LA COMMUNE

 

CINQUIÈME PARTIE. — DEPUIS.

 

 

I. — PRISONS ET PONTONS. - LE VOYAGE NEW-CALÉDONIEN. - ÉVASION DE ROCHEFORT. - LA VIE EN CALÉDONIE. - LE RETOUR

 

Pour que soit libre enfin la terre,

Les braves lui donnent leur sang ;

Partout est rouge le suaire

Et la mort va le secouant.

(L. M.)

 

C’est là qu’il faut serrer les lignes, pour dire en peu de mots des souvenirs si nombreux.

Je revois Auberive avec les étroites allées serpentant sous les sapins, les grands dortoirs, où soufflait le vent comme dans des navires. Les files silencieuses de prisonnières avec la coiffe blanche et le fichu plissé sur le cou par une épingle, pareilles à des paysannes d’il y a cent ans.

Nous y étions venues à vingt, de Versailles, en voiture cellulaire qu’on monta sur les rails et qu’on attela suivant les trajets à parcourir.

Ayant été averties seulement la nuit du départ, nous n’avions pu prévenir nos familles, le lendemain était jour de visites, tout comme à mon départ pour la prison d’Arras, beaucoup d’autres, comme ma mère vinrent à Versailles, et reçurent la réponse que nous étions parties en centrale attendre la déportation.

De cette nouvelle plutôt encore que du froid, ma mère revint glacée à Paris, je ne sus que plus tard, quand elle vint habiter chez sa sœur à Clermont, pour être plus près de moi, qu’elle avait été dangereusement malade. Sans communications avec le dehors, autres que les visites, très rares et très courtes de nos proches parents, nous étions seules avec l’idée.

Je serai forcée de parler plus souvent de nous et même de moi, puisque nos seuls événements étaient les arrivées de nouvelles prisonnières, sachant moins que nous, peut-être. De temps à autre, le tambour du village criait quelque décision du gouvernement sur la place, s’arrêtant dans les rues pour recommencer la même lecture. Quand les fenêtres de ce côté étaient ouvertes et que le vent portait, nous entendions aussi bien que les habitants du village, ce qui était lu par ordre officiel.

Les manifestes des Thiers, des Mac-Mahon, des Broglie, nous apprenaient que c’était toujours la même chose, dans la pire des Républiques.

Des ouvrages écrits à Auberive il ne me reste que quelques vers et quelques fragments.

De la femme à travers les âges, publié dans l’Excommunié de Henri Place, quelque temps après le retour, quelques feuillets seulement.

La Conscience, et le Livre des morts sont perdus, j’ignore où se trouve le manuscrit du Livre du bagne, dont la première partie, signée le n° 2182, fut écrite à Auberive et la seconde avec tout l’océan entre les deux fut écrite à la Centrale de Clermont quelques années après le retour et signée le n° 1327.

Est-ce que les œuvres et la vie de ceux qui luttent pour la liberté, ne restent pas ainsi, par lambeaux sur le chemin ?

Une immense étendue de neige, épaisse et blanche, c’était ce qu’on voyait des fenêtres d’Auberive ; les salles sont grandes et sonores, l’aspect est celui d’une demeure de rêve hantée des morts.

La Danaé était partie en mai 72, la Guerrière, la Garonne, le Var étaient partis ; la Sibylle, l’Orne, le Calvados ; nous n’avions pas encore l’ordre du départ.

Nous attendions, laissant les événements disposer de notre destinée ; calmes, comme ceux qui ont vu la mort d’une ville, sans cesser de sentir l’idée vivante.

Quelques vers, restes de cette époque, expriment les impressions d’alors :

HIVER ET NUIT

Centrale d’Auberive, 28 novembre 1872

Soufflez, ô vents d’hiver, tombe toujours, ô neige,

On est plus près des morts sous les linceuls glacés.

Que la nuit soit sans fin et que le jour s’abrège :

On compte par hivers sur les froids trépassés.

J’aime sous les sombres nuées,

Ô sapins, vos sombres concerts,

Vos branches du vent remuées

Comme des harpes dans les airs.

Ceux qui sont descendus dans l’ombre

Vers nous ne reviendront jamais.

D’hier ou bien de jours sans nombre

Ils dorment dans la grande paix.

Quand donc, comme on roule un suaire

Aux morts pour les mettre au tombeau,

Sur nous tous verra-t-on notre ère

Se replier comme un manteau ?

Pareil au grain qui devient gerbe,

Sur le sol arrosé de sang,

L’avenir grandira superbe

Sous le rouge soleil levant.

Soufflez, ô vents d’hiver, tombe toujours, ô neige,

On est plus près des morts sous tes linceuls glacés.

Que la nuit soit sans fin et que le jour s’achève :

On compte par hivers chez les froids trépassés.

Le n° 2182.

 

L’hiver, dans les sentiers du jardin, sous les sapins verts, sonnaient tristement les sabots, aux pieds fatigués des prisonnières, ils frappaient en cadence la terre gelée, tandis que la file silencieuse passait lentement.

L’hiver est rude dans cette contrée, la neige épaisse, les branches qu’elle alourdit s’inclinent vers le sol, pareilles à des rameaux de pierre.

Dans la vaste salle, où nous étions ensemble, les prisonnières de la Commune venaient peu à peu de toutes les prisons où elles avaient été transférées, après leur jugement ; celles qui vaillamment avaient combattu, d’autres qui avaient fait peu de chose ; madame Lemel, Poirier, Excoffons, Maria Boire, madame Goulé, madame Deletras et autres ne se plaignaient pas, ayant servi la Commune.

Madame Richoux ne se plaignait pas non plus, mais sa condamnation était inique.

Voici ce qu’elle avait fait : une barricade place Saint-Sulpice, était si peu haute, qu’elle servait plutôt contre, que pour les combattants ; elle, avec son calme de femme bien élevée, prise de pitié, s’en alla tout simplement hausser et faire hausser la barricade avec tout ce qui se pouvait ; une boutique de statues pour les églises, était ouverte je ne sais pourquoi ; elle fit porter en guise de pavés, qui manquaient, les saints, d’assez de poids, pour cela ; on l’avait arrêtée, très bien vêtue, gantée, prête à sortir de chez elle, elle sortit en effet pour ne rentrer qu’après l’amnistie.

— C’est vous qui avez fait porter sur la barricade les statues des saints ?

— Mais certainement, dit-elle, les statues étaient de pierre et ceux qui mouraient étaient de chair.

Condamné pour le fait à la déportation enceinte fortifiée, sa santé était si chancelante qu’on ne put l’embarquer.

Une autre, madame Louis, déjà vieille, n’avait rien fait, mais ses enfants eux, s’étaient battus contre Versailles, elle avait tout laissé dire contre elle, à son jugement, s’imaginant que sa condamnation les sauvait ; elle le crut jusqu’à sa mort, arrivée en Calédonie, personne de nous n’osa jamais lui dire, que suivant toute probabilité, ses enfants étaient morts. Ils ne pouvaient, pensait-elle, lui donner de leurs nouvelles. Une autre, madame Rousseau Bruteau, que nous appelions : la Marquise, à cause de son profil régulier et jeune sous ses cheveux blancs, relevés comme au temps des coiffures poudrées, était là surtout, à cause de la similitude de nom, d’un de ses parents. Elle n’était certainement pas hostile à la Commune, mais elle devint beaucoup plus révolutionnaire après le voyage de Calédonie qu’elle ne l’était avant.

Madame Adèle Viard était dans les mêmes conditions, on la crut parente du membre de la Commune Viard, elle n’avait que soigné les blessés.

Elisabeth Retif, Suétens, Marchaix, Papavoine, commuées de la peine de mort aux travaux forcés, avaient uniquement soigné les blessés ; elles n’en allèrent pas moins toutes quatre à Cayenne, d’où Retif ne revint jamais.

Le mardi 24 août 1873, à six heures du matin, on nous appela pour le voyage de la déportation.

J’avais vu ma mère la veille, et remarqué pour la première fois que ses cheveux avaient blanchi, pauvre mère !

Elle avait encore deux de ses frères et deux de ses sœurs ; tous l’aimaient beaucoup, l’une de ses sœurs assez à son aise, devait la prendre avec elle. Beaucoup d’autres n’étaient pas aussi tranquilles que moi sur le compte des leurs ; je n’avais donc pas me plaindre.

On nous appela en suivant la liste envoyée par le gouvernement, élimination faite des malades, qui furent plus malheureuses en prison que nous en Calédonie, et des âgées ; nous étions vingt, dans l’ordre suivant je crois.

N° 1. Louise Michel. 2. Madame Lemel. 3. Marie Caieux. 4. Madame Leroy. 5. Victorine Gorget. 6. Marie Magnan. 7. Élisabeth Deghy. 8. Adèle Desfossés femme Viard. 9. Madame Louis. 10. Madame Bail. 11. Madame Taillefer. 12. Théron. 13. Madame Leblanc. 14. Adélaïde Germain, 15. Madame Orlowska. 10. Madame Bruteau. 17. Marie Broum. 18. Marie Smith. 19. Marie Caieux. 20. Madame Chiffon et Adeline Régissard vinrent seulement un an ou deux après.

On comptait, à l’époque de notre départ, 32 905 décisions de la justice de Versailles, parmi lesquelles déjà 105 condamnations à mort, dont heureusement, 33 par contumace ; cela continuait toujours.

46 enfants au-dessous de 10 ans furent placés dans des maisons de correction, pour les punir de ce que leurs pères avaient été fusillés, ou de ce qu’ils avaient été adoptés par la Commune.

Beaucoup de ceux qui avaient été emprisonnés, étaient morts ; le gouvernement avoua 1.179 de ces décès.

En 1879, la justice de Versailles fit le recensement général de ce qu’elle reconnaissait officiellement, il y avait eu 5.000 soldats et 36.309 citoyens entre leurs mains.

Les condamnations à mort se montaient alors à 270 dont 8 femmes.

Ce recensement général est ainsi exposé — Histoire de la Commune de Lissagaray, en la date du 1er janvier 1871.

Peine de mort, 270, dont 8 femmes.

Travaux forcés, 410, dont 29 femmes.

Déportation dans une enceinte fortifiée, 2.989, dont 20 femmes.

Déportation simple, 3.507 dont 16 femmes et 1 enfant.

Détention, 1.269, dont 8 femmes.

Réclusion, 64, dont 10 femmes.

Travaux publics, 29.

3 mois de prison et au-dessous, 432.

Emprisonnement de 3 mois à un an, 1.622, dont 90 femmes et 1 enfant.

Emprisonnement de plus d’un an, 1.344, dont 15 femmes et 4 enfants.

Surveillance de la haute police, 147, dont une femme.

Amende, 9.

Enfants au-dessous de 16 ans envoyés en correction, 56.

Total 13.450, dont 197 femmes.

Ce rapport ne mentionnait ni les condamnations prononcées par les conseils de guerre hors de la juridiction de Versailles, ni celles des cours d’assises.

Il faut ajouter 15 condamnations à mort, 22 aux travaux forcés, 28 à la déportation dans une enceinte fortifiée, 29 à la déportation simple, 74 à la détention, 13 à la réclusion, un certain nombre à l’emprisonnement. Le chiffre total des condamnés à Paris et en province dépassait 13.700 parmi lesquels 170 femmes et 60 enfants[1].

 

La première étape de notre voyage eut lieu dans une vaste voiture, nous ne devions trouver qu’à Langres la voiture cellulaire qui nous conduisit jusqu’à La Rochelle.

Lorsque notre voiture traversa Langres, près de la place des Boulets, je crois, des ouvriers au nombre de cinq ou six, sortirent d’un atelier ; leurs bras nus étaient noirs : ils devaient être des forgerons, ils nous saluèrent en ôtant leurs casquettes.

L’un d’eux, à la tête toute blanche, jeta un cri, que je crus reconnaître pour celui de : Vive la Commune ! malgré le roulement plus rapide de la voiture, qu’un violent coup de fouet avait enlevée.

La nuit, nous arrivâmes à Paris ; on couchait dans la voiture cellulaire.

Le mercredi, vers quatre heures de l’après-midi, nous étions à la maison d’arrêt de La Rochelle.

La Comète nous transporta de La Rochelle à Rochefort, où nous montâmes à bord de la Virginie.

Des barques amies avaient tout le jour accompagné la Comète ; de ces barques, on nous saluait de loin, on répondait comme on pouvait, agitant des mouchoirs ; je pris mon voile noir pour leur dire adieu, le vent ayant emporté mon mouchoir.

Pendant cinq ou six jours on côtoya les côtes, puis plus rien. Vers le quatorzième jour, disparurent les derniers grands oiseaux de mer, deux nous accompagnèrent quelque temps encore.

Nous étions, dans les batteries basses de la Virginie, ine vieille frégate de guerre à voiles, belle sur les flots.

La plus grande cage de tribord arrière était occupée par nous, et les deux petits enfants de madame Leblanc ; le garçon de six ans, la fille de quelques mois, née à la prison des Chantiers.

Dans la cage en face de la nôtre étaient Henri Rochefort, Henri Place, Henri Ménager, Passedouet, Wolowski, et un de ceux qui n’ayant rien fait, furent tout de même déportés et qui s’appelait Chevrier.

Il était expressément défendu de se parler de cage à cage, mais on le faisait tout de même.

Rochefort et madame Lemel commencèrent à être malades, dès le premier instant et finirent au dernier ; Il y en eut, parmi nous qui le furent aussi, mais aucune pendant tout le voyage ; pour moi, j’échappais au mal de mer comme aux balles, et je me reprochais vraiment de trouver le voyage si beau, tandis que dans leurs cadres Rochefort ni madame Lemel ne jouissaient de rien.

Il y avait des jours où la mer étant forte, le vent soufflant en tempête, le sillage du navire faisait comme deux rivières de diamants se rejoignant en un seul courant qui scintillait au soleil un peu loin encore.

Le 19 septembre, un bâtiment étrange est par moments en vue, tantôt forçant de voiles, tantôt diminuant ; dans la soirée il y a une manœuvre, deux coups de canon à blanc, le bâtiment disparaît, c’est la nuit, on revoit les voiles blanches au fond de l’ombre ; il ne revient plus. — Ce navire voulait-il nous délivrer ?

Le 22 septembre des hirondelles de mer se posent sur les mâts.

Voici les Canaries. Nous sommes en vue de Palma.

Bien souvent j’ai pensé aux continents, engloutis sous les mers, qui sans doute nous couvriront en quittant leurs lits, laissant un tombeau pour en sceller un autre, sans arrêter le progrès éternel.

Des baies ouvertes aux vents, au loin le pic de Ténériffe.

Plus loin encore, un sommet bleu perdu dans le ciel. Est-ce le Mont-Caldera ou des sommets de nuages ?

Les maisons de Palma semblent sortir des flots, toutes blanches comme des tombes ; au nord, sur une colline c’est la citadelle.

Les habitants qui viennent apporter des fruits sur le navire, sont magnifiques. Peut-être, ce sont ces Gouanches dont les aïeux habitaient l’Atlantide ?

Puis Sainte-Catherine Brésil où, la Virginie chassant sur ses ancres, nous pouvions découvrir tout le demi-cercle de hautes montagnes dont les sommets se mêlent aux nuages. D’un côté, à droite, des navires qui entrent dans le port, une forteresse assise. Sur la hauteur d’un des côtés de notre cage, on voyait par les sabords, il y avait aussi l’heure de promenade sur le pont où l’on voyait mieux encore.

La haute mer du Cap fut pour moi un ravissement.

Je n’avais jamais vu avant la Commune, que Chaumont et Paris, et les environs de Paris avec les compagnies de marche de la Commune, puis quelques villes de France, entrevues des prisons et j’étais maintenant, moi qui toute ma vie avais rêvé les voyages, en plein océan, entre le ciel et l’eau, comme entre deux déserts où l’on n’entendait que les vagues et le vent.

Nous vîmes la mer polaire du Sud où, dans une nuit profonde, la neige tombait sur le pont.

Comme de partout il m’en resta quelques strophes.

DANS LES MERS POLAIRES

La neige tombe, le flot roule,

L’air est glacé, le ciel est noir,

Le vaisseau craque sous la houle

Et le matin se mêle au soir.

Formant une ronde pesante,

Les marins dansent en chantant :

Comme un orgue à la voix tonnante,

Dans les voiles souffle le vent.

De peur que le froid ne les gagne,

Ils disent au pôle glacé

Un air des landes de Bretagne,

Un vieux bardit du temps passé.

Et le bruit du vent dans les voiles,

Cet air si naïf et si vieux,

La neige, le ciel sans étoiles,

De larmes emplissent les yeux.

Cet air est-il un chant magique ?

Pour attendrir ainsi le cœur,

Non, c’est un souffle d’Armorique,

Tout rempli de genêts en fleur,

Et c’est le vent des mers polaires,

Tonnant dans ses trompes d’airain

Les nouveaux bardits populaires,

De la légende de demain.

Sur la Virginie. L. MICHEL.

 

Je n’étais pas la seule à dire comme l’idée m’en venait en dessin ou en vers, l’impression des régions que nous traversions. Rochefort m’envoya un jour ceux qui suivent dont j’eus un double plaisir, parce que c’était la preuve qu’il avait encore la force d’écrire malgré le mal de mer.

À MA VOISINE DE TRIBORD ARRIÈRE

J’ai dit à Louise Michel

Nous traversons pluie et soleil,

Sous le cap de Bonne Espérance,

Nous serons bientôt tous là-bas.

Eh bien, je ne m’aperçois pas

Que nous ayons quitté la France.

Avant d’entrer au gouffre amer

Avions-nous moins le mal de mer ?

Mêmes efforts sous d’autres causes

Quand mon cœur saute à chaque bond,

J’entends le pays qui répond :

Et moi suis-je donc sur des roses ?

Non loin du pôle où nous passons,

Nous nous heurtons à des glaçons

Poussés par la vitesse acquise,

Je songe alors à nos vainqueurs.

Ne savons-nous pas que leurs cœurs

Sont aussi durs que la banquise ?

Le phoque entrevu ce matin

M’a rappelé dans le lointain,

Le chauve Rouher aux mains grasses,

Et ces requins qu’on a pêchés

Semblaient des membres détachés

De la commission des grâces.

Le jour, jour de grandes chaleurs,

Où l’on déploya les couleurs

De l’artimon à la misaine,

Je crus, dois-je m’en excuser,

Voir Versailles se pavoiser

Pour l’acquittement de Bazaine.

Nous allons voir sur d’autres bords

Les faibles mangés par les forts.

Tout comme le prêchent nos codes

La loi, c’est malheur au vaincu.

J’en étais déjà convaincu

Avant d’aller aux antipodes.

Nous avons, êtres imprudents,

Bravé bien d’autres coups de dents,

Car ceux dont la main s’est rougie

Dans les massacres de Karnak.

Donneraient au plus vieux Kanak

Des leçons d’anthropophagie.

Ira-t-on comparer jamais

L’osage qui se fait des mets

Des corps morts trouvés dans les havres

A ces amis de feu César

Qui pour le moindre Balthazar

S’offrent trente mille cadavres.

L’osage, on ne peut le nier,

Assouvit sur son prisonnier

Des fringales souvent fort vives.

Mais avant de le cuire à point,

Il lui procure un embonpoint

Qui fait honneur à ses convives.

Je connais un Pantagruel

Non moins avide et plus cruel.

Les enfants, les vieillards, les femmes

Que tu guettes pour ton dîner,

Avant de les assassiner

O Mac-Mahon, tu les affames.

Puisque le vaisseau de l’état

Vogue de crime en attentat

Dans une mer d’ignominie,

Puisque c’est là l’ordre moral,

Saluons l’océan austral

Et restons sur la Virginie.

Il y fait trop chaud ou trop froid.

Je ne prétends pas qu’elle soit

Précisément hospitalière

Quand on marche dans le grésil

Près d’un soldat dont le fusil

Menace l’avant et l’arrière.

Ce mât qu’un grain fait incliner,

Le vent peut le déraciner,

Le flot peut envahir la cale.

Mais ces ducs déteints et pâlis,

Crois-tu qu’ils n’aient aucun roulis

Sur leur trône de chrysocale ?

Que nous soyons rêveurs ou fous,

Nous allons tout droit devant nous,

Tandis, et c’est ce qui console,

Qu’à les regarder s’agiter,

On devine à n’en pas douter

Qu’ils ont détraqué leur boussole.

Nous pouvons sombrer en chemin,

Mais je prévois qu’avant demain,

Sans me donner pour un oracle

Leur sort sera peu différent.

Qui veut défier les courants,

Est emporté par la débâcle.

Henri ROCHEFORT.

Novembre 1873, à bord de la Virginie.

 

Combien de lettres et de vers furent échangés sur la Virginie, car la défense de correspondre quand on est si près — ne compte pas.

Il y avait des récits simples et grands, de bien des déportés, des vers dont la pensée, sous une forme abrupte était superbe.

Une dédicace écrite par un camarade trop zélé protestant, sur le premier feuillet d’une Bible avait un parfum de myrrhe : j’ai gardé la dédicace, mais envoyé par dessus bord la Bible, aux requins.

Tous ces fragments, à part les vers de Rochefort, retrouvés entre les feuillets d’un livre ont disparu dans les perquisitions, après le retour de Calédonie.

Ceux que je lui envoyai ne me sont pas restés non plus ; je cite le fragment dans le voyage.

À BORD DE LA VIRGINIE

Voyez des vagues aux étoiles

Poindre ces errantes blancheurs.

Des flottes sont à pleines voiles

Dans les immenses profondeurs :

Dans les cieux des flottes de mondes,

Sur les flots, les facettes blondes

De phosphorescentes lueurs.

Et les flottantes étincelles,

Et les mondes au loin perdus

Brillent ainsi que des prunelles.

Partout vibrent des sons confus.

Au seuil des légendes nouvelles

Le coq gaulois frappe ses ailes

Au guy l’an neuf Brennus Brennus.

L’aspect de ces gouffres enivre,

Plus haut, ô flots, plus fort, ô vents !

Il devient trop cher de vivre,

Tant ici les songes sont grands,

Il vaudrait bien mieux ne plus être

Et s’abîmer pour disparaître

Dans le creuset des éléments.

Enflez les voiles, ô tempêtes

Plus haut, ô flots, plus fort, ô vent !

Que l’éclair brille sur nos têtes,

Navire en avant, en avant !

Pourquoi ces brises monotones ?

Ouvrez vos ailes, ô cyclones,

Traversons l’abîme béant.

À bord de la Virginie, 14 septembre 73.

 

J’ai raconté bien des fois comment pendant le voyage de Calédonie je devins anarchiste.

Entre deux éclaircies de calme où elle ne se trouvait pas trop mal, je faisais part à madame Lemel de ma pensée sur l’impossibilité que n’importe quels hommes au pouvoir pussent jamais faire autre chose que commettre des crimes, s’ils sont faibles ou égoïstes ; être annihilés s’ils sont dévoués et énergiques ; elle me répondit : C’est aussi ce que je pense ! J’avais beaucoup de confiance en la rectitude de son esprit et son approbation me fit grand plaisir.

La chose la plus cruelle que j’aie vue sur la Virginie, fut le long et épouvantable supplice qu’on fait subir aux albatros, qui aux environs du Cap de Bonne-Espérance venaient par troupeaux autour du navire. Après les avoir péchés à l’hameçon, on les suspend par les pieds pour qu’ils meurent sans tacher la blancheur de leurs plumes. Pauvres moutons du Cap ! que tristement et longtemps ils soulevaient la tête, arrondissait le plus qu’ils pouvaient leurs cous de cygnes afin de prolonger la misérable agonie qu’on lisait dans l’épouvante de leurs yeux aux cils noirs.

Je n’avais rien vu encore d’aussi beau que la mer furieuse du Cap, les courants déchaînés des flots et du vent. Le navire, plongeant dans les abîmes, montait sur la crête des vagues qui le battaient en brèche. La vieille frégate que pour nous on avait remise à flots, demi-brisée, se plaignait, craquait comme si elle allait s’ouvrir ; s’en allant à cape sèche comme un squelette de navire, et debout pareille à un fantôme, son mât de misaine plongé dans le gouffre.

Enfin la Nouvelle Calédonie fut en vue.

Par la plus étroite des brèches de la double ceinture de corail, la plus accessible, nous entrons dans la baie de Nouméa.

Là, comme à Rome, sept collines bleuâtres, sous le ciel d’un bleu intense ; plus loin, le Mont-d’Or, tout crevassé de rouge terre aurifère.

Partout des montagnes, aux cimes arides, aux gorges arrachées, béantes d’un cataclysme récent ; l’une des montagnes a été partagée en deux, elle forme un V dont les deux branches, en se réunissant, feraient rentrer dans l’alvéole les rochers qui pendent d’un côté à demi-arrachés, tandis que leur place est vide de l’autre.

Comme on cherche toujours bêtement à faire aux femmes un sort à part, on voulait nous envoyer à Bourail, sous prétexte que la situation y est meilleure ; mais pour cela même nous protestons énergiquement avec succès.

Si les nôtres sont plus malheureux à la presqu’île Ducos, nous voulons être avec eux !

Enfin nous sommes conduites à la presqu’île sur la chaloupe de la Virginie ; tout autre transport ne nous inspire nulle confiance, le commandant l’a compris ; sur sa parole seulement nous consentons à quitter la Virginie. Nous avions fait le projet, madame Lemel moi, de nous jeter à la mer si on s’obstinait à nous faire conduire à Bourail, et d’autres, je crois, l’eussent fait aussi.

Les hommes, débarqués depuis plusieurs jours, nous attendaient sur le rivage avec les premiers arrivés.

Nous trouvons là le père Malezieux, ce vieux de juin dont la tunique, au 22 janvier, avait été criblée de balles.

Lacour, celui qui, à Neuilly, était si furieux contre moi à cause de l’orgue.

Il y a, chez le cantinier, un beau et intelligent canaque qui (pour apprendre ce que savent les blancs) s’est fait garçon cantinier.

Nous retrouvons Cipriani, Rava, Bauër. Le père Croiset, de l’état-major de Dombrowski, notre ancien ami Collot, Olivier Pain, Grousset, Caulet de Tailhac, Grenet, Burlot du comité de vigilance, Charbonneau, Fabre, Champy, une foule d’amis un peu de partout, des groupes Blanquistes, de la Corderie du Temple des compagnies de marche. Rochefort, Place, tous ceux de la Virginie sont casés chez les premiers arrivés.

Nous avions reçu un premier courrier sur la Virginie, il nous parvint intact ; le commandant nous fit même constater que nos lettres n’avaient point été ouvertes : les marins, disait-il, n’étant pas des policiers. À la presqu’île Ducos, on recommença à visiter les correspondances. Ne demandez plus jamais une longue lettre à ceux qui, pendant des années, ont écrit ainsi à lettre ouverte.

Je songeais, en débarquant à la presqu’île, à l’un de mes plus anciens amis, Verdure. — Où donc est Verdure ? demandai-je, étonnée de ne pas le voir avec les autres ; il était mort.

Les correspondances restant naturellement trois et quatre mois en chemin, avaient été longtemps à se régulariser. Verdure ne recevant de lettres de personne, prit un chagrin dont il mourut ; un paquet de lettres qui lui avaient été adressées, arriva quelques jours après sa mort.

Une fois les courriers régularisés, on pouvait avoir au bout de six à huit mois, une réponse à chaque lettre ; il y avait un courrier tous les mois, mais ce qu’on recevait en avait trois ou quatre de date.

Et pourtant, quelle joie que l’arrivée du courrier ! On montait à la hâte la petite butte au-dessus de laquelle était la maison du vaguemestre, près de la prison, et comme un trésor on emportait les lettres.

Quand elles avaient été, au départ, en retard d’un jour, ou d’une heure, il fallait attendre au mois suivant.

Les déportés avaient fait fête à Rochefort et à nous. Pendant huit jours, on se promena dans la presqu’île comme en partie de plaisir ; il y eut ensuite, chez Rochefort, c’est-à-dire chez Grousset et Pain, où sa chambre en torchis avait été préparée, un dîner où Daoumi vint en chapeau à haute forme, ce qui donnait une touche burlesque à son profil de sauvage ; il chanta, de cette voix grêle des canaques, une chanson du pays de Lifon, avec les quarts de tons étranges, que plus tard il voulut bien me dicter.

CHANSON DE GUERRE

Ka kop… très beau, très bon,

Méa moa… rouge ciel,

Méa ghi… rouge hache,

Méa iep… rouge feu,

Méa rouia… rouge sang,

Anda dio poura… salut adieu,

Matels matels kachmas… hommes braves.

 

Ce couplet seul m’est resté.

Il y avait à ce dîner une petite fille d’une douzaine d’années, Eugénie Piffaut, avec ses parents.

Elle avait de si grands yeux d’un bleu pareil au ciel calédonien, qu’ils éclairaient tout son visage ; elle dort au cimetière des déportés, entre un rocher de granit rose et la mer. Henri Sueren fit pour elle un monument de terre cuite que peut-être ont respecté les cyclones.

Ceux qui mouraient là-bas avaient pour les accompagner le long cortège des déportés, vêtus de toile blanche, ayant à la boutonnière une fleur rouge de cotonnier sauvage, qui ressemble à de l’immortelle ; ce défilé, par les chemins de la montagne, était vraiment beau.

Le cimetière était déjà peuplé et fleuri ; sur le tertre de Passedouet étaient des couronnes venues de France.

Sur celui qui recouvre un petit enfant, Théophile Place, croît un eucalyptus. Il y avait pendant la déportation des fleurs sur toutes les tombes ; un suicidé, Meuriot, dort sous le niaouli.

Le premier qui était mort s’appelait Beuret, le cimetière garda son nom ; la baie de l’Ouest a gardé celui de baie Gentelet, du premier qui y bâtit son gourbi.

La ville de Numbo, qui faisait penser à la ville de Troie, se bâtissait peu à peu, chaque nouvel arrivant y ajoutant sa case de briques de terre séchées au soleil.

Numbo dans la vallée avait la forme d’un C dont la pointe Est était la prison, la poste, la cantine ; la pointe Ouest, une forêt dont l’avancée sur de petits mamelons était couverte de plantes marines, en train de se faire terrestres ; la transformation avait pu s’accomplir grâce aux flots qui les baignaient de temps à autre. Au milieu du C, c’était la ville s’adossant à une hauteur à l’extrémité de laquelle était la forêt Nord ; sur la route demeurait la famille Dubos.

L’hospice dominait les maisons, placé au-dessus de deux baraques en planches face à face l’une de l’autre ; l’une était pour les femmes, l’autre n’avait pas encore de destination.

Je lui en trouvai une, en y réunissant quelques jeunes gens à qui Verdure avait commencé à donner des leçons ; certains avaient des aptitudes réelles : Sénéchal, Mousseau, Meuriot, qui tout à coup fut pris de nostalgie et voulut mourir, étaient des poètes.

Il y a entre la forêt ouest et la mer une ligne de rochers volcaniques, les uns debout, pareils à des menhirs gigantesques ; les autres, semblables à des monstres couchés sur le rivage ; de grandes dalles de lave couvrent une partie du rivage.

Le mât des signaux domine la forêt ouest ; les hirondelles le couvrent d’un nuage noir.

Deux fois par an, les lianes qui couvrent la forêt se chargent de fleurs, presque toutes blanches, ou jaunes ; les feuilles ont toutes les formes possibles. Celles du tarot sont en fer de flèche, d’autres en forme de feuilles de vigne. La liane à pommes d’or fleurit comme l’oranger. La liane fuchsia couvre le sommet des arbres d’une neige de pendants d’oreilles d’un blanc de lait.

Une liane à feuilles de trèfle fleurit en corbeilles suspendues à un fil et pareilles à la fleur vivante du corail. Une autre liane a pour fleurs des milliers de pendants d’oreilles rouges.

Des arbustes sont couverts de minuscules œillets blancs. La pomme de terre arborescente est un arbuste ayant de petits tubercules à sa racine. La fleur et la graine sont semblables à celles des pommes de terre.

Le haricot arborescent dont la fleur bleue est ombrée de noir, est la seule peut-être qui ne soit pas jaune, blanche ou rouge.

La couleur violette est représentée par des minuscules pensées sauvages qui croissent parmi de petits liserons roses et de grands résédas sans odeur.

Du ricin partout, dans les forêts, sur les rochers, dans les brousses ; pendant les derniers jours, alors qu’on allait revenir, ayant demandé depuis longtemps des vers à soie de ricin, j’aperçus bon nombre de ricins qui en étaient couverts.

Dans ce pays les plantes à coton sont multiples, les insectes qui filent sont en grand nombre : l’araignée à soie, tend dans les bois ses gros fils argentés.

Là, nul animal n’a de venin, mais beaucoup fascinent leur proie : le scorpion attire à lui les insectes, la mouche bleue fascine le cancrelat, le flatte, le charme et l’emmène dans un trou où elle le suce.

Chaque arbre a son insecte pareil à son écorce ou à sa fleur.

La chenille du niaouli ne se distingue pas de la branche, d’innombrables familles de punaises — chaque arbre a la sienne — y brillent comme des pierres précieuses — elles sont sans odeur —. Comme en nos bois les fraises, les forêts de Calédonie sont rouges de petites tomates, grosses comme des cerises, odorantes et fraîches.

Des milliers d’arbustes aux fleurs d’héliotrope, au bois blanc, et creux comme le sureau, ont une baie semblable aux mûres de ronces pressées, elles donnent une goutte de jus, pareil au vin de Madère.

La graine guillochée d’une liane à fleurs jaunes trouvait jadis son analogie dans une tortue dont la race a disparu, la carapace était décorée des mêmes guillochures, l’animal vivait sans membres, autres que le cou et la tête, sous les mers où se trouvent les carapaces vides, vers les rives.

Sur un morne émerge une algue marine aux raisins violets ; elle s’étend plus vivante encore que dans les flots, elle se fait terrestre s’attachant peu à peu au sol.

C’est bien ainsi que se forment et se développent de la plante à l’être des organes nouveaux suivant les milieux.

Ainsi, nous ne savons pas nous servir encore de l’organe rudimentaire de la liberté, vienne le cyclone qui fera le monde nouveau, l’être s’y acclimatera comme ces fucus s’acclimatent à la terre après l’onde mouvante.

La mouche feuille — la psilla — qui vole pareille à un bouquet de feuilles, et quelquefois la mouche fleur plus rare encore me sont apparues, l’une quatre fois en dix ans, l’autre deux dans les bois. Quand un niaouli dont nul ne sait l’âge, s’effondre tout à coup, on aperçoit dans la poussière qui fut l’arbre, des insectes plus étranges encore dont la race a disparu, et qui se multipliaient sous le triple feuilletage de la blanche écorce, depuis des siècles sur des siècles ; ils meurent au contact de l’air qui n’est pas le leur.

Deux fois par an, tombe apportée par les vents des déserts, la neige grise des sauterelles.

Quand ces abeilles des sables ont passé : plantations, feuilles des forêts, herbe des brousses, tout est dévoré, les troncs d’arbres même ont des morsures.

Peut-être en les balayant dans des fosses profondes, on obtiendrait des engrais nécessaires à la mince couche de terre végétale.

Les sauterelles n’attaquent qu’en dernier lieu les ricins, qui longtemps restent verts sur le dessèchement général.

J’ai raconté que j’avais demandé des œufs de vers à soie de ricin ou même de mûrier pour les acclimater au ricin. Mais les savants à qui je me suis adressée les faisaient d’abord venir à Paris au lieu de me les faire envoyer directement de Sydney, qui est à huit jours de la Calédonie. Dans les diverses pérégrinations ils étaient toujours éclos. J’aurais dû penser qu’ayant l’arbre il y avait l’insecte et chercher avec plus de persévérance.

Au milieu de la forêt ouest, dans une gorge entourée de petits mamelons, encore imprégnés de l’odeur âcre des flots, est un olivier dont les branches s’étendent horizontalement comme celles des mélèzes ; jamais aucun insecte ne vole sur ces feuilles vernies, au goût amer. Ses fruits, de petites olives, sont vernies aussi et d’un vert sombre.

Quelle que soit l’heure et la saison, une fraîcheur de grotte est sous son ombre, la pensée y éprouve, comme le corps, un calme soudain.

Eh bien, en introduisant sous l’écorce d’un arbre chargé d’insectes, de la sève de celui-là, par des injections elle se mêle à la sève de l’arbre, les insectes ne tardent pas à le quitter.

On peut dans ce pays où la sève est puissante traiter les plantes comme les êtres ; il m’est arrivé une année où à la presqu’île Ducos tous les papayers mouraient de la jaunisse, d’en vacciner ainsi quelques-uns, avec la sève des papayers malades : quatre ont survécu sur cinq, tous ceux de la presqu’île sont morts.

Vers le milieu de la forêt ouest était un figuier banian, qui fut coupé peu avant notre départ.

Jamais je ne vis insectes plus étranges que ceux qui se cachaient à l’ombre de ce banian dans les multiples crevasses du rocher, de gros vers blancs comme les larves des hannetons, mais ayant sur la tête des cornes à ramures pareilles à celles des rennes.

Une espèce de bourgeon noir est au commencement recouvert d’une sorte de linceul ; c’est la première étape de quelque insecte inconnu, peut-être des psillas.

Si l’alcool ne nous eût été interdit, on eût pu conservé de ces étranges insectes en voie de transformations.

Entre la forêt ouest et Numbo des niaoulis tordus par les cyclones, se suivent espacés comme des files de spectres, leurs troncs blancs dans les grands clairs de lune apparaissent étranges, les branches pareilles à des bras de géants se lèvent, pleurant l’asservissement de la terre natale.

Quand les nuits sont obscures, on voit sur les niaoulis une phosphorescence. La chenille du niaouli est de la couleur des branches ; elle se métamorphose en une sorte de demoiselle, dont les ailes et le corps se confondent avec les feuilles de l’arbre.

La feuille du niaouli donne une sorte de thé amer ; sa fleur, plus que l’opium, plus que le haschisch procure un sommeil aux rêves fantastiques, bercés par un rythme pareil à celui des flots.

Les takatas, prêtres, médecins, sorciers des Canaques prennent de l’infusion de fleurs de niaouli pour se donner la vision du pays des blancs et d’autres, regardées comme prophétiques. Le niaouli est l’arbre sacré.

Les seuls animaux sont l’oiseau à lunettes assez familier pour lorgner de tout près ce qu’on fait, le cagou, le notou pigeon au rugissement de fauve, quelques tortues sur la grande terre, des lézards partout, de grands serpents d’eau, dont les crochets sont trop courts ; du reste nulle plante, nul animal n’ont de venin en Calédonie. Le vampire calédonien (la roussette, grande chauve-souris à tête de renard) ne boit pas même de sang, elle se nourrit de cocos plus souvent que de petits oiseaux. Les grenouilles abondent, croassant avec des voix formidables. Mouches bleues, guêpes, cancrelats, deux fois par an la neige grise des sauterelles et toujours les moustiques par nuées, une multitude de poissons de toutes sortes et de toutes les couleurs, quelques chats sauvages, descendants de ceux qui y furent laissés par Cook devenus pêcheurs et qui, à force de s’appuyer sur les pattes de derrière en sautant, ont pris quelque analogie avec la forme du lapin, pas d’autres bêtes dangereuses que les requins, telle est à peu près toute la faune calédonienne. N’oublions pas l’énorme rat venu de quelques épaves de navires. Je disais que les animaux calédoniens sont sans venin ; s’ils n’en ont point pour l’homme, entre eux il en est autrement : la mouche bleue pique le cancrelat avant de lui crever les yeux ; il est probable qu’elle lui injecte une sorte de curare. La guêpe, qui mure dans son nid d’autres mouches, les anesthésie, pour qu’elles servent vite encore à la nourriture de ses petits qu’elle pond autour des victimes.

Parmi les bruyères roses au sommet des mamelons de la forêt ouest dans des rocs écroulés, comme des ruines de forteresse, des lianes aux feuilles transparentes, et fragiles, aux fleurs embaumées, sont la retraite de grands mille pieds, qui s’enlacent comme des serpents autour d’autres insectes après les avoir attirés ; dans ces mêmes bruyères roses une araignée brune velue comme un ours, dévore son mari une fois qu’il ne lui plaît plus, ayant eu soin de l’attacher dans sa toile.

Un autre monstre, d’insecte, une araignée, encore laisse travailler à sa toile des araignées plus petites, que sans doute elle mange à son loisir.

La troisième année seulement de notre séjour à la presqu’île Ducos, nous avons vu des papillons blancs. Sont-ils trisannuels ou serait-ce le résultat de la nourriture nouvelle, apportée aux insectes par les plantes d’Europe semées à la presqu’île ?

Souvent je revois ces plages silencieuses, où tout à coup sous les palétuviers on entend sans rien voir, clapoter l’eau sous quelque combat de crabes, où la nature sauvage et les flots déserts semblent vivre.

Tous les trois ans dans les cyclones, les vents et la mer hurlent, rauquent, mugissent les bardits de la tempête ; il semble alors que la pensée s’arrête, et qu’on soit porté par les vents et les flots entre la nuit du ciel et la nuit de l’océan. Parfois un éclair immense et rouge déchire l’ombre, d’autres fois il est livide.

Le bruit formidable de l’eau qui se verse par torrents, les souffles énormes du vent et de la mer, tout cela se réunit en un chœur magnifique et terrible.

Les cyclones de nuit sont plus beaux que les cyclones de jour.

La mer a des phosphorescences superbes par les nuits calédoniennes, où dans le bleu intense du ciel les constellations semblent tout près, il n’y a point de crépuscule en Calédonie, mais un instant où le soleil, en disparaissant embrase la mer.

La case de Rochefort était sur la hauteur, celle de Grenet dans un trou de rocher, entourée d’un jardin qui tenait la moitié de la montagne. Quand l’ennui le prenait, il attaquait à grands coups de pioche la terre marâtre, faisant concurrence à Gentelet qui retournait l’autre flanc des hauteurs, tout un côté du crève-cœur.

En tournant un peu sur le chemin de Tendu, c’était la case de l’Heureux, où il jouait de la guitare ; elle avait été fabriquée à la presqu’île même, en bois de rose, par le père Croiset, dont la case était sur le même chemin ; de l’autre côté, encore non loin de la poste, sur une petite hauteur la case de Place, où naquirent son aîné mort tout petit, et ses deux filles ; en descendant celle de Balzen qui, sous prétexte qu’il était de l’Auvergne, changeait en ustensiles à notre usage les vieilles boites de conserves ; il se livrait aussi à la chimie, faisant de l’essence de niaouli de concert avec le vieux blanquiste Chaussade.

Une case toute couverte de lianes, près de la baraque des femmes, c’était celle de Penny ayant avec lui sa femme et ses enfants, l’une, Augustine née à la presqu’île.

Plus loin, la forge du père Malezieux où il nous fait avec des vieux bouts de fer des serpes, des outils de jardin, une foule de choses.

La case de Lacourt tout auprès, puis celle de Provins, l’un des tambours des fédérés qui le plus furieusement battit la générale aux jours où Paris devait être debout.

Avec deux ouvertures qui ont l’air de fenêtres, une belle corbeille d’euphorbes, devant l’entrée et dedans quelque chose qui ressemble à une bibliothèque : c’est la case de Bauër.

Celle de Champi, toute petite, est sur la hauteur de Numbo. Un jour que nous étions sept ou huit autour de la table, on pensa la défoncer en appuyant chacun de son côté ; au nord aussi est la maison à ogives vertes, de Regère.

Il y a encore la grande case de Kervisik, du côté de l’hospice où demeure Passedouet en attendant sa femme. Celle de Burlot toute seule en haut du côté du père Royer, le vieux Mabile au bord de la mer, à Tendu, je les revois toutes. L’énumération tiendrait un volume, toutes ces pauvres cases de brique crue, couvertes de paille des brousses qui vues des hauteurs avaient l’air d’une grande ville des temps antiques.

L’évasion de Rochefort et de cinq autres déportés, Jourde, Olivier Pain, Paschal Grousset, Bullière et Granthille, affola l’administration calédonienne. Un conseil de guerre fut réuni, le gouverneur Gautier de la Richerie était en voyage d’exploration, sur un des navires, qui gardaient les déportés ; le second navire était à l’île des Pins, il y avait déjà quarante-huit heures que les évadés étaient partis, tous les gardiens tremblaient de peur d’être révoqués ; ils étaient d’autant plus furieux que la gaieté était plus grande à la presqu’île Ducos.

Les surveillants virent en faisant l’appel, que Rochefort, Olivier Pain, Granthille manquaient ; la vérité ne fut pas de suite comprise, les déportés l’ayant saisie plus vite, répondaient des choses telles que ceci : à l’appel de Bastien Granthille quelqu’un s’écria : il a des bottes, Bastien, il est allé les mettre.

Et comme on appelait désespérément Henri Rochefort, les uns dirent : il est allé allumer sa lanterne ; d’autres, il a promis de revenir, d’autres encore : Va-t’en voir s’ils viennent.

Trop inquiets pour pouvoir punir en ce moment, les autorités se réservaient pour plus tard. Le spectacle de la franche gaieté qui régnait parmi les déportés mettait les chiourmes dans une telle rage qu’ils déchirèrent des rideaux bien innocents de tout cela, en allant reconnaître s’ils ne trouveraient à la case des évadés rien qui les mit sur la trace.

Personne n’avait vu les fugitifs depuis le jeudi ; on était au samedi, ils étaient sauvés.

Le cantinier Duserre dont la barque avait été employée par Granthille pour venir au devant des évadés de la presqu’île, eut quinze jours de cachot, la malheureuse barque quoique plongée à l’aide de grosses pierres dans la mer, s’étant tout à coup retournée par l’effort des flots et s’étant remise à flotter, ce qui avait paru démontrer la complicité de Duserre.

Tout est bien qui finit bien : la barque non seulement fut payée, mais le brave homme obligé de partir pour Sydney, y devint plus à son aise qu’il n’eût pu l’être à Nouméa où le commerce est peu de chose, à part la traite des naturels sous forme d’engagements.

Quelques pages de mes Mémoires, chez Roy éditeur, rue Saint-Antoine, contiennent des lettres racontant la conduite du gouvernement colonial de Calédonie, à l’occasion de l’évasion de Rochefort.

Après l’évasion de Rochefort, MM. Aleyron et Ribourt envoyés pour terrifier la déportation, probablement afin d’y faire revenir Rochefort, eurent le ridicule d’envoyer pendant un certain temps sur les hauteurs autour de Numbo des factionnaires qui avaient l’air de jouer la Tour de Nesle avec décors grandioses.

On entendait à intervalles réguliers au sommet des montagnes : sentinelle, garde à vous ! et par les nuits claires les silhouettes noires des factionnaires se dessinaient sur les cimes dans le clair de lune intense.

Quelques-uns de ces factionnaires avaient de belles voix : c’était charmant. On sortait sur les portes des cases pour les entendre et les voir.

Puis les voix s’enrouèrent ; on était blasé sur les silhouettes ; cela devint moins attrayant, mais c’était toujours joli.

Après les choses ridicules il y eut les choses odieuses : les déportés furent privés de pain. Un malheureux à demi insensé par l’effroi des choses vues, fut visé comme on aurait fait d’un lapin, parce qu’il rentrait un peu après l’heure dans sa concession.

On ne se privait pas sous Aleyron et Ribourt de faire passer en fraude des lettres où leur conduite était mise au grand jour par les revues de Sydney ou celles de Londres.

Il me reste quelques lettres de celles qui furent insérées ainsi :

Presqu’île Ducos, 9 juin 1875.

Chers amis,

Voici les pièces officielles du transfèrement dont je vous ai parlé.

Transfèrement auquel nous n’avons consenti qu’après qu’il eut été fait droit à nos protestations : 1° sur la forme dans laquelle l’ordre avait été donné ; 2° sur la manière dont nous habiterions ce nouveau baraquement.

Il est de fait qu’occuper un coin ou l’autre de la presqu’île nous est fort indifférent, mais nous ne pouvions supporter l’insolence de la première affiche, nous devions poser nos conditions et ne consentir au changement de résidence qu’une fois ces conditions remplies.

C’est ce qui a été fait.

Voici copie de la première affiche posée le 19 mai 1875 à Numbo ; c’est sous forme d’affiches que les ordres du gouvernement nous sont transmis ; et avec la formule le déporté un tel, n° tant, qu’on répond.

DÉCISION

19 mai 1875.

Par ordre de la direction, les femmes déportées dont les noms suivent quitteront le camp de Numbo le 20 du courant pour aller habiter dans la baie de l’ouest le logement qui leur est affecté : Louise Michel n° 1 ; Marie Smith n° 3 ; Marie Cailleux n° 4 ; Adèle Desfossés n° 5 ; Nathalie Lemel n° 2 ; la femme Dupré n° 6.

Voici nos protestations :

Numbo, 20 mai 1870.

La déportée Nathalie Duval, femme Lemel, ne se refuse pas à habiter le baraquement que lui assigne l’administration, mais elle fait observer :

1° Qu’elle est dans l’impossibilité d’opérer elle-même son déménagement.

2° Qu’elle ne peut se procurer le bois nécessaire à la cuisson de ses aliments et le débiter ;

3° Qu’elle a construit deux poulaillers et cultivé une portion de terrain ;

4° En vertu de la loi sur la déportation qui dit : les déportés pourront vivre par groupes ou par familles et leur laisse le choix des personnes avec lesquelles il leur plaît d’établir des rapports ; la déportée Nathalie Duval, femme Lemel, se refuse à la vie commune si ce n’est dans ces conditions.

Nathalie Duval, femme Lemel, n° 2.

Protestations :

Numbo, 26 mai 1875.

La déportée Louise Michel n° 1 proteste contre la mesure qui assigne aux femmes déportées un domicile éloigné du camp comme si leur présence y était un scandale. La même loi régit les déportés, hommes ou femmes. On ne doit pas y ajouter une insulte non méritée.

Pour ma part, je ne puis me rendre à ce nouveau domicile sans que les motifs pour lesquels on nous y envoie étant honnêtes, soient rendus publics par affiche ainsi que la manière dont nous y serons traitées.

La déportée Louise Michel déclare que dans le cas où les motifs seraient une insulte, elle devra protester jusqu’au bout, quoi qu’il lui en arrive.

Louise MICHEL, n° 1.

 

Le lendemain de nos protestations, on nous prévint à déménager dans la journée ; chose que nous nous empressâmes de ne pas faire, ayant bien résolu de ne pas quitter Numbo avant qu’on eut fait droit à nos justes protestations et déclaré que nous étions prêtes jusque là à aller en prison si on voulait, mais nullement à nous déranger pour déménager.

Affirmant, du reste, qu’une fois l’affiche insolente réparée et nos logements disposés à la baie de l’ouest de façon à ne pas nous gêner les unes les autres, nous n’avions nulle raison pour préférer une place à l’autre.

Allées et venues, menaces du gardien-chef qui fort embêté revint à cheval vers le soir pour nous paraître plus imposant, pétarades du cheval qui s’ennuyant de la longue pause de son maître devant nos cases, le remporte plus vite qu’il ne veut au camp militaire.

Arrivée, trois ou quatre jours après, du directeur de la déportation accompagné du commandant territorial qui promettent par une seconde affiche de faire droit à nos réclamations et de séparer en petites cases où nous pourrions habiter par deux ou trois comme nous voudrions le baraquement de la baie de l’ouest, de façon à laisser se grouper celles dont les occupations étaient semblables.

Une partie des engagements fut d’abord remplie, mais tant qu’ils ne le furent pas complètement il fut impossible de nous faire quitter Numbo, et comme il n’y avait pas de places pour nous à la prison on se décida à aller jusqu’au bout.

Nous sommes maintenant à la baie de l’ouest et c’est triste pour madame Lemel qui ne peut guère marcher tant elle est souffrante ; c’est pourquoi je n’ose me réjouir du voisinage de la forêt que j’aime beaucoup.

Tel est sans passion ni colère le récit de notre transfèrement de Numbo presqu’île Ducos à la baie de l’ouest, également presqu’île Ducos.

Louise MICHEL, n° 1

Baie de l’ouest, 9 juin 1873.

 

La lettre qui suit aurait dû être la première par ordre de date, elle parvint plus tard à la revue australienne où elle fut insérée.

18 avril 1876, Numbo.

New Caledonia.

Chers amis,

Par les différentes évasions qui ont eu lieu depuis peu, vous devez connaître à peu près la situation où se trouvent les déportés, c’est-à-dire les vexations, abus d’autorité, etc., dont MM. Ribourt, Aleyron et consorts se sont rendus coupables.

Vous savez que sous l’amiral Ribourt le secret des lettres fut ouvertement violé, comme si les quelques hommes qui ont survécu à l’hécatombe de 71 fissent peur aux assassins à travers l’océan.

Vous savez tous que sous le colonel Aleyron, le héros de la caserne Lobeau, un gardien tira sur un déporté, chez ce déporté : il avait, sans le savoir, enfreint les limites pour aller chercher du bois ; quelque temps auparavant un autre gardien avait tiré sur le chien du déporté Croiset qu’il blessa entre les jambes de son maître. Visait-on l’homme ou le chien ?

Que de choses depuis ! il me semble que j’en vais beaucoup oublier tant il y en a, mais on se retrouvera.

Vous avez su déjà qu’on privait de pain ceux qui, se conformant simplement à la loi de la déportation se présentent aux appels sans se ranger militairement sur deux lignes. La protestation à ce sujet fut énergique, montrant que malgré les divisions introduites parmi nous par des gens complètement étrangers à la cause, et qu’on y a jetés à dessein, les déportés n’ont point oublié la solidarité.

On a depuis privé de vivres à l’exception du pain, du sel et des légumes secs, quarante-cinq déportés comme s’étant montrés hostiles à un travail qui n’existait que dans l’imagination du gouvernement.

Quatre femmes ont été également privées comme laissant à désirer sous le rapport de la conduite, et de la moralité, ce qui est faux. Le déporté Langlois, mari d’une de ces dames, ayant répondu énergiquement pour sa femme qui ne lui a jamais donné aucun sujet de mécontentement, a été condamné à dix-huit mois de prison et 3.000 francs d’amende.

Place, dit Verlet, ayant également répondu pour sa compagne dont la conduite mérite le respect de toute la déportation, à six mois de prison et 500 francs d’amende et, de plus, ce que rien au monde ne pourrait lui rendre, son enfant né pendant sa prison préventive est mort par suite des tourments éprouvés par sa mère qui le nourrissait.

Il ne lui fut pas permis de voir son enfant vivant.

D’autres déportés ont été condamnés. Cipriani dont la dignité et le courage sont connus, à dix-huit mois de prison et 3 000 francs d’amende. Fourny condamnation à peu près semblable pour lettres insolentes bien méritées par l’autorité.

Dernièrement le citoyen Malezieux, doyen de la déportation, se trouvant assis le soir devant sa case en compagnie des déportés qui travaillent avec lui, un gardien ivre l’accusa de tapage nocturne, le frappa, et il fut de plus mis en prison.

Chez nos aimables vainqueurs le plaisant se mêle au sévère ; les gens qui ont le plus travaillé depuis leur arrivée sont sur la liste des retranchés. Un déporté se trouve porté à la fois sur les deux listes.

Le journal officiel de Nouméa en fait preuve. Sur l’une, comme puni pour refus de travail, sur l’autre comme récompensé pour son travail.

Je passe une provocation faite à l’appel du soir quelques jours avant l’arrivée de M. de Pritzbuer. Un gardien connu pour son insolence menaçait les déportés, son revolver à la main, le plus profond mépris fit justice de cette provocation et de bien d’autres. Depuis MM. Aleyron et Hibourt cherchèrent à se justifier.

Il est probable que d’autres listes de retranchés vont faire suite à la première, et comme le travail n’existe pas, toutes les communications ayant été coupées depuis trop longtemps pour qu’on ait rien tenté, et, de plus le métier d’un certain nombre de déportés exigeant de premiers frais qu’il leur est impossible de faire, vous pouvez juger de la situation.

Dans tous les cas ces choses auront servi à dévoiler complètement jusqu’où peut descendre la haine des vainqueurs ; il n’est pas mauvais de le savoir, non pour les imiter, nous ne sommes ni des bourreaux ni des geôliers, mais pour connaître et publier les hauts faits du parti de l’ordre afin que sa première défaite soit définitive.

Au revoir, à bientôt peut-être si la situation exige que ceux qui ne tiennent pas à leur vie la risquent pour aller raconter là-bas les crimes de nos seigneurs et maîtres.

Louise MICHEL, n° 1.

 

On comprendra sans peine d’après ces quelques faits, pourquoi à la demande de déposition qui me fut faite au retour, je répondis comme suit.

Chambre des députés.

Commission n° 10.

À monsieur le président de la commission d’enquête sur le régime disciplinaire de la nouvelle Calédonie.

Paris, 2 février 1881.

Monsieur le président,

Je vous remercie de l’honneur que vous me faites de m’appeler en témoignage sur les établissements pénitenciers de la Nouvelle Calédonie.

Mais tout en approuvant la lumière que nos amis jettent sur les tourmenteurs lointains, je n’irai pas en ce moment, tandis que M. de Gallifet que j’ai vu faire fusiller des prisonniers, est le chef de l’état, y déposer contre les bandits Aleyron et Ribourt.

S’ils privaient de pain les déportés, s’ils les faisaient provoquer à l’appel par des surveillants le revolver au poing, si on tirait sur un déporté rentrant le soir dans sa concession, ces gens-là n’étaient pas envoyés là-bas pour nous mettre sur des lits de roses.

Quand Barthélémy Saint-Hilaire est ministre, Maxime du Camp de l’Académie ;

Quand il se passe des faits comme l’expulsion de Cipriani, celle du jeune Morphy et tant d’autres infamies ; quand M. de Gallifet peut de nouveau étendre son épée sur Paris et que la même voix qui réclamait toutes les sévérités de la loi contre les bandits de la Villette s’élèvera pour absoudre et glorifier Aleyron et Ribourt, j’attends l’heure de la grande justice. Recevez, monsieur le président, l’assurance de mon respect.

Louise MICHEL.

 

Lorsque vers 77, l’extrême gauche demanda au ministre Baïaut, je crois, pourquoi tant d’hommes honorables étaient exclus de l’amnistie, il répondit que certains exclus avaient repoussé la grâce, et revendiqué leur responsabilité. Pourquoi, répliqua Clémenceau voulez-vous que ceux qui ont été frappés oublient les horreurs de la répression ? Vous dites : nous n’oublions pas ; si vous n’oubliez rien, vos adversaires se souviendront. Il avait raison, Clémenceau. Nous repoussions la grâce, parce qu’il était de notre devoir de ne point abaisser la révolution pour laquelle Paris fut noyé de sang.

La fin de ma lettre du 18 avril avait trait à un projet que nous entretenions, madame Rastoul et moi, au moyen d’une boite allant pleine de fil ou autres objets de ce genre de la presqu’île Ducos à Sydney où elle demeurait.

Les lettres étaient entre deux papiers collés au fond de la boite.

Il s’agissait qu’une nuit après l’appel je pouvais par les sommets des montagnes gagner le chemin de la forêt nord après les postes de gardiens et par la forêt nord par le pont des Français où en fait d’eau il n’y a le plus souvent qu’une boue marine, arriver en observant quelques précautions à Nouméa par le cimetière.

De là, quelqu’un que madame Rastoul devait prévenir m’eut aidée à gagner le courrier qu’elle eût payé.

Une fois à Sydney, j’aurais tâché d’émouvoir les Anglais par le récit des hauts faits d’Aleyron et de Ribourt, et nous espérions qu’un brick monté par de hardis marins reviendrait avec moi chercher les autres. Faute de quoi je serais moi-même revenue, car nous n’étions que vingt femmes déportées : il fallait les vingt ou personne.

Ce fut notre boîte qui ne revint pas — j’ai su en passant à Sydney à mon retour que c’était au moment même où je devais recevoir l’avertissement convenu pour effectuer notre projet que lettre et boite avaient été livrées.

L’administration de New Caledonia ne me parla jamais de ce projet surpris au moment de la réussite[2].

 

Soixante-neuf femmes de déportés étaient venues sur le transport le Fénelon partager courageusement la misère de leurs maris.

Quelques mariages eurent lieu à la presqu’île, Henri Place y épousa Marie Cailleux, jeune fille d’une grande douceur, qui vaillamment s’était battue aux barricades pendant les jours de mai.

Langlais avait épousé Élisabeth de Ghy. Les ménages de déportés étaient assez nombreux. Mesdames Dubos, Arnold, Pain, Dumoulin, Delaville, Leroux, Piffaut et plusieurs autres avaient refait à leurs mains une vie de famille ; des petits enfants grandissaient sous les niaoulis, plus heureux que ceux dont le seul asile avait été la maison de correction parce qu’ils étaient fils de fusillés.

Les déportés simples à l’île des Pins privés plus que nous de correspondances puisqu’ils étaient à vingt lieues en mer, sans autres communications possibles que lettres par l’administration.

Les uns devenaient fous comme Albert Grandier, rédacteur du Rappel, dont le crime était quelques articles ; les autres perdaient patience, devenaient irascibles. Quatre furent condamnés à mort et exécutés pour avoir frappé un de leurs délégués, l’un d’eux n’était que l’ami des autres, et n’avait pris part à rien.

On les fit passer devant leurs cercueils, ce qu’ils firent en souriant, délivrés de la vie.

Le peloton d’exécution tremblait, les condamnés durent rassurer les soldats.

Ils saluèrent les déportés et attendirent sans pâlir.

L’administration ne voulut pas rendre leurs cadavres. On peignit les poteaux en rouge et ils demeurèrent à la même place pendant le reste de la déportation.

Les déportés de l’île des Pins, lorsqu’ils étaient condamnés à la prison, venaient subir leur peine à la presqu’île Ducos ; ainsi nous savions la tristesse de leur vie.

Le 11 mars 75, vingt déportés de l’île des Pins, tentèrent sur une barque construite par eux-mêmes, de s’enfuir vers l’Australie, le 18 mars de la même année les débris de l’embarcation furent jetés à la côte ; pas un vêtement, pas un bout de couverture, pas un cadavre.

Ont-ils été dévorés par les requins ou les naturels de quelqu’un de ces archipels d’îlots dont l’océan est constellé ; les auront-ils emmenés si loin parmi ces îlots ignorés qu’ils n’auraient pu gagner d’autres terres ? Ces vingt se nommaient.

Rastoul, Sauvé, Savy, Demoulin, Gasnié, Berger, Chabrouty, Roussel, Saurel, Ledru, Leblanc Louis, Masson, Duchêne, Galut, Guignes, Adam, Barthélémy, Palma, Gilbert, Edat.

Ce même 18 mars où furent trouvés les débris de leur barque mourait Maroteau à l’hospice de l’île Nou.

L’île Nou, c’est le plus sombre cercle de l’enfer.

Là étaient Allemane, Amouroux, Brissac, Alphonse Humbert, Levieux, Cariat, Fontaine, Dacosta, Lisbonne, Lucipia, Roques de Filhol, Trinquet, Urbain, etc., étant les plus éprouvés, ils nous étaient les plus chers ; mis à la double chaîne, traînant le boulet près de ceux qui étaient réputés les pires criminels, ils subirent d’abord leurs insultes, puis s’en firent respecter.

Deux bras qui s’arrondissent en face l’un de l’autre au-dessus non pas d’une tête, mais d’une petite rade, c’est la presqu’île Ducos et l’île Nou entre les deux épaules, c’est Nouméa au fond de la rade.

De la baie de l’ouest on voit les bâtiments de l’île Nou, la ferme, une batterie de canons du même côté. Combien longtemps on restait sur le rivage contemplant cette terre désolée !

Vers la fin de la déportation, ceux de l’île Nou vinrent habiter la presqu’île Ducos. Ce fut une joyeuse fête, la seule qu’on eut depuis 71, mais elle compta largement.

L’administration se sert contre les évasions, de canaques plus brutes que les autres, dressés à attacher les évadés à un bâton qu’ils portent à deux les bras et les jambes liés ensemble, de la même façon qu’ils font pour les porcs ; c’est ce qu’on appelle la police indigène : Il est surprenant qu’on n’en ait pas encore fait venir à Paris quelques compagnies disciplinées pour les aider et réciproquement qu’on n’en envoie pas en France.

Tous les Canaques ne sont pas corrompus de cette manière, ils ne purent supporter les vexations qu’on leur faisait endurer et engagèrent une révolte qui comprenait plusieurs tribus.

Les colons —ceux que protégeait l’administration, s’entend — avaient enlevé une femme canaque. Leurs bestiaux allaient pâturer jusque sur la porte des cases, on leur distribuait des terres ensemencées par les tribus — la plus brave de ces tribus, celle du grand chef Ataï, entraîna les autres.

On envoya les femmes porter des patates, des taros, des ignames, dans les cavernes, la pierre de guerre fut déterrée et le soulèvement commença ; du côté des Canaques, avec des frondes, des sagaies, des casse-tête ; du côté des blancs, avec des obusiers de montagne, des fusils, toutes les armes d’Europe.

Il y avait près d’Ataï un barde d’un blanc olivâtre, tout tordu, et qui chantait dans la bataille ; il était takata, c’est-à-dire médecin, sorcier, prêtre. Il est probable que les prétendus Albinos vus par Cook dans ces parages étaient quelques représentants d’une race à sa fin, peut-être Arias, égarés au cours d’un voyage, ou surpris par une révolution géologique et dont Andia était le dernier.

Andia le takata, qui chantait près d’Ataï, fut tué dans le combat ; son corps était tordu comme les troncs des niaoulis, mais son cœur était fier.

Circonstance étrange ! Une cornemuse avait été faite par Andia, d’après les traditions de ses ancêtres. Mais sauvage comme ceux avec qui il vivait, il l’avait faite de la peau d’un traître. Andia, ce barde à la tête énorme, à la taille de nain, aux yeux bleus pleins de lueurs, mourut pour la liberté de la main d’un traître.

Ataï lui-même fut frappé par un traître.

Suivant la loi canaque, un chef ne peut être frappé que par un chef ou par procuration.

Nondo, chef vendu à l’administration, donna sa procuration à Segon en lui remettant l’arme qui devait tuer Ataï.

Entre les cases nègres et Amboa, Ataï avec quelques-uns des siens regagnait son campement quand se détachant de la colonne des blancs, Segon indiqua le grand chef reconnaissable à la blancheur de neige de ses cheveux.

Sa fronde roulée autour de sa tête, tenant de la main droite un sabre conquis sur les gendarmes, de la gauche un tomahowk, ses trois fils autour de lui et avec eux le barde Andia, qui se servait de la sagaie comme d’une lance, Ataï fit face à la colonne des blancs.

Il aperçut Segon. — Ah ! dit-il, te voilà.

Le traître chancela sous le regard du vieux chef, mais voulant en finir, il lui lance une sagaie qui lui traverse le bras droit. Ataï alors lève le tomahowk qu’il tenait du bras gauche. Ses fils tombent l’un mort, les autres blessés. Andia s’élance, criant : Tango ! tango ! Maudit, maudit ! et tombe frappé à mort.

Alors à coups de hache comme on abat un chêne, Segon frappe Ataï. Le vieux chef porte la main à sa tête à demi-détachée, et ce n’est qu’après plusieurs coups encore qu’il devient immobile.

Le cri de mort fut alors poussé par les Canaques, allant comme un écho à travers les montagnes.

À la mort de l’officier français Gally Passeboc, les Canaques saluèrent leur ennemi de ce même cri de mort parce qu’avant tout, ils aiment les braves.

La tête d’Ataï fut envoyée à Paris ; je ne sais ce que devint celle d’Andia.

Que sur leur mémoire chante ce bardit d’Ataï.

Le takata dans la forêt a cueilli l’adouéke, l’herbe de guerre, la branche des spectres.

Les guerriers se partagent l’adouéke qui rend terrible et charme les blessures.

Les esprits soufflent la tempête, les esprits des pères, ils attendent les braves amis ou ennemis ; les braves sont les bienvenus par delà la vie.

Que ceux qui veulent vivre s’en aillent. Voilà la guerre, le sang va couler comme l’eau ; il faut que l’adouéke aussi soit rouge de sang[3].

 

Ataï aujourd’hui est vengé ; le traître qui prit part à la révolte avec les blancs, dépossédé, exilé, comprend son crime.

Parmi les déportés les uns prenaient parti pour les Canaques, les autres contre. Pour ma part j’étais absolument pour eux. Il en résultait entre nous de telles discussions qu’un jour, à la baie de l’Ouest, tout le poste descendit pour se rendre compte de ce qui arrivait. Nous n’étions que deux criant comme trente.

Les vivres nous étaient apportés dans la baie par les domestiques, des surveillants qui étaient Canaques ; ils étaient très doux, se drapaient de leur mieux dans de mauvaises guenilles et on aurait pu facilement les confondre pour la naïveté et la ruse avec des paysans d’Europe.

Pendant l’insurrection canaque, par une nuit de tempête, j’entendis frapper à la porte de mon compartiment de la case. Qui est là ? demandai-je. — Taïau, répondit-on. Je reconnus la voix de nos Canaques apporteurs des vivres — taïau signifie ami).

C’étaient eux, en effet ; ils venaient me dire adieu avant de s’en aller à la nage par la tempête rejoindre les leurs, pour battre méchants blancs, disaient-ils.

Alors cette écharpe rouge de la Commune que j’avais conservée à travers mille difficultés, je la partageai en deux et la leur donnai en souvenir.

L’insurrection canaque fut noyée dans le sang, les tribus rebelles décimées ; elles sont en train de s’éteindre, sans que la colonie en soit plus prospère.

Un matin, dans les premiers temps de la déportation, nous vîmes arriver dans leurs grands burnous blancs, des Arabes déportés pour s’être, eux aussi, soulevés contre l’oppression. Ces orientaux emprisonnés loin de leurs tentes et de leurs troupeaux, étaient simples et bons et d’une grande justice ; aussi ne comprenaient-ils rien à la façon dont on avait agi envers eux. Bauër, tout en ne partageant pas mon affection pour les Canaques, la partageait pour les Arabes, et je crois que tous nous les reverrions avec grand plaisir. Ils avaient gardé une affection enthousiaste pour Rochefort.

Hélas, il en est qui sont toujours en Calédonie et n’en sortiront probablement jamais !

L’un des rares qui sont revenus, El Mokrani, étant venu à l’enterrement de Victor Hugo, vint à Saint-Lazare, où j’étais alors, et croyait pouvoir me parler ; mais ne s’étant pas muni d’une permission, cela fut impossible.

Pendant les dernières années de la déportation, ceux dont les familles étaient restées en France et à qui la séparation semblait longue, ceux surtout qui avaient des petits enfants, recevaient des lettres où on leur parlait d’une amnistie prochaine. Le temps se passait sans que l’amnistie arrivât ; les malheureux qui y avaient cru sur la foi d’amis imprudents, mouraient promptement, nombreux et souvent on s’en allait en longues files par les chemins de la montagne vers le cimetière qui s’emplissait largement. De ce temps encore quelques vers me sont restés :

Par les clairs de lune superbes,

Les niaoulis aux troncs blancs,

Se tordent sur les hautes herbes

Tourmentés par l’effort des vents.

Là des profondeurs inconnues,

Les cyclones montent aux nues

Et l’âpre vent des mers pleurant toutes les nuits,

De ses gémissements couvre les froids proscrits.

Les niaoulis, etc.,

Sur les niaoulis gémissent les cyclones.

Sonnez, ô vents des mers, vos trompes monotones.

Il faut que l’aurore se lève,

Chaque nuit recèle un matin,

Pour qui la veille n’est qu’un rêve.

Les flots roulent, le temps s’écoule,

Le désert deviendra cité.

Sur les mornes que bat la houle,

S’agitera l’humanité.

Nous apparaîtrons à ces âges

Comme nous voyons maintenant

Devant nous ces tribus sauvages

Dont les rondes vont tournoyant,

Et de ces races primitives

Se mêlant au vieux sang humain

Sortiront des forces actives,

L’homme montant comme le grain.

Sur les niaoulis gémissent les cyclones,

Sonnez, ô vents des mers, vos trompes monotones.

 

II. — LE RETOUR

 

Ceux qui avaient passé cinq ans à la presqu’île Ducos pouvaient, s’ils avaient un état qui pût les nourrir, aller à Nouméa à condition que l’administration ne leur donnât plus ni vivres, ni vêtements.

On vous remettait un permis de séjour sur la grande terre, portant votre état-civil, votre signalement et au verso :

— Service de la déportation — dont voici la teneur :

Permis de séjour sur la grande terre.

Par une décision du gouverneur, en date du 24 janvier 1879, le déporté fortifié un tel, n° ......, a été autorisé à s’établir sur la grande terre Nouméa chez……

Le déporté est tenu de se présenter au bureau de la direction le jour du départ du courrier d’Europe à 7 heures du matin, pour y faire constater sa présence ; il peut circuler librement dans un rayon de huit kilomètres autour de sa résidence et ne pourra changer cette résidence sans une nouvelle autorisation.

Le déporté n’a plus droit aux objets d’habillement et de couchage, ainsi qu’aux vivres de l’administration. En cas de maladie, il sera admis dans les hôpitaux de la déportation sous la condition de payer les frais de son traitement.

Le sous-directeur du service de la déportation,

ORAUER.

 

Cette carte depuis m’a servi plusieurs fois de certificat d’identité.

Ayant mes diplômes d’institutrice, j’eus d’abord comme élèves les enfants des déportés de Nouméa, avec quelques autres de la ville, puis M. Simon, maire de Nouméa, me confia pour le chant et le dessin les écoles de filles de la ville ; j’avais en outre, de midi à deux heures et dans la soirée, un assez grand nombre de leçons en ville.

Le dimanche, du matin au soir, ma case était pleine de Canaques apprenant de tout leur cœur à condition que les méthodes fussent mouvementées et très simples. Ils sculptaient assez gracieusement en relief sur de petites planchettes que nous donnait M. Simon, des fleurs de leur pays. Les personnages avaient les bras raides, mais en accentuant un peu l’expression du modèle, ils la saisissaient bien. Leur voix d’abord très grêle prenait au bout de quelque temps de solfège un peu plus d’ampleur. Jamais je n’eus d’élèves plus dociles et plus affectionnés : ils venaient de toutes les tribus. Là je vis le frère de Daoumi, un véritable sauvage celui-là, mais qui venait apprendre l’œuvre interrompue par la mort de Daoumi — apprendre pour sa tribu.

Le pauvre Daoumi avait aimé la fille d’un blanc ; quand son père l’eut mariée, il mourut de chagrin. C’était pour elle autant que pour les siens qu’il avait commencé cette œuvre de géant : apprendre ce que sait un blanc. Il s’essayait à vivre à l’européenne.

Les taiaus me racontèrent pourquoi dans la révolte, malgré les dix sous qu’ils prélèvent éternellement sur les Canaques et multiplieront tant que les Canaques vivront en domestiques autour de la mission, ils ont respecté les pères maristes, c’est que les pères leur montrent à lire.

Leur montrer à lire ! est pour eux un bienfait qui efface toutes les exactions.

À Nouméa je trouvai le bon vieux Étienne, l’un des condamnés à mort de Marseille commués à la déportation. M. Malato père, pour lequel le maire, M. Simon, avait une grande vénération, et au comptoir colonial l’un de nos marins de la Commune, l’enseigne de vaisseau Cogniet, madame Orlowska qui fut pour nous comme une mère, Victorine ayant sous sa direction les bains de Nouméa et nous en offrant tant que nous voulions. Là-bas, on fraternisait largement.

Lorsque je quittai la presqu’île Ducos pour Nouméa, Burlot portant sur sa tête jusqu’au bateau la boîte contenant mes chats, nous rencontrâmes Gentelet qui nous attendait. — Est-ce que vous allez entrer à Nouméa avec des godillots ? me dit-il. — Mais certainement. — Eh bien non, dit-il en me tendant un papier gris qui contenait une paire de souliers d’Europe.

Gentelet, chaque fois qu’il avait du travail, faisait ainsi des cadeaux aux déportés et achetait, l’une après l’autre, pour le 18 mars, des bouteilles de vin qu’il enterrait en attendant dans la brousse.

Le dernier 14 juillet passé là-bas, entre les deux coups de canon du soir — c’est le canon qui annonce les jours et les nuits —, sur la demande de M. Simon, nous allâmes, madame Penaud, directrice du pensionnat de Nouméa, un artilleur et moi, chanter la Marseillaise sur la place des Cocotiers.

En Calédonie il n’y a ni crépuscule ni aurore ; l’obscurité tombe tout à coup.

Nous sentions autour de nous remuer la foule sans la voir. Après chaque couplet, le chœur de voix grêles des enfants nous répondent, repris à son tour par les cuivres.

Nous entendions les Canaques pleurer dans le bruissement léger des branches de cocotiers.

M. Simon nous envoya chercher et entre deux haies de soldats on nous conduisit à la mairie. Mais là, les Canaques aussi m’envoyèrent chercher pour voir le pilon, et en m’excusant près des blancs, je m’en allai avec les noirs — chargée de pétards et autres choses du même genre de la part de M. Simon.

Chaque tribu qui y avait consenti avait son feu dans un immense champ qui les réunissait tous. La tribu d’Ataï décimée avait aussi son feu, mais lorsque commença la danse, les survivants, cinq ou six montèrent sur le foyer, l’éteignirent avec leurs pieds en signe de deuil.

Le pilon est étrange surtout quand tous sur une seule file passent à travers le feu. Mais cette circonstance fut vraiment grande. Les autres consentirent à donner à la tribu en deuil ce que nous avions pour eux tous.

Peu après, on avertit pour les derniers bateaux, l’amnistie était faite. J’appris en même temps que ma mère avait eu une attaque de paralysie. Avec mes leçons et les cent francs par mois que j’avais pour les écoles, il m’avait été possible de recueillir une centaine de francs, cela me servit à prendre le courrier jusqu’à Sydney afin d’arriver plus vite et de la voir encore.

Avant mon départ de Nouméa et prenant le courrier sur le rivage je trouvai la fourmilière noire des Canaques. Comme je ne croyais pas à l’amnistie si proche, je devais aller fonder une école dans les tribus ; ils me le rappelaient avec amertume en disant : toi viendras plus ! Alors, sans avoir l’intention de les tromper, je leur dis : si, je reviendrai.

Tant que je pus la voir du courrier, je regardai la fourmilière noire sur le rivage et moi aussi je pleurais — Qui sait si je ne les reverrai pas ? — Voilà comment je vis Sydney avec son port si magnifique de grandeur, que je ne crois pas avoir encore rien vu d’aussi splendide. Des rochers de granit rose pareils à des tours géantes laissant entre eux une porte comme pour les Titans, comme à Nouméa, comme à Rome, sept collines bleu pâle sous le ciel. On ne peut se lasser de regarder tant c’est un magique décor.

Là mes papiers n’étaient pas suffisants — je pouvais, disait-on, les avoir trouvés —, cela pouvait ne pas être moi, et il fallut que Duser, établi à Sydney, certifiât que c’était réellement moi. Sous prétexte qu’il avait eu déjà des ennuis à l’évasion de Rochefort, il consentit à cette nouvelle aventure dont il n’eut aucun désagrément, Sydney étant colonie anglaise.

Sous prétexte aussi que j’étais venue de mon plein gré, le consul, une sorte de pot-à-tabac, sorti d’un tableau flamand, ne voulait me rapatrier avec les dix-neuf autres déportés qui étant venus travailler à Sydney pouvaient, eux, partir de là. Mais avec le sang-froid que j’ai dans ces occasions-là, je lui dis que j’étais satisfaite de connaître de suite sa décision, parce que je pouvais gagner mon passage en faisant quelques conférences.

— Sur quel sujet ? demanda-t-il.

— Sur l’administration française à Nouméa, cela inspirera peut-être quelque curiosité.

— Et que direz-vous ?

— Je raconterai ce que Rochefort n’a pas pu dire parce qu’il ne l’a pas vu, toutes les infamies commises par Aleyron et Ribourt, aussi les causes de la révolte canaque, la traite des noirs qui se fait au moyen d’engagements. Je ne sais ce que je lui dis encore. Alors le vieux pot à tabac me regarda d’un œil qu’il voulait faire terrible, et écrasant sa plume sur le papier qu’il me donna, il dit : — Vous partirez avec les autres ! J’ai toujours cru qu’au fond, il n’était pas hostile. — Voilà comment nous fîmes le voyage de Sydney en Europe à vingt embarqués sur le John Helder en partance pour Londres, le bateau passa à Melbourne d’aspect moins beau que Sydney, mais une grande et large ville répandue en damier dans la plaine.

Ainsi nous avons fait le tour du monde par le canal de Suez. — En face de la Mecque, mourut un pauvre arabe amnistié presque mourant et — qui avait promis d’offrir ce pèlerinage à Allah s’il revenait. Allah se montre peu généreux à son égard, tandis qu’à nous, les ennemis des dieux, était donnée jusqu’à la fin, la vue de la Mer Rouge, du Nil où frissonnent les papyrus, tandis que sur les rives les chameaux des caravanes, couchés, allongent leurs cous sur le sable.

Quelle vue étrange, les rochers aux formes de sphinx, et, à perte de vue, la grande étendue des sables. Il nous restait la surprise d’errer huit jours dans la Manche à la fin du voyage.

Par un brouillard intense où l’on ne voyait que les phares du John Helder pareils à des étoiles errant au son de la cloche d’alarme, avec le gémissement continuel de la sirène. On eût dit un rêve.

L’opinion générale était que nous étions perdus et quand enfin nous arrivâmes à l’embouchure de la Tamise, les amis, venus à notre rencontre sur des barques, pleuraient de joie.

On nous reçut à bras ouverts, nous trouvions là Richard, Armand Moreau, Combault, Varlet, Prenet, le vieux père Maréchal, un autre bien plus vieux encore qui étant boulanger avait dans les premiers temps de l’exil offert l’abri de son four et du pain aux premiers échappés de l’abattoir, le père Charenton.

Au dîner chez madame Oudinot, je vois encore comme aujourd’hui Dacosta, nous attendant en haut de l’escalier, des larmes plein les yeux.

Beaucoup étaient partis déjà, mais nous pouvions dire à ceux qui restaient combien nous avions été heureux là-bas, au temps d’Aleiron de recevoir à travers tout le hardi manifeste des communeux de Londres[4].

On nous chanta comme il y avait dix ans, la chanson du bonhomme.

Bonhomme, bonhomme,

Il est temps que tu te réveilles !

 

Que de souvenirs, que de choses à se raconter !

Comme on pensait à ceux qui dorment sous la terre.

On nous conduisit au club de Rose Street, les camarades anglais, allemands, russes, nous souhaitèrent la bienvenue et nous accompagnèrent jusqu’à la gare de New Haven, — les amis de Londres payant notre voyage que le consul n’avait pris aux frais de son gouvernement que jusqu’à Londres où s’arrêtait le John Helder.

À Dieppe nous trouvâmes Marie Ferré, avec madame Bias, vieille amie de Blanqui, puis à Paris la foule, la grande foule houleuse qui se souvient.

Je revis ma mère, mon vieil oncle, ma vieille tante — ceux qui ne connaissent pas les révolutionnaires s’imaginent qu’ils n’aiment pas les leurs, parce qu’ils les sacrifient toujours à l’idée, ils les aiment bien plus au contraire de toute la grandeur du sacrifice.

Une vie révolutionnaire renaissait, l’idée aussi grandissait de toutes les douleurs souffertes.

Nous qui avions été à la presqu’île six anarchistes, nous trouvions des groupes ayant fait le même chemin, il n’y avait nul besoin que M. Andrieux imaginât pour nous perdre de faire un journal anarchiste. Ce qui est tout de même un drôle de moyen pour un homme intelligent. Nous aurions sans cela mis nos idées à jour.

Aujourd’hui que vingt-six ans ont passé sur l’hécatombe à travers la misère et l’écrasement de plus en plus terribles des travailleurs sous la force, nous voyons de plus en plus proche le monde nouveau.

Comme la vigie habituée à distinguer au loin dans les nuées le grain qui sera la tempête, nous reconnaissons ce que déjà nous avons vu.

Il est impossible de dire dans les quelques feuilles qui restent à ce livre les événements accomplis depuis le retour. Un volume ne serait pas trop : il suivra, si les événements permettent de s’attarder à regarder en arrière ce passé qui aujourd’hui vieillit si vite.

Minute par minute, le vieux monde s’enlise davantage, l’éclosion de l’ère nouvelle est imminente et fatale, rien ne peut l’empêcher, rien que la mort.

Seul un cataclysme universel empêcherait l’éocène qui se prépare.

Les groupes humains en sont arrivés à l’humanité consciente et libre : c’est l’aboutissement.

Les juges vendus peuvent recommencer les procès de malfaiteurs pour les plus honnêtes, faire asseoir des innocents au prétoire, en laissant les vrais coupables comblés de ce qu’on appelle les honneurs, les dirigeants peuvent appeler à leur aide tous les inconscients esclaves, rien, rien n’y fera, il faut que le jour se lève ! il se lèvera.

C’est parce que c’est la fin que les choses deviennent pires, elles ont tellement empiré depuis la loi du 29 juillet 1881, dite loi scélérate, qu’on n’osa pas alors l’appliquer et qu’elle l’est aujourd’hui.

Dans le Courrier de Londres et de l’Europe du 13 janvier 1894, je trouve le rapport sur les dites lois scélérates, que je crois intéressant de reproduire ici, peu de personnes en ayant pris connaissance complète — pour la raison qu’on ne les croyait pas applicables.

 

LES NOUVELLES LOIS

CIRCULAIRE DU GARDE DES SCEAUX

 

M. Antonin Dubost, garde des sceaux, ministre de la justice, adresse la circulaire suivante aux procureurs généraux :

Monsieur le procureur général,

Les lois qui viennent d’être votées par les deux Chambres ne modifient pas la politique générale du gouvernement, qui reste conforme à la tradition républicaine et aux tendances libérales et progressives de la nation. Elles sont destinées à rendre plus efficaces les moyens qu’il est devenu indispensable d’employer pour défendre la sécurité publique menacée par de prétendues doctrines, dont l’anarchisme poursuit la réalisation à l’aide des attentats les plus odieux ; elles ont donc pour but unique le maintien de l’ordre qui est la condition du progrès.

Il me parait utile d’appeler votre attention sur les principales dispositions et sur l’application que vous devrez en faire avec vigilance et fermeté.

L’APOLOGIE DES CRIMES

La loi du 29 juillet 1881 laissait impunie la provocation au vol et aux crimes énoncés dans l’article 435 du code pénal. La provocation directe aux crimes de meurtre, de pillage et d’incendie était punissable, mais l’apologie de ces crimes échappait à toute répression.

Désormais, ceux qui feront l’apologie du vol, du meurtre, du pillage, de l’incendie et des autres crimes énoncés dans l’article 435 du code pénal, aussi bien que ceux qui les auront provoqués directement, seront frappés de peines que la loi nouvelle a élevées, de manière à assurer une répression en rapport avec la gravité des infractions commises. Le législateur a assimilé l’apologie à la provocation, parce qu’en effet l’apologie d’actes criminels constitue, sous une forme détournée, une excitation à les commettre, aussi dangereuse que la provocation directe.

L’ARTICLE 49 DE LA LOI 1881

L’innovation la plus importante de la loi du 13 décembre 1893 consiste dans la modification à l’article 49. Les individus qui se rendront coupables des infractions énumérées ci-dessus, aussi bien que ceux qui auront provoqué des militaires à la désobéissance, seront placés sous le régime du droit commun au point de vue de la saisie des écrits et de l’arrestation préventive. Aucune raison sérieuse ne peut être invoquée pour soustraire à l’application des règles du Code d’instruction criminelle les délinquants vis-à-vis desquels la justice doit pouvoir agir avec promptitude et efficacité.

Dans un intérêt d’ordre public, qui n’est plus à démontrer, il importe que ces dispositions nouvelles soient appliquées toutes les fois que des infractions seront commises et que, dans ce but de concert avec l’autorité administrative, vous exerciez la plus active surveillance, notamment sur certaines réunions publiques qui sont devenues des foyers d’agitation et de désordre, où se produisent les excitations les plus coupables à commettre des crimes, et où la propagande par le fait est ouvertement conseillée. Vous n’omettrez pas non plus de faire constater et de poursuivre les provocations à des militaires dans le but de les détourner de leurs devoirs et de l’obéissance. Dans des cas semblables, réprimer c’est défendre la patrie.

LES ASSOCIATIONS DE MALFAITEURS

Si la loi du 29 juillet 1881 était impuissante à réprimer les excitations à commettre des crimes, lorsque ces excitations se dissimulaient sous la forme d’une apologie, notre législation pénale ne fournissait, d’autre part, aucun moyen légal pour entraver la préparation de ces crimes.

C’est ainsi que, bénéficiant d’une trop longue impunité, des groupes anarchistes ont pu se constituer, qui, reliés entre eux par une idée commune, se livrent à la préparation d’une série interminable d’attentats. L’entente s’établit ensuite entre un nombre considérable d’adhérents, et l’exécution des crimes conçus est laissée parfois à la libre initiative d’individus qui procèdent isolément, pour se dérober plus facilement aux recherches de la justice.

Pour atteindre tous les coupables, il était indispensable de modifier les articles 265 et suivants du code pénal sur les associations de malfaiteurs. Les dispositions nouvelles punissent à la fois l’association forcée, quelle que soit sa durée ou le nombre de ses membres, et même toute entente établie dans le but de commettre ou de préparer des attentats contre les personnes ou les propriétés.

En introduisant dans le nouvel article 265 les mots entente établie, le législateur a voulu laisser aux magistrats le soin d’apprécier, suivant les circonstances, les conditions dans lesquelles un accord pourrait être considéré comme intervenu entre deux ou plusieurs individus pour commettre ou préparer les attentats. Le crime pourra ainsi être caractérisé, abstraction faite de tout commencement d’exécution.

LA RELÉGATION

Outre les peines édictées, l’article 266 permettra désormais d’appliquer aux condamnés la peine de la relégation. Il ne vous échappera pas, monsieur le procureur général, que, dans bien des cas, cette peine constituera un efficace moyen de défense sociale. Il importe, en effet, d’écarter de notre société des hommes dont la présence en France, à l’expiration de leur peine, pourrait constituer un danger pour la sécurité publique.

DÉTENTION D’EXPLOSIFS

Enfin, pour compléter les mesures prises contre les partisans de la propagande par le fait, il était indispensable de modifier l’article 3 de la loi du 19 juin 1871, relatif à la détention des engins meurtriers ou incendiaires. Tout individu qui détient, sans motifs légitimes, des engins de cette nature, est déjà justement soupçonné. Mais la loi de 1871 n’avait pu prévoir tous les nouveaux moyens de destruction.

Le nouvel article 3 permettra d’atteindre, non seulement la détention, sans motif légitime et sans autorisation, de tout engin ou de toute poudre fulminante, mais encore la détention sans motifs légitimes de toute substance quelconque manifestement destinée à entrer dans la composition d’un explosif.

RECOMMANDATIONS

Telles sont, monsieur le procureur général, les dispositions nouvelles que les Chambres ont introduites dans notre législation pénale pour vous mettre en état de concourir, d’une manière efficace, à la défense des institutions et de l’ordre. Vous les appliquerez avec résolution. Aucune infraction ne devra demeurer impunie. L’autorité administrative mettra au service de la justice tous les moyens dont elle dispose.

Vous vous concerterez avec elle en toute circonstance, en vous pénétrant de cette idée qu’il n’y a de gouvernement véritable et que le gouvernement ne peut exercer une action féconde que si tous les services publics sont unis entre eux par une étroite solidarité.

Je ne doute pas que l’accord ne soit facile entre des magistrats et des fonctionnaires, les uns et les autres dévoués à leurs devoirs et conscients de leur responsabilité.

Dans le cas d’urgence, ou quand les infractions seront évidentes, vous n’hésiterez pas à prendre l’initiative des poursuites, sauf à m’en référer chaque fois que l’affaire vous paraîtra l’exiger. Dans la plupart des cas, une prompte répression est seule véritablement utile. Vous veillerez en conséquence, à ce que les poursuites soient toujours conduites avec la plus grande célérité, et vous provoquerez des sessions extraordinaires d’assises toutes les fois que cela vous paraîtra nécessaire.

Le gouvernement espère que l’application énergique et persistante des lois nouvelles suffira pour mettre un terme à une propagande criminelle. Le pays attend de nous une protection efficace. Notre devoir est de la lui donner par tous les moyens que les lois mettent à notre disposition.

Recevez, monsieur le procureur général, l’assurance de ma considération très distinguée.

Le garde des sceaux,

Ministre de la justice.

ANTONIN DUBOST.

 

Ce qu’on n’osait pas en 74, on l’ose aujourd’hui et comme aux plus beaux jours de Versailles un article de journal peut être la déportation ou la mort, — la condamnation d’Etievent en fut une preuve cette semaine et si l’honneur des nations voisines ne leur défendait l’extradition pour semblable sujet, il irait remplacer Cyvoct au bagne où mourut Maroteau.

Mais la science que rien n’arrête va si vite, que bientôt tous les mensonges disparaîtront devant elle.

La race prochaine dont les adolescents en sauront davantage que les plus savants d’entre nous, aura-t-elle l’horreur des mensonges et le respect de la vie humaine, elle n’ira pas semer de ses os les Madagascar ni y fusiller les indigènes à son plaisir sans avoir l’excuse comme Gallifet ou Vacher de la rage du sang.

On ne l’emploiera pas cette jeunesse-là, à garder paisible le boucher Abdul-Hamid pendant sa hideuse besogne. On ne l’enverra pas, comme les soldats d’Espagne, assassiner à Cuba ceux qui se révoltent pour la liberté ou faire le service des tortureurs de Montjuick.

Nous sommes aujourd’hui plus asservis que le jour où l’assemblée de Versailles trouva trop libéral le gnome Foutriquet, mais l’idée se fait plus libre et plus haute toujours.

Qu’on se souvienne du cri de la jeunesse des écoles l’année dernière.

Haut les cœurs !

Pour la sainte indépendance, camarades, levons-nous !

Attendons la terrible envergure que l’exposition de 1900 va donner aux connaissances humaines.

Aujourd’hui 2 janvier 1898 où je termine ce livre, la photographie ouvre la route, les rayons X qui permettent de voir à travers les chairs ce qui tue la vivisection au moment où disparaît la férocité chez les peuples, pense-t-on que la volonté, l’intelligence humaine ne sera pas libre ? — Voilà plus de six ans de cela, il me souvient d’un soir, salle des Capucines, où laissant aller ma pensée, je regardais en avant, je hasardai cette idée que la pensée étant de l’électricité, il serait possible de la photographier et comme elle n’a pas de langue, elle serait tracée en signes pareils à des sillons d’éclairs, les mêmes pour tous les dialectes, une sorte de sténographie.

Déjà on peut voir à travers les corps opaques, rien n’empêche d’aller jusqu’au bout.

Les mondes aussi, grâce à la science, livreront leurs secrets et ce sera la fin des dieux. L’éternité avant et après nous dans l’infini des sphères poursuivant comme les êtres leurs transformations éternelles. Courage, voici le germinal séculaire.

Que cela paraisse ou non possible à ceux qui ne veulent pas voir voguer dans nos tourmentes les premiers rameaux verts arrachés à la rive nouvelle, la désagrégation de la vieille société se hâte.

Avant que sur le livre de pierre ou sur la tombe de Pottier on ait gravé ses vers terribles :

Je suis la vieille anthropophage

Travestie en société,

Vois mes mains rouges de carnage,

Mon œil de luxure injecté.

J’ai plus d’un coin dans mon repaire

Plein de charogne, et d’ossements,

Viens les voir : j’ai mangé ton père

Et je mangerai tes enfants.

POTTIER.

 

Oui, avant même que la malédiction soit gravée, la vieille société ogresse peut-être sera morte, l’heure étant venue de l’humanité juste et libre, elle a trop grandi pour rentrer dans son sanglant berceau.

 

Paris, 20 mai 1898

 

 

 



[1] Lissagaray, Histoire de la Commune de Paris.

[2] Mémoires de Louise Michel de 304 à 313.

[3] Mémoires de Louise Michel, Chez Roy, éditeur.

[4] Voir à l’appendice, n° 3.