HISTOIRE ROMAINE

 

INTRODUCTION — L'ITALIE

CHAPITRE II. Tableau de l'Italie.

 

 

La belle Italie entre les glaciers des Alpes et les feux du Vésuve et de l'Etna, semble jetée au milieu de la Méditerranée, comme une proie aux éléments et à toutes les races d’hommes. Tandis que les neiges des Alpes et des Apennins menacent toujours de noyer la partie septentrionale, les terres du midi sont inondées par les laves des volcans, ou bouleversées par des convulsions intérieures.

Chose contradictoire en apparence, ce pays célèbre pour la pureté de son ciel, est celui de l'Europe où la terre reçoit le plus d’eau pluviale. C'est que cette eau ne tombe guère que par grands orages. Les pentes y sont rapides ; qu’un jour de chaleur fonde la neige sur les montagnes, un ruisseau qui roulait à peine un filet d’eau sur une grève de deux cents pieds de large, devient un torrent qui bat ses deux rives. Au XIXe siècle, une pluie d'orage faillit emporter la ville de Florence. Toutes les rivières d’Italie ont ce caractère de violence capricieuse ; toutes entraînent des montagnes un limon qui exhausse peu à peu leur lit, et qui les répandrait dans les plaines environnantes, si on ne les soutenait par des digues. La mer elle-même semble menacer sur plusieurs points d’envahir les terres du côté de l'occident. Tandis qu’elle s’est retirée de Ravenne et d’Adria, elle ensable chaque jour le port de Livourne, et refuse de recevoir les fleuves, dès que souffle le vent du midi. C'est ce qui rendra peut-être à jamais impossible le dessèchement de la Maremme et des marais Pontins.

Mais c'est surtout la Lombardie qui se trouve menacée par les eaux. Le Pô est plus haut que les toits de Ferrare. Dès que les eaux montent au-dessus du niveau ordinaire, la population tout entière court aux digues : les habitants de ces contrées sont ingénieurs sous peine de mort.

L'Italie du nord est un bassin fermé par les Alpes, et traversé par le Pô ; de grandes rivières qui tombent des monts, le Tésin, l'Adda, etc., contribuent toutes pour grossir le Pô, et lui donnent un caractère d’inconstance et de fougue momentanée qu'on n'attendrait pas d’un fleuve qui arrose des plaines si unies. Cette contrée doit au limon de tant de rivières une extraordinaire fertilité. Mais les rizières que vous rencontrez partout vous avertissent que vous êtes dans l'un des pays les plus humides du monde. Ce n'est pas trop de toute la puissance du soleil italien pour réchauffer cette terre ; encore ne peut-il lui faire produire la vigne entre Milan et le Pô. Dans toute la Lombardie, les villes sont situées dans les plaines, comme les villages des celtes, qui les ont fondées. Les végétaux du nord et l'accent celtique vous avertissent jusqu’à Bologne, et au-delà, que vous êtes au milieu de populations d’origine septentrionale. Le soleil est brûlant, la vigne s’essaie à monter aux arbres, mais l'horizon est toujours cerné au loin par les neiges.

Au sortir de la Ligurie, les chaînes enchevêtrées de l'Apennin partent des dernières Alpes, se prolongent au sud tant que dure l'Italie, et au-delà de l'Italie, en Sicile, où elles se relèvent aussi hautes que les Alpes dans l'énorme masse de l'Etna. Ainsi toute la péninsule se trouve partagée en deux longues bandes de terre. L'orientale (Marche d'Ancône, Abbruzzes, Pouille) est un terrain de seconde et plus souvent de troisième formation, identique avec celui de l'Illyrie et de la Morée, dont l’Adriatique seule la sépare. Au contraire, la côte occidentale (Toscane, Latium, Terre De Labour, Calabre) est une terre, partout marquée de l'empreinte des feux, qui du reste sans la mer, ne ferait qu’un avec la Corse, la Sardaigne et la Sicile. Ainsi l'Apennin ne partage pas seulement l'Italie, il sépare deux systèmes géologiques bien autrement vastes ; il en est le point de contact ; sa chaîne souvent double est la réunion des bords de deux bassins accolés, dont l'un a pour fond l'Adriatique, l'autre la mer de Toscane.

L'aspect des deux rivages de l’Italie n'est pas moins différent que leur nature géologique. Vers l’Adriatique, ce sont des prairies, des forêts, des torrents dont le cours est toujours en ligne droite, qui vont d’un bond des monts à la mer, et qui coupent souvent toute communication. Ces torrents durent isoler et retenir dans l’état barbare les pasteurs qui dans les temps anciens habitaient seuls leurs âpres vallées. Si vous exceptez la Pouille, la température de ce côté de l’Italie est plus froide. Il fait plus froid à Bologne qu’à Florence, à peu près sous la même latitude.

Sur le rivage de la Toscane, du Latium et de la Campanie, les fleuves principaux circulent à loisir dans l'intérieur des terres ; ce sont des routes naturelles ; le Clanis et le Tibre conduisent de l'Etrurie dans le Latium, le Liris du Latium dans la Campanie. Malgré les ravages des inondations et des volcans, ces vallées fertiles invitaient l'agriculture, et semblaient circonscrites à plaisir pour recevoir de jeunes peuples, comme dans un berceau de blé, de vignes et d’oliviers.

Lorsque vous passez de Lombardie en Toscane, la contrée prend un caractère singulièrement pittoresque. Les villes montent sur les hauteurs, les villages s’appendent aux montagnes, comme l'aire d'un aigle. Les champs s'élèvent en terrasses, en gradins qui soutiennent la terre contre la rapidité des eaux. La vigne, mêlant son feuillage à celui des peupliers et des ormes, retombe avec la grâce la plus variée. Le pâle olivier adoucit partout les teintes ; son feuillage léger donne à la campagne quelque chose de transparent et d’aérien. Entre Massa et Pietra Santa, où la route traverse pendant plusieurs lieues des forêts d’oliviers, vous croiriez voir l'Élysée de Virgile.

Dans une région plus haute, où l'olivier n'atteint pas, s'élève le châtaignier, le chêne robuste, le pin même. Le sapin ne sort guère des Alpes. D'octobre en mai, descendent de robustes montagnards qui conduisent leurs troupeaux dans la Maremme ou dans la campagne de Rome, pour les ramener l'été sur les hauteurs, où l'herbe se conserve courte, mais fraîche, à l’ombre des châtaigniers. De même les troupeaux des plaines poudreuses de la Pouille remontent chaque été dans les Abruzzes. Le droit qu’ils paient à l’entrée des montagnes était le revenu le plus net du royaume de Naples. Ce fut une des causes principales de la guerre entre Louis XII et Ferdinand Le Catholique (1524).

Jusqu’à l’entrée du royaume de Naples, sauf la vigne et l’olivier, nous ne rencontrons guère la végétation méridionale ; mais arrivé une fois dans l’heureuse Campanie (campania felix), on trouve des bois entiers d’orangers. Là commencent à paraître les plantes de l’Afrique, qui effraient presque dans notre Europe ; le palmier, le cactus, l’aloès armé de piquants. Les anciens avaient placé sur ces rivages le palais de Circé. La véritable Circé, avec ses terreurs et ses séductions, c’est la nature du midi. Elle se présente dans cette délicieuse contrée sous un aspect de puissance sans borne et de violence homicide. voir Naples et puis mourir, dit le proverbe italien ; et nulle part la vie et la mort ne sont mises dans une si brusque et si prochaine opposition. Dans cette baie enchantée, au milieu de ce ciel tombé sur la terre (un pezzo di cielo caduto in terra), dorment les villes ensevelies de Pompéi et d’Herculanum, tandis qu’à l’horizon fume incessamment la pyramide du Vésuve. à côté, les champs phlégréens tout hérissés de vieux cratères ; en face, la roche de Caprée.

Rien ne peut donner l’idée de la fécondité de cette plaine ; elle nourrit cinq mille habitants par lieue carrée. De même, lorsque vous avez passé les défilés sinistres et les déserts de la Syla calabroise, que vous descendez sur les beaux rivages de la grande Grèce, aux ruines de Crotone et vers l’emplacement de Sybaris, la végétation est si puissante, que l’herbe broutée le soir est, dit-on, repoussée au matin. Mais c’est surtout vers la pointe de l’Italie, en sortant de cette forêt de châtaigniers gigantesques qui couronnent Scylla, lorsqu’on embrasse d’un coup d’oeil et l’Italie et la Sicile, et l’amphithéâtre colossal de l’Etna, qui, tout chargé qu’il est de neige, fume comme un autel éternel au centre de la Méditerranée ; c’est alors que le voyageur pousse un cri d’admiration en rencontrant cette borne sublime de la carrière qu’il a parcourue depuis les Alpes. Cette vallée de Reggio réunit tous les souvenirs, d’Ulysse aux guerres puniques, d’Annibal aux arabes et aux normands leurs vainqueurs ; mais elle charme encore plus par ces fraîches brises, par ces arbres chargés d’oranges ou de soie. Quelquefois dans les grandes chaleurs les courants s’arrêtent ; la mer s’élève de plusieurs pieds, et si l’air devient épais et orageux, vous voyez au point du jour tous les objets des deux bords réfléchis à l’horizon et multipliés sous des formes colossales. C’est ce qu’ils appellent aujourd’hui la fée Morgane, fata morgana.

De Nicotera dans la Calabre, on découvre déjà l’Etna ; et la nuit, on voit s’élever des îles la flamme de Stromboli. Ces deux volcans qui font un triangle avec le Vésuve, paraissent communiquer avec lui et, depuis deux mille ans les éruptions du Vésuve et de l’Etna ont toujours été alternatives. Il est probable qu’ils ont succédé aux volcans éteints du Latium et de l’Etrurie. Il semble qu’une longue traînée de matières volcaniques se soit prolongée sous le sol, du Pô jusqu’à la Sicile.

A quelques lieues de Plaisance on a trouvé sous terre la grande cité de Velia, le chef-lieu de trente villes. Les lacs de Trasymène, de Bracciano, de Bolsena, un autre encore dans la forêt Ciminienne, sont des cratères de volcans, et l’on a souvent vu ou cru voir au fond de leurs eaux des villes ensevelies.

L’Albano, le mont de Préneste et ceux des Herniques ont jeté des flammes. De Naples à Cumes seulement, on retrouve soixante-neuf cratères. Ces bouleversements ont plus d’une fois changé de la manière la plus étrange l’aspect du pays. Le Lucrin, célèbre par ses poissons et ses naumachies, n'est plus qu’un marais, comblé en partie par le Monte-Nuovo qui sortit de terre en 1538. De l’autre côté du Monte-Nuovo est l’Averne, quem non impunè volantes... et qui, au contraire, est aujourd’hui limpide et poissonneux.

Herculanum est ensevelie sous une masse épaisse de quatre-vingt-douze pieds. Il fallut presque pour produire un pareil entassement que le Vésuve se lançât lui-même dans les airs. Nous avons des détails précis sur plusieurs éruptions, entre autres sur celle de 1794. Le 12 juin, de 10 heures du soir à 4 heures du matin, la lave descendit à la mer sur une longueur de 12.000 pieds, et une largeur de 1.500, elle y poussa jusqu’à la distance de 60 toises. Le volcan vomit des matières équivalant à un cube de 2.804.440 toises. La ville de Torre Del Greco, habitée de 15000 personnes fut renversée ; à 10 ou 12 milles du Vésuve, on ne marchait, à midi, qu’à la lueur des flambeaux. La cendre tomba à la hauteur de 14 pouces et demi à trois milles tout autour de la montagne. La flamme et la fumée montaient sept fois plus haut que le volcan. Puis vinrent quinze jours de pluies impétueuses, qui emportaient tout, maisons, arbres, ponts, chemins. Des moffettes tuaient les hommes, les animaux, les plantes jusqu’à leur racines, excepté les poiriers et oliviers qui restèrent verts et vigoureux.

Ces désastres ne sont rien encore en comparaison de l’épouvantable tremblement de terre de 1783, dans lequel la Calabre crut être abîmée. Les villes et les villages s'écroulaient ; des montagnes se renversaient sur les plaines ; des populations fuyant les hauteurs s'étaient réfugiées sur le rivage ; la mer sortit de son lit et les engloutit. On évalue à quarante mille le nombre des morts.