Circé, dit
Hésiode, eut
d’Ulysse deux fils, Latinos et Agrios (le barbare), qui, au fond
des saintes îles, gouvernèrent la race célèbre des tyrséniens. J’interprèterais
volontiers ce passage de la manière suivante : des Pélasges navigateurs et
magiciens (c’est-à-dire industrieux), sortirent les deux grandes sociétés
italiennes, les Osci (dont les latins sont une tribu), et les Tusci ou Étrusques.
Circé, fille du soleil, a tous les caractères d’une telchine pélasgique. Le
poète nous la montre près d’un grand feu, rarement utile dans un pays chaud,
si ce n’est pour un but industriel ; elle file la toile, ou prépare de
puissants breuvages. Le cauteleux Ulysse, navigateur infatigable, n’est point
le héros original des tribus guerrières qui remplacèrent les Pélasges en
Grèce ; c’est un type qu’elles ont dû emprunter aux Pélasges, leurs
prédécesseurs. Quels étaient avant les Pélasges (sicules, aenotriens, peucétiens, tyrrhéniens) les habitants de
l’Italie ? Au milieu de tant de conjectures, nous présenterons aussi les
nôtres, qui ont au moins l’avantage de la simplicité et de la cohérence. Les
premiers italiens doivent avoir été les Opici, hommes de la terre (ops),
autochtones, aborigènes. Opici, Opsci, contracté devient osci (festus), et, avec diverses
aspirations, casci
(anciens, selon Ennius, ce qui rentre dans le sens d’autochthones), volsci,
et falisci,
enfin par extension d’osci, ausonii, aurunci. Si ce nom d’opici ne désigne point une race,
il comprend du moins à coup sûr des peuples de même langue, les anciens
habitants des plaines du Latium et de Au temps de Caton, osque était synonyme de barbare.
Cependant la langue osque dominait dans tout le La langue d’un peuple est le monument le plus important de
son histoire. C’est surtout par elle qu’il se classe dans telle ou telle
division de l’espèce humaine. Les langues osque, sabine et latine étaient
unies par la plus étroite analogie. Le peu de mots qui nous ont été conservés
des deux premières, se ramènent aisément au sanscrit, source de la langue
latine. Ainsi les anciennes populations du centre de l’Italie se rattachent
par le langage, et sans doute par le sang, à cette grande famille de peuples
qui s’est étendue de l’Inde à l’Angleterre, et qu’on désigne par le nom
d’indo-germanique. Ce ne sont point de faibles analogies qui nous conduisent
à cette opinion. La ressemblance d’un nombre considérable de mots, l’analogie
plus frappante encore des formes grammaticales, attestent que l’ancien idiome
du Latium se lie au sanscrit comme à sa souche, au grec comme au rameau le
plus voisin, à l’allemand et au slave par une parenté plus éloignée. Les
ressemblances que nous indiquerons, suffiront pour rendre sensible cette
liaison des langues et des peuples ; nous ne pouvons en donner dans cet
ouvrage une démonstration complète. Toutefois ce petit nombre d’exemples est
déjà une preuve grave, parce qu’ils sont tous tirés des mots les plus usuels,
de ceux qui tiennent de plus près à la vie intime d’une nation. Le hasard
peut faire emprunter à un peuple quelques termes scientifiques, expressions
nouvelles d’idées jusqu’alors inconnues, jamais ces mots qui touchent les
parties les plus vitales de l’existence humaine, ses liens les plus chers,
ses besoins les plus immédiats. On ne peut que conjecturer ce qu’étaient les religions de
l’Italie avant l’arrivée des Pélasges ; peut-être les objets de son culte
étaient-ils les grossiers fétiches qu’elle continua d’adorer, par exemple, le
pain, la lance, les fleuves (le Vulturne, le Numicius, le Tibre, etc.), les
lacs (d’Albunea, du Cutilio), les eaux chaudes (d’Abano), les flots noirs et
bouillants (du lac d’Ansanto). Les Pélasges eux-mêmes placèrent sur les bords
d’un lac, où flotte une île errante, le centre de leur religion en Italie
(Denis I). Le grand dieu des Sabelli, c’était Mamers, Mavors, Mars ou
Mors, adoré, comme nous l’avons dit, sous la forme d’une lance. C’est
peut-être à la forme près, le cabire pélasgique Axiokersos. Les pasteurs
honoraient aussi une sorte d’Hercule italique, Sabus, Sancus, Sanctus, Semo,
Songus, Fidius, auteur de leur race, homme déifié, comme nous en trouvons en
tête de toute religion héroïque. Dans ce pays d’orages et d’exhalaisons
méphitiques, ils adoraient encore Soranus, Februus, dieu de la mort, et
Summanus, dieu des foudres nocturnes, qui retentissent avec un bruit si
terrible dans les gorges de l’Apennin. Le principal objet du culte des agriculteurs était
Saturnus-Ops, dieu-déesse de la terre, Djanus-Djana, divinité du ciel,
peut-être identique avec Lunus-Luna, et avec Vortumnus, dieu du changement.
Djanus circonscrit dans le cercle de la révolution solaire, devenait
Annus-Anna, et celle-ci, considérée sous le rapport de la fécondité de la
terre et de l’abondance des vivres, prenait le nom d’Annona. Cette religion de la nature naturante et de la nature
naturée, pour emprunter le barbare mais expressif langage de Spinosa, avait
ses fêtes à la fin de l’hiver : saturnalia, matronalia. En décembre, lorsque le soleil
remontait vainqueur des frimas, la statue du vieux Saturne jusque là
enchaînée (comme celle du Melkarth de Tyr), était dégagée de ses liens. Les
esclaves affranchis pour quelques jours, devenaient les égaux de leurs
maîtres ; ils participaient à la commune délivrance de la nature. Au 1er
mars, les saliens (et au 29 mai les arvales), célébraient par des chants et
des danses, le dieu de la vie et de la mort (Mors, Mars, Mavors, Mamers). On éteignait pour le
rallumer, le feu de Vesta. Les femmes faisaient des présents à leurs époux,
et adressaient leurs prières au génie de la fécondité féminine (Juno Lucina).
On invoquait la puissance génératrice pour la terre et pour l’homme. Comme en
Étrurie, chaque homme avait son génie protecteur, son Jupiter ; chaque femme,
sa Junon. Ainsi un culte double dominait chez ces peuples comme chez
les étrusques, celui de la fortune et du changement, et celui de la nature,
personnifiée dans les dieux de la vie sédentaire et agricole ; au-dessus le
dieu de la vie et de la mort, c’est-à-dire du changement dans la nature. L’origine étrangère de cette religion est partout
sensible, quoiqu’elle soit empreinte dans sa forme de la sombre nationalité
de l’ancienne Italie. Les dieux sont des dieux inconnus et pleins d’un
effrayant mystère. Les romains ajoutaient à leurs prières : quisquis deus es
; sive deus
es, sive dea ; seu alio nomine appellari volueris. La religion des grecs inspirée par le sentiment du beau,
pouvait donner naissance à l’art ; mais les dieux italiens, ne participant
point à la vie ni aux passions de l’homme, n’ont que faire de la forme
humaine. Les romains, dit Plutarque, n’élevèrent point de statue aux dieux
jusqu’à l’an 170 de Rome. Toutes les nations héroïques, perses, romains, germains
(du moins la plupart de ces derniers), furent longtemps iconoclastes. Ce n’est pas assez de caractériser ces tribus par leur
religion ; il faut les suivre dans leurs travaux agricoles, et recueillir ce
qui nous reste des vieilles maximes de la sagesse italique. Les romains nous
en ont conservé beaucoup ; et quoique rapportées dans les écrivains
relativement assez modernes, je les crois d’une haute antiquité, puisqu’elles
doivent dater au moins de l’époque où la terre était encore cultivée par des
mains libres. à coup sûr elles n’appartiennent point aux esclaves qui, plus
tard, venaient des pays lointains cultiver le sol de l’Italie, et y mourir en
silence. Cette sagesse agricole dont les romains se sont fait
honneur, était commune au Latium, à Ces vieilles maximes, simples et graves, comme toutes
celles qui résument le sens pratique des peuples, n’ont point de caractère
poétique. Elles affectent plutôt la forme législative. Pline les appelle oracula,
comme on nommait souvent les réponses des jurisconsultes. Mauvais agriculteur, celui qui achète ce que peut lui
donner sa terre. Mauvais économe, celui qui fait de jour ce qu’il peut faire
de nuit. Pire encore ; celui qui fait au jour du travail ce qu’il devrait
faire dans les jours de repos et de fêtes. Le pire de tous, qui par un temps
serein travaille sous son toit plutôt qu’aux champs. Quelquefois le précepte est présenté sous la forme d’un
conte : un pauvre laboureur donne en dot, à sa fille aînée, le tiers de sa
vigne, et fait si bien qu’avec le reste il se trouve aussi riche. Il donne
encore un tiers à sa seconde fille, et il en a toujours autant. Souvent la
forme est paradoxale et antithétique : quels sont les moyens de cultiver ton
champ à ton plus grand profit ? Les bons et les mauvais, comme dit le vieil
oracle ; c’est-à-dire, il faut cultiver la terre aussi bien que possible, au
meilleur marché possible, selon les circonstances et les facultés du
cultivateur. Qu’est-ce que bien cultiver ? Bien labourer. Et en second lieu ?
Labourer. En troisième ? Fumer la terre. — Quel profit le plus certain ?
L’éducation des troupeaux et le bon pâturage. Et après ? Le pâturage
médiocre. Et enfin ? Le mauvais pâturage. Pline et Columelle rapportent une prière des vieux
laboureurs de l’Italie, qui ferait supposer dans ces tribus une grande
douceur de moeurs. En semant le grain, ils priaient les dieux de le faire
venir pour eux et pour leurs voisins. Tout ce que nous savons de la dureté de
ces anciens âges, s’accorde peu avec cette philanthropie. Une vieille maxime
disait dans un esprit contraire : trois maux également nuisibles : la
stérilité, la contagion, le voisin. nous ferons mieux connaître, plus tard,
en parlant du livre de Caton sur l’agriculture, toute la rudesse du vieux
génie latin. C’était un peuple patient et tenace, rangé et régulier, avare et
avide. Supposé qu’un tel peuple devienne belliqueux, ces habitudes d’avarice
et d’avidité se changeront en esprit de conquêtes. Tel a été au moyen âge le
caractère des normands, de ce peuple agriculteur, chicaneur et conquérant,
qui, comme ils l’avouent dans leurs chroniques, voulaient toujours gagner, et
qui ont gagné, en effet, l’Angleterre et les deux Siciles. Rien n’est plus
semblable au génie romain. Celui des pasteurs sabelliens, plus rude et plus barbare
encore, leur vie errante pendant la plus grande partie de l’année, les
conduisaient plus immédiatement que les habitudes des tribus agricoles au
brigandage et à la conquête. Obligés de mener leurs troupeaux et de suivre
l’herbe, à chaque saison, des forêts aux plaines et des vallées aux
montagnes, ils laissaient les vieillards et les enfants incapables de ces
longs voyages, sur les sommets inaccessibles de l’Apennin. Leurs bourgades,
comme celles des épirotes, étaient toutes sur des hauteurs. Caton place le
berceau de leur race vers Amiternum, au plus haut des Abruzzes, où la neige
ne disparaît jamais du Majella. Mais ils s’étendaient de là sur toutes les
chaînes centrales du Dans les mauvaises années, les sabelliens vouaient à
Mamers, au dieu de la vie et de la mort, le dixième de tout ce qui naîtrait
dans un printemps ; c’est ce qu’on appelait ver sacrum. il est probable que,
dans l’origine, on n’adoucissait pas même en faveur des enfants
l’accomplissement de ce voeu cruel. à mesure que les sabelliens formèrent un
peuple nombreux, on se contenta d’abandonner les enfants. Repoussés par leur père, et devenus fils de Mamers, mamertini
ou sacrani,
ils partaient, dès qu’ils avaient vingt ans, pour quelque contrée lointaine.
Quelques-unes de ces colonies, conduites par les trois animaux sacrés de
l’Italie, le pic-vert (picus), le loup et le boeuf, descendirent,
l’une dans le Picenum, l’autre dans le pays des Hirpins (hirpus, loup, en langue osque),
une troisième dans la contrée qui ne portait encore que le nom générique des
Opici, et qui fut le Samnium. Cette dernière colonie devint à son tour
métropole de grands établissements dans Cette vaste domination dans laquelle étaient enfermées
toutes les positions fortes du |