HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE II — CONQUÊTE DU MONDE.

CHAPITRE II.  Suite du précédent. - Conquête de l’Italie méridionale. - Guerre de Pyrrhus, ou guerre des mercenaires en Italie, 281-267.

 

 

La pointe méridionale par laquelle l’Italie se lie avec la Sicile, sépare les bassins de deux mers, dont l’une s’étend du Vésuve au volcan de Lipari, de Naples jusqu’à Panorme et jusqu’au pic du mont Éryx ; l’autre de Tarente à Crotone et de Locres à Syracuse. Ces rivages s’appelaient jadis la grande Grèce. Au-dessus des deux rivages et des deux mers, s’élève la montagne (al gibel, comme les arabes appelaient l’Etna). Là tout grandit dans des proportions colossales ; le volcan est un mont neigeux de dix mille pieds, qui fait honte au Vésuve ; un seul châtaignier peut y couvrir cent chevaux ; l’aloès africain y monte à soixante pieds. Et les villes environnantes répondaient à cette grandeur. La main herculéenne des Doriens se retrouve dans les ruines des cités de la grande Grèce et de la Sicile, dans les restes d’Agrigente, dans les colonnes de Pestum, et dans ce blanc fantôme de Sélinunte qu’on voit de si loin s’élever au milieu des solitudes. Agrigente avait plus de deux cent mille habitants ; Syracuse faisait sortir cent mille soldats de ses portes. La molle Sybaris, dont la plage est aujourd’hui partagée entre les taureaux sauvages et les requins, arma, dit-on, jusqu’à trois cent mille hommes contre les durs crotoniates. La côte de Tarente (et ce faible vestige en dit plus que tout le reste) est rouge des débris de vases qu’y entassa la grande ville. La puissance colossale de ces cités, leurs richesses prodigieuses, leur industrie, leurs forces navales qui passaient de si loin celles de la mère patrie, ne retardèrent point leur ruine. La métropole dura dans sa médiocrité : la pauvre Lacédémone subsista mille ans ; l’ingénieuse et sobre Athènes vécut âge de peuple, malgré sa démagogie ; leurs revers les affaiblissaient sans les détruire. Mais dans l’histoire des villes de la grande Grèce, la défaite c’est la ruine. Ainsi passèrent du monde Sybaris et Agrigente, la Tyr et la Babylone de l’occident. Les Crotoniates, vainqueurs de Sybaris, firent couler deux rivières sur la place où elle avait été. Au milieu des convulsions éternelles de cette terre des volcans, les peuples roulaient dans les alternatives d’une démagogie furieuse et d’une tyrannie atroce ; et ils regardaient encore la tyrannie comme leur salut, à l’aspect de tant de périls divers, en face de cette dévorante Carthage, plus terrible pour la Sicile que la bouche béante de l’Etna.

Quelle merveille, qu’au milieu de cette vie fougueuse et demi barbare, la réforme pythagoricienne n’ait pu prévaloir. La philosophie du monde pouvait-elle faire entendre l’harmonie des sphères célestes au milieu du tumulte de l’agora démocratique des villes achéennes ? Pouvait-elle nourrir de lait et de miel celui qui portait un boeuf et le tuait d’un seul coup. La vraie philosophie de la contrée, c’était celle d’Empédocle, celle qui, d’abord préoccupée tristement de l’origine du mal, rapporte tout à l’amour et à la discorde, fond dans sa poésie tous les systèmes comme en une lave ardente, et qui, sous l’accès d’un panthéisme frénétique, se laisse aller à la fascination de cette nature enivrante et terrible qui l’appelle au fond de l’Etna. Ou bien encore, la philosophie italique lutte et résiste avec l’école d’Elée ; à la vue de tous les bouleversements de la nature et de la société, elle nie le changement, ne reconnaît de substance que soi-même, que la pensée, et, s’armant d’une logique intrépide, elle anéantit par représailles la réalité qui l’écrase.

La dernière des calamités de la grande Grèce et de la Sicile, la plus terrible, c’est que la guerre nourrissant la guerre, il se forma des armées sans patrie, sans loi, sans dieu, qui se vendaient au premier venu, rendaient toute société incertaine de son existence, et menaçaient de devenir, sous un chef entreprenant, maîtresses de toute la contrée. Ce mal était vieux dans la Sicile. C'était par les troupes mercenaires que les Gélons et les Denys avaient défendu l’île contre les carthaginois pour se l’assujettir eux-mêmes. Mais l’horreur de ce fléau monta au comble sous Agathocles. L’enfant abandonné d’un potier, ramassé dans la rue, s’élève par sa beauté et ses moeurs infâmes ; puis, calomniant les magistrats, lâchant les mercenaires dans Syracuse et dans les villes voisines, il devient roi de sa patrie. Il ose la quitter pour assiéger les carthaginois qui l’assiègent ; ne pouvant réussir, il abandonne son armée, son propre fils ; et, pour finir cette vie hideuse, il est porté vivant sur un bûcher.

C'était alors le mal commun du monde : des armées à vendre, des tyrannies éphémères, les royaumes gagnés, perdus d’un coup de dé. Le jour même où Alexandre, exposé au milieu de ses soldats en pleurs, leur fit baiser sa main mourante, la cavalerie et l’infanterie furent sur le point de se charger aux portes de Babylone. Pendant qu’on portait le roi au temple d’Ammon, sa mère, sa femme, ses petits enfants, furent égorgés par des hommes qui s’évanouissaient encore de frayeur en regardant sa statue. On vit alors des événements merveilleux, des fortunes prodigieuses ; depuis qu’Alexandre avait passé Hercule et Bacchus, tout semblait possible. On crut un moment qu’un de ses gardes (Antigone) allait lui succéder dans l’empire de l’Asie. Mais les choses se brouillèrent de plus en plus ; tous combattirent contre tous. On en vit deux à quatre-vingts ans (Séleucus et Lysimaque) se battre encore à qui emporterait au tombeau ce triste nom du dernier vainqueur (Nicator). Les faibles empires qui sortirent de ce bouleversement ne subsistaient qu’en achetant sans cesse de nouvelles troupes. Les Grecs abâtardis de Syrie et d’Égypte, semblables à nos poulains de la terre sainte, faisaient venir sans cesse des troupes mercenaires de la mère patrie. Ainsi, la guerre étant devenue un métier, une force militaire immense flottait depuis Carthage jusqu’à Séleucie. Si jamais cette force, au lieu de se diviser au service de tant d’états divers, fût venue à se fixer sur un point, pour faire la guerre à son compte, c’était fait, non seulement de la liberté et de la civilisation du monde, mais encore de tout ordre, de toute justice, de toute humanité. Et déjà les mercenaires avaient essayé de se fixer. Des Mamertins de la Campanie, sans doute de race Samnite, avaient occupé Messine. En face, la ville de Rhegium ne tarda pas à l’être par le Campanien Jubellius Décius, et par quatre mille de ses compatriotes au service de Rome. Placés ainsi au point central, entre Rome, Syracuse et Carthage, les Mamertins auraient relevé sur le détroit l’ancienne puissance de Capoue. Tout le monde s’effraya, Carthaginois, Romains, Hiéron même, le nouveau tyran de Syracuse, qui s’était d’abord servi des mercenaires.

Ce qui manqua toujours à cette puissance terrible, dispersée dans le monde, ce fut un chef, une tête, une pensée. L’impétueux Pyrrhus, gendre d’Agathocles, chef des Épirotes, le Scanderbeg de l’antiquité, ne fut lui-même, malgré sa tactique, qu’une force brutale. Les cornes de boucs dont ce brillant soldat chargeait son casque, font penser à l’impétuosité aveugle des animaux mystiques, qui, dans le songe d’Ézéchiel, ne vont que par bonds et à force de reins, sans toucher la terre, renversant les empires sur leur chemin. Malgré son origine royale Pyrrhus, n’avait guère été plus heureux d’abord qu’Agathocles. À sa naissance, son père venait d’être tué ; les serviteurs qui l’emportaient dans leur fuite, furent arrêtés par un fleuve, et sur le point de périr sans pouvoir passer l’enfant à l’autre bord. Maître trois fois de la Macédoine, un instant de la Sicile et de la grande Grèce, ce fils de la fortune, si souvent caressé et battu par elle, lui laissa tout en mourant. À qui léguez-vous votre héritage, lui disaient ses enfants ? À l’épée qui percera mieux, répondit-il. Il était impossible que le gendre d’Agathocles ne tournât ses regards vers la Sicile et l’Italie ; rien de plus vraisemblable que son fameux dialogue avec Cinéas. Tous ces projets sur la grande Grèce et sur Carthage, se trouvent déjà dans le discours que Thucydide met dans la bouche d’Alcibiade avant la guerre de Syracuse. Les Italiens avaient déjà appelé le lacédémonien Cléonyme, et Alexandre Le Molosse, beau-frère d’Alexandre Le Grand. Tous les aventuriers grecs rêvaient alors d’accomplir l’ouvrage d’Alexandre, et de faire dans l’occident ce qu’il avait fait dans l’orient. Pyrrhus eût voulu, dit-on, jeter un pont sur la mer Adriatique, entre Apollonie et Otrante. L’occasion de ce passage désiré se présenta bientôt (281 av. J-C).

Les Tarentins étaient assemblés dans leur théâtre, d’où l’on découvrait la mer, lorsqu’ils aperçoivent à l’horizon dix vaisseaux latins. Un orateur agréable au peuple, Philocharis, surnommé Thaïs pour l’infamie de ses moeurs, se lève et soutient qu’un ancien traité défend aux Romains de doubler le promontoire de Junon Lacinienne. Tout le peuple s’élance avec des cris pour s’emparer des vaisseaux. Les ambassadeurs envoyés par Rome à ce sujet, sont reçus au milieu d’un banquet public, hués par le peuple ; un Grec ose salir d’urine la robe des ambassadeurs. Riez, dit le Romain, mes habits seront lavés dans votre sang. Les Tarentins effrayés de leur propre audace, appelèrent Pyrrhus ; et pour le décider, ils lui écrivirent qu’avec les Lucaniens, Messapiens et Samnites, ils pouvaient lever vingt mille chevaux et trois cents cinquante mille fantassins. Quelques-uns d’entre eux prévoyaient pourtant combien il était dangereux de faire venir les Épirotes. Un citoyen se présente à l’assemblée avec une couronne de fleurs fanées, un flambeau et une joueuse de flûte, comme s’il sortait ivre d’un repas. Les uns applaudissent, d’autres rient, tous lui disent de chanter. Vous avez raison, Tarentins, dit-il, dansons et jouons de la flûte, pendant que nous le pouvons ; nous aurons autre chose à faire quand Pyrrhus sera ici. En effet, Pyrrhus à peine arrivé à Tarente, entreprit de discipliner le peuple, ferma les gymnases et les théâtres, mit des gardes aux portes pour empêcher de quitter la ville, et il envoyait chez lui, tantôt l’un, tantôt l’autre, pour les faire périr.
À la première rencontre près d’Héraclée, les Romains furent étonnés par les éléphants qu’ils appelaient, dans leur simplicité, boeufs de Lucanie. Toutefois la victoire coûta cher à Pyrrhus. Comme on l’en félicitait : encore une pareille, dit-il, et je retourne seul en Épire. Cependant, fortifié par les Samnites, les Lucaniens et les Messapiens, il marcha sur la Campanie dans l’espoir de la soulever. Rien ne remua. Il poussa jusqu’à Préneste, découvrit Rome du haut des montagnes, mais de toutes parts les légions approchaient pour le cerner ; il se hâta de regagner Tarente.

Cependant il fallait sortir avec honneur de cette guerre. Après avoir tenté vainement de gagner Fabricius, envoyé vers lui pour racheter les prisonniers, il envoya à Rome le rusé Cinéas, par l’éloquence duquel il avait, disait-il, pris plus de villes que par la force des armes. L’adresse de l’envoyé et les présents du roi ébranlaient le sénat en sa faveur. Alors le vieil Appius Claudius, ancien censeur, qui était devenu aveugle, se fit porter au sénat par ses quatre fils, qui tous avaient été consuls. Ce vieillard plein de vigueur et d’autorité, gouvernait toujours avec un pouvoir absolu sa nombreuse maison, ses quatre fils, ses cinq filles et une foule de client. C’était, dit Cicéron, un arc toujours tendu, que les ans n’avaient pu relâcher. Ses esclaves le craignaient, ses enfants le révéraient. C’était là une maison de moeurs et de discipline antique. Appius se rendit odieux dans sa censure, en mêlant le petit peuple à toutes les tribus, et s’obstinant à rester cinq ans dans cette magistrature ; mais il s’immortalisa par un magnifique aqueduc et par l’indestructible monument de la Via Appia, qu’il conduisit de Rome à Capoue. Ce vieillard austère fit honte au sénat de sa mollesse, et dicta la réponse qu’on devait faire au roi d’Épire : s’il veut la paix, qu’il sorte sur-le-champ de l’Italie.

Forcé de continuer la guerre, Pyrrhus combattit les Romains près d’Asculum sans pouvoir décider la victoire. Cette fois, un soldat ayant blessé un éléphant, dissipa la terreur qu’ils inspiraient. Les Romains, pour tenir tête à ces monstres, et pour donner plus de stabilité à leur légion, avaient imaginé un carroccio, dans le genre de celui que les Lombards du moyen âge opposèrent à Frédéric Barberousse. Ce char était hérissé de pieux, les chevaux bardés de fer, et les soldats qui le montaient, armés de torches, pour effrayer les éléphants (280). Pyrrhus découragé, saisit l’occasion de quitter l’Italie. Les Siciliens l’appelaient contre les Mamertins et les Carthaginois. Partout il chassa devant lui ces barbares ; mais les soldats qu’il conduisait ne valaient pas mieux que les Mamertins. Ils firent regretter aux Siciliens les ennemis dont ils les avaient délivrés. Pyrrhus repassa en Italie, chargé de l’exécration des peuples ; il y mit le comble en pillant à Locres le temple révéré de Proserpine, et pénétrant dans les souterrains où l’on gardait le trésor sacré. Cet or funeste sembla lui porter malheur. On remarqua que dès lors il échoua dans toutes ses entreprises. L’expédition de Sicile l’avait empêché de profiter à temps du découragement des romains. Si l’on en croit un historien, la peste et la guerre les avaient alors dégoûtés de la vie. Tous refusaient de s’enrôler. Curius fit tirer au sort toutes les tribus, et ensuite les membres de la première tribu. Le citoyen désigné refuse ; on déclare ses biens confisqués ; il réclame, mais les tribuns ne le soutiennent point, et le consul le fait vendre comme esclave. Cette armée levée avec tant de peine, n’en battit pas moins Pyrrhus à Bénévent (276). La déroute commença par un jeune éléphant, qui blessé à la tête, attira sa mère par des cris plaintifs. Les hurlements de celle-ci effarouchèrent les autres éléphants. Pyrrhus trahit alors Tarente et retourna dans l’Épire, d’où il devait conquérir encore une fois la Macédoine, et s’en aller mourir dans Argos de la main d’une vieille femme. Sa retraite livra aux Romains tout le centre et le midi de l’Italie. Les Campaniens qui s’étaient établis à Rhégium y furent forcés ; trois cents d’entre eux, conduits à Rome, furent battus de verges et décapités. Ainsi Rome semblait n’avoir plus rien à craindre des mercenaires italiens ou grecs ; elle avait au moins doublé ses forces, et appris de Pyrrhus la savante castramétation des généraux d’Alexandre. Mais le roi d’Épire, en quittant la Sicile, avait prononcé sur cette île un mot prophétique : quel beau champ nous laissons aux Romains et aux Carthaginois !