HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE I — ORIGINE, ORGANISATION DE LA CITÉ.

CHAPITRE III. Suite du précédent. - Premières guerres. - Loi agraire ; colonies. - Les XII tables. - Prise de Véies par les Romains, de Rome par les Gaulois.

 

 

C’est dans l’obscurité des premières guerres de la république que les grandes familles de Rome ont commodément placé les hauts faits de leurs aïeux. Nous verrons plus loin que les héros de cette histoire, écrite d’abord par des grecs, sont précisément les ancêtres des consuls et des préteurs romains, qui les premiers eurent des relations avec la Grèce. Pour cette raison, et pour plusieurs autres, il nous est impossible de reproduire sérieusement l’insipide roman de ces premières guerres. Nous l’ajournons à l’époque où il a été composé. Nous présenterons alors sous leur véritable jour l’exil de Coriolan et celui de Quintius Coeso, la grande bataille de Véies et le dévouement des trois cents Fabius, les exploits de Cincinnatus, etc. Cherchons à dégager l’histoire de cette froide poésie sans vie et sans inspiration.

Rome avait à l’orient les Sabins, ancêtres d’une partie de sa population, pauvres et belliqueux montagnards, sur lesquels il y avait peu à gagner. Les guerres qu’elle eut de ce côté durent être défensives. D’autres montagnards, les Herniques (hernoe, roches) s’entendaient le plus souvent avec les Romains contre les riches habitants des plaines, aux dépens desquels ils vivaient également. Ceux-ci étaient les Volsques au midi de Rome, les Véiens au nord, deux peuples commerçants et industrieux. Ardée et Antium, principales cités des Volsques, s’étaient de bonne heure enrichies par le commerce maritime. On vantait les peintures dont la première était ornée. Au sac de Pometia, Tarquin L’Ancien trouva, dit-on, de quoi donner cinq mines à chacun de ses soldats, et la dîme du butin se monta à cinquante talents. Ce qui retarda la ruine des Volsques, c’est qu’ils avaient dans les montagnes, entre les Herniques et les Romains, de fidèles alliés, les Èques, qui semblent même se confondre avec eux. Le sombre Algide et ses forêts, encore aujourd’hui si mal famées, étaient le théâtre des brigandages et des guerres éternelles des Èques et des Romains. Tout le Latium était donc partagé en deux ligues, celle des Volsci-Equi et celle des Latini et Hernici. les Romains s’agrégèrent les seconds, exterminèrent les premiers, et le nom de Latium, qui, dans les temps les plus anciens, était peut-être particulier aux environs de Rome et du mont Albain, centre des religions latines, s’étendit jusqu’aux frontières de la Campanie. Une tradition voulait que le bon roi latin et plébéien, Servius Tullius, eût autrefois fondé un temple à Diane sur l’Aventin pour recevoir les députés de Rome et des trente villes latines. Les Tarquiniens pendant leur domination à Rome avaient aussi institué un sacrifice commun à Jupiter Latialis sur le mont Albain. Ils auraient encore réuni les latins aux Romains dans les mêmes manipuli. Les intérêts communs des deux états étaient réglés par leurs députés qui se réunissaient à la fontaine de Ferentino (festus, verbo, proetor ad portam) jusqu’au consulat de T. Manlius et de P Decius, époque où périrent les libertés du Latium. Ces assemblées des trente villes s’appelaient les féries latines ; comme les trente curies de Rome, elles ne conservèrent qu’un pâle reflet de leur première destination. Les auspices suivaient toujours la souveraineté ; on finit par les prendre au Capitole au nom de la nation latine ; le préteur romain était salué à la porte du temple.

Cette lente conquête du Latium occupa le peuple deux siècles, sans améliorer sa condition. De même que le patriciat sacerdotal des Tarquiniens avait tenu le peuple toujours occupé à bâtir, le patriciat héroïque des premiers temps de la république, consumaient les forces des plébéiens dans une guerre éternelle. Réclamaient-ils ? On leur offrait les terres lointaines que la guerre enlevait aux vaincus, et qui restaient exposées à leur vengeance et aux chances de leur retour. Ce n’est pas là ce qu’ils demandaient, ce qu’ils enviaient aux patriciens ; c’était la possession de ces terres fortunées que protégeait le voisinage de Rome, et qui, par leur limitation sacrée, assuraient à leurs propriétaires le droit augural, fondement de tous les droits. Ce champ sacré était fort circonscrit. Selon Strabon, on voyait à cinq ou six milles de Rome un lieu appelé festi. C’était là l’ancienne limite du territoire primitif. Les prêtres faisaient en cet endroit, comme en plusieurs autres, la cérémonie des ambarvalia. Ce territoire s’étendit par la suite ; mais pendant fort longtemps il ne passa pas, du côté des Latins, Tibur, Gabies, Lanuvium, Tusculum, Ardée et Ostie ; du côté des Sabins, il touchait Fidènes, Antennae, Collatie. Au-delà du Tibre, il confinait Céré et Véies. Lorsque les consuls ordonnèrent aux Latins de sortir de Rome, ils leur défendirent d’approcher de cette ville de plus de cinq milles. C’est que la frontière se trouvait à cette distance.
Il est vraisemblable que sous le nom vague de loi agraire, on aura confondu deux propositions très différentes : 1° celle de faire entrer les plébéiens en partage du territoire sacré de la Rome primitive, à la possession duquel tenaient tous les droits de la cité ; 2° celle de partager également les terres conquises par tout le peuple, et usurpées par les patriciens. Cette seconde espèce de loi agraire, analogue à celles des Gracques, aura aisément fait oublier l’autre, lorsque l’ancien caractère symbolique de la cité et de l’ager commençait à s’effacer.

Les auteurs des lois agraires se présentent à des époques différentes ; mais sous des noms identiques qui font douter de leur individualité : Spurius Cassius, Spurius Melius, Spurius Mecilius, Spurius Metilius, enfin Manlius (mallius, mellius, melius). Le sénat eût été vaincu dans cette lutte violente, il eût cédé la cité, comme nous avons vu récemment le sénat de Berne, s’il n’eût réussi à donner le change au peuple, en lui présentant au-dehors une image de Rome qui le consolât de ce qu’on lui refusait. La colonie romaine sera identique avec la métropole, rien n’y manquera au premier aspect. L’augure et l’agrimensor suivront la légion émigrante, orienteront les champs, selon la règle sacrée, décriront les contours et les espaces légitimes, renverseront les limites et les tombeaux des anciens possesseurs, et si le territoire des vaincus ne suffit point, on prendra à côté : Mantua vae miserae nimiùm vicina cremonae ! La nouvelle Rome aura ses consuls dans les duumvirs, ses censeurs dans les quinquennaux, ses préteurs dans les décurions. Ils régleront les affaires de la commune, veilleront aux poids et mesures (Juven.), lèveront des troupes pour Rome. Qu’ils se contentent de cette vaine image de puissance. La souveraineté, le droit de la paix et de la guerre reste à la métropole. Les colonies ne sont pour elles qu’une pépinière de soldats. Ici paraît l’opposition du monde romain et du monde grec. Dans celui-ci, la colonie devient indépendante de sa métropole comme le fils de son père, lorsqu’elle est assez forte pour se passer de son secours. Malgré le sang et la communauté des sacrifices, les cités grecques sont politiquement étrangères les unes aux autres. La colonisation grecque offre l’image d’une dispersion. Celle de Rome est une extension de la métropole. Non seulement la colonie romaine reste dépendante de sa mère ; mais elle se voit tous les jours égaler par elle des enfants d’adoption sous le nom de municipes ; colonies et municipes, celles-là avec plus de gloire, ceux-ci avec plus d’indépendance, sont embrassés et contenus dans l’ample unité de la cité. En la cité seule réside l’autorité souveraine. Cette grande famille politique reproduit la famille individuelle. Rome y occupe la place du pater familias ; père inflexible et dur, qui adopte, mais n’émancipe jamais.

Aussi tous ceux des plébéiens que la faim ne chassait point de Rome, refusèrent ce droit d’exil décoré du nom de colonie. Ils aimèrent mieux, dit Tite-Live demander des terres à Rome qu’en posséder à Antium. Ils voulurent garder à tout prix la jouissance de leur belle ville, de leur forum, de leurs temples, des tombeaux de leurs pères ; ils s’attachèrent au sol de la patrie, et sans déposséder les propriétaires de l’ager, ils obtinrent tous les droits attachés à la possession du champ sacré.

D’abord leurs tribuns introduisent à côté des assemblées par centuries, les comices par tribus, convoqués, présidés par eux, et indépendants des augures. On dit que le premier usage qu’ils firent de ces assemblées, fut de chasser leur superbe adversaire, le patricien Coriolan. Cet essai ayant réussi, les tribuns amenèrent fréquemment devant le peuple, à la fois juge et partie, ceux qui s’opposaient aux lois agraires. Titus Menenius, Sp Servilius, les consuls Furius et Manlius, furent successivement accusés. Le péril de ces deux derniers poussa à bout les patriciens, et la veille du jour où le tribun Génucius devait provoquer leur jugement, il fut trouvé mort dans son lit. Les plébéiens frappés de stupeur allaient plier, et se laisser emmener de Rome pour une nouvelle guerre, lorsqu’un plébéien, nommé Volero, osa refuser son nom à l’enrôlement et repousser le licteur. Le peuple le seconda, chassa les consuls de la place, et nomma tribuns le plus fort et le plus vaillant du peuple, Volero et Laetorius. Ce caractère est commun aux chefs populaires de Rome ; on le retrouve dans ce Siccius Dentatus, qui, au rapport de Pline, pouvait à peine compter les récompenses militaires, armes d’honneur, colliers, couronnes, qu’il avait méritées par son courage. Le vaillant Laetorius n’était pas orateur : Romains, disait-il, je ne sais point parler, mais ce que j’ai dit une fois, je sais le faire ; assemblez-vous demain ; je mourrai sous vos yeux, ou je ferai passer la loi.

Toutefois Volero et Laetorius ne recoururent point à la force brutale, comme on avait lieu de le craindre. Ils demandèrent et obtinrent que les assemblées par tribus nommassent les tribuns, et pussent faire des lois. La première qu’ils proposèrent, la loi agraire, fut repoussée par la fermeté d’Appius. Il lui en coûta la vie. L’armée qu’il commandait se fit battre et se laissa ensuite docilement décimer, contente à ce prix d’avoir déshonoré son chef. à son retour dans Rome, il n’échappa à la condamnation qu’en se laissant mourir de faim. Les tribuns voulaient empêcher son oraison funèbre. Le peuple fut plus magnanime envers un ennemi qu’il ne craignait plus.

Les plébéiens, désespérant d’obtenir les terres sacrées, se contentèrent de réclamer les droits qui y étaient attachés. Le tribun Térentillus Arsa (arsa, boute-feu d’ardere ?) demanda au nom du peuple, une loi uniforme, un code écrit. Le droit devait sortir enfin du mystère où le retenaient les patriciens. Tant que les plébéiens n’étaient point des personnes, ils n’étaient point matière au droit. Mais depuis qu’ils avaient leurs assemblées par tribus, il y avait contradiction dans la situation du peuple. Législateurs au forum, et juges du patricien dans leurs assemblées, la moindre affaire les amenait au tribunal de cet homme superbe qu’ils avaient offensé de leurs votes, et qui se vengeait souvent comme juge de la défaite qu’il avait essuyée comme sénateur. Souverains sur la place, aux tribunaux ils n’étaient pas même comptés pour hommes. La lutte dura dix ans. Avant de laisser pénétrer le peuple dans le sanctuaire du droit, dans la cité politique, les patriciens essayèrent de le satisfaire en lui donnant part aux terres voisines de Rome. Au milieu du champ limité et orienté par les augures, on avait toujours réservé quelques terrains vagues pour les pâturages. Tel était l’Aventin, colline dès lors comprise dans la ville, mais extérieure au pomoerium, à l’enceinte primitive et sacrée, et qui n’y fut renfermée que sous l’empereur Claude. La loi passa dans une assemblée des centuries, et fut comme loi sacrée placée dans le temple de Diane. Les plébéiens se mirent donc à bâtir. Cette ville profane ne présenta pas la distinction du foyer qui consacrait et isolait la famille ; plusieurs se réunirent pour bâtir une maison. Mais ce n’était pas assez pour le peuple d’avoir une place dans la ville. Il en voulut une dans la cité. On décida que dix patriciens (decem viri) investis de tous les pouvoirs, rédigeraient et écriraient des lois. Selon la tradition commune, moins invraisemblable, selon moi, qu’on ne l’a dit, on envoya dans la Grèce et surtout à Athènes pour s’enquérir des lois de ce pays. Les rapports de la Grèce et de l’Italie n’étaient pas rares dès ce temps. Un peuple si voisin des cités de la Sicile et de la grande Grèce devait regarder la Grèce comme la terre classique de la liberté. Peut-être aussi l’origine pélasgique des plébéiens, qui se croyaient venus d’Albe et de Lavinium leur faisait-elle souhaiter de rallumer leur Vesta au seul foyer pélasgique qui restât alors sur la terre, l’Hestia prytanitis de la ville d’Athènes. Ces lois, dit-on, leur furent interprétées par le grec Hermodore de la ville ionienne d’Éphèse. On sait que les ioniens se rapprochaient des Pélasges par une origine commune (449 av J-C.). Les nouveaux décemvirs que l’on créa l’année suivante pour achever cette législation, furent en partie plébéiens. Le patricien Appius, qui avait su se faire continuer dans le décemvirat, domina sans peine ses collègues et devint le tyran de Rome. Il irrita l’armée en faisant assassiner le vaillant Siccius Dentatus qui parlait aussi hardiment qu’il combattait. Toutefois le peuple ne s’armait pas encore ; il fut poussé à bout par la tentative que fit Appius pour outrager une vierge plébéienne. Selon la tradition, le décemvir aposta un de ses clients pour la réclamer comme esclave, et au mépris de ses propres lois, il l’adjugea provisoirement à son prétendu maître. Le père de la vierge sauva son honneur en la poignardant de sa main. Ainsi les plébéiens eurent leur Lucrèce, et celle-ci encore donna la liberté à son pays. Il faut lire dans Tite-Live cette admirable tragédie ; peu importe ce qu’elle renferme d’historique.

Ce que des siècles de lutte n’aurait pu donner au peuple, il l’obtint par le despotisme démagogique d’Appius. La liberté populaire fut fondée par un tyran. Les douze tables complétées par lui, sont la charte arrachée aux patriciens par les plébéiens.

I - une partie des fragments qui nous en restent sont évidemment des lois de garantie contre les patriciens.

II - les autres ont pour effet d’introduire un droit rival à côté ou à la place du vieux droit aristocratique.

III - quelques-uns trahissent le dernier effort du parti vaincu en faveur du passé, et la jalousie puérile que lui inspirent la richesse et le luxe naissant des plébéiens.

I. La première des garanties, c’est le caractère immuable de la loi. Ce que le peuple (populus) a décidé en dernier lieu, est le droit fixe et la justice.

La seconde garantie est la généralité de la loi, son indifférence entre les individus. Jusque-là elle faisait acception des personnes, distinguait l’homme et l’homme, elle choisissait, legebat (lex, à legendo ?) plus de privilèges.

Mais ces garanties pourraient être éludées par le puissant. Si le patron machine pour nuire au client, que sa tête soit dévouée, patronus si clienti fraudem fecerit, sacer esto. Le mot fraus comprend des cas divers qui sont ensuite prévus dans la loi. L’homme puissant, entouré de clients, d’amis, de parents, d’esclaves, peut frapper l’homme isolé ; il peut lui rompre un membre ; il ne le fera pas du moins impunément : il paiera vingt-cinq livres d’airain. Et s’il ne compose avec le blessé, il y aura lieu au talon. Il peut encore employer contre lui l’arme dangereuse du droit, qui de longtemps ne sera entre les mains plébéiennes. Il revendiquera le plébéien comme esclave, apostera des témoins ; provisoirement il l’enfermera dans l’ergastulum, et lui fera subir, en attendant un jugement tardif, tous les affronts, tous les supplices de l’esclavage. Rien de plus incertain que la liberté personnelle dans l’antiquité. Au milieu de tant de petits états dont la frontière était aux portes de la cité, ou ne pouvait changer de lieu sans risquer d’être réclamé comme esclave, enlevé, vendu, perdu pour jamais. L’homme était alors la principale marchandise dont on commerçait. Au moins, dans nos colonies, la peau blanche garantit l’homme libre. Mais alors nulle différence. Aussi une foule de comédies antiques roulent sur des questions d’état ; il s’agit presque toujours de savoir si une personne est née libre ou esclave. Les douze tables garantissent provisoirement la liberté. C’est pour avoir violé sa propre loi à l’égard de Virginie que fut renversé Appius. Si le patricien ne pouvait faire tomber son ennemi entre ses mains, il avait d’autres moyens de le perdre. Il l’accusait d’un crime capital ; le questeur patricien (quoerere, informer) en croyait sur sa parole l’illustre accusateur. La loi décide que le parricidium, et ce mot comprend tous les crimes capitaux, ne pourra être jugé que par le peuple dans les comices des centuries. Le juge suborné est puni de mort, le faux témoin précipité de la roche tarpéienne. Songez que l’un des principaux devoirs du client était d’assister son patron en justice, comme à la guerre. Chaque patricien ne paraissait devant les tribunaux qu’environné de sa gens, prête à jurer pour lui ; comme dans la loi bourguignonne, où l’on compte si bien sur la parenté et l’amitié, que dans certains cas on demande le serment de soixante-douze personnes. Il reste encore au patricien des moyens de nuire au plébéien. Il peut le ruiner par l’usure ; il peut le priver d’un esclave en blessant celui-ci et le rendant impropre au travail. Il peut promettre au plébéien le secours tout-puissant de son témoignage, présider comme libripens à un contrat, et au jour marqué, refuser d’attester ce qu’il a vu, ce qu’il a sanctionné de sa présence. La loi atteint et punit tous ces délits. L’usurier est condamné à restituer au quadruple ; celui qui brise la mâchoire à l’esclave, paiera cent cinquante as ; enfin le libripens qui refuse d’attester la validité du contrat, est déclaré improbus, intestabilisque, deux mots dont la force toute particulière ne passerait guères dans une autre langue.

Comme prêtres, les patriciens exerçaient sur le peuple d’autres vexations, analogues au droit royal de pourvoierie, purveyance, usité dans le moyen âge. Sous prétexte de sacrifices, ils prenaient le plus beau bélier, le plus beau taureau du plébéien. La loi permet de prendre gage sur celui qui se saisit d’une victime sans payer. Elle donne droit de poursuite contre celui qui ne paie point le louage d’une bête de somme prêtée pour fournir la dépense d’un sacrifice. Elle défend, sous peine de double restitution, de consacrer aux dieux un objet en litige.

II. Jusqu’ici le plébéien s’est défendu. Désormais il attaque. À côté du vieux droit cyclopéen de la famille aristocratique, il élève le droit de la famille libre. Dès que le premier n’est plus seul, il n’est plus rien bientôt.

Pour que la femme tombe dans la main de l’homme, le jeune Casmille étrusque, le cumerum, le gâteau, l’as offert aux lares, ne sont plus nécessaires, comme dans la confarreatio ; pas davantage la balance et l’airain, qui dans la coemptio livraient la fiancée par une vente. Le consentement et la jouissance (mot profane), la possession d’une année ! Suffiront désormais, et bientôt ce sera assez de trois nuits (trinoctium usurpatio). Bientôt la femme ne dépendra plus de l’homme, si ce n’est par une sorte de tutelle. Le mariage libre d’Athènes reparaîtra. L’ancienne unité sera rompue. Les époux seront deux. Le fils échappe au père comme l’épouse. Trois ventes simulées l’émancipent. La forme de l’affranchissement est dure, il est vrai, il ne s’obtient qu’en constatant l’esclavage. Mais enfin c’est un affranchissement. Le fils, devenu personne, de chose qu’il était, est père de famille à son tour ; tout au plus reste-t-il lié au père par un rapport analogue au patronage. Peu à peu ils ne se connaîtront plus. Le temps viendra où le fils émancipé, non du fait de son père, mais par son entrée dans les légions, croira ne plus lui rien devoir, et où la loi sera obligée de dire : le soldat même tient encore à son père par les égards de la piété. Du moment où le fils peut échapper à la puissance du père, il n’est plus son héritier nécessaire et fatal. Il héritait, non à cause du sang, mais à cause de la puissance paternelle sur lui ; non comme fils, mais comme suus. La liberté humaine entre avec les douze tables dans la loi de succession ; elle déclare la guerre à la famille au nom de l’individu. Ce que le père décide sur son bien, sur la tutelle de sa chose, sera le droit. Jusque-là le testament n’avait lieu que par adoption, comme on l’a prouvé récemment d’une manière si ingénieuse. Il avait le caractère d’une loi des curies. Les curies, qui vraisemblablement répondaient de leurs membres, pouvaient seuls autoriser une adoption qui leur ôtait la réversibilité du bien.

Ainsi la propriété, jusque-là fixée dans la famille, devient mobile au gré de la liberté individuelle qui dispose des successions. Elle se déplace, elle se fixe aisément : pour les fonds de terre, la prescription est de deux ans ; d’un an pour les biens meubles. Le plébéien, nouveau riche, acquéreur récent, est impatient de consacrer une possession incertaine.

III. Cependant les patriciens ne se laisseront pas arracher leur vieux droit, sans protester et se défendre.

D’abord ils essaient de se maintenir isolés dans le peuple, et comme une race à part. Point de mariage entre les familles patriciennes et plébéiennes. Défense outrageante et superflue qui constate seulement que le moment de l’union n’est pas éloigné, et que l’on voudrait le retarder. Peine de mort contre les attroupements nocturnes. Peine de mort pour qui fera ou chantera des vers diffamants. Précautions d’une police inquiète et tyrannique, réveil du génie critique dans le silence sacerdotal de la cité patricienne. Preuve évidente que l’on commençait à chansonner les patriciens. Puis viennent des lois somptuaires, évidemment inspirées par l’envie qu’excitaient l’opulence et le luxe naissant de l’ordre inférieur. Ces lois ne touchent point les patriciens. Pontifes, augures, investis du droit d’images, ils déployaient le plus grand faste dans les sacrifices publics et privés, dans les fêtes, dans les pompes funéraires. Ne façonnez point le bûcher avec la hache. — Aux funérailles ! Trois robes de deuil ! Trois bandelettes de pourpre ! Dix joueurs de flûte. — Ne recueillez point les cendres d’un mort, pour faire plus tard ses funérailles. Ceci, dit Cicéron, ne s’appliquait pas à un citoyen mort sur le champ de bataille ou en terre étrangère. Personne ne pouvait être enseveli ni brûlé dans l’enceinte de Rome. Cette loi tenait au caractère sacré du pomoerium. Il ne pouvait renfermer que des choses pures.
Ensuite les tombeaux indiquaient des propriétés inaliénables ; on eût pu craindre en les plaçant dans la ville, de donner aux propriétés urbaines un caractère d’inviolabilité. Point de couronne au mort, à moins qu’elle n’ait été gagnée par sa vertu ou son argent. Les premières étaient des couronnes civiques ou obsidionales, les autres des couronnes obtenues aux jeux par les chevaux d’un homme riche. Nous reconnaissons ici les coutumes des grecs et leur admiration pour les victoires olympiques. C’est par là qu’Alcibiade fut désigné à la faveur d’Athènes. Cette loi, toute empreinte de l’esprit hellénique, pourrait être récente. Ne faites point plusieurs funérailles pour un mort. Point d’or sur un cadavre ; toutefois s’il a les dents liées par un fil d’or, vous ne l’arracherez point.

Dans cette charte de liberté, arrachée par les plébéiens aux patriciens, apparaît pour la première fois légalement la dualité originaire du peuple romain. Remus, mort si longtemps, ressuscite ; le sombre Aventin, jusque-là profane et battu des orages, regarde le fier Palatin de l’oeil de l’égalité. Des deux myrthes plantés par Romulus au capitole, le myrthe plébéien fleurit, le patricien ne tardera pas à sécher. Cette dualité, dont le symbole est le double Janus que présentent les monnaies romaines, se caractérise dans la division générale du droit, par la distinction du jus civile et jus gentium ; elle se reproduit dans le mariage (conventio in manum, et mariage libre), dans la puissance paternelle (le suus, et l’émancipé), enfin dans la propriété (res mancipi, res nec mancipi). Toutefois, si les plébéiens sont entrés dans l’égalité du droit, celle du fait leur manquera longtemps. Il faut auparavant qu’ils pénètrent le vieux mystère des formules juridiques ; mystère qui naquit de l’impuissance de la parole qui ne s’exprimait d’abord que d’une manière concrète et figurée, mais désormais entretenu à dessein, comme le dernier rempart qui reste à l’aristocratie. Le plébéien ne pourra donc user de son droit contre le patricien que par l’intermédiaire du patricien. S’il veut plaider, il faut qu’il aille le matin saluer, consulter le grave Quintius ou Fabius, qui siége dans l’atrium au milieu de ses clients debout, qui lui dira les fastes, quand on peut, quand on ne peut plaider. Il faut qu’il apprenne de lui la formule précise par laquelle il doit, devant le juge, saisir et prendre son adversaire, la sainte pantomime par laquelle on accomplit selon les rites la guerre juridique. Prendre garde, cavere, c’est le mot du jurisconsulte. Le patricien seul peut former à cette escrime le docile et tremblant plébéien.

Peut-être avec le temps celui-ci s’enhardira-t-il. Peut-être un plébéien, greffier des patriciens, leur dérobera le secret des formules, et les proposera publiquement aux yeux du peuple. Alors tout homme viendra sur la place épeler ces tables mystérieuses, il les gravera dans sa mémoire, se les fera écrire, les emportera aux champs, et usera à chaque querelle de ce nouveau moyen de guerre. On finira par se moquer du vieux symbolisme qui parut longtemps si imposant, et Cicéron, dans sa légèreté présomptueuse, l’accusera d’ineptie.

Les premiers consuls après Brutus et l’expulsion des rois se nommaient Valerius et Horatius. C’est aussi le nom des premiers consuls après le décemvirat. La démocratie, introduite par les décemvirs dans le droit civil, passe dans le droit politique. Désormais les lois faites par le peuple assemblé en tribus deviennent obligatoires même pour les patriciens. L’observation des auspices n’était point nécessaire dans ces comices comme dans ceux des centuries. Peu après, le peuple demande l’abolition de la loi qui défend le mariage entre les deux ordres, et veut entrer en partage du consulat. Les patriciens, cédèrent sur le premier article (444), espérant bien que la loi subsisterait, du moins en fait, et qu’aucun d’eux ne dérogerait en s’alliant à une famille plébéienne. Pour le consulat, plutôt que de le partager, ils aimèrent mieux qu’il n’y eût plus de consuls, et que le commandement des troupes restât entre les mains des tribuns militaires qui étaient tirés des deux ordres, et qui n’avaient point le droit de prendre les auspices. Je soupçonne fort ces tribuns militaires de n’avoir été autres que les tribuns des légions. Le pouvoir judiciaire des consuls passa à des magistrats patriciens appelés préteurs ; la surveillance des moeurs, le classement des citoyens dans les centuries et les tribus, le cens, en un mot, devint une charge spéciale. En sauvant du naufrage ce dernier pouvoir, le sénat conservait tout en effet ; par le cens, il était maître de composer les assemblées législatives de manière à les dominer. Chaque tribu, chaque centurie donnant un suffrage, la multitude des pauvres, entassée par les censeurs dans un petit nombre de centuries ou de tribus, pouvait moins, qu’un petit nombre de riches qui composaient l’immense majorité des tribus et des centuries. La censure, la préture, l’édilité (surveillance des bâtiments et des jeux publics), la questure (charge judiciaire, et plus tard financière), furent détachées du consulat. La république s’organisa ainsi par voie de démembrement. Le roi est un ; il réunit en lui seul tous les pouvoirs. Les consuls ont encore la plénitude de la puissance, mais pour un an, et ils sont deux. Puis le consulat est démembré à son tour.

Toutefois les plébéiens se contentèrent longtemps de pouvoir arriver au tribunat militaire, et n’y élevèrent que des patriciens. Les plébéiens distingués s’indignaient de l’insouciance des leurs ; ils voulaient des honneurs ; mais les autres, pour la plupart, ne voulaient que du pain. Le tribun Licinius Stolo, appuyé par son beau-père, le noble Fabius, proposa une loi qui adoucissait le sort des débiteurs, qui bornait à cinq cents arpents l’étendue des terres qu’il était permis de posséder ; le reste devait être partagé entre les pauvres ; le consulat était rétabli, et l’un des consuls devait toujours être un plébéien. Enfin les plébéiens formaient la moitié du collège des prêtres sibyllins. Ainsi le sanctuaire même est forcé ; la religion même ne restera pas le privilège des patriciens. La lutte dura dix ans, c’est-à-dire très longtemps, comme celle qui précéda le décemvirat ; le siége de Véies dure aussi dix ans, comme celui de Troie, d’Ithome et de Tyr ; c’est une locution ordinaire dans l’antiquité. Pendant la moitié de ce temps, les tribuns s’opposèrent à toute élection, et Rome resta cinq ans sans magistrats. Les plébéiens l’emportèrent enfin (367), et obtinrent ensuite avec moins de peine (de 357 à 352) la dictature, l’édilité, la censure enfin, ce dernier asile de la puissance aristocratique.

Le peuple poursuivit ainsi sa victoire sur les patriciens pendant tout le siècle qui suivit le décemvirat (450-350). À mesure que la guerre intérieure devenait moins violente ; les guerres extérieures étaient plus heureuses. Rien d’étonnant si le peuple, vainqueur de l’aristocratie romaine, tournait ses armes de préférence contre le peuple aristocratique entre tous, contre les étrusques. En même temps qu’il poursuivait avec des succès divers l’éternelle guerre des Volsci-Equi, il avançait du côté de l’Étrurie, et commençait à marquer chaque victoire par une conquête. Il triompha des villes sacrées de Tarquinies et de Vulsinies, de celle de Capène, et s’empara de Fidène (435), et de la grande Véies (405) qui entraîna Faléries dans sa ruine. Véies ne fut point soutenue des autres cités étrusques, alors menacées d’une invasion de Gaulois. D’ailleurs les Véiens s’étaient donné un roi au lieu d’un magistrat annuel, et un roi odieux aux autres cités. Ce lucumon, irrité de n’avoir pas été nommé chef suprême de la confédération, avait ameuté les artisans qui étaient dans sa clientèle, et interrompu violemment les jeux sacrés de Vulsinies. Ce fait indique probablement une rivalité entre la riche ville des artisans, et la ville sainte des prêtres.

En partant pour le siège de Véies, les chevaliers romains jurent de ne revenir que vainqueurs. C’est le serment des spartiates en parlant pour Ithome. À l’approche de l’armée romaine, les Véiens sortent avec un appareil funéraire et des torches ardentes. De tous les autres incidents du siége, nous en citerons un seul qui prouve dans quelle dépendance se trouvaient les romains sous le rapport de la religion à l’égard de ces mêmes étrusques auxquels ils faisaient la guerre.

Véies fut prise par une mine ; les assiégeants qui y étaient cachés surprirent la réponse d’un oracle que les Étrusques consultaient dans la citadelle ; ils rapportèrent ces paroles à Camille, leur général, et la ville ainsi trahie par ses dieux tomba au pouvoir des romains.
L’espoir d’une proie si riche avait encouragé le sénat à donner pour la première fois une solde aux légions. Dès lors la guerre nourrit la guerre ; elle put se prolonger sans égard aux saisons et s’étendre loin de Rome.

Faléries tomba bientôt au pouvoir des Romains. Vulsinies, dont la rivalité avait peut-être causé la ruine de Véies, fut vaincue à son tour. Les Romains semblaient prêts à conquérir toute l’Étrurie. Elle fut sauvée par les Gaulois qu’elle avait tant redoutés.

Nous savons que dans les temps qui suivirent, la riche et pacifique Étrurie payait souvent les Gaulois pour combattre Rome. Tout porte à croire qu’il en fut ainsi dès cette époque. L’Étrurie périssait entre les Gaulois et les Romains qui la menaçaient également. Il est probable qu’elle paya les barbares et détourna le torrent sur Rome. C’était une occasion précieuse de terminer d’un coup les éternels ravages, auxquels étaient soumis les voisins de Rome, et de détruire les uns par les autres les brigands du midi et du nord, Romains et Gaulois. Ce qui appuie cette opinion, c’est qu’en Étrurie les Gaulois n’attaquèrent que les villes alliées de Rome, Clusium et Céré, que les autres étrusques joignirent leurs armes à celles des barbares et furent défaits avec eux. Les Gaulois avaient depuis deux siècles renversé la domination des étrusques dans le nord de l’Italie. Les Insubriens y avaient fondé Mediolanum (Milan), les Cénomans Brixia et Vérone ; les Boïens avaient occupé Bononia, ou Bologne ; les Sénonais s’avançaient vers le midi. Selon la tradition, ils marchèrent sur Rome pour venger une violation du droit des gens ; les Fabius envoyés par le sénat pour intercéder auprès des barbares en faveur de Clusium, avaient combattu au lieu de négocier. Les Romains, frappés d’une terreur panique à la vue de leurs sauvages ennemis, furent dispersés à Allia, et se réfugièrent à Céré et à Véies. Quelques patriciens s’enfermèrent au Capitole, et la ville fut brûlée (388). Selon Tite-Live, ils furent glorieusement délivrés par une victoire de Camille qui fit retomber sur eux le mot du Brenn (ou chef) gaulois : malheur aux vaincus. Selon Polybe, ils payèrent une rançon ; le témoignage de ce grave historien est confirmé par celui de Suétone, d’après lequel, bien des siècles après, Drusus retrouva et reconquit chez les Gaulois la rançon de Rome. Il est évident, d’ailleurs, que les Gaulois ne furent de longtemps chassés du pays. Tite-Live lui-même nous les montre toujours campés à Tibur, qu’il appelle arcem gallici belli. Les Volsques, les Èques, les Étrusques qui tous avaient repris les armes contre Rome, trouvaient dans les gaulois des alliés naturels ; ou du moins, tous ces peuples, trop occupés de leurs guerres, ne pouvaient empêcher les barbares de pénétrer dans leur pays. La guerre des Gaulois dure quarante ans, et elle ne se termine (vers 350) qu’à l’époque où l’épuisement des Étrusques, des Volsci-Equi et de tous les peuples latins, les replace sous l’alliance de la grande cité qu’ils avaient espéré détruire. Cette époque, peu glorieuse pour les romains, avait grand besoin d’être ornée par la poésie. Du moins, les embellissements romanesques n’ont pas manqué. Pendant le siège du Capitole, un Fabius traverse le camp des barbares pour accomplir un sacrifice sur le mont Quirinal. Pontius Cominius se dévoue pour porter à Camille le décret qui le nomme dictateur. Manlius précipite les Gaulois qui escaladaient le Capitole. Puis viennent un grand nombre de combats homériques, comme sous les murs de Troie. Un autre Manlius gagne sur un géant gaulois un collier (torquis) et le surnom de Torquatus.

Valerius est protégé contre son barbare adversaire par un corbeau divin, etc. Après l’incendie de leur ville, les Romains voulaient s’établir à Véies. L’opposition du sénat ne pouvait retenir le peuple. Les dieux intervinrent. Comme on délibérait dans le sénat, on entendit sur la place un centurion dire au porte-étendard : reste ici, c’est ici qu’il faut s’arrêter. Cette parole inspirée du ciel retint le peuple sur les ruines de sa patrie. Mais on rebâtit à la hâte, et sans observer les anciens alignements. Au lieu de la cité mesurée par le lituus étrusque à l’image de la cité céleste, s’éleva au hasard la Babel plébéienne, agitée, et orageuse, mais toute puissante pour la conquête.

Dans la guerre que les peuples étrusques, Latins et Gaulois, firent aux Romains pendant quarante ans, nous ne voyons point paraître les populations sabelliennes, sabins et samnites. On ne peut douter pourtant qu’alors, comme à leur ordinaire, les montagnards ne descendissent volontiers pour piller la plaine. Sans leur secours, je ne comprends point comment Rome, seule contre tant d’ennemis, n’eût point été épuisée par une si longue guerre. Les Gaulois chassés, les Latins et les Étrusques domptés, il ne restait que les Sabins et Samnites pour disputer aux Romains la possession de l’Italie. Rome s’était rapprochée des Étrusques en accordant le droit de cité aux Véiens, aux Fidénates et aux Falisques, qui composèrent quatre nouvelles tribus. Cet élément nouveau introduit dans la population, devait contribuer à la rendre ennemie des Sabelliens. C’était par la longue et terrible guerre des Samnites qu’elle devait préluder à la conquête du monde.