HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE I — ORIGINE, ORGANISATION DE LA CITÉ.

CHAPITRE PREMIER. Les rois. Époque mythique.

 

 

Le héros romain, le fondateur de la cité, doit être d’abord un homme sans patrie et sans loi, un outlaw, un banni, un bandit, mots synonymes chez les peuples barbares. Tels sont les Hercule et les Thésée de la Grèce. Encore aujourd’hui, les banditi sont la partie héroïque du peuple romain. Le héros du peuple le plus héroïque du moyen âge, le normand Roger, fondateur de la monarchie sicilienne, se vantait d’avoir commencé par voler les écuries de Robert Guiscard.

Le type de l’héroïsme n’est pas chez les Romains un dieu incarné, comme dans l’Asie. La mission de Romulus est moins haute ; pour fonder la cité, c’est assez d’un fils des dieux. Il naît, non pas d’une vierge, comme les dieux indiens, mais au moins d’une vestale. En lui, comme en sa cité, s’unit l’esprit du Mars italien, occidental (mors, mavors, mamers), qui ne connaît de supériorité que celle de la force, et l’esprit de la Vesta orientale, mystérieux principe de la hiérarchie religieuse et civile. Dans le seul Romulus, coexistent déjà les plébéiens et les patriciens.

Aussi est-il d’abord présenté comme double ; il a un frère (Romus, Romulus, comme Poenus, Poenulus, etc.), et il le tue. Il suffit, en effet, que la dualité primitive soit exprimée dans la fondation de la ville. Remus en saute les remparts, en détruit l’unité. Il faut qu’il disparaisse, qu’il meure, jusqu’à ce que l’introduction des étrangers dans Rome permette à la dualité de reparaître avec Tatius, que Romulus sera encore accusé d’avoir tué. Au reste, ces meurtres symboliques ne feront pas plus de tort au bon et juste Romulus que la mutilation de Saturne n'en fait au père des dieux et des hommes.

L’Astyage d’Hérodote craignait que sa fille Mandane ne lui donnât un petit-fils. L’Amulius de Tite-Live craint que sa nièce Ilia ne lui donne un arrière neveu. Tous deux sont également trompés. Romulus est nourri par une louve, Cyrus par une chienne. Comme lui, Romulus se met à la tête des bergers ; comme lui, il les exerce tour à tour dans les combats et dans les fêtes. Il est de même le libérateur des siens. Seulement les proportions de l’Asie à l’Europe sont observées : Cyrus est le chef d’un peuple, Romulus d’une bande ; le premier fonde un empire, le second une ville.

La cité commence par un asile, vetus urbes condentium consilium ; mot profond que la situation de toutes les vieilles villes de l’antiquité et du moyen âge commente éloquemment. La citadelle et l’aristocratie au sommet d’un mont ; au-dessous l’asile et le peuple. Tel est l’asile de Romulus entre les deux sommets du capitole (intermontium).

La ville est fondée, la ville de la guerre. Il faut que la lutte s’engage avec les villes voisines. L’origine de la tentation dans les traditions de tous les peuples, le symbole du désir qui attire l’homme hors de lui, l’occasion de la guerre et de la conquête, c’est la femme. Par elle commence la lutte héroïque. Les amantes de Rama et de Crishna sont ravies dans les poèmes indiens par Ravana et Sishupala ; Brunhild par Siegfried dans les Nibelungen ; dans le livre des héros, Chriemhild enlevée par le dragon, comme Proserpine par le roi des enfers. Hélène quitte Ménélas pour le troyen Pâris ; l’adroite Pénélope élude avec peine la poursuite de ses amants. Le progrès de l’humanité est frappant. Parti chez les indiens de l’amour mystique, l’idéal de la femme revêt chez les germains les traits d’une virginité sauvage et d’une force gigantesque, chez les grecs ceux de la grâce et de la ruse, pour arriver chez les Romains à la plus haute moralité païenne, à la dignité virginale et conjugale. Les sabines ne suivent leurs ravisseurs que par force ; mais devenues matrones romaines, elles refusent de retourner à la maison paternelle, désarment leurs pères et leurs époux, et les réunissent dans une même cité.

C’est, dit Plutarque, en mémoire de l’enlèvement des sabines qu’est restée la coutume de porter la nouvelle mariée lorsqu’elle passe le seuil de la maison de son époux et de lui séparer les cheveux avec la pointe d’un javelot. Etc.

Ainsi, au temps de Plutarque, le souvenir de la barbarie des vieux âges est déjà effacé, et l’on rapporte à la constitution primitive tout ce que le progrès des siècles a pu amener d’adoucissements dans les moeurs. Les usages sont donnés pour des lois. Le temps, ce grand législateur des peuples enfants, n’est compté pour rien dans cette histoire. Romulus crée la puissance paternelle, il institue le patronage, partage le peuple en patriciens, chevaliers et plébéiens. Il fait exercer les arts mécaniques par les esclaves et les étrangers, réserve aux Romains l’agriculture et la guerre. Il attribue aux dieux leurs temples, leurs autels, leurs images, il règle leurs fonctions en prenant dans la religion des grecs ce qu’il y avait de meilleur (Denys et Plutarque).

Les Romains reçoivent les Sabins dans leurs murs, ou plutôt réunissent la ville du Palatin et du Capitole à celle que les Sabins possédaient sur le Quirinal. Ils prennent Fidène aux Etrusques, et y forment un établissement. Voilà déjà le mouvement alternatif de la population qui fera la vie et la force de Rome, adoption des vaincus, fondation des colonies.

Romulus meurt de bonne heure et de la main des siens. Tel est le caractère du héros : il apparaît sur la terre, la régénère par ses exploits ou ses institutions, et périt victime de la perfidie. C’est la fin commune de Dschemschid, d’Hercule, d’Achille, de Siegfried et de Romulus. Le fondateur de la cité disparaît au milieu d’un orage, enlevé par les dieux, ou déchiré par les patriciens.

Ce dernier trait éclaire à une grande profondeur la sombre histoire des rois de Rome. Dans la création de ce caractère de Romulus, l’influence plébéienne est visible. Le premier mot de son histoire accuse l’atrocité du vieux culte oriental et patricien. Ilia et Romulus au berceau sont les victimes de Vesta. Romulus ouvre un asile à tous les hommes, sans distinction de loi ou de culte. Les patriciens auxquels il associe, chaque jour, des étrangers dans la possession de la cité nouvelle, le font périr, et lui substituent dans Numa le gendre du sabin Tatius, collègue et ennemi de Romulus qui est accusé de l’avoir fait tuer. Le successeur de Romulus est l’idéal patricien. Il introduit dans Rome le culte de Vesta, dont Romulus naissant avait éprouvé si cruellement la sévérité.

Si les plébéiens eussent continué le récit, Numa eût été représenté sous des couleurs moins favorables. Mais ici les patriciens prennent évidemment la parole. Ce Numa, tout guerrier et barbare qu’il devrait être en sa qualité de sabin, nous est dépeint sous les traits d’un pontife étrusque. De toutes les muses il n’honore que Tacita, ce que les grecs ont exprimé à leur manière en le faisant disciple de Pythagore, plus récent d’un siècle. Il écrit des livres comme Tagès et Bacchès. Il substitue l’année de douze mois à celle de dix. Son égérie qui lui dicte ses lois, a, comme la Tanaquil de Tarquin L’Ancien, le caractère d’une Velleda celtique ou germanique. Né le jour même de la fondation de la ville, Numa symbolise les étrangers admis dans Rome dès sa naissance. Il fonde le temple de Janus, ouvert pendant la guerre, fermé pendant la paix. Il établit les saliens, les flamines. Il consacre la propriété par le culte du dieu Terme, etc.

C’est un plaisir de voir comment les historiens sophistes de la Grèce romaine s’y sont pris pour adoucir les traits austères de l’idéal patricien. Numa est un philosophe contemplatif, retiré dans la solitude, se promenant dans les bois et les prairies consacrées aux dieux, jouissant de leur société intime et de leur conversation (Plutarque). Comment décider un pareil homme à accepter la royauté. On raconte que Marc-Aurèle, apprenant qu’il venait d’être adopté par Antonin, improvisa une longue dissertation sur les avantages et les inconvénients du souverain pouvoir. Il faut aussi d’interminables discours sur ce sujet pour décider le bon Numa. Il accepte, mais c’est toujours dans un vallon solitaire qu’il reçoit pendant la nuit les conseils de la nymphe égérie, son épouse ou son amante. Le vieillard austère (incanaque menta regis romani...) est métamorphosé en une espèce d’Endymion.

Une génération suffit pour que les sauvages compagnons de Romulus deviennent pacifiques comme les grecs, leurs historiens. Et le peuple romain n’est pas le seul que la douceur et la justice d’un tel roi aient adouci et charmé. Toutes les villes voisines semblent avoir respiré l’haleine salutaire d’un vent doux et pur qui vient du côté de Rome ; il s’insinue dans les coeurs des hommes un désir de vivre en repos et de labourer la terre, d’élever tranquillement leurs enfants, et de servir et honorer les dieux ; bientôt ce ne sont plus partout que jeux, fêtes, sacrifices et banquets. Les peuples se fréquentent, se mêlent les uns aux autres sans crainte, sans danger. Ainsi la sagesse de Numa est comme une vive source de biens qui rafraîchit et féconde toute l’Italie (Plutarque).

Heureusement l’histoire de Tullus Hostilius nous fait sortir de ces puérilités romanesques. Ici la rudesse du génie national a repoussé les embellissements des grecs. C’est un chant tout barbare : Horace tue sa soeur. Le père déclare que sa fille a été tuée justement, et qu’il l’aurait tuée lui-même. Voilà ce terrible droit du père de famille sur ceux qui sont en sa puissance (sui juris), droit qu’Amulius a déjà exercé sur les deux fils de sa nièce Ilia. Enfin l’épouvantable supplice dont Tullus punit la trahison du dictateur d’Albe, nous replace dans la réalité historique, et nous rappelle à ces moeurs féroces, que les molles fictions des grecs nous faisaient perdre de vue tout à l’heure.

Sauf la diversité des embellissements poétiques, et la multiplication des combattants par trois (un pour chaque tribu), le combat des Horaces et des Curiaces répond à celui de Romulus et Remus. Si les combattants ne sont plus frères, ils sont alliés. De même que Romulus, Remus sont deux formes du même mot, Horace doit être une forme de Curiace ; ainsi chez nous Clodion, Hlodion, suivant la véritable orthographe ; Clotaire, Hlotaire ; Clovis, Hlodowig ; Childeric, Hilderic ; Hildebert, Childebert ; Chilpéric, Hilpéric ; etc. curiatius (à curiâ) veut dire noble, patricien (janus curiatius). Ce combat n’est autre que celui des patriciens des deux pays. L’hymen et la guerre se mêlent comme dans l’histoire des sabines. Ici l’héroïne est une romaine, elle intervient aussi, mais trop tard pour séparer les combattants. La guerre finit comme le combat de Romulus et Remus, par un parricide. Horace tue sa soeur ; Rome tue Albe, sa soeur ou sa mère, ce qui est peut être la même chose individualisée par la poésie ; un nom de femme pour un nom de cité. Mais il fallait justifier ce meurtre de la métropole par la colonie. Les Romains ne pouvant faire que des guerres justes, il faut qu’Albe ait mérité son sort. Que fera l’historien ? Sans s’inquiéter de la vraisemblance, il soulève Fidène, colonie récente de Rome, et donne ainsi occasion à la trahison du dictateur d’Albe, Métius Suffétius, dont il avait besoin pour motiver la destruction d’Albe et la translation des albains à Rome.

Tullus Hostilus périt pour avoir osé porté la main aux autels, et y faire descendre la foudre comme savaient le faire les pontifes, c’est-à-dire les praticiens. Il est également impossible de comprendre comment un plébéien aurait régné, et comment un patricien pouvait s’attirer la colère des dieux en s’occupant des choses sacrées. Quoi qu’il en soit, le guerrier périssant pour avoir entrepris sur les droits des pontifes, c’est-à-dire des praticiens, nous rappelle la fin de Romulus, qu’ils mirent en pièces. Et si l’on songe qu’un Hostilius est nommé parmi les compagnons de Romulus qui combattirent Remus, ce nouveau rapport ajouté à tant d’autres conduira peut-être à juger que Romulus et Tullus, quoique séparés par Numa, ne sont qu’une même personnification d’un fondateur guerrier de Rome, en opposition au fondateur pacifique. Ainsi se trouverait complétée la ressemblance entre l’histoire de Cyrus et celle de Romulus-Tullus. Le premier renverse l’empire des mèdes, patrie de sa mère Mandane, comme le second détruit la ville d’Albe, patrie d’Ilia.

Ancus, petit-fils du pacifique Numa, et surnommé Martius, présente un mélange de traditions confuses, et la réunion de caractères contradictoires dans le même individu. Sans parler encore des falsifications généalogiques que nous devons signaler, tout ce règne offre une suite d’énigmes et de scandales historiques. D’abord, ce descendant du mystérieux Numa qui avait fait enfouir tous ses écrits dans son tombeau, publie sur des tables les mystères de la religion, qui, tant de siècles après, furent encore ignorés des plébéiens. Il fonde le port d’Ostie pour un peuple sans marine et sans navigation. Il établit les latins vaincus sur l’Aventin, et fonde ainsi la partie de Rome qu’on pourrait appeler la cité plébéienne ; cependant nous voyons longtemps après passer à la grande satisfaction du peuple la loi qui partage entre les plébéiens les terres de l’Aventin. Le même Ancus, si maltraité par le poète, comme trop populaire, creuse sous le mont Capitolin et en vue du forum, cette prison cruelle, qui jusqu’à l’époque où les lois d’égalité furent rendues, ne pouvait s’ouvrir que pour les plébéiens. Il est vraisemblable que ce monstre en discorde avec lui-même doit être partagé en deux ; une moitié, les victoires d’Ancus sur les latins, ira rejoindre Romulus ou Tullus ; l’autre, je parle du pont vers l’Étrurie, de la prison, du port, des salines établies sur la rive étrusque du Tibre, appartiendra à la domination des rois étrusques. Les Etrusques, peuple navigateur, avaient besoin du port ; le premier pont doit être l’ouvrage du gouvernement des pontifes (pontifex, faiseur de ponts, Festus) ; et la dureté de la domination des étrangers sur Rome dut rendre la prison nécessaire. C’est sous Ancus que la tradition place l’arrivée de lucumon Tarquin à Rome, pour parler comme les annalistes qui ont pris un nom de dignité et de pays pour un nom propre. Il fallait dire le lucumon, ou plutôt, les lucumons de Tarquinies. Examinons la suite du récit. Le corinthien Démarate se réfugie à Tarquinies, et son fils aîné y devient lucumon, c’était le nom des patriciens étrusques. Ce fils s’établit à Rome à l’instigation de sa femme Tanaquil, savante dans la doctrine augurale. Il y est reçu si favorablement par le peuple et par le roi que ce dernier le nomme tuteur de ses enfants. A la mort d’Ancus, Tarquin envoie ses pupilles à la chasse, et dans leur absence, séduit le peuple par une harangue flatteuse. On sent ici que l’historien, dominé par les habitudes grecques, a considéré la Rome d’alors avec ses curies aristocratiques et son sénat patricien, comme ces mobiles ecclésies des cités ioniques, où la tyrannie était souvent le prix de l’éloquence. Le nouveau roi de Rome, c’est-à-dire d’une ville dont le territoire s’étendait à peine hors de la vue de ses murs, soumet en quelques années tout le Latium, bat les Sabins et reçoit la soumission de la grande nation des étrusques. Qu’on songe qu’une seule des douze cités de l’Étrurie suffit quelques années après pour mettre Rome à deux doigts de sa perte, et qu’il fallut aux Romains trois cents ans de guerre pour se rendre maîtres de Véies.

L’analogie que nous avons remarquée entre Romulus et Tullus Hostilius, quoique séparés par le législateur Numa, se représente entre Tarquin L’Ancien et Tarquin Le Superbe, tout séparés qu’ils sont par le législateur Servius. La construction du Capitole et des égouts, l’établissement de la suprématie de Rome sur ses alliés latins, sont également attribués aux deux Tarquins. Tous deux défont les Sabins. Tous deux règnent sans consulter le sénat. Le premier y introduit les patres minorum gentium, chefs de nouvelles familles patriciennes ; le second appelle autour de lui des étrangers, ce qui est probablement la même chose sous une autre forme. Même caractère religieux dans les deux Tarquins ; l’ancien élève une statue à Accius Naevius où il est représenté, coupant un caillou avec un rasoir ; le second achète les livres sibyllins. Voilà deux règnes qui se ressemblent fort, et peut-être n’en est-ce qu’un, racontés de deux manières différentes. Malgré toutes ces ressemblances, le premier Tarquin est traité avec autant de faveur que l’autre avec sévérité. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, les constructions du premier font sa gloire ; celles du second lui sont reprochées comme une partie de sa tyrannie. La fable de Mézence, dans sa brièveté terrible est un souvenir plus ancien et plus confus de la tyrannie des étrusques sur le Latium. Mortua quin etiam jungebat corpora vivis, etc.

L’atrocité des supplices est un trait caractéristique des gouvernements orientaux, et celui des Etrusques est oriental au moins par son génie. Pendant la domination des Etrusques, Rome dut changer de gouvernement selon les révolutions de l’Étrurie. Ainsi, lorsque le lucumon Cele Vibenna, émigra avec une armée composée sans doute de clients et de serfs, que cette armée envahit Rome, et que la mort du chef mit sa puissance aux mains de son client Mastarna, ce dernier protégea les hommes des rangs inférieurs, les derniers venus dans ce grand asile des populations italiques. étranger lui-même, il voulut que les plébéiens, c’est-à-dire les étrangers, eussent part au pouvoir en proportion de leurs richesses. à côté de l’ancienne assemblée des curies, auxquelles prenaient part les seuls patriciens, il fonda celle des centuries.

Combien de temps dura cet ordre de choses ? Rien ne nous porte à en borner la durée à celle de la vie d’un homme. Il est probable que la période plus ou moins longue dans laquelle les plébéiens prirent part aux assemblées, fut désignée ignominieusement par les patriciens, comme le règne du fils de l’esclavage, de servius (servius, captivâ natus). Ainsi l’expulsion des Tarquiniens, comme la fondation du tribunat, ont été personnifiés outrageusement sous le nom de brutus, mot presque synonyme de servius, puisqu’il signifiait originairement esclave révolté.

Les plébéiens n’auront pas ôté à Servius ce nom ignoble que lui donnaient les patriciens. Ils l’ont accepté, comme les révoltés de la Calabre avaient adopté celui de brutii, comme les insurgés de Hollande se sont fait honneur du nom de gueux. Mais en dédommagement ils ont comblé leur roi favori de toutes les vertus qui donnent la popularité. Le bon roi Servius rachetait les débiteurs devenus esclaves, payait leurs dettes, et distribuait des terres aux pauvres plébéiens. Si la confédération latine reconnut la suprématie de Rome, sous la tyrannie des Tarquiniens, elle ne pouvait manquer de s’y soumettre pendant le règne de servius. Les villes latines envoyaient leurs députés au temple de Djanus-Djana (Janus-Juno), qu’il fonda sur la montagne plébéienne, sur l’Aventin, lieu commun aux Romains et aux latins, où les plébéiens, c’est-à-dire les latins récemment admis dans la cité, cherchèrent plus tard un refuge contre la tyrannie des patriciens, anciens habitants de Rome (undè inchoastis initia libertatis vestroe), et qui ne fut enclos qu’au temps de l’empire, dans le pomoerium, dans l’enceinte sacrée de la ville, dans la Rome soumise à la puissance augurale des patriciens. C’est là ce sombre Aventin, la montagne de Remus, occupée par lui sous de mauvais auspices, la montagne où les pierres pleuvent si souvent dans Tite-Live, où l’on voit se former les orages : hoc nemus, hunc, inquit, frondoso vertice collem, quis deus incertum est, habitat deus. Le poète étrusque rapporte sans la comprendre, une tradition de l’Étrurie, exprimée symboliquement. Plus d’une fois sans doute, les patriciens virent se former sur la montagne plébéienne les orages qui allaient fondre sur le forum.

Servius devenant un homme, il faut qu’il périsse pour faire place à la domination nouvelle des Tarquiniens. Servius avait marié les deux Tullia, ses deux filles, aux deux fils de Tarquin L’Ancien ; la bonne Tullia avait épousé le méchant Tarquin ; la méchante avait eu le bon pour époux. Celle-ci empoisonne son mari, et décide son beau-frère à s’unir à elle en empoisonnant sa femme. Ce double crime n’est que le prélude et le moyen d’un plus grand. Tarquin s’asseoit dans le trône de Servius, précipite le vieillard par une fenêtre, et l’horrible Tullia qui vient féliciter son époux, n’hésite pas à faire passer son char sur le corps de son père. Je ne sais ce que pensera le lecteur de cette opposition symétrique du bon et du mauvais Tarquin, de la bonne et de la mauvaise Tullia, de cet empoisonnement à contre partie, et de l’union des deux criminels, tolérés par le bonhomme Servius. Quant à moi, plutôt que d’admettre ce roman, j'aimerais mieux voir dans la mauvaise fille de Servius une partie des plébéiens, qui, quoique élevés à la vie politique par les institutions nouvelles, appellent les Tarquiniens à Rome, et s’unissent à eux pour tuer la liberté publique. Et ce n’est pas la première fois que Servius a été tué par les Tarquiniens. C’est toujours la même histoire de Remus tué par son frère, de Romulus déchiré par les patriciens, de Tullus périssant pour avoir attenté aux droits des augures et des pontifes. Les plébéiens sont Remus qui occupe l’Aventin, qui n’a pas les auspices, qui méprise l’enceinte sacrée du pomoerium ; ils sont Romulus, en tant qu’ils contribuent par leur admission successive dans la cité, à l’éternelle fondation de Rome, qui fut d’abord et toujours un asile. Mais ils ont été et seront toujours déchirés par les patriciens. Ils sont Tullus Hostilius, comme principe militaire de Rome, en opposition, en hostilité avec le principe religieux. Ils sont Servius, comme gens d’une naissance inférieure. Tués sous le nom de Servius (fils de l’esclave), ils ressuscitent deux fois sous le nom de Brutus (esclave révolté), d’abord à l’expulsion des Tarquiniens, qui donne lieu à l’établissement des consuls, et ensuite à la fondation du tribunat. Le premier consul, le premier tribun, s’appellent également Brutus.

Cette nécessité poétique d’individualiser les idées dans un langage incapable d’abstractions, obligea les Romains de personnifier la liberté naissante sous le nom d’un roi. Pour que ce roi soit populaire, on suppose qu’il eut l’intention d’abdiquer, et que plus tard dans la fondation de la république, on suivit ses mémoires. Aussi le souvenir de Servius resta cher à ce peuple, tout ennemi qu’il était du nom de roi. Comme la tradition le faisait naître un jour de nones, sans qu’on sût de quel mois, les plébéiens célébraient sa naissance tous les jours de nones. Le sénat jugea même nécessaire d’ordonner que désormais les marchés ne seraient plus tenus les jours de nones, de crainte que le peuple des campagnes se trouvant réuni, n’entreprît de rétablir par la violence les lois de Servius.

Dès le commencement du règne des Tarquiniens, nous sommes entrés dans un monde de prodiges, d’oracles, de symboles ; l’esprit sacerdotal, c’est-à-dire pélasgo-étrusque, est visible, quelques efforts qu’aient fait les grecs pour helléniser ces lucumons. Nous avons déjà rappelé l’histoire si originale de l’augure Accius Noevius et des livres sybillins. Lorsque le premier Tarquin descend le Janicule avec sa femme Tanaquil pour entrer dans Rome, l’aigle oriental, l’oiseau royal de la Perse et de Rome, lui enlève le pileus et le lui replace sur la tête. Servius au berceau est environné d’une flamme divine qui l’illumine sans le blesser. D’autres prodiges effraient Tarquin Le Superbe qui envoie consulter l’oracle de Delphes. Les envoyés sont ses deux fils et son neveu Brutus qui, par crainte du tyran, cachait sa sagesse sous une apparente imbécillité. Il offre au dieu le symbole de sa folie simulée, un bâton de bois creux qui contient un lingot d’or. C’est ainsi que dans Hérodote, les scythes, envoient à Darius des présents symboliques. L’oracle ayant annoncé aux jeunes gens que celui-là régnerait qui baiserait sa mère, Brutus se laisse tomber et baise la terre, mère commune des hommes. Autre fait non moins caractéristique. Tarquin Le Superbe ne pouvant prendre la ville de Gabies, un de ses fils s’y introduit comme exilé par son père, et il lui envoie secrètement un messager pour lui demander conseil. Tarquin ne répond rien, mais il se promène en silence dans son jardin, abattant avec une baguette la tête des pavots les plus élevés. Sextus comprend qu’il faut faire périr les principaux gabiens. Voilà bien le langage symbolique de la muette Étrurie.

Si l’on pouvait douter que ces Tarquiniens fussent des lucumons étrusques, comme leur nom l’indique, comme les historiens le rapportent uniformément, il suffit de les voir se réfugier d’abord à Céré, dans la même ville où plus tard les vestales portèrent les choses saintes à l’approche des Gaulois (cere, ceremonia).

Il est vrai que Tarquin se réfugie ensuite chez un latin, chez son gendre Octavius Mamilius ; mais ce latin est de Tusculum ; et c’est dans le territoire de Tusculum (in tusculano agro) que se donne la grande bataille du lac Rhégille où les Tarquins perdent leurs dernières espérances. Enfin, ce qui me semble décisif, Tarquin chasse du capitole tous les dieux latins, excepté la jeunesse et le dieu Terme, pour y établir les trois grandes divinités étrusques qui devinrent le Jupiter, la Junon et la Minerve des Romains. J'ai peine à comprendre comment Niebuhr qui en fait lui-même la remarque, s’obstine à faire venir les Tarquins du Latium. La forme même du Capitole qui répond à celle des temples étrusques, témoigne de l’origine de ses fondateurs. La fondation solennelle de Rome, sa forme primitive (roma quadrata, comme cosa, etc.), le mystère étrusque du pomoerium, attribué à l’Albain Romulus, se rapportent bien plus naturellement à cette époque de la royauté romaine où l’influence étrusque est partout visible. Il faut un gouvernement sacerdotal, vivace et patient, comme ceux de l’Inde, de l’Egypte et de l’Étrurie, une de ces théocraties qui croient à leur éternité, pour élever ces prodigieux monuments, qu’un roi commencerait peut-être, mais qui seraient abandonnés par son successeur : ce capitole, dont l’emplacement seul dut être préparé par de si grands travaux, et qui embrassait une enceinte de huit cents pieds de circonférence, cette cloaca maxima qui porte Rome depuis tant de siècles, et semble encore aujourd’hui plus ferme et plus entière que la roche Tarpéienne qui la domine.

L’expulsion des prêtres-rois de Tarquinies, était célébrée tous les ans à Rome par une fête ; comme l’était chez les perses, la magophonie, le massacre des mages, c’est-à-dire des prêtres mèdes, qui, à la mort de Cambyse, avaient usurpé la royauté sur les Perses. Toutefois les Romains, comme les perses, reconnaissaient la supériorité de ceux qu’ils avaient traités si mal. Il continuèrent de consulter les augures étrusques dans les occasions importantes ; les patriciens leur envoyaient même leurs enfants en Étrurie ; mais le peuple les vit toujours avec défiance, et lorsqu’il se crut trompé par eux, il les punit cruellement et sans égard à leur caractère sacré. La statue d’Horatius Coclès, ayant été frappée de la foudre, on fit venir des haruspices étrusques, qui, en haine de Rome, conseillèrent de la faire descendre dans un lieu que le soleil n’éclairait jamais. Heureusement la chose se découvrit, et l’on plaça la statue dans un lieu plus élevé, ce qui tourna au grand avantage de la république. Les haruspices avouèrent leur perfidie et furent mis à mort. On en fit une chanson que chantaient les petits enfants par toute la ville : malheur au : mauvais conseiller ; sur lui retombe son conseil.

Ces traditions injurieuses pour les étrusques, conservées par un peuple qui révérait leur science, et leur devait une partie de sa religion, ne supposent-elles pas la crainte qu’ils ne reprissent leur ancienne suprématie ? Au reste, la royauté semblait si inhérente à la prêtrise, que malgré l’odieux du nom de roi, l’on conserva toujours sous la république un rex sacrorum. si l’on songe que la religion romaine était liée toute entière à la doctrine étrusque des augures, ce nom de roi semblera appartenir en propre à l’Étrurie. Mais, retournons au récit de Denys et de Tite Live. Au moment où l’outrage fait à Lucrèce par un des Tarquins souleva le peuple contre eux, ils avaient confié la première magistrature, la place de tribun des celeres à l’imbécile Brutus. Il usa du pouvoir de cette charge pour les chasser de Rome et ensuite de Collatie. Ils restèrent à Gabies, et sans doute à Tusculum. Ce Brutus qui fait exiler Tarquin Collatin, l’époux infortuné de Lucrèce, comme appartenant à la famille des tyrans, est lui-même fils d’une Tarquinia et neveu de Tarquin Le Superbe. Cette contradiction choquante semble indiquer que toute cette histoire exprime par des noms d’hommes des idées générales ou collectives.

Brutus, fils de Tarquinia, peut signifier l’indépendance nationale succédant à la tyrannie des Tarquiniens. Les fils de Brutus sont les Romains affranchis ; quelques-uns d’entre eux conspirent pour le rappel des Tarquiniens, et sont condamnés par Brutus, leur père. Les grecs qui rédigeaient les premiers l’histoire romaine, d’après les brèves indications des anciens monuments, n’y trouvant plus le nom de Brutus, qu’à l’époque du tribunat, ne pouvant le faire vivre si longtemps, et ne concevant point que Brutus, originairement patricien puisqu’il fut le premier consul, devienne plébéien pour fonder le tribunat, tirent encore d’une idée deux hommes, comme Romulus et Tullus, comme Tarquin L’Ancien et Tarquin Le Superbe. Puis ils cherchent à se débarrasser du premier Brutus d’une manière régulière. Il faut qu’il meure ; il mourra du moins d’une manière héroïque. Les Véiens, alliés de Tarquin contre Rome, s’avancent ayant à leur tête le jeune Aruns, second fils de Tarquin.

Le nom d’Aruns est invariablement celui du frère puîné du lucumon, et c’est aussi probablement un nom générique. Aruns et Brutus s’aperçoivent, lancent leurs chevaux l’un sur l’autre, et périssent au même instant d’un coup mortel ; c’est la mort d’étéocle et de Polynice. Après une bataille indécise, les étrusques se retirent, et pendant la nuit, une grande voix sortie du bois d’Aricie, annonce que les étrusques ont perdu un guerrier de plus que les Romains, et que ceux-ci sont vainqueurs.

Cependant les Tarquiniens ne se tiennent pas pour battus. Ils s’adressent à Porsenna, lar de Clusium (lar veut dire seigneur, et n’est point un nom d’homme), celui dont le tombeau fabuleux a été si ingénieusement restauré, et de nouveau renversé par M Letronne. Il faut connaître cet échantillon des fables qui s’attachaient chez les étrusques au nom de Porsenna. Vraisemblablement les Romains n’auront pas voulu rester en arrière. Il n’y a que les héros des époques mythiques, créés par les vanités nationales, et doués par elles à plaisir, qui puissent se construire de pareils tombeaux.

Les Romains qui tout à l’heure, ont si bravement soutenu en bataille l’attaque des Véiens et Tarquiniens, et qui leur ont tué 11.000 hommes, laissent Porsenna venir paisiblement jusqu’au Janicule. Ils le laisseraient entrer dans Rome par le pont Sublicius, si Horatius Coclès avec Herminius et Lartius ne défendaient le pont contre une armée. Les Romains, entre autres récompenses, donnent à leur défenseur autant de terres qu’il en pouvait entourer d’un sillon tracé en un jour. Ainsi, Rome dont le territoire ne s’étendait pas alors à trois lieues de ses murs, donnait peut-être une lieue carrée ; et plus de deux cents ans après quand l’Italie était conquise, le vainqueur de Pyrrhus ne reçut que cinquante arpents. Ce sont là les exagérations de la poésie. Elle couvre d’or les guerriers des temps barbares, et les clephtes de l’Olympe, et les héros des Nibelungen, et les Sabins de Tatius dont les bracelets précieux éblouirent la belle Tarpeia et lui firent ouvrir les portes de la citadelle.

Les Étrusques réduisaient la ville à la famine, lorsque le dévouement d’un jeune patricien, nommé Caïus Mucius (notez que la famille Mucia était plébéienne), procura aux Romains une délivrance inespérée. Déterminé à pénétrer dans le camp ennemi et à poignarder le roi de Clusium, il commence par confier ce secret au sénat, c’est-à-dire, à trois cents personnes ; il tue un scribe au lieu du roi, et pour punir sa main droite d’avoir manqué son coup, il la laisse se consumer au brasier d’un autel. Profitant alors du saisissement de Porsenna, il lui déclare que trois cents autres jeunes patriciens ont juré de tenter la même aventure. Le pauvre prince se hâte d’envoyer des ambassadeurs à Rome. Il abandonne aisément les Tarquiniens pour lesquels il était venu, et se contente de faire restituer aux Véiens les terres que les Romains leur avaient enlevées. Parmi les otages, qu’on lui donna, il y avait plusieurs jeunes filles ; coutume germanique (Tacite) et peut-être étrusque, dont nous ne retrouvons nul autre exemple dans l’histoire de la Grèce et de Rome. Quoi qu’il en soit, les jeunes filles sortirent du camp étrusque aussi aisément que Mucius y était entré ; et guidées par Clélie, l’une d’elle, elles passèrent le Tibre à la nage. Le sénat romain, religieux observateur du droit des gens, comme il l’avait montré en approuvant l’assassinat de Porsenna, ne manque pas de renvoyer les jeunes filles. De son côté, le toscan, incapable de se laisser vaincre en bons procédés, accorde à Clélie la liberté d’une partie des otages, et lui donne des armes et un beau cheval. Il pousse la générosité envers les Romains jusqu’à leur faire présent de tous les vivres qui restaient dans son camp. De ce présent du roi, on tira l’expression consacrée pour les ventes de biens confisqués : vendre les biens du roi Porsenna ; dérivation que Tite-Live lui-même trouve absurde.

Un bienfait n’est jamais perdu. Ce bon et trop facile Porsenna ayant été défait par les habitants d’Aricie, une partie des siens se réfugia à Rome et y fut reçue avec la plus touchante hospitalité ; on se partagea les blessés pour les soigner. Ils s’y trouvèrent si bien qu’ils ne voulurent plus quitter la ville, et y occupèrent un nouveau quartier appelé du nom de leur patrie, Tuscus Vicus, quartier des toscans. Porsenna reconnaissant, envoya bien encore réclamer en faveur des Tarquins : mais les Romains ayant répondu qu’ils consentiraient plutôt à l’anéantissement de leur ville qu’à celui de leur liberté, il eut honte de ses importunités : eh bien ! Dit-il, puisque c’est un parti irrévocablement arrêté, je ne vous fatiguerai plus de représentations inutiles ; que les Tarquins cherchent une autre retraite. Je ne veux pas que rien puisse troubler l’union qui doit régner entre nous. Et il rendit aux Romains ce qui lui restait d’otages, avec les terres qu’ils avaient restituées aux Véiens, ses alliés (lesquelles par conséquent ne lui appartenaient pas). Qui aurait espéré que la peur faite par Mucius à cet excellent prince eût amené de si heureux résultats ? Car enfin, à l’exception de cette peur, l’histoire ne mentionne aucune cause de réconciliation.

Cette figure bénigne et insignifiante de Porsenna dans les traditions romaines fait penser à celle que les Nibelungen donnent au roi des Huns, au terrible Attila. Le fléau de dieu devient, dans le poème, patient et débonnaire, ainsi que Charlemagne dans Turpin. Attila reste spectateur impassible du combat de géants dans lequel tous les héros périssent à la fin du poème. La bataille du lac Rhégille débarrasse de même la scène de l’histoire romaine de toute la race héroïque, qui devait disparaître avant le jour de l’histoire, comme les esprits s’envolent le matin au chant du coq.

Les trente nations latines sont entraînées contre Rome par le dictateur de Tusculum, Octavius

Mamilius, gendre de Tarquin. Les Romains lui opposent un roi temporaire qu’ils appellent aussi dictateur. Avant que la guerre commence entre des peuples unis par le sang (ce qui pourtant n’était pas nouveau pour eux), on permet aux femmes de chaque nation qui s’étaient mariées à des hommes de l’autre, de retourner chez leurs parents. Toutes les romaines abandonnent leurs maris latins ; toutes les latines, excepté deux, restent à Rome.

Les deux armées s’étant rencontrées, tous les héros se prennent corps à corps comme ceux de l’Iliade, et leurs succès alternatifs font balancer la victoire. Le vieux Tarquin combat Posthumius, le dictateur romain. Celui de Tusculum, Octavius Mamilius, fond sur Oebutius, général de la cavalerie, et périt de la main d’Herminius, un des compagnons d’Horatius Coclès. Marcus Valerius attaque un fils de Tarquin, succombe, et ses deux neveux, fils de Valerius Publicola, trouvent la mort en voulant sauver le corps de leur oncle. Enfin, le dictateur excepté, tous les chefs sont tués ou blessés. La victoire était à peine assurée aux Romains, qu’on vit à Rome deux jeunes guerriers d’une taille gigantesque et montés sur des chevaux blancs. Ils se lavèrent, eux et leurs armes, à la fontaine de Juturne, près du temple de Vesta, et ils annoncèrent au peuple assemblé la défaite des latins. C’étaient les Dioscures, auxquels le dictateur avait voué un temple pendant la mêlée, et qu’on avait vu combattre et décider la victoire. Sur le champ même de la bataille, la trace d’un pied de cheval imprimée dans le basalte, attesta la présence des deux divinités.

Cette glorieuse victoire ne produit aucun résultat ; après quelques années vides d’événements, Rome reconnaît l’indépendance et l’égalité des latins. La date de la bataille est incertaine, ce qui prouve qu’elle ne figurait pas dans les fastes des triomphes. Enfin, Tite-Live se contredit en avançant que le surnom de Regilleusis fut donné au dictateur, puisqu’il nous apprend lui-même plus tard que Scipion L’Africain fut le premier qui tira un surnom d’une victoire. Le véritable résultat de la bataille, c’est de terminer l’époque royale et d’en préparer une nouvelle. Ainsi les mânes de Lucrèce sont apaisés, et les hommes des temps héroïques ont disparu du monde, avant que l’injustice, déchirant l’état qu’ils ont affranchi, donne naissance à l’insurrection.