LA COMMUNE

 

QUATRIÈME PARTIE. — L’HÉCATOMBE.

 

 

I. — LA LUTTE DANS PARIS

 

Au cri vive la République !

Tomba le vaisseau le Vengeur !

(Vieille Chanson.)

 

Un peu avant l’entrée des 25.000 hommes du général Douay, un membre de la Commune, Lefrançais, parcourant la zone de la défense fut frappé de l’état de solitude et d’abandon de la porte de Saint-Cloud.

Sans le hasard qui avait servi la trahison de Ducatel c’étaient les portes de Montrouge, Vanves, Vaugirard que le comte de Beaufort avait indiquées à M. Thiers comme étant les moins bien gardées.

Lefrançais envoya à Delescluze un avertissement qui ne lui parvint pas à temps. — Dombwroski, prévenu de son côté par un bataillon de fédérés, envoya des volontaires, qui momentanément arrêtèrent les Versaillais, leur tuant un officier en travers du quai ; ceux qui jusque là, avaient cru que la bataille engagée trop tard, serait encore à recommencer, se disaient maintenant : Paris vaincra ! et du reste, il mourra invaincu ! Ainsi avaient fait Carthage, Numance, Moscou, ainsi nous ferions.

Dombwroski envoya à Montmartre un ou deux fédérés, madame Danguet, Mariani et moi. Nous devions tâcher d’arriver et dire qu’il fallait se hâter pour la défense.

Je ne sais quelle heure il était, la nuit était calme et belle. Qu’importait l’heure ? il fallait maintenant que la révolution ne fût pas vaincue, même dans la mort.

À la Commune les défiances avaient triomphé, et quand arriva la dépêche de Dombwroski apportée par Billioray, Cluseret accusé de négligence comparaissait comme si on avait eu le temps de discuter.

La séance est terminée, Cluseret acquitté, il n’y a plus d’autre préoccupation que la défense de Paris.

La lettre de Dombwroski était explicite.

Dombwroski à guerre et Comité de salut public.

Les Versaillais sont entrés par la porte de Saint-Cloud.

Je prends des dispositions pour les repousser. Si vous pouvez m’envoyer des renforts, je réponds de tout.

DOMBWROSKI.

 

Le Comité de salut public se réunit à l’Hôtel-de-Ville ; on prend à la hâte les premières dispositions, chacun emploie son courage.

L’égorgement commençait en silence. Assi allant du côté de la Muette vit dans la rue Beethoven des hommes qui, couchés à terre, semblaient dormir. La nuit étant claire, il reconnaît des fédérés et s’approche pour les éveiller, son cheval glisse dans une mare de sang. Les dormeurs étaient des morts, tout un poste égorgé.

L’Officiel de Versailles n’avait-il pas donné la marche pour la tuerie, on s’en souvient.

Pas de prisonniers ! Si dans le tas il se trouve un honnête homme réellement entraîné de force, vous le verrez bien dans ce monde-là. Un honnête homme se distingue par son auréole ; accordez aux braves soldats la liberté de venger leurs camarades en faisant sur le théâtre et dans la rage même de l’action ce que le lendemain ils ne voudraient pas faire de sang-froid.

 

Tout était là. On persuada aux soldats qu’ils avaient à venger leurs camarades ; à ceux qui arrivaient délivrés de la captivité de Prusse, on disait que la Commune s’entendait avec les Prussiens et les crédules s’abreuvèrent de sang dans leur rage.

Afin que comme au 18 mars l’armée ne levât pas la crosse en l’air, on gorgea les soldats d’alcool mêlé, suivant l’ancienne recette, avec de la poudre et surtout entonné de mensonges ; à l’histoire trop vieille du mobile scié entre deux planches, on avait joint je ne sais quel autre conte aussi invraisemblable.

Paris, cette ville maudite qui rêvait le bonheur de tous, où les bandits du Comité central et de la Commune, les monstres du Comité de salut public et de la sûreté n’aspiraient qu’à donner leur vie pour le salut de tous, ne pouvait pas être compris par l’égoïsme bourgeois, plus féroce encore que l’égoïsme féodal, la race bourgeoise ne fut grande qu’un demi-siècle à peine, après 89. Delescluze, Dijon furent les derniers grands bourgeois semblables aux conventionnels.

Les hommes énergiques de la Commune chacun à son poste, le fardeau du pouvoir tombé de leurs épaules, le respect de la légalité anéanti par le devoir de vaincre ou de mourir ; les illusions de l’éternel soupçon dissipées dans la grandeur de leur liberté reconquise redevinrent eux-mêmes. Les aptitudes se dessinaient sans fausse modestie, sans vanités étroites :

Paris, peut-être soutiendrait la lutte ! qui sait ?

Les dix pièces de la Porte Maillot qui n’avaient pas cessé depuis six semaines tonnaient toujours, et comme toujours, un artilleur tué sur sa pièce était remplacé par celui qui se précipitait.

Jamais plus de deux servants par pièce.

Un marin Craon tenait encore en mourant les deux tire-feu qui lui suffisaient pour deux pièces, un de chaque main.

Presque tous les héros de ce poste sont restés méconnus.

Ils seront vengés ensemble à la grande révolte, le jour où sur un front de bataille large comme le monde, l’émeute se relèvera.

À l’aube du 21 la Muette était enlevée, l’armée entourait presque Paris venant rejoindre les 25.000 hommes qui s’y étaient glissés pendant la nuit.

Tout ce qui s’est passé dans ces jours-là, s’entasse comme si en quelques jours on eût vécu mille ans.

Le tocsin sonne à plein vol, la générale bat dans Paris.

Les fédérés du dehors se repliaient sur Paris, on doute de l’entrée des Versaillais ! L’Observatoire de l’Arc-de-Triomphe dément la nouvelle, mais l’idée de défendre Paris domine.

Vers trois heures du matin, Dombwroski arrive au Comité de salut public, il ne comprend pas l’accusation de suite, enfin il se rend compte : — Quoi ? dit-il, on a pu me prendre pour un traître ? Tous le rassurent, lui tendent la main.

Dereure qui avait été envoyé près de lui comme Johannard près de La Cecillia, Léo Meillet près de Wrobleski ne lui avait pas avec raison parlé de ces odieux soupçons.

Il voit que la confiance est restée, mais le coup est porté, Dombwroski se fera tuer.

À la mairie de Montmartre, La Cecillia pâle, décidé à tout tenter pour la lutte, cherche à organiser la défense.

Nous nous retrouvons là, plusieurs du Comité de vigilance, le vieux Louis Moreau, Chevalot.

Avec Louis Moreau et deux autres, nous convenons d’aller nous rendre compte, pour faire sauter la butte quand les Versaillais seront entrés ; car nous sentons bien qu’ils entreront, tout en répétant : Paris vaincra ! ce dont nous sommes sûrs, c’est qu’on se défendra jusqu’à la mort.

Sur la porte de la mairie, des fédérés du 61e nous rejoignent.

— Venez, me disent-ils, nous allons mourir, vous étiez avec nous le premier jour, il faut y être le dernier.

Alors, je fais promettre au vieux Moreau que la butte sautera, et je m’en vais avec le détachement du 61e au cimetière Montmartre, nous y prenons position. Quoique bien peu, nous pensions tenir, tenir longtemps.

Nous avions par places crénelé les murs avec nos mains.

Les obus fouillaient le cimetière devenant de plus en plus nombreux.

L’un de nous dit que c’était surtout le tir de la butte, qui, étant trop court, tombait sur nous, au lieu d’aller jusqu’à l’ennemi ; dès le 17 mai, on avait reconnu que ce tir était mauvais, et pendant la matinée, sans doute pour ce motif, on ne s’en était pas servi.

Presque tous les fédérés blessés l’étaient par la butte, on en avertit en les emportant à l’ambulance.

La nuit était venue, nous étions une poignée bien décidés.

Certains obus venaient par intervalles réguliers ; on eût dit les coups d’une horloge, l’horloge de la mort. Par cette nuit claire, tout embaumée du parfum des fleurs, les marbres semblaient vivre.

Plusieurs fois nous étions allés en reconnaissance, l’obus régulier tombait toujours, les autres variaient.

Je voulus y retourner seule, cette fois l’obus tombant tout près de moi, à travers les branches me couvrit de fleurs, c’était près de la tombe de Mürger. La figure blanche jetant sur cette tombe des fleurs de marbre, faisait un effet charmant, j’y jetai une partie des miennes et l’autre, sur la tombe d’une amie, madame Poulain, qui était sur mon chemin.

En retournant près de mes camarades près de la tombe sur laquelle est couchée la statue de bronze de Cavaignac, ils me dirent : cette fois, vous ne bougerez plus. Je reste avec eux, des coups de feu partent des fenêtres de quelques maisons.

Je crois que le jour est venu. Nous avons encore des blessés d’obus. La poignée se réduit et voici l’attaque ; il faut du renfort. On demande qui ira. Je suis déjà loin, ayant passé par un trou de mur. Je ne sais comment on peut aller aussi vite, et pourtant je trouve le temps long : j’arrive à la mairie de Montmartre ; sur la place pleurait un jeune homme qu’on ne veut pas employer, il n’a pas de papiers, rien, — il me le raconte ; mais je n’ai pas le temps. — Venez, lui dis-je, et en demandant du renfort à La Cecillia, je lui montre le jeune homme, qui, lui dit-il, est étudiant, il n’a pas encore combattu, et il veut combattre.

La Cecillia le regarde, — il lui fait bon effet. — Allez, dit-il. — Avec cinquante hommes de renfort nous regagnons le cimetière, le jeune homme en est : il est heureux. En avant près de moi, marche Barois, les balles pleuvent, nous marchons vite, on se bat au cimetière. En arrivant nous entrons par le trou, ils ne sont plus là que quinze, et de nos cinquante nous ne sommes plus guère, le jeune homme est mort. — Nous sommes de moins en moins ; nous nous replions sur les barricades, elles tiennent encore.

Drapeau rouge en tête, les femmes étaient passées ; elles avaient leur barricade place Blanche, il y avait là, Elisabeth Dmihef, madame Lemel, Malvina Poulain, Blanche Lefebvre, Excoffons. André Léo était à celles des Batignolles. Plus de dix mille femmes aux jours de mai, éparses ou ensemble, combattirent pour la liberté.

J’étais à la barricade qui barrait l’entrée de la chaussée Clignancourt, devant le delta ; là, Blanche Lefebvre vint me voir.

Je pus lui offrir une tasse de café, en faisant ouvrir d’un ton menaçant, le café qui était près de la barricade. Le bonhomme fut effrayé ; mais comme il nous vit rire, il s’exécuta assez poliment, et on le laissa refermer puisqu’il avait si peur.

Blanche et moi nous nous embrassâmes, et elle retourna à sa barricade.

Un peu après passa Dombwroski à cheval avec ses officiers.

— Nous sommes perdus, me dit-il, — Non ! lui dis-je ; il me tendit les deux mains : c’est la dernière fois que je l’ai vu vivant.

C’est à quelques pas de là qu’il fut blessé mortellement, nous étions encore sept à la barricade, quand il passa de nouveau cette fois, couché sur une civière presque mort, on le portait à Lariboisière où il mourut.

Bientôt, des sept, nous n’étions plus que trois.

Un capitaine de fédérés, grand brun, impassible devant le désastre, il me parlait de son fils, un enfant de douze ans à qui il voulait laisser son sabre en souvenir. — Vous le lui donnerez, disait-il, comme s’il eut été probable que quelqu’un survécût.

Nous nous étions espacés tenant à nous trois toute la barricade, moi au milieu, eux de chaque côté.

Mon autre camarade était trapu, les épaules carrées, il avait les cheveux blonds et les yeux bleus ; il ressemblait beaucoup à Poulouin, l’oncle de madame Eudes, mais ce n’était pas lui.

Ce Breton-là encore, n’était plus de ceux de Charette, il mettait à sa foi nouvelle la même ardeur que sans doute il avait mise à l’ancienne quand il y croyait.

Il y avait dans cette face pâle le même sourire de sauvage, qu’avait le noir d’Issy aux dents blanches de loup. Celui-là non plus, nous ne l’avons pas revu.

À nous trois, on n’eut jamais cru que nous étions si peu ; nous tenions toujours. Tout à coup voici des gardes nationaux qui s’avancent, on cesse le feu. — Je m’écrie : — Venez, nous ne sommes que trois !

Au même moment je me sens saisir, soulever et rejeter dans la tranchée de la barricade comme si on eût voulu m’assommer.

On le voulait en effet ! car c’étaient les Versaillais vêtus en gardes nationaux.

Un peu étourdie, je sens que je suis bien vivante, je me relève, plus rien, mes deux camarades avaient disparu. Les Versaillais étaient en train de fouiller les maisons près de la barricade, je m’en vais, ailleurs encore, comprenant que tout était perdu ; je ne voyais plus qu’une barrière possible, et je criais : — Le feu devant eux ! le feu ! le feu ! La Cecillia n’a pas eu de renforts pourtant. On se battait encore, celles des femmes qui n’avaient pas été tuées place blanche, se rabattirent sur les plus proches, place Pigalle.

On venait d’élever une barricade dans des rues derrière la chaussée Clignancourt, à main droite en venant du delta, les Versaillais, un moment pouvaient être pris entre deux feux, pendant que les gens peu expéditifs qui étaient là, discutaient, il n’était plus temps.

Dombwroski après avoir été porté à l’Hôtel-de-Ville fut emporté pendant la nuit vers le Père-Lachaise : En passant à la Bastille, on le déposa au pied de la colonne, où à la lueur des torches qui lui faisaient une chapelle ardente, les fédérés qui allaient mourir vinrent saluer le brave qui était mort.

Il fut enterré le matin au Père-Lachaise où il dort couché dans un drapeau rouge.

— Voilà, dit Vermorel, celui qu’on a accusé de trahir ! Il ajouta : — Jurons de ne sortir d’ici que pour mourir.

Son frère, ses officiers, une partie de ses soldats étaient autour de lui.

Les Batignolles, Montmartre, étaient pris, tout se changeait en abattoir, l’Élysée Montmartre regorgeait de cadavres. Alors, s’allumèrent comme des torches les Tuileries, le Conseil d’État, la Légion d’honneur, la Cour des Comptes.

Qui sait, si n’ayant plus leur repaire il serait aussi facile aux rois de revenir.

Hélas ! ce sont les mille et mille rois de la finance qui sont revenus avec la bourgeoisie.

Ce qu’on voyait alors, c’était surtout le souverain ; l’empire nous avait habitués ainsi.

Le despotisme commençait à avoir de multiples têtes ; il continua ainsi.

M. Thiers, sitôt qu’il connut la prise de Montmartre le télégraphia à sa manière en province.

Les flammes dardant leurs langues fourchues, lui apprirent que la Commune n’était pas morte.

C’est l’heure où les dévouements ont pris leur place, l’heure aussi des représailles fatales, quand l’ennemi comme le faisait Versailles, tranche les vies humaines comme une faux dans l’herbe.

Tandis qu’au Père-Lachaise on saluait pour la dernière fois Dombwroski, Vaysset, qui pour mieux conspirer avait sept domiciles à Paris, fut conduit devant toute une foule, sur le Pont-Neuf et fusillé par ordre de Ferré, pour avoir tenté de corrompre Dombwroski, il dit ces paroles étranges : — Vous répondrez de ma mort au comte de Fabrice. P… commissaire spécial de la Commune, dit alors à la foule : Ce misérable, au nom de Versailles, a voulu acheter nos chefs militaires. Ainsi meurent les traîtres.

Tout quartier pris par Versailles était changé en abattoir. La rage du sang était si grande, que les Versaillais tuèrent de leurs propres agents allant à leur rencontre.

Les survivants du combat ont encore le XIe arrondissement. Des membres de la Commune et du comité central se sont réunis à la bibliothèque. Delescluze se lève tragique ; de sa voix pareille à un souffle, il demande que les membres de la Commune, ceints de leur écharpe, passent en revue les bataillons. — On applaudit.

Et comme venus à l’appel, des bataillons entrent par poussées dans la salle, le canon tonne, cette scène est si grande, que ceux qui entourent Delescluze croient à la possibilité de vaincre.

On demande le directeur du génie, il est absent, peut-être mort.

Le comité de salut public agira sans attendre les absents, la mort est partout, chacun doit combattre jusqu’à ce qu’il tombe.

Au faubourg Antoine, il y a trois pièces, les rues environnantes ont des barricades.

Place du Château-d’Eau, un mur de pavés et deux pièces.

Brunel est au premier, Ranvier aux Buttes Chaumont.

Wrobleski à la Butte aux Cailles. On a confiance.

Il y a des fédérés aux portes Saint-Denis et Saint-Martin. Qui sait si Delescluze n’a pas raison ? La Commune vaincra ! Du moins, Paris mourra invaincu.

Des femmes entassées sur les marches de la Mairie du XIe cousent en silence des sacs pour les barricades.

À la salle de la Mairie les membres de la sûreté sont là ; ils seront à la hauteur du péril.

Comme Delescluze, Ferré, Varlin, J.-B. Clément, Vermorel, ont confiance — en la mort sans doute !

Une tourmente de mitraille enveloppe de tous côtés, elle souffle terrible place du Château-d’Eau, c’est à ce moment que Delescluze y apparaît.

Lissagaray, témoin de la mort magnifique de Delescluze, la raconte ainsi :

Avec Jourde, Vermorel, Theisz, Jaclard, et une cinquantaine de fédérés, il marchait dans la direction du Château-d’Eau.

Delescluze, dit Lissagaray, dans son vêtement ordinaire, chapeau, redingote et pantalon noirs, écharpe rouge autour de la ceinture, peu apparente, comme il la portait ; sans armes, s’appuyant sur une canne.

Redoutant quelque panique au Château-d’Eau, nous suivîmes le délégué, l’ami.

Quelques uns de nous s’arrêtèrent à l’église Saint-Ambroise pour prendre des cartouches. Nous rencontrâmes un négociant d’Alsace, venu depuis cinq jours faire le coup de feu contre cette assemblée qui avait livré son pays ; il s’en retournait la cuisse traversée. Plus loin, Lisbonne blessé qui soutenait Vermorel, Theisz, Jaclard.

Vermorel tomba à son tour grièvement blessé. Theisz et Jaclard le relèvent, l’emportent sur une civière. — Delescluze serre la main du blessé et lui dit quelques mots d’espoir :

À cinquante mètres de la barrière le peu de gardes qui ont suivi Delescluze s’effacent, car les projectiles obscurcissent l’entrée du boulevard.

Le soleil se couchait derrière la place. Delescluze sans regarder s’il était suivi, s’avançait du même pas, le seul être vivant sur la chaussée du boulevard Voltaire. Arrivé à la barricade, il obliqua à gauche et gravit les pavés.

Pour la dernière fois cette face austère encadrée dans sa courte barbe blanche, nous apparut tournée vers la mort.

Subitement Delescluze disparut, il venait de tomber foudroyé sur la place du Château-d’Eau.

Quelques hommes voulurent le relever, trois ou quatre tombèrent, il ne fallait plus songer qu’à la barricade, rallier ses rares défenseurs. Johannard au milieu de la chaussée, élevant son fusil et pleurant de colère, criait aux terrifiés : — Non, vous n’êtes pas dignes de défendre la Commune.

La pluie tomba, nous revînmes laissant abandonné aux outrages d’un adversaire sans respect de la mort le corps de notre pauvre ami ; il n’avait prévenu personne, même ses plus intimes. Silencieux, n’ayant pour confident que sa conscience sévère, Delescluze marcha à la barricade comme les anciens montagnards allèrent à l’échafaud[1].

 

Le sang coulait à flots dans tous les arrondissements pris par Versailles. Par places, les soldats lassés de carnage s’arrêtaient comme des fauves repus.

Sans les représailles, la tuerie eut été plus large encore.

Seul le décret sur les otages empêcha Gallifet, Vinoy, et les autres, d’opérer l’égorgement complet des habitants de Paris.

Un commencement d’exécution de ce décret fit retirer aux pelotons d’exécution, des prisonniers qu’à coups de crosse de fusil on poussait au mur, où par tas restaient les morts et les mourants.

Nous avons rencontré en Calédonie, quelques-uns de ces échappés de la mort.

Rochefort raconte ainsi ce qui lui fut dit par un compagnon de route ou plutôt de cage dans les antipodes ; il racontait ceci :

On venait d’exécuter une quinzaine de prisonniers, son tour était venu, il avait été collé au mur un mouchoir sur les yeux, car ces supplicieurs y mettait parfois des formes.

Il attendait les douze balles qui devaient lui revenir et commençait à trouver le temps un peu long, — tout à coup un sergent vint lui délier le bandeau fatal, tout en criant aux hommes du peloton d’exécution : — Demi-tour à gauche.

— Qu’y a-t-il ? demanda le patient.

— Il y a, répondit d’un ton plein de regret le lieutenant chargé de commander le feu, que la Commune vient de décréter qu’elle aussi fusillerait les prisonniers si nous continuions à fusiller les vôtres, et que le gouvernement interdit maintenant les exécutions sommaires.

C’est ainsi que trente fédérés furent en même temps que celui-là rendus à la vie, mais non à la liberté, car on les envoya sur les pontons d’où mon camarade de geôle partit en même temps que moi pour la Nouvelle Calédonie[2].

 

Les exécutions sommaires reprirent après le triomphe de Versailles ; les soldats eurent comme des bouchers les bras rouges de sang ; le gouvernement n’avait plus rien à craindre.

On verra combien du côté de la Commune le nombre des exécutions fut infime ! devant les trente-cinq mille, officiellement avoués, qui sont plutôt cent mille et plus.

Reconnu par un bataillon qu’il avait insulté, et accusé sur nombreux témoignages, d’intelligence avec Versailles, le comte de Beaufort fut passé par les armes, malgré l’intervention de la cantinière Marguerite Guinder, femme Lachaise, qui fit tout au monde pour le sauver. Elle fut plus tard accusée de sa mort et même d’avoir insulté son cadavre, comme si cette généreuse femme eût dû subir une punition pour avoir voulu sauver un traître !

Chaudey arrêté depuis quelques semaines sous l’inculpation d’avoir le 22 janvier ordonné de mitrailler la foule, n’eût pas été fusillé sans le redoublement de cruautés de Versailles, malgré la dépêche à Jules Ferry datée de l’Hôtel-de-Ville le 22 janvier, à 2 heures 50 de l’après-midi.

Chaudey consent à rester là, mais prenez des mesures le plus tôt possible pour balayer la place ; je vous transmets du reste l’avis de Chaudey.

CAMBON.

 

Et malgré même, des propos tels que ceux-ci : Les plus forts fusilleront les autres sans les égorgements de Versailles — il avait semblé avant son emprisonnement être moins hostile. Que sa mort comme toutes les autres, comme toutes les fatalités de l’époque retombe sur les monstres qui égorgeant à même le troupeau firent des représailles un devoir !

Qu’on fouille les puits ! les carrières, les pavés des rues, Paris entier est plein de morts et tant de cendres ont été jetées aux vents, que partout aussi elles ont couvert la terre.

Ceux qui formaient le peloton d’exécution des premiers otages, farouches volontaires qui jusqu’alors avaient été les plus doux des hommes, ne s’écriaient-ils pas : Moi, je venge mon père, Moi, mon fils ; moi, je venge ceux qui n’ont personne !

Pensez-vous si la bataille recommence que tout souvenir soit enseveli sous la terre et que le sang versé ne fleurisse jamais.

La vengeance des déshérités ! elle est plus grande que la terre elle-même.

Les légendes les plus folles coururent sur les pétroleuses, il n’y eut pas de pétroleuses — les femmes se battirent comme des lionnes, mais je ne vis que moi criant le feu ! le feu devant ces monstres !

Non pas des combattantes, mais de malheureuses mères de famille, qui dans les quartiers envahis se croyaient protégées, par quelque ustensile, faisant voir qu’elles allaient chercher de la nourriture pour leurs petits — une boite au lait, par exemple —, étaient regardés comme incendiaires, porteuses de pétrole, et collées au mur ! — Ils les attendirent longtemps leurs petits !

Quelques enfants, sur les bras des mères, étaient fusillés avec elle, les trottoirs étaient bordés de cadavres.

Comme si on eût pu dire à des mères, nous voulons mourir invaincus sous Paris en cendres ?

L’Hôtel-de-Ville brûlait comme un lampadaire ! en face, un mur de flammes fouettées par le vent, elle se reflétait, la flamme vengeresse dans les lacs de sang, passant sous les portes des casernes, dans les rues, partout.

Bientôt de la caserne Lobeau le sang en deux ruisseaux s’en alla vers la Seine : longtemps il y coula rouge.

Millière sur les marches du Panthéon tombe en criant : Vive l’humanité ! Ce cri fut prophétique, c’est celui qui aujourd’hui nous rassemble.

Rigaud fut assassiné rue Gay-Lussac où il demeurait, à l’heure même où le quartier fut pris. P. ce même commissaire de la Commune qui assistait à l’exécution Vaysset, passant rue Gay-Lussac dans le silence d’épouvante qui régnait après la victoire de l’ordre, leva les yeux, vers un logement, où demeuraient des amis de Gaston Dacosta, une personne était à la fenêtre regardant à terre, elle semblait lui indiquer quelle chose.

Il aperçut alors un cadavre, étendu les bras en croix contre le trottoir ; son uniforme était ouvert, ses galons arrachés, les pieds blancs et petits étaient nus, ayant été déchaussés suivant l’usage de Versailles ; — la tête était toute pleine de sang, qui d’un petit trou au front ruisselait sur la barbe et le visage, le rendant méconnaissable.

Un témoin oculaire lui raconta, que Rigaud en arrivant devant la maison qu’il habitait, portait son uniforme de commandant du 114e bataillon, qu’il avait pour le combat.

Son intention était de brûler les papiers qui étaient dans son logement.

Les soldats l’avaient suivi à son uniforme ; ils entrèrent presque en même temps que lui et feignirent de prendre le propriétaire, un nomme Chrétien pour un officier fédéré afin que la peur lui fit livrer celui qu’ils avaient vu entrer.

Comme Chrétien protestait, Rigaud entendit, et s’écria : — Je ne suis pas un lâche, et toi, sauve-toi.

Il descendit fièrement, détacha sa ceinture, donna son sabre et son revolver, et suivit ceux qui l’arrêtaient.

Au milieu de la rue ils rencontrèrent un officier de l’armée régulière qui s’écria : — Quel est encore ce misérable ? et s’adressant au prisonnier l’invita à crier : Vive Versailles !

— Vous êtes des assassins, répondit Rigaud : Vive la Commune !

Ce furent ses dernières paroles, l’officier, un sergent, prit son revolver et lui brûla la cervelle à bout portant, la balle avait fait au milieu du front ce petit trou d’où coulait le sang.

Pendant longtemps personne ne voulut croire à la mort de Rigaud, certains assuraient l’avoir vu à la tête de son bataillon, mais comme il était très brave il fallut bien à sa longue absence, reconnaître qu’il était mort.

Depuis l’entrée de l’armée de Versailles, les gardes nationaux de l’ordre excitaient l’armée à la tuerie : les uns ayant trahi, les autres ayant peur, qu’on ne les prit pour des révoltés, ils eussent égorgé la terre, ces imbéciles ayant la férocité des tigres.

La plupart cherchant à donner des gages à Versailles, indiquaient dans les quartiers envahis les partisans de la Commune, faisant fusiller ceux à qui ils en voulaient.

Les coups sourds des canons, le crépitement des balles, les plaintes du tocsin, le dôme de fumée traversé de langues de flammes disaient que l’agonie de Paris n’était pas terminée et que Paris ne se rendrait pas.

Tous les incendies d’alors ne furent pas le fait de la Commune, certains propriétaires ou commerçants afin d’être richement indemnisés de bâtisses ou de marchandises dont ils ne savaient que faire, y mirent le feu.

D’autres incendies furent allumés par les bombes incendiaires de Versailles, ou s’enflammèrent.

Celui du ministère des finances fut à l’aide de faux attribué à Ferré, qui ne l’eût pas nié s’il l’eût fait : — il gênait la défense.

Parmi les volontaires du massacre qui donnent des gages de fidélité à Versailles en l’assistant dans la tuerie, furent, dit-on, un vieux, ancien maire d’un arrondissement, un chef de bataillon qui trahissait la Commune, des brassardiers simples amateurs de tuerie ; ils conduisent les meutes versaillaises en démence eux-mêmes.

La chasse aux fédérés était largement engagée, on purgeait dans les ambulances ; un médecin, le docteur Faneau qui ne voulut pas livrer ses blessés, fut lui-même passé par les armes. — Quelle scène !

L’armée de Versailles rôde essayant de tourner par le canal, par les remparts, les derniers défenseurs de Paris.

La barricade du faubourg Antoine est prise, les combattants fusillés, quelques-uns, réfugiés dans la cour de la cité Parchappe attendent : ils n’ont pas d’autre asile ; l’institutrice, mademoiselle Lonchamp leur montre un endroit du mur où ils peuvent s’échapper par un trou qu’ils agrandissent, les voilà sauvés.

Versailles étend sur Paris un immense linceul rouge de sang ; un seul angle n’est pas encore rabattu sur le cadavre.

Les mitrailleuses moulent dans les casernes. On tue comme à la chasse ; c’est une boucherie humaine : ceux qui, mal tués, restent debout ou courent contre les murs, sont abattus à loisir.

Alors on se souvient des otages, des prêtres, trente-quatre agents de Versailles et de l’Empire sont fusillés.

Il y a dans l’autre poids de la balance des montagnes de cadavres. Le temps est passé où la Commune disait : il n’y a pas de drapeau pour les veuves et les orphelins, la Commune vient d’envoyer du pain à 74 femmes de ceux qui nous fusillent. Il n’était pas éloigné pourtant de bien des jours, mais ce n’était plus l’heure à la miséricorde.

Les portes du Père-Lachaise où se sont réfugiés les fédérés pour les derniers combats sont battues en brèche par les canons.

La Commune n’a plus de munitions, elle ira jusqu’à la dernière cartouche.

La poignée de braves du Père-Lachaise se bat à travers les tombes contre une armée, dans les fosses, dans les caveaux au sabre, à la baïonnette, à coups de crosse de fusil : les plus nombreux, les mieux armés, l’armée qui garda sa force pour Paris assomme, égorge les plus braves.

Au grand mur blanc qui donne sur la rue du Repos, ceux qui restent de cette poignée héroïque, sont fusillés à l’instant. Ils tombent en criant : Vive la Commune !

Là comme partout, des décharges successives achèvent ceux que les premières ont épargnés ; quelques-uns achèvent de mourir sous les tas de cadavres ou sous la terre.

Une autre poignée, ceux des dernières heures ceints de l’écharpe rouge s’en vont vers la barricade de la rue Fontaine-au-Roi ; d’autres membres de la Commune et du comité central viennent se joindre à ceux-là et dans cette nuit de mort majorité et minorité se tendent la main.

Sur la barricade flotte un immense drapeau rouge : il y a là les deux Ferré Théophile et Hippolyte, J.-B. Clément, Cambon, un garibaldien, Varlin, Vermorel, Champy.

La barricade de la rue Saint-Maur vient de mourir, celle de la rue Fontaine-au-Roi s’entête, crachant la mitraille à la face sanglante de Versailles.

On sent la bande furieuse des loups qui s’approchent, il n’y a plus à la Commune qu’une parcelle de Paris, de la rue du faubourg du Temple au boulevard de Belleville.

Rue Ramponeau, un seul combattant à une barricade arrêta un instant Versailles.

Les seuls encore debout, en ce moment où se tait le canon du Père-Lachaise, sont ceux de la rue Fontaine-au-Roi.

Ils n’ont plus pour longtemps de mitraille, celle de Versailles tonne sur eux.

Au moment où vont partir leurs derniers coups, une jeune fille venant de la barricade de la rue Saint-Maur arrive leur offrant ses services : ils voulaient l’éloigner de cet endroit de mort, elle resta malgré eux.

Quelques instants après la barricade jetant en une formidable explosion tout ce qui lui restait de mitraille, mourut dans cette décharge énorme, que nous entendîmes de Satory ; ceux qui étaient prisonniers ; à l’ambulancière de la dernière barricade et de la dernière heure, J.-B. Clément dédia longtemps après la chanson des Cerises. — Personne ne la revit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’aimerai toujours le temps des cerises

C’est de ce temps-là, que je garde au cœur,

Une plaie ouverte.

Et dame fortune en m’étant offerte,

Ne saurait jamais calmer ma douleur.

J’aimerai toujours le temps des cerises,

Et le souvenir que je garde au cœur.

J. CLÉMENT.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

La Commune était morte, ensevelissant avec elle des milliers de héros inconnus.

Ce dernier coup de canon a double charge énorme et lourd ! Nous sentions bien que c’était la fin, mais tenaces comme on l’est dans la défaite, nous n’en convenions pas.

Comme je prétendais en avoir entendu d’autres, un officier qui était là, pâlit de fureur, ou peut-être de crainte, que ce ne fut la vérité.

Ce même dimanche 28 mai, le maréchal Mac-Mahon fit afficher dans Paris désert.

Habitants de Paris,

L’armée de la France est venue vous sauver ! Paris est délivré, nos soldats ont enlevé en quatre heures les dernières positions occupées par les insurgés : Aujourd’hui la lutte est terminée, l’ordre, le travail, la sécurité vont renaître.

Le maréchal de France commandant en chef.

MAC-MAHON, duc de Magenta.

 

Ce dimanche-là, du côté de la rue de Lafayette fut arrêté Varlin : on lui lia les mains et son nom ayant attiré l’attention, il se trouva bientôt entouré par la foule étrange des mauvais jours.

On le mit au milieu d’un piquet de soldats pour le conduire à la butte qui était l’abattoir.

La foule grossissait, non pas celle que nous connaissions houleuse, impressionnable, généreuse, mais la foule des défaites qui vient acclamer les vainqueurs et insulter les vaincus, la foule du væ victis éternel.

La Commune était à terre, cette foule elle aidait aux égorgements.

On allait d’abord fusiller Varlin près d’un mur, au pied des buttes, mais une voix s’écria : — Il faut le promener encore ; d’autres criaient : — Allons rue des Rosiers.

Les soldats et l’officier obéirent ; Varlin toujours les mains liées, gravit les buttes, sous l’insulte, les cris, coups ; il y avait environ deux mille de ces misérables ; il marchait sans faiblir, la tête haute, le fusil d’un soldat partit sans commandement et termina son supplice, les autres suivirent. — Les soldats se précipitèrent pour l’achever, il était mort.

Tout le Paris réactionnaire et badaud, celui qui se cache aux heures terribles n’ayant plus rien à craindre, vint voir le cadavre de Varlin.

Mac-Mahon secouant sans cesse les huit cent et quelques cadavres qu’avait faits la Commune, légalisait aux yeux des aveugles, la terreur et la mort.

Vinoy, Ladmirault, Douay, Clinchamp, dirigeaient l’abattoir écartelant, dit Lissagaray, Paris, à quatre commandements.

Combien eut été plus beau le bûcher qui, vivants nous eût ensevelis, que cet immense charnier ! Combien les cendres semées aux quatre vents pour la liberté eussent moins terrifié les populations, que ces boucheries humaines !

Il fallait aux vieillards de Versailles ce bain de sang Pour réchauffer leurs vieux corps tremblants.

Les ruines de l’incendie du désespoir sont marquées d’un sceau étrange.

L’Hôtel-de-Ville de ses fenêtres vides comme les yeux des morts, regarda dix ans venir la revanche des peuples ; la grande paix du monde qu’on attend toujours, elle regarderait encore si l’on n’eût abattu la ruine.

Au retour de Calédonie, je pus la saluer ! La Cour des comptes, les Tuileries attestent encore qu’on voulut mourir invaincus ; aujourd’hui seulement les ruines de la Cour des comptes vont être enlevées pour les travaux de l’Exposition.

On y vend aux enchères les fresques de Théodore Chassériau dont une seule la Force et l’Ordre est en bon état et des lots d’arbres poussés dans les ruines et couverts d’oiseaux effarés auxquels ils donnaient asile. Au lieu des palais, si les masures eussent flambé, afin que plus jamais on n’y mourût de misère, la tuerie peut-être eût été moins facile.

Ne nous plaignons pas de la lenteur des choses, le germinal séculaire croît dans cet humus de mort.

La patience de ceux qui souffrent semble éternelle, mais avant le raz marée, les flots aussi, sont patients et doux, ils reculent avec de longues vagues molles : ce sont celles-là même qui vont s’enfler et revenir semblables à des montagnes, s’effondrer en mugissant sur le rivage, et avec elles l’engloutir dans l’abîme.

Ainsi nous l’avons vu au pays des cyclones avec l’implacabilité des luttes de la nature, nous avons eu le mirage de la bataille. L’eau sur les forêts se verse en effondrements soudains, s’égrène et crépite comme la fusillade.

Les arbres se rompent avec fracas, les rocs sont mordus de brèches et le chœur des tempêtes emplit les plages dans le silence profond des êtres.

Des chutes profondes, des arrachements inconnus, pareils à des plaintes humaines s’étendent, scandées, là aussi, par le canon d’alarme.

Plus haut que les cuivres, sonnent les trompes du vent, et grisante comme la poudre est l’électricité répandue dans l’air.

Les flots rauquent, jetant aux rochers comme à l’escalade leurs griffes blanches d’écume.

L’océan soulevé par des forces terribles, est précipité dans les gouffres comme si des bras immenses le prenaient et le rejetaient ainsi que la pâte au pétrin, et avec ces forces terribles se développent des puissances inconnues, le flot du sang monte plus large au cœur, ramenant toutes ces confuses choses de l’abîme et du lointain passé, qu’on revit dans les éléments déchaînés.

Dans la lutte implacable de Paris, l’impression était la même, mais c’était en avant qu’elle emportait le cœur dans le lointain devenir du progrès.

Peut-être avons-nous ainsi vécu les transformations éternelles.

Attirées par le carnage et suivant l’armée régulière, on vit lorsque la Commune fut morte, apparaître un peu avant les mouches des charniers, ces goules remontant, elles aussi, au lointain passé, peut-être tout simplement folles, ayant la rage et l’ivresse du sang.

Vêtues avec élégance, elles rôdaient à travers le carnage, se repaissant de la vue des morts, dont elles fouillaient du bout de leur ombrelle les yeux sanglants.

Quelques-unes, prises pour des pétroleuses, furent fusillées sur le tas avec les autres.

 

II. — LA CURÉE FROIDE

 

Paris sanglant, au clair de lune,

Rêve sur la fosse commune.

(Victor Hugo.)

 

Au chenil les soirs de chasse, après la curée chaude sur le corps pantelant de la bête égorgée les valets de meutes jettent aux chiens du pain trempé de sang ; ainsi fut offerte par les bourgeois de Versailles, la curée froide aux égorgeurs.

D’abord la tuerie en masse, avait eu lieu quartier par quartier à l’entrée de l’armée régulière, puis la chasse au fédéré, dans les maisons, dans les ambulances, partout.

On chassait dans les catacombes avec des chiens et des flambeaux, il en fut de même dans les carrières d’Amérique, mais la peur s’en mêla.

Des soldats de Versailles, égarés dans les catacombes, avaient pensé périr.

La vérité est qu’ils avaient été guidés pour en sortir par le prisonnier qu’ils venaient de faire, et que n’ayant pas voulu le livrer en retour, pour être fusillé, ils lui avaient laissé la vie : ce qu’ils tinrent secret : leurs maîtres, les eussent eux-mêmes punis de mort. Ils répandirent sur les catacombes d’épouvantables récits.

Le bruit ayant d’un autre coté couru que des fédérés armés se cachaient dans les carrières d’Amérique, l’ardeur se ralentit pour ces chasses, dont celles du fox en Angleterre donnent assez la marche. La bête parfois regarde passer les chiens et les chasseurs, d’autres fois on l’a vue, elle semble paresseuse à se lancer en avant, pour subir sur elle la chaude haleine des chiens ; le dégoût prenait ainsi les hommes pourchassés.

Quelques-uns en paix moururent de faim, rêvant de liberté.

Les officiers de Versailles, maîtres absolus de la vie des prisonniers, en disposaient à leur gré.

Les mitrailleuses étaient moins employées qu’aux premiers jours ; il y avait maintenant quand le nombre de ceux qu’on voulait tuer surpassait dix, des abattoirs commodes, les casemates des forts qu’on fermait, une fois les cadavres entassés, le bois de Boulogne, ce qui en même temps procurait une promenade.

Mais tout étant plein de morts, l’odeur de cette immense sépulture attirait sur la ville morte l’essaim horrible des mouches des charniers ; les vainqueurs craignant la peste suspendirent les exécutions.

La mort n’y perdait rien : les prisonniers entassés à l’Orangerie, dans les caves, à Versailles, à Satory, sans linge pour les blessés, nourris plus mal que des animaux, furent bientôt décimés par la fièvre et l’épuisement.

Quelques-uns apercevant leurs femmes ou leurs enfants à travers les grilles devenaient subitement fous.

D’autre part, les enfants, les femmes, les vieux, cherchaient à travers les fosses communes, essayant de reconnaître les leurs dans les charretées de cadavres incessamment versées.

La tête basse, des chiens maigres y rôdaient en hurlant ; quelques coups de sabre avaient raison des pauvres bêtes, et si la douleur des femmes ou des vieux était trop bruyante, ils étaient arrêtés.

Il y avait dans les premiers temps je ne sais quelle promesse de 500 francs de récompense pour indiquer le refuge d’un membre de la Commune ou du Comité Central, cela courait en France et à l’étranger. Tous ceux qui se sentaient capables de vendre un proscrit étaient invités.

La lettre suivante fut adressée de Versailles dès le 20 mai aux agents des gouvernements à l’étranger par le gouvernement de Versailles.

Monsieur,

L’œuvre abominable des scélérats qui succombent sous l’héroïque effort de notre armée ne peut être confondue avec aucun acte politique, elle constitue une série de forfaits prévus et punis par les lois de tous les peuples civilisés.

L’assassinat, le vol, l’incendie systématiquement ordonnés, préparés avec une infernale habileté ne doivent permettre à leurs complices d’autre refuge que celui de l’expiation légale.

Aucune nation ne peut les couvrir d’immunité et sur le sol de toutes, leur présence serait une honte et un péril. Si donc vous apprenez qu’un individu compromis dans l’attentat de Paris a franchi la frontière de la nation près de laquelle vous êtes accrédité, je vous invite à solliciter des autorités locales son arrestation immédiate et à m’en donner de suite avis pour que je régularise cette situation par une demande d’extradition.

Jules FAVRE.

 

L’Angleterre pour toute réponse reçut les proscrits de la Commune ; le gouvernement espagnol et le gouvernement belge envoyèrent seuls leur adhésion à Versailles.

La Belgique pourtant, après les premiers moments, où la maison de Victor Hugo fut assiégée, parce qu’il avait quoique mal renseigné sur plusieurs personnalités, offert un asile aux fugitifs, après les premiers moments, disons-nous, la Belgique, plus au courant des événements ouvrit ses portes et ne les referma plus.

Vaughan, Deneuvillers, Constant Martin représentaient les malfaiteurs.

L’hospitalité large, et dès le premier instant, est depuis longtemps la gloire de l’Angleterre. Comme d’autres puisent dans le passé les férocités disparues, elle y puisa, elle, cette vertu : l’hospitalité.

Aujourd’hui encore les proscrits qui fuient les boucheries du sultan rouge, les torturés échappés à Montjuick trouvent à Londres, comme y trouvèrent les fugitifs de la Commune, une pierre où reposer leur tête.

Un journal belge, la Liberté, ayant reproduit le douloureux récit d’un prisonnier arrêté à la prise de Châtillon et envoyé à Brest, après mille insultes, on comprit à la fois le caractère des fédérés et la férocité de Versailles ; les choses s’éclaircirent à Bruxelles comme à Londres [note n° 2, page 410.]

Après la prise de Paris, il y a plus de rigueur encore.

Les soldats et les gendarmes avaient l’ordre, s’ils entendaient quelque bruit à l’intérieur des wagons à bestiaux, où les prisonniers étaient entassés pour les longues distances, de décharger leur revolver par les trous pratiqués à cause de l’air — l’ordre fut exécuté. Satory était l’entrepôt d’où l’on envoyait les prisonniers à la mort, aux pontons, ou à Versailles.

Le sang ne séchait pas facilement sur les pavés, la terre gorgée n’en pouvait plus boire, on croyait encore le voir ruisseler pourpré sur la Seine.

Il fallait faire disparaître les cadavres, les lacs des buttes Chaumont rendaient les leurs, ils flottaient ballonnés à la surface.

Ceux qu’on avait enterrés à la hâte se gonflaient sous la terre ; comme le grain qui germe, ils levaient crevassant la surface.

On avait remué pour les emporter aux fosses communes, les plus larges amas de chairs putréfiées, on les porta partout où il en pouvait tenir ; dans les casemates où on finit par les brûler avec du pétrole et du goudron, dans les fosses creusées autour des cimetières ; on en brûla par charretées place de l’Étoile.

Quand pour la prochaine exposition on creusera la terre au Champ-de-Mars, peut-être malgré les flammes allumées sur les longues files où on les couchait sous les lits de goudron, verra-t-on les os blanchis calcinés apparaître rangés sur le front de bataille, comme ils furent aux jours de mai.

Quelques-uns se souviendront des lueurs rougeâtres ; de l’épaisse fumée qu’à certains soirs, après que Paris fut mort, on voyait de loin : — c’était le bûcher d’où s’exhalait une odeur infecte.

Il y avait de ces morts-là qu’on attendait encore, on les attendit longtemps ; quand on se lassa de ne rien voir. On espérait presque malgré tout.

Puis, des femmes, sous leurs vieux châles cachant des pincées de graines, furtivement les semèrent sur les fosses des cimetières.

Elles y poussaient largement, quelques-unes fleurirent comme des gouttes de sang, alors les femmes furent surveillées, et grossièrement insultées : — en dépit de tout, les fosses étaient toujours fleuries.

L’une, madame Gentil, dont le mari avait combattu en 48, peut-être même en 1830, laissa pendant des années sa porte seulement poussée, afin qu’il pût rentrer sans éveiller l’attention.

Il avait bien traversé les jours de juin, il était rentré un soir, pourquoi ne rentrerait-il pas aux jours de mai ?

Elle appelait ses jardins les fleurs des tombes, et les cultivait pour les morts, son mari, elle ne voulait pas qu’il le fût, son chien, un gros mouton blanc l’attendait à la porte des cimetières ; la nuit, avec elle il attendait le maître.

Madame Gentil crut connaître l’endroit où l’on avait enterré Delescluze ; elle en fit part à sa sœur avec qui souvent elle était.

On ne l’arrêta pas, peut-être le dut-elle à ce qu’on la voyait attendre son mari qu’on aurait pris avec elle ; — peut-être aussi le dut-elle à une famille influente qui, à son insu, avait été touchée de cet entêtement contre la mort.

À notre retour de Calédonie, madame Gentil, heureuse comme elle ne l’avait point été depuis longtemps, tressaillait encore tout en partageant à ceux qui n’avaient rien son pauvre magasin, quand elle entendait des pas qui lui rappelaient ceux de son mari, et le chien dressait les oreilles.

Nous avons dit que le chiffre de trente-cinq mille adopté officiellement pour les victimes de la répression de Versailles ne peut être pris comme réel.

La lettre de Benjamin Raspail à Camille Pelletan, en contient d’indiscutables preuves que nombre d’autres depuis sont venues corroborer.

Mon cher ami,

On aura beau faire pour établir le chiffre des morts pendant la tuerie qui a suivi la répression de la Commune, on n’arrivera jamais à en savoir le nombre.

D’après votre article, paru samedi dans la Justice, vous dites qu’il faut évaluer à plus de trois mille cinq cents, les corps enterrés au cimetière d’Ivry.

Je puis vous garantir que vous êtes singulièrement loin du compte.

En effet, rien que dans l’immense fosse creusée dans ce qu’on appelle le premier cimetière parisien d’Ivry, il y fut enfoui plus de quinze mille corps.

En outre on fit plusieurs autres fosses, et l’on estimait qu’elles contenaient six mille autres cadavres, soit en tout vingt-trois mille.

À l’époque je ne tardai pas à être bien renseigné, et les agents de la police qui pendant plusieurs années firent le service pour empêcher les parents et les amis de placer la moindre marque de souvenir sur cette immense fosse, ont toujours dit le premier chiffre lorsqu’on les interrogeait.

Je puis même ajouter que certains d’entre eux ne cachaient pas combien l’exécution de leur consigne vis-à-vis des parents leur était pénible.

Le chiffre de quinze mille dans la grande fosse, n’a jamais été mis en doute.

Dans une première campagne contre l’administration de l’assistance publique, brochure que je publiai en 1875, je citai ce chiffre page 9. Or vous savez combien l’ordre moral guettait pour les étouffer et les poursuivre les moindres révélations de l’époque sanglante. Eh bien, il n’osa élever aucune contestation.

Non, on ne saura jamais le nombre de tués pendant et après la lutte, et celui bien autrement énorme des personnes qui, n’ayant pris aucune part à la Commune, furent fusillées, égorgées.

Un détail encore plus connu : pendant plus de six semaines, chaque matin, de 4 à 6 heures on exécutait au fort de Bicêtre.

Dans les derniers jours les fournées étaient encore d’une trentaine de victimes.

Sur beaucoup de points de la banlieue, les tranchées qui avaient été établies par les Prussiens, servirent à enfouir des monceaux de fusillés.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ici des points indiquaient sans doute des choses trop horribles, ou un nombre de cadavres trop élevé pour qu’il fût possible de le publier. — Benjamin Raspail reprend ainsi :

Après toutes les révélations enregistrées depuis quelques semaines par la presse, après les imprudentes paroles prononcées par M. Leroyer, il ne faut pas oublier, nous ne voulons pas qu’on oublie. Eh bien, oui, je suis de cet avis, il faut que la justice, que l’humanité et la civilisation noyées à cette époque dans des torrents de sang reprennent leurs droits. — La véritable enquête n’a pu être faite tant la terreur était grande, maintenant elle peut l’être.

Le premier point à établir, c’est dans tous ces lieux d’exécution où, on a exécuté sans forme de jugement, sans dresser le moindre procès-verbal.

Dès lors ce sont après le combat, après la lutte de véritables assassinats, et on connaît maintenant assez de ces assassins pour frapper quelques grands exemples.

Je vous serre la main.

Benjamin RASPAIL,

Député et conseiller général de la Seine,

20 avril 1880.

 

Comme il s’illusionnait encore, Benjamin Raspail ! Quand les choses sont connues, ne dirait-on pas qu’elles ne sont que mieux cachées.

Camille Pelletan ajoute :

Des conseillers municipaux firent une enquête privée sur les résultats de la répression au point de vue de la population ouvrière, ils arrivèrent, si j’ai bonne mémoire, à cette conclusion que cent mille ouvriers environ avaient disparu.

Camille PELLETAN, la Semaine de mai.

 

Quand après la délivrance on remuera la terre pour les grands travaux de la libre humanité, en sera-t-il une parcelle où ne se mêle la cendre, des victimes sans nom et sans nombre dont la vie fut jetée pour l’éclosion humaine.

Nous avons ignoré en Calédonie combien de temps on arrêta pour la Commune ; le dernier déporté envoyé à la presqu’île Ducos, y arriva peu avant l’amnistie.

C’était un vieux paysan qui s’étonnait qu’on eût pu le condamner, puisqu’il était bonapartiste.

Le malheureux pleurait beaucoup, et le consolant à notre manière, nous lui disions que c’était bien fait dans ce cas-là !

Nous avions si bien réussi à changer les idées du pauvre homme, et même à lui faire prendre courage, qu’au moment où il revint avec les autres, il commençait à mériter d’être venu nous retrouver.

Comme les gens de Versailles avaient tué à leur rage, ils arrêtèrent d’abord à leur fantaisie. — Malheur à qui avait un ennemi assez lâche pour envoyer, vraie ou fausse, signée ou anonyme, une dénonciation, elle était regardée comme vraie sans examen.

L’armée avait disposé de la vie des Parisiens, la police disposa de leur liberté.

Il en fut ainsi jusqu’au moment où les prisons regorgeant, ne pouvant plus faire disparaître aussi aisément les nombreux détenus, le gouvernement informa les dénonciateurs qu’ils eussent à signer.

Toutes les basses jalousies, toutes les haines féroces s’étaient assouvies jusque-là.

Peut-être la situation atteignit une intensité d’horreur qui écœura les vainqueurs, le sang de mai leur remonta à la gorge.

Les grandes villes de province, la France entière étaient une souricière immense.

Quelques arrestations et même exécutions de Versailles eurent leur histoire.

Dans la nuit du 25 au 26 mai, 52, boulevard Picpus, deux vieux Polonais, restés de l’émigration de 1831, faisaient leur thé, se racontant les événements auxquels ils étaient trop vieux pour prendre part. Cette part eût été pour Versailles où l’un d’eux nommé Schweitzer avait un neveu qu’il aimait beaucoup ; — l’autre se nommait Rozwadowski. Comme ils savaient le quartier envahi par l’armée régulière où le neveu était lieutenant, l’idée leur prit de mettre trois tasses sur la table ; peut-être bien qu’il allait venir.

Pendant que les vieux causaient paisiblement, des soldats s’informaient chez le concierge ainsi qu’ils faisaient partout : un officier était avec eux.

Dans le logement près du leur, deux autres locataires qui, ceux-là avaient servi la Commune, se tenaient l’oreille au guet, écoutant les vieux qui, pensaient-ils, pouvaient les dénoncer.

— N’y a-t-il pas d’étrangers ici ? demanda l’officier au concierge.

— Oui, dit celui-ci respectueusement, mon officier, il y a les vieux Polonais du 5e.

— Des Polonais ! ils sont avec Dombwroski. Montez devant.

Le concierge obéit.

L’officier frappe, l’oncle se précipite, mais ce n’est pas son neveu.

— Vous faisiez des signaux, dit l’officier en montant les deux bougies qu’ils avaient allumées en réjouissance. Vous faites partie des bandits de la Commune : ils sont tous Polonais là-dedans ! En bas, et plus vite que ça. Les vieux croyaient à une plaisanterie. — Où est la troisième personne que vous cachez ici ? il y a trois tasses ?

Ils essaient une explication qui est prise pour une moquerie, et les voilà poussés dans l’escalier, traités de vieilles canailles et fusillés non loin de là.

Comme leur auréole ne les faisait pas suffisamment reconnaître, les braves soldats, firent comme disait Versailles dans la rage du combat, ce que le lendemain ils n’eussent pas fait de sang-froid. Le neveu apprit trop tard la méprise.

Malgré la souricière établie dans la maison, les deux autres locataires échappèrent momentanément.

Le journal le Globe raconta ce qui fut reproduit par plusieurs autres :

Qu’un membre de l’assemblée nationale étant allé voir les quelques centaines de femmes déjà prisonnières à Versailles, y reconnut une de ses meilleures amies, femme du grand monde qui avait été prise dans une rafle à Paris et qui était comme les autres venue à pied à Versailles.

D’autres, quoiqu’ils eussent dénoncé, ne paraissant pas présenter assez de garanties, étaient fusillés avec ceux qu’ils désignaient.

Il y eut des épisodes horribles.

Le Petit Journal du 31 mai 71, disait :

Brunet était chez sa maîtresse quand on le fusilla, cette femme a été passée par les armes. Après cette double exécution, les scellés ont été apposés sur les portes de l’appartement. Hier quand on est venu pour enterrer les cadavres, la maîtresse de Brunet n’avait pas encore rendu le dernier soupir. On n’a pas voulu l’achever et la malheureuse a été transportée dans une ambulance.

 

Or, ces malheureux avaient été victimes d’une ressemblance, Brunet ayant pu gagner Londres.

Billioray mort en Nouvelle Calédonie, Ferré arrêté quelques jours après, Vaillant qui put passer en Angleterre, furent passés plusieurs fois par les armes en effigie vivante. — Malheur à qui ressemblait à un membre de la Commune ou du Comité Central. Eudes, Cambon, Lefrançais, Vallès chaque fois qu’on trouva quelque analogie eurent des sosies fusillés dans plusieurs quartiers à la fois.

Un mercier nommé Constant, dénoncé par des ennemis, fut doublement accusé parce qu’il ressemblait à Vaillant et parce qu’on le crut Constant Martin ; on ne put l’exécuter qu’une fois.

Pendant ce temps l’assemblée de Versailles et les journaux réactionnaires glorifiaient l’armée du sang versé.

Quel honneur ! notre armée a vengé ses défaites par une victoire inestimable.

Journal des Débats.

Le dimanche 4 juin des quêtes furent faites à tous les offices pour les orphelins de la guerre. Madame Thiers et la maréchale de Mac-Mahon, étaient présidentes de cette œuvre ; — reprenant l’œuvre de l’ancienne société pour les victimes de la guerre. Amère dérision ! Horribles furent ces étapes où à la férocité inconsciente de la bourgeoisie avait succédé la froide et inconsciente charité.

Mais l’idée n’est pas perdue, d’autres la reprendront et la feront plus grande. Déjà le mot humanité, le dernier prononcé par Millière roule à travers le monde ; cette transformation qu’il salua en mourant sera le vingtième siècle.

Après la victoire de l’ordre, l’épouvante était si grande que la ville natale de Courbet, Ornans par décision du Conseil Municipal fit enlever la statue du pêcheur de la Loire.

Ce qu’on ne pouvait enlever c’était le jalon sanglant qui marquait l’époque si largement, qu’alors on n’en put sonder la profondeur.

 

III. — DES BASTIONS À SATORY ET À VERSAILLES

 

Une immense hécatombe, un sépulcre ;

Un repaire.

 

Je n’avais pas vu ma mère depuis longtemps et les massacres continuant dans Montmartre, une grande inquiétude me tourmentait à son sujet ; sachant où retrouver mes camarades, je résolus d’aller chez elle, de lui dire de nouveau, le plus de mensonges possible, afin qu’elle consentit à ne pas sortir. — Me croirait-elle ? y serait-elle seulement ? Ceux qui n’ont pas vécu ces jours-là ignorent ces terribles anxiétés.

On me prête une jupe grise, la mienne étant trouée de balles ; une capeline, et je m’en vais de l’air le plus bourgeois qu’il m’est possible ; marchant à petits pas, vers la rue Oudot, j’y avais au 24 ma classe, et aussi notre logement, à ma mère et à moi. Montmartre était plein de soldats, mais pas plus qu’à mon voyage de Versailles, je n’inspirai de soupçons, notre vieille amie madame Blin que j’avais rencontrée vient avec moi elle n’avait rien entendu dire de ma mère, ni de la classe si ce n’est que les enfants y étaient pendant les derniers jours comme à l’ordinaire. Plus on approchait, plus l’inquiétude me serrait le cœur, — quel sépulcre que Montmartre aux jours de mai !

Des gens de mauvaise mine portant le brassard tricolore, regardant en dessous, seuls passaient, parlant aux soldats.

La cour de l’école est déserte, la porte fermée, mais pas à clé — la petite chienne jaune Finette, hurle en m’entendant. Elle est enfermée avec le chat dans la cuisine ; les pauvres bêtes crient. Mais je ne vois pas ma mère, je demande à la concierge qui hésite ; enfin elle m’avoue que les Versaillais sont venus me chercher et que ne me trouvant pas, ils ont emmené ma mère pour la fusiller.

Il y a un poste de l’armée dite régulière au café en face, j’y cours, je leur demande ce qu’ils ont fait de ma mère qu’on vient d’emmener à ma place.

— Elle doit être fusillée maintenant, me dit froidement l’un d’eux, le chef.

— Alors vous recommencerez, leur dis-je, pour moi, — où est-elle ? où sont vos prisonniers ?

Ils me disent que c’est au bastion 37 et qu’on va me conduire.

Mais je sais où c’est, je n’ai pas besoin d’eux, je cours en devant, ils me suivent.

J’ai hâte de voir ma mère que je crois morte et jeter ma vie à la face de ces monstres.

Au bastion 37, dans une grande cour toute pleine de prisonniers, je la vois avec les autres grand nombre de nos amis ; jamais je n’éprouvai si grande joie.

Les soldats qui m’avaient amenée, en même temps que je demandais au commandant, la liberté de ma mère, puisque je venais prendre ma place, lui racontèrent ce qui venait de se passer, il parut comprendre et m’accorda de l’accompagner jusqu’au milieu du chemin, pour être sûre qu’elle arriverait.

La pauvre femme ne voulait pas partir, mais devant la peine que j’en éprouvais, un peu rassurée aussi, par les autres prisonniers, qui m’avaient comprise et par la liberté que j’avais de la reconduire, elle finit par consentir.

Les soldats, qui étaient venus avec moi, devaient l’accompagner jusqu’à la rue Oudot, je les quittai au milieu du chemin comme je l’avais promis et je retournai seule au bastion ; j’avais mis le temps à profit pour lui dire le plus de choses rassurantes que je pouvais imaginer : qu’on ne fusillait plus les femmes, qu’il n’y aurait que quelques mois de prison, etc., mais elle n’était pas crédule : je la trompais si souvent.

— Vous n’avez donc pas confiance en nous ? me dit le commandant en me revoyant. — Non, lui dis-je.

Je repris ma place avec les prisonniers, il y en avait de Montmartre, du comité de vigilance, du club de la Révolution, du 61e bataillon surtout. — Un dôme de fumée s’étendit sur Paris, le vent nous apportait comme des vols des pavillons noirs, des fragments de papiers brûlés, dans les incendies, le canon tonnait.

En face de nous sur le tertre était un poteau prêt pour exécuter.

Le commandant revint près de nous et, me montrant des langues de flammes qui dardaient dans la fumée, il me dit :

— Voilà de votre ouvrage.

— Oui, lui dis-je, nous ne capitulons pas, nous. — Paris va mourir !

On amena un jeune homme à la tête frisée, grand, et qui ressemblait à Mégy : on le prenait en effet pour lui.

Nous avions crié : ce n’est pas Mégy, il secoua la tête comme pour dire : qu’importe ! Il fut fusillé sur le tertre et mourut bravement. Personne de nous ne le connaissait.

Nous attendions nos tours.

Devant nous un ou deux rangs de soldats, fusils chargés, attendaient.

Le soir était venu ; il y avait de profonds endroits d’ombre, d’autres éclairés de lanternes. Dans un enfoncement sur une civière, une de ces lanternes éclairait le corps du fusillé.

Il y avait parmi les prisonniers deux commerçants de Montmartre qui, sortis de chez eux par curiosité pour voir, avaient été ramassés dans la rafle. — Nous ne sommes pas en peine pour nous, disaient-ils, nous étions plutôt contre la Commune et nous n’avons pris part à rien. — Nous allons nous expliquer et nous sortirons d’ici. Mais nous les sentions tout autant en danger que nous-mêmes.

Tout à coup arrive un état-major à cheval. — Celui qui commande est un homme assez gros, au visage régulier, mais dont les yeux pleins de fureur, semblent jaillir au dehors. La face est pourpre comme si le sang répandu y eût jailli pour le marquer, son cheval magnifique se tient immobile, on le dirait en bronze.

Alors, très droit sur son cheval, il met ses poings sur ses côtés en un geste de défi et commence, placé devant les prisonniers :

— C’est moi qui suis Gallifet ! Vous me croyez bien cruel, gens de Montmartre, je le suis plus encore que vous ne pensez.

Il continue sur ce ton pendant quelques instants sans qu’il soit possible de comprendre autre chose que des menaces incohérentes.

Se le tenant pour dit, on s’arrange comme on peut afin d’être convenables pour mourir. Nous sommes quelques centaines et nous ne savons pas si on ira sur le tertre, ou si on sera fusillé ensemble. Mais tout de même on secoue la poussière de ses cheveux. J’ai déjà avoué que nous avions nous tous du 71, des coquetteries pour la mort, et en même temps cette phrase : c’est moi qui suis Gallifet ! était si drôle qu’elle nous rappelle une vieille chanson du temps des opéras de bergeries :

C’est moi qui suis Lindor, berger de ce troupeau.

Quel étrange berger, et quel étrange troupeau ! Ce premier vers, qui me revenait de je ne sais où et je ne sais comment, nous fit rire.

— Tirez dans le tas ! crie Gallifet furieux. Les soldats gorgés de sang, lassés d’abattre le regardent comme en rêve, sans bouger.

Alors épouvantés les deux commerçants se mettent à fuir çà et là, bousculant les prisonniers et les soldats pour se faire un chemin.

Tournant sa fureur contre eux, Gallifet les fait saisir, il ordonne de les fusiller, eux crient, se débattent ne voulant pas mourir ; — ils nous recommandent leurs enfants comme si devions survivre et sont tellement affolés qu’ils ne peuvent même dire leur adresse.

Nous avions beau crier : ils sont des vôtres, nous ne les connaissons pas ! ce sont des ennemis de la Commune ! l’un fut fusillé.

Non pas au poteau, mais en courant sur le tertre comme on tire des bêtes à la chasse, l’autre se tordait au poteau, ne voulant pas mourir. L’un d’eux cria : hélas ! disaient les prisonniers, moi je crus qu’il avait dit Anna et que c’était sa fille.

Au retour de Calédonie après la publication du premier volume de mes Mémoires, sa fille vint me voir, on n’avait jamais su ce que les deux frères étaient devenus.

Maintenant il y avait trois corps dans l’enfoncement à notre gauche, derrière c’était le mur en face le tertre des casemates, où le poteau était éclairé, c’était une longue perche mince en bois blanc.

Dans la journée ces deux curieux, qui croyaient si bien sortir, avaient trouvé moyen de se rendre compte de la cour. — Le tertre, nous disaient-ils, ce sont les casemates. Quand nous sortirons, nous demanderons à voir le bastion.

— Est-ce que vous avez vu des forts, vous ? disaient-ils.

— Oui, Issy, Montrouge, Vanves.

Et il fallait leur expliquer un tas de choses.

Gallifet avait disparu, on nous fit ranger en file, des cavaliers prirent les deux côtés et on nous emmena nous ne savions pas où ; on marchait bercés par le pas régulier des chevaux s’en allant dans la nuit éclairée par places des lueurs rouges de temps à autre, aussi le canon des écroulements, de mitraille, c’était bien l’inconnu, une brume de rêve où nul détail n’échappait.

Tout à coup on nous fait descendre dans des ravins ; nous reconnaissons les environs de la Muette.

C’est ici, pensions-nous, que nous allons mourir.

Rien de plus terriblement beau que cette scène.

La nuit, sans être obscure, n’était pas assez claire pour laisser distinguer les choses telles qu’elles sont, les formes vagues qu’elles prenaient allaient bien à la situation. Des rayons de lune glissaient entre les pieds des chevaux, sur cet étroit chemin où nous descendions. L’ombre des cavaliers s’y dessinait comme une frange noire à la lueur des torches, il semblait voir saigner les bandes rouges, sur les uniformes des fédérés à demi arrachés, les soldats en paraissaient couverts.

La longue file des prisonniers serpentait au loin, s’amincissant à la queue comme on voit dans les gravures, je n’aurais jamais cru que ce fût si semblable.

Nous entendions armer les fusils, puis plus rien, que le silence et l’ombre.

— Que pensez-vous ? me demanda l’un de ceux qui nous conduisaient.

— Je regarde ! lui dis-je.

Tout à coup on nous fit remonter, nous reprîmes notre marche, puis il y eut un assez long repos, nous allions à Versailles.

En effet nous arrivons dans cette ville, des nuées de petits crevés nous environnent hurlant comme des bandes de loups, quelques-uns tirent sur nous, un camarade près de moi a la mâchoire fracassée.

Je dois cette justice aux cavaliers qu’ils repoussèrent au large ces imbéciles et les drôlesses qui les accompagnaient.

Nous dépassons Versailles, on marche encore, puis voilà une hauteur, un mur crénelé, c’est Satory.

La pluie tombait si fort qu’il semblait marcher dans l’eau.

Devant la petite montée on nous crie : montez, comme à l’assaut des buttes ! et nous montons comme au pas de charge que marquaient au loin, les coups de canon.

On braque les mitrailleuses, nous avançons toujours.

Une pauvre vieille arrêtée parle qu’on avait fusillé son mari, et qu’il avait fallu traîner pour qu’elle ne restât pas en arrière où elle aurait été assommée ou fusillée suivant l’ordre donné s’effarait et allait crier, lorsque j’eus l’idée de lui dire : vous n’allez pas faire de bêtises, c’est la coutume qu’on braque les mitrailleuses en entrant dans un fort. Elle me crut. Nous pouvions être tranquilles, il n’y aurait pas d’autre cri que celui de : vive la Commune !

Alors on retira les mitrailleuses. Mes compagnons de captivité furent joints aux autres fédérés couchés sous la pluie dans la boue de la cour ; la vieille envoyée à l’infirmerie — cela paraissait singulier, qu’il y eût une infirmerie dans ce lieu, qui ne ressemblait qu’à un abattoir —. Et moi, après avoir dit : ce n’est pas la peine de fouiller celle-là, on la fusillera demain matin, on me fit monter dans une petite pièce près du grenier à fourrages, où se trouvaient déjà quelques femmes arrêtées ; madame Millière parce qu’on avait fusillé son mari, mesdames Dereure et Barois parce qu’on croyait avoir fusillé les leurs ; Malvina Poulain, Mariani, Béatrix, Excoffons et sa mère parce qu’elles avaient servi la Commune, une vieille religieuse pour avoir donné à boire à des fédérés qui allaient mourir.

Deux ou trois autres qui ne savaient pas pourquoi, l’une d’elles même ignorait si elle était arrêtée par la Commune ou par Versailles.

À l’extrémité opposée de la pièce était un autre groupe de femmes mises avec nous afin de pouvoir dire qu’elles étaient des nôtres ; de mon côté j’assurais pour rendre la pareille, qu’elles étaient des femmes d’officiers de Versailles.

Ces malheureuses se servaient pour leurs ablutions, plus étranges que celles du docteur Grenier, des deux bidons d’eau jaunâtre, prise à la mare de la cour, qu’on mettait là pour boire.

Dans cette mare les vainqueurs lavaient leurs mains sanglantes, et faisaient leurs ordures.

Les bords charriaient une écume rose.

C’était près de cette mare que je songeais à ces hommes, qui jadis nous appelaient leurs chers enfants, et que l’affolement du pouvoir faisait des étrangleurs de la Révolution.

Pelletan, lui, s’était retiré avant la tuerie.

Pendant la nuit, Excoffons et sa mère avaient tiré de leurs poches des bas secs en place des miens qui étaient trempés, elles m’avaient fait ôter ma jupe qui dégouttait d’eau et m’en avait donné une. Je me reprochais d’être si à mon aise pendant que mes compagnons de route étaient sous la pluie ! Nous étions couchées à terre sur le plancher, et tout en mettant en parcelles impalpables les papiers qu’Excoffons et moi nous avions dans nos poches, je fus assez heureuse pour donner à madame Dereure et à madame Barois des nouvelles de leurs maris, qu’elles croyaient morts ; je les avais vus depuis, la pauvre madame Millière, il n’y avait rien à lui dire. Le matin, on nous distribua à chacune un morceau de pain du siège, et on me dit que je serais exécutée le lendemain seulement ; comme il vous plaira ! répondis-je.

Les jours passèrent. La Commune était morte depuis longtemps. Nous avions entendu le dernier coup de canon de son agonie, le dimanche 28. Nous avions vu arriver un convoi de femmes et d’enfants, qu’on renvoya à Versailles, Satory étant trop plein, sauf quelques-unes des femmes, les plus coupables qu’on laissa avec nous. C’étaient des cantinières de la Commune.

On ne peut rien imaginer de plus horrible que les nuits de Satory. On pouvait entrevoir par une fenêtre à laquelle il était défendu de regarder, sous peine de mort — mais ce n’était pas la peine de se gêner —, des choses comme on n’en vit jamais.

Sous la pluie intense où de temps à autre, à la lueur d’une lanterne qu’on élevait, les corps couchés dans la boue apparaissaient, sous formes de sillons ou de flots immobiles s’il se produisait un mouvement dans l’épouvantable étendue sur laquelle ruisselait l’eau. On entendait le petit bruit sec des fusils, on voyait des lueurs et les balles s’égrenaient dans le tas, tuaient au hasard.

D’autres fois, on appelait des noms, des hommes se levaient et suivaient une lanterne qu’on portait en avant, les prisonniers portant sur l’épaule la pelle et la pioche pour faire leurs fosses, qu’ils creusaient eux-mêmes, puis suivaient des soldats, le peloton d’exécution.

Le cortège funèbre passait, on entendait des détonations, c’était fini pour cette nuit-là.

Un matin, on m’appelle, nous nous serrons la main croyant ne plus nous revoir ; je n’allai pas loin, seulement jusqu’à un cabinet, sur le carré de la porte. Un homme y était assis, devant une petite table, il commença à m’interroger :

— Où étiez-vous le 14 août ? me demanda-t-il.

Méchamment, je me fis expliquer ce qui avait eu lieu le 14 août, après quoi je lui dis : — Ah ! l’affaire de la Villette ! j’étais devant la caserne des pompiers.

Il écrivait jusque-là, assez poli, je lui répondais de mon côté avec une grande douceur, m’amusant comme une écolière qui peut faire une bonne malice.

— Et à l’enterrement de Victor Noir, vous y étiez ? me dit-il.

Ses joues commençaient à se colorer.

— Oui, répondis-je.

— Et le 31 octobre, et le 22 janvier ? devant l’Hôtel-de-Ville.

— Qu’avez-vous fait pendant la Commune ?

— J’étais aux compagnies de marche.

Il avait de plus en plus rougi de colère, alors écrasant sa plume sur le papier, il dit :

— Cette femme à Versailles !

Toutes furent interrogées, et les unes ayant servi la Commune, les autres étant femmes de fusillés, on nous envoya à Versailles.

Notre file comprenait encore une ou deux de ces figurantes, que nous avions rencontrées à Satory et qui là encore étaient ensemble, mais se tenant mieux. On avait besoin, m’avait dit celui qui interrogeait, de faire voir au grand jour les crimes de la Commune !

C’est pourquoi nous devions, à la prison des Chantiers, retrouver certain membre de ces malheureuses.

Sur le chemin de Satory à Versailles, une femme en fureur, dont la bouche restait ouverte pour laisser passer les flots d’insultes qu’elle vomissait sur nous, cherchait à nous sauter à la gorge ; on lui avait dit que nous avions tué sa sœur ; tout à coup, elle jette un cri, une prisonnière arrêtée par hasard en jette un autre : c’était sa sœur ! que depuis plusieurs jours elle avait vainement cherchée. Pardon, pardon, nous criait-elle en s’éloignant sous les rebuffades des soldats.

Nous arrivons à la prison des Chantiers, on entre par une porte dont la partie supérieure est à claire-voie, dans une grande cour, de là, dans une première salle où sont grand nombre d’enfants prisonniers ; par une échelle et un trou carré, nous montons dans la salle supérieure ; c’est la nôtre, la prison des femmes. Un second escalier de bois, en face du premier, conduit à l’instruction, qui est faite par le capitaine Briot.

Nous trouvons à la prison des Chantiers et toujours, les figurantes mises à dessein parmi nous.

Ces Chantiers, surtout en ces premiers temps, n’étaient pas une prison commode.

Le jour, si on voulait s’asseoir, il fallait que ce fût à terre ; les bancs ne vinrent que longtemps après ; ceux de la cour furent mis à propos, je crois, de nos photographies par Appert, photographies vendues à l’étranger et illustrant un volume historique où elles furent gravées avec cette légende : pétroleuses et femmes chantantes, nos noms de chaque côté étaient sur celle d’Appert rassurant nos familles.

Au bout de quinze jours ou trois semaines, on nous donna une botte de paille pour deux, nous avions jusque-là couché comme à Satory sur le plancher. On ajouta au pain du siège, notre seule nourriture jusque-là, une boite de conserves pour quatre.

— Est-ce que Versailles commencerait à avoir peur ? pensions-nous, étonnés de cette profusion soudaine.

Mais de nouvelles prisonnières arrivant chaque jour, nous disaient : la terreur est plus forte que jamais. Il y avait tant de morts dans les prisons qu’on avait craint trop de nouveaux cadavres.

La nuit au-dessus de cette morgue que faisaient nos corps, voletaient au vent qui glissait de tous côtés, les châles ou autres guenilles suspendues à des ficelles au-dessus de nos têtes et qui, aux lueurs fumeuses des lampes, placées aux deux extrémités de la pièce, près des factionnaires, prenaient des envolements d’ailes d’oiseaux.

Ces haillons qu’on quittait pour dormir de peur de les abîmer davantage, étaient les seuls habillements qu’on pût avoir. Impossible aussi bien d’en mettre d’autres, en eût-on eus ; il était également impossible d’en changer devant les soldats allant et venant, appelant les misérables que, malgré nos récriminations, on laissait toujours avec nous.

On ne dormait guère, grâce à la vermine qui s’était mise de la partie, mais cette morgue prenait à l’aube des effets de moissons. Les épis écrasés et vides des maigres bottes de paille, se doraient brillant comme un champ d’astres.

Quand même, on causait, on riait, ayant par les nouvelles arrivantes des nouvelles des siens.

Par les rares qui sortaient en non-lieu, on pouvait faire faire quelques commissions ; j’avais pu faire dire à ma mère que je me portais parfaitement et que j’étais très bien, mais elle se renseigna ailleurs, ne me croyant plus.

Sur le plancher serpentaient de petits filets argentés, formant des courants entre de véritables lacs, grands comme des fourmilières et remplis comme les ruisselets d’un fourmillement nacré.

C’étaient des poux ! énormes, au dos hérissé et un peu bombé, quelque chose de pareil à des sangliers qui auraient eu la taille d’une toute petite mouche ; il y en avait tant qu’on entendait le fourmillement. Les arrestations par hasard ne manquaient pas : une sourde-muette passa là quelques semaines pour avoir crié : Vive la Commune !

Une femme de quatre-vingts ans, paralysée des deux jambes, pour avoir fait des barricades.

Une autre, déjà vieille, type de l’âge de pierre, mélange de ruse et de naïveté, tourna pendant trois jours autour du trou de l’escalier, un panier à un bras, un parapluie sous l’autre.

Il y avait dans ce panier quelques exemplaires d’une chanson composée par son maître, un homme de lettres, disait-elle. Elle vendait pour leur avoir du pain cette chanson, qu’on avait crue à la gloire de la Commune : C’était à la gloire de Versailles ! la bonne femme avait été coffrée et le vieux attendait depuis ce temps-là.

D’abord, on prétendit que nous disions cela par méchanceté, alors j’emportai à l’instruction un des exemplaires de la chanson, cela commençait ainsi :

Beaux messieurs de Versailles, entrez dedans Paris !

Il n’y avait pas moyen de nier, c’était imprimé ; ils avaient jeté là leurs derniers sous, dans l’espoir de les doubler.

On se rendit à l’évidence ; la vieille heureuse allait descendre l’escalier avec son panier et son parapluie, elle s’arrêta et dit croyant nous flatter : si la Commune avait gagné, nous aurions mis :

Beaux messieurs de Paris, entrez dedans Versailles !

Elle devait collaborer avec son maître.

Une autre joyeuseté des Chantiers était de voir le dimanche parmi les drôlesses qui venaient avec des officiers, quelques bourgeoises curieuses et badaudes, traînant la queue de leurs robes dans les fourmilières dont j’ai parlé. L’une d’elles, de superbe profil grec, mais posant trop, me demanda d’un ton fort poli si je savais bien lire ! — Un peu, lui dis-je. — Alors je vais vous laisser un livre pour vous entretenir avec Dieu.

— Laissez-moi plutôt le journal qui passe dans votre poche, lui dis-je, le bon Dieu est trop versaillais.

Elle tourna le dos, mais je vis dans sa main, derrière son dos, le journal qu’elle me tendait.

Elle n’était vraiment pas si bête, ni si maladroite que j’aurais cru !

Un journal ! le Figaro ! nous allons apprendre nos crimes, et surtout voir s’il y a des amis arrêtés.

On le glisse de main et main, car on ne peut pas lire en ce moment ; c’est la visite, mais nous savons qu’il y a un journal.

En attendant, avant trouvé un morceau de charbon, je fais au mur les caricatures des visiteurs, assez ressemblantes pour les rendre furieux.

Mes crimes s’entassaient ; j’avais de plus écrit sur ce même mur que nous réclamions d’être séparées des dames versaillaises mises avec nous pour salir la Commune.

J’avais, en troisième lieu, jeté à la tête d’un gendarme qui voulait me la prendre, une bouteille de café passée par ma mère à travers les claires-voies de la porte de la cour, et que j’eusse voulu ne laisser prendre que quand la pauvre femme eût été partie.

Appelée près du capitaine Briot, j’avais mis le comble à ces attentats en disant : je regrette d’avoir agi ainsi envers un pauvre homme, mais il ne se trouvait pas là d’officier.

Comme je n’étais pas la seule à me rendre coupable de tant de forfaits, on fit la liste des plus mauvaises, les meneuses, comme on dit.

Depuis mon incarcération, on me demandait si j’avais des parents à Paris, et afin qu’ils ne fussent pas arrêtés, je répondais invariablement : je n’en ai pas.

Un jour, après cette même question et à cette même réponse, le capitaine Briot me dit : — Vous n’avez pas d’oncle ?

— Non, lui dis-je encore. Mais comme il avait tiré la lettre de l’enveloppe, je voyais de côté, étant debout près du bureau. Mon oncle était arrêté, mais ne voulait pas que je change en rien la façon dont j’agirais, comme s’il ne l’était pas.

Mes deux cousins, Dacheux et Laurent, étaient arrêtés également, le premier avait quatre petits enfants.

— Vous voyez bien, dis-je à Briot, que j’avais raison de nier ma famille, puisqu’on arrête tous les nôtres.

La mère d’Excoffons nous appela un jour près d’elle à une dizaine ; on s’assit par terre et avec mille précautions pour ne pas attirer l’attention, elle nous montra des cartes — chose prohibée — et rangées d’une certaine manière.

Une arrivante, mal fouillée sans doute, lui avait fait ce cadeau.

— Je n’y crois pas plus que cela, dit-elle, mais c’est une drôle de chose.

Quelle terrible revanche de la Commune sur l’armée, la magistrature, une victoire populaire ! Et lisant dans sa pensée bien plus que sur les cartes elle disait : Dans longtemps, longtemps, comme ce sera terrible !

À ce moment on commença à appeler les plus mauvaises, pour les envoyer à la correction de Versailles.

Michel Louise !

Gorget Victorine !

Ch. Félicie !

Papavoine Eulalie !

 

À ce nom, celui qui appelait gonflait sa voix, la pauvre fille n’était pas même parente du célèbre Papavoine, mais cela faisait bien dans le tableau. Nous étions quarante. Le lieutenant Marceron, pour inaugurer sa prise de direction de la prison des Chantiers, commençait par cette exécution.

Il pleuvait par torrents, nous attendions en ligne dans la cour, Marceron vint s’excuser, s’adressant à moi qui passais pour la plus mauvaise, je lui dis que de la part de Versailles nous le préférions ainsi.

À la correction le régime des 40 plus mauvaises se trouva singulièrement adouci, on nous donna des bains et du linge, on put voir ses parents.

Marceron n’y gagna que de changer de visages, les prisonnières qui nous succédaient se révoltant comme nous, elles durent même le faire davantage puisqu’il se mit à frapper les enfants à coups de cordes, ce que les prédécesseurs n’avaient pas fait.

Le petit Ranvier entre autres, âgé d’une douzaine d’années, fut frappé parce qu’il ne voulait pas dénoncer la retraite de son père : — Je ne la sais pas, dit-il, mais si je la connaissais je ne vous le dirais pas.

Les pauvres femmes qui étaient devenues ou devenaient folles, ne furent pas non plus négligées. Les nouvelles prisonnières les soignaient comme nous en avions l’habitude, sans se troubler de leurs cris d’épouvante. Elles voyaient partout et sans cesse les horribles scènes qui leur avaient fait perdre la raison : il fallait les faire manger comme de petits enfants.

Un jour les malheureuses femmes furent emmenées dans des maisons d’aliénés, disait-on.

Mesdames Hardouin et Cadolle ont écrit l’épouvantable histoire de la prison des Chantiers sous le lieutenant Marceron.

En cet endroit naquit la petite Leblanc qui devait faire avec nous quelques mois plus tard, dans les bras de sa mère le voyage de Calédonie sur un navire de l’État la frégate la Virginie.

La prison des Chantiers fut à la fin de l’année attribuée aux hommes. Toutes les maisons de détention regorgeaient, les femmes qui y étaient encore furent reversées à la correction de Versailles.

 

IV. — LES PRISONS DE VERSAILLES – LES POTEAUX DE SATORY - JUGEMENTS

 

Nul souffle humain

N’est sur les pages.

(L. M.)

 

À la correction de Versailles, on pouvait, avec quelque habileté savoir des nouvelles des hommes incarcérés dans les autres prisons ; — ceux-là du moins vivaient encore.

Nous savions qu’à la justice, il y avait déjà depuis quelque temps, Ferré, Rossel, Grousset, Courbet, Gaston Dacosta, enfermés dans le même couloir que Rochefort qui les avait précédés.

Nous savions ceux qui avaient pu s’échapper de l’abattoir, ceux dont personne n’avait de nouvelles, chaque jour amenant de nouvelles arrestations ; quand la police et les délateurs étaient insuffisants, ce qui arrivait souvent, policiers et délateurs ayant eu de tout temps le monopole de la bêtise, on employait d’autres moyens.

Odysse Barot raconte ainsi la façon dont fut opérée l’arrestation de Th. Ferré :

Le père était parti pour son travail quotidien, il ne restait là que deux femmes, la vieille mère et la jeune sœur de l’homme qu’on recherchait.

Cette dernière, Marie Ferré, était au lit dangereusement malade, en proie à une fièvre ardente.

On se rabat sur madame Ferré, on la presse de questions. On la somme de révéler la cachette de son fils. Elle affirme qu’elle l’ignore et que d’ailleurs, la connût-elle, on ne pouvait pas exiger d’une mère qu’elle se fit la dénonciatrice de son propre fils.

On redouble d’instances, on emploie tour à tour la douceur, la menace.

— Arrêtez-moi si vous voulez, mais je ne puis vous dire ce que j’ignore, et vous n’aurez pas la cruauté de m’arracher d’auprès du lit de ma fille.

La pauvre femme à cette seule pensée tremble de tous ses membres. L’un de ces hommes laisse échapper un sourire ; une idée diabolique venait de surgir dans son esprit.

— Puisque vous ne voulez pas nous dire où est votre fils, eh bien, nous allons emmener votre fille.

Un cri de désespoir et d’agonie s’échappe de la poitrine de madame Ferré. Ses prières, ses larmes sont impuissantes. On se met en devoir de faire lever et habiller la malade, au risque de la tuer.

— Courage, mère, dit mademoiselle Ferré, ne t’afflige pas, je serai forte, ce ne sera rien ; il faudra bien qu’on me relâche.

On va l’emmener.

Placée dans cette épouvantable alternative, ou d’envoyer son fils à la mort, ou de tuer sa fille en la laissant emmener, affolée de douleur, en dépit des signes suppliants que lui adresse l’héroïque Marie, la malheureuse mère perd la tête, hésite.

— Tais-toi, mère, tais-toi, murmure la malade. On l’emmène.

Mais c’en était trop pour le pauvre cerveau maternel.

Madame Ferré s’affaisse sur elle-même, une fièvre chaude se déclare, sa raison s’obscurcit ; des phrases incohérentes s’échappent de sa bouche. Les bourreaux prêtent l’oreille, et guettent la moindre parole pouvant servir d’indice.

Dans son délire, la malheureuse mère laisse échapper à plusieurs reprises, ces mots : Rue Saint-Sauveur.

Hélas ! Il n’en fallait pas davantage. Tandis que deux de ces hommes gardent à vue la maison Ferré, les autres courent en hâte achever leur œuvre. La rue Saint-Sauveur est cernée, fouillée, Théophile Ferré est arrêté ; quelques mois plus tard, il est fusillé.

Huit jours après l’horrible scène de la rue Fazilleau, on rendait à la courageuse enfant sa liberté. Mais on ne lui rendait pas sa mère devenue folle, et qui mourut bientôt dans un hospice d’aliénés à l’asile Sainte-Anne.

Odysse BAROT.

Dossier de la magistrature.

 

Le père fut fait prisonnier et y resta jusque après l’assassinat de Ferré.

Marie gagnait seule pour ses chers prisonniers.

Plusieurs membres de la Commune et du comité central étant arrêtés, on pensait généralement que leur jugement aurait lieu ; d’abord, il n’en fut rien, le gouvernement voulait préparer les esprits aux condamnations, en faisant comparaître les premières, non pas les femmes qui eussent hautement revendiqué leurs actes, mais de pauvres femmes dont le seul crime était d’avoir été de dévouées ambulancières, ramassant et soignant Parisiens et Versaillais, avec le même empressement ; pour elles, ils étaient des blessés, elles étaient les sœurs de ces souffrants.

Elles étaient quatre : Élisabeth Retif, Joséphine Marchais, Eugénie Suétens, Eulalie Papavoine, nullement parente, nous l’avons dit, du fameux Papavoine.

On mettait partout ce nom en exergue : réactionnaires, imbéciles, et gouvernants, l’élevaient à tout propos.

Jamais elles ne s’étaient vues, avant la nuit, qui précéda leur arrestation.

Les fédérés se repliaient sur un autre quartier, elles se rencontrèrent dans une maison, où elles passèrent la nuit ; je ne sais si quelques blessés ne s’y trouvaient pas également.

Vaincues par le sommeil, elles se jetèrent deux par deux, sur un matelas posé à terre et y dormirent à tour de rôle.

C’est pendant cette nuit-là, que l’accusation s’obstinait à dire qu’ensemble elles avaient allumé l’incendie. — [Ce qui ne les empêchait pas d’avoir dormi étant ivres !] Peut-être qu’elles étaient ivres en effet, de fatigue et de faim !

Des soldats furent improvisés leurs défenseurs, trois demandèrent à s’absenter pendant le jugement, ce qui leur fut accordé, un sous-officier qui plaidait pour Suétens se contenta de dire : Je m’en rapporte à la sagesse de la Cour.

Ces dévouées eurent des paroles justes, mais elles n’osèrent jeter à la face des juges que leur honnêteté assurant la vérité, qu’elles avaient soigné les blessés sans regarder s’ils appartenaient à l’armée de la Commune, ou à l’armée de Versailles.

Elles furent en conséquence condamnées à mort !

Cela étonna les soldats qu’elles avaient soignés, comme ils s’étaient étonnés que du côté de la Commune, on conduisit les blessés à l’ambulance au lieu de les achever.

Jusqu’au jugement des membres de la Commune, on se garda de faire comparaître ceux qui eussent fait prompte justice des accusations grotesques, et des légendes infâmes soigneusement recueillies par des écrivains en tête desquels étaient Maxime Ducamp et autres.

Les fédérés attendaient un peu partout, dans les prisons, sur les pontons, dans les forts ; on espérait amollir les courages.

Les rats, la vermine et la mort, ne terrassaient que les malheureux arrêtés dans la foule comme d’autres avaient été fusillés sur le tas.

Les statistiques officielles avouèrent parmi les détenus onze cent soixante-dix-neuf morts, et deux mille malades.

Comptait-on les exécutés de Satory dans les premiers jours, les inconnus assommés parce qu’ils ne pouvaient pas suivre la marche des prisonniers, que réglait le pas des chevaux ?

Et le nombre de ceux à qui l’horreur des choses vues, avait fait perdre la raison.

Lorsque pour l’instruction, je fus reconduite à la prison des Chantiers pendant quelques heures, j’appris que les folles en avaient été extraites pour les conduire, disait-on, dans un asile de fous.

Personne ne put vérifier, nous ne savions pas leurs noms, elles ne le savaient plus elles-mêmes, pour la plupart.

Enfin parut un arrêté du gouverneur de Paris annonçant la mise en jugement des membres de la Commune et du comité central tombés entre les mains de l’ennemi.

Ceux-là répondraient.

Ces accusés étaient classés dans l’ordre suivant : Ferré, Assi, Urbain, Billioray, Jourde, Trinquet, Champy, Régère, Lisbonne, Lullier, Rastoul, Grousset, Verdure, Ferrat, Deschamps, Clément, Courbet, Parent.

Le troisième conseil de guerre devant lequel ils devaient comparaître, était ainsi composé :

Merlin, colonel, président,

Gaulet, chef de bataillon, juge

De Guibert, capitaine, juge.

Mariguet, juge.

Cassaigne, lieutenant, juge.

Léger, sous-lieutenant, juge.

Labat, adjudant sous-officier.

Gaveau, chef de bataillon au 68e de ligne.

Senart, capitaine, substitut.

 

Le procès commencé le 17 août, eut dix-sept audiences.

Trois cents sièges avaient été préparés, pour l’assemblée de Versailles.

Deux mille places furent réservées à un public choisi ; les égorgeurs de l’armée régulière, au grand complet, y offraient le bout de leurs doigts gantés de blanc à des femmes richement vêtues, et le dos arrondi, les reconduisaient à leur place en saluant.

On déniait aux membres de la Commune le titre d’accusés politiques, qu’on leur reconnut sans le savoir, par la condamnation de quelques-uns d’entre eux, à la déportation simple ; peine essentiellement politique.

Les rapports des policiers avaient sous la haute direction de M. Thiers, été collectionnés en un dossier épouvantable et burlesque, travail tout préparé à la taille de celui qui en était chargé.

C’était le chef de bataillon Gaveau, sorti naguère d’une maison de fous, il acheva l’œuvre, en y mettant un cachet de démence.

La presse réactionnaire poussa tant de hurlements autour des accusations, que tous les esprits libres à l’étranger se révoltèrent.

Le Standard de Londres, jusque-là ennemi de la Commune, ne trouvait rien de plus révoltant que l’attitude de la presse française du demi-monde autour de ce procès.

Ferré ne voulant pas de défenseur, le président nomma d’office Me Marchand, qui eut l’honnêteté de se borner à ce que Ferré lût ses conclusions. Cependant à travers les interruptions haineuses du tribunal et les vociférations de la salle, si bien choisie, il ne put le faire complètement.

Ce fut ainsi que commença et termina Ferré.

Après la conclusion du traité de paix, conséquence de la honteuse capitulation de Paris, la République était en danger. Les hommes qui avaient succédé à l’empire écroulé dans la boue et le sang se cramponnaient au pouvoir et quoique accablés par le mépris public, ils préparaient dans l’ombre un coup d’État, persistant à refuser à Paris l’élection de son conseil municipal.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les journaux honnêtes et sincères étaient supprimés ; les meilleurs patriotes étaient condamnés à mort… les royalistes se préparaient au partage des restes de la France ; enfin, dans la nuit du 18 mars, ils se crurent prêts et tentèrent le désarmement de la garde nationale et l’arrestation en masse des républicains.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Leur tentative échoua devant l’opposition entière de Paris et l’abandon de leurs soldats, ils s’enfuirent, et se réfugièrent à Versailles.

Dans Paris livré à lui-même, les citoyens honnêtes et courageux essayaient de ramener l’ordre et la sécurité.

Au bout de quelques jours la population étant appelée au scrutin, la Commune fut ainsi constituée.

Le devoir du gouvernement de Versailles était de reconnaître la validité de ce vote et de s’aboucher avec la Commune pour ramener la concorde ; tout au contraire, et comme si la guerre étrangère n’avait pas fait assez de misères et de ruines, il y ajouta la guerre civile ; ne respirant que la haine et la vengeance, il attaqua Paris et lui fit subir un nouveau siège.

Paris résista deux mois et il fut alors conquis. Pendant dix jours le gouvernement autorisa le massacre des citoyens et les fusillades sans jugement.

Ces journées funestes nous reportent à celles de la Saint-Barthélemy. — On a trouvé moyen de dépasser juin et décembre. — Jusques à quand le peuple continuera-t-il à être mitraillé ?

Membre de la Commune de Paris, je suis entre les mains de ses vainqueurs, ils veulent ma tête, qu’ils la prennent. Jamais je ne sauverai ma vie par la lâcheté ; libre j’ai vécu, j’entends mourir de même.

Je n’ajoute plus qu’un mot : la fortune est capricieuse, je confie à l’avenir le soin de ma mémoire et de ma vengeance.

Après ce manifeste interrompu à chaque mot par des insultes, où même ceux qui en appelaient à la légalité étaient forcés de reconnaître les faits, et qui à Londres fit une profonde impression, le président Merlin lança cette suprême insulte : la mémoire d’un assassin ! et l’agité Gaveau ajouta : c’est au bagne qu’il faut envoyer un pareil manifeste.

Tout cela, dit encore Merlin, ne répond pas aux actes pour lequel vous êtes ici.

Ferré, en termina d’un mot : Cela signifie, dit-il, que j’accepte le sort qui m’est fait.

La Commune était glorifiée, mais Ferré était perdu.

L’avocat voulant prendre acte des paroles de Merlin : La mémoire d’un assassin, l’auditoire hurla et Merlin insolent répondit : — Je me suis servi de l’expression dont parle le défenseur, le conseil vous donne acte de ses conclusions.

 

Mais Ferré ne voulait pas discuter sa vie.

Jourde, sans sa prodigieuse mémoire, eût passé à cause de son épouvantable honnêteté, au sujet de la banque pour un voleur. On avait enlevé ses comptes, il les rétablit de mémoire avec une clarté qui aurait dû couvrir de honte le tribunal.

La honte pour certaines gens n’existe pas.

Les mille francs que chacun des membres de la Commune avait employés aux nécessités du moment, feraient une étrange figure, devant les millions semés, aujourd’hui par les gouvernants en voyages d’agrément et autres choses de pire. Champy, Trinquet, revendiquèrent l’honneur d’avoir rempli leur mandat jusqu’au bout.

Urbain sortit à son honneur du complot ourdi contre lui à l’aide de M. de Montaud, placé près de lui par Versailles pour le trahir.

Les infâmes dessous du gouvernement furent étalés au grand jour de la presse de l’Europe, on vit dans leur révolutionnaire honnêteté les hommes de la Commune. Mais que chèrement ils payèrent cette honnêteté scrupuleuse qui les avait empêchés de restituer à la foule ou au néant, l’éternel veau d’or, la banque !

Les jugements furent ainsi rendus :

Condamnés à mort : Th. Ferré, Lullier ;

Travaux forcés à perpétuité : Urbain, Trinquet ;

Déportés dans une enceinte fortifiée : Assi, Billioray, Champy, Regère, Ferret, Verdure, Grousset ;

Déportation simple : Jourde, Rastoul ;

Six mois de prison et 500 francs d’amende : Courbet ;

Acquittés : Deschamp, Parent, Clément, comme ayant donné dès les premiers jours leur démission de membre de la Commune.

La commission de quinze bourreaux qui sans doute par ironie était appelée commission des grâces était ainsi composée :

Martel, Priou, Bastard, Voisin, Batba, Maillé, Lacaze, Duchatel, marquis de Quinzounas, Merveilleux-Duvignan, Tailhau, Cosne, Paris, Bigot, Batbie, et Thiers, président en surplus.

La commission des grâces envoyait les condamnés au poteau avec toutes les formes voulues ; cela faisait partie de la mise en scène comme la mise en chapelle en Espagne.

En attendant, comme tous les prisonniers possibles nous correspondions entre les deux prisons, ayant soin si la chose était découverte de ne compromettre personne.

Elle le fut en effet, et ce qui parut le plus terrible, c’est que les monstres, nos vainqueurs, y étaient traités d’imbéciles ; il y était raconté aussi que leurs idiots de policiers étaient en train de chercher partout une personne morte dont ils avaient trouvé la photographie dans leurs perquisitions, ce qui devait leur arriver souvent.

Ce crime n’était pas le seul, j’avais envoyé des vers à nos seigneurs et maîtres, pas à leur louange bien entendu. Quelques strophes en ont paru dans mon volume de vers à travers la vie.

AU TROISIÈME CONSEIL DE GUERRE

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tous ces temps-ci sont votre ouvrage,

Et quand viendront des jours meilleurs,

L’histoire sourde à votre rage,

Jugera les juges menteurs.

Tous ceux qui veulent une proie,

Vendus, traîtres, suivent vos pas,

Cette claque des attentats,

Mouchards, bandits, filles de joie,

Cassaigne, Mariguet, Guibert, Léger, Gaveau,

Gaulet, Labat, Merlin, bourreau, etc.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

VERSAILLES CAPITALE

Oui, Versailles est capitale.

Ville corrompue et fatale,

C’est elle qui lient le flambeau,

Satory lui fait sentinelle,

Et les bandits la trouvent belle,

Avec un linceul pour manteau,

Versailles, vieille courtisane,

Sous sa robe que le temps fane,

Tient la République au berceau,

Couverte de lèpre et de crime.

Elle souille ce nom sublime,

En l’abritant sous son drapeau.

Il leur faut de hautes bastilles,

Pleines de soldats et de filles,

Pour se croire puissants et forts,

Tandis que sous leur poids immonde ;

La ville où bat le cœur du monde,

Paris, dort du sommeil des morts,

Malgré vous le peuple héroïque,

Fera grande la République ;

On n’arrête pas le progrès,

C’est l’heure où tombent les couronnes,

Comme à la fin des froids automnes,

Tombent les feuilles des forêts.

L. MICHEL.

 

Prison de Versailles, octobre 71.

À NOS VAINQUEURS

On en est à ce point de honte,

De dégoût profond et vainqueur,

Que l’horreur ainsi qu’un flot monte,

Et l’on sent déborder son cœur.

Vous êtes aujourd’hui nos maîtres,

Notre vie est entre vos mains,

Mais les jours ont des lendemains,

Et parmi vous sont bien des traîtres.

Passons, passons les mers, passons les noirs vallons.

Passons, passons,

Passons, que les blés mûrs tombent dans les sillons,

Etc.

 

Peu à peu nous apprenions par les prisonnières qui arrivaient les détails des cruautés encore inconnues, par exemple, l’exécution de Tony Moillin qui n’avait jamais que parlé dans les réunions publiques ; il avait demandé pour éviter des ennuis à sa femme à régulariser son mariage avant l’exécution. Cette demande lui ayant été accordée, ils attendirent ensemble l’heure au poste près duquel il devait être passé par les armes, sans qu’aucun détail de l’exécution échappât à la malheureuse femme.

Nous eûmes aussi connaissance de la mort de certaines gens partisans de Versailles tombés avec les autres à l’abattoir du Châtelet. Là aussi on fusilla des hommes restés chez eux, parce que leurs femmes passaient pour favorables à la Commune. Ainsi fut assassiné monsieur Tynaire.

L’une des femmes qui le plus avaient penché pour les moyens de conciliation entre Paris et Versailles, madame Manière, fut la dernière arrestation que je vis à la correction avant mon transfèrement à la prison d’Arras.

Un matin on m’appela au greffe ; je réclamais depuis longtemps ma mise en jugement, pensant qu’une exécution de femme pourrait perdre Versailles ; je m’imaginais être appelée pour quelque formalité à ce sujet, c’était pour mon départ à la prison d’Arras ; on me jugerait quand on aurait le temps, j’étais punie d’abord.

J’ai pensé pendant longtemps, que cette noirceur était due à Massé ; j’ai su depuis que c’était au vieux Clément.

En partant, j’écrivis une protestation sur le livre du greffe et je recommandai qu’on voulût bien prévenir ma mère qui devait venir me voir le lendemain, jour de visites. On était en novembre, et l’hiver vint de très bonne heure cette année-là ; il y avait de la neige déjà depuis plusieurs jours.

On oublia de la prévenir, et elle se sentit pendant plusieurs années du froid qu’elle avait éprouvé pendant le voyage de Paris à Versailles, pour ne trouver personne.

Suivirent le jugement de Rossel, condamné à mort pour avoir passé de l’armée régulière à l’armée fédérée.

Bourgeois, sous-officier, fut condamné à mort pour le même fait.

Le procès de Rochefort fut encore retardé ; on l’envoya attendre au fort Bayard.

À Versailles, de belles jeunes filles traversèrent souvent les sombres corridors de la justice, la prison d’état de 71, Marie Ferré avec ses grands yeux noirs ses lourds cheveux bruns, la fille de Rochefort toute jeune alors ; les deux sœurs de Rossel, Bella et Sarah.

À Paris, étaient deux femmes dont l’une fièrement pensait à son frère mort, l’autre toujours dans l’anxiété du doute ; la sœur de Delescluze, la sœur de Blanqui.

La nuit du 27 au 28 novembre, à la prison d’Arras, on m’appela et on me dit de me tenir prête pour partir à Versailles.

Je ne sais pas à quelle heure on partit, c’était encore nuit, il y avait beaucoup de neige, deux gendarmes m’accompagnaient ; on prit le chemin de fer après avoir attendu longtemps à la gare où les imbéciles venaient me regarder comme un animal curieux et essayer d’entrer en conversation. Avec la manière dont je leur répondais le même n’y revenait pas deux fois, mais restait à une petite distance, me regardant les yeux effarés :

— Je crois, me dit l’un de ces gens, qu’il y aura dès le matin, des exécutions à Satory.

— Tant mieux ! lui dis-je, cela hâtera celles de Versailles.

Les gendarmes m’emmenèrent dans une autre salle.

— On attendit encore longtemps le départ.

À Versailles, je rencontrai à la gare Marie Ferré, pâle comme une morte, sans larmes, elle venait réclamer le corps de son frère.

Les gendarmes qui m’accompagnaient furent destitués pour nous avoir laissées communiquer ensemble Marie et moi.

Le journal la Liberté du 28 novembre raconte ainsi l’exécution de Satory.

Les condamnés sont vraiment très fermes. Ferré adossé à son poteau jette son chapeau sur le sol ; un sergent s’avance pour lui bander les yeux, il prend le bandeau et le jette sur son chapeau. Les trois condamnés restent seuls, les trois pelotons d’exécution qui viennent de s’avancer font feu.

Rossel et Bourgeois sont tombés sur le coup ; quant à Ferré, il est resté un moment debout et est tombé sur le côté droit.

Le chirurgien-major du camp, M. Dejardin se précipite vers les cadavres ; il fait signe que Rossel est bien mort et appelle les soldats qui doivent donner le coup de grâce à Ferré et à Bourgeois.

La Liberté.

28 novembre 1871.

Une lettre adressée par Ferré à sa sœur quelques instants avant de mourir était ainsi conçue.

Maison d’arrêt cellulaire de Versailles, n° 6. Mardi 28 novembre 1871, cinq heures et demie du matin.

Ma bien chère sœur,

Dans quelques instants je vais mourir. Au dernier moment ton souvenir me sera présent ; je te prie de demander mon corps et de le réunir à celui de notre malheureuse mère.

Si tu peux, fais insérer dans les journaux l’heure de mon inhumation, afin que des amis puissent m’accompagner. Bien entendu aucune cérémonie religieuse ; je meurs matérialiste comme j’ai vécu.

Porte une couronne d’immortelles sur la tombe de notre mère.

Tâche de guérir mon frère et de consoler notre père ; dis-leur bien à tous deux combien je les aimais.

Je t’embrasse mille fois et te remercie mille fois des bons soins que tu n’as cessé de me prodiguer ; surmonte la douleur et comme tu me l’as souvent promis, sois à la hauteur des événements. Quant à moi je suis heureux, j’en vais finir avec mes souffrances et il n’y a pas lieu de me plaindre. Tous mes papiers, mes vêtements et autres objets doivent être rendus, sauf l’argent du greffe que j’abandonne aux détenus moins malheureux.

TH. FERRÉ.

 

Le juge Merlin était à la fois du conseil de guerre et de l’exécution.

La province comme Paris fut couverte de sang des exécutions froides.

Le 30 novembre, deux jours après les assassinats de Satory, Gaston Crémieux de Marseille fut conduit dans la plaine qui borde la mer et qu’on appelle le Pharo ; déjà on y avait fusillé un soldat nommé Paquis, passé dans les rangs popula

Crémieux commanda lui-même le feu ; il voulut crier vive la République ! mais la moitié du mot seulement passa ses lèvres. Les soldats après chaque exécution défilaient devant les corps. Au son des fanfares ils le firent au Pharo, comme ils l’avaient fait à Satory.

Un peu plus tard, le père Étienne eut sa condamnation à mort commuée en déportation à perpétuité.

Des registres étaient couverts de signatures à la porte de Gaston Crémieux. Cette manifestation fit une impression de crainte au gouvernement. Se voyant désavoué par les consciences, il voulut en imposer par la terreur.

Près d’un an après la Commune, le 22 février, à sept heures, les poteaux de Satory furent de nouveau ensanglantés. Lagrange, Herpin Lacroix, Verdaguer, trois braves et vaillants défenseurs de la Commune, payèrent de leur vie comme tant d’autres la mort des deux généraux Clément Thomas et Lecomte que Herpin Lacroix avait voulu sauver et qui avaient préparé eux-mêmes leur fatalité.

Le 29 mars, Préau de Vedel ; le 30 avril, Genton, se traînant sur des béquilles cause de ses blessures, mais fièrement debout au poteau.

Le 25 mai, Serizier, Bouin et Boudin, pour avoir pendant les jours de mai tué un individu qui s’opposait à la défense.

Le 6 juillet, Baudouin et Rouillac pour l’incendie de Saint-Éloi, et la lutte devant les barricades.

Arrivés au poteau, ils brisèrent les cordes et luttèrent contre les soldats, ils furent massacrés comme des bœufs à l’abattoir.

— C’est avec cela qu’ils pensaient, dit l’officier qui commandait, en remuant du bout de la botte les cervelles répandues à terre.

Comme s’étaient amoncelés les cadavres on entassait les condamnations ; après le délire du sang il y avait le délire des jugements. Versailles crut faire avec la terreur le silence éternel.

Des écrivains furent condamnés à mort pour des articles de journaux : ainsi Maroteau, condamné à mort pour des articles de la Montagne.

La profession de foi de ce journal n’était que l’exact compte-rendu des faits. Maroteau y disait en parlant de la réaction :

Quand ils sont à bout de mensonges et de calomnies, quand leur langue pend, pour se remettre ils se trempent le nez dans l’écume du verre de sang de mademoiselle de Sombreuil.

Ils sortent de sa tombe le général Bréa, agitant le suaire de Clément Thomas.

Assez !

Vous parlez de vos morts, mais comptez donc les nôtres. Compère Favre, retrousse ta jupe pour ne pas la franger de rouge et entre, si tu l’oses, dans le charnier de la révolution.

Les tas sont gros.

Voici Prairial et Thermidor, voici Saint-Merry, Transnonain, Tiquetonne.

Que de dates infâmes et que de noms maudits !

Et sans remonter si haut, sans fouiller la cendre des ans passés, qui donc a tué hier et qui tue encore aujourd’hui ?

Qui donc a enrôlé Charette et Failly ? qui donc a battu le rappel en Vendée, lancé sur Paris la Bretagne ?

Qui donc a mitraillé au vol un essaim de fillettes à Neuilly ?

Bandits !

Mais aujourd’hui c’est la victoire, non la bataille qui marche derrière le drapeau rouge. La ville entière est levée au son des trompettes. Nous allons, vautours, aller vous prendre dans votre nid, vous apporter tout clignotants à la lumière.

La Commune vous met ce matin en accusation,

Vous serez jugés et condamnés, il le faut !

Heindrech passe ton couperet sur la pierre noire.

Oui !

En fondant la Montagne, j’ai fait le serment de Rousseau et de Marat : mourir s’il le faut, mais dire la Vérité.

Je le répète, il faut que la tête de ces scélérats tombe !

Gustave MAROTEAU.

 

Qui donc s’étonnerait qu’on se fût indigné des crimes de Versailles ?

Le numéro 19 de la Montagne — presque le dernier, ce journal, je crois, n’en ayant eu qu’une vingtaine — causa le verdict de mort de Maroteau, qu’on n’osa cependant exécuter. Il fut commué aux travaux forcés à perpétuité, il me reste de cet article, les passages incriminés. C’était après le refus de Versailles d’échanger Blanqui contre l’archevêque de Paris et plusieurs prêtres.

La Montagne n° 19, par Gustave Maroteau.

Monseigneur l’archevêque de Paris

En 1848, pendant la bataille de juin, un prélat fut tué, sur une barricade : c’était monseigneur Affre, archevêque de Paris ;

Il était monté là, dit-on, sans parti pris, en apôtre prêcher l’évangile, pour lever du bout de sa crosse le canon fumant des fusils.

Cette mort excusait pour elle les craintes de Cavaignac. On feignit de trouver dans les mains qui saignaient sous le fer du bagne des lambeaux de robe violette.

C’était faux ! on ignore encore aujourd’hui de quel côté vint le coup. On ne sait pas si la balle partait du fusil d’un soldat ou de la canardière d’un insurgé.

Les républicains baissèrent la tête comme des maudits sous cette aspersion de sang bénit.

L’instruction nous a rendus sceptiques ; c’est fini, nous ne croyons plus à Dieu, la Révolution de 71 est athée, notre République a un bouquet d’immortelles au corsage.

Notre grand acte de travail proscrit les paresseux et les parasites…

Partez, jetez vos frocs aux orties, retroussez vos manches, prenez l’aiguillon, poussez la charrue ; chanter aux bœufs est mieux que des psaumes.

Et ne me parlez pas de Dieu, le croquemitaine ne nous effraie plus, il y a trop longtemps qu’il n’est plus que prétexte à pillage et à assassinat.

C’est au nom de Dieu que Guillaume a bu à plein casque le plus pur de notre sang, ce sont les soldats du Pape qui bombardent les Ternes, nous biffons Dieu.

Les chiens ne vont plus se contenter de regarder les évêques, ils les mordront. Nos balles ne s’aplatiront pas sur les scapulaires ; pas une voix ne s’élèvera pour nous maudire le jour où l’on fusillera l’archevêque Darbois.

Nous avons pris Darbois comme otage et si on ne nous rend pas Blanqui, il mourra.

La Commune l’a promis ; si elle hésitait, le peuple tiendrait le serment pour elle et ne l’accusez pas.

— Que la justice des tribunaux commence, disait Danton au lendemain des massacres de septembre et celle du peuple cessera.

Ah ! j’ai bien peur pour Monseigneur l’archevêque de Paris.

Gustave MAROTEAU.

 

Maroteau avait écrit au premier numéro de la Montagne, j’ai fait le serment de Rousseau et de Marat : mourir s’il le faut, mais dire la vérité. Cette vérité était qu’il était impossible dans les circonstances horribles créées par Versailles d’écrire comme d’agir autrement.

Il est étrange qu’à l’instant où je citais les paroles de Rousseau, dont Maroteau s’était fait une loi, on ouvrait les cercueils de Rousseau et de Voltaire pour s’assurer si leur dépouille aujourd’hui vénérée y gît encore.

Oui, elles y sont, la tête de Voltaire nous rit au nez de son rire incisif, pour avoir avancé, si peu. Le squelette de Rousseau calme se croise les bras.

Maroteau fut condamné surtout pour avoir dit la vérité, mais pour lui, comme pour Cyvoct vingt ans après on n’osa exécuter la sentence commuée aux travaux forcés à perpétuité ; il fut envoyé au bagne de l’île Nou.

Maroteau, malade de la poitrine, avant son départ, mourut le 18 mars 1875 à l’âge, je crois, de 27 ans.

Il avait une maladie de poitrine qu’il traînait depuis près de six ans, mais la fin était venue, on attend sa mort dès le 16 mars, l’agonie étant commencée.

Tout à coup il se soulève et s’adressant au médecin :

— La science, dit-il, ne peut donc pas me faire vivre jusqu’à mon anniversaire, le 18 mars ?

— Vous vivrez, dit le médecin qui ne put cacher une larme.

Maroteau en effet mourut le 18 mars.

Longtemps ses yeux parurent vivants regardant au fond de l’ombre venir la justice populaire.

Alphonse Humbert fut également condamné aux travaux forcés à perpétuité pour des articles de journaux. On prétendit que le n° du Père Duchêne du 5 avril, avait provoqué l’arrestation de Chaudey dont il n’était pas même parlé dans les passages incriminés. En voici quelques fragments.

C’est la première fois que le Père Duchêne fait un post-scriptum à ses articles bougrement patriotes.

C’est aussi que jamais le Père Duchêne n’aura été si joyeux oui, nom de noms.

Comme les affaires de la sociale vont bien et comme les jean-foutre de Versailles sont foutus plus que jamais.

Enfin tous les vœux du Père Duchêne sont comblés, et il peut dès à présent mourir.

Les battements de son cœur auront pour la 3e fois en moins de 15 jours salué la Révolution sociale triomphante.

Et savez-vous pourquoi le Père Duchêne est si content bien qu’il y ait eu aujourd’hui une centaine de bons bougres de ses amis de tués ?

C’est que malgré toutes les excitations des mauvais jean-foutre, nous avons été attaqués les premiers par les hommes de Versailles.

Ce sont eux, j’en appelle à la juste histoire de l’an 79 de la République française, ce sont eux qui ont ouvert la guerre civile.

Il y a il est vrai des patriotes qui sont morts pour le salut de la nation.

Gloire à eux !

La nation est sauvée !

Et l’honneur de la race future est sauf comme le nôtre.

Nous baiserons vos plaies, ô patriotes qui êtes morts pour la nation et pour la Révolution sociale.

Et nous nous souviendrons que la couleur du drapeau rouge a été rajeunie dans votre sang[3].

 

Rochefort fut condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée, aussi pour des articles de journaux, mais surtout pour la part immense qu’il avait eue à la chute de l’Empire.

Les articles parus après les premiers bombardements dans le Mot d’Ordre avaient exaspéré Versailles.

Le Mot d’Ordre a été supprimé par le fuyard Vinoy, aujourd’hui grand crachat de la légion d’honneur, sous prétexte que mes collaborateurs et moi prêchions la guerre civile. La circulaire Dufaure nous apprend que désormais les journaux seront punis quand ils prêcheront la conciliation. Les misérables écrivains qui trouveront mauvais que les femmes soient renversées par des obus dans les avenues qu’elles traversent pour aller faire leurs provisions et qui proposeront un moyen quelconque, fût-il excellent, de faire cesser les hostilités sont dès aujourd’hui assimilés par le ministre de la justice versaillaise aux criminels les plus endurcis.

Vous êtes parti pour Versailles, mais votre père est resté à Paris, le jour où vous apprenez qu’une bombe venue du Mont-Valérien a pénétré dans sa chambre et l’a coupé en deux dans son lit. Vous devez demander à grands cris la continuation de la guerre civile sous peine d’être considéré par l’honnête Dufaure comme un ennemi de la propriété et même de la famille.

Nous l’avons remarqué souvent, il n’y a que les modérés pour être impitoyables. Si encore ils n’étaient que féroces, mais ils sont stupides, c’est du reste ce qui nous sauve. Pas un des soi-disant ministres qui ont assisté à l’élaboration du manifeste qui fait aujourd’hui la joie de tous les amis de la franche gaieté n’a songé que la province à qui il est adressé allait s’écrier comme un seul département :

Comment ! Voilà un mois qu’ils éventrent Paris, qu’ils trouent les monuments publics et les propriétés privées, et si par hasard quelqu’un avait l’idée de leur faire observer qu’en voilà peut-être assez, ils déclarent d’avance que ce criminel sera puni selon la rigueur des lois. Ce ministère-là a donc été recruté dans les cages du jardin des plantes ?

H. ROCHEFORT.

 

Les deux fragments suivants surtout, allumèrent les colères de Versailles.

Blanqui condamné à mort par contumace est découvert et arrêté, soit. Il ne reste plus au gouvernement qui l’arrête qu’à le conduire devant ses juges pour l’y faire juger contradictoirement. Mais les amants de la légalité casernés à Versailles ont trouvé plus commode, après avoir refusé à leur prisonnier même le conseil de guerre auquel il a droit, de le calfeutrer dans un cachot quelconque et de l’y laisser tellement au secret que personne ne sait dans quelle prison on le détient, et s’il y est mort ou tout simplement moribond.

Voilà qui passe toutes les bornes de la folie furieuse, la loi qui autorise cette chose monstrueuse et inutile, qu’on appelle le secret n’a jamais, à aucune époque et sous aucun pouvoir quelque féroce qu’il fût, permis la suppression, c’est-à-dire la disparition de l’accusé, Celui-ci doit toujours être représenté, dit le code, à la première réquisition de la famille, afin qu’il soit consolé au besoin qu’il n’a pas été assassiné dans sa prison par ceux qui auraient intérêt à sa mort.

Or, à la lettre si touchante de la sœur de Blanqui demandant sinon à voir son frère, du moins à savoir dans quel tombeau et sous quelle pierre sépulcrale les geôliers versaillais avaient bien pu l’ensevelir vivant, le jurisconsulte Thiers, flanqué du jurisconsulte Dufaure, a répondu qu’il refusait toute communication avec son détenu et tout renseignement sur sa situation avant que l’ordre fût rétabli.

Eh bien ! Et l’article du code qui est formel et la loi que vous invoquez à tout bout de champ et que vous reprochez tant de méconnaître au gouvernement de l’Hôtel-de-Ville ? il n’y a pas deux façons d’apprécier la conduite de M. Thiers à l’égard de Blanqui : le cas a été prévu par les législateurs, elle constitue le fait qualifié crime, et la réponse du-chef du pouvoir exécutif à la demande de la famille le rend tout bonnement passible des galères.

H. ROCHEFORT.

 

L’autre fragment frappait plus encore peut-être en plein cœur bourgeois, il s’agissait de ce trou à rats de la place Saint-Georges que le premier soin du vieux gnome fut de faire, aux frais de l’État, rebâtir comme un palais.

Le Mot d’Ordre du 4 avril publiait cette juste appréciation.

M. Thiers possède rue Saint-Georges un merveilleux hôtel, plein d’œuvres d’art de toutes sortes.

M. Picard a sur le pavé de Paris qu’il a déserté, trois maisons d’un formidable rapport et M. Jules Favre occupe, rue d’Amsterdam, une habitation somptueuse qui lui appartient. Que diraient ces propriétaires hommes d’État si, à leurs effondrements le peuple de Paris répondait par des coups de pioches et si, à chaque maison de Courbevoie touchée par un obus, on abattait un pan de mur du palais de la place Saint-Georges ou de l’hôtel de la rue d’Amsterdam ?

H. ROCHEFORT.

 

Un peu de granit émietté pour sauver tant de poitrines humaines était un crime si grand pour les possédés de Versailles, que leur haine n’avait pas de bornes quand la vérité leur cinglait la face.

Il fut d’abord question d’envoyer Rochefort à une cour martiale, puis d’arrêter ses enfants qui, d’abord cachés par le libraire de la gare d’Arcachon à Paris, furent emmenés par Edmond Adam.

La rage de Foutriquet Versailles momentanément apaisée par les condamnations à mort, au bagne, à la déportation des membres de la Commune ; la reconstruction plus belle de sa maison ; il avait réfléchi que si elle n’eût pas été démolie, l’État ne la lui aurait pas reconstruite, et comme il attribuait à l’article de Rochefort une grande part à cette démolition, il désira qu’on se contentât, pour des articles aussi criminels, de la déportation aux antipodes, ce qui ferait éclater sa mansuétude. Donc le 20 septembre 1871, Rochefort, Henri Maret et Mourot, comparurent sous les formidables accusations qui suivent :

Journal frappé de suspension, — fausses nouvelles publiées de mauvaise foi et de nature à troubler la paix publique, — complicité d’attentat ayant pour but d’exciter à la guerre civile, complicité par provocation au pillage et à l’assassinat ! — offenses envers le chef du gouvernement ! — offenses envers l’assemblée nationale !

Le président Merlin prit à partie tous les articles du Mot d’Ordre, celui du 2 avril prévenant Foutriquet que l’on emploiera contre lui tous les engins mortifères qu’on pourra inventer, celui du 3 qui traite de guignols les membres du gouvernement, ceux sur Blanqui, sur la maison de la place Saint-Georges, sur la colonne, de façon à épouvanter Gaveau, prononça le réquisitoire ; ses hallucinations ne réussirent qu’à la déportation perpétuelle, enceinte fortifiée pour Rochefort.

Moureau, secrétaire de rédaction, à la même perpétuité déportation simple.

Henri Maret, à cinq ans de prison.

Lockroy ayant poussé un peu trop loin une promenade en dehors Paris, fut gardé en prison à Versailles jusqu’à l’entrée des troupes. Foutriquet lui avait donné à choisir entre cette prison et son siège de député inviolable à l’assemblée, il avait préféré rester.

Madame Meurice qui vint me voir en prison me dit que son mari avait été également incarcéré.

Versailles aurait voulu arrêter toute la terre.

Quelques jours après le jugement de Rochefort, Gaveau que toutes les idées remuées devant lui avait achevé de détraquer devint tout à fait fou.

On jugea des petits enfants, les pupilles de la Commune ; ils avaient huit ans, onze ou douze ans, les plus grands quatorze ou quinze.

Combien moururent, en attendant la vingt-unième année dans les maisons de correction !

Comme l’Angleterre, la Suisse, refusa de rendre les fugitifs de la Commune ; elle garda Razoua que réclamait Versailles ; la Hongrie refusa de rendre Frankel. Roques de Filhol, maire de Puteaux, homme intègre, fut condamné au bagne, peut-être par dérision !

Fontaine, directeur des domaines sous la Commune, d’une honnêteté absolue eut vingt ans de travaux forcés pour des bibelots perdus dans l’incendie des Tuileries : l’argenterie et les censés objets d’art de la maison Thiers furent retrouvés au garde-meuble et dans les musées, ils avaient été surfaits et n’avaient comme art nulle valeur.

La dernière exécution à Satory eut lieu le 22 janvier 1873. Philippe, membre de la Commune, Benot et Decamps pour avoir participé à la défense de Paris par l’incendie des Tuileries.

Ils tombèrent en criant : Vive la révolution sociale, vive la Commune !

En septembre avaient été fusillés pour faits semblables, Lolive, Demvelle et Deschamps : À bas les lâches ! crièrent-ils en tombant, vive la république universelle !

Comme elle paraissait belle debout au poteau où l’on mourait pour elle.

Satory pendant ces deux ans but du sang pour que la terre en fût arrosée.

La Commune était morte, mais la révolution vivait. Cette incessante éclosion de tous les progrès dans lesquels à chaque époque a évolué l’humanité, compose d’âge en âge une forme nouvelle.

Le 4 décembre, Lisbonne se soutenant à peine sur les béquilles, qu’au bagne il traîna dix ans, comparut devant le conseil de guerre, qui le condamna à mort ; la peine fut commuée en une mort plus lente, les travaux forcés à perpétuité dont il sortit pourtant.

Puis Heurtebise, secrétaire du Comité de salut public.

Tous ceux qui avaient écrit contre Versailles furent recherchés.

Lepelletier, Peyrouton, eurent des années de prison.

Si nous eussions voulu, nos jugements eussent pu être annulés, les conseils de guerre se servant sans rien y changer de feuilles imprimées, sous l’empire, où nous nous trouvions inculpés d’après le rapport et les conclusions de m. le commissaire impérial !

Mais les conseils de guerre étaient la seule tribune où l’on pût acclamer la Commune devant ses meurtriers et ses détracteurs, et nous ne chicanions pas.

Enfin le 11 décembre je reçus mon assignation pour le 16 courant à 11 h. ½ du matin. En voici copie, avec la formule déjà citée M. le commissaire impérial.

FORMULE n° 10

PREMIÈRE DIVISION MILITAIRE

Articles 108 et 111 du Code de justice militaire

MISE EN JUGEMENT.

Le général commandant la 1re division militaire, vu la procédure instruite contre la nommée Michel Louise, institutrice à Paris.

Vu le rapport et l’avis de M. le Rapporteur, et les conclusions de M. le commissaire impérial, tendant au renvoi devant le conseil de guerre ;

Attendu qu’il existe contre ladite Michel prévention suffisamment établie d’avoir, en 1871, à Paris, dans un mouvement insurrectionnel porté des armes apparentes, étant vêtue d’un uniforme et fait usage de ces armes, crime prévu et réprimé par l’article 5, de la loi du 24 mai 1834 ;

Vu les articles 108 et 111 du code de justice militaire ;

Ordonne la mise en jugement de ladite Michel sus-qualifiée ;

Ordonne en outre que le conseil de guerre appelé à statuer sur les faits imputés, à ladite Michel,

Sera convoqué pour le 16 décembre, à 11 heures ½ du matin.

Fait au quartier général à Versailles le 11 décembre 1871.

Le général commandant la 1re division militaire,

APPERT.

P. C. C. et signification à l’accusée

Le commandant GARIANO.

AEULLYES.

 

Cette dernière signature illisible.

Je trouve dans le numéro 756 du journal le Voleur, série illustrée, 44e année, 29 décembre 1871, mon jugement précédé d’une sorte de présentation.

Comment dire en si peu de pages qui me restent notre histoire à tous, et à toutes, l’histoire sombre des geôles après l’histoire horrible du coupe-gorge. Je prends pour mon jugement, les quelques lignes qui le précèdent — d’après le journal, le Droit — dans le journal le Voleur, moins venimeux que je ne l’aurais cru alors.

La Justice militaire.

6e Conseil de guerre à Versailles.

LA NOUVELLE THÉROIGNE

Nous avons annoncé brièvement dans notre dernier numéro la condamnation de la fille Louise Michel, une des héroïnes de la Commune, qui ose faire face à l’accusation, et ne se réfugie pas derrière les dénégations et les circonstances atténuantes.

Cette affaire mérite mieux qu’une mention succincte et nous sommes certains que nos lecteurs ne seront pas fâchés de faire plus ample connaissance avec Louise Michel, dont nous donnons plus loin le portrait dessiné d’après la photographie Appert.

Il y a entre elle et Théroigne de Méricourt, la bacchante furieuse de la Terreur des points de ressemblance qui n’échapperont pas à ceux qui vont lire les débats du 6e conseil de guerre.

Louise Michel est le type révolutionnaire par excellence, elle a joué un grand rôle dans la Commune ; on peut dire qu’elle en était l’inspiratrice, sinon le souffle révolutionnaire.

Comme institutrice, Louise Michel a reçu une instruction supérieure. Elle était établie rue Oudot, 24 ; — dans les derniers temps, le nombre de ses élèves s’élevait à 60. Les familles étaient satisfaites des soins et de l’instruction qu’elle donnait aux enfants qui lui étaient confiés.

Cette femme était dans l’exercice de ses fonctions d’institutrice, aimée et estimée dans le quartier, on la savait etc. Je passe tout ce qui semble flatteur.

Ses aptitudes etc.

Au 18 mars, sans abandonner son institution qu’elle négligea pourtant en laissant la direction aux sous-maîtresses, Louise Michel, d’une imagination exaltée, se livre avec ardeur à la politique, elle fréquente les clubs où elle se distingue par un langage qui rappelle les énergumènes de 93 ; ses idées et ses théories sur l’émancipation du peuple fixent sur elle l’attention des hommes à la tête du mouvement insurrectionnel, elle est admise au sein de leur conseil et prend part à leurs délibérations.

 

C’était justement depuis le 18 mars, que j’avais vu le moins souvent les camarades avec lesquels je combattais depuis si longtemps, déjà, pour les idées auxquelles j’avais consacré ma vie depuis que je pensais et que je voyais les crimes de la société. Depuis le 3 avril, jusqu’à l’entrée des troupes de Versailles, je n’avais quitté les compagnies de marche, que deux fois pendant quelques heures pour venir à Paris. — Quand le 61e bataillon auquel j’appartenais rentrait, j’allais avec d’autres, les enfants perdus, les éclaireurs, les artilleurs de Montmartre, tantôt à la gare de Clamart, à Montrouge, au fort d’Issy, dans les Hautes-Bruyères, à Neuilly. — Si les juges ne se trompaient pas, ce ne serait pas la peine qu’ils fissent de si longues instructions : ceux-là du reste reconnaissaient que j’avais de toutes mes forces et de tout mon cœur servi la Commune, ce qui était vrai. — J’ai vu depuis, pire que les juges du conseil de guerre.

Continuons le journal.

Tel est en résumé le rôle que l’accusée a joué, rôle qu’elle va à l’audience accentuer en lui donnant un cachet tout particulier d’énergie et de virilité.

Louise Michel est amenée par des gardes. C’est une femme âgée de trente-six ans, d’une taille au dessus de la moyenne.

Elle porte des vêtements noirs ; un voile dérobe ses traits à la curiosité du public fort nombreux ; sa démarche est simple et assurée, sa figure ne recèle aucune exaltation.

Son front est développé et fuyant ; son nez, large à la base, lui donne un air peu intelligent ; ses cheveux sont bruns et abondants.

Ce qu’elle a de plus remarquable, ce sont ses grands yeux d’une fixité presque fascinatrice. Elle regarde ses juges avec calme et assurance, en tout cas avec une impassibilité qui déjoue et désappointe l’esprit d’observation, cherchant à scruter les sentiments du cœur humain.

Sur ce front impassible on ne découvre rien, sinon la résolution de braver froidement la justice militaire, devant laquelle elle est appelée à rendre compte de sa conduite ; son maintien est simple et modeste, calme et sans ostentation.

Pendant la lecture du rapport, l’accusée qui écoute attentivement, relève son voile de deuil qu’elle rejette sur ses épaules. Tout en tenant ses regards braqués sur le greffier, on la voit sourire comme si les faits articulés contre elle éveillaient un sentiment de protestation ou étaient contraires à la vérité.

 

Voici d’après le rapport ce que publiait le Cri du peuple à la date du 4 avril.

Le bruit qui a couru que la citoyenne Louise Michel qui a combattu si vaillamment a été tuée au fort est controuvé.

Heureusement, pour elle, ainsi que nous nous empressons de le reconnaître, l’héroïne de Jules Vallès est sortie de cette brillante affaire avec une simple entorse.

Louise Michel, en effet, avait attrapé une entorse en sautant un fossé et n’avait nullement été atteinte par un projectile.

Le rapport mentionne le premier couplet d’une chanson intitulée : les Vengeurs, qu’elle avait composée.

La coupe déborde de fange,

Pour la laver il faut du sang.

Foule vile, dors, bois et mange,

Le peuple est là, sinistre et grand,

Là-bas les rois guettent dans l’ombre.

Pour venir quand il sera mort.

Déjà depuis longtemps il dort,

Couché dans le sépulcre sombre[4].

 

Ici j’abandonne le compte-rendu du Voleur d’après le Droit pour prendre le résumé de Lissagaray :

Je ne veux pas me défendre, je ne veux pas être défendue, s’écrie Louise Michel ; j’appartiens tout entière à la révolution sociale et je déclaré accepter la responsabilité de tous mes actes ; je l’accepte sans restriction. Vous me reprochez d’avoir participé à l’exécution des généraux : à cela je répondrai : ils ont voulu faire tirer sur le peuple je n’aurais pas hésité à faire tirer sur ceux qui donnaient des ordres semblables.

Quant à l’incendie de Paris, oui, j’y ai participé, je voulais opposer une barrière de flammes aux envahisseurs de Versailles ; je n’ai point de complices, j’ai agi d’après mon propre mouvement.

Le rapporteur Dailly requiert la peine de mort.

ELLE. — Ce que je réclame de vous qui vous affirmez conseil de guerre, qui vous donnez comme mes juges, mais qui ne vous cachez pas comme la commission des grâces, c’est le champ de Satory où sont déjà tombés nos frères ; il faut me retrancher de la société, on vous a dit de le faire. Eh bien ! le commissaire de la république a raison. Puisqu’il semble que tout cœur qui bat pour la liberté n’a droit qu’à un peu de plomb, j’en réclame ma part. Si vous me laissez vivre, je ne cesserai de crier vengeance et je demanderai à la vengeance de mes frères les assassins de la commission des grâces.

LE PRÉSIDENT. — Je ne puis vous laisser la parole.

LOUISE MICHEL. — J’ai fini ! Si vous n’êtes pas des lâches, tuez moi.

Ils n’eurent pas le courage de la tuer tout d’un coup. Elle fut condamnée à la déportation dans une enceinte fortifiée.

Louise Michel ne fut pas unique dans ce genre.

Bien d’autres parmi lesquelles il faut dire madame Lemel, Augustine Chiffon, montrèrent aux Versaillais, quelles terribles femmes sont les Parisiennes, même enchaînées[5].

 

Augustine Chiffon en arrivant à la centrale d’Auberive, ancien château devenu maison de force et de correction, où nous attendions le navire de l’État, qui devait nous emporter en Nouvelle-Calédonie, Augustine Chiffon cria : Vive la Commune ! en mettant sur son bras son numéro du bagne. — Je me souviens que le mien était 2182. Quelles terribles files que ces 2181 qui avaient passé là avant moi !

Madame Lemel, ne fut jugée que très tard ; ne voulant pas survivre à la Commune, elle s’était enfermée dans sa chambre avec un réchaud de charbon. — Comme on vint l’arrêter, elle fut sauvée de la mort pour le conseil de guerre.

On l’avait mise, en attendant son assignation, dans un hospice où plusieurs fois elle refusa l’évasion qu’on lui offrit.

Lorsque madame Lemel arriva à Auberive, elle y fut reçue par nous toutes, au cri de : Vive la Commune ! Nous en avions fait autant pour Excoffon, madame Poirier, Chiffon, et une vieille qui avait déjà combattu à Lyon, au temps où les canuts écrivaient sur leur drapeau : Vivre en travaillant, ou mourir en combattant. Elle avait, de toutes ses forces, combattu pour la Commune : elle s’appelait madame Deletras.

Quelques jours de cachot et tout était dit. — Dans ce cachot, par un soupirail on apercevait une grande partie du pays. Le règlement étant les jours de procession d’aller au cachot ou à la procession, nous y allâmes le jour de la fête Dieu, ce qui désappointa fort les curieux accourus pour nous voir de tous les coins du département de l’Aube.

 

 

 



[1] LISSAGARAY, Histoire de la Commune.

[2] Henri ROCHEFORT, Aventures de ma vie, 3e volume.

[3] Le Père Duchêne, 5 avril 1871.

[4] Le Voleur (d’après le Droit, 29 décembre 1871), pages 1083 et 1086.

[5] LISSAGARAY, Histoire de la Commune de 1871, pages 434 et 435.