HISTOIRE ROMAINE

 

INTRODUCTION — L'ITALIE

CHAPITRE PREMIER. Aspect de Rome et du Latium moderne.

 

 

Du haut des Apennins, dont la longue chaîne forme de la Lombardie à la Sicile comme l'épine dorsale de l'Italie, descendent vers l'occident deux fleuves rapides et profonds, le Tibre et l'Anio, tevere, teverone ; ils se réunissent pour tomber ensemble à la mer. Dans une antiquité reculée ; les pays situés au nord du Tibre et au midi de l'Anio étaient occupés par deux nations civilisées, les Tusci et les Osci ou Ausonii. Entre les deux fleuves et les deux peuples, perçait vers la mer, sous la forme d'un fer de lance, la barbare et belliqueuse contrée des sabins. C'est vers la pointe de ce delta que, sept ou huit cents ans avant notre ère, s'éleva Rome, la grande cité italienne, qui, ouvrant son sein aux races diverses dont elle était environnée, soumit l'Italie par le Latium, et par l'Italie le monde.

Aujourd'hui tout ce pays est dépeuplé. Des trente-cinq tribus, la plupart sont à peine représentées par une villa à moitié ruinée. Quoique Rome soit toujours une grande ville, le désert commence dans son enceinte même. Les renards qui se cachent dans les ruines du Palatin vont boire la nuit au Vélabre. Les troupeaux de chèvres, les grands boeufs, les chevaux à demi sauvages que vous y rencontrez, au milieu même du bruit et du luxe d'une capitale moderne, vous rappellent la solitude qui environne la ville. Si vous passez les portes, si vous vous acheminez vers un des sommets bleuâtres qui couronnent ce paysage mélancolique, si vous suivez à travers les marais Pontins l'indestructible voie Appienne, vous trouverez des tombeaux, des aqueducs, peut-être encore quelque ferme abandonnée avec ses arcades monumentales ; mais plus de culture, plus de mouvement, plus de vie ; de loin en loin un troupeau sous la garde d'un chien féroce qui s'élance sur le passant comme un loup, ou bien encore un buffle sortant du marais sa tête noire, tandis qu'à l'orient des volées de corneilles s'abattent des montagnes avec un cri rauque. Si l'on se détourne vers Ostie, vers Ardée, l'on verra quelques malheureux en haillons, hideux de maigreur, et tremblant de fièvre.

Au commencement de ce siècle, un voyageur trouva Ostie sans autre population que trois vieilles femmes qui gardaient la ville pendant l'été. Son jeune guide, enfant de quinze ans, qui partageait ses provisions, lui disait avec l'oeil brillant de la fièvre : et moi aussi, je sais ce que c'est que la viande, j'en ai goûté une fois.

Au milieu de cette misère et de cette désolation, la contrée conserve un caractère singulièrement imposant et grandiose. Ces lacs sur des montagnes, encadrés de beaux hêtres, de chênes superbes ; ce Nemi, le miroir de la Diane taurique, speculum dianae ; cet Albano, le siège antique des religions du Latium ; ces hauteurs, dont la plaine est partout dominée, font une couronne digne de Rome. C'est du Monte Musino, l'ara mutiae des étrusques, c'est de son bois obscur qu'il faut contempler ce tableau du Poussin. Dans les jours d'orages surtout, lorsque le lourd sirocco pèse sur la plaine, et que la poussière commence à tourbillonner, alors apparaît dans sa majesté sombre la capitale du désert.

Dès que vous avez passé la place du peuple et l'obélisque égyptien qui la décore, vous vous enfoncez dans cette longue et triste rue du corso, qui est encore la plus vivante de Rome. Poursuivez jusqu'au capitole ; montez au palais du sénateur, entre la statue de Marc-Aurèle et les trophées de Marius, vous vous trouvez dans l'asile même de Romulus, intermontium. Ce lieu élevé sépare la ville des vivants et la ville des morts. Dans la première, qui couvre l'ancien champ de Mars, vous distinguez les colonnes trajane et antonine, la rotonde du panthéon, et l'édifice le plus hardi du monde moderne, le dôme de saint-Pierre. Tournez-vous, sous vos pieds vous voyez le forum, la voie triomphale, et le moderne hospice de la consolation près la roche tarpéienne. Ici sont entassés pêle-mêle tous les débris, tous les siècles de l'antiquité ; les arcs de Septime-Sévère et de Titus, les colonnes de Jupiter-Tonnant et de la concorde. Au-delà, sur le Palatin, des ruines sinistres, sombres fondations des palais impériaux. Plus loin encore, et sur la gauche, la masse énorme du colisée. Cette vue unique arracha un cri d'admiration et d'horreur au philosophe Montaigne. L'amphithéâtre colossal (colosseum, Colisée), où tant de chrétiens ont souffert le martyre, efface par sa grandeur, tout autre ouvrage humain. C'est une monstrueuse montagne de pierres de cent cinquante-sept pieds de haut sur seize cent quarante de circonférence. Cette montagne à demi ruinée, mais richement parée par la nature, a ses plantes, ses arbres, sa flore. La barbarie moderne en a tiré, comme d'une carrière, des palais entiers. La destination de ce monument de meurtre, où Trajan faisait périr dix mille captifs en cent jours, est partout visible dans ses ruines ; vous retrouvez les deux portes par l’une desquelles sortait la chair vivante, tandis que par l'autre on enlevait la chair morte, sanavivaria, sandapilaria.

A la porte du Colisée se voit la fontaine où, selon la tradition, les gladiateurs venaient, après le combat, laver leurs blessures. La borne de cette fontaine était en même temps la première pierre milliaire de l'empire : toutes les voies du monde romain partaient de ce monument d'esclavage et de mort.

Au-delà du Colisée et du mont Palatin, au-delà de l'Aventin, Rome se prolonge par ses tombeaux. Là, vous rencontrez le sépulcre souterrain des Scipions, la pyramide de Cestius, la tour de Cecilia Metella, et les catacombes, asile et tombeau des martyrs, qui, dit-on, s'étendent sous Rome, et jusque sous le lit du Tibre.

Contemplée ainsi du capitole, cette ville tragique laisse facilement saisir, dans ses principaux monuments, le progrès et l'unité de son histoire. Le forum vous représente la république, le panthéon d'Auguste et d'Agrippa la réunion de tous les peuples et de tous les dieux de l'ancien monde en un même empire, en un même temple. Ce monument de l'époque centrale de l'histoire romaine occupe le point central de Rome, tandis qu'aux deux extrémités vous voyez dans le Colisée les premières luttes du christianisme, son triomphe et sa domination dans l'église de saint-Pierre.