Aux révolutions ante-historiques des volcans de l’Étrurie
et du Latium, de Lemnos, de Samothrace et de tant d’îles de La civilisation de l’Italie n'est sortie ni de la
population ibérienne des Ligures, ni des Celtes ombriens, encore moins des
Slaves, Vénètes ou Vendes, pas même des colonies helléniques, qui, peu de
siècles avant l’ère chrétienne, s’y établirent dans le Elle paraît avoir pour principal auteur cette race
infortunée des Pélasges, soeur aînée de la race hellénique, également
proscrite et poursuivie dans tout le monde, et par les hellènes et par les
barbares. Ce sont, à ce qui semble, les Pélasges qui ont apporté dans
l’Italie, comme dans l’Attique, la pierre du foyer domestique (hestia,
vesta),
et la pierre des limites, (zeus herkeios), fondement de la propriété. Sur cette double base s’éleva, ainsi que nous espérons le
montrer, l’édifice du droit civil, grande et distinctive originalité de
l’Italie. Quelque opinion que l’on adopte sur les migrations des Pélasges,
il paraît évident que, bien des siècles avant notre ère, ils dominaient tous
les pays situés sur la Méditerranée, depuis l’Étrurie jusqu’au Bosphore. Dans
l’Arcadie, l’Argolide et l’Attique, dans l’Étrurie et le Latium, peut-être
dans l’Espagne, ils ont laissé des monuments indestructibles ; ce sont des
murs formés de blocs énormes qui semblent entassés par le bras des géants.
Ces ouvrages sont appelés du nom d’une tribu pélasgique, cyclopéens. bruts et
informes dans l’enceinte de Tyrinthe, dans les constructions de l’Arcadie, de
l’Argolide et du pays des Herniques, ces blocs monstrueux s’équarrissent dans
les murs apparemment plus modernes des villes étrusques. Ces murailles
éternelles ont reçu indifféremment toutes les générations dans leur enceinte
; aucune révolution ne les a ébranlées. Fermes comme des montagnes, elles
semblent porter avec dérision les constructions des romains et des goths, qui
croulent chaque jour à leurs pieds. Avant les hellènes, les Pélasges
occupaient toute la Grèce jusqu’au Strymon, comprenant ainsi toutes les
tribus arcadiennes, argiennes, thessaliennes, macédoniennes, épirotes. Le
principal sanctuaire de ces Pélasges se trouvait dans la forêt de Dodone, où
la colombe prophétique rendait ses oracles du haut d’une colonne sacrée.
D’autres Pélasges occupaient les îles de Lemnos, d’Imbros, et celle de
Samothrace, centre de leur religion dans l’orient. De là ils s’étendaient sur
la côte de l’Asie, dans les pays appelés plus tard Carie, Éolide, Ionie, et
jusqu’à l’Hellespont. Sur cette côte, en face de Samothrace, s’élevait Troie,
la grande ville pélasgique, dont le fondateur Dardanus, venu, selon des
traditions diverses, de l’Arcadie, de Samothrace, ou de la ville italienne de
Cortone, formait par ces migrations fabuleuses, un symbole de l’identité de
toutes les tribus pélasgiques. Presque toutes les côtes de l’Italie avaient
été colonisées par des Pélasges ; d’abord par des Pélasges arcadiens (aenotriens
et peucétiens),
puis par des Pélasges tyrrhéniens (lydiens). Chassant les Sicules, anciens
habitants du pays dans l’île qui a pris leur nom, ou s’identifiant sans peine
avec eux, par l’analogie de moeurs et de langues, repoussant dans les
montagnes les vieux habitants du pays, ils fondèrent sur les côtes les villes
de Céré et Tarquinies, de Ravenne et Spina, l’ancienne Venise de
l’Adriatique. Sur la côte du Latium, l’argienne Ardée avec son roi Turnus ou
Tyrrhenus, Antium bâtie par un frère des fondateurs d’Ardée et de Rome,
paraissent des établissements pélasgiques, aussi bien que la Sagonte
espagnole, colonie d’Ardée. Près de Salerne, la grande école médicale du
moyen âge, le temple de la Junon argienne, fondé par Iason, le dieu
pélasgique de la médecine, indique peut-être que les villes voisines,
Herculanum, Pompeii, Marcina, sont d’origine tyrrhénienne. En face de ces
villes, nous trouvons les Pélasges téléboens à Caprée, et même sur le Tibre,
Tibur, Faléries et d’autres villes, sont fondées par des sicules argiens,
c’est-à-dire, vraisemblablement par des Pélasges. Selon la tradition, ils avaient bâti douze villes dans
l’Étrurie, douze sur les bords du Pô, douze au midi du Tibre. C'est ainsi que
dans l’Attique pélagosionienne, nous trouvons douze phratries, douze dèmes,
douze poleis, et un aréopage, dont les premiers juges sont douze dieux. En
Grèce l’amphictyonie thessalienne, en Asie celles des éoliens et des ioniens,
se composaient chacune de douze villes. Mêmes analogies dans les noms que
dans les nombres. En Asie, en Thessalie, en Italie, nous trouvons la ville pélasgique
de Larisse. Alexandre Le Molosse rencontra pour son malheur dans la grande
Grèce le fleuve Achéron et la ville de Pandosia, qu’il avait laissés en
Épire. En Italie comme en Épire, on trouvait une Chaonie ; dans la Chaonie
épirote avait régné un fils du thessalien Pyrrhus et de la troyenne
Andromaque. On s’étonne de voir une race répandue dans tant de
contrées disparaître entièrement dans l’histoire. Ses diverses tribus ou
périssent, ou se fondent parmi les nations étrangères, ou du moins perdent leurs
noms. Il n'y a point d’exemple d’une ruine si complète. Une inexpiable
malédiction s’attache à ce peuple ; tout ce que ses ennemis nous en racontent
est néfaste et sanglant. Ce sont les femmes de Lemnos qui, dans une nuit,
égorgent leurs époux ; ce sont les habitants d’Agylla qui lapident les
phocéens prisonniers. Peut-être doit-on expliquer cette ruine des Pélasges et
le ton hostile des historiens grecs à leur sujet par le mépris et la haine
qu’inspiraient aux tribus héroïques les populations agricoles et
industrielles qui les avaient précédées. C’était-là en effet le caractère des pélasges. Ils
adoraient les dieux souterrains qui gardent les trésors de la terre ;
agriculteurs et mineurs, ils y fouillaient également pour en tirer l’or ou le
blé. Ces arts nouveaux étaient odieux aux barbares ; pour eux, toute
industrie qu’ils ne comprennent point est magie. Les initiations qui
ouvraient les corporations diverses d’artisans, prêtaient par leurs mystères
aux accusations les plus odieuses. Le culte magique de la flamme, ce
mystérieux agent de l’industrie, cette action violente de la volonté humaine
sur la nature, ce mélange, cette souillure des éléments sacrés, ces
traditions des dieux serpents et des hommes dragons de l’orient qui opéraient
par le feu et par la magie, tout cela effrayait l’imagination des tribus
héroïques. Elles n'avaient que l’épée contre les puissances inconnues dont
leurs ennemis disposaient ; partout elles les poursuivirent par l’épée. On
racontait que les Telchines de Sicyone de la Béotie, de la Crète, de Rhodes
et de la Lycie, versaient à volonté l’eau mortelle du Styx sur les plantes et
les animaux. Comme les sorcières du moyen âge (thelgô, charmer, fasciner), ils
prédisaient et faisaient la tempête. Ils prétendaient guérir les maladies ;
ne pouvaient-ils pas aussi en frapper qui ils voulaient ? Les Cabires de
Lemnos, de Samothrace et de Macédoine (le même nom désignait les dieux et
leurs adorateurs) étaient des forgerons et des mineurs, comme les Cyclopes du
Péloponnèse, de la Thrace, de l’Asie mineure et de la Sicile, qui
pénétraient, la lampe fixée au front, dans les profondeurs de la terre. Les uns font dériver le nom de Cabires, de kaïein,
brûler ; d’autres le tirent des cabirim, les hommes forts de la Perse qui
reconnaissaient un forgeron pour son libérateur ; ou de l’hébreu chaberim,
les associés ; (les consentes ou complices de l’Étrurie ?) ce qui est plus
certain, c'est qu’ils adoraient les puissances formidables qui résident dans
les entrailles de la terre. Kibir, qbir, signifie encore le diable dans le
dialecte maltais, ce curieux débris de la langue punique. Les dieux cabires
étaient adorés sous la forme de vases au large ventre ; l’un d’eux était
placé sur le foyer domestique. L’art du potier sanctifié ainsi par les Pélasges,
semble avoir été maudit dans son principe par les hellènes, ainsi que toute
industrie. Dédale (c'est-à-dire l’habile),
le potier, le forgeron, l’architecte, fuit partout, comme Caïn, l’aïeul de
Tibalcain, le Dédale hébraïque ; meurtrier de son neveu, il se retire dans
l’île de Crète, il y fabrique la vache de Pasiphaé. Il fuit la colère de
Minos dans la Sicile et l’Italie, où il est accueilli et protégé ; symbole de
la colonisation de ces contrées par les industrieux Pélasges et de leurs
courses aventureuses. Prométhée, inventeur des arts, est cloué au Caucase par
l’usurpateur Jupiter qui a vaincu les dieux pélasgiques ; mais le Titan lui
prédit que son règne doit finir. Ainsi, pendant le moyen âge, les bretons
opprimés menaçaient leurs vainqueurs du retour d’Arthur et de la chute de
leur domination. Les Pélasges industrieux ont été traités par les races
guerrières de l’antiquité, comme la ville de Tyr le fut par les assyriens de
Salmanazar et Nabucadnézar, qui, par deux fois, s’acharnèrent à sa perte ;
comme l’ont été au moyen âge les populations industrielles ou commerçantes,
juifs, maures, provençaux et lombards. Les dieux semblèrent se liguer avec les hommes contre les
pélasges. Ceux d’Italie furent frappés, sans doute à la suite des
bouleversements volcaniques, par des fléaux inouïs ; c’était une sécheresse
qui brûlait les plantes, les pâturages, qui épuisait les fleuves même ; des
épidémies meurtrières qui causaient l’avortement des mères ou leur faisait
produire des monstres. Ils s’accusèrent d’avoir voué aux Cabires la dîme de
tout ce qu’ils recueilleraient, et de n'avoir point sacrifié le dixième des
enfants. L’oracle réclamant cet épouvantable sacrifice, l’instinct moral se
révolta contre la religion. Le peuple entra partout, dit Denis, en défiance de
ses chefs. Une foule d’hommes quittèrent l’Italie et se répandirent dans la
Grèce et chez les barbares. Ces fugitifs, partout poursuivis, devinrent
esclaves dans plusieurs contrées. Dans l'Attique, les ioniens leur firent
construire le mur cyclopéen de la citadelle. Les Pélasges qui restèrent en
Italie furent assujettis, ceux du nord (tyrrhéniens) par le peuple barbare
des Rasena, ceux du midi (aenotriens et peucétiens) par les hellènes,
surtout par la ville achéenne de Sybaris. L’analogie de langues fit adopter
sans peine le grec à ce peuple, et lors même que la Lucanie et le Brutium
tombèrent sous le joug des Sabelliens ou Samnites, on y parlait
indifféremment l’osque et le grec. Toutefois cette malheureuse population des
Brutii (c’est-à-dire esclaves révoltés)
descendue en grande partie des Pélasges, resta presque toujours dans la
dépendance. Esclaves des grecs, puis des Samnites lucaniens, ils furent
condamnés par Rome, en punition de leur alliance avec Annibal, à remplir à
jamais des ministères serviles auprès des consuls, à porter l’eau et couper
le bois. Rome aurait dû pourtant se souvenir que son origine était
aussi pélasgique. Ne prétendait-elle pas elle-même qu’après la ruine de
Troie, Énée avait apporté dans le Latium les pénates serrés de bandelettes et
le feu éternel de Vesta ? N'honorait-elle pas l’île sainte de Samothrace
comme sa mère ; en sorte que la victoire de Rome sur le monde hellénique
semblait la vengeance tardive des pélasges ? L’Énéide célèbre cette victoire.
Le poète de la tyrrhénienne Mantoue déplore la ruine de Troie, et chante sa
renaissance dans la fondation de Rome, de même qu’Homère avait célébré dans
l’Iliade la victoire des hellènes et la chute de la grande cité pélasgique. |