HISTOIRE ROMAINE

 

INTRODUCTION — L'ITALIE

CHAPITRE III. Les Pélasges.

 

 

Aux révolutions ante-historiques des volcans de l’Étrurie et du Latium, de Lemnos, de Samothrace et de tant d’îles de la Méditerranée, correspondent dans l’histoire des peuples des bouleversements analogues. Avec ce vieux monde de cratères affaissés et de volcans éteints, s’est enseveli un monde de nations perdues ; race fossile, pour ainsi parler, dont la critique a exhumé et rapproché quelques ossements. Cette race n'est pas moins que celle des fondateurs de la société italique.

La civilisation de l’Italie n'est sortie ni de la population ibérienne des Ligures, ni des Celtes ombriens, encore moins des Slaves, Vénètes ou Vendes, pas même des colonies helléniques, qui, peu de siècles avant l’ère chrétienne, s’y établirent dans le midi.

Elle paraît avoir pour principal auteur cette race infortunée des Pélasges, soeur aînée de la race hellénique, également proscrite et poursuivie dans tout le monde, et par les hellènes et par les barbares. Ce sont, à ce qui semble, les Pélasges qui ont apporté dans l’Italie, comme dans l’Attique, la pierre du foyer domestique (hestia, vesta), et la pierre des limites, (zeus herkeios), fondement de la propriété.

Sur cette double base s’éleva, ainsi que nous espérons le montrer, l’édifice du droit civil, grande et distinctive originalité de l’Italie.

Quelque opinion que l’on adopte sur les migrations des Pélasges, il paraît évident que, bien des siècles avant notre ère, ils dominaient tous les pays situés sur la Méditerranée, depuis l’Étrurie jusqu’au Bosphore. Dans l’Arcadie, l’Argolide et l’Attique, dans l’Étrurie et le Latium, peut-être dans l’Espagne, ils ont laissé des monuments indestructibles ; ce sont des murs formés de blocs énormes qui semblent entassés par le bras des géants. Ces ouvrages sont appelés du nom d’une tribu pélasgique, cyclopéens. bruts et informes dans l’enceinte de Tyrinthe, dans les constructions de l’Arcadie, de l’Argolide et du pays des Herniques, ces blocs monstrueux s’équarrissent dans les murs apparemment plus modernes des villes étrusques. Ces murailles éternelles ont reçu indifféremment toutes les générations dans leur enceinte ; aucune révolution ne les a ébranlées. Fermes comme des montagnes, elles semblent porter avec dérision les constructions des romains et des goths, qui croulent chaque jour à leurs pieds. Avant les hellènes, les Pélasges occupaient toute la Grèce jusqu’au Strymon, comprenant ainsi toutes les tribus arcadiennes, argiennes, thessaliennes, macédoniennes, épirotes. Le principal sanctuaire de ces Pélasges se trouvait dans la forêt de Dodone, où la colombe prophétique rendait ses oracles du haut d’une colonne sacrée. D’autres Pélasges occupaient les îles de Lemnos, d’Imbros, et celle de Samothrace, centre de leur religion dans l’orient. De là ils s’étendaient sur la côte de l’Asie, dans les pays appelés plus tard Carie, Éolide, Ionie, et jusqu’à l’Hellespont. Sur cette côte, en face de Samothrace, s’élevait Troie, la grande ville pélasgique, dont le fondateur Dardanus, venu, selon des traditions diverses, de l’Arcadie, de Samothrace, ou de la ville italienne de Cortone, formait par ces migrations fabuleuses, un symbole de l’identité de toutes les tribus pélasgiques. Presque toutes les côtes de l’Italie avaient été colonisées par des Pélasges ; d’abord par des Pélasges arcadiens (aenotriens et peucétiens), puis par des Pélasges tyrrhéniens (lydiens). Chassant les Sicules, anciens habitants du pays dans l’île qui a pris leur nom, ou s’identifiant sans peine avec eux, par l’analogie de moeurs et de langues, repoussant dans les montagnes les vieux habitants du pays, ils fondèrent sur les côtes les villes de Céré et Tarquinies, de Ravenne et Spina, l’ancienne Venise de l’Adriatique. Sur la côte du Latium, l’argienne Ardée avec son roi Turnus ou Tyrrhenus, Antium bâtie par un frère des fondateurs d’Ardée et de Rome, paraissent des établissements pélasgiques, aussi bien que la Sagonte espagnole, colonie d’Ardée. Près de Salerne, la grande école médicale du moyen âge, le temple de la Junon argienne, fondé par Iason, le dieu pélasgique de la médecine, indique peut-être que les villes voisines, Herculanum, Pompeii, Marcina, sont d’origine tyrrhénienne. En face de ces villes, nous trouvons les Pélasges téléboens à Caprée, et même sur le Tibre, Tibur, Faléries et d’autres villes, sont fondées par des sicules argiens, c’est-à-dire, vraisemblablement par des Pélasges.

Selon la tradition, ils avaient bâti douze villes dans l’Étrurie, douze sur les bords du Pô, douze au midi du Tibre. C'est ainsi que dans l’Attique pélagosionienne, nous trouvons douze phratries, douze dèmes, douze poleis, et un aréopage, dont les premiers juges sont douze dieux. En Grèce l’amphictyonie thessalienne, en Asie celles des éoliens et des ioniens, se composaient chacune de douze villes. Mêmes analogies dans les noms que dans les nombres. En Asie, en Thessalie, en Italie, nous trouvons la ville pélasgique de Larisse. Alexandre Le Molosse rencontra pour son malheur dans la grande Grèce le fleuve Achéron et la ville de Pandosia, qu’il avait laissés en Épire. En Italie comme en Épire, on trouvait une Chaonie ; dans la Chaonie épirote avait régné un fils du thessalien Pyrrhus et de la troyenne Andromaque.

On s’étonne de voir une race répandue dans tant de contrées disparaître entièrement dans l’histoire. Ses diverses tribus ou périssent, ou se fondent parmi les nations étrangères, ou du moins perdent leurs noms. Il n'y a point d’exemple d’une ruine si complète. Une inexpiable malédiction s’attache à ce peuple ; tout ce que ses ennemis nous en racontent est néfaste et sanglant. Ce sont les femmes de Lemnos qui, dans une nuit, égorgent leurs époux ; ce sont les habitants d’Agylla qui lapident les phocéens prisonniers. Peut-être doit-on expliquer cette ruine des Pélasges et le ton hostile des historiens grecs à leur sujet par le mépris et la haine qu’inspiraient aux tribus héroïques les populations agricoles et industrielles qui les avaient précédées.

C’était-là en effet le caractère des pélasges. Ils adoraient les dieux souterrains qui gardent les trésors de la terre ; agriculteurs et mineurs, ils y fouillaient également pour en tirer l’or ou le blé. Ces arts nouveaux étaient odieux aux barbares ; pour eux, toute industrie qu’ils ne comprennent point est magie. Les initiations qui ouvraient les corporations diverses d’artisans, prêtaient par leurs mystères aux accusations les plus odieuses. Le culte magique de la flamme, ce mystérieux agent de l’industrie, cette action violente de la volonté humaine sur la nature, ce mélange, cette souillure des éléments sacrés, ces traditions des dieux serpents et des hommes dragons de l’orient qui opéraient par le feu et par la magie, tout cela effrayait l’imagination des tribus héroïques. Elles n'avaient que l’épée contre les puissances inconnues dont leurs ennemis disposaient ; partout elles les poursuivirent par l’épée. On racontait que les Telchines de Sicyone de la Béotie, de la Crète, de Rhodes et de la Lycie, versaient à volonté l’eau mortelle du Styx sur les plantes et les animaux. Comme les sorcières du moyen âge (thelgô, charmer, fasciner), ils prédisaient et faisaient la tempête. Ils prétendaient guérir les maladies ; ne pouvaient-ils pas aussi en frapper qui ils voulaient ? Les Cabires de Lemnos, de Samothrace et de Macédoine (le même nom désignait les dieux et leurs adorateurs) étaient des forgerons et des mineurs, comme les Cyclopes du Péloponnèse, de la Thrace, de l’Asie mineure et de la Sicile, qui pénétraient, la lampe fixée au front, dans les profondeurs de la terre.

Les uns font dériver le nom de Cabires, de kaïein, brûler ; d’autres le tirent des cabirim, les hommes forts de la Perse qui reconnaissaient un forgeron pour son libérateur ; ou de l’hébreu chaberim, les associés ; (les consentes ou complices de l’Étrurie ?) ce qui est plus certain, c'est qu’ils adoraient les puissances formidables qui résident dans les entrailles de la terre. Kibir, qbir, signifie encore le diable dans le dialecte maltais, ce curieux débris de la langue punique. Les dieux cabires étaient adorés sous la forme de vases au large ventre ; l’un d’eux était placé sur le foyer domestique. L’art du potier sanctifié ainsi par les Pélasges, semble avoir été maudit dans son principe par les hellènes, ainsi que toute industrie. Dédale (c'est-à-dire l’habile), le potier, le forgeron, l’architecte, fuit partout, comme Caïn, l’aïeul de Tibalcain, le Dédale hébraïque ; meurtrier de son neveu, il se retire dans l’île de Crète, il y fabrique la vache de Pasiphaé. Il fuit la colère de Minos dans la Sicile et l’Italie, où il est accueilli et protégé ; symbole de la colonisation de ces contrées par les industrieux Pélasges et de leurs courses aventureuses. Prométhée, inventeur des arts, est cloué au Caucase par l’usurpateur Jupiter qui a vaincu les dieux pélasgiques ; mais le Titan lui prédit que son règne doit finir. Ainsi, pendant le moyen âge, les bretons opprimés menaçaient leurs vainqueurs du retour d’Arthur et de la chute de leur domination.

Les Pélasges industrieux ont été traités par les races guerrières de l’antiquité, comme la ville de Tyr le fut par les assyriens de Salmanazar et Nabucadnézar, qui, par deux fois, s’acharnèrent à sa perte ; comme l’ont été au moyen âge les populations industrielles ou commerçantes, juifs, maures, provençaux et lombards.

Les dieux semblèrent se liguer avec les hommes contre les pélasges. Ceux d’Italie furent frappés, sans doute à la suite des bouleversements volcaniques, par des fléaux inouïs ; c’était une sécheresse qui brûlait les plantes, les pâturages, qui épuisait les fleuves même ; des épidémies meurtrières qui causaient l’avortement des mères ou leur faisait produire des monstres. Ils s’accusèrent d’avoir voué aux Cabires la dîme de tout ce qu’ils recueilleraient, et de n'avoir point sacrifié le dixième des enfants. L’oracle réclamant cet épouvantable sacrifice, l’instinct moral se révolta contre la religion. Le peuple entra partout, dit Denis, en défiance de ses chefs. Une foule d’hommes quittèrent l’Italie et se répandirent dans la Grèce et chez les barbares. Ces fugitifs, partout poursuivis, devinrent esclaves dans plusieurs contrées. Dans l'Attique, les ioniens leur firent construire le mur cyclopéen de la citadelle. Les Pélasges qui restèrent en Italie furent assujettis, ceux du nord (tyrrhéniens) par le peuple barbare des Rasena, ceux du midi (aenotriens et peucétiens) par les hellènes, surtout par la ville achéenne de Sybaris. L’analogie de langues fit adopter sans peine le grec à ce peuple, et lors même que la Lucanie et le Brutium tombèrent sous le joug des Sabelliens ou Samnites, on y parlait indifféremment l’osque et le grec. Toutefois cette malheureuse population des Brutii (c’est-à-dire esclaves révoltés) descendue en grande partie des Pélasges, resta presque toujours dans la dépendance. Esclaves des grecs, puis des Samnites lucaniens, ils furent condamnés par Rome, en punition de leur alliance avec Annibal, à remplir à jamais des ministères serviles auprès des consuls, à porter l’eau et couper le bois.

Rome aurait dû pourtant se souvenir que son origine était aussi pélasgique. Ne prétendait-elle pas elle-même qu’après la ruine de Troie, Énée avait apporté dans le Latium les pénates serrés de bandelettes et le feu éternel de Vesta ? N'honorait-elle pas l’île sainte de Samothrace comme sa mère ; en sorte que la victoire de Rome sur le monde hellénique semblait la vengeance tardive des pélasges ? L’Énéide célèbre cette victoire. Le poète de la tyrrhénienne Mantoue déplore la ruine de Troie, et chante sa renaissance dans la fondation de Rome, de même qu’Homère avait célébré dans l’Iliade la victoire des hellènes et la chute de la grande cité pélasgique.