Le héros romain, le fondateur de la cité, doit être
d’abord un homme sans patrie et sans loi, un outlaw, un banni, un bandit,
mots synonymes chez les peuples barbares. Tels sont les Hercule et les Thésée
de Le type de l’héroïsme n’est pas chez les Romains un dieu
incarné, comme dans l’Asie. La mission de Romulus est moins haute ; pour
fonder la cité, c’est assez d’un fils des dieux. Il naît, non pas d’une
vierge, comme les dieux indiens, mais au moins d’une vestale. En lui, comme
en sa cité, s’unit l’esprit du Mars italien, occidental (mors, mavors, mamers), qui ne connaît de
supériorité que celle de la force, et l’esprit de Aussi est-il d’abord présenté comme double ; il a un frère
(Romus, Romulus, comme Poenus, Poenulus, etc.), et il le tue. Il suffit, en
effet, que la dualité primitive soit exprimée dans la fondation de la ville.
Remus en saute les remparts, en détruit l’unité. Il faut qu’il disparaisse,
qu’il meure, jusqu’à ce que l’introduction des étrangers dans Rome permette à
la dualité de reparaître avec Tatius, que Romulus sera encore accusé d’avoir
tué. Au reste, ces meurtres symboliques ne feront pas plus de tort au bon et
juste Romulus que la mutilation de Saturne n'en fait au père des dieux et des
hommes. L’Astyage d’Hérodote craignait que sa fille Mandane ne lui
donnât un petit-fils. L’Amulius de Tite-Live craint que sa nièce Ilia ne lui
donne un arrière neveu. Tous deux sont également trompés. Romulus est nourri
par une louve, Cyrus par une chienne. Comme lui, Romulus se met à la tête des
bergers ; comme lui, il les exerce tour à tour dans les combats et dans les
fêtes. Il est de même le libérateur des siens. Seulement les proportions de
l’Asie à l’Europe sont observées : Cyrus est le chef d’un peuple, Romulus
d’une bande ; le premier fonde un empire, le second une ville. La cité commence par un asile, vetus urbes condentium consilium ;
mot profond que la situation de toutes les vieilles villes de l’antiquité et
du moyen âge commente éloquemment. La citadelle et l’aristocratie au sommet
d’un mont ; au-dessous l’asile et le peuple. Tel est l’asile de Romulus entre
les deux sommets du capitole (intermontium). La ville est fondée, la ville de la guerre. Il faut que la
lutte s’engage avec les villes voisines. L’origine de la tentation dans les
traditions de tous les peuples, le symbole du désir qui attire l’homme hors
de lui, l’occasion de la guerre et de la conquête, c’est la femme. Par elle
commence la lutte héroïque. Les amantes de Rama et de Crishna sont ravies
dans les poèmes indiens par Ravana et Sishupala ; Brunhild par Siegfried dans
les Nibelungen ; dans le livre des héros, Chriemhild enlevée par le dragon,
comme Proserpine par le roi des enfers. Hélène quitte Ménélas pour le troyen
Pâris ; l’adroite Pénélope élude avec peine la poursuite de ses amants. Le
progrès de l’humanité est frappant. Parti chez les indiens de l’amour
mystique, l’idéal de la femme revêt chez les germains les traits d’une
virginité sauvage et d’une force gigantesque, chez les grecs ceux de la grâce
et de la ruse, pour arriver chez les Romains à la plus haute moralité
païenne, à la dignité virginale et conjugale. Les sabines ne suivent leurs
ravisseurs que par force ; mais devenues matrones romaines, elles refusent de
retourner à la maison paternelle, désarment leurs pères et leurs époux, et
les réunissent dans une même cité. C’est, dit Plutarque, en mémoire de l’enlèvement des sabines
qu’est restée la coutume de porter la nouvelle mariée lorsqu’elle passe le
seuil de la maison de son époux et de lui séparer les cheveux avec la pointe
d’un javelot. Etc. Ainsi, au temps de Plutarque, le souvenir de la barbarie
des vieux âges est déjà effacé, et l’on rapporte à la constitution primitive
tout ce que le progrès des siècles a pu amener d’adoucissements dans les
moeurs. Les usages sont donnés pour des lois. Le temps, ce grand législateur
des peuples enfants, n’est compté pour rien dans cette histoire. Romulus crée
la puissance paternelle, il institue le patronage, partage le peuple en
patriciens, chevaliers et plébéiens. Il fait exercer les arts mécaniques par
les esclaves et les étrangers, réserve aux Romains l’agriculture et la
guerre. Il attribue aux dieux leurs temples, leurs autels, leurs images, il
règle leurs fonctions en prenant dans la religion des grecs ce qu’il y avait
de meilleur (Denys et Plutarque). Les Romains reçoivent les Sabins dans leurs murs, ou
plutôt réunissent la ville du Palatin et du Capitole à celle que les Sabins
possédaient sur le Quirinal. Ils prennent Fidène aux Etrusques, et y forment
un établissement. Voilà déjà le mouvement alternatif de la population qui
fera la vie et la force de Rome, adoption des vaincus, fondation des
colonies. Romulus meurt de bonne heure et de la main des siens. Tel
est le caractère du héros : il apparaît sur la terre, la régénère par ses
exploits ou ses institutions, et périt victime de la perfidie. C’est la fin
commune de Dschemschid, d’Hercule, d’Achille, de Siegfried et de Romulus. Le
fondateur de la cité disparaît au milieu d’un orage, enlevé par les dieux, ou
déchiré par les patriciens. Ce dernier trait éclaire à une grande profondeur la sombre
histoire des rois de Rome. Dans la création de ce caractère de Romulus,
l’influence plébéienne est visible. Le premier mot de son histoire accuse
l’atrocité du vieux culte oriental et patricien. Ilia et Romulus au berceau
sont les victimes de Vesta. Romulus ouvre un asile à tous les hommes, sans
distinction de loi ou de culte. Les patriciens auxquels il associe, chaque
jour, des étrangers dans la possession de la cité nouvelle, le font périr, et
lui substituent dans Numa le gendre du sabin Tatius, collègue et ennemi de
Romulus qui est accusé de l’avoir fait tuer. Le successeur de Romulus est
l’idéal patricien. Il introduit dans Rome le culte de Vesta, dont Romulus
naissant avait éprouvé si cruellement la sévérité. Si les plébéiens eussent continué le récit, Numa eût été
représenté sous des couleurs moins favorables. Mais ici les patriciens
prennent évidemment la parole. Ce Numa, tout guerrier et barbare qu’il
devrait être en sa qualité de sabin, nous est dépeint sous les traits d’un
pontife étrusque. De toutes les muses il n’honore que Tacita, ce que les
grecs ont exprimé à leur manière en le faisant disciple de Pythagore, plus
récent d’un siècle. Il écrit des livres comme Tagès et Bacchès. Il substitue
l’année de douze mois à celle de dix. Son égérie qui lui dicte ses lois, a,
comme C’est un plaisir de voir comment les historiens sophistes
de Une génération suffit pour que les sauvages compagnons de
Romulus deviennent pacifiques comme les grecs, leurs historiens. Et le peuple
romain n’est pas le seul que la douceur et la justice d’un tel roi aient
adouci et charmé. Toutes les villes voisines semblent avoir respiré l’haleine salutaire
d’un vent doux et pur qui vient du côté de Rome ; il s’insinue dans les
coeurs des hommes un désir de vivre en repos et de labourer la terre,
d’élever tranquillement leurs enfants, et de servir et honorer les dieux ;
bientôt ce ne sont plus partout que jeux, fêtes, sacrifices et banquets. Les
peuples se fréquentent, se mêlent les uns aux autres sans crainte, sans
danger. Ainsi la sagesse de Numa est comme une vive source de biens qui
rafraîchit et féconde toute l’Italie (Plutarque). Heureusement l’histoire de Tullus Hostilius nous fait
sortir de ces puérilités romanesques. Ici la rudesse du génie national a
repoussé les embellissements des grecs. C’est un chant tout barbare : Horace
tue sa soeur. Le père déclare que sa fille a été tuée justement, et qu’il
l’aurait tuée lui-même. Voilà ce terrible droit du père de famille sur ceux
qui sont en sa puissance (sui juris), droit qu’Amulius a déjà exercé sur
les deux fils de sa nièce Ilia. Enfin l’épouvantable supplice dont Tullus
punit la trahison du dictateur d’Albe, nous replace dans la réalité
historique, et nous rappelle à ces moeurs féroces, que les molles fictions
des grecs nous faisaient perdre de vue tout à l’heure. Sauf la diversité des embellissements poétiques, et la
multiplication des combattants par trois (un pour chaque tribu), le combat
des Horaces et des Curiaces répond à celui de Romulus et Remus. Si les combattants
ne sont plus frères, ils sont alliés. De même que Romulus, Remus sont deux
formes du même mot, Horace doit être une forme de Curiace ; ainsi chez nous
Clodion, Hlodion, suivant la véritable orthographe ; Clotaire, Hlotaire ;
Clovis, Hlodowig ; Childeric, Hilderic ; Hildebert, Childebert ; Chilpéric,
Hilpéric ; etc. curiatius (à curiâ) veut dire noble, patricien (janus curiatius).
Ce combat n’est autre que celui des patriciens des deux pays. L’hymen et la
guerre se mêlent comme dans l’histoire des sabines. Ici l’héroïne est une
romaine, elle intervient aussi, mais trop tard pour séparer les combattants.
La guerre finit comme le combat de Romulus et Remus, par un parricide. Horace
tue sa soeur ; Rome tue Albe, sa soeur ou sa mère, ce qui est peut être la
même chose individualisée par la poésie ; un nom de femme pour un nom de
cité. Mais il fallait justifier ce meurtre de la métropole par la colonie.
Les Romains ne pouvant faire que des guerres justes, il faut qu’Albe ait
mérité son sort. Que fera l’historien ? Sans s’inquiéter de la vraisemblance,
il soulève Fidène, colonie récente de Rome, et donne ainsi occasion à la
trahison du dictateur d’Albe, Métius Suffétius, dont il avait besoin pour
motiver la destruction d’Albe et la translation des albains à Rome. Tullus Hostilus périt pour avoir osé porté la main aux
autels, et y faire descendre la foudre comme savaient le faire les pontifes,
c’est-à-dire les praticiens. Il est également impossible de comprendre
comment un plébéien aurait régné, et comment un patricien pouvait s’attirer
la colère des dieux en s’occupant des choses sacrées. Quoi qu’il en soit, le
guerrier périssant pour avoir entrepris sur les droits des pontifes,
c’est-à-dire des praticiens, nous rappelle la fin de Romulus, qu’ils mirent
en pièces. Et si l’on songe qu’un Hostilius est nommé parmi les compagnons de
Romulus qui combattirent Remus, ce nouveau rapport ajouté à tant d’autres
conduira peut-être à juger que Romulus et Tullus, quoique séparés par Numa,
ne sont qu’une même personnification d’un fondateur guerrier de Rome, en
opposition au fondateur pacifique. Ainsi se trouverait complétée la
ressemblance entre l’histoire de Cyrus et celle de Romulus-Tullus. Le premier
renverse l’empire des mèdes, patrie de sa mère Mandane, comme le second
détruit la ville d’Albe, patrie d’Ilia. Ancus, petit-fils du pacifique Numa, et surnommé Martius,
présente un mélange de traditions confuses, et la réunion de caractères
contradictoires dans le même individu. Sans parler encore des falsifications
généalogiques que nous devons signaler, tout ce règne offre une suite
d’énigmes et de scandales historiques. D’abord, ce descendant du mystérieux
Numa qui avait fait enfouir tous ses écrits dans son tombeau, publie sur des
tables les mystères de la religion, qui, tant de siècles après, furent encore
ignorés des plébéiens. Il fonde le port d’Ostie pour un peuple sans marine et
sans navigation. Il établit les latins vaincus sur l’Aventin, et fonde ainsi
la partie de Rome qu’on pourrait appeler la cité plébéienne ; cependant nous
voyons longtemps après passer à la grande satisfaction du peuple la loi qui
partage entre les plébéiens les terres de l’Aventin. Le même Ancus, si
maltraité par le poète, comme trop populaire, creuse sous le mont Capitolin et
en vue du forum, cette prison cruelle, qui jusqu’à l’époque où les lois
d’égalité furent rendues, ne pouvait s’ouvrir que pour les plébéiens. Il est
vraisemblable que ce monstre en discorde avec lui-même doit être partagé en
deux ; une moitié, les victoires d’Ancus sur les latins, ira rejoindre
Romulus ou Tullus ; l’autre, je parle du pont vers l’Étrurie, de la prison,
du port, des salines établies sur la rive étrusque du Tibre, appartiendra à
la domination des rois étrusques. Les Etrusques, peuple navigateur, avaient
besoin du port ; le premier pont doit être l’ouvrage du gouvernement des
pontifes (pontifex,
faiseur de ponts, Festus) ; et la dureté de la domination des étrangers sur
Rome dut rendre la prison nécessaire. C’est sous Ancus que la tradition place
l’arrivée de lucumon
Tarquin à Rome, pour parler comme les annalistes qui ont pris un
nom de dignité et de pays pour un nom propre. Il fallait dire le lucumon,
ou plutôt, les lucumons
de Tarquinies. Examinons la suite du récit. Le corinthien Démarate
se réfugie à Tarquinies, et son fils aîné y devient lucumon, c’était le nom
des patriciens étrusques. Ce fils s’établit à Rome à l’instigation de sa
femme Tanaquil, savante dans la doctrine augurale. Il y est reçu si
favorablement par le peuple et par le roi que ce dernier le nomme tuteur de
ses enfants. A la mort d’Ancus, Tarquin envoie ses pupilles à la chasse, et
dans leur absence, séduit le peuple par une harangue flatteuse. On sent ici
que l’historien, dominé par les habitudes grecques, a considéré L’analogie que nous avons remarquée entre Romulus et
Tullus Hostilius, quoique séparés par le législateur Numa, se représente
entre Tarquin L’Ancien et Tarquin Le Superbe, tout séparés qu’ils sont par le
législateur Servius. La construction du Capitole et des égouts,
l’établissement de la suprématie de Rome sur ses alliés latins, sont
également attribués aux deux Tarquins. Tous deux défont les Sabins. Tous deux
règnent sans consulter le sénat. Le premier y introduit les patres minorum
gentium, chefs de nouvelles familles patriciennes ; le second
appelle autour de lui des étrangers, ce qui est probablement la même chose
sous une autre forme. Même caractère religieux dans les deux Tarquins ;
l’ancien élève une statue à Accius Naevius où il est représenté, coupant un
caillou avec un rasoir ; le second achète les livres sibyllins. Voilà deux
règnes qui se ressemblent fort, et peut-être n’en est-ce qu’un, racontés de
deux manières différentes. Malgré toutes ces ressemblances, le premier
Tarquin est traité avec autant de faveur que l’autre avec sévérité. Ainsi,
pour ne citer qu’un exemple, les constructions du premier font sa gloire ;
celles du second lui sont reprochées comme une partie de sa tyrannie. La
fable de Mézence, dans sa brièveté terrible est un souvenir plus ancien et
plus confus de la tyrannie des étrusques sur le Latium. Mortua quin etiam jungebat corpora vivis,
etc. L’atrocité des supplices est un trait caractéristique des
gouvernements orientaux, et celui des Etrusques est oriental au moins par son
génie. Pendant la domination des Etrusques, Rome dut changer de gouvernement
selon les révolutions de l’Étrurie. Ainsi, lorsque le lucumon Cele Vibenna, émigra
avec une armée composée sans doute de clients et de serfs, que cette armée
envahit Rome, et que la mort du chef mit sa puissance aux mains de son client
Mastarna, ce dernier protégea les hommes des rangs inférieurs, les derniers
venus dans ce grand asile des populations italiques. étranger lui-même, il
voulut que les plébéiens, c’est-à-dire les étrangers, eussent part au pouvoir
en proportion de leurs richesses. à côté de l’ancienne assemblée des curies,
auxquelles prenaient part les seuls patriciens, il fonda celle des centuries. Combien de temps dura cet ordre de choses ? Rien ne nous
porte à en borner la durée à celle de la vie d’un homme. Il est probable que
la période plus ou moins longue dans laquelle les plébéiens prirent part aux
assemblées, fut désignée ignominieusement par les patriciens, comme le règne
du fils de l’esclavage, de servius (servius, captivâ natus). Ainsi l’expulsion des
Tarquiniens, comme la fondation du tribunat, ont été personnifiés
outrageusement sous le nom de brutus, mot presque synonyme de servius,
puisqu’il signifiait originairement esclave révolté. Les plébéiens n’auront pas ôté à Servius ce nom ignoble
que lui donnaient les patriciens. Ils l’ont accepté, comme les révoltés de Servius devenant un homme, il faut qu’il périsse pour
faire place à la domination nouvelle des Tarquiniens. Servius avait marié les
deux Tullia, ses deux filles, aux deux fils de Tarquin L’Ancien ; la bonne
Tullia avait épousé le méchant Tarquin ; la méchante avait eu le bon pour
époux. Celle-ci empoisonne son mari, et décide son beau-frère à s’unir à elle
en empoisonnant sa femme. Ce double crime n’est que le prélude et le moyen
d’un plus grand. Tarquin s’asseoit dans le trône de Servius, précipite le
vieillard par une fenêtre, et l’horrible Tullia qui vient féliciter son
époux, n’hésite pas à faire passer son char sur le corps de son père. Je ne
sais ce que pensera le lecteur de cette opposition symétrique du bon et du
mauvais Tarquin, de la bonne et de la mauvaise Tullia, de cet empoisonnement
à contre partie, et de l’union des deux criminels, tolérés par le bonhomme
Servius. Quant à moi, plutôt que d’admettre ce roman, j'aimerais mieux voir
dans la mauvaise fille de Servius une partie des plébéiens, qui, quoique élevés
à la vie politique par les institutions nouvelles, appellent les Tarquiniens
à Rome, et s’unissent à eux pour tuer la liberté publique. Et ce n’est pas la
première fois que Servius a été tué par les Tarquiniens. C’est toujours la
même histoire de Remus tué par son frère, de Romulus déchiré par les
patriciens, de Tullus périssant pour avoir attenté aux droits des augures et
des pontifes. Les plébéiens sont Remus qui occupe l’Aventin, qui n’a pas les
auspices, qui méprise l’enceinte sacrée du pomoerium ; ils sont Romulus, en
tant qu’ils contribuent par leur admission successive dans la cité, à
l’éternelle fondation de Rome, qui fut d’abord et toujours un asile. Mais ils
ont été et seront toujours déchirés par les patriciens. Ils sont Tullus Hostilius,
comme principe militaire de Rome, en opposition, en hostilité avec le
principe religieux. Ils sont Servius, comme gens d’une naissance inférieure.
Tués sous le nom de Servius (fils
de l’esclave), ils ressuscitent deux fois sous le nom de Brutus (esclave révolté), d’abord à
l’expulsion des Tarquiniens, qui donne lieu à l’établissement des consuls, et
ensuite à la fondation du tribunat. Le premier consul, le premier tribun,
s’appellent également Brutus. Cette nécessité poétique d’individualiser les idées dans
un langage incapable d’abstractions, obligea les Romains de personnifier la
liberté naissante sous le nom d’un roi. Pour que ce roi soit populaire, on
suppose qu’il eut l’intention d’abdiquer, et que plus tard dans la fondation
de la république, on suivit ses mémoires. Aussi le souvenir de Servius resta
cher à ce peuple, tout ennemi qu’il était du nom de roi. Comme la tradition
le faisait naître un jour de nones, sans qu’on sût de quel mois, les
plébéiens célébraient sa naissance tous les jours de nones. Le sénat jugea
même nécessaire d’ordonner que désormais les marchés ne seraient plus tenus
les jours de nones, de crainte que le peuple des campagnes se trouvant réuni,
n’entreprît de rétablir par la violence les lois de Servius. Dès le commencement du règne des Tarquiniens, nous sommes
entrés dans un monde de prodiges, d’oracles, de symboles ; l’esprit
sacerdotal, c’est-à-dire pélasgo-étrusque, est visible, quelques efforts
qu’aient fait les grecs pour helléniser ces lucumons. Nous avons déjà rappelé
l’histoire si originale de l’augure Accius Noevius et des livres sybillins.
Lorsque le premier Tarquin descend le Janicule avec sa femme Tanaquil pour
entrer dans Rome, l’aigle oriental, l’oiseau royal de Si l’on pouvait douter que ces Tarquiniens fussent des
lucumons étrusques, comme leur nom l’indique, comme les historiens le
rapportent uniformément, il suffit de les voir se réfugier d’abord à Céré,
dans la même ville où plus tard les vestales portèrent les choses saintes à
l’approche des Gaulois (cere, ceremonia). Il est vrai que Tarquin se réfugie ensuite chez un latin,
chez son gendre Octavius Mamilius ; mais ce latin est de Tusculum ; et c’est dans le
territoire de Tusculum (in tusculano agro) que se donne la grande bataille
du lac Rhégille où les Tarquins perdent leurs dernières espérances. Enfin, ce
qui me semble décisif, Tarquin chasse du capitole tous les dieux latins,
excepté la jeunesse et le dieu Terme, pour y établir les trois grandes
divinités étrusques qui devinrent le Jupiter, L’expulsion des prêtres-rois de Tarquinies, était célébrée
tous les ans à Rome par une fête ; comme l’était chez les perses, la magophonie,
le massacre des mages, c’est-à-dire des prêtres mèdes, qui, à la mort de
Cambyse, avaient usurpé la royauté sur les Perses. Toutefois les Romains,
comme les perses, reconnaissaient la supériorité de ceux qu’ils avaient
traités si mal. Il continuèrent de consulter les augures étrusques dans les
occasions importantes ; les patriciens leur envoyaient même leurs enfants en
Étrurie ; mais le peuple les vit toujours avec défiance, et lorsqu’il se crut
trompé par eux, il les punit cruellement et sans égard à leur caractère
sacré. La statue d’Horatius Coclès, ayant été frappée de la foudre, on fit
venir des haruspices étrusques, qui, en haine de Rome, conseillèrent de la
faire descendre dans un lieu que le soleil n’éclairait jamais. Heureusement
la chose se découvrit, et l’on plaça la statue dans un lieu plus élevé, ce
qui tourna au grand avantage de la république. Les haruspices avouèrent leur
perfidie et furent mis à mort. On en fit une chanson que chantaient les
petits enfants par toute la ville : malheur au : mauvais conseiller ; sur lui
retombe son conseil. Ces traditions injurieuses pour les étrusques, conservées
par un peuple qui révérait leur science, et leur devait une partie de sa
religion, ne supposent-elles pas la crainte qu’ils ne reprissent leur
ancienne suprématie ? Au reste, la royauté semblait si inhérente à la
prêtrise, que malgré l’odieux du nom de roi, l’on conserva toujours sous la république
un rex
sacrorum. si l’on songe que la religion romaine était liée toute
entière à la doctrine étrusque des augures, ce nom de roi semblera appartenir
en propre à l’Étrurie. Mais, retournons au récit de Denys et de Tite Live. Au
moment où l’outrage fait à Lucrèce par un des Tarquins souleva le peuple
contre eux, ils avaient confié la première magistrature, la place de tribun
des celeres à l’imbécile Brutus. Il usa du pouvoir de cette charge pour les
chasser de Rome et ensuite de Collatie. Ils restèrent à Gabies, et sans doute
à Tusculum. Ce Brutus qui fait exiler Tarquin Collatin, l’époux infortuné de
Lucrèce, comme appartenant à la famille des tyrans, est lui-même fils d’une
Tarquinia et neveu de Tarquin Le Superbe. Cette contradiction choquante semble
indiquer que toute cette histoire exprime par des noms d’hommes des idées
générales ou collectives. Brutus, fils de Tarquinia, peut signifier
l’indépendance nationale succédant à la tyrannie des Tarquiniens. Les fils de
Brutus sont les Romains affranchis ; quelques-uns d’entre eux conspirent pour
le rappel des Tarquiniens, et sont condamnés par Brutus, leur père. Les grecs
qui rédigeaient les premiers l’histoire
romaine, d’après les brèves indications des anciens monuments, n’y
trouvant plus le nom de Brutus, qu’à l’époque du tribunat, ne pouvant le
faire vivre si longtemps, et ne concevant point que Brutus, originairement
patricien puisqu’il fut le premier consul, devienne plébéien pour fonder le
tribunat, tirent encore d’une idée deux hommes, comme Romulus et Tullus,
comme Tarquin L’Ancien et Tarquin Le Superbe. Puis ils cherchent à se
débarrasser du premier Brutus d’une manière régulière. Il faut qu’il meure ;
il mourra du moins d’une manière héroïque. Les Véiens, alliés de Tarquin
contre Rome, s’avancent ayant à leur tête le jeune Aruns, second fils de
Tarquin. Le nom d’Aruns est invariablement celui du frère puîné du
lucumon, et c’est aussi probablement un nom générique. Aruns et Brutus
s’aperçoivent, lancent leurs chevaux l’un sur l’autre, et périssent au même
instant d’un coup mortel ; c’est la mort d’étéocle et de Polynice. Après une
bataille indécise, les étrusques se retirent, et pendant la nuit, une grande
voix sortie du bois d’Aricie, annonce que les étrusques ont perdu un guerrier
de plus que les Romains, et que ceux-ci sont vainqueurs. Cependant les Tarquiniens ne se tiennent pas pour battus.
Ils s’adressent à Porsenna, lar de Clusium (lar veut dire seigneur, et n’est
point un nom d’homme), celui dont le tombeau fabuleux a été si ingénieusement
restauré, et de nouveau renversé par M Letronne. Il faut connaître cet
échantillon des fables qui s’attachaient chez les étrusques au nom de
Porsenna. Vraisemblablement les Romains n’auront pas voulu rester en arrière.
Il n’y a que les héros des époques mythiques, créés par les vanités
nationales, et doués par elles à plaisir, qui puissent se construire de
pareils tombeaux. Les Romains qui tout à l’heure, ont si bravement soutenu
en bataille l’attaque des Véiens et Tarquiniens, et qui leur ont tué 11.000
hommes, laissent Porsenna venir paisiblement jusqu’au Janicule. Ils le
laisseraient entrer dans Rome par le pont Sublicius, si Horatius Coclès avec
Herminius et Lartius ne défendaient le pont contre une armée. Les Romains, entre
autres récompenses, donnent à leur défenseur autant de terres qu’il en
pouvait entourer d’un sillon tracé en un jour. Ainsi, Rome dont le territoire
ne s’étendait pas alors à trois lieues de ses murs, donnait peut-être une
lieue carrée ; et plus de deux cents ans après quand l’Italie était conquise,
le vainqueur de Pyrrhus ne reçut que cinquante arpents. Ce sont là les
exagérations de la poésie. Elle couvre d’or les guerriers des temps barbares,
et les clephtes de l’Olympe, et les héros des Nibelungen, et les Sabins de
Tatius dont les bracelets précieux éblouirent la belle Tarpeia et lui firent
ouvrir les portes de la citadelle. Les Étrusques réduisaient la ville à la famine, lorsque le
dévouement d’un jeune patricien, nommé Caïus Mucius (notez que la famille
Mucia était plébéienne), procura aux Romains une délivrance inespérée.
Déterminé à pénétrer dans le camp ennemi et à poignarder le roi de Clusium,
il commence par confier ce secret au sénat, c’est-à-dire, à trois cents
personnes ; il tue un scribe au lieu du roi, et pour punir sa main droite
d’avoir manqué son coup, il la laisse se consumer au brasier d’un autel.
Profitant alors du saisissement de Porsenna, il lui déclare que trois cents
autres jeunes patriciens ont juré de tenter la même aventure. Le pauvre
prince se hâte d’envoyer des ambassadeurs à Rome. Il abandonne aisément les
Tarquiniens pour lesquels il était venu, et se contente de faire restituer
aux Véiens les terres que les Romains leur avaient enlevées. Parmi les
otages, qu’on lui donna, il y avait plusieurs jeunes filles ; coutume
germanique (Tacite) et peut-être étrusque, dont nous ne retrouvons nul autre
exemple dans l’histoire de Un bienfait n’est jamais perdu. Ce bon et trop facile
Porsenna ayant été défait par les habitants d’Aricie, une partie des siens se
réfugia à Rome et y fut reçue avec la plus touchante hospitalité ; on se
partagea les blessés pour les soigner. Ils s’y trouvèrent si bien qu’ils ne
voulurent plus quitter la ville, et y occupèrent un nouveau quartier appelé
du nom de leur patrie, Tuscus Vicus, quartier des toscans. Porsenna
reconnaissant, envoya bien encore réclamer en faveur des Tarquins : mais les Romains
ayant répondu qu’ils consentiraient plutôt à l’anéantissement de leur ville
qu’à celui de leur liberté, il eut honte de ses importunités : eh bien !
Dit-il, puisque c’est un parti irrévocablement arrêté, je ne vous fatiguerai
plus de représentations inutiles ; que les Tarquins cherchent une autre
retraite. Je ne veux pas que rien puisse troubler l’union qui doit régner
entre nous. Et il rendit aux Romains ce qui lui restait d’otages, avec les
terres qu’ils avaient restituées aux Véiens, ses alliés
(lesquelles par conséquent ne lui appartenaient pas). Qui aurait espéré que
la peur faite par Mucius à cet excellent prince eût amené de si heureux
résultats ? Car enfin, à l’exception de cette peur, l’histoire ne mentionne
aucune cause de réconciliation. Cette figure bénigne et insignifiante de Porsenna dans les
traditions romaines fait penser à celle que les Nibelungen donnent au roi des
Huns, au terrible Attila. Le fléau de dieu devient, dans le poème, patient
et débonnaire, ainsi que Charlemagne dans Turpin. Attila reste spectateur
impassible du combat de géants dans lequel tous les héros périssent à la fin
du poème. La bataille du lac Rhégille débarrasse de même la scène de
l’histoire romaine de toute la race héroïque, qui devait disparaître avant le
jour de l’histoire, comme les esprits s’envolent le matin au chant du coq. Les trente nations latines sont entraînées contre Rome par
le dictateur de Tusculum, Octavius Mamilius, gendre de Tarquin. Les Romains lui opposent un
roi temporaire qu’ils appellent aussi dictateur. Avant que la guerre commence
entre des peuples unis par le sang (ce qui pourtant n’était pas nouveau pour
eux), on permet aux femmes de chaque nation qui s’étaient mariées à des
hommes de l’autre, de retourner chez leurs parents. Toutes les romaines
abandonnent leurs maris latins ; toutes les latines, excepté deux, restent à
Rome. Les deux armées s’étant rencontrées, tous les héros se
prennent corps à corps comme ceux de l’Iliade, et leurs succès alternatifs
font balancer la victoire. Le vieux Tarquin combat Posthumius, le dictateur
romain. Celui de Tusculum, Octavius Mamilius, fond sur Oebutius, général de
la cavalerie, et périt de la main d’Herminius, un des compagnons d’Horatius
Coclès. Marcus Valerius attaque un fils de Tarquin, succombe, et ses deux
neveux, fils de Valerius Publicola, trouvent la mort en voulant sauver le corps
de leur oncle. Enfin, le dictateur excepté, tous les chefs sont tués ou
blessés. La victoire était à peine assurée aux Romains, qu’on vit à Rome deux
jeunes guerriers d’une taille gigantesque et montés sur des chevaux blancs.
Ils se lavèrent, eux et leurs armes, à la fontaine de Juturne, près du temple
de Vesta, et ils annoncèrent au peuple assemblé la défaite des latins.
C’étaient les Dioscures, auxquels le dictateur avait voué un temple pendant
la mêlée, et qu’on avait vu combattre et décider la victoire. Sur le champ
même de la bataille, la trace d’un pied de cheval imprimée dans le basalte,
attesta la présence des deux divinités. Cette glorieuse victoire ne produit aucun résultat ; après quelques années vides d’événements, Rome reconnaît l’indépendance et l’égalité des latins. La date de la bataille est incertaine, ce qui prouve qu’elle ne figurait pas dans les fastes des triomphes. Enfin, Tite-Live se contredit en avançant que le surnom de Regilleusis fut donné au dictateur, puisqu’il nous apprend lui-même plus tard que Scipion L’Africain fut le premier qui tira un surnom d’une victoire. Le véritable résultat de la bataille, c’est de terminer l’époque royale et d’en préparer une nouvelle. Ainsi les mânes de Lucrèce sont apaisés, et les hommes des temps héroïques ont disparu du monde, avant que l’injustice, déchirant l’état qu’ils ont affranchi, donne naissance à l’insurrection. |