I. — RÉCIT DE BÉATRIX EXCOFFONS Béatrix Œuvrie, femme Excoffons, me confia, il y a quelques années, le récit de sa vie pendant la Commune et après sa condamnation. Les dimensions de ce volume ne me permettent de citer que les pages se rapportant à l’armée des femmes, drapeau rouge déployé, au fort d’Issy. Ce simple récit fait bien comprendre combien les Parisiennes marchaient courageusement pour la liberté. ***Le 1er avril 1871, dit Béatrix Excoffons, une voisine surprise de me voir, me demanda si j’avais lu le journal qui annonçait, place de la Concorde, une réunion de femmes. Elles voulaient aller à Versailles pour empêcher l’effusion du sang. J’informai ma mère de mon départ, j’embrassai mes enfants et en route. À la place de la Concorde, à une heure et demie, je me joignis au défilé. Il y avait sept à huit cents femmes ; les unes parlaient d’expliquer à Versailles ce que voulait Paris, les autres parlaient de choses d’il y a cent ans, quand les femmes de Paris étaient allées déjà à Versailles pour en ramener le boulanger, la boulangère et le petit mitron, comme on disait dans ce temps-là. Nous allons ainsi jusqu’à la porte de Versailles. Là, nous rencontrons des parlementaires francs-maçons qui revenaient. La citoyenne de S. A. qui avait organisé la sortie, se trouvant rendue de fatigue, propose de se réunir quelque part. Nous nous rabattons sur la salle Ragache. Là, il fallut nommer une autre citoyenne pour reprendre l’expédition, la fatigue de madame de S. A. après une aussi longue marche ayant dégénéré en intolérables douleurs dans les jambes. Je fus désignée pour la remplacer, alors on me fit monter sur un billard et je dis ma pensée que n’étant plus assez nombreuses pour aller à Versailles, nous l’étions assez pour aller soigner les blessés aux compagnies de marche de la Commune. Les autres se rangèrent de mon avis et notre départ fut convenu pour le lendemain. Il eut lieu quelques jours après. La citoyenne de S. A. put encore nous accompagner jusqu’à l’état-major de la garde nationale. À l’état-major le chef prit mon nom et me donna un laissez-passer moi et les citoyennes qui m’accompagneraient. Je demandai alors de quel côté il fallait nous diriger ; on me conseilla de partir par Neuilly. Le Mont Valérien avait tonné la veille, nous voulions voir s’il ne serait pas resté des blessés non découverts dans les champs. Il se trouva vingt femmes pour m’accompagner. Nous voilà parties pour la porte de Neuilly. En chemin beaucoup de personnes nous donnèrent de la charpie et des bandes : j’achetai chez un pharmacien les médicaments nécessaires et nous voilà fouillant Neuilly pour voir s’il ne restait pas des blessés et ne nous doutant pas que nous étions en plein dans l’armée de Versailles. Arrivées à un certain endroit, nous apercevons des gendarmes et, sentant le danger, nous nous arrêtons. Mais il était impossible de passer. — Laissez-nous passer, disions-nous ; nous voulons aller soigner les blessés. Nous entendions bien gronder le canon, mais sans bien nous rendre compte où c’était. Je fis couper une branche d’arbre par un gamin à qui je donnai quelques sous et avec cela nous nous croyions invincibles. Il fut convenu qu’on ne parlerait pas du laissez-passer de la Commune et de plus mes compagnes me dirent de plier le drapeau. Mais comme je voulais le garder tel, nous nous trouvons tout à coup sur un pont entouré de gendarmes auxquels nous demandons à passer, ce qui nous fut refusé. On envoya chercher un chef de poste, un lieutenant, qui nous demanda ce que nous allions faire avec ce drapeau rouge. Je lui répondis que nous allions soigner les blessés et que nous avions voulu passer sur le pont parce que cela nous rapprochait de l’endroit où l’on entendait le canon. Il y eut un moment d’hésitation et pendant ce temps-là, l’une des nôtres oubliant ce qui avait été convenu, — se mit à dire que nous avions un laissez-passer. — Comment pouvez-vous dire cela, lui dis-je, puisque nous n’en avons pas ? Alors elle comprit et reprit : — J’ai voulu dire que si monsieur voulait nous en donner un. Enfin le lieutenant finit par dire aux gendarmes de nous laisser aller, que nous n’étions que des femmes sans armes. Arrivées de l’autre côté du pont, le canon grondait toujours. Une femme qui passait nous dit que cela devait être à Issy, et comme nous lui demandions comment il fallait faire pour y arriver, elle nous dit d’aller plus loin et d’appeler le batelier qui était dans l’Île. — Mais, dit-elle, il faut dire que vous êtes des femmes de la Commune. Sans cela il ne vous passerait pas dans son bateau. Toutes ces choses se passaient dans tout le commencement, quand la terreur n’était pas encore aussi grande chez les habitants des environs de Paris, ni les tueries aussi faciles. Nous appelons le batelier en lui disant que nous allons soigner nos frères blessés : le brave homme nous fit entrer chez lui, nous obligea à nous rafraîchir et, coupant une longue branche d’arbre, y ajusta le drapeau et me le remit entre les mains. Quand je me reporte à ce temps-là et que je revois en mémoire ce batelier, presque un vieillard, usant pour nous toutes les provisions de sa cabane joyeusement, par la seule raison que nous allions défendre nos idées, cela me rappelle mon père à Cherbourg. Quand revenaient de malheureux déportés, toute la maison était en l’air pour leur trouver ce dont ils pouvaient avoir besoin et dans ces victimes quelquefois il retrouvait des amis, ayant lui-même été arrêté à Cherbourg au coup d’État de 51. Lorsqu’il fut relâché, on continua pendant neuf ans à lire au rapport des casernes qu’il était défendu d’aller chez l’horloger Œuvrie sous peine d’un mois de salle de police. La haine de l’Empire l’avait poursuivi comme m’a poursuivie celle de Versailles. On me reprocha au conseil de guerre d’être la fille d’un révolutionnaire de 51, mais on n’ajouta pas que cette violence de l’Empire n’avait pu même jamais obtenir de subventions comme les autres. Je reviens à mon récit. Je m’étais mise à l’avant du bateau, tenant mon drapeau haut et fier. Là nous eûmes la certitude que les gendarmes n’avaient pas l’intention de nous laisser aborder, car ils nous envoyèrent plus de 50 balles qui ne nous atteignirent pas. Arrivées à l’autre bord, le bon batelier nous dit qu’il était heureux que nous ayons reçu aussi heureusement le baptême du feu ; il nous serra la main à toutes, ajoutant que si nous avions besoin de lui il était entièrement à notre disposition. Ainsi nous arrivâmes au fort d’Issy. Là, un garde national me reconnut et me dit que mon mari était aussi au fort. Combien j’étais heureuse avec mon mari à mon côté en racontant comment le sort nous avait été favorable ! J’avais l’illusion que rien ne pouvait plus nous atteindre qu’ensemble et que nous serions réunis même dans la mort. Je retrouvai aussi au fort d’Issy Louise qui était partie avec le 61e de Montmartre, et je restai une quinzaine de jours au fort comme ambulancière des enfants perdus. Vers ce temps-là, il fallut réorganiser le comité de vigilance des femmes de Montmartre, mais Louise qui l’avait commencé au temps du siège, avec les citoyennes Poirier, Blin, d’Auguet, moi et autres, ne voulant pas rentrer des compagnies de marche, je retournai à Paris pour le comité de vigilance où nous nous occupions des ambulances, où il fallait organiser tous les secours pour les blessés, envois d’ambulancières, etc. J’allai dans tous les clubs faire signer la pétition par laquelle la Commune réclamait Blanqui en échange de l’archevêque. À notre ambulance de l’Élysée Montmartre, le comité de vigilance des femmes envoyait des députations aux enterrements, s’occupait des veuves, des mères, des enfants de ceux qui mouraient pour la liberté ; il resta sur la brèche jusqu’à la fin. La veille de la prise de Montmartre, le comité était réuni dans ma maison. Nous nous attachâmes surtout à détruire tout ce qui pouvait compromettre qui que ce soit. Après avoir été mise trois fois en joue pour être fusillée, on m’envoya à Satory où j’arrivai une des premières, et pendant quatre jours je couchai dans la cour sur des cailloux. Je passai à la commission mixte avec ma mère, qui avait été arrêtée pour moi, ce qui mettait en double ma personnalité. On nous fit monter dans une sorte de grenier près du magasin à fourrages ; il était nuit, il pleuvait comme un déluge. Alors Louise arriva avec les vêtements gouttants comme un parapluie, étant aussi prisonnière. Je les tordis sur son dos et comme j’avais une paire de bas dans ma poche, je les lui donnai en place des siens que nous avions bien de la peine à retirer, tandis qu’elle nous racontait qu’on devait la fusiller le lendemain matin. On parlait de cela comme on aurait parlé de n’importe quoi, on était heureuses de se revoir surtout. On avait dit de ne pas fouiller Louise en entrant parce qu’on allait la fusiller ; c’était sans doute à cela que je devais aussi de ne pas l’avoir été. J’avais pas mal de papiers ; elle en avait quelques-uns aussi, entre autres un ordre de faire délivrer un des petits orgues de Notre-Dame et le faire transporter pour les leçons du chant de l’école. Nous étions sept : ma mère, M. et madame Millière, madame Dereure, moi, Louise et la sous-maîtresse de son école, Malvina Poulain. Une femme vint me demander mes papiers de la part des officiers, mais je répondis que je n’en avais pas et en silence, à nous sept, nous commençâmes à les mâcher, ce qui n’était pas une petite entreprise. Quand arriva un lieutenant de gendarmerie qui, à son tour, réclama les papiers, ils n’étaient plus reconnaissables. Je lui tendis alors deux ou trois feuillets restés dans le portefeuille et qu’il me rendit en disant très bas : Vous êtes une brave petite femme et si tout le monde était comme vous, il n’y aurait pas tant de victimes. Il y eut aussi parmi les gendarmes quelques hommes moins durs que les autres, peut-être se souvenaient-ils de leurs femmes et de leurs enfants nourris par la Commune. Lorsque je passai devant la commission mixte, cet homme me sauva la vie, car ne voyant plus que mon mari et mes enfants dont j’étais séparée, mon vieux père malade et que peut-être pouvait sauver la liberté de ma mère, je prenais sur moi tout ce que je pouvais et même ce que je n’avais pas fait. Il me fit enlever et mettre à part en disant : Mais, malheureuse, vous allez vous faire fusiller. Depuis, que de choses ! Nous avons été tenus partout. J’ai perdu mon père, ma mère, les aînés de mes enfants, mon mari dont la mort a fait autour de moi un effondrement général ; mais je n’en retrouve pas moins au fond de ma mémoire les horribles drames de Satory. La veille de notre départ pour les Chantiers de Versailles, à 11 heures du soir, on avait fusillé un malheureux garde national devenu fou, qui croyait s’échapper en traversant une mare. Son dernier cri avait été : Mes enfants, ma femme ! La séparation, la perte de ceux qui nous sont chers, n’est-ce pas la suprême douleur ? Combien de celles qui avaient des frères, pères ou maris, croyaient dans leur folie reconnaître la voix de ceux qu’elles aimaient ! Sept femmes des nôtres devinrent folles en une seule nuit ; d’autres donnèrent avant terme naissance à des enfants tués par les douleurs des mères, les plus fortes survécurent. Béatrix ŒUVRIE, Vve EXCOFFONS. Terminons par la lettre d’un détenu de Brest : II. — Lettre d’un détenu de Brest Après la prise de Châtillon, on nous disposa en cercle sur le plateau et on fit sortir de nos rangs les soldats qui s’y trouvaient. On les fait mettre à genoux dans la boue et sur l’ordre du général Pellé, on fusille impitoyablement sous nos yeux ces malheureux jeunes gens au milieu des lazzi des officiers qui insultaient à notre défaite par toutes sortes de propos atroces et stupides. Enfin, après une bonne heure employée à ce manège, on nous forme en lignes et nous prenons le chemin de Versailles entre deux haies de chasseurs à cheval. Sur notre chemin nous rencontrons le capitulard Vinoy, escorté de son état-major. Sur son ordre et malgré la promesse formelle faite par le général Pellé, que nous aurions tous la vie sauve, nos officiers qu’on avait placés en tête du cortège et à qui on avait violemment arraché les insignes de leur grade, allaient être fusillés, quand un colonel fit observer à M. Vinoy la promesse faite par son général. Le complice du 2 décembre épargna nos officiers, mais ordonna qu’on passât immédiatement par les armes le général Duval, son colonel d’état-major et le commandant des volontaires de Montrouge. Ces trois braves moururent au cri de : Vive la République ! Vive la Commune ! Un cavalier arracha les bottes de notre infortuné général, qu’il promena comme un trophée triomphal. Là-dessus, le féroce Vinoy s’éloigna et nous reprîmes notre marche douloureuse et humiliante, tantôt marchant, tantôt courant, au gré de nos conducteurs littéralement abreuvés d’indignités jusqu’à notre arrivée à Versailles. Ici la plume nous tombe des mains. Il est, en effet, impossible de décrire l’accueil que nous reçûmes dans la cité des ruraux. Cela dépasse en ignominie tout ce qu’il est possible d’imaginer, bousculés, foulés aux pieds à coups de poings, à coups de bâton au milieu des huées et des vociférations, on nous fit faire deux fois le tour de la ville en calculant les haltes à dessein pour nous exposer d’autant mieux aux atrocités d’une population de mouchards et de policiers qui bordaient des deux côtés les rues que nous traversions. On nous mena d’abord devant le dépôt de cavalerie où nous fîmes une halte d’au moins vingt minutes. La foule nous arrachait nos couvertures, nos képis, nos bidons. Enfin rien n’échappait à la rage de ces énergumènes, ivres de haine et de vengeance. On nous traitait de voleurs, de brigands, d’assassins, de canailles, etc. De là nous allâmes à la caserne des gardes de Paris. On nous fit entrer dans la cour où nous trouvâmes ces messieurs qui nous reçurent par une horrible bordée d’injures infâmes et qui, sur l’ordre de leurs chefs, armèrent bruyamment leurs chassepots, nous disant avec force rires qu’ils allaient nous fusiller tous comme des chiens. C’est au milieu de l’escorte de cette vile soldatesque que nous prîmes le chemin de Satory, où on nous enferma au nombre de 1.685 dans un magasin à fourrages, épuisés de fatigue et de besoin, dans l’impossibilité de nous coucher tellement nous étions serrés les uns contre les autres ; nous passâmes là deux nuits et deux jours debout, nous relevant à tour de rôle pour nous coucher un peu, chacun sur un brin de paille humide, n’ayant d’autre nourriture qu’un peu de pain et de l’eau infecte à boire, que nos gardiens allaient puiser à une mare dans laquelle ils ne se gênaient pas pour faire leurs ordures, C’est épouvantable, mais c’est ainsi. Après nous avoir dépouillés de tout, on nous dirigea sur le chemin de fer de l’Ouest. On nous entassa quarante dans des wagons à bestiaux hermétiquement fermés et privés de lumière, nous donnant pour tout potage un peu de biscuit et quelques bidons d’eau. Nous restâmes ainsi jusqu’au samedi matin quatre heures, où nous débarquâmes à Brest au nombre de six cents ; les autres prisonniers avaient été dirigés sur différentes prisons. Vainement en route avions-nous supplié nos gardiens de nous donner de l’eau et de l’air, ils restèrent sourds à nos supplications, nous menaçant de leurs revolvers à la moindre tentative de révolte. Plusieurs d’entre nous étaient devenus fous. Pensez donc ! trente-et-une heures de chemin de fer, enfermés dans des conditions pareilles. Quoi d’étonnant à ces cas de folie, et n’est-il pas surprenant qu’il n’en soit pas résulté pour un nombre plus considérable d’entre nous de plus grands malheurs ? À notre descente du train, on nous embarqua aussitôt pour le fort de Kelern, où nous sommes toujours internés, privés de toute communication avec le dehors et presque sans nouvelles de nos familles dont les lettres ne nous parviennent que décachetées, exactement comme les nôtres qui ne partent qu’après avoir passé par la censure. Confinés dans des casemates humides et couchés sur une méchante paillasse, nous manquons en outre de nourriture et la plupart d’entre nous endurent les souffrances de la faim. Nous n’avons pas même deux gamelles pleines de soupe et à peine une livre et demie de pain par jour. En fait de boisson rien que de l’eau. Le citoyen Élisée Reclus, bien connu dans le monde de la science qui se trouve parmi nous, contribue puissamment à nous rendre plus supportable notre triste séjour dans des conférences quotidiennes aussi intéressantes qu’instructives et toujours empreintes au plus haut point de l’idée du droit et de la justice. Il soutient notre foi républicaine, et plusieurs d’entre nous lui devront de sortir de prison meilleurs qu’ils n’y étaient entrés. Qu’il reçoive ici l’expression de notre gratitude pour ses nobles efforts et de l’estime profonde que nous lui portons. La Liberté. Bruxelles, avril 71. AUX COMMUNEUX ***III. — Publié par les proscrits de Londres en 1874 Après trois ans de compression, de massacres, la réaction voit la terreur cesser d’être entre ses mains affaiblies un moyen de gouvernement. Après trois ans de pouvoir absolu, les vainqueurs de la Commune voient la Nation, reprenant peu à peu vie et conscience, échapper à leur étreinte. Unis contre la Révolution, mais divisés entre eux, ils usent par leurs violences et diminuent par leurs dissensions, ce pouvoir de combat, seul espoir du maintien de leurs privilèges. Dans une société, où disparaissent chaque jour les conditions qui ont amené son empire, la bourgeoisie cherche en vain à le perpétuer ; rêvant l’œuvre impossible d’arrêter le cours du temps, elle veut immobiliser dans le présent, ou, faire rétrograder dans le passé, une nation que la Révolution entraîne. Les mandataires de cette bourgeoisie, cet état-major de la réaction installé à Versailles, semblent n’avoir d’autre mission, que d’en manifester la déchéance par leur incapacité politique, et d’en précipiter la chute par leur impuissance. Les uns appellent un roi, un empereur, les autres déguisent du nom de République la forme perfectionnée d’asservissement, qu’ils veulent imposer au peuple. Mais quelle que soit l’issue des tentatives versaillaises, monarchie ou République bourgeoise, le résultat sera le même : la chute de Versailles, la revanche de la Commune. Car nous arrivons à l’un de ces grands moments historiques, à l’une de ces grandes crises, où le peuple, alors qu’il parait s’abîmer dans ses misères et s’arrêter dans la mort, reprend avec une vigueur nouvelle sa marche révolutionnaire. La victoire ne sera pas le prix d’un seul jour de lutte, mais le combat va recommencer, les vainqueurs vont avoir à compter avec les vaincus. Cette situation crée de nouveaux devoirs pour les proscrits. Devant la dissolution croissante des forces réactionnaires, devant la possibilité d’une action plus efficace, il ne suffit pas de maintenir l’intégrité de la Proscription en la défendant contre les attaques policières, mais il s’agit d’unir nos efforts à ceux des communeux de France, pour délivrer ceux des nôtres tombés entre les mains de l’ennemi, et préparer la revanche. L’heure nous parait donc venue pour ce qui a vie dans la proscription, de s’affirmer, de se déclarer. C’est ce que vient faire aujourd’hui le groupe : LA COMMUNE RÉVOLUTIONNAIRE. Car il est temps que ceux-là se reconnaissent qui athées, communistes, révolutionnaires, concevant de même la Révolution dans son but et ses moyens, veulent reprendre la lutte et pour cette lutte décisive reconstituer le parti de la Révolution, le parti de la Commune. *****Nous sommes Athées, parce que l’homme ne sera jamais libre, tant qu’il n’aura pas chassé Dieu de son intelligence et de sa raison. Produit de la vision de l’inconnu, créée par l’ignorance, exploitée par l’intrigue et subie par l’imbécillité cette notion monstrueuse d’un être, d’un principe en dehors du monde et de l’homme, forme la trame de toutes les misères dans lesquelles s’est débattue l’humanité, et constitue l’obstacle principal à son affranchissement. Tant que la vision mystique de la divinité obscurcira le monde, l’homme ne pourra ni le connaître ni le posséder ; au lieu de la science et du bonheur, il n’y trouvera que l’esclavage de la misère et de l’ignorance. C’est en vertu de cette idée d’un être en dehors du monde et le gouvernant, que se sont produites toutes les formes de servitude morale et sociale : religions, despotismes, propriété, classes, sous lesquelles gémit et saigne l’humanité. Expulser Dieu du domaine de la connaissance, l’expulser de la société, est la loi pour l’homme s’il veut arriver à la science, s’il veut réaliser le but de la Révolution. Il faut nier cette erreur génératrice de toutes les autres, car c’est par elle que depuis des siècles l’homme est courbé, enchaîné, spolié, martyrisé. Que la Commune débarrasse à jamais l’humanité de ce spectre de ses misères passées, de cette cause de ses misères présentes. Dans la Commune il n’y a pas de place pour le prêtre : toute manifestation, toute organisation religieuse doit être proscrite. Nous sommes Communistes, parce que nous voulons que la terre, que les richesses naturelles ne soient plus appropriées par quelques-uns, mais qu’elles appartiennent à la Communauté. Parce que nous voulons que, libres de toute oppression, maîtres enfin de tous les instruments de production : terre, fabriques, etc., les travailleurs fassent du monde un lieu de bien-être et non plus de misère. Aujourd’hui, comme autrefois, la majorité des hommes est condamnée à travailler pour l’entretien de la jouissance d’un petit nombre de surveillants et de maîtres. Expression dernière de toutes les formes de servitude, la domination bourgeoise a dégagé l’exploitation du travail des voiles mystiques qui l’obscurcissaient ; gouvernements, religions, famille, lois, institutions du passé, comme du présent se sont enfin montrés, dans cette société réduite aux termes simples de capitalistes et de salariés, comme les instruments d’oppression au moyen desquels la bourgeoisie maintient sa domination, contient le Prolétariat. Prélevant pour augmenter ses richesses tout le surplus du produit du travail, le capitaliste ne laisse au travailleur que juste ce qu’il lui faut pour ne pas mourir de faim. Maintenu par la force dans cet enfer de la production capitaliste, de la propriété, il semble que le travailleur ne puisse rompre ses chaînes. Mais le Prolétariat est enfin arrivé à prendre conscience de lui-même : il sait qu’il porte en lui les éléments de la société nouvelle, que sa délivrance sera le prix de sa victoire sur la bourgeoisie et que, cette classe anéantie, les classes seront abolies, le but de la Révolution atteint. Nous sommes Communistes, parce que nous voulons arriver à ce but sans nous arrêter aux moyens termes, compromis qui, ajournant la victoire, sont un prolongement d’esclavage. En détruisant la propriété individuelle, le Communisme fait tomber une à une toutes ces institutions dont la propriété est le pivot. Chassé de sa propriété, où avec sa famille comme dans une forteresse il tient garnison, le riche ne trouvera plus d’asile pour son égoïsme et ses privilèges. Par l’anéantissement des classes, disparaîtront toutes les institutions oppressives de l’individu et du groupe dont la seule raison était le maintien de ces classes, l’asservissement du travailleur à ses maîtres. L’instruction ouverte à tous, donnera cette égalité intellectuelle sans laquelle l’égalité matérielle serait sans valeur. Plus de salariés, de victimes de la misère, de l’insolidarité, de la concurrence, mais l’union de travailleurs égaux, répartissant le travail entre eux, pour obtenir le plus grand développement de la Communauté, la plus grande somme de bien-être pour chacun. Car chaque citoyen trouvera la plus grande liberté, la plus grande expansion de son individualité, dans la plus grande expansion de la Communauté. Cet état sera le prix de la lutte et nous voulons cette lutte sans compromis ni trêve, jusqu’à la destruction de la bourgeoisie, jusqu’au triomphe définitif. Nous sommes Communistes, parce que le Communisme est la négation la plus radicale de la société que nous voulons renverser, l’affirmation la plus nette de la société que nous voulons fonder. Parce que, doctrine de l’égalité sociale, elle est plus que toute doctrine la négation de la domination bourgeoise, l’affirmation de la Révolution. Parce que, dans son combat contre la bourgeoisie, le Prolétariat trouve dans le Communisme l’expression de ses intérêts, la règle de son action. Nous sommes Révolutionnaires, autrement Communeux, parce que voulant la victoire, nous en voulons les moyens. Parce que, comprenant les conditions de la lutte, et voulant les remplir, nous voulons la plus forte organisation de combat, la coalition des efforts, non leur dispersion, mais leur centralisation. Nous sommes révolutionnaires, parce que pour réaliser le but de la Révolution, nous voulons renverser par la force une société qui ne se maintient que par la force. Parce que nous savons que la faiblesse, comme la légalité, tue les révolutions, que l’énergie les sauve. Parce que nous reconnaissons, qu’il faut conquérir ce pouvoir politique que la bourgeoisie garde d’une façon jalouse, pour le maintien de ses privilèges. Parce que dans une période révolutionnaire, où les institutions de la société actuelle devront être fauchées, la dictature du prolétariat devra être établie et maintenue jusqu’à ce que, dans le monde affranchi, il n’y ait plus que des citoyens égaux de la société nouvelle. Mouvement vers un monde nouveau de justice et d’égalité, la Révolution porte en elle-même sa propre loi et tout ce qui s’oppose à son triomphe doit être écrasé. Nous sommes révolutionnaires, nous voulons la Commune, parce que nous voyons dans la Commune future, comme dans celles de 1793 et de 1871, non la tentative égoïste d’une ville, mais la Révolution triomphante dans le pays entier : la République communeuse. Car la Commune c’est le Prolétariat révolutionnaire armé de la dictature, pour l’anéantissement des privilèges, l’écrasement de la bourgeoisie. La Commune, c’est la forme militante de la Révolution sociale. C’est la Révolution debout, maîtresse de ses ennemis. La Commune, c’est la période révolutionnaire d’où sortira la société nouvelle. La Commune, ne l’oublions pas non plus, nous qui avons reçu charge de la mémoire et de la vengeance des assassinés, c’est aussi la revanche. *****Dans la grande bataille, engagée entre la bourgeoisie et le Prolétariat, entre la société actuelle et la Révolution, les deux camps sont bien distincts, il n’y a de confusion possible que pour l’imbécillité ou la trahison. D’un côté tous les partis bourgeois : légitimistes, orléanistes, bonapartistes, républicains conservateurs ou radicaux, de l’autre, le parti de la Commune, le parti de la Révolution, l’ancien monde contre le nouveau. Déjà la vie a quitté plusieurs de ces formes du passé, et les variétés monarchiques se résolvent, en fin de compte, dans l’immonde Bonapartisme. Quant aux partis qui, sous le nom de république conservatrice ou radicale, voudraient immobiliser la société dans l’exploitation continue du peuple par la bourgeoisie, directement, sans intermédiaire royal, radicaux ou conservateurs, ils diffèrent plus par l’étiquette que par le contenu ; plutôt que des idées différentes, ils représentent les étapes que parcourra la bourgeoisie, avant de rencontrer dans la victoire du peuple sa ruine définitive. Feignant de croire à la duperie du suffrage universel, ils voudraient faire accepter au peuple ce mode d’escamotage périodique de la Révolution ; ils voudraient voir le parti de la Révolution entrant dans l’ordre légal de la société bourgeoise par là même cesser d’être, et la minorité révolutionnaire abdiquer devant l’opinion moyenne et falsifiée de majorités soumises à toutes les influences de l’ignorance et du privilège. Les radicaux seront les derniers défenseurs du monde bourgeois mourant ; autour d’eux seront ralliés tous les représentants du passé, pour livrer la lutte dernière contre la Révolution. La fin des radicaux sera la fin de la bourgeoisie. À peine sortis des massacres de la Commune, rappelons à ceux qui seraient tentés de l’oublier que la gauche versaillaise, non moins que la droite, a commandé le massacre de Paris, et que l’armée des massacreurs a reçu les félicitations des uns comme celles des autres. Versaillais de droite et Versaillais de gauche doivent être égaux devant la haine du peuple ; car contre lui, toujours, radicaux et jésuites sont d’accord. Il ne peut donc y avoir d’erreur et tout compromis, toute alliance avec les radicaux doivent être réputés trahison. Plus près de nous, errant entre les deux camps, ou même égarés dans nos rangs, nous trouvons des hommes dont l’amitié, plus funeste que l’inimitié, ajournerait indéfiniment la victoire du peuple s’il suivait leurs conseils, s’il devenait dupe de leurs illusions. Limitant plus ou moins, les moyens de combat à ceux de la lutte économique, ils prêchent à des degrés divers l’abstention de la lutte armée, de la lutte politique. Érigeant en théorie, la désorganisation des forces populaires, ils semblent en face de la bourgeoisie armée, alors qu’il s’agit de concentrer les efforts pour un combat suprême, ne vouloir qu’organiser la défaite et livrer le peuple désarmé aux coups de ses ennemis. Ne comprenant pas que la Révolution est la marche consciente et voulue de l’humanité, vers le but que lui assignent son développement historique et sa nature, ils mettent les images de leur fantaisie au lieu de la réalité des choses et voudraient substituer au mouvement rapide de la Révolution, les lenteurs d’une évolution dont ils se font les prophètes. Amateurs de demi-mesures, fauteurs de compromis, ils perdent les victoires populaires qu’ils n’ont pu empêcher ; ils épargnent sous prétexte de pitié les vaincus ; ils défendent sous prétexte d’équité les institutions, les intérêts, d’une société contre lesquels le peuple s’était levé. Ils calomnient les Révolutions quand ils ne peuvent plus les perdre. Ils se nomment communalistes. Au lieu de l’effort révolutionnaire du peuple de Paris pour conquérir le pays entier à la République Communeuse, ils voient dans la Révolution du 18 mars un soulèvement pour des franchises municipales. Ils renient les actes de cette Révolution qu’ils n’ont pas comprise, pour ménager sans doute les nerfs d’une bourgeoisie, dont ils savent si bien épargner la vie et les intérêts. Oubliant qu’une société ne périt que quand elle est frappée aussi bien dans ses monuments, ses symboles, que dans ses institutions et ses défenseurs, Ils veulent décharger la Commune de la responsabilité de l’exécution des otages, de la responsabilité des incendies. Ils ignorent, ou feignent d’ignorer, que c’est par la volonté du Peuple et de la Commune unis jusqu’au dernier moment, qu’ont été frappés les otages, prêtres, gendarmes, bourgeois et allumés les incendies. Pour nous, nous revendiquons notre part de responsabilité dans ces actes justiciers qui ont frappé les ennemis du Peuple, depuis Clément Thomas et Lecomte jusqu’aux dominicains d’Arcueil ; depuis Bonjean jusqu’aux gendarmes de la rue Haxo ; depuis Darboy jusqu’à Chaudey. Nous revendiquons notre part de responsabilité dans ces incendies qui détruisaient des instruments d’oppression monarchique et bourgeoise ou protégeaient les combattants. Comment pourrions-nous feindre la pitié pour les oppresseurs séculaires du Peuple, pour les complices de ces hommes qui depuis trois ans célèbrent leur triomphe par la fusillade, la transportation, l’écrasement de tous ceux des nôtres qui ont pu échapper au massacre immédiat. Nous voyons encore ces assassinats sans fin, d’hommes, de femmes, d’enfants ; ces égorgements qui faisaient couler à flots le sang du Peuple dans les rues, les casernes, les squares, les hôpitaux, les maisons. Nous voyons les blessés ensevelis avec les morts ; nous voyons Versailles, Satory, les pontons, le bagne, la Nouvelle-Calédonie. Nous voyons Paris, la France, courbés sous la terreur, l’écrasement continu, l’assassinat en permanence. Communeux de France, Proscrits, unissons nos efforts contre l’ennemi commun ; que chacun, dans la mesure de ses forces, fasse son devoir ! Le Groupe : La Commune Révolutionnaire. Aberlen, Berton, Breuillé, Carné, Jean Clement, F. Cournet, Ch. Dacosta, Delles, A. Dérouilla, E. Eudes, H. Gausseron, E. Gois, A. Goullé, E. Granger, A. Huguenot, E. Jouanin, Lebrun, Léonce, Luillier, P. Mallet, Marguerittes, Constant-Martin, A. Moreau, H. Mortier, A. Oldrini, Pichon, A. Poirier, Rysto, B. Sachs, Solignac, Ed. Vaillant, Varlet. Viard. Londres, juin 1874. |