Élevons-nous au-dessus de cette
critique minutieuse, dans les arguties de laquelle on tournerait
éternellement. Interrogeons le sens commun. Demandons-lui quelques notions
vraisemblables auxquelles on puisse s’arrêter. Le vraisemblable est déjà
beaucoup dans une histoire si obscure et si confuse. Rome est une cité d’origine
pélasgo-latine. La tradition qui lui donne Albe pour métropole, et fait
remonter son origine, par Albe et Lavinium, jusqu’à la grande ville
pélasgique de Troie, fut adoptée publiquement par le peuple romain, qui
reconnut les habitants d’Ilium pour ses parents. Le culte asiatique de Vesta,
celui des pénates, analogues aux Cabires pélasgiques, et représentés comme
Romulus et Remus, sous la forme de deux jeunes gens, témoignent encore de
cette origine. Elle explique très bien comment les
Romains dont les rapports avec les hellènes furent si tardifs, ont dans leur
religion, dans leur langue, une ressemblance éloignée avec On sait comment les Mamertins, Sabins,
Sabelliens ou Samnites (c’est le même mot), s’emparèrent de Capoue, comment
les Mamertins campaniens se rendirent maîtres longtemps après de Messine et
de Rhegium. Ils entrèrent dans ces villes comme alliés et auxiliaires,
massacrèrent la plupart des hommes, épousèrent les femmes. C’est
vraisemblablement à un événement semblable qu’il faut attribuer la fondation
de Rome. Les villages osques ou pélasgiques, dispersés sur les sept collines,
auront été occupés de gré ou de force par un ver
sacrum des bergers sabins. Le nom de Quirinus
et Quirites, n’est autre que celui
de Mamertin, puisque mamers était chez les Sabins identique avec quir, lance, et que le Mars sabin n’était autre
chose qu’une lance. Ces Mamertins se jetèrent audacieusement sur le Tibre,
entre les grandes nations des osques et des étrusques ; de là ils percevaient
des contributions noires sur ces
peuples agricoles. Se recrutant par un asile, ils purent longtemps se
perpétuer sans femmes. Romulus désigne à lui seul un long cycle. L’enlèvement
des Sabines, particularisé par la poésie comme un seul événement, dut revenir
à chaque campagne. On enlevait des femmes en même temps que des esclaves, des
gerbes et des bestiaux. Selon la tradition, le héros Picus (le pivert, l’oiseau fatidique des
Sabins), est père de Faunus-Fauna, ou Fatuus-Fatua, qui a pour fils Latinus ; en
d’autres termes, les oracles du pivert ont guidé vers le Latium les colonies
sabines. Ce Picus, adoré aussi sous le
nom de Picumnus, était chez les Sabins
armé d’une lance ou pique. Chez les laboureurs du Latium, il devient Pilumnus, de pilâ,
mortier pour broyer et moudre. Toutefois le caractère de Les anciens habitants de Rome, soumis
par les Sabins, mais sans cesse fortifiés par les étrangers qui se
réfugiaient dans le grand asile, durent se relever peu à peu. Ils eurent un
chef lorsqu’un lucumon de Tarquinies (Tarquin L’Ancien) vint s’établir parmi
eux ; les Pélasges latins furent réhabilités par la splendeur des Pélasges
étrusques qui apportaient à Rome les richesses et les arts d’un peuple
industrieux et civilisé. Sans doute les douze villes étrusques, qui selon
Denys, envoyèrent à Tarquin L’Ancien la prétexte, le sceptre et la chaise
curule, insignes de la suprématie, faisaient hommage à leur métropole
Tarquinies, dans la personne de ses lucumons devenus maîtres de Rome. Le
patriciat sacré des Tarquiniens prévalut sur le patriciat guerrier des
Sabins. Les Tarquiniens admirent volontiers dans la cité de nouvelles
populations pélasgo-latines qui pouvaient les fortifier contre les guerriers
sabins enfermés dans les mêmes murs. Les latins, les plébéiens furent mieux
traités encore lorsque le pouvoir passa aux clients des lucumons étrusques,
conduits par Servius Tullius, ou plutôt symbolisés par ce nom expressif. Ces
clients étaient frères des latins par leur commune origine pélasgique.
Servius, ou Mastarna, comme l’appelaient les Étrusques, est l’ami, l’allié
des latins. D’après un fragment d’un discours de l’empereur Claude, qui nous
a été conservé, un puissant lucumon nommé Coelius Bibenna aurait rassemblé
une grande armée au temps de Tarquin L’Ancien ; un de ses compagnons,
Mastarna, vint à Rome avec les restes de cette armée et y régna sous le nom
de Servius Tullius ; il donna au mont Coelius le nom de son ancien chef : Servius Tullius, si nostros sequimur, captivâ natus
ocresiâ, si tuscos, coelî quondam vivenoe sodalis fidelissimus, omnis que
ejus casûs comes : postquàm variâ fortunâ exactus cum omnibus reliquiis
coeliani exercitûs etruriâ excessit, montem coelium occupavit, et à duce suo
coelio ità appellitatus (scr. Appellitavit), mutatoque nomine, nam tusce mastarna ei nomen erat, ità appellatus
est ut dixi, et regnum summâ cum reip. utilitate optinuit. Mastarna emmenant, sans
doute, une foule de clients et d’hommes d’une classe inférieure, les
réunissant aux Latins et Sabins qui s’étaient établis dans Rome, dut
renverser le pouvoir sacerdotal des Tarquiniens pour y substituer une
constitution toute militaire, qui donna à la ville le caractère guerrier
qu’elle a conservé. Il substitua au pouvoir de la noblesse celui de la
richesse, les centuries aux curies, l’organisation militaire à la forme
symbolique. Leur ruine ne profite qu’aux
patriciens, aux Sabins, fortifiés par l’arrivée du Sabin Appius et de ses
cinq mille clients.
Cicéron appelle le sénat : omnium terrarum arcem. Toutes les nations
doivent escalader à leur tour cette roche du capitole, où siège la curie, le
sénat. Mais l’héroïque aristocratie qui s’y est enfermée et qui y défend l’unité
sacrée de la cité, luttera vigoureusement. Il faudra deux cents ans aux
plébéiens, aux latins pour y monter ; deux cents ans pour les Italiens
(jusqu’à la guerre sociale) ; trois siècles pour les nations soumises à
l’empire (jusqu’à Caracalla et Alexandre Sévère) ; deux de plus pour les
barbares (410, prise de Rome par Alaric). L’occasion première du combat entre
les patriciens et les plébéiens, ce n’est pas la cité même, à ce qui semble,
c’est la terre. Mais la terre elle-même, l’ager
romanus, mesuré par les augures et limité par les tombeaux
patriciens, est une partie de la cité ; que dis-je, l’ager est la cité, plus que ne l’est la ville
même. Les plébéiens sont admis dans la ville ; ils y habitent, ils y
possèdent. Mais pour posséder l’ager, il
faut avoir le droit des Quirites, le droit des augures et des armes, le droit
des seuls patriciens. Aussi le peuple ne se soucie-t-il pas des terres
profanes qu’on lui offre. Ils aimaient mieux, dit Tite-Live, demander des
terres à Rome qu’en posséder à Antium. Cette grande querelle ne peut donc se
comprendre que par la connaissance de la cité primitive, dont l’ager est une partie, et dans laquelle a son
idéal la cité aristocratique que les patriciens ferment aux plébéiens. Pour arriver à la connaissance de cette
cité à la fois humaine et divine, il faut puiser à deux sources, la loi
divine et la loi humaine, le droit et la religion, jus et fas. La religion
romaine, telle que l’histoire nous en a conservé les vestiges, n’a rien de
primitif ni d’original ; singulièrement humaine et politique dans sa
tendance, elle semble une application pratique des religions étrusques et
latines aux besoins de l’état. Rome consulte l’Étrurie, mais avec défiance,
et en modifiant ce qu’elle en reçoit. La religion romaine semble un
protestantisme à l’égard de la religion étrusque. Il faut étudier avec
précaution cette religion formée par la cité, lorsqu’il s’agit de la cité
primitive. Quant au droit primitif de Rome, nous
en possédons un monument dans les fragments des douze tables. Ces fragments
rapportés par les anciens comme la source du droit de Rome ont été recueillis
par les modernes, rapprochés, classés par ordre de matières, de manière à
présenter l’image d’un code. Mais au premier regard, on s’aperçoit bientôt
que ces lois écrites dans un esprit si divers, appartiennent à des époques
éloignées les unes des autres. Un examen attentif y fait distinguer trois
éléments : d’abord les vieux usages de l’Italie sacerdotale, tout empreints
d’une barbarie cyclopéenne ; puis le code de l’aristocratie héroïque, qui
dominait les plébéiens ; enfin la charte de liberté que ceux-ci lui
arrachèrent. Cette dernière partie peut seule se ramener à une époque, à une
date ; elle seule est une loi proprement dite. Les deux autres sont des
usages, des coutumes écrites à mesure qu’elles risquaient de tomber en
désuétude, et que l’on en voulait perpétuer la tradition. Dans le vieux droit de l’Italie, comme
dans sa religion, une critique sévère peut seule écarter les éléments
modernes, et reconstruire dans la pureté de son architecture primitive cette
cité symbolique, qui s’est déformée en s’étendant par l’agrégation des
populations qui y sont entrées peu à peu. L’élément matériel de la cité, c’est
la famille sans doute ; mais le type, l’idéal de la famille elle-même, c’est
la cité. Il ne s’agit donc pas ici de la famille naturelle. Dans celle qui
nous occupe, le droit public domine. La pierre du foyer (estia,
vesta),
la pierre du tombeau qui limite les champs, voilà les bases du droit
italique. Sur elles sont bâties le droit de la personne, et celui de la
propriété, ou droit agraire. La cité a son foyer comme la famille. Autour du
foyer public convergent les foyers privés ; les propriétés particulières,
égales entre elles, mesurées, définies par une géométrie sacrée, sont
enfermées dans les limites du territoire public, et par elles séparées du
terrain vague et profane qu’occupe l’étranger. Au foyer domestique siègent deux
divinités, le lar,
génie muet des anciens possesseurs, dieu des morts, et le père de famille,
possesseur actuel, génie actif de la maison, dieu vivant pour ses enfants, sa
femme et ses esclaves. Ce nom de père n’a rien de tendre, il ne désigne à
cette époque que l’autorité absolue. Ainsi tous les dieux, ceux mêmes des
morts, sont invoqués sous le nom de pères. Quelque nombreux que soit
le cercle de la famille autour du foyer, je n’y vois qu’une seule personne,
le père de famille. Le vieux génie de la famille barbare est un génie
farouche et solitaire. Les enfants, la femme, les esclaves sont des corps,
des choses, et non des personnes. Ils sont la chose du père, qui peut les
battre, les tuer ou les vendre. La femme est la soeur de ses fils. Dès que,
selon l’ancien usage, le fer d’un javelot a partagé les cheveux de la
fiancée, dès qu’elle a goûté au gâteau sacré (confarreatio),
ou que l’époux a compté au beau-père le prix de la vierge (coemptio), on lui dicte la formule (ubi tu Gaïus, ego Gaïa) ; on
l’enlève, elle passe sans le toucher des pieds le seuil de la maison
conjugale, et tombe selon la forte expression du droit, in manum viri ; son mari est son maître et son juge. Pour qu’il ait
droit de la mettre à mort, il n’est pas nécessaire qu’elle ait violé sa foi ;
il suffit qu’elle ait dérobé les clefs ou qu’elle ait bu du vin. à plus forte
raison, le sort de l’enfant est-il abandonné au père sans condition. L’enfant
monstrueux est détruit à l’instant de sa naissance. Le père peut vendre son
fils jusqu’à trois fois, il peut le mettre à mort. Le fils a beau grandir
dans la cité ; il reste le même dans la famille ; tribun, consul, dictateur,
il pourra toujours être arraché par son père de la chaise curule ou de la
tribune aux harangues, ramené dans la maison et mis à mort aux pieds des
lares paternels. Le consul Spurius Cassius fut, dit-on, jugé et exécuté
ainsi. Vers la fin même de la république, un sénateur complice de Catilina
fut poursuivi et mis à mort par son père. Les obligations des clients à l’égard
du patron ne sont pas sans analogie avec celles des vassaux à l’égard du
seigneur féodal. Ils devaient aider au rachat du patron captif, contribuer
pour doter sa fille, etc. J'ai marqué ailleurs l’énorme différence morale qui
sépara la clientèle du vasselage. Femme, fils, enfants, clients, esclaves,
tous dépendants du père de famille, n’existent comme personnes, ni dans la
famille, ni dans la cité. à eux tous ils n’ont qu’un nom, celui de la gens,
représentée par son chef. Ils s’appellent tous Claudii, Cornelii, Fabii.
Ce nom n’est un nom propre que pour Appius Claudius, Cornelius Scipio, Fabius
Maximus. à lui seul est la terre, et la terre se dit nomen, comme au moyen âge, terra en italien signifia au contraire titre
seigneurial, seigneurie, forteresse. Le père seul a le jus quiritium, le droit de la lance et du
sacrifice. Qui a la lance et le sacrifice, a aussi la terre, et son droit est
imprescriptible. Le droit d’héritage, le droit sur le bien de l’ennemi,
entrent également dans le jus quiritium ; insolente
définition. C’est le droit d’occuper par la main, par la force, mancipatio. Et lorsqu’il faut témoigner devant
le conseil public des terres et des choses vivantes ou inanimées que l’on
possède, c’est la lance (cur, quir) à la main, que s’y présente le Quirite,
symbolisant et soutenant à la fois son droit par ses armes. Point de
testament dans cette forme primitive de la cité. La terre quiritaire passe
avec la lance du père au fils, succession nécessaire et fatale. Si le père en
voulait disposer autrement, il ne pourrait le faire que dans le conseil des
curies (calatis comitiis). La curie
qui répond de ses membres (comme le hundred
germanique), à qui, faute d’héritiers, échoit leur bien, peut seule
autoriser une déviation fondée sur la volonté de l’individu. Ce père de famille, ce nomen, cette personne quiritaire, identifiée
avec la terre et la lance, siège seul, nous l’avons vu déjà, au foyer
domestique. Autour, femme, fils, enfants, clients, esclaves, ont les yeux
fixés sur lui. Lui seul a les sacra privata,
auxquels est communiquée la force des sacra
publica. Que le père dise sur l’un d’eux : sacer esto, il mourra ; le père a l’autel et la
lance ; il parle au nom des dieux et au nom de la force. Comme les dieux, il
s’exprimera par signe, par symbole. Le signe de sa tête a une vertu terrible
; il met tout en mouvement. Dans la cité, dans la famille, même silence.
C’est par une vente simulée avec l’airain et les balances qu’il émancipera
son fils ; pour disputer la possession d’un fonds, il simulera un combat.
S’il sort de ce langage muet, s’il parle, sa parole est irrévocable (uti lingua nuncupassit, ità jus esto). Dans
cette langue sacrée tous les droits sont des dieux : lar, est la propriété de la maison ; dii hospitales, l’hospitalité ; dii penates la puissance paternelle, deus genius le droit de mariage, deus terminus le domaine territorial, dii manes la sépulture. Mais plus la parole
matérielle est sacrée, moins elle admet l’explication, l’interprétation ; la
lettre, la lettre étroite est tout ce qu’il faut y chercher. Elle hait et
repousse l’esprit, qui virgula cadit, causa cadit.
Ainsi les Romains croiront pouvoir détruire Carthage, parce que, dans le
traité, ils ont promis de respecter, non pas urbem,
mais civitatem. La violation du
traité des fourches caudines offre encore un exemple frappant de cette
superstition de la lettre sans égard à l’esprit. La parole du père, la loi de
la famille, celle des pères réunis qui fait la loi de la cité, ont également
la forme nombreuse, la précision rythmique des oracles. La cité elle-même,
qui est la loi matérialisée, n’est que rythme et que nombre. Les nombres
trois, douze, dix et leurs multiples, sont la base de toutes ses divisions
politiques : martia roma triplex, equitatu,
plebe, senatu, hoc numero tribus et sacro de monte tribuni. Trois
tribus, trente curies, trois cents sénateurs, trente villes latines, etc.,
etc. Dans la forme sévère, dans la précision rythmique de la cité se trouve
l’exclusion, la haine de tout élément étranger qui vient en altérer les
proportions. Voilà pourquoi les législateurs de Le patricien sabin ou étrusque, revêtu
seul du caractère augural, avait seul le droit public et privé. Sa parole
était la loi, une loi d’une barbarie cyclopéenne : adversùs hostem oeterna auctoritas esto, droit éternel de
réclamer contre l’ennemi. Hostis, ennemi,
est synonyme d’hospes, étranger, et le plébéien est étranger dans la
cité. Contre le patricien, ministre des dieux, dieu lui-même dans la famille
et dans la cité, il n’y a point d’action (nulla
auctoritas), il ne peut être puni, et s’il commet un forfait, la
curie déclare seulement qu’il a fait mal, improbe
factum. Sous les rois, les plébéiens illustres entrèrent dans le
patriciat, et furent admis à la participation du droit divin et humain, qui
leur assurait la liberté et la propriété. Les plébéiens pauvres furent
employés dans les constructions prodigieuses auxquelles les lucumons
étrusques attachaient les classes inférieures. Ils souffrirent, ils crièrent.
Ils aidèrent à renverser le patriciat sacerdotal des étrusques, et se
trouvèrent alors sans ressources et sans protection contre les patriciens
guerriers qui restaient. Deux cris s’élevèrent du peuple contre les
patriciens dès les premiers temps de la république. Les plébéiens
réclamèrent, les uns des droits, et les autres du pain. Tous les droits
étaient compris sous un seul mot : ager romanus.
celui qui avait part à ce champ sacré, limité par les augures et les
tombeaux, se trouvait patricien de fait. Le mot d’ager
a fait confondre ces deux réclamations si différentes dans leur motif et
dans leur résultat. Les plébéiens les plus nécessiteux cédèrent, acceptèrent
des terres profanes, mesurées à l’image de l’ager
; ils formèrent des colonies, et étendirent au loin la puissance de Rome. Les
autres persistèrent ; ils obtinrent part à l’ager
sacré, ou du moins aux droits de l’ager,
et fondèrent les libertés plébéiennes. La création de deux rois annuels,
appelés consuls, le rétablissement des assemblées par centuries, où les
riches avaient l’avantage sur les nobles, les lois du consul Valerius
Publicola qui baissait les faisceaux devant l’assemblée, et permettait de
tuer quiconque voudrait se faire roi, tous ces changements politiques
n’amélioraient pas la condition du pauvre plébéien. Le droit de provocation
établi par Valerius, était un privilège des patriciens, comme tous les autres
droits. Voyons quelle était, à Rome, la
situation des plébéiens. Le cens du consul Valerius Publicola donna cent
trente mille hommes capables de porter les armes, ce qui ferait supposer une
population de plus de six cent mille âmes, sans compter les affranchis et les
esclaves. Il fallait que cette multitude tirât sa subsistance d’un territoire
d’environ treize lieues carrées. Nulle autre industrie que l’agriculture ;
entourées de peuples ennemis, les terres étaient exposées à de continuels
ravages, et la ressource incertaine du butin enlevé à la guerre ne suffisait
pas pour les compenser. La guerre ôte plus au vaincu qu’elle ne donne au
vainqueur ; quelques gerbes de blé que rapportait le plébéien ne compensaient
pas la perte de sa chaumière incendiée, de ses charrues, de ses boeufs,
enlevés l’année précédente par les Èques ou les Sabins. Lorsqu’il rentrait
dans Rome vainqueur et ruiné, et que ses enfants l’entouraient en criant pour
avoir du pain, il allait frapper à la porte du patricien ou du riche
plébéien, demandait à emprunter jusqu’à la campagne prochaine, promettant
d’enlever aux Volsques ou aux Étrusques de quoi acquitter sa dette, et
hypothéquant sa première victoire. Cette garantie ne suffisait pas : il
fallait qu’il engageât son petit champ, et le patricien lui donnait quelque
subsistance en stipulant le taux énorme de douze pour cent par année. Depuis
l’institution des comices par centuries, le pouvoir politique ayant passé de
la noblesse à la richesse, l’avidité naturelle du Romain fut stimulée par
l’ambition, et l’usure était le seul moyen de satisfaire cette avidité. La
valeur du champ engagé était bientôt absorbée par les intérêts accumulés. La
personne du plébéien répondait de sa dette ; quand on dit la personne du père
de famille, on dit sa famille entière, car sa femme, ses enfants ne sont que
ses membres. Dès lors il pouvait encore voter au forum, combattre à l’armée, il
n’en était pas moins nexus, lié ; ce
bras qui frappait l’ennemi sentait déjà la chaîne du créancier. La terrible diminutio capitis était imminente. Le
malheureux allait, venait, et déjà il était mort. Enfin l’époque fatale
arrive. Il faut payer. La campagne n’a pas été heureuse. L’armée rentre dans
Rome. Que deviendra le plébéien ? Les douze tables donnent la réponse. Elles
n’ont fait que consacrer les usages antérieurs. Écoutons ce chant terrible de la loi. Qu’on l’appelle en justice. S’il n’y va, prends des
témoins, contrains-le. S’il diffère et veut lever le pied, mets la main sur
lui. Si l’âge ou la maladie l’empêchent de comparaître, fournis un cheval,
mais point de litière. Eh ! Quoi ! Le malheureux est revenu blessé
dans Rome ; son sang coule pour le pays ; le jetterez-vous mourant sur un
cheval ? N’importe, il faut aller. Il se présente au tribunal avec sa femme
en deuil, et ses enfants qui pleurent. Que le
riche réponde pour le riche ; pour le prolétaire, qui voudra. — La dette avouée, l’affaire jugée, trente jours de délai.
Puis, qu’on mette la main sur lui, qu’on le mène au juge. — Le coucher du soleil ferme le tribunal. La
destinée du plébéien et de toute sa famille sera décidée entre midi et le
soir. S’il ne satisfait au jugement, si personne
ne répond pour lui, le créancier l’emmènera, et l’attachera avec des
courroies ou avec des chaînes qui pèseront quinze livres au plus ; moins de
quinze livres, si le créancier le veut. — Que
le prisonnier vive du sien. Sinon, donnez-lui une livre de farine, ou plus à
votre volonté. Grâce soit rendue à l’humanité de la loi ! Elle
permet au créancier d’alléger la chaîne et d’augmenter la nourriture ; elle
lui permet bien d’autres choses en ne les défendant pas, et les fouets, et
l’humidité d’une prison ténébreuse, et la torture d’une longue immobilité... j’aime
encore mieux m’arrêter dans l’horreur de ce cachot, que de chercher ce qu’est
devenue la famille du pauvre misérable, esclave aujourd’hui comme lui.
Heureux si par une émancipation prudente, il a su préserver à temps ses
enfants. Sinon, leur père pourra, de l’ergastulum obscur où on le retient, les
entendre crier sous le fouet, ou peut-être au milieu des derniers outrages,
l’appeler à leur secours... S’il ne s’arrange
point, tenez-le dans les liens soixante jours ; cependant produisez-le en
justice par trois jours de marchés, et là, publiez à combien se monte la
dette. Hélas ! Lorsque l’infortuné sortira des tortures du cachot
pour subir le grand jour et l’infamie de la place publique, ne se
trouvera-t-il donc personne pour l’arracher à ces mains cruelles ? Au troisième jour de marché, s’il y a plusieurs
créanciers, qu’ils coupent le corps du débiteur. S’ils coupent plus ou moins,
qu’ils n’en soient pas responsables. S’ils veulent, ils peuvent le vendre à
l’étranger au-delà du Tibre. Ainsi dans Shakespeare, le juif
Shylock, stipule, en cas de non paiement, une livre de chair à prendre sur le
corps de son débiteur. Il ne faut pas s’étonner s’il y eut un
grand tumulte sur la place, lorsqu’on vit pour la première fois un pauvre
vieillard, s’élancer couvert de haillons, hâve et défait comme un mort, les
cheveux et le poil longs, hérissés, comme d’une bête sauvage, et qu’on
reconnut dans cette figure effrayante un brave soldat, dont la poitrine était
couverte de cicatrices. Il conta que dans la guerre des Sabins, sa maison
avait été brûlée, ses troupeaux enlevés, puis les impôts tombant sur lui à contretemps...
De là des dettes, et l’usure nourrie par l’usure, ayant, comme un cancer
rongeur, dévoré tout ce qu’il avait, le mal avait fini par atteindre son
corps. Il avait été emmené, par un créancier, par un bourreau... Tout son dos
saignait encore de coups de fouet... un cri d’indignation s’éleva. Les
débiteurs, ceux même qui n’y avaient d’autre intérêt Les consuls étaient alors un Appius et
un Servilius, noms expressifs du chef de l’aristocratie et du partisan du
peuple (servius, servilius
à servo). Ce dernier rôle passe à divers individus, aux Valerius,
aux Menenius, aux Spurius Cassius, Spurius Melius, Mecilius, Metilius,
Manlius. Les favoris du peuple apparaissent un instant et font place à
d’autres. Ceux qui connaissent la race romaine,
qui ont retrouvé dans Rome et sur les montagnes voisines cette sombre
population, orageuse comme son climat, qui couve toujours la violence et la
frénésie, ceux-là sentiront le récit de Tite-Live. L’armée pouvait d’un
moment à l’autre descendre dans la ville, où les plébéiens l’auraient reçue ;
l’ennemi pouvait en six heures venir du pays des Èques ou des Herniques. Les
patriciens envoyèrent au peuple celui des leurs qui lui était le plus
agréable, Menenius Agrippa. Il leur adressa l’apologue célèbre des membres et
de l’estomac, véritable fragment cyclopéen de l’ancien langage symbolique.
L’envoyé eut peu de succès. Les plébéiens voulurent un traité. Un traité
entre les patriciens et les plébéiens, entre les personnes et les choses ! Ce
mot seul, a dit un grand poète, vieillit l’apologue de Menenius d’un cycle
tout entier. Ils refusèrent de rentrer dans Rome,
s’il ne leur était permis d’élire parmi eux des tribuns qui les
protégeassent. Les deux premiers furent Junius Brutus et Sicinius Bellutus (à belluâ, c’est sans doute un synonyme de Brutus). Humbles furent d’abord les pouvoirs et
les attributions de ces magistrats du peuple. Assis à la porte du sénat, ils
en écoutaient les délibérations sans pouvoir y prendre part. Ils n’avaient
aucune fonction active. Tout leur pouvoir était dans un mot : veto, je m’oppose. Avec cette unique parole,
ils arrêtaient tout. Le tribun n’était que l’organe, la voix négative de la
liberté. Mais cette voix était sainte et sacrée. Quiconque mettait la main
sur un tribun était dévoué aux dieux : sacer esto.
C’est de ce faible commencement que partit cette magistrature qui devait
emprisonner les consuls et les dictateurs descendant de leur tribunal. Le
pauvre eut mieux qu’il ne voulait. Muet jusque-là, il acquit ce qui distingue
l’homme : une voix ; et la vertu de cette voix lui donna tout le reste. |