HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE II — CONQUÊTE DU MONDE.

CHAPITRE PREMIER.  Conquête de l’Italie centrale. Guerre des Samnites, etc. 343-283.

 

 

Lorsque l’auteur de cette histoire quittait Rome, la plaine ondulée au milieu de laquelle serpente la route, était déjà ensevelie dans l’ombre du soir ; au levant, des monts couronnés de chênes et de châtaigniers, conservaient une teinte bleuâtre, tandis qu’au-dessus, des sommets neigeux réfléchissaient les derniers rayons du soleil couchant. Ainsi le regard du voyageur embrassait tout l’amphithéâtre des Apennins. Les monts inférieurs forment la frontière orientale du Latium ; les pics qui élèvent derrière eux leurs neiges éternelles, marquent le centre de la péninsule, le vrai noyau de l’Italie. Derrière, c’est la sauvage Amiterne, la vallée du lac Fucin, le berceau des anciens samnites. À mesure que l’on s’éloigne des environs de Rome, pour s’enfoncer dans les montagnes, le paysage, moins uniforme, n’en est pas moins sinistre et sombre. Ce n’est point la sublimité ni la brillante verdure des Alpes ; pas davantage la végétation africaine de la Calabre et de la Sicile. Frappées de bonne heure d’un soleil brûlant, les collines ont l’aridité précoce du midi avec les végétaux du nord. A l’orfraie des rivages, au corbeau de la plaine, succède peu à peu le vautour. Le renard malfaisant, le serpent rapide coupent encore le chemin et effraient votre cheval, comme au temps d’Horace. Seu per obliquum similis sagittae terruit mannos... Si vous vous élevez plus haut, si vous pénétrez dans les forêts qui forment la ceinture des Apennins, vous y retrouverez les vieilles divinités de l’Italie ; vous entendrez le pivert frapper du bec le tronc des chênes, et la vallée retentira vers le soir du gémissement de l’ours ou des hurlements du loup (aut vespertinus circum gemit ursus ovile). Plus haut, des cimes dépouillées qui repoussent toute végétation ; enfin les glaces et les neiges. L’intérieur des Apennins a souvent le caractère le plus âpre. Gravissez un de ces pics, vos regards plongent dans des vallées sinistres, quelquefois sur une lande désolée, sur un vaste lit de cailloux où se traîne un filet d’eau ; ou bien encore sur la pente d’un entonnoir où s’engouffrent les torrents. Lorsque de ces ténébreux défilés, de ces vallées pluvieuses, de ces catacombes apennines, comme les appelaient nos français, le voyageur passe dans la Marche d’Ancône, dans la Campanie, ou même dans les plaines désertes de la Pouille ou du Latium, il croit renaître à la vie et au jour. Il n’y a pas plus de vingt ans que la hache a commencé à éclaircir ces forêts. Jusque-là c’était l’asile des troupeaux dans les mois les plus chauds de l’année. Vers le milieu de mai, les moutons de la Pouille, les grands boeufs de la campagne de Rome, quittaient la plaine brûlante, montaient dans les Abruzzes, et cherchaient l’herbe à l’ombre des châtaigniers et des chênes. Des bergers armés, quelque pêcheur indigent au bord d’un lac volcanique, c’est tout ce qu’on trouve dans ces déserts. Et les vieux Samnites n’étaient pas autre chose, des pasteurs féroces, ennemis des laboureurs de la plaine, adversaires opiniâtres de la grande cité italique, comme les cantons d’Uri et d’Unterwalden l’ont été de Berne.

Ces peuplades, habitant des lieux fortifiés par la nature, n’avaient guères de villes, et les méprisaient. Isolés, et par la vie pastorale, et par la profondeur des vallées qui les séparaient, et par l’impétuosité de leurs fleuves rapides, pendant de longs siècles, ils restèrent enfermés dans leurs solitudes, ignorant les richesses de la plaine, découragés peut-être par les murailles colossales des cités pélasgiques. Cependant une forte jeunesse avait multiplié dans ces montagnes. Les pâturages devenaient étroits pour une si grande multitude. Ils commencèrent à descendre vers les vallées. Nous avons vu comment les anciennes migrations des Mamertins, Sabins et Samnites, avaient été consacrées par la religion. Les Étrusques et les Grecs, encore maîtres de tous les rivages occidentaux et méridionaux de l’Italie, leur opposaient partout une impénétrable barrière de villes fortes, et leur interdisaient les approches de la mer. Cette barrière fut rompue pour la première fois du côté de la Campanie.

Dans cette terre heureuse, appelée encore aujourd’hui entre toutes la terre de labour, s’élevait au milieu d’une plaine abritée du vent du nord, la riche et délicieuse Capoue. Les Samnites qui l’enlevèrent aux Étrusques, lui ôtèrent son nom de Vulturne, pour l’appeler par opposition à leur ancienne patrie, la ville de la plaine (capua, campania, à campo). Tombée entre ces mains belliqueuses, Capoue étendit au loin sa renommée militaire. Les cavaliers campaniens étaient estimés autant que les fantassins du Latium. Les tyrans de Sicile en prenaient à leur solde, et nous les trouvons comme mercenaires jusque dans la guerre du Péloponnèse. Personne n’eût osé dire alors que Rome plutôt que Capoue, deviendrait la maîtresse de l’Italie.

Cette gloire des cavaliers campaniens tomba, lorsque leurs frères des montagnes descendirent pour les attaquer. Les maîtres énervés de Capoue implorèrent le secours de Rome, et se donnèrent à elle. Les Romains sortirent alors du triste Latium. Ils virent pour la première fois la belle et molle contrée ; ils comparèrent les marais du Tibre et les forêts de l’Algide aux voluptueuses campagnes de leurs nouveaux sujets ; ils connurent ces délices des contrées méridionales, dont ils avaient été longtemps si voisins sans les goûter, et les bains, et les cirques, et les conversations oisives de l’agora, l’élégance des grecs, et la sensualité des Toscans. La première armée romaine n’y tint pas ; dès qu’elle eut goûté de ce lotos, la patrie fut oubliée ; ils n’en voulurent plus d’autre que Capoue. Et pourquoi les légions n’y auraient-elles pas fondé une Rome plébéienne, née d’elle-même, et n’ayant rien à craindre de la tyrannie des Appius. Le complot fut connu, et les coupables craignant d’être punis, marchèrent contre Rome sous la conduite d’un patricien, qu’ils avaient forcé de leur servir de chef (un Manlius, Mallius, Melius, nom commun des chefs du peuple.) ils exigèrent l’abolition du prêt à intérêt, la réduction de la solde des cavaliers qui avaient refusé de se joindre à eux ; enfin ils voulurent qu’on pût prendre les deux consuls parmi les plébéiens. C’est ainsi que dans cet âge d’or de la république, les armées faisaient déjà la loi à leur patrie.

Ces concessions furent un signal d’affranchissement pour les colonies romaines et pour le Latium. Et d’abord, Rome ayant rappelé son armée de la Campanie, les Latins s’unissent aux Campaniens et aux Sidicins, c’est-à-dire aux Samnites de la plaine, pour repousser ceux des montagnes. Rome eut l’humiliation d’avouer aux montagnards que dans ses traités avec les Latins, rien n’empêchait ceux-ci de faire la guerre à qui ils voulaient.

Mais cette indépendance temporaire ne suffit point aux peuples du Latium et aux colons romains établis parmi eux. Deux de ces derniers, alors préteurs des Latins, vinrent réclamer avec menace leur part dans la cité romaine, et exiger que l’un des deux consuls, et la moitié des sénateurs fussent pris parmi les Latins. Ceux qui avaient part aux travaux, ne devaient-ils pas avoir part à l’honneur ? La cité souveraine, plutôt que de céder, eut recours aux barbares des montagnes. Ses armées traversèrent les contrées pauvres et sauvages des Marses et des Péligniens, leur promirent les dépouilles des habitants de la plaine, celles mêmes des colonies romaines, et les entraînèrent avec elles dans la Campanie. Ce fut près du Vésuve, non loin de Véséries, qu’une bataille acharnée termina cette guerre fratricide. Les romains l’ont ornée de traditions héroïques. Le patricien Manlius condamne à mort un fils coupable d’avoir vaincu contre son ordre ; le plébéien Décius se dévoue avec l’armée ennemie aux dieux infernaux.
Voyons comment les romains usèrent de la victoire : on punit le Latium et Capoue, dit Tite-Live, par la perte d’une partie de leur territoire. Les terres du Latium auxquelles on joignit celles des Privernates, furent distribuées au petit peuple de Rome, ainsi que la partie du territoire de Falerne, qui s’étend dans la Campanie, jusqu’au Vulturne... etc.

Ainsi périt la vieille nationalité campanienne et latine (340-314). L’unité de l’Italie, et par suite celle du monde, furent préparées par la victoire de Rome. Mais ces belles contrées perdirent avec la vie politique leur richesse, et même leur salubrité. Dès lors commence lentement, mais invinciblement, cette désolation du Latium que toute la puissance des maîtres du monde ne put arrêter. Le port d’Antium se combla, les fleuves s’obstruèrent peu à peu, et se répandirent dans les campagnes. Le riche pays des Volsques est aujourd’hui couvert par les marais Pontins. On cherchait dès le temps de Pline la place de leurs vingt-trois cités.

C’est aux patriciens, il faut le dire, qu’on doit principalement rapporter les traitements barbares dont les vaincus sont ici l’objet. Le sénat confirme la domination des chevaliers campaniens, comme il soutient les lucumons de Vulsinies contre leurs clients, les riches de la Lucanie contre les pauvres. Au contraire, le consul Tib Aemilius Mamercinus, le dictateur Publilius Philo, son lieutenant Junius Brutus, les deux derniers plébéiens, tous trois amis du peuple, comme l’indiquent d’ailleurs les surnoms de Publilius et de Brutus, agissent mollement contre les Italiens. Nous avons remarqué combien le père de la loi agraire, Spurius Cassius, se montra favorable aux Herniques qu’il avait vaincus. Nous verrons de même les tribuns parler pour les Samnites dans la discussion du traité des fourches caudines ; et plus tard le démagogue Marius ménager les alliés dans la guerre sociale jusqu’à perdre sa popularité. C’est que les plébéiens se souvenaient toujours de leur origine italienne ; dans ce grand asile de Romulus, qui devait recevoir à la longue toutes les populations de l’Italie, les plébéiens, comme derniers venus, se trouvaient plus près de ceux qui n’étaient pas admis encore.

Les plébéiens, par les armes desquels le sénat avait écrasé les latins leurs frères, exigèrent en retour l’égalité des droits politiques. Le dictateur plébéien, Publilius Philo, renouvela la loi qui rendait les plébiscites obligatoires pour les patriciens. Il fit ordonner de plus que le sénat ne pourrait refuser sa sanction aux lois faites dans les assemblées des centuries ou des tribus, mais qu’il approuverait d’avance le résultat de leurs délibérations. Enfin parmi les deux censeurs, on devait toujours nommer un plébéien (339). Ainsi fut consommée la pacification de la cité, le mariage des deux ordres, l’unité de Rome. Il ne fallait pas moins, au commencement de la lutte de deux siècles qui allait lui soumettre l’Italie, et par l’Italie le monde.

Alors s’ouvre cette terrible épopée de la guerre du Samnium, le combat de la cité contre la tribu, de la plaine contre la montagne. C’est l’histoire des Saxons et des Highlanders de l’Ecosse. Ceux-là disciplinés en gros bataillons ; ceux-ci assemblés en milices irrégulières, mais la nature est de leur parti ; les montagnes couvrent et protègent leurs enfants. Défilés sombres, pics aériens, torrents orageux, neiges et frimas des Apennins ; les éléments sont pour les fils de la terre contre les fils de la cité.

Deux chefs des armées romaines : le patricien Papirius (Patricius, Papirius, comme pater, pappa, pappus), le plébéien Publilius. On sait que dans toute cette histoire ce sont les noms invariables du créancier impitoyable et du débiteur maltraité. Papirius essaie de renouveler à l’égard de son lieutenant Fabius Rullianus qui a vaincu contre ses ordres la sévérité atroce de Manlius envers son fils. Pour relever ce Papirius, les historiens lui attribuent une force et une agilité imitée des temps héroïques, mais à peu près superflue dans les guerres de tactique que faisaient dès lors les armées disciplinées de Rome. C’est Papirius que les Romains, disent-ils, auraient opposé à Alexandre Le Grand, s’il eût passé en Italie. Dans la forme grecque que les premiers rédacteurs de l’histoire romaine ont donné à leur ouvrage, Papirius est l’Achille de Rome ; et, pour que la ressemblance fût plus grande, ils l’ont surnommé Cursor (podas ôkus achilleus).

Dans cette lutte terrible où les romains entraînaient contre les montagnards presque tous les habitants des plaines, Latins, Campaniens, Apuliens, où les Samnites avaient pour eux les Vestins, les Lucaniens, les Èques, les Marses, Frentans, Péligniens et tant d’autres tribus, les colonies grecques des bords de la mer, Tarente, Palépolis, osèrent entreprendre de tenir la balance entre les grandes nations barbares de l’Italie. Ces pauvres grecs ignoraient tellement leur faiblesse que dans une occasion, ils osèrent défendre la bataille aux deux partis. Cette insolence amena d’abord la ruine de Palépolis. Incapable de se défendre contre Rome, elle introduisit les Samnites dans ses murs, et fut obligée, par la tyrannie de ses alliés, d’appeler les romains comme des libérateurs.

Les Samnites, chassés de la Campanie par Publilius Philo, vaincus trois fois par Papirius et Fabius, se découragèrent et voulurent livrer les auteurs de la guerre aux Romains, entre autre Brutulus Papius qui se donna plutôt la mort. Ne pouvant, à aucune condition, obtenir la paix, ils tinrent ferme dans leurs montagnes, et surent attirer les Romains dans un piège tel que la nature semble en avoir préparé exprès dans les Apennins. Des bergers samnites font accroire aux romains que la grande ville de Luceria va être prise, et les déterminent à la secourir en passant les montagnes par le chemin le plus court (322). Conduites par le consul Spurius Posthumius, les légions s’engagent dans un défilé étroit et profond entre deux rocs à pic couronnés de forêts sombres. Parvenus à l’extrémité, ils la trouvent obstruée par un immense abattis d’arbres. Ils veulent retourner et voient le piège fermé sur eux. L’ennemi est sur leurs têtes. Le général des Samnites, Caïus Pontius, n’avait qu’à délibérer sur le sort de l’armée romaine, qu’il pouvait écraser sans combat. Il voulut prendre conseil de son vieux père, le sage Herennius ; le vieillard se fit porter au camp et prononça cet oracle : tuez-les tous, ou renvoyez-les tous avec honneur ; détruisez vos ennemis, ou faites-en des amis. Pour son malheur, Pontius ne suivit ni l’un ni l’autre conseil ; il fit passer les vaincus sous le joug, et sur la simple promesse d’un traité, il les renvoya mortellement outragés dans leur patrie. Il ne s’agissait plus pour Rome que de tromper les dieux garants de la promesse des consuls ; Posthumius y avisa. Nous seuls avons juré, dit-il, aux sénateurs, livrez-nous et recommencez la guerre. Ici l’histoire nous offre une comédie sérieuse, la plus propre à nous faire comprendre combien les Romains respectaient la lettre aux dépens de l’esprit : écoutons les propres mots de Tite-Live : comme l’appariteur ménageait le consul par respect et que les noeuds étaient un peu lâches : serre, serre, lui dit-il, afin que je sois bien un captif qu’on livre pieds et poings liés. Les Samnites ne voulurent point de cette satisfaction dérisoire, mais les dieux semblèrent s’en contenter. Il coûte à dire que les parjures furent vainqueurs, et que la foi et la justice passèrent sous le joug avec les Samnites.

Rome leur accorda deux ans de trêve pour avoir le temps de s’affermir par des colonies dans les deux plaines de l’Apulie et de la Campanie, et serrer ainsi ses ennemis dans leurs montagnes. L’espoir d’une révolte fit descendre les Samnites dans la Campanie, mais Capoue tremblante contempla leur défaite sans les secourir. Ils se tournèrent alors vers le nord de l’Italie et invoquèrent l’appui de la confédération Etrusque (313).

Ce grand peuple, dépouillé lentement depuis deux siècles, était refoulé peu à peu sur lui-même. Les Samnites lui avaient depuis longtemps enlevé ses établissements lointains de la Campanie, et les Gaulois ceux des bords du Pô. Toute la population s’était ainsi concentrée dans la mère patrie. Là, d’innombrables agriculteurs couvraient les campagnes, l’industrie animait les villes ; d’incroyables richesses s’accumulaient ; qu’on en juge par un seul fait : les Romains tirèrent un peu plus tard de la seule Arretium de quoi équiper sur-le-champ et nourrir une armée. Toutefois, au milieu de leurs fêtes religieuses et de leurs éternels banquets, les lucumons de l’Étrurie s’avouaient leur décadence et prédisaient le soir prochain du monde. Ils ont empreint leurs monuments de ce caractère d’une sensualité mélancolique qui jouit à la hâte et profite des délais de la colère céleste. Cependant, derrière les murs cyclopéens des villes pélasgiques, ils entendaient le péril s’approcher. Les Liguriens avaient poussé jusqu’à l’Arno ; les Gaulois gravissaient à grands cris l’Apennin, comme des bandes de loups, avec leurs moustaches fauves et leurs yeux d’azur, si effrayants pour les hommes du midi. Et cependant du midi même, les lourdes légions de Rome marchaient d’un pas ferme à cette proie commune des barbares. Déjà la grande ville de Véies laissait une place vacante dans la réunion nationale des fêtes annuelles de Volsinies. Il fallut bien quitter les pantomimes sacrées, et les tables somptueuses et les danses réglées par la flûte lydienne ; il fallut équiper en soldats les dociles laboureurs des campagnes, et donner malgré soi la main aux intrépides Samnites.

L’armée de la confédération commença la guerre avec peu de gloire. Repoussée de Sutrium, colonie romaine, elle s’enfonça dans la forêt Ciminienne, n’imaginant pas que les Romains eussent jamais l’audace de l’y suivre. Cette forêt, dit Tite-Live, était alors plus impénétrable et plus effrayante que ne l’ont été de mon temps celles de la Germanie. Jusques-là aucun marchand s’y était hasardé. Quiconque a vu en effet le pays qui s’étend entre ces lacs volcaniques, ces collines tourmentées, ces laves, ces cônes de basalte, comprendra l’hésitation des Romains pour entrer dans ce pays plein des monuments de la colère des dieux. Joignez-y le voisinage de la sombre Vulsinies, le centre de la religion étrusque, avec ses hypogées, ses fêtes lugubres et ses sacrifices humains. Enfin le souvenir des fourches caudines... Parmi ceux qui assistaient au conseil, se trouvait un frère du consul qui prit l’engagement d’aller reconnaître les lieux et d’en rapporter avant peu des nouvelles certaines. Élevé à Céré chez des hôtes de son père, il y avait puisé toute l’instruction des étrusques, et savait très bien leur langue. Etc.
Les Gaulois ombriens, ennemis des Toscans, promirent à ces envoyés de combattre avec les Romains et de leur donner des vivres pour trente jours. Fabius traversa la forêt ; mais les ravages des Romains, ou peut-être la mobilité gauloise, avait déjà fait changer les Ombriens de parti. Fabius n’en vainquit pas moins, et les trois villes les plus belliqueuses de l’Étrurie, Pérouse, Arretium et Cortone, demandèrent une trêve de trente ans. Cependant l’armée romaine qui combattait les Samnites, avait failli rencontrer dans les forêts voisines du lac Averne de nouvelles fourches caudines. Le sénat voulait, dans ce danger, élever à la dictature Papirius Cursor ; mais comment espérer que le consul Fabius nommât le vieux général qui autrefois avait demandé sa mort. Fabius reçut les députés du sénat, les yeux baissés, et sans dire un mot. Un jour entier il lutta contre lui-même ; mais la nuit suivante, à l’heure du plus profond silence, selon l’usage antique, il nomma Papirius dictateur.

Les Étrusques, cherchant dans les terreurs de la religion un secours pour fortifier le courage des leurs, s’unirent entre eux par la loi sacrée, qui dévouait tout fuyard aux dieux infernaux. Chaque combattant se choisissait un compagnon ; et tous se surveillant ainsi les uns les autres, les lâches devaient trouver plus de péril dans la fuite que dans le combat. On se rencontra sur les bords sacrés du lac Vadimon. La rage et le désespoir furent tels dans l’armée des Étrusques, qu’ils laissèrent là les traits et les javelots, pour en venir sur-le-champ à l’épée. Ils percèrent la première et la seconde ligne des romains ; mais vinrent échouer contre les triaires et les cavaliers. Jamais l’Étrurie ne put se relever d’un pareil coup. Les Samnites n’étaient pas plus heureux. Enrichis sans doute par les subsides des Étrusques, les montagnards avaient formé deux armées, distinguées l’une par ses boucliers ciselés d’or et par des vêtements bigarrés, l’autre par des habits blancs et des boucliers argentés. Ils avaient tous la jambe gauche cuirassée, et le casque chargé d’un brillant panache. Les Romains n’en furent point étonnés. Voyez-vous, leur disait en désignant les blancs, le consul Junius le bouvier (bubulcus), voyez-vous ces victimes dévouées au dieu des morts. Ces belles armes allèrent orner le Forum. Les lâches campaniens en eurent leur part ; ils en parèrent leurs gladiateurs, et ils appelaient ces esclaves dressés à combattre dans les jeux, du nom de samnites. On ne compte que par vingt et trente mille les Samnites tués à chaque bataille. Quelque exagérés qu’on suppose ces nombres, on a peine à comprendre qu’un peuple ait suffi à tant de défaites. C’est que les Samnites se recrutaient chez presque toutes les tribus de l’Italie centrale et de la grande Grèce, chez les Ombriens, chez les Marses, Marrucins, Péligniens et Frentans, même chez les Èques et les Herniques, alliés de Rome. Ce fut pour tourner ses armes contre ces peuples et enlever leur secours aux Samnites, que Rome accorda à ces derniers un traité de paix et même d’alliance. Les Herniques et les Èques qui avaient fourni tant de soldats aux romains, ne s’en défendirent pas mieux. Ces peuples depuis bien des années ne faisaient plus la guerre en leur nom ; leurs armées sans chef ni conseil, se dispersèrent d’elles-mêmes ; chacun courut à son champ pour transporter ce qu’il avait dans les villes. Les Romains les attaquant séparément, en eurent bon marché ; en cinquante jours ils prirent aux Èques, rasèrent et brûlèrent quarante et une bourgades. Pour les Herniques, on s’était contenté de leur imposer l’onéreux privilège du droit de cité sans suffrage, en leur ôtant leurs magistrats et leurs assemblées ; on leur interdit même le mariage d’une ville à l’autre (301).

Ainsi les Samnites se trouvèrent désormais privés du secours des peuples de même race. Cernés de tous côtés par les colonies romaines de Frégelles, d’Atina, d’Interamna, de Casinum, de Teanum, de Suessa Aurunca, d’Alba et de Sora, dénoncés aux Romains par les Picentins, leurs frères, par les Lucaniens, leurs alliés, forcés dans Bovianum, vaincus à Malévent (qui devint Bénévent pour les Romains), ils prirent une résolution extraordinaire. Ils s’infligèrent eux-mêmes l’exil, et abandonnant leurs montagnes, ils descendirent chez les Étrusques, pour les faire combattre avec eux de gré ou de force. Les Étrusques ranimés par le courage des Samnites, entraînèrent les Ombriens, et achetèrent même le secours des Gaulois. Ils avaient naguère essayé déjà de tourner ces barbares contre Rome, et de changer ainsi leurs ennemis en alliés. L’argent était compté, livré d’avance, mais les Gaulois avaient refusé de marcher ; cet argent, disaient-ils insolemment, c’est la rançon de vos champs ; si vous voulez que nous vous servions contre Rome, donnez-nous des terres. On croit lire une histoire des condottieri du moyen âge. Mais cette fois, les Gaulois eux-mêmes comprirent tout ce que l’Italie entière avait à craindre des Romains ; ils se joignirent aux confédérés près de Sentinum. Cette ligue universelle du nord de l’Italie avait été préparée par le général samnite Gellius Egnatius. La terreur était au comble dans l’armée romaine, alors sous les ordres de l’éloquent et incapable Appius ; son successeur, le vieux Fabius Rullianus, sut rassurer les soldats. Comme ils environnaient le consul pour le saluer, Fabius leur demande où ils allaient. Sur leur réponse qu’ils vont chercher du bois : Eh quoi ! dit-il, est-ce que vous n’avez pas un camp palissadé ? Ils s’écrièrent qu’ils avaient même un double rang de palissades et un fossé profond, ce qui ne les empêchait pas d’être dans des transes horribles : vous avez, dit-il, assez de bois. Retournez et arrachez-moi vos palissades. Ils s’en reviennent au camp ; et tous ceux qui étaient restés, Appius, lui-même, s’alarment de les voir arracher les pieux du retranchement. Mais eux, disaient tous à l’envie l’un de l’autre, qu’ils exécutaient l’ordre du consul Fabius. Cependant Fabius eut sujet de se repentir de cette orgueilleuse confiance ; une légion fut exterminée ; l’armée entière courait grand risque, si le consul n’eût donné ordre aux troupes, qu’il avait laissées chez les Étrusques de les rappeler chez eux par le ravage de leurs champs. Au moment où Fabius et Décius, son collègue, allaient attaquer l’armée gauloise et samnite, une biche poursuivie par un loup, se jette entre les deux armées ; le loup court vers les enfants du dieu auquel il est consacré ; la biche passe aux Gaulois, et la terreur avec elle. Cependant le bruit des chariots barbares, le fracas des roues effraie les chevaux des Romains, et met en fuite leur cavalerie ; les légions mêmes commencent à plier, lorsque Decius, renouvelant le dévouement de son père, se précipite dans les bataillons ennemis. Les Gaulois reculant à leur tour, se serrent et forment un mur impénétrable de boucliers. Les Romains renversent ce rempart à grands coups de javelots ; toutefois la vigueur des Gaulois céda moins à leurs efforts qu’aux traits ardents du soleil italien, sous lequel ont si souvent fondu les hommes du nord (bataille de Sentine, 296).

Les Étrusques dont l’abandon avait été si fatal aux Gaulois, firent leur paix à tout prix. Pérouse et Clusium, puis Arretium et Volsinies, fournirent du blé, du cuivre, un sagum, une tunique par soldat, seulement pour obtenir d’envoyer une députation suppliante. Mais les Samnites n’avaient plus de paix à faire avec Rome. Après cinquante ans de défaites, ce peuple infortuné recourut encore à ses dieux qui l’avaient si mal protégé. Ovius Paccius, un vieillard parvenu au terme de l’âge, retrouva je ne sais quels rites, employés jadis par leurs ancêtres, lorsqu’ils enlevèrent Capoue aux Étrusques. Quarante mille guerriers se trouvèrent au rendez-vous d’Aquilonie, et promirent de se rassembler au premier ordre du général ; quiconque l’abandonnerait devait être dévoué au courroux des dieux. On forma au milieu du camp, sur une étendue de deux cents pieds carrés, une enceinte de toiles de lin ; on sacrifia selon des rites écrits aussi sur des toiles de lin. Au milieu de l’enceinte, s’élevait un autel, et autour, des soldats debout, l’épée nue. Puis on introduisit les plus vaillants du peuple, un à un, comme autant de victimes. D’abord, le guerrier jurait le secret de ces mystères ; puis on lui dictait d’effroyables imprécations contre lui et contre les siens s’il fuyait ou s’il ne tuait les fuyards. Quiconque refusa de jurer, fut égorgé au pied de l’autel. Alors, le général nomma dix guerriers, dont chacun en choisit dix autres, et ainsi de suite jusqu’au nombre de seize mille. Ce corps fut appelé la légion du lin (linteata). Elle était appuyée d’une autre armée de vingt mille hommes. Tous tinrent leur serment, s’il est vrai, comme leurs vainqueurs s’en vantaient, qu’ils en tuèrent plus de trente mille.

Quelque acharné que dut être ce dernier combat de la liberté italienne, les romains, mieux disciplinés, croyaient avoir vaincu d’avance. On peut en juger par quelques mots de leur général Papirius. Le garde des poulets sacrés lui avait annoncé faussement qu’ils avaient mangé ; on avertit le consul du mensonge : que nous importe, dit-il, l’anathème ne peut tomber que sur lui. Au fort de la mêlée, Papirius voua à Jupiter, non pas un temple, non pas un sacrifice, mais une petite coupe de vin mêlée de miel avant son premier repas. C’était une guerre à coup sûr, une guerre de massacre et de butin : des marchands suivaient l’armée pour acheter les esclaves. Aquilonie et Cominium furent toutes deux brûlées en un jour. Une foule de bourgades furent dépeuplées et incendiées. La fureur fit souvent même oublier l’avarice ; on tua quelquefois jusqu’aux animaux. Au reste, Polybe nous apprend que c’était un usage des Romains pour augmenter la terreur de leurs ennemis. Curius Dentatus acheva la dépopulation du pays. Décius avait occupé dans le Samnium quarante-cinq campements, Fabius quatre-vingt-six, tous faciles à reconnaître, moins par les vestiges des fossés et des retranchements, que par la solitude et l’entière dévastation des environs. Cette guerre atroce peupla de fugitifs tous les antres des Apennins. Moins heureux que les outlaws d’Angleterre, ces proscrits n’ont laissé aucun monument, pas un chant de guerre, pas une nénie funèbre. La seule trace que nous en trouvions, est ce passage d’une indifférence dédaigneuse et cruelle : cette même année, pour qu’il ne fût point dit qu’elle se fut passée absolument sans guerre, une petite expédition eut lieu en Ombrie, sur la nouvelle que des brigands embusqués dans une caverne, faisaient des excursions dans la campagne... etc.