c’étaient les Cabires,
ouvriers industrieux au ventre énorme. C’était Baal : pour celui-là, dit un poète inspiré du génie
hébraïque, aucun esprit plus souillé ne tomba du
ciel, aucun n’aima d’un plus sale amour le vice pour le vice... il règne aux
cités corrompues, où la voix de la bruyante orgie monte au-dessus des plus
hautes tours, et l’injure et l’outrage..., et quand la nuit rend les rues
sombres, alors errent les fils de Bélial, ivres d’insolence et de vin.
Témoins les rues de Gomorrhe, et cette nuit, etc. La nuit, la
lune, Astaroth, était encore adorée des Phéniciens. C’était la mère du monde,
et comme Isis et Cybèle, elle l’emportait sur tous les dieux. La
prépondérance du principe femelle dans ces religions sensuelles se retrouvait
à Carthage, où une déesse présidait aux conseils. Tous les ans, Isis
s’embarquant de Péluse à Byblos, et portant une tête d’homme dans un voile
mystérieux allait à la recherche des membres de son époux. Là, cet époux
prenant le nom d’Adon, était pleuré des filles de la Phénicie. Son sang
coulait des montagnes dans le sable rouge d’un fleuve. Alors c'étaient des
lamentations, des danses funèbres pendant la nuit, et des larmes mêlées de
honteux plaisirs. Mais le dieu ressuscitait, et l’on terminait dans une
ivresse furieuse cette fête de la vie et de la mort. Au printemps surtout,
quand le soleil reprenant sa force, donnait l’image et le signal d’une
renaissance universelle, à Tyr, à Carthage, peut-être dans toutes les villes,
on dressait un bûcher, et un aigle, imitant le phénix égyptien, s’élançait de
la flamme au ciel. Cette flamme était Moloch lui-même. Ce dieu avide
demandait des victimes humaines ; il aimait à embrasser des enfants de ses
langues dévorantes ; et cependant des danses frénétiques, des chants dans les
langues rauques de la Syrie,
les coups redoublés du tambourin barbare, empêchaient les parents d’entendre
les cris.
Les Carthaginois comme les Phéniciens d’où ils sortaient,
paraissent avoir été un peuple dur et triste, sensuel et cupide, aventureux
sans héroïsme. A Carthage aussi, la religion était atroce et chargée de
pratiques effrayantes. Dans les calamités publiques, les murs de la ville
étaient tendus de drap noir. Lorsque Agathocle assiégea Carthage, la statue
de Baal toute rouge du feu intérieur qu’on y allumait, reçut dans ses bras
jusqu’à deux cents enfants ; et trois cents personnes se précipitèrent encore
dans les flammes. C’est en vain que Gélon, vainqueur, leur avait défendu
d’immoler des victimes humaines. La Carthage romaine elle-même au temps des
empereurs, continuait secrètement ces affreux sacrifices. Carthage
représentait sa métropole, mais sous d’immenses proportions. Placée au centre
de la Méditerranée,
dominant les rivages de l’Occident, opprimant sa soeur Utique et toutes les
colonies phéniciennes de l’Afrique, elle mêla la conquête au commerce,
s’établit partout à main armée, fondant des comptoirs malgré les indigènes,
leur imposant des droits et des douanes, les forçant tantôt d’acheter et
tantôt de vendre. Pour comprendre tout ce que cette tyrannie mercantile avait
d’oppressif, il faut regarder le gouvernement de Venise, lire les statuts des
inquisiteurs d’état ; il faut connaître la manière despotique et bizarre dont
s’exerçait au Pérou le monopole espagnol, lorsqu’on y portait toutes les
marchandises de luxe rebutées par l’Europe, que l’on forçait les pauvres
Indiens d’acheter tout ce dont Madrid ne voulait plus, qu’on faisait prendre
à un homme sans chemise une aune de velours, ou une paire de lunettes à un
laboureur sans pain. Sur le monopole de Carthage et sur son empire commercial,
il faut lire un beau chapitre de l’esprit des lois : Carthage avait un singulier droit des gens ; elle faisait
noyer tous les étrangers qui trafiquaient en Sardaigne et vers les colonnes
d’Hercule. Son droit politique n’était pas moins extraordinaire ; elle
défendit aux sardes de cultiver la terre sous peine de la vie. Elle accrut sa
puissance par ses richesses, et ensuite ses richesses par sa puissance.
Maîtresse des côtes d’Afrique que baigne la Méditerranée, elle
s’étendit le long de celles de l’océan.... etc. Le vaste empire
commercial des carthaginois, répandu sur toutes les côtes de l’Afrique, de la Sicile, de la Sardaigne et de la Corse, de la Gaule, de l’Espagne, et
jusque sur les rivages du grand océan, ne peut se comparer aux possessions compactes
des Anglais et des Espagnols en Amérique ; mais plutôt à cette chaîne de
forts et de comptoirs qui constituaient l’empire portugais et hollandais dans
les Indes orientales. Comme ces derniers, les Carthaginois ne s’établissaient
point dans leurs colonies sans espoir de retour. C’était la partie pauvre du
peuple qu’on y envoyait, pour l’enrichir par les profits soudains d’un négoce
tyrannique, et qui se hâtait de revenir dans la mère patrie jouir du fruit de
ses rapines ; à peu près comme autrefois les négociants d’Amsterdam, ou comme
aujourd’hui les nababs anglais. Il y avait des fortunes soudaines,
colossales, des brigandages et des exactions inouïs, des Clive et des
Hastings, qui pouvaient se vanter aussi d’avoir exterminé des millions
d’hommes par un monopole plus destructif que la guerre.
Cette domination violente s’appuyait sur deux bases
ruineuses, une marine qu’à cette époque de l’art les autres nations pouvaient
facilement égaler, et des armées mercenaires aussi exigeantes que peu
fidèles. Les Carthaginois n’étaient rien moins que guerriers de leurs
personnes, quoiqu’ils aient constamment spéculé sur la guerre. Ils y allaient
en petit nombre, protégés par de pesantes et riches armures. S’ils y
paraissaient, c’était sans doute moins pour combattre eux-mêmes que pour
surveiller leurs soldats de louage, et s’assurer qu’ils gagnaient leur
argent. Encore, le petit nombre de troupes carthaginoises que nous voyons
dans leurs armées, devait-il être composé en grande partie d’africains
indigènes, soit Lybiens du désert, soit montagnards de l’Atlas. C'est ainsi
que l’on a confondu souvent les arabes conquérants de ces mêmes contrées avec
les maures leurs sujets. Toutefois cette dualité de races se décèle
fréquemment dans l’histoire de Carthage ; le génie militaire des Barca
appartient, comme le nom de Barca semble l’indiquer, aux nomades belliqueux
de la Libye,
plus qu’aux commerçants phéniciens. Les vrais Carthaginois sont les Hannon,
administrateurs avides et généraux incapables. La vie d’un marchand industrieux,
d’un Carthaginois avait trop de prix pour la risquer, lorsqu’il pouvait se
substituer avec avantage un Grec indigent, ou un barbare espagnol ou gaulois.
Carthage savait, à une drachme près, à combien revenait la vie d’un homme de
telle nation. Un grec valait plus qu’un Campanien, celui-ci plus qu’un
Gaulois ou un Espagnol. Ce tarif du sang bien connu, Carthage commençait une
guerre comme une spéculation mercantile. Elle entreprenait des conquêtes,
soit dans l’espoir de trouver de nouvelles mines à exploiter, soit pour
ouvrir des débouchés à ses marchandises. Elle pouvait dépenser cinquante
mille mercenaires dans telle entreprise, davantage dans telle autre. Si les
rentrées étaient bonnes, on ne regrettait point la mise de fonds ; on
rachetait des hommes, et tout allait bien.
On peut croire qu’en ce genre de commerce comme en tout
autre, Carthage choisissait les marchandises avec discernement. Elle usait
peu des Grecs qui avaient trop d’esprit, et ne se laissaient pas conduire
aisément. Elle préférait les barbares ; l’adresse du frondeur baléare, la
furie du cavalier gaulois (la furia francese),
la vélocité du Numide maigre et ardent comme son coursier, l’intrépide
sang-froid du fantassin espagnol, si sobre et si robuste, si ferme au combat
avec sa saie rouge et son épée à deux tranchants. Ces armées n’étaient pas
sans analogie avec celles des Condottieri du moyen âge. Toutefois les soldats
des carthaginois ne s’exerçant point à porter des armes gigantesques, comme
les compagnons d’Hawkood ou de Carmagnola, n’avaient point sur des troupes
nationales un avantage certain. Une longue guerre pouvait rendre les milices
de Syracuse ou de Rome, égales aux mercenaires de Carthage. Ceux-ci, comme
ceux du moyen âge, pouvaient à chaque instant changer de parti, avec cette
différence que, faisant la guerre à des peuples pauvres, la trahison devait
moins les tenter. Sforza pouvait flotter entre Milan et Venise, et les trahir
tour à tour ; mais qu’aurait gagné l’armée d’Hannibal à se réunir aux romains
? Les troupes au service de Carthage ne servaient guère dans leur patrie ; on
les dépaysait avec soin ; les différents corps d’une même armée étaient
isolés entre eux par la différence de langue et de religion ; souvent elles
dépendaient pour les vivres des flottes carthaginoises ; ajoutez que les
généraux n’étant pas en même temps magistrats, comme à Rome, avaient moins
d’occasions d’opprimer la liberté ; enfin le terrible tribunal des cent tenait des surveillants
auprès d’eux et, au moindre soupçon, les faisait mettre en croix. Cette
inquisition d’état, semblable à celle de Venise, avait fini par absorber
toute la puissance publique. Elle se recrutait parmi les administrateurs des
finances qui sortaient de charge. Nommés à vie par le peuple, les cent dominaient tous les
anciens pouvoirs, et le sénat, et les deux sophetim ou juges. Une oligarchie
financière tenant ainsi tout l’état dans sa main, l’argent était le roi et le
dieu de Carthage. Lui seul donnait les magistratures, motivait la fondation
des colonies, formait l’unique lien de l’armée. La suite de l’histoire fera
suffisamment ressortir tous les inconvénients de ce système.
Lorsque les Romains vainqueurs de Tarente et maîtres de la
grande Grèce, arrivèrent au bord du détroit, ils se trouvèrent face à face
avec les armées carthaginoises. Trois puissances partageaient la Sicile, Carthage,
Syracuse et les Mamertins. Rome appelée par une faction de ces derniers, ne
craignit point de protéger à Messine ceux qu’elle venait de punir à Rhegium.
Le consul Appius fit passer les légions en Sicile (265), partie sur les
vaisseaux des grecs d’Italie, partie sur des radeaux. Le tyran de Syracuse,
Hiéron, fut vaincu par les Romains, comme il le disait lui-même, avant d’avoir eu le temps de les voir. Il réfléchit qu’après tout il
avait moins à craindre un peuple sans marine, et devint le plus fidèle allié
de Rome. En moins de dix-huit mois, les Romains favorisés par les indigènes
s’emparèrent de soixante-sept places et de la grande ville d’Agrigente,
défendue par deux armées de cinquante mille hommes. Mais pour rester maîtres
d’une île, il fallait l’être de la mer. Les romains qui jusque là semblent
n’avoir guère eu de marine, prirent pour modèle une galère échouée de
Carthage ; au bout de soixante jours ils lancèrent à la mer cent soixante
vaisseaux, joignirent la flotte carthaginoise et la vainquirent. Pendant la
construction, ils avaient exercé leurs rameurs à sec, en les faisant
manoeuvrer sur le rivage. Pour compenser cette infériorité d’adresse et
d’habitude, on imagina des mains de fer (corvi),
qui, s’abaissant sur les vaisseaux carthaginois, les rendaient
immobiles et facilitaient l’abordage (261). Le consul vainqueur, Duillius
eut, sa vie durant, le privilège de se faire reconduire le soir avec des
flambeaux et des joueurs de flûte. Outre l’ennui de ce triomphe viager, il
eut, pour trophée de sa victoire, une colonne ornée d’éperons de vaisseaux,
dont le piédestal subsiste encore. L’inscription qu’on y grava est un des
plus anciens monuments de la langue latine. Rome s’empara sans peine de la Sardaigne et de la Corse, où le monopole
barbare des Carthaginois avait été jusqu’à défendre la culture des terres. De
nouveaux succès en Sicile lui donnèrent l’espoir d’accomplir en Afrique ce
qu’avait tenté Agathocles. Toutefois les soldats romains s’effrayaient des
dangers d’une longue navigation et d’un monde inconnu. Il fallut que le
consul Regulus menaçât un tribun légionnaire des verges et de la hache pour
décider l’embarquement. L’un des premiers ennemis qu’ils trouvèrent en
Afrique fut un boa, un de ces serpents monstrueux, dont l’espèce semble avoir
fort diminué. Deux victoires donnèrent deux cents villes aux Romains. Regulus
ne voulut point accorder la paix à Carthage si elle conservait plus d’un
vaisseau armé. La peur allait faire consentir à tout, lorsqu’un mercenaire
lacédémonien, nommé Xanthippe, qui se trouvait à Carthage, déclara qu’il
restait trop de ressources pour ne pas résister encore. Mis à la tête de
l’armée, il sut attirer les Romains en plaine et les battit par sa cavalerie
et ses éléphants. Regulus entra dans Carthage, mais captif ; et les nouveaux
revers qu’essuyèrent les romains fixèrent la guerre en Sicile (257).
Toutefois les Carthaginois ayant eu à leur tour de mauvais
succès, envoyèrent Regulus à Rome pour traiter de la paix et de l’échange des
prisonniers. Ils avaient compté sur l’intérêt qu’il avait à parler pour eux.
Tous les historiens, excepté Polybe, le plus grave de tous, assurent que Regulus
donna au sénat le conseil héroïque de persister dans la lutte, et de laisser
mourir captifs ceux qui n’avaient pas su rester libres.
Si l’on en croyait le témoignage des Romains, témoignage à
la vérité suspect, mais assez conforme à ce que nous savons d’ailleurs de la
lâche barbarie des Carthaginois, Regulus de retour eût été livré par eux aux
tourments d’une longue mort. On l’aurait exposé au soleil d’Afrique après lui
avoir coupé les paupières, on l’eût privé de repos et de sommeil en
l’enfermant dans un coffre hérissé en dedans de pointes de fer. Le sénat de
Rome indigné, aurait, par représailles, livré aux enfants de Regulus des
prisonniers carthaginois pour les faire mourir par les mêmes supplices.
Pendant huit ans, les Romains furent vaincus en Sicile ; ils perdirent
successivement quatre flottes. Le plus honteux de ces désastres fut causé par
l’imprudence du consul Appius Pulcher. Au moment de livrer bataille, il fit
consulter les poulets sacrés, et comme ils refusaient toute nourriture :
qu’ils boivent, dit-il, puisqu’ils ne veulent pas manger ; et il les fit
jeter à la mer. Les soldats découragés par ce mot impie, étaient vaincus
d’avance. Quelques années après, la soeur de Clodius se trouvant à Rome trop
pressée par la foule : plût aux dieux,
s’écria-t-elle, que mon frère conduisît encore
les armées de la république ! Le peuple punit d’une amende ce
souhait homicide. Cependant, le plus grand général qu’eût alors Carthage,
Hamilcar, père du fameux Hannibal, se jeta sur le mont Ercte, entre Drépane
et Lilybée. C’est, dit Polybe, une montagne dont le sommet escarpé de tous côtés a au
moins cent stades de circonférence. Au-dessous, tout autour, est un terrain
très fertile, où les vents de mer ne se font pas sentir, et où les bêtes
venimeuses ne parviennent jamais. Des deux côtés de la mer et de la terre, ce
sont des précipices affreux, dont l’intervalle est facile à garder...
etc. (248-242 av. J-C) Et c'est au milieu des succès d’Hamilcar que Carthage
se crut tout à coup réduite à demander la paix aux Romains. Elle lui avait
envoyé sur une flotte de quatre cents vaisseaux de l’argent et des
provisions. Ces vaisseaux étaient vides de soldats ; ils devaient être armés
par Hamilcar lui-même. Cependant la flotte romaine, tant de fois brisée par
les orages, venait d’être équipée de nouveau par les contributions volontaires
des citoyens. Cette flotte de deux cents quinquérèmes, rencontra celle
d’Hannon avant qu’elle eût touché la Sicile (aux îles Égates), et en détruisit le
quart. Cet échec suffit pour ôter tout courage aux Carthaginois. Leur
Hamilcar était vainqueur ; ils avaient dans le cours de la guerre perdu cinq
cents galères, mais Rome en avait sacrifié plus de sept cents. Les marchands
de Carthage commencèrent à s’aviser que la cessation de leur commerce leur
nuisait plus que ne pourrait jamais rapporter la guerre la plus heureuse. Ils
calculèrent avec effroi ce que leur coûteraient après tant de dépenses les
récompenses sans bornes, qu’Hamilcar avait promises à son armée ; et ils
aimèrent mieux céder la
Sicile aux Romains, s’engageant en outre à leur payer trois
mille talents (dix-huit millions de francs) dans l’espace de dix années.
Comme compagnie de commerce, les Carthaginois, en concluant ce traité,
faisaient sans doute une bonne affaire. Mais ils ne comprenaient point que
leur puissance politique, une fois compromise dans une lutte avec Rome,
devait, si on ne la soutenait par tous les moyens, entraîner dans sa ruine et
leur commerce et leur opulence, à laquelle ils sacrifiaient si facilement
l’honneur (241).
Malgré la fatigue de Rome et l’épuisement de Carthage,
l’intervalle de la première à la seconde guerre punique (241-219) fut rempli
par une suite d’expéditions, qui devaient affermir ou étendre l’empire des
deux républiques. Hamilcar soumit les côtes de l’Afrique jusqu’au grand
océan, et de là envahit celles de l’Espagne, pendant que Rome domptait les
Gaulois, les Liguriens, s’assurait des portes de l’Italie, et étendait son
influence par Marseille et Sagonte jusque sur le Rhône et sur l’Ebre. Ainsi
les deux rivales, ayant cessé de se combattre de front et de se prendre corps
à corps, semblaient aller à la rencontre l’une de l’autre par un immense
circuit. Les liguriens, cachés aux pieds des
Alpes, entre le Var et la
Macra, dans des lieux hérissés de buissons sauvages,
étaient plus difficiles à trouver qu’à vaincre ; races d’hommes agiles et
infatigables, peuples moins guerriers que brigands, qui mettaient leur
confiance dans la vitesse de leur fuite et la profondeur de leurs retraites...
etc. (238-233).
Depuis un demi-siècle que Rome avait exterminé le peuple des
Sénons, le souvenir de ce terrible événement ne s’était point effacé chez les
Gaulois. Deux rois des Boïes (pays de Bologne), At et Gall, avaient essayé
d’armer le peuple pour s’emparer de la colonie romaine d’Ariminum ; ils
avaient appelé d’au-delà des Alpes des Gaulois mercenaires. Plutôt que
d’entrer en guerre contre Rome, les Boïes tuèrent les deux chefs, et
massacrèrent leurs alliés. Ils avaient goûté d’une vie tout autre que celle
de leurs ancêtres. La paix, l’abondance avaient captivé ces barbares. Dans la
Gaule Cisalpine, dit Polybe, on a pour quatre oboles un boisseau de froment, mesure de
Sicile, pour deux, un boisseau d’orge ; pour une mesure d’orge, une égale
mesure de vin. Le mil et le panis y abondent ... etc.
Rome, inquiète des mouvements qui avaient lieu chez les
gaulois, les irrita encore en défendant tout commerce avec eux, surtout celui
des armes. Leur mécontentement fut porté au comble par une proposition du
tribun Flaminius. Il demanda que les terres conquises sur les Sénons depuis
cinquante ans, fussent enfin colonisées et partagées au peuple. Les Boïes qui
savaient par la fondation d’Ariminum tout ce qu’il en coûtait d’avoir les
romains pour voisins, se repentirent de n’avoir pas pris l’offensive, et
voulurent former une ligue entre toutes les nations du nord de l’Italie. Mais
les Vénètes, peuple slave, ennemi des Gaulois, refusèrent d’entrer dans la
ligue ; les Ligures étaient épuisés ; les Cénomans secrètement vendus aux
romains. Les Boïes et les Insubres (Bologne et Milan) restés seuls, furent
obligés d’appeler d’au-delà des Alpes, des Gésates, des Gaisda,
hommes armés de gais ou épieux, qui se mettaient volontiers de la
solde des riches tribus gauloises de l’Italie. On entraîna à force d’argent
et de promesses leurs chefs Anéroeste et Concolitan. Les Romains, instruits
de tout par les Cénomans, s’alarmèrent de cette ligue. Le sénat fit consulter
les livres sibyllins, et l’on y lut avec effroi que deux fois les Gaulois
devaient prendre possession de Rome. On crut détourner ce malheur en
enterrant tout vifs deux Gaulois, un homme et une femme, au milieu même de
Rome, dans le marché aux boeufs. De cette manière, les Gaulois avaient pris possession du sol de Rome, et l’oracle se trouvait
accompli ou éludé. La terreur de Rome avait gagné l’Italie entière ; tous les
peuples de cette contrée se croyaient également menacés par une effroyable
invasion de barbares. Les chefs gaulois avaient tiré de leurs temples les
drapeaux relevés d’or qu’ils appelaient les
immobiles ;
ils avaient juré solennellement, et fait jurer à leurs soldats qu’ils ne
détacheraient pas leurs baudriers avant d’être montés au Capitole. Ils
entraînaient tout sur leur passage, troupeaux, laboureurs garrottés, qu’ils
faisaient marcher sous le fouet ; ils emportaient jusqu’aux meubles des
maisons. Toute la population de l’Italie centrale et méridionale se leva
spontanément pour arrêter un pareil fléau, et sept cent soixante-dix mille
soldats se tinrent prêts à suivre, s’il le fallait, les aigles de Rome.
De trois armées romaines, l’une devait garder les passages
des Apennins qui conduisent en Etrurie. Mais déjà les Gaulois étaient au
coeur de ce pays, et à trois journées de Rome (225). Craignant d’être
enfermés entre la ville et l’armée, les barbares revinrent sur leurs pas, tuèrent
six mille hommes aux Romains qui les poursuivaient, et les auraient détruits,
si la seconde armée ne se fût réunie à la première. Ils s’éloignèrent alors
pour mettre leur butin en sûreté ; déjà ils s’étaient retirés jusqu’à la
hauteur du cap Télamone, lorsque par un étonnant hasard, une troisième armée
romaine, qui revenait de la
Sardaigne, débarqua près du camp des Gaulois, qui se
trouvèrent ainsi enfermés. Ils firent face de deux côtés à la fois. Les
Gésates, par bravade, mirent bas tout vêtement, se placèrent nus au premier
rang avec leurs armes et leurs boucliers. Les Romains furent un instant
intimidés du bizarre spectacle et du tumulte que présentait l’armée barbare.
Outre une foule de cors et de trompettes qui ne cessaient de sonner, il s’éleva
tout à coup un tel concert de hurlements, que non seulement les hommes et les
instruments, mais la terre même et les lieux d’alentour semblaient à l’envie
pousser des cris. Il y avait encore quelque chose d’effrayant dans la
contenance et les gestes de ces corps gigantesques qui se montraient aux
premiers rangs sans autre vêtement que leurs armes ; on n’en voyait aucun qui
ne fût paré de chaînes, de colliers et de bracelets d’or. L’infériorité des
armes gauloises donna l’avantage aux Romains ; le sabre gaulois ne frappait
que de taille, et il était de si mauvaise trempe, qu’il pliait au premier
coup. Les Boïes ayant été soumis par suite de cette victoire, les légions
passèrent le Pô pour la première fois, et entrèrent dans le pays des
Insubriens. Le fougueux Flaminius y aurait péri, s’il n’eût trompé les
barbares par un traité, jusqu’à ce qu’il se trouvât en forces. Rappelé par le
sénat, qui ne l’aimait pas et qui prétendait que sa nomination était
illégale, il voulut vaincre ou mourir, rompit le pont derrière lui, et
remporta sur les Insubriens une victoire signalée. C'est alors qu’il ouvrit
les lettres où le sénat lui présageait une défaite de la part des dieux.
Son successeur, Marcellus, était un brave soldat. Il tua
en combat singulier le Brenn Virdumar, et consacra à Jupiter Férétrien les
secondes dépouilles opimes (depuis
Romulus). Les Insubriens furent réduits (222), et la domination des romains
s’étendit sur toute l’Italie jusqu’aux Alpes. En même temps ils s’assuraient
des deux mers qui les séparaient de l’Espagne et de la Grèce ; ils enlevaient la Sardaigne et la Corse aux Carthaginois,
occupés par une guerre en Afrique ; d’autre part, sous prétexte de punir les
pirateries des Illyriens et des Istriotes, ils s’emparaient de leur pays
(230, 219) ; et enfermaient ainsi dans leur empire, d’une part l’Adriatique,
de l’autre la mer de Toscane.
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