Le maréchal de
Mac-Mahon à la tête de l'armée de Versailles. — Trois corps vont opérer
contre Paris. — Positions qu'ils occupent. — Commencement des opérations. —
Proclamation mensongère de la Commune. — La France se lève-t-elle ? Décrets
contre la colonne Vendôme et la chapelle expiatoire ; la guerre aux pierres.
Haines puériles contre les monuments. — Le Soir, la Cloche, l'Opinion
nationale, le Bien public sont supprimés. — Arrestation de Chaudey par ordre de Raoul
Rigault. — Destitution et emprisonnement de Cluseret. — Nomination de
Rossel ; sa candeur, son ambition, son erreur. —La situation s'aggrave.
Tiraillements dans la Commune. — L'indiscipline. — Création du comité de
salut public. — Prise du fort d'Issy. — Arrestation de Rossel ; son évasion.
— Delescluze est nommé délégué à la guerre. — Proclamation du gouvernement de
Versailles aux Parisiens. Opérations militaires. — La maison de Thiers est rasée.
— Proclamation de Delescluze. La colonne Vendôme est renversée. — Rigueurs
contre la presse ; suppression du Siècle. — Entrée de l'armée de Versailles ;
la bataille, les incendies, les massacres, les exécutions. Les morts de la
Commune. — Derniers efforts de l'insurrection. — Fin de la Commune.
Une
dépêche de Versailles, 11 avril, annonce à la France que le maréchal de
Mac-Mahon est appelé à commander l'armée et que les généraux de Cissey et
Ladmirault sont placés sous ses ordres. Le maréchal de Mac-Mahon était depuis
peu revenu d'Allemagne où il était resté depuis la fatale journée de Sedan.
Secondé ou plutôt dirigé par M. Thiers, dont l'activité était de tous les
instants, il reconstituait l'armée avec les prisonniers qu'un privilège
spécial ramenait prématurément de la captivité. L'armée de Versailles fut
composée de trois corps : le 1er, sous les ordres du général Ladmirault,
forme la gauche ; la division Maudhuy occupe Courbevoie et le pont de Neuilly
; la division Montaudon garde Rueil et Nanterre ; la division Grenier est à
Villeneuve-l'Étang. Le 2e corps, commandé par le général de Cissey, formant la
droite, s'établit à Châtillon, Plessis-Piquet et dans les villages semés en
arrière de la Bièvre. Le 3e corps, aux ordres du général du Barail, est
entièrement composé de cavalerie et doit couvrir la colonne de droite. Les
remparts de Paris offrent un saillant plus abordable que les autres, c'est le
Point-du-Jour, que protège le fort d'Issy. Il faut donc s'emparer de ce fort
avant de commencer les travaux d'approche vers l'enceinte. Le 12
avril, le corps de Cissey commence les travaux de tranchée et place de
nouvelles batteries sur le plateau de Châtillon. Ladmirault s'empare du
village de Colombes. La redoute de Gennevilliers est enlevée ; les troupes
s'avancent jusqu'aux abords du château de Bécon dont il importe de s'emparer
pour établir des batteries destinées à contre-battre celles des gardes
nationaux, à Asnières et à Clichy. Quelques jours après (17 avril) le 36e de marche enlève le
château de Bécon ; les troupes mettent le parc en état de défense, des
batteries sont établies et l'insurrection se voit refoulée sur la rive
droite. Du côté de Neuilly, l'artillerie de l'armée de Versailles engage un
duel incessant avec les batteries des fédérés de la porte Maillot. Les
maisons de Neuilly sont criblées d'obus et leurs malheureux habitants, pris
entre deux feux, n'ont plus d'autre refuge que leurs caves où ils vont passer
les jours et les nuits dans des angoisses mortelles, on attendant qu'un
armistice, qui sera tardif, vienne leur permettre de se réfugier dans Paris.
Sur la droite, le corps de Cissey s'avance graduellement vers le fort d'Issy
en établissant des parallèles entre Clamart et Châtillon. Les forts de Vanves
et d'Issy sont couverts de projectiles. Ils répondent vigoureusement à cette
attaque furieuse. Mais les fédérés perdent visiblement du terrain. De toutes
parts se dressent de nouvelles batteries. L'armée de Versailles se renforce
chaque jour par l'envoi de nouvelles troupes ; les travaux de retranchement
destinés à isoler les forts attaqués sont poursuivis avec une prodigieuse
activité. Les fédérés se battent avec une rare énergie ; on excite leur
courage par de mensongers bulletins de victoire ; mais leurs pertes
quotidiennes ne se réparent pas. La confiance baisse, et les proclamations
pompeuses de la Commune ne font pas lever de nouveaux défenseurs pour prendre
la place de ceux qui tombent. C'est vainement qu'on promet aux fédérés que
toute la France se lève pour accourir à leur secours. Le découragement perce
dans ces promesses inutiles : « Courage, disait une affiche, nous touchons au
terme de nos souffrances. Il ne se peut pas que Paris s'abaisse au point de
supporter qu'un Bonaparte le reprenne d'assaut ! Il ne se peut pas qu'on
rentre ici régner sur des ruines et des cadavres ! Il ne se peut pas qu'on
subisse le joug des traîtres qui restèrent des mois entiers sans tirer sur
les Prussiens et qui ne restent pas une heure sans nous mitrailler. Des
femmes, des enfants, des vieillards, des innocents sont tombés sous leurs
coups ; ce n'est plus seulement Paris qui est frémissant de rage et
d'indignation, mais la France ; la France tout entière, s'agite écœurée,
furieuse, cette belle France qu'ils ont ruinée et livrée et dont ils
voudraient se partager les restes, comme des oiseaux de proie abattus dans un
champ de carnage !... Les gens de Versailles, citoyens, vous disent
découragés et fatigués ; ils mentent et le savent bien. Est-ce quand tout le
monde vient à vous ; est-ce quand de tous les coins de Paris on se range sous
votre drapeau ; est-ce quand tous les soldats de la ligne, vos frères, vos
amis, se retournent et tirent sur les gendarmes et les sergents de ville qui
les poussent à vous assassiner ; est-ce quand la désertion se met dans les
rangs de nos ennemis ; quand le désordre, l'insurrection règnent parmi eux et
que la peur les terrifie, que vous pouvez être découragés et désespérer de la
victoire ? Est-ce quand la France tout entière se lève et vous tend la main ;
est-ce quand on a su souffrir si héroïquement pendant huit mois, qu'on se
fatiguerait de n'avoir plus que quelques jours à souffrir, surtout quand la
liberté est au bout de la lutte ! » La
France ne se levait pas pour prendre en main la défense de la Commune de
Paris ; elle procédait en ce moment même, dans une tranquillité parfaite, à
ses élections municipales. A Lyon seulement quelques désordres éclataient,
aussitôt apaisés. Les soldats de la ligne ne tiraient pas sur les gendarmes
et les sergents de ville, mais ils poussaient rapidement et méthodiquement
leurs travaux d'approche ; dans Paris enfin, il n'était pas vrai que la
Commune vit de nouveaux adhérents se ranger sous ses drapeaux ; bien au
contraire. Les violences dont elle se rendait coupable lui aliénaient les hommes
qui auraient pu, dans le principe, se décider plutôt pour elle que pour le
gouvernement légal. Le Journal
officiel publiait, le 12 avril, un décret ainsi conçu : «
Considérant que la colonne impériale de la place Vendôme est un monument de
barbarie, un symbole de force brute et de fausse gloire, une affirmation du
matérialisme, une négation du droit international, une insulte permanente des
vainqueurs aux vaincus, un attentat perpétuel à l'un des trois grands
principes de la République française, la fraternité, ordonne que la colonne de
la place Vendôme soit démolie. » Quelques jours après, autre décret : la
chapelle dite expiatoire de Louis XVI sera détruite, « considérant que
l'immeuble connu sous le nom de chapelle expiatoire de Louis XVI est une insulte
permanente à la première Révolution et une protestation perpétuelle de la
réaction contre la justice du peuple. » Si cette guerre aux monuments avait
pu assurer la victoire de la Commune, on aurait compris ces décrets. La
colonne Vendôme n'était point sans doute un chef-d'œuvre, mais on en peut
dire autant d'une foule de monuments historiques. La renverser, sous prétexte
qu'elle rappelait la mémoire de Napoléon 1er, c'était peut-être le fait de
grands politiques, mais il aurait fallu du même coup effacer de l'histoire le
souvenir du premier Empire. Peut-être aussi la Commune choisissait-elle mal
son moment. Les Prussiens entouraient Paris, la France venait de subir des
désastres mémorables, et c'est à cette heure qu'on abattait un monument qui
célébrait moins la gloire de Napoléon 1er que les victoires des armées
françaises ! Le patriotisme n'exigeait point ce sacrifice. On évoquait la «
fraternité » des peuples et le respect du « droit international, » et la
France était en train de subir l'écrasant fardeau de l'occupation étrangère,
et l'ennemi campait à ses portes, qui lui avait arraché deux de ses provinces
! Enfin, quoi de plus puéril et de plus étroit que cette haine qui s'adresse
à des blocs de pierre à cause de l'idée qu'ils représentent ? Les vicissitudes
politiques se succèdent sans relâche à travers l'histoire. Faudra-t-il que
tous les monuments tombent l'un après l'autre suivant la fortune des partis ?
Commencez-donc par supprimer l'histoire, ou renoncez à ces vengeances
mesquines qui créent autour d'un nom que vous détestez — et que vous détestez
avec raison — un prestige que peut-être il avait à jamais perdu. Sur ces
entrefaites, la liberté de la presse et la liberté individuelle recevaient de
nouvelles atteintes. Les journaux le Soir, la Cloche, l'Opinion
nationale et le Bien public sont supprimés, « attendu, dit
l'arrêté, qu'il est impossible de tolérer dans Paris assiégé dos journaux qui
prêchent ouvertement la guerre civile, donnent des renseignements militaires
à l'ennemi et propagent la calomnie contre les défenseurs de la République. »
Gustave Chaudey, républicain éprouvé, publiciste de talent et l'un des
rédacteurs du Siècle, est arrêté dans les bureaux de ce journal, par ordre du
préfet de police de la Commune, Raoul Rigault. Chaudey avait été, pendant le
siège, l'un des adjoints du maire de Paris ; il se trouvait dans l'intérieur
de l'Hôtel-de-Ville pendant que les émeutiers du 22 janvier tentaient leur
coup de main inutile. On se souvient que les mobiles avaient fait feu sur les
insurgés et que plusieurs de ces hommes conduits par Raoul Rigault en
personne étaient tombés sur la place. Raoul Rigault, depuis ce jour, ne cessa
d'accuser Chaudey, faussement d'ailleurs, d'avoir commandé le feu. La vérité,
c'est que l'ancien adjoint du maire de Paris avait été fort surpris
d'entendre éclater la fusillade. Mais quand une idée avait pénétré une fois
dans l'étroite cervelle de Raoul Rigault, elle n'en sortait plus. Devenu,
selon son rêve, préfet de police de la Commune, et se trouvant en position d'assouvir
sa haine, Rigault commença par faire dénoncer Chaudey dans le Père Duchêne,
rédigé par Wermersch. Chaudey ne se cachait point, il signait tous les jours
des articles dans le Siècle ; il poussa l'imprudence ou la générosité jusqu'à
croire que la dénonciation sauvage du Père Duchêne n'était pour son auteur
qu'un jeu d'enfant et qu'il n'y avait pour lui aucun danger à se montrer et à
écrire comme de coutume. Il se trompait : Raoul Rigault était de ceux qui ne
pardonnent pas. Le 14 avril, vers quatre heures du soir, Chaudey était arrêté
et conduit à Mazas. Cependant,
la situation empirant toujours, de graves dissentiments naissaient au sein de
la Commune et se trahissaient au dehors. Il y avait une lutte sourde entre la
Commune et le comité central qui, malgré sa retraite plus apparente que
réelle, revenait très-souvent en scène par des proclamations à la garde
nationale. Il y avait, en outre, des déchirements continuels entre les
membres de la Commune. Les comptes rendus des séances en font foi ; les orateurs
se menaçaient. On n'était d'accord ni sur la marche politique à suivre, ni
sur les opérations militaires ; on se tenait en suspicion. La confusion
régnait dans les régions officielles. Dans la séance du 21 avril, un membre
propose l'arrestation de Félix Pyat, qui a blâmé dans son journal les
rigueurs contre la presse, qu'il a conseillées et approuvées au sein de la
Commune. Pyat donne sa démission, puis la retire sur les instances, dit-il,
des femmes de son quartier. La Commune a des agents qui soulèvent les
clameurs publiques. L'un d'eux, Pilotell, photographe, chargé d'arrêter
Chaudey, s'est emparé de l'argent qui se trouvait chez ce dernier. Un autre,
sous prétexte de rechercher des armes, a pris 200,000 francs à la compagnie
parisienne du gaz. L'indignation publique oblige la Commune à restituer cette
somme. Enfin, symptôme plus grave encore, le général Cluseret, commandant en
chef des forces de la Commune, était publiquement accusé de mollesse, d'impéritie
et même de trahison. Le 30
avril, la Commune rend le décret suivant : La
Commune de Paris, Considérant
qu'en acceptant les fonctions de délégué à la guerre, le citoyen Cluseret en
subissait la pleine et entière responsabilité ; Que
cette responsabilité s'applique aussi bien à l'insuffisance qu'a la trahison,
dont nous ne l'accusons pas ; Qu'il
résulte évidemment des faits qui se sont écoulés que le citoyen Cluseret a
été au-dessous d'une tâche qu'il avait acceptée ; Qu'en
outre sa situation dans l'affaire Rassel n'est pas clairement établie ; Qu'il
importe, à ces points de vue, dans un intérêt public, que cette détention
soit maintenue ; Arrête
: Le
doyen Cluseret sera maintenu en état d'arrestation jusqu'à la fin des événements
militaires actuels. Il
sera détenu à Sainte-Pélagie. Signé : ARNOLD, VAILLANT, TRINQUET, DUPONT (Clovis) Cluseret
est remplacé au commandement militaire par un jeune homme, jusqu'alors
inconnu et qu'attendait une mort tragique, Nathaniel Rossel, ex-capitaine du
génie à Metz pendant la guerre contre l'Allemagne. Pendant le siège de Metz,
Rossel avait été du nombre de ces vaillants officiers qui, voyant le sombre dénouement
préparé par le maréchal Bazaine, avaient formé un complot pour s'emparer du
commandant en chef et nommer à sa place un autre général. Enfermé dans la citadelle,
il s'était sauvé au moment de la capitulation, avait, sous un déguisement,
franchi les lignes ennemies et il était venu à Tours offrir ses services au
gouvernement de la Défense nationale. Chargé d'inspecter les places fortes du
nord de la France, il devint, au retour de cette mission, directeur du génie
au camp de Nevers. C'est là qu'il apprit la révolution du 18 mars. Il
accourut à Paris, après avoir donné sa démission au ministre de la guerre. « Instruit
par une dépêche de Versailles, — écrivait-il au ministre, — qu'il y a deux
partis en lutte dans le pays, je me range sans hésitation du côté de celui
qui n'a pas signé la paix, et qui ne compte pas dans ses rangs de généraux
coupables de capitulation. » Rossel était évidemment sincère en écrivant ces
mots : ils peignent sa candeur, qui était grande, et le trouble de ses
pensées, qui était profond. Rossel, nature foncièrement honnête, mais capable
des plus tristes emportements, était doué d'une intelligence très-grande,
mais mal équilibrée. Il aimait son pays et croyait le servir en s'enrôlant
sous le drapeau de la Commune. Il connaissait peu les hommes, ayant toujours
vécu parmi les livres ; il connaissait mal surtout ceux dont il allait
devenir le compagnon et le collaborateur. Son désenchantement plus tard fut
amer, si l'on en croit les pages qu'il écrivit peu de temps avant sa mort.
Toutes ses illusions alors étaient tombées ; il le confesse avec la sincérité
qui ne l'a jamais quitté. Parce que les membres de la Commune prononçaient
certains mots révolutionnaires et copiaient les institutions d'une autre
époque, Rossel avait positivement cru que ces hommes continuaient la grande
Revolution française. Ces pygmées sans idées lui avaient semble de loin de la
mème taille que les géants de la fin du siècle dernier. C'est en cela que sa
candeur fut infinie. A cette candeur s'ajoutait un immense besoin de
mouvement. Rossel avait conscience de ses capacités et il nourrissait de
vastes ambitions. Il se jeta dans la Commune parce que la Commune lui parut
l'aurore d'un monde nouveau, meilleur que ce monde officiel et en faveur dont
il avait vu à Metz le déplorable affaissement au milieu des circonstances les
plus critiques[1]. Il crut, peut-être de bonne
foi, on le dirait en lisant sa lettre au ministre de la guerre, que les
hommes du 18 mars étaient de taille à recommencer la guerre avec la Prusse et
à chasser l'étranger du sol national. Ils ne savaient pas encore combien ces
hommes s'étaient faits humbles et petits devant les Prussiens. Arrivé
à Paris, il est d'abord revêtu du grade de chef de légion, puis on le voit
président d'une cour martiale qui prononce des condamnations à mort. Dur
comme un puritain, impitoyable comme un fanatique, il ensanglante son nom —
l'expression est de lui — dans ces fonctions subalternes. Les membres de la
Commune, voyant ce jeune homme austère et instruit à leur dévotion,
résolurent de s'en faire un instrument. Ils le nommèrent délégué à la guerre
en remplacement de Cluseret. Rossel accepta sans hésiter. Il écrit, le 30
avril, à la commission exécutive : Citoyens, J'ai
l'honneur de vous accuser réception de l'ordre par lequel vous me chargez, à
titre provisoire, des fonctions de délégué à la guerre. J'accepte
ces difficiles fonctions, mais j'ai besoin de votre concours le plus entier,
le plus absolu, pour ne pas succomber sous le poids des circonstances. Salut
et fraternité. Le colonel du génie, ROSSEL. 30
avril 1871. Le
péril, pour la Commune, allait grandissant, au moment où le nouveau délégué à
la guerre acceptait ces fonctions. Les troupes de Versailles avaient pris le
cimetière, les carrières et le parc d'Issy. Le commandant du fort, qui était
alors Mégy, avait précipitamment évacué cette position, s'estimant perdu,
s'il y restait. Il est vrai que les fédérés n'avaient pas tardé à revenir
dans le fort, attendu que les troupes régulières n'avaient pas essayé de
l'enlever. Mais une attaque de vive force était imminente[2]. L'armée de Versailles
enlevait, dans la nuit du 1er au 2 mai, la gare de Clamart et le château
d'Issy. Le Journal officiel de la Commune publiait néanmoins des
dépêches où l'on disait aux pauvres dupes de la garde nationale : « Feu
ennemi éteint. Versaillais repoussés. Gare de Clamart trois fois attaquée ils
sont repoussés vigoureusement. » Il
fallut peu de temps à Rossel pour s'apercevoir que la Commune était une sorte
de tour de Babel où l'on ne s'entendait guère ; les socialistes, formant la
minorité, étaient en lutte ouverte avec les jacobins, ce groupe violent de
pasticheurs de la Révolution dont Félix Pyat et Delescluze étaient les chefs
influents. On s'agitait beaucoup et on prononçait des discours très-pompeux ;
mais, en somme, on n'avançait pas. La Commune perdait du terrain, et si
quelques milliers de fédérés se battaient courageusement, cela n'empêchait ni
les jalousies entre les officiers supérieurs, ni les désertions, ni des
tiraillements innombrables entre les divers représentants de l'autorité
communale. Rossel a dévoilé cette plaie profonde peu de temps avant sa mort.
Il y avait, dit-il, un peu partout des chefs particuliers qui n'acceptaient
pas ou n'exécutaient pas les ordres. Chaque arrondissement avait son comité,
nul, hargneux, jaloux ; l'artillerie était séquestrée par un comité analogue,
relevant aussi de la fédération, et qui était une rare collection
d'incapables. Chaque monument, chaque caserne, chaque poste avait son
commandant militaire, et ce commandant militaire avait son état-major et
souvent sa garde en permanence ; tous ces produits de la Révolution n'avaient
d'autre titre et d'autre règle que leur bon plaisir, le droit du premier
occupant et la prétention de rester en place sans rien faire. La
garde nationale, quand on y regardait de près, offrait un spectacle analogue.
Les anciens cadres n'étaient plus obéis, à cause des ordres de réélection ;
les nouveaux cadres étaient contestés ou n'étaient pas encore élus : les
bataillons saisissaient ce prétexte pour ne pas marcher. Un officier n'était
pas plus tôt élu que les protestations contre son élection, les dénonciations
contre son caractère et ses opinions arrivaient en masse au ministère de la
guerre. Rossel
souffrait de ce désordre. Il prenait son rôle au sérieux et se croyait appelé
à reformer ce monde d'intrigues où on se jalousait, où le comité central,
désintéressé et en dehors de la scène en apparence, travaillait dans l'ombre
à se substituer à la Commune cl à s'emparer de la force armée. Comment
débrouiller ce chaos, comment se faire obéir et restaurer la discipline ? Ces
choses ne vont point ordinairement avec la défaite, avec la menace toujours
plus évidente d'un effondrement prochain. Comme les jacobins étaient sans
cesse à chercher des motifs de plagiat dans le passé, on eut l'idée de
ressusciter le comité de salut public et d'appliquer à l'année 1871 une
institution qui, en d'autres temps et avec d'autres hommes, avait donné de
prodigieux résultats. Plus pratiques et plus sensés que leurs, collègues, les
socialistes s'élevèrent avec force contre cette passion des emprunts au
passé. Cet amour des grands mots les irritait, autant qu'il enivrait les
membres de la majorité. On vota donc pour savoir si l'on instituerait oui ou
non le comité de salut public. Il y eut, sur soixante-deux votants,
trente-quatre voix pour et vingt-huit contre[3]. Puis il fallut choisir les
membres du comité. Trente-sept votants seulement ; vingt-cinq membres de la
Commune s'étaient abstenus. Les membres du comité de salut public furent les
citoyens : A. Arnaud, Ch. Gérardin, Léo Meillet, Félix Pyat, Ranvier. La
Commune ne retira de ce comité burlesque aucune force nouvelle ; ce retour
vers le passé fut pour beaucoup d'esprits timides un sujet d'épouvante. C'est
vers le même temps que Rossel chargeait le citoyen Gaillard de couvrir Paris
de barricades. Cependant
l'argent commençait à manquer. Dans l'espace de trois semaines — du 20 mars
au 1er mai — la Commune avait dépensé plus de vingt-cinq millions. Quoiqu'on
fit argent de tout, quoiqu'on eût fait main basse sur toutes les caisses des
administrations et des établissements communaux, on n'avait plus d'argent
pour payer la solde de la garde nationale. Les discussions allaient
s'envenimant. Rossel, très-absolu, passait déjà pour un « petit Bonaparte ; »
la Commune et le comité de salut public se plaignaient de ne recevoir pas de
rapports de lui sur les événements militaires. Que se passait-il donc aux
avant-postes ? L'armée régulière s'apprêtait à frapper le grand coup. Le 8
mai, le Journal officiel de la Commune reproduit un document qui a
paru dans l'Officiel de Versailles. C'est une sorte d'adresse ou
d'avertissement aux « Parisiens, » ou mieux encore un ultimatum ; le voici : LE GOUVERNEMENT DE LA REPUBLIQUE
FRANCAISE AUX PARISIENS. La
France, librement consultée par le suffrage universel, a élu un gouvernement
qui est le seul légal, le seul qui puisse commander l'obéissance, si le
suffrage universel n'est pas un vain mot. Ce
gouvernement vous a donné les mêmes droits que ceux dont jouissent Lyon,
Marseille, Toulouse, Bordeaux, et, à moins de mentir au principe de
l'égalité, vous ne pouvez demander plus de droits que n'en ont toutes les
autres villes du territoire. En
présence de ce gouvernement, la Commune, c'est-à-dire la minorité qui vous
opprime et qui ose se couvrir de l'infâme drapeau rouge, a la prétention
d'imposer à la France ses volontés. Par ses œuvres, vous pouvez juger du
régime qu'elle vous destine. Elle viole les propriétés et emprisonne les
citoyens pour on faire des otages, transforme en déserts vos rues et vos
places publiques, où s'étalait le commerce du monde, suspend le travail dans
Paris, le paralyse dans toute la France, arrête la prospérité qui était prête
à renaître, retarde l'évacuation du territoire par les Allemands et vous
expose à une nouvelle attaque de leur part, qu'ils se déclarent prêts à
exécuter sans merci, si nous ne venons pas nous-mêmes comprimer
l'insurrection. Nous
avons écouté toutes les délégations qui nous ont été envoyées, et pas une ne
nous a offert une condition qui ne fût rabaissement de la souveraineté nationale
devant la révolte, le sacrifice de toutes les libertés et de tous les
intérêts. Nous avons répété à ces délégations que nous laisserions la vie
sauve à ceux qui déposeraient les armes, que nous continuerions le subside
aux ouvriers nécessiteux. Nous l'avons promis, nous le promettons encore ;
mais il faut que cette insurrection cesse, car elle ne peut se prolonger sans
que la France y périsse. Le
gouvernement qui vous parle aurait désiré que vous pussiez vous affranchir
vous-mêmes des quelques tyrans qui se jouent de votre liberté et de votre vie
Puisque vous ne le pouvez pas, il faut bien qu'il s'en charge, et c'est pour
cela qu'il a réuni une armée sous vos murs, armée qui vient, au prix de son
sang, non pas vous conquérir, mais vous délivrer. Jusqu'ici
il s'est borne à l'attaque des ouvrages extérieurs. Le moment est venu où, pour abréger votre supplice,
il doit attaquer l'enceinte elle-même. Il ne bombardera pas Paris, comme les
gens de la Commune et du comité de salut public ne manqueront pas de vous le
dire. Un bombardement menace toute la ville, la rend inhabitable, et a pour
but d'intimider les citoyens et de les contraindre à une capitulation. Le
gouvernement ne tirera le canon que pour forcer une de vos portes, et
s'efforcera de limiter au point attaque les ravages de cette guerre dont il
n'est pas l'auteur. Il
sait, il aurait compris de lui-même, si vous ne le lui aviez fait dire de toutes
parts, qu'aussitôt que les soldats auront franchi l'enceinte, vous vous
rallierez au drapeau national pour contribuer avec notre vaillante armée à
détruire une sanguinaire et cruelle tyrannie. Il
dépend de vous de prévenir les désastres qui sont inséparables d'un assaut.
Vous êtes cent fois plus nombreux que les sectaires de la Commune.
Réunissez-vous, ouvrez-nous les portes qu'ils ferment à la loi, à l'ordre, à
votre prospérité, à celle de la France. Les portes ouvertes, le canon cessera
de se faire entendre ; le calme, l'ordre, l'abondance rentreront dans vos
murs ; les Allemands évacueront votre territoire, et les traces de vos maux
disparaîtront rapidement. Mais
si vous n'agissez pas, le gouvernement sera obligé de prendre pour vous
délivrer les moyens les plus prompts cl les plus sûrs. Il vous le doit à
vous, mais il le doit surtout à la France, parce que les maux qui pèsent sur
vous pèsent sur elle, parce que le chômage qui vous ruine s'est étendu à elle
et la ruine également, parce qu'elle a le droit de se sauver, si vous ne
savez pas vous sauver vous-mêmes. Parisiens,
pensez-y mûrement : dans très-peu de jours nous serons dans Paris. La France
veut en finir avec la guerre civile. Elle le veut, elle le doit, elle le
peut. Elle marche pour vous délivrer. Vous pouvez contribuer à vous sauver
vous-mêmes, en rendant l'assaut inutile, et en reprenant votre place dès
aujourd'hui au milieu de vos concitoyens et de vos frères. Cet
avertissement menaçant jeta le comité de salut public dans un accès de
fureur. Il rendit immédiatement un décret : Considérant,
que dans ce document, le sieur Thiers déclare que son armée ne bombarde pas
Paris, tandis que chaque jour des femmes et des enfants sont victimes des
projectiles fratricides de Versailles ; Qu'il
y est fait un appel à la trahison pour pénétrer dans la place, sentant
l'impossibilité absolue de vaincre par les armes l'héroïque population de
Paris ; Le
comité de salut public arrête : Art.
1er. Les biens meubles des propriétés de Thiers seront saisis par les soins
de l'administration dos domaines ; Art.
2. La maison de Thiers, située place Georges, sera rasée. Le
décret fut placardé sur la maison de M. Thiers. Trois jours après, l'hôtel de
la « place Georges » était démoli, rasé. La Commune put contempler ces ruines
avec orgueil[4]. Il est vrai que cet acte
d'inutile vandalisme ne mit pas ses affaires en meilleur état. Le 9
mai, dans l'après-midi, l'affiche suivante était apposée sur les murs de
Paris : Midi et demi. Le
drapeau tricolore flotte sur le fort d'Issy, abandonné hier soir par la
garnison. Le délégué à la guerre, ROSSEL. Rossel
disait vrai. La Commune exaspérée eut beau démentir la nouvelle et dire : «
Il est faux que le drapeau tricolore flotte sur le fort d'Issy. Les
Versaillais ne l'occupent et ne l'occuperont pas. La Commune vient de prendre
les mesures énergiques que comporte la situation. » Il était vrai que les troupes
régulières étaient entrées dans le fort d'Issy. Les derniers détachements de
fédérés avaient évacué à l'aube cet amas de débris que les obus labouraient
toujours avec furie. Rossel, dont tous les actes étaient entravés par le
comité central, avait porté celle mauvaise nouvelle à la connaissance du
public, non sans une âpre jouissance. Cet échec n'était-il pas, à ses yeux,
la preuve que le comité central ne comptait dans son sein que des brouillons
et des incapables ? À la séance de la Commune, les jacobins accusent Rossel
de trahison ; seul, Delescluze ose prendre sa défense, et rejeter sur le
comité de salut public la responsabilité de l'échec qu'on vient d'essuyer. En
conséquence, les membres du comité seront imités à se démettre de leurs
fonctions. Quant à Rossel, il sera mis immédiatement en état d'arrestation.
Félix Pyat surtout se montrait fort animé contre le délégué à la guerre et
contre la minorité socialiste qu'il accusait de lâcheté. A la suite d'une discussion
orageuse, la séance est suspendue pour quelques minutes. Les révolutionnaires
de 1848 quittent la salle des séances et, comme ils ne paraissent pas à
l'heure fixée pour la reprise de la délibération, les membres de la minorité
se mettent à leur recherche. On les trouve réunis dans une salle isolée et
délibérant à l'exclusion de la minorité. D'où réclamations et protestations.
Enfin, la discussion est reprise en commun, et Pyat insiste de nouveau, avec
l'aigreur qui le distingue, sur la nécessité de l'arrestation de Rossel. Un
membre se lève alors, le citoyen Malon, qui apostrophe Pyat d'une voix
indignée : « Vous êtes le mauvais génie de la Révolution. Taisez-vous ! Ne
continuez pas à répandre vos soupçons venimeux et à attiser la discorde.
C'est votre influence qui perd la Commune, il faut qu'elle soit enfin
anéantie[5]. » Rossel
se retire et demande « une cellule à Mazas. » La Commune décide en séance
secrète qu'il sera mis en état d'arrestation et renvoyé devant une cour
martiale[6], elle nomme à sa place le
citoyen Delescluze. Rossel fut arrêté et enfermé dans l'une des salles de
l'Hôtel-de-Ville sous la garde d'un membre de la Commune, nommé Gérardin. Le
gardien et le prisonnier prirent la fuite ensemble. Le grotesque marchait de
front avec le tragique. Delescluze
remplace Rossel au ministère de la guerre. Sera-t-il plus habile que lui ?
Les membres de la Commune le pensent, parce que Delescluze n'est pas un
militaire, un de ces soldats dont on n'attend plus rien après Cluseret et
Rossel. Durant les dix jours que Rossel a gardé le commandement ou a été censé l'exercer, la situation militaire a empiré. Le fort d'Issy, quoi qu'en ait
dit la Commune, est aux mains des troupes régulières ; le fort de Vanves est
très-menacé. Une batterie formidable de 80 pièces, élevée sur la hauteur de
Montretout, balaye le rempart du Point-du-Jour avec furie et rend toute
défense impossible dans le rayon de son tir. Les travaux d'approche sont
très-avancés et l'heure de l'attaque va sonner. La situation politique
est-elle meilleure ? Les tentatives de conciliation ont échoué : mauvais
vouloir à Paris, mauvais vouloir à Versailles. La Commune s'est rendue aussi
ridicule qu'odieuse en faisant raser la maison de M. Thiers ; le comité
central jalouse et paralyse le comité de salut public ; la majorité violente
la minorité : elle a menacé de l'emprisonner, et ces discussions intestines
ne sont un mystère pour personne. Aucun espoir, aucune chance de salut. On
roule vers un dénouement terrible. Quel
est l'homme qui accepte le commandement suprême au bord du précipice ?
Charles Delescluze, républicain austère, une intelligence distinguée, une
conscience d'honnête homme. Delescluze a plus de soixante ans' ; les luttes
d'une existence orageuse et toujours déçue ont aigri son âme. Dans
l'intimité, Delescluze est le plus doux des hommes ; homme public, chef de
parti, il va jusqu'à l'emportement. Depuis 1832, époque où il s'est jeté dans
les luttes politiques, sa vie a été une tourmente perpétuelle ; il a trempé
dans les complots et il a connu les douleurs de l'exil. Commissaire de la
République dans le département du Nord en 1848, déporté sous l'Empire à
Cayenne, il était rentré en France après l'amnistie, pour combattre le
gouvernement du 2 décembre, et il lui avait porté des coups terribles dans le
journal le Réveil. Pendant le siège de Paris, adversaire déclare des hommes
de l'Hôtel-de-Ville, il les accusait de mollesse et d'impéritie ; il sortit
irrité de ce long et douloureux blocus, qui laissa tant de cœurs ulcérés.
Députe de Paris a l'Assemblée de Bordeaux, il donne sa démission avec éclat
pour ne point signer la paix qui arrache deux provinces à la France. Avant de
se retirer, il a déposé une demande de mise en accusation du gouvernement
parisien de la Défense nationale. Il est à Paris, le 18 mars, quand la
révolution éclate. Que se passa-t-il alors dans cette âme orageuse ? Salua-t-il
la révolution du 18 mars comme l'avènement de la république de ses rêves ? Était-il
convaincu que la France avait besoin, pour reprendre ses traditions de la fin
du siècle dernier, de passer par une sorte de cataclysme social ? C'est
l'explication de sa conduite ; il crut sans doute à la naissance d'un monde
nouveau ; comme à Rossel, la révolution du 18 mars lui semble l'aurore d'une
société plus parfaite, plus libre, plus heureuse que cette vieille société
dont les institutions soulevaient ses colères. Delescluze ne nourrissait plus
sans doute cette illusion au moment où il se laissa nommer délégué à la
guerre par la Commune ; mais lui, le toujours déçu et l'éternel vaincu, il ne
veut, il ne peut plus attendre. Il tentera un effort désespéré, et s'il est
vaincu, cette fois encore, il reste à son désespoir le refuge de la mort. Un
fanatisme farouche entraine cet homme au cœur aimant et doux, mais au cerveau
étroit et dur. Il est, lui aussi, l'une des victimes de la grande piperie des
mots ; il a le courage inébranlable des vieux conventionnels ; il ira
jusqu'au bout, non sans avoir démasqué ses compagnons de lutte, qu'il appelle
« des fous et des gredins, » et montant, quand tout espoir sera perdu, sur
une barricade, il se fera tuer, ne voulant pas survivre aux horreurs dont il
a été le témoin et ne voulant pas de la mort des cours martiales. Delescluze
notifie son avènement par la proclamation suivante : À LA GARDE NATIONALE. Citoyens, La
Commune m'a délégué au ministère de la guerre ; elle a pensé que son
représentant dans l'administration militaire devait appartenir à l'élément
civil. Si je ne consultais que mes forces, j'aurais décliné cotte fonction
périlleuse, mais j'ai compté sur votre patriotisme pour m'en rendre
l'accomplissement plus facile. La
situation est grave, vous le savez ; l'horrible guerre que vous font les
féodaux conjurés avec les débris des régimes monarchiques vous a déjà coûté
bien du sang généreux, et cependant, tout en déplorant ces pertes
douloureuses, quand j'envisage le sublime avenir qui s'ouvrira pour nos
enfants, et lors même qu'il ne nous serait pas donné de récolter ce que nous
avons semé, je saluerais encore avec enthousiasme la révolution du 18 mars,
qui a ouvert à la France et à l'Europe des perspectives que nul de nous
n'osait espérer il y a trois mois. Donc, à vos rangs, citoyens, et tenez
ferme devant l'ennemi. Nos
remparts sont solides comme vos bras, comme vos cœurs ; vous n'ignorez pas
d'ailleurs que vous combattez pour votre liberté et pour l'égalité sociale, cette
promesse qui vous a si longtemps échappé ; que si vos poitrines sont exposées
aux balles et aux obus des Versaillais, le prix qui vous est assuré, c'est
l'affranchissement de la France et du monde, la sécurité de votre foyer cl la
vie de vos femmes et de vos enfants. Vous
vaincrez donc ; le monde qui vous contemple et applaudit à vos magnanimes
efforts s'apprête à célébrer votre triomphe, qui sera le salut pour tous les
peuples. Vive
la République universelle ! Vive
la Commune ! Le délégué
civil à la guerre, DELESCLUZE. Paris,
10 mai 1871. Les
événements se précipitent ; l'heure de la chute approche. Le délire de la
Commune va commencer. Une ombre de liberté restait encore à la presse :
c'était trop pour les prétendus républicains de l'Hôtel-de-Ville. Le 12 mai,
au moment même où l'on procédait au déménagement de la maison de M. Thiers,
le délégué à la sûreté générale supprime d'un trait de plume le Moniteur
universel, l'Observateur, l'Univers, le Spectateur,
l'Étoile et l'Anonyme. Trois jours après, c'est le tour du Siècle,
de la Discussion, du National, du Journal de Paris et du
Corsaire. Le Siècle avait protesté contre un arrêté du comité
de salut public qui obligeait tout citoyen à se munir d'une carte d'identité
et qui donnait à tout garde national le droit d'arrêter un passant pour
s'assurer qu'il était porteur de sa carte. Ce fut son arrêt de mort[7]. Le
décret rendu contre la colonne Vendôme n'était pas encore exécuté. La
solennité de la démolition fut annoncée pour le 16 mai. Une foule immense se
porta sur les boulevards et aux abords de la place où quelques membres de la
Commune, ceints de l'écharpe rouge, étaient venus se ranger. Une épaisse
couche de fumier couvrait la rue de la Paix dans le sens où le cabestan
devait entraîner la colonne préalablement sciée à la base. A un signal donné,
les câbles se tendent, un craquement se fait entendre ; ce n'est que le
cabestan qui se brise. Pendant qu'on va chercher un autre appareil, des
ouvriers armés de pioches et de pinces entament plus profondément le fût de
la colonne. Le nouveau cabestan commence à fonctionner vers cinq heures. On
voit le monument céder, s'incliner, et tout à coup se précipiter vers le sol
où il tombe en faisant tout trembler à la ronde et en soulevant un nuage de
poussière. Mille cris de joie retentissent ; les musiques jouent la
Marseillaise ; des orateurs escaladent le piédestal, où flotte le drapeau
rouge, et parlent à la foule qui ne les écoute pas. Telle fut la solennité
offerte à Paris par la Commune, tandis que les Prussiens occupaient les forts
qui entourent la ville[8]. Les citoyens Miot, membre de
la Commune, et Ranvier, membre du comité central, se rendirent à
l'Hôtel-de-Ville après la cérémonie. Une foule enthousiaste couvrait la
place. Là Miot dit au peuple : « Jusqu'ici notre colère ne s'est exercée que
sur des choses matérielles, mais le jour approche où les représailles seront
terribles et atteindront cette réaction infâme qui nous mine et cherche à
nous écraser. » Ranvier dit à son tour : « La colonne Vendôme, la maison de
M. Thiers, la chapelle expiatoire, ne sont que des exécutions matérielles.
Mais le tour des traîtres et des royalistes viendra inévitablement, si la
Commune y est forcée. » Ces
discours forcenés n'étaient pas, malheureusement, une vaine bravade. Miot et Ranvier
parlaient très-sérieusement. La Commune acculée, poussée au bord de l'abîme,
sentait qu'elle allait mourir, mais elle entendait faire payer à Versailles
sa victoire. On était arrivé dans un de ces moments tragiques où la vie
humaine ne compte plus. Ces gens qui traitaient volontiers les Versaillais de
brigands et d'assassins approuvaient l'assassinat d'un jeune garçon soupçonné
d'être un espion de l'armée régulière et que le général La Cécilia venait de
fusiller sans forme de procès, sur l'ordre du citoyen Johannard, membre de la
Commune. Ce Johannard fait part de ce crime à ses collègues dans la séance du
19 mai ; il était allé aux avant-postes, à la façon des anciens commissaires
que la Convention envoyait aux armées. « Je ne serais peut-être pas venu,
dit-il à ses collègues, sans un fait très-important dont je crois de mon
devoir de vous rendre compte. On avait mis la main sur un garçon qui passait
pour un espion. Toutes les preuves étaient contre lui, et il a fini par avouer
lui-même qu'il avait reçu de l'argent et qu'il avait fait passer des lettres
aux Versaillais. J'ai déclaré qu'il fallait le fusiller sur-le-champ. Le général
La Cécilia et les officiers d'état-major étant du même avis, il a été fusillé
à midi. » On se contente de demander à l'homme qui parle ainsi s'il a fait
dresser procès-verbal de l'exécution, et sur sa réponse affirmative,
Johannard retourne aux avant-postes, assurant qu'en pareil cas « il agira
toujours de même. » L'avant-veille, le citoyen Urbain, après avoir donné
lecture d'un rapport mensonger sur le viol et le massacre d'une ambulancière
de la Commune, avait proposé de décréter « que dix individus désignés par le
jury d'accusation seraient fusillés en punition des assassinats journellement
commis par les Versaillais. Cinq des otages seraient exécutés dans
l'intérieur de Paris, en présence de la garde nationale ; les cinq autres le
seraient aux avant-postes. » Sur quoi, le citoyen Amouroux avait émis l'avis
d'immoler sur-le-champ un certain nombre d'otages, des prêtres surtout, et le
citoyen Raoul Rigault propose que le jury d'accusation « puisse
provisoirement, pour les accusés de crimes ou délits politiques, prononcer
des peines, exécutoires dans les vingt-quatre heures, aussitôt après avoir
statué sur la culpabilité des accusés. » Le jury d'accusation fut convoqué
pour le lendemain, 18 mai. Telle était la politique, digne des Peaux-Rouges,
que la majorité de la Commune adoptait. Quant à la minorité, elle s'était
retirée, laissant ces fous et ces coquins à leurs fureurs sanguinaires. Dans le
public, à la vérité, on ne soupçonnait pas toute la perversité de ces hommes,
jeunes et instruits pour la plupart : on les savait affectés de la manie des
grands mots, capables de menaces ; mais oseraient-ils exécuter ces menaces ?
Ces littérateurs, Pyat, Delescluze, J. Vallès n'enflaient-ils pas la voix
pour s'étourdir eux-mêmes et pour intimider les autres ? Certains indices
donnaient à penser cependant. Le membre de la Commune délégué aux travaux
publics invite, le 16 mai, tous les dépositaires de pétrole ou autres huiles
minérales à en faire la déclaration, dans les quarante-huit heures, dans les
bureaux de l'éclairage situés place de l'Hôtel-de-Ville, 9. Le même jour, une
note parue au Journal officiel, annonce que la délégation scientifique
de la Commune « forme quatre équipes de fuséens pour le maniement des fusées
de guerre et qu'il ne sera admis dans ces équipes que d'anciens artilleurs ou
artificiers ayant en pyrotechnie des connaissances suffisantes. » Enfin le
comité de salut public fait appel « à tous les travailleurs terrassiers,
charpentiers, maçons, mécaniciens, » ouvriers qui seront embrigadés et mis à
la disposition de la guerre et du comité du salut public. Preuve évidente que
la résistance se prépare et qu'elle sera terrible. Le Cri du Peuple,
journal de Jules Vallès, disait vers le même temps : « On a pris toutes les mesures
pour qu'il n'entre dans Paris aucun soldat ennemi. Les forts peuvent être
pris l'un après l'autre. Les remparts peuvent tomber. Aucun soldat n'entrera
dans Paris. Si M Thiers est chimiste, il nous comprendra. » Sinistre
commentaire de l'arrêté qui met en réquisition le pétrole et les autres
huiles minérales. Les
troupes régulières avaient occupé le fort de Vanves dans la nuit du 20 au 21
mai. Elles touchaient presque le rempart : de larges brèches déchiraient les
portes d'Auteuil, de Passy et du Point-du-Jour. On s'apprêtait à donner
l'assaut, lorsque le 21, dans l'après-midi, au plus fort du bombardement, un
homme paraît sur le rempart et agile un drapeau blanc. L'officier de service
à la tranchée s'avance, non sans quelque défiance, vers cet inconnu qui
appelle les troupes. Est-ce un ami qui leur apporte d'utiles renseignements
ou un traître qui les attire dans un guet-apens ? C'était un piqueur au service
municipal de Paris, nommé Ducatel. Il annonce à l'officier que les bastions
voisins, battus par un feu incessant, ont été abandonnés par les fédérés,
qu'il s'en est assuré par lui-même et que les troupes peuvent entrer sans
donner l'assaut. On mil immédiatement à profit ces indications précieuses.
L'armée entra et prit possession, sans résistance, de la porte de Saint Cloud
et des deux bastions voisins. Le général Douay accourt, presse la marche de
ses troupes et se rend maître, sans coup férir, de l'espace compris entre les
fortifications et le viaduc du Point-du-Jour ; il s'empare ensuite de la porte
d'Auteuil. Dans le même temps, Ducatel conduit la colonne de tête jusqu'au
Trocadéro, qui est enlevé sans résistance sérieuse. Poussant plus avant encore,
Ducatel est pris par les fédérés, qui l'entraînent à l'Ecole-Militaire. Un
conseil de guerre immédiatement convoqué le condamne à mort comme traître et
espion ; il allait être exécuté, lorsque l'arrivée inopinée des troupes mit
les fédérés en fuite et lui sauva la vie. A une
heure du matin, la moitié des troupes était dans Paris. Chose singulière,
dans Paris on ignore un événement de cette importance. Les boulevards ont
présenté, dans la soirée, leur animation habituelle ; on y a vu, comme de
coutume, devant les cafés, un grand nombre d'officiers très-fiers de leurs
galons et peu soucieux de ce qui se passe aux avant-postes. A la Commune, on
a été averti ; mais Delescluze feint de ne pas croire à l'entrée des troupes.
Il rédige bravement, vers onze heures, une sorte d'ordre du jour pour
démentir cette fausse nouvelle : « Il n'y a eu, dit-il, qu'une panique. La
porte d'Auteuil n'a pas été forcée, et si quelques Versaillais se sont
présentés, ils ont été repoussés. » Toutefois, dans certains quartiers, des bruits
de pas précipités, un tumulte inusité, annoncent un événement extraordinaire.
De forts détachements de fédérés rentrent précipitamment dans le centre de la
ville ; des cris, des plaintes, des imprécations contre le comité de salut
publie décèlent une défaite. Un peu plus avant dans la nuit, les cloches se
mettent en branle ; le tocsin, lugubre, s'étend sur la ville endormie. On bat
le rappel dans les rues ; on entend de toutes parts un bruit confus. Paris
acquiert la certitude que l'armée régulière a pénétré dans ses murs, et un
sentiment de joie remplit tous les cœurs. On voit approcher comme une
délivrance la fin de l'humiliante oppression sous laquelle on a vécu plus de
deux mois. Mais à quel prix cette victoire sera-t-elle remportée ? C'est une
question qu'on se pose en frémissant. Un grand nombre de fédérés ont profité
du trouble causé par l'entrée des troupes pour abandonner leurs armes et se
retirer dans leurs foyers. Ceux qui restent autour de leurs chefs, exaltés
par le péril, n'en seront que plus redoutables. Les
membres de la Commune apprirent avec stupeur ce qui s'était passé dans la
nuit ; ils ne croyaient pas le péril si rapproché ; ils virent nettement le
sort qui les attendait. Des barricades importantes à Auteuil, à Passy, à
Neuilly, formant après les remparts une seconde ligne de défense, avaient été
abandonnées ; il n'y avait plus de commandement supérieur, aucune direction
ferme. Que faire ? Dans la réunion tenue, le malin même, à l'Hôtel-de-Ville,
réunion qui fut la dernière, on reconnut que la situation était désespérée.
Félix Pyat proposa de « traiter. » Le danger le ramenait à la modération ;
mais il était bien tard. Sa proposition n'eut pas même l'honneur d'une
discussion. On se borna à décider que les membres de la Commune se retireraient
dans leurs arrondissements respectifs, et que là, ils organiseraient la
résistance. Aucun concert, aucune entente. Chacun pour soi. Tout est
abandonné à l'inspiration et à l'énergie individuelles, et aussi aux grandes
lâchetés des heures critiques. Après avoir pris cette dernière résolution, la
Commune se dispersa. Déjà
des barricades coupaient les rues, obstruaient les carrefours, s'élevaient
sur tous les points de Paris avec une célérité prodigieuse. Les femmes, les
enfants, entassent les pavés, au bruit de la fusillade qui se rapproche,
presque sous les balles. Le son lugubre des cloches, le roulement des
tambours, le crépitement des mitrailleuses, le cri : aux armes, le murmure
confus des bataillons qui passent, les sonneries du clairon, le choc des
pavés qu'on remue, tout ce tumulte étrange, étourdissant, porte au cerveau,
et de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants, fait autant de bêtes féroces
ou de fous sublimes, non moins prêts à se sacrifier qu'à immoler leurs
semblables. Le comité de salut public et le comité central achèvent d'égarer
ces malheureux par leurs proclamations : « Aux armes ! Que Paris se hérisse
de barricades ! et que derrière ces remparts improvisés, il jette encore à
ses ennemis son cri de guerre, cri d'orgueil, cri de défi, mais aussi, cri de
victoire ; car Paris avec ses barricades est inexpugnable. Que les rues
soient toutes dépavées ; d'abord, parce que les projectiles ennemis, tombant
sur la terre, sont moins dangereux, ensuite parce que ces pavés, nouveaux
moyens de défense, devront être accumulés de distance en distance sur les
balcons des étages supérieurs des maisons. Que le Paris révolutionnaire, le
Paris des grands jours, fasse son devoir ; la Commune et le comité de salut
public feront le leur. » Quelques
heures après, le comité de salut public plus concis, parce que le danger
grandit, jette ce nouvel appel : Que
tous les bons citoyens se lèvent ! Aux
barricades ! l'ennemi est dans nos murs ! Pas
d'hésitation ! En
avant pour la République, pour la Commune et pour la liberté ! Aux
armes ! Le Comité de salut public, ANT. ARNAUD, RILLIORAY, EUDES,
E. GAMBON, RANVIER. Paris,
le 3 prairial an LXXIX. Puis,
se souvenant de la défection des troupes au 18 mars, et plaçant dans leur
insubordination son dernier espoir, le comité s'adresse aux soldats de
l'armée de Versailles : « Comme nous, leur dit-il, vous êtes prolétaires ;
comme nous, vous avez intérêt à ne plus laisser aux monarchistes conjurés le
droit de boire votre sang, comme ils boivent vos sueurs. Ce que vous avez
fait au 18 mars, vous le ferez encore, et le peuple n'aura pas la douleur de
combattre des hommes qu'il regarde comme des frères et qu'il voudrait voir
s'asseoir avec lui au banquet civique de la liberté et de l'égalité. Venez à
nous, frères, venez à nous ; nos bras vous sont ouverts[9] ! » Les
troupes restaient fidèles au devoir : ce n'est pas lorsque la lutte est
engagée que le soldat hésite et abandonne son drapeau. Dans le feu de
l'action, il voit tomber ses camarades et ne délibère plus ; il obéit à ses
chefs. Les troupes avançaient, gagnaient rapidement du terrain, suivant pied
à pied l'insurrection qui recule, lui enlevant une à une les positions les
plus importantes et lui faisant des prisonniers par milliers. Sur la rive
gauche, en dehors de l'enceinte, le général du Barail, avec sa cavalerie,
prend les forts de Bicêtre, de Montrouge et d'Ivry ; dans l'intérieur de
l'enceinte, sur la même rive, le général de Cissey occupe Vaugirard et, par
une marche sûre et méthodique, refoule les insurgés au-delà des quais. Le
général Vinoy, suivant les bords de la Seine, s'avance vers la place de la
Bastille, hérissée de barricades. Le corps du général Douay marche
parallèlement en suivant la ligne des boulevards, sa droite appuyée à la
place de la Bastille et sa gauche au Cirque-Napoléon, tandis que le général
Clinchant, approchant par les boulevards extérieurs, enlève les Batignolles,
la place Clichy et s'arrête au pied de la bulle Montmartre, que les troupes
du général Ladmirault sont en train de contourner. Cette importante position
est prise dans la journée du 23, après un sanglant combat, et sur le soir, on
peut voir le drapeau tricolore flotter sur la hauteur. Les insurgés sont
acculés dans leurs derniers refuges, ils occupent encore Belleville, les
Buttes-Chaumont et le cimetière du Père-Lachaise. Ils ont réuni aux
Buttes-Chaumont l'artillerie qui leur reste, et ils bombardent la ville,
frénétiquement, au hasard. Parvenues au pied de ces hauteurs, le 26 mai, et
avant de livrer un dernier combat, les troupes prirent une nuit de repos. La
bataille recommença bientôt avec un acharnement croissant. Belleville et les
Buttes-Chaumont tombèrent au pouvoir des troupes régulières ; les fédérés
perdirent toute leur artillerie, il leur restait peu de munitions ; ils s'enfermèrent
dans le cimetière du Père-Lachaise au nombre de quelques milliers, fous de
rage, et comme arrachés à l'humanité par la furie et l'horreur du combat.
Noircis de poudre, éclaboussés de sang, plus semblables à des bêtes féroces
qu'à des hommes, on les vit s'embusquer derrière les tombeaux et attendre
dans ces retranchements lugubres l'inévitable mort qui marchait derrière eux.
Les mitrailleuses, le canon, l'arme blanche, finirent par en avoir raison. Le
28, vers quatre heures de l'après-midi, tout était terminé, et le maréchal de
Mac-Mahon publiait la proclamation suivante : Habitants
de Paris, L'armée
de la France est venue vous sauver. — Paris est délivré. — Nos soldais ont
enlevé, à quatre heures, les dernières positions occupées par les insurgés. Aujourd'hui,
la lutte est terminée ; l'ordre, le travail et la sécurité vont renaître. Le maréchal de France,
commandant en chef, DE MAC-MAHON,
duc de Magenta. Au
quartier général, le 28 mai 1871. L'insurrection
était vaincue : le sang avait coulé à torrents et Paris présentait l'aspect
d'un immense charnier. Dans toutes les rues, des barricades renversées, des
débris d'armes et de meubles, des lambeaux de vêtements, des flaques de sang,
des cadavres. Les grandes lignes étaient sillonnées par des colonnes de
fédérés qu'on emmenait prisonniers et qui marchaient entre une double haie de
soldats, sales, déguenillés ; parmi eux des femmes, des vieillards et parfois
des enfants, le père emportant sur ses épaules ces petits êtres souriants qui
n'avaient plus de foyer. Dans une prison, il y a du moins un morceau de pain. Cependant
la guerre civile avait laissé dans Paris d'autres empreintes : les menaces de
Jules Vallès avaient reçu leur exécution ; l'insurrection voyant approcher
son écrasement, avait appelé à son secours le pétrole et l'incendie. Depuis
huit jours, des quartiers de la ville, les plus beaux monuments étaient
livrés aux flammes. Des bandes d'incendiaires s'étaient distribué la sinistre
besogne ; elles arrosaient de pétrole les boiseries et les parquets des
monuments, et lorsque l'insurrection était refoulée d'un quartier « les
fuséens » mettaient le feu aux monuments, et parfois, comme dans la rue
Royale, à des quartiers entiers. L'incendie commença par le ministère des
finances, dans la soirée du 23 mai : on crut tout d'abord que le feu avait
été communiqué par les obus pendant le combat d'artillerie qui s'était engagé
entre le Trocadéro et la terrasse du jardin des Tuileries. Mais bientôt il ne
fut plus possible de douter que des mains criminelles allumaient le feu, car
on vit s'enflammer tour à tour, comme par l'effet d'un mot d'ordre, le palais
de la Légion d'Honneur, la Cour des Comptes, tout un côté de la rue Royale,
la bibliothèque du Louvre et le Palais-Royal. Lorsque le bruit se fut répandu
en ville que ces monuments étaient la proie des flammes, lorsqu'on eut aperçu
les tragiques lueurs qui rougissaient le ciel, un cri d'horreur et de
vengeance s'éleva contre les misérables auteurs de ces forfaits. Bientôt le
bruit se répandit que toute la ville était menacée d'être réduite en cendres
; on se racontait certains épisodes lugubres de l'incendie de la rue Royale :
des familles avaient été ensevelies sous les décombres. Alors la terreur
parla plus haut que l'humanité ; il y eut un véritable déchaînement de fureur
; on vit d'un œil sec les exécutions sommaires qui ensanglantaient les
jardins publics ; on dénonça sans pitié quiconque passait pour suspect de
favoriser l'insurrection ; la hideuse délation se mit à l'œuvre ; les haines
particulières trouvèrent à s'assouvir sous le voile spécieux de l'intérêt
public. Ainsi, tandis que les insurgés montraient la nature humaine dans ce
qu'elle a de plus horrible et de plus sauvage, d'autres la montraient dans ce
qu'elle a de plus lâche et de plus bas. Les incendies,
en se succédant, ne contribuaient pas peu à porter à leur comble
l'exaspération des troupes et la terreur générale. L'Hôtel-de-Ville brûla le
24 mai. Ainsi la maison du peuple, le palais de la municipalité, le monument
qui symbolisait les franchises communales, la parure et l'honneur de Paris,
était livré aux flammes comme les Tuileries. Le 23 mai, M. Bonvalet, ancien
maire du 3e arrondissement, avait pénétré dans l'Hôtel-de-Ville. L'immense
palais avait été abandonné par les insurgés. A travers les grandes salles désertes,
jonchées de paperasses, de tentures, M. Bonvalet aperçut deux hommes qui
versaient du pétrole contenu dans un arrosoir. Il s'enfuit, épouvanté,
frissonnant d'horreur. Une heure après, l'Hôtel-de-Ville sautait et d'énormes
tourbillons de flammes s'échappaient du monument dont la cite se montrait si
justement fière Les Tuileries étaient en feu. On dit qu'un jour Félix Piat
s'était écrié : Que ferons-nous des Tuileries ? » Voici ce qu'on en lit,
selon ce qu'en a déposé un neveu de l'infortuné Clément Thomas, spectateur de
ces scènes hideuses. Les Tuileries étaient occupées le 23 mai par Bergeret.
Le grotesque général fait venir son personnel ; le temps presse, les troupes
approchent. Il ordonne à l'un de ses officiers de faire évacuer le matériel ;
à un autre de faire les préparatifs d'incendie et de mettre le feu au palais.
Cet officier, nommé Benot, s'écrie : « Je m'en charge. » Aussitôt, au moyen
de balais, les murs, les boiseries, les tentures, les parquets sont imbibés
de pétrole : un baril de poudre est roulé au rez-de-chaussée du pavillon de
l'Horloge, et de grandes quantités de munitions sont placées dans la salle
des Maréchaux. Quand ces préparatifs furent terminés, Benot se retira au
Louvre, où Bergeret et sa suite s'étaient installés. Il était environ minuit,
et l'on venait de souper. Benot proposa d'aller jouir du coup d'œil sur la
terrasse du Louvre ; à ce moment, une explosion formidable secoue le sol. Les
fédérés répandus dans les postes couraient effarés. Bergeret les rassura,
leur disant : « Ce n'est rien : ce sont les Tuileries qui sautent. » Puis il
écrivit au comité du salut public ces mots « : Les derniers vestiges de la
royauté viennent de disparaître. Je désire qu'il en soit de même de tous les
monuments de Paris. » Le grenier d'abondance, les docks de la Villette, une
partie de la rue de Rivoli et de la place de la Bastille devaient subir le
même sort que les Tuileries et l'Hôtel-de-Ville. La vue de ces incendies
avait porté au comble la terreur de la population. Le bruit courait que des
bandes de pétroleurs parcouraient les rues jetant dans les caves des mèches
enflammées. L'autorité militaire ordonna de boucher les soupiraux des caves. Est-ce
la Commune qui avait ordonné ces incendies ? On ne retrouve nulle part la
preuve qu'une décision collective ait été prise par elle à cet égard. Tout
porte à croire que dans ces derniers jours de la résistance, il n'y eut plus
aucun concert, aucune direction parmi les combattants. Mais si nous ne
possédons pas de documents qui engagent la responsabilité collective des
membres du comité de salut public ou du comité central, il n'en est pas moins
juste de se souvenir que les huiles minérales et le pétrole avaient été réquisitionnés
publiquement, sans protestation d'aucune sorte, alors que les membres de la
Commune délibéraient encore à l'Hôtel-de-Ville. C'est dans le journal d'un
membre de la Commune, de Vallès, qu'on avait écrit cette phrase significative
: « Si M. Thiers est chimiste, il nous comprendra. » Ecoutons le témoignage de
Rossel (Œuvres
posthumes) : «
Le 23 mai, dit-il, l'incendie de l'Hôtel-de-Ville accusa les intentions des
révolutionnaires. Entre neuf et dix heures du matin, les flammes jaillirent
de la tourelle, qui fut pendant plusieurs heures la cheminée d'appel de l'incendie
; puis d'autres foyers éclatèrent à l'ouest du premier, et l'on sut que la
préfecture de police et les Tuileries brûlaient sous la protection des
fédérés. La majorité de la Commune peut être justement accusée de ces crimes.
Félix Pyat et les blanquistes en sont les instigateurs. Le 23, Félix Pyat
commençait son journal par un article dont le titre était : « Que ferons-nous
des Tuileries ? » Les vainqueurs étaient déjà dans Paris, et ce misérable se
préoccupait plus de se venger de la défaite que d'arracher le succès aux
ennemis de la révolution. » Si le témoignage de Rossel paraissait suspect à
cause de ses démêlés avec la majorité de la Commune, il resterait, pour
arriver à une conviction inébranlable, les ordres d'incendie signés de leurs
auteurs. En voici quelques-uns : Le
citoyen Millière, à la fête de 150 fuséens, incendiera les maisons suspectes
et les monuments publics de la rive gauche. Le
citoyen Dereure, avec 100 fuséens, est chargé du 1er et du 2e arrondissement. Le
citoyen Billioray, avec 100 hommes, est chargé des 9e, 10e et 20e
arrondissements. Le
citoyen Vésinier, avec 50 hommes, est chargé spécialement des boulevards, de
la Madeleine à la Bastille. Ces
citoyens devront s'entendre avec les chefs de barricades pour assurer
l'exécution de ces ordres. DELESCLUZE, RÉGÈRE, RANVIER, JOHANNARD, VESINIER, BRUNEL, DOMBROWSKI. Paris,
3 prairial an LXX1X. Faites
de suite flamber Finances et venez nous retrouver, 4 prairial an LXXIX, Th.
Ferré. — Incendiez le quartier de la Bourse ; ne craignez pas. Le
lieutenant-colonel, commandant l'Hôtel-de-Ville ; Parent[10]. D'autres
crimes déshonoraient la Commune, tandis que le feu dévorait les monuments de
Paris. Nous voulons parler de l'exécution des otages. On trouve les noms de
Delescluze et de Billioray au bas de cet ordre sauvage : « Paris, 2 prairial
an LXXIX. Le citoyen Raoul Rigault est chargé, avec le citoyen Régère, de
l'exécution du décret de la Commune de Paris relatif au décret des otages. »
Muni de cet ordre, le policier Rigault se précipita vers la prison où était
écroué Gustave Chaudey. Le prisonnier avait été transféré, le 19 mai, de
Mazas à Sainte-Pélagie. Le 23, dans la soirée, Rigault entre brusquement dans
sa cellule : « Eh bien ! lui dit-il, c'est pour aujourd'hui... maintenant...
tout de suite ! — Vous savez bien, dit le prisonnier, que je n'ai fait que
mon devoir. Vous venez me tuer sans mandat, sans jugement. Ce n'est pas une
exécution, c'est un assassinat. » Raoul Rigault lui coupe la parole par des
injures. Chaudey est entraîné au greffe ; et un peloton de fédérés est requis
pour l'exécution. — Rigault, dit encore Chaudey, j'ai une femme et un enfant,
vous le savez bien ! » — Rigault ne répondit pas. On conduit l'infortuné dans
un chemin de ronde ; deux hommes, Berthier et Gentil ouvraient la marche,
portant une lanterne à la main. Là, Chaudey rappela à son bourreau qu'il était
époux et père. Rigault répondit, impatienté : — « Qu'est-ce que cela me fait
? Quand les Versaillais me tiendront, ils ne me feront pas grâce. » Une
lanterne avait été accrochée au mur de ronde. Chaudey va se placer sous la
lanterne. Les fédérés apprêtent leurs armes. Rigault, l'épée à la, main,
commande le feu. Mais les coups portent trop haut : la malheureuse victime
n'a reçu qu'une blessure au bras. Le greffier Clément la renverse de deux coups
de feu. Chaudey tombe en criant : « Vive la République ! » Alors le brigadier
Gentil se précipitant sur lui le pistolet au poing : « Je vais t'en f… de la
république ! » Chaudey respirait encore ; un détenu, Préau de Vedel vient à
son tour et décharge son pistolet dans la tête de l'honnête homme, qui
saluait en mourant la république au nom de laquelle on l'assassinait. Trois
gendarmes, otages comme Chaudey, avaient été amenés avec lui pour subir le
même sort. Épouvantés par cet horrible spectacle, ils cherchèrent à
s'échapper par le chemin de ronde ; on les poursuivit comme des bêtes fauves,
on les ramena ; deux furent assassines, le troisième put se sauver, mais pas
pour longtemps. Rigault, Gentil et Préau de Vedel s'étaient élancés à sa
poursuite, ivres de sang. Le malheureux fut pris, jeté contre un mur et
fusillé par un peloton de fédérés commandé par Rigault. Les cadavres furent
fouillés, dépouillés, et Rigault s'en alla à la prison de la Santé, annonçant
de sa voix rauque qu'il voulait y continuer sa besogne. L'archevêque
de Paris, le premier président Bonjean, l'abbé Deguerry et d'autres religieux
étaient enfermés dans la prison de la Roquette ; plusieurs démarches avaient
été tentées pour rendre à l'archevêque sa liberté ; toutes avaient échoué.
Les membres de la Commune, amis de Blanqui, auraient ouvert à M. Darboy les
portes de la prison, si de son côté M. Thiers avait consenti à mettre en
liberté Blanqui. Mais M. Thiers refusa l'échange ; de son côté, l'archevêque
avait, en outre, et de son propre mouvement, écrit une lettre à M. Thiers,
pour le supplier de se montrer clément envers Paris. L'abbé Lagarde,
grand-vicaire de M. Darboy, fut chargé de porter cette lettre à Versailles et
d'en rapporter de la bouche de M. Thiers des promesses propres à calmer les
fureurs de la lutte. Malheureusement, cette négociation n'aboutit pas plus
que les autres, et quant à l'abbé Lagarde, qui avait pris l'engagement de
revenir dans sa prison, il ne reparut pas. Il ne restait a l'archevêque aucun
espoir de délivrance. Le 24 mai, un officier commandant un détachement de
garde nationale se présente au dépôt de la Roquette et réclama six détenus,
six victimes. Les prisonniers, successivement appelés, sortent de leurs
cellules l'un après l'autre. Ce sont : le premier président Bonjean ; le P.
Clerc, de la compagnie de Jésus ; le P. Ducoudray, jésuite ; l'abbé Allard ;
l'abbé Deguerry, curé de la Madeleine, et l'archevêque de Paris. On leur
ordonne de descendre au rez-de-chaussée, où un détachement de fédérés aux
ordres du commandant Pigerre les attend au bas de l'escalier. Le cortège se
met en marche entre de hautes murailles, précédé par des gardiens portant des
falots ; des nuages de fumée montant des incendies allumés dans Paris
traversent le ciel, éclaire de vives lueurs. L'abbé Allard marche en tête,
derrière lui viennent MM. Bonjean et Darboy, l'archevêque appuyé au bras de
son compagnon, dont le calme ne se démentit pas un instant. Après avoir
marché quelques instants, on arrive dans le chemin de ronde, les prisonniers
sont adossés contre le mur et les fédérés apprêtent leurs armes. Au signal
donné, la fusillade éclate ; mais le feu ayant été irrégulier, quelques
otages restaient debout après cette première décharge. Les fédérés tirent une
seconde fois avec plus d'ensemble. Seul, dit-on, l'archevêque fut encore
aperçu debout, appuyé contre le mur. Alors, le commandant Pigerre,
s'approchant, tire à bout portant sur le prélat qui s'affaisse et rend le
dernier soupir. Les
dominicains d'Arcueil subirent le même sort en même temps, à l'autre
extrémité de Paris. Le chef de bataillon du 101e régiment, du nom de
Serizier, s'était présenté le 19 mai, accompagné d'un membre de la Commune, à
l'école Albert le Grand, dirigée par les dominicains, et avait emmené dans
une casemate du fort de Bicêtre les professeurs et les domestiques de
l'établissement. Lorsqu'il fallut évacuer le fort pour échapper aux troupes
de Versailles, le 25 mai, un officier courut dire aux prisonniers : « Vous
êtes libres ; seulement nous ne pouvons vous laisser entre les mains des
Versaillais : il faut nous suivre aux Gobelins ; ensuite vous irez dans
Paris, où bon vous semblera. » Les prisonniers se levèrent et on se mit en
route pour les Gobe lins ; mais, contrairement à la promesse qui leur avait
été faite par l'officier, on refusa de leur donner leur liberté. On les fit
venir dans la cour extérieure de la mairie, puis on les conduisit à la prison
disciplinaire du secteur, située sur l'avenue d'Italie. Ils étaient depuis
peu de temps dans celte maison, lorsqu'un homme en chemise rouge ouvrit la
porte et dit : « Soutanes, levez-vous, on va vous conduire aux barricades. »
Mais aux barricades les balles pleuvaient ; les pères durent battre en retraite
: les dominicains furent ramenés dans la prison de l'avenue d'Italie. Vers
cinq heures, le commandant Serizier les fait sortir l'un après l'autre dans
la rue ; des fédérés postés sur l'avenue attendaient les malheureux. Le
premier qui franchit le seuil, se voyant couché en joue presque à bout
portant, lève les bras au ciel et s'écrie : « Est-ce possible ! »
et il tombe foudroyé. Ils étaient douze dans la prison, ils furent tous
massacrés. Une
scène encore plus tragique se passait le lendemain rue Haxo. A la suite des
événements du 18 mars, la Commune avait mis en état d'arrestation trente-cinq
gendarmes, qui furent écroués à Mazas, où se trouvaient déjà renfermés comme
otages dix gardes de Paris, dix prêtres ou religieux et deux civils. Dans la
journée du 26 mai, alors que les progrès des troupes versaillaises avaient
porté l'exaspération de la Commune à son comble, un peloton de fédérés
conduits par un officier se présentait à Mazas avec un ordre signé Th. Ferré,
enjoignant de remettre cinquante otages et autant d'autres que le peloton pourrait
en conduire. Le directeur de la prison ne fit aucune difficulté de livrer les
victimes réclamées ; elles furent amenées au guichet du greffe, où on les
compta. On n'est pas d'accord sur le chiffre ; on croit cependant qu'il
sortit environ cinquante prisonniers. Conduits entre deux rangs de fédérés,
ils arrivèrent rue Haxo, où était établi maintenant le quartier général de la
Commune. Une cantinière, coiffée d'un képi, et dont les cheveux étaient
ramassés dans un filet blanc, ouvrait la marche, à cheval, avec un officier
d'ordonnance à ses côtés ; puis, venaient des clairons et des tambours jouant
une marche guerrière et immédiatement suivis d'un détachement de gardes
nationaux. Derrière ceux-ci, marchaient les prisonniers deux à deux, les gendarmes
en tête, après les gendarmes les prêtres. Une foule immense accompagnait le cortège
en insultant les victimes. Une grille fermait l'enclos de la rue Haxo où l'on
avait l'intention de s'arrêter. Les otages la franchirent, non sans subir des
brutalités ignobles. Toutefois l'officier commandant le détachement semblait
hésiter à ordonner le feu, malgré les mugissements de la foule qui demandait
la mort de ces pauvres gens avec les symptômes de la plus incroyable fureur.
La cantinière s'avance, dit-on, en criant : « Pas de pitié pour les
Versaillais ; ce sont des assassins ! Pas de calotins ! Pas de gendarmes ! »
Cette furie tenait à la main un pistolet ; elle fait feu sur les otages et
donne le signal ; d'autres coups de feu partent, isolés d'abord, puis plus
serrés. La fusillade ne dure pas moins d'un quart d'heure ; la foule, à la
vue des victimes qui se tordaient dans des mares de sang, poussait des cris
de joie et acclamait les meurtriers. On releva plus tard quarante-sept
cadavres. On
éprouve quelque curiosité à connaître le sort des membres de la Commune
pendant cette lutte tragique. Ils surent, pour la plupart, se dérober à la
mort qu'affrontaient les malheureux égarés par leurs déclamations. Un seul
tomba sur une barricade : c'est Delescluze, le délégué a la guerre, l'âme de
la résistance désespérée des journées de mai. Il se sentait trop coupable
pour sauver sa vie, et il était assez brave pour offrir sa poitrine à une
balle. Quand il vit que tout était perdu, il écrivit à sa sœur ce billet
suprême : Ma
bonne sœur, Je
ne veux ni ne peux servir de jouet et de victime à la réaction victorieuse. Pardonne-moi
de partir avant toi qui m'as sacrifié ta vie. Mais
je ne me sens plus le courage de subir une nouvelle défaite après tant
d'autres. Je
t'embrasse mille fois comme je t'aime. Ton souvenir sera le dernier qui
visitera ma pensée avant d'aller au repos. Je
te bénis, ma bien-aimée sœur, toi qui as été ma seule famille depuis la mort
de notre pauvre mère. Adieu,
adieu, je t'embrasse encore. Ton
frère, qui t'aimera jusqu'au dernier moment. A. DELESCLUZE. Chassé,
le 22, du ministère de la guerre par l'approche des troupes, il s'était
retiré à l'Hôtel-de-Ville, qu'il fallut abandonner aussi. On le vit un moment
à la mairie du Xe arrondissement, couverte par les barricades, qui allaient
être emportées par les troupes régulières. Son dernier refuge fut la mairie
du XIe arrondissement. Il était là, dans la grande salle de cette mairie, où
les soldats de la Commune s'entassaient, jurant, criant à la trahison,
apprêtant leurs armes pour le dernier combat, au milieu des blessés dont le
sang coulait sur les parquets, entre les barils de poudre et les tonneaux de
pétrole. La fusillade approchait toujours. Lorsqu'on vint apporter la
nouvelle que les otages avaient été exécutés, Delescluze, assis devant une
table, releva, dit-on, la tête et s'écria d'une voix étouffée : « Quelle
guerre ! » Puis, brusquement : « Nous aussi, nous saurons mourir ! » Le jeudi
25, il sortit de la mairie, vêtu de noir, ceint de l'écharpe rouge que portaient
les membres de la Commune. Accompagné de Jourdes, le délégué aux finances, il
descendit sans armes vers la barricade du Château-d'Eau. Des officiers
fédérés, qui fuyaient en remontant le boulevard Voltaire, voulurent
l'entraîner avec eux ; il refusa de revenir sur ses pas : sa résolution était
irrévocablement prise. Il monta sur la barricade abandonnée, entre les
maisons en feu. Un instant après, il tombait foudroyé ; son corps, retrouvé
sous les décombres, fut transporté à l'église Sainte-Elisabeth, rue du
Temple. Varlin, membre de la Commune, emmené à Montmartre, fut exécuté dans
le jardin de la rue des Rosiers, où avaient péri les généraux Lecomte et
Clément Thomas. Vermorel, blessé, languit près de deux mois dans un hôpital
de Versailles, demandant tous les jours qu'on « le laissât aller en paix. »
Il voulait mourir. Raoul Rigault ne survécut pas longtemps à l'assassinat de
Chaudey. Il avait passé la rive gauche pour donner des ordres aux fédérés du
Ve arrondissement, et il se rendait dans un hôtel de la rue Gay-Lussac. où il
avait loué une chambre sous un nom supposé, lorsqu'il fut aperçu par des
soldats qui débouchaient par la rue des Feuillantines. Raoul Rigault portait
l'uniforme de chef d'escadron d'état-major. Des coups de feu furent tirés sur
lui sans l'atteindre. Il se jeta dans l'hôtel ; les soldats, accourant sur
ses pas, commencèrent par s'emparer du propriétaire de la maison, le prenant,
à cause de sa longue barbe, pour l'homme qu'ils poursuivaient. On fouilla la
maison, et Rigault, découvert, fut conduit au Luxembourg. En route, l'escorte
rencontre un colonel d'état-major qui s'informe du nom du prisonnier. Rigault
répond par le cri : « A bas les assassins ! Vive la Commune ! » Sans aller
plus loin, on passe le procureur de la Commune par les armes, et son cadavre
est abandonné sur la chaussée. Une autre exécution eut lieu dans le même
quartier, sur les marches du Panthéon : celle de Millière, député à l'Assemblée
nationale. Millière n'avait pas figuré parmi les membres de la Commune ; lorsqu'on
le saisit, le quartier qu'il habitait était entièrement pacifié et le
maréchal Mac-Mahon avait défendu les exécutions sommaires. L'officier qui
prit Millière le fit néanmoins conduire, sans jugement, sur la seule
connaissance de son nom, devant le Panthéon, où il fut fusillé. Une foule
furieuse accusait, dit-on, Millière d'avoir commis d'abominables violences
deux jours auparavant. Fallait-il donc croire ce peuple affole sur parole ?
La conscience se révolte devant un tel mépris des lois de la justice et de
l'humanité. Les
autres membres de la Commune avaient fui ou se cachaient. Pyat, le grand
excitateur des passions sauvages, Pyat, « l'homme qui pousse et l'homme qui
fuit, » ainsi que le définissait Vermorel, s'était éclipsé dès le
commencement de la bataille. Dès le 20 mai, on perd sa trace ; il écoute,
sans doute, du fond de sa retraite, le pétillement de la fusillade, le craquement
des monuments en, feu et le cri des blessés ; mais ce conseiller de la lutte
à outrance reste prudemment dans sa cachette, n'attendant qu'une occasion
pour aller cacher sa honte à l'étranger. Paschal Grousset, le fier délégué
aux relations extérieures, revêt des habits de femme, s'affuble d'un chignon
et fume paisiblement des cigarettes jusqu'au jour où la police découvre le
membre de la Commune sous le vêtement d'une femme du demi-monde[11]. Le féroce Ferré et Rossel,
tardif repentant, allaient être découverts et passer devant un conseil de
guerre sans pitié. Cependant, des milliers de fédérés, égarés par la misère
et l'ignorance, étaient entassés dans les caves de l'Orangerie, à Versailles
et au camp de Satory. Paris présentait l'aspect sinistre d'une ville déchirée
par les balles, incendiée, ensanglantée. Les hommes du 18 mars s'étaient
soulevés contre le gouvernement régulier au nom des libertés communales ; ils
laissaient en ruines derrière eux le temple sacré entre tous de la vie
municipale, le palais du peuple, l'Hôtel-de-Ville. La
Commune avait duré plus de deux mois : du 18 mars au 28 mai. Aucune
insurrection n'a eu dans l'histoire une durée si longue : c'est que jamais des
insurgés n'ont rencontré de circonstances plus favorables, ni disposé de
moyens de résistance plus puissants. Les circonstances, on se les rappelle :
une grande ville de deux millions d'âmes blessée dans ses sentiments les plus
intimes par la fatale issue d'un siège de quatre mois et demi ; la garde
nationale irritée et en armes, un nombre incalculable de canons laissés aux
mains des habitants par suite d'une incroyable négligence, un comité central
exploitant habilement les rancunes des uns et la lassitude des autres, et
formant ses bataillons en secret-, une multitude d'ouvriers, d'artisans,
d'employés, déshabitués du travail, trop heureux de toucher une solde qui
faisait vivre leurs familles, d'autant plus faciles à égarer qu'ils avaient
éprouvé de vives souffrances ; à côté d'eux, et leur soufflant la révolte,
des orateurs de clubs, des hommes politiques de 1848, des socialistes
entichés de théories vaines reposant sur des souffrances trop réelles, et
enfin une poignée de malfaiteurs et d'aventuriers toujours à la recherche du
désordre. Au sortir de grandes crises comme celle qu'avait traversée la
population parisienne, les nerfs sont ébranlés ; les masses déshéritées du
côté de l'instruction s'abandonnent facilement à leurs ressentiments.
D'injustes reproches adressés à Paris par les députés élus le 8 février
accrurent imprudemment cette sourde colère. Ces hommes, se faisant l'écho de
préjugés ridicules contre la grande cité, ne négligèrent aucun moyen, ne
laissèrent passer aucune occasion d'indisposer Paris. Ils votèrent avec une
coupable précipitation des lois sur les échéances et les loyers dont le
résultat immédiat devait être de frapper une foule de boutiquiers et de
négociants. On put justement les représenter comme des ennemis de la
République : on put dire qu'ils conspiraient sa ruine ; c'est en répétant que
la République est menacée, que les fauteurs de troubles entraîneront à la
révolte une foule de citoyens sincères. Sur ces entrefaites, l'armée
prussienne entre dans Paris pour en occuper une partie en attendant la
conclusion de la paix par l'Assemblée de Bordeaux ; la foule se précipite sur
des canons laissés, par une inconcevable négligence, sur la place Wagram :
elle s'y attelle et les traîne sur la colline Montmartre. Comment reprendre
ces canons à la garde nationale, qui les considère comme siens ? Le général
Vinoy dirige sur Montmartre une attaque intempestive et on ne peut plus mal
combinée ; la troupe, en contact avec la population, lève la crosse en l'air.
L'insurrection est accomplie, avant même qu'on ait eu le temps d'y songer,
avant aucun concert de la part des meneurs du comité central. En quelques
heures, les bataillons de la garde nationale se sont successivement emparé
des principaux points stratégiques de Paris, étonné et indifférent. Dans la
nuit suivante, le gouvernement s'est transporté à Versailles ; il laisse
l'insurrection maîtresse de la ville, il est vrai, et en ce sens la détermination
prise offre une extrême gravité ; mais le gouvernement ne peut compter ni sur
les troupes régulières qui lui restent, ni sur la garde nationale « de
l'ordre, » qui ne s'est pas émue ; en se réfugiant à Versailles, il se flatte
de sauver les soldats de la contagion et d'écraser promptement l'insurrection
en commençant par l'empêcher de s'étendre en province, en l'enfermant dans les
murs de Paris. L'assassinat de Lecomte et Clément Thomas vint en aide au plan
gouvernemental : la province se sentit peu disposée, en effet, à suivre une
révolution dont le drame de la rue des Rosiers ensanglantait le berceau. Les
hommes devenus inopinément les maîtres de Paris se donnaient comme les
défenseurs des libertés municipales. Le citoyen Beslay publia leur programme
dans le discours d'installation de la Commune. D'après le citoyen Beslay, le
nouveau gouvernement parisien n'avait pas d'autre ambition que de gouverner
Paris. La Commune manifesta bientôt d'autres prétentions : elle voulut
diriger la France ; elle se posa en gouvernement en présence du gouvernement
légal dont le siège était à Versailles. Cette attitude nouvelle était donc
une véritable déclaration de guerre, car, ces deux gouvernements ne pouvant coexister,
l'un des deux devait disparaître. C'est pourquoi, le 3 avril, la Commune
prend l'offensive ; ses troupes sont battues, refoulées. Les hommes de la
Commune avaient espéré que les soldats de l'armée régulière feraient
défection comme au 18 mars. Elle paya cher son erreur ; mais cette première
défaite, loin de la disposer aux transactions, la jette dans une irritation
profonde : elle persiste plus que jamais à régenter la France ; elle rédige
des adresses aux grandes villes pour les inviter à un soulèvement général ;
elle ose dire aux hommes de cœur qui cherchent patriotiquement une solution
pacifique à ce déplorable conflit : Conciliation, c'est trahison ! Les hommes
de la Commune s'abandonnent dès lors à toutes les violences ; et c'est
vainement que la minorité socialiste, animée de sages intentions, veut
arrêter l'aveugle colère des Vallès, des Rigault, des Pyat, des Delescluze,
gens haineux, politiques peu pratiques, qui s'imaginent sauver la situation
avec les mots, les formules, les institutions d'un autre âge. Ces plagiaires
sans idées croient faire revivre à volonté la grande époque de la Révolution,
quand ils en donnent au monde le repoussant carnaval. Aucune liberté n'est par
eux respectée : ni liberté individuelle, ni liberté de conscience, ni liberté
de presse : l'odieux décret des otages est suivi de l'inutile décret contre
les monuments. Le comité de salut public se substitue à la Commune, les délégués
à la guerre se succèdent, tour à tour accusés de faiblesse et de trahison. La
Commune, c'est une justice à lui rendre, ne délibère pas en corps que les
monuments publics seront livrés aux flammes ; mais le pétrole et les huiles
minérales sont réquisitionnés par ses ordres, et cette mesure est comme un
encouragement aux criminels. Enfin, lorsque les troupes de Versailles auront
pénétré dans Paris, lorsque les gardes nationaux toujours égarés se feront
tuer derrière les barricades, les membres de la Commune, infatigables
prédicateurs de guerre civile, se cacheront pour la plupart dans quelque
retraite obscure, couronnant leur œuvre impie par une insigne lâcheté. Telle
fut cette orgie de deux mois sous les yeux de l'étranger. Ne jetons pas
seulement la pierre aux pervers qui tinrent Paris sous leur domination durant
cet espace de temps ; le peuple crédule et ignorant qui écouta leur voix
était capable de résister à cet entraînement fatal, en dépit de l'amertume
dont son cœur était plein au lendemain de la capitulation de Paris. Il
n'aurait point fallu l'irriter par des défiances injustes ; il aurait fallu
reconnaître que Paris avait fait noblement son devoir ; il aurait fallu se
garder des récriminations mesquines, des reproches outrageants, des calomnies
perfides ; malheureusement, l'Assemblée nationale ne se montra pas animée de
ces sentiments de justice ; elle provoqua gratuitement la défiance et
l'irritation, et ainsi elle donna à quelques hommes haineux un redoutable
empire sur des esprits crédules. Le même
esprit d'équité oblige l'historien de ces tristes jours à déplorer, à flétrir
les exécutions sommaires qui suivirent l'entrée des troupes dans Paris.
L'acharnement du combat, le voisinage des incendies, les péripéties
enivrantes d'une bataille si longue transportent l'homme hors de l'humanité
et le changent malgré lui en une bête féroce ; mais les hommes appelés à
faire respecter la loi sont tenus à plus de sang-froid que ceux qui la violent,
et les excès des rebelles ne justifient pas les excès que l'on commet au nom
du gouvernement. Détournons nos regards de ce tableau plein d'horreur, et
souhaitons à la France, à notre patrie bien-aimée, de ne plus voir de
spectacle pareil dans le cours de ses destinées[12]. Le
parti républicain répudie toute solidarité avec les hommes de la Commune.
Ceux qui l'ont accusé de nourrir une certaine indulgence pour ces coupables
sont victimes de leur ignorance ou poussés par la mauvaise foi. La République
ne compte pas d'ennemis plus dangereux que les insensés qui commettent des
crimes à son ombre : elle ne les connaît pas, elle les condamne résolument.
Les hommes qui font autorité dans le parti républicain ont porté sur la
Commune des jugements sévères, pendant qu'elle existait encore ; ils n'ont
point attendu son échec définitif et sa disparition pour se prononcer sur son
compte. L'auteur de l'Histoire des huit journées de Mai, M.
Lissagaray, rapporte quelques-uns de ces jugements, qu'il n'approuve
nullement d'ailleurs : « Les bombes et la mitraille pleuvaient sur Paris,
dit-il, les premiers prisonniers parisiens défilaient couverts de crachats,
meurtris de coups sous les fenêtres de l'Assemblée, et M. Louis Blanc, le
premier élu de Paris, ne voyait qu'un coupable : Paris. Répondant à une
délégation du conseil municipal de Toulouse, qui lui demandait son opinion
sur ces événements, il dit que « cette insurrection devait être condamnée par
tout véritable républicain. » Martin-Bernard, le compagnon du pur Barbès, disait
que si Barbés vivait encore, il condamnerait « lui aussi, cette fatale
insurrection. » Cette opinion est celle de tous les hommes sensés, de tous
ceux qui aiment leur pays. Mazzini la partageait, lorsqu'il écrivait, peu de
temps avant sa mort, dans un journal de Rome : « Celle insurrection, qui a
soudainement éclaté, sans plan préconçu, mêlée à un élément socialiste
purement négatif, abandonnée même par tous les républicains français de
quelque renommée, et défendue avec passion et sans aucun esprit fraternel de
concession par des hommes qui auraient dû, mais qui n'ont pas osé se battre
contre l'étranger, devait inévitablement aboutir à une explosion de
matérialisme et finir par accepter un principe d'action qui, s'il avait
jamais force de loi, rejetterait la France dans les ténèbres du moyen âge et
lui enlèverait pour des siècles à venir tout espoir de résurrection. » Quelques
tentatives de soulèvement avaient répondu en province au mouvement
insurrectionnel de Paris, notamment à Lyon, à Marseille et à Toulouse. Les
véritables républicains furent les premiers à réduire au silence des hommes
qui s'étaient complètement mépris sur la portée de la révolution du 18 mars,
et l'ordre fut promptement apaisé. Ce qui, d'ailleurs, contribua beaucoup au
maintien du calme, ce fut l'assurance donnée aux délégués des conseils
municipaux par le chef du pouvoir exécutif que la République ne courait aucun
danger, que le gouvernement la ferait respecter des partis menaçants au sein
de l'Assemblée. L'attitude du parti républicain fut donc très-nette pendant
les douloureux événements dont Paris était le théâtre. Les encouragements,
les excitations que recevaient les énergumènes de la Commune leur venaient
d'un autre côté. Il est constant que le parti bonapartiste ne vit pas avec
déplaisir une insurrection qui, mettant la République en péril, ouvrait le
champ à ses espérances de restauration. Il s'en est défendu, plus tard, comme
il se défendit, il y a plus de vingt ans, d'avoir participé à l'insurrection
de Juin : ces plaidoyers trop intéressés ne suppriment pas, fort
heureusement, les témoignages contemporains. Tandis que Napoléon III méditait
sur ses folies dans son exil de Chislehurst, des feuilles bonapartistes
s'imprimaient à Londres et prenaient ouvertement parti pour Paris, c'est-à-dire
pour la Commune, contre l'Assemblée et M. Thiers. La Situation,
parlant des insurgés, s'exprimait en ces termes : Non,
non, non, les malhonnêtes gens ne sent point dans les rangs de ces héroïques
affolés. Ils sont dans les antichambres des ministres et dans les cafés de
Versailles, où pullule la lie de tout ce que Paris comptait d'individualités
interlopes. Ces individualités osent tout haut souhaiter la victoire de M.
Thiers, ne se cachant pas, du reste, pour prédire qu'elle sera de près suivie
du retour du gouvernement qui leur permit à tort de grouiller dans ses
bas-fonds. L'unique
regret que nous éprouvions, c'est de ne pouvoir tromper notre doigt dans ce
sang généreux, pour tracer au front de MM. Thiers, J. Favre, Picard et J.
Simon, le signe que Dieu mit au front de Cain quand il l'écarta de sa lace. Pauvre
Paris ! pauvre Paris ! que tes femmes et tes enfants s'agenouillent dans tes
flammes : les bourreaux ont condamné leurs maris et leurs pures. Que tes
vierges se revêtent en deuil : car Cayenne prépare son four mortel à leurs
amants ! Pauvre Paris ! pauvre Paris ! Et
il y aura au monde des hommes qui oseront dire qu'après ce massacre injuste
et criminel, Thiers, J. Favre, Picard et J. Simon représentent les honnêtes
gens ! Non,
cela n'est pas vrai. Non, non, non, non. Dans le
numéro du 3 mai, la Situation disait avec une rare impudence : « Un
jour viendra où l'Empire sera forcé d'établir que, grâce à nous, aucune
solidarité ne peut désormais être établie entre sa cause et celle des hommes
de Versailles. » Et une autre fois, cherchant à recruter des adhérents à
l'Empire dans les rangs des insurgés : « Non, nous ne sommes pas pour la
Commune ; mais dans cette lutte, nous sommes de cœur avec Paris. Ils se
battent en héros, ces malheureux ouvriers des faubourgs que le Quatre-Septembre
a dépouillés de leurs droits, de leur pain, de leurs espérances.... À l'heure
où nous écrivons ces lignes, il est encore acquis que l'armée n'a reçu de
l'Empire aucun encouragement pour combattre Paris. » Enfin-,
le même journal applaudissait à la destruction de la maison de M. Thiers et
proposait de placer sur ses ruines une inscription commémorative qui se
serait terminée par ces mots : « Que
son nom soit en exécration pour tous les hommes de cœur, que les enfants et
les femmes maudissent la mémoire de l'ambitieux dont le nom est désormais
inséparable du souvenir des malheurs de son pays. » M.
Thiers avait, en effet, le grand tort de s'être opposé énergiquement à la
déclaration de guerre du gouvernement impérial ; et quant à l'Assemblée,
comment aurait-elle trouvé grâce devant le parti bonapartiste, elle qui avait
solennellement proclamé la déchéance de la dynastie impériale dans sa séance
du 1er mars ? On
n'avance donc pas une assertion hasardée lorsqu'on affirme que le parti
bonapartiste comptait des agents, sinon au sein de la Commune, — bien que
l'odieux Wermersch, rédacteur du Père Duchêne[13] ait été soupçonné, — au
moins-dans les rangs de l'armée insurrectionnelle. Les débats devant les
conseils de guerre ont prouvé dans la suite que plusieurs des prévenus
avaient appartenu à la police impériale. Quant au rôle qu'ils ont pu jouer
dans les sinistres événements des derniers jours de mai, voici ce qu'a déposé
l'amiral Saisset en présence de la commission d'enquête instituée par
l'Assemblée nationale, à l'effet d'instruire le procès de l'insurrection du
18 mars. « Maintenant, dit l'amiral Saisset, permettez-moi de vous dire ma
conviction basée sur des faits, relativement à tout cela. Ce que je vais vous
dire, je le tiens de francs-tireurs, d'hommes de sac et de corde qui s'y sont
trouvés mêlés, et je vous jure sur la mémoire de mon fils[14] que je n'y ajouterai pas un mot
: « Que
voyons-nous ? Nous voyons d'un côté la colonne Vendôme jetée par terre, les
Tuileries brûlées, d'un autre côté, l'Hôtel-de-Ville, le Ministère des
Finances, la Caisse des dépôts et consignations, le Conseil d'Etat et la Cour
des Comptes incendiés et l'incendie du Palais de Justice entraînant la
destruction du casier judiciaire et des actes de l'état civil. Je suis
convaincu que c'est l'argent prussien qui a fait jeter la colonne Vendôme par
terre, que c'est l'argent bonapartiste qui a fait brûler l'Hôtel-de-Ville, le
Ministère des Finances, la Caisse des dépôts et consignations, et que c'est
l'Internationale qui a fait brûler le Palais de Justice et le casier
judiciaire[15]. » —o—o—o—o—o— PIÈCES JUSTIFICATIVES
I LES MEMBRES DE LA COMMUNE À
L'ÉTRANGER. Les
membres de la Commune, réfugiés en Angleterre, en Belgique et en Suisse, ont
souvent pris la parole pour se justifier ou pour se vanter ; ils ont prononcé
des discours, publié des brochures. Jamais un remords chez eux : ils sont
fiers de ce qu'ils ont fait ou laissé faire. Pas un mot de regret sur les
libertés confisquées durant leur triste passage à l'Hôtel-de-Ville, ni sur le
massacre des otages, ni sur les incendies, ni sur l'effroyable péril ou ils
ont mis la République qu'ils prétendaient défendre. Des cris de rage pour
leur défaite ; des menaces absurdes et ignobles ; des insultes aux républicains
sensés qui les condamnent de toute la force de leurs convictions, qui les
repoussent avec indignation. On ne lira pas sans un intérêt mêlé de dégoût
quelques-uns des factums de ces tristes personnages. Au
moment du procès des rédacteurs du Père Duchêne devant le 3e conseil
de guerre, Vermeersch, accusé de complicité dans le meurtre de Chaudey,
adressa de Londres le factum suivant à ses juges ; il éclaire peut-être un ou
deux points obscurs de cette histoire : LE PÈRE DUCHÊNE A MM. les juges du 3e conseil de
guerre de Versailles. Messieurs, Je
viens d'apprendre par la voie des journaux que l'affaire du journal le Père
Duchêne allait être portée aujourd'hui devant votre tribunal. Or, des
trois journalistes qui ont collaboré à cette feuille, un seul a été arrêté :
les deux autres sont libres. Il est
possible, probable même, que le commissaire du gouvernement cherchera à faire
retomber sur Humbert, détenu, la responsabilité de ce que nous avons écrit à
nous trois dans les 68 numéros du journal et à le rendre solidaire des
articles dont Vuillaume et moi sommes les auteurs. C'est
le rôle ordinaire du commissaire du gouvernement : il ne faut donc point
s'étonner. Le
manque de signatures au bas des articles fournira certainement de grandes
ressources à l'accusation de ce côté. Mais
vous, Messieurs, qui êtes des juges, qui devez faire à chacun la part de
culpabilité qui lui revient et essayer de prononcer sans passion, peut-être
les renseignements qui vont suivre sur la façon dont se faisait le Père Duchêne
et le rôle que chacun de nous y a joué ne seront-ils pas inutiles à éclairer
votre religion. Le Père
Duchêne fut, fondé, dans les premiers jours de mars, par Vuillaume, Humbert
et moi.. C'est
moi qui eus l'idée du petit format in-8°, de la vignette, du prix et de la
périodicité tels qu'ils furent adoptés, et qui voulus qu'on reprit la forme
littéraire employée primitivement par Hébert : cette langue grossière,
émaillée de jurons anciens et d'un peu d'argot moderne, devait, à mon sens,
produire l'effet d'un coup de pistolet dans un lustre ; on nous remarquerait
d'abord à cause du scandale de notre style, et il ne nous resterait plus qu'à
justifier la curiosité publique par la suite de nos idées et la logique de
nos déductions. D'un
consentement tacite, je fus reconnu rédacteur en chef : il n'y eut point de
déclaration à ce sujet, mais de fait je jouai ce rôle pendant tout le temps
que le Porc Duchêne exista, faisant presque quotidiennement l'article de tête
et distribuant leur Liche à mes collaborateurs. Il n'y
avait du reste à cela rien d'étonnant : Pour le
premier numéro, nous étions convenus de prendre : Vuillaume telle partie de
la partie politique ; Humbert telle autre ; moi « La Grande Colère ». Le soir
venu, quand nous nous réunîmes pour lire ensemble toute la copie du journal
avant de la livrer à l'imprimeur, mes collaborateurs comprirent que moi seul
avais le /à du style que nous avions choisi, et me prièrent de transposer
leurs articles dans le ton convenu. Il n'y
eut du reste rien que de naturel à ce désarroi du premier moment
qu'éprouvèrent Vuillaume et Humbert : ce sans-gêne de l'allure ne s'attrape
point sans une certaine difficulté, et on n'arrive à cette bonhomie qu'il
nous fallait que par deux chemins : la naïveté de Joinville et le scepticisme
de Lafontaine. Je dois
ajouter que Vuillaume entra dans la peau du Père Duchêne au bout de
quelques jours, mais que Humbert ne comprit jamais rien à ce que nous avions
voulu faire. Je n'ai
point à me défendre ici, Messieurs, d'avoir fait ce journal tel que je l'ai
fait ; j'en suis fier, au contraire, car je suis certain, après tout, que
seul, dans cette révolution du i8 mars, j'ai eu la certitude révolutionnaire. Un
gouvernement de capitulards, de faussaires et d'escrocs venait d'être balayé
de Paris à la suite de la tentative qu'il avait faite de provoquer la guerre
civile. Un éclair de bon sens illumina l'esprit de la bourgeoisie, et, au
début, au soir de ce grand jour, toutes les anciennes haines disparurent
clans un immense accord des classes moyennes et du peuple. Les
chefs du mouvement oublièrent alors que toute révolution doit avoir sa
sanction, et attendirent... quoi ? on ne sait, alors qu'une marche rapide sur
Versailles assurait à jamais la victoire, peut-titre sans qu'une goutte de
sang fût versée. Le Père
Duchêne avait cette conviction quand il poussait sur l'Assemblée les
forces révolutionnaires. On
l'accuse d'avoir provoqué à la guerre civile. Deux
mots sont ici nécessaires : Après
la victoire d'un parti politique quel qu'il soit, qu'il ait combattu pour
l'ambition d'un homme ou pour la liberté d'un peuple, toute la législation
antérieure est supprimée et la nation en est, pour me servir d'un mot de
Proudhon, « à l'origine d'elle-même, à. la force. » Plus tard viendra l’histoire
qui jugera et prononcera un verdict d'acquittement ou édictera une note
d'infamie. Voilà
où nous en étions. Il n'y
avait point là de provocation à la guerre civile. Il y avait deux partis en
présence : un groupe de tyranneaux, d'une part ; de l'autre, la démocratie.
Il y aurait cri guerre civile, si dans Paris la bourgeoisie et le peuple en
étaient venus aux mains, ou si Paris était entré en lutte avec une partie de
la France. Mais quand une fraction de la nation déclare qu'elle s'opposera même
par les armes au despotisme d'une armée prétorienne, au service de quelques
usurpateurs, elle ne fait qu'affirmer sou droit de résistance à l'oppression,
et le combat, — s'il y en a un, — ne saurait être qualifié de guerre civile. Il
fallait vaincre, et à l'origine rien n'était plus facile. Les douze mille hommes
de l'Assemblée, cernés par les deux cent mille baïonnettes parisiennes,
n'eussent même point tenté de collision. et se fussent rendus à merci. Ce saut
de Paris sur Versailles manqué, ce rapide coup de main n'étant pas possible,
et la bataille étant engagée, que faire ? Se
soumettre ? Perdre le bénéfice d'une victoire pacifique ? Renoncer au
triomphe de la cause communaliste dont nous avions, les premiers en France,
levé l'étendard ? Était-ce
possible ? Et le peuple y eût-il consenti ? Il
fallait donc combattre, — et vaincre ! Mais
les conditions n'étaient plus les mêmes. L'armée
de Versailles s'était considérablement accrue, et nos troupes, décimées ou
fatiguées, mal contenues par une discipline trop lâche, mal servies par une
intendance trop improvisée, étaient sérieusement diminuées. Une
seule ressource nous restait : L'appel
aux moyens révolutionnaires. Les
moyens révolutionnaires devaient remédier à la situation économique et à la
situation militaire. Il nous
fallait de l'argent, il nous fallait des soldats. Le Père
Duchêne prit donc l'initiative des mesures qui pourraient amener de
l'argent dans nos caisses vides. Il demanda, en revendiquant pour eux la
liberté de conscience et leur droit absolu d'exercer leur métier, la suppression
du traitement des prêtres, puis la diminution des gros appointements ; la
capitation sur les citoyens qui désertaient la cité au moment du péril ; la
confiscation des biens des ennemis de Paris, etc. Il
demanda la poursuite des réfractaires ; l'emploi de la force contre les délinquants
qui étant des lâches devaient être des traîtres, ce que l'affaire des
brassards tricolores a trop prouvé ; la dictature du délégué à la guerre ; l'extension
des pouvoirs du délégué à la police ; la fermeture de tous les ateliers et le
casernement, compliqué du système de l'enrégimentation, de tous les hommes
valides ; enfin, la loi sur les otages, et plus tard son application. Nous
étions en guerre : nous devions prendre les mesures qu'on prend en temps de
guerre. Nous
voulions le triomphe de la Révolution : nous devions user des moyens
révolutionnaires.-. Le Père
Duchêne était simplement logique : et dans sa polémique il n'entra jamais de
ressentiments dictés par la haine ni de compromissions inspirées par l'amour.
De même qu'il demandait l'exécution des otages, il réclama aussi la mort pour
la minorité de la Commune, pour les chefs de légion et le comité central qui
divisaient les forces révolutionnaires, et où il comptait cependant de
nombreux amis. J'avais
à vous faire, Messieurs, ce rapide exposé de la pensée qui présidait ce qu'on
est convenu d'appeler « les cruelles excitations du Père Duchêne
» ; j'avais à vous le faire afin que vous comprissiez bien que le développement
de ce journal a été conçu par un seul cerveau, et que l'unique coupable,
puisqu'il vous plaît de vous servir de cette qualification, n'est autre que
le signataire de cette lettre. C'est
moi qui ai demandé toutes les mesures que j'ai énumérées plus haut ; C'est
moi qui ai demandé la confiscation ; C'est
moi qui ai demandé l'exécution des otages ; C'est
moi qui ai demandé la dictature militaire ; C'est
moi qui ai demandé la formation des bataillons de francs-tireurs et ce que
j'ai appelé « le braconnage de la guerre. » C'est
moi qui ai demandé tous les moyens extrêmes sans lesquels on ne pouvait
vaincre ! Toute
la politique du Père Duchêne était contenue dans le premier article, qui
était intitulé ou « la Grande Joie », ou « la Grande Colère », ou « les
Bons Avis », etc., etc. Or, sur
68 numéros du journal, j'ai fait au moins 55 de ces premiers articles ; les
autres sont de Vuillaume ; Humbert en a fait un seul, celui du numéro 4, je
crois, sur la décapitalisation de Paris, encore l'ai-je repris en sous-œuvre,
châtré et métamorphosé complètement. Humbert
n'a jamais fait dans le Père Duchêne que des entrefilets dont je lui
indiquais chaque jour le sujet et l'esprit, et ne saurait être rendu responsable
clos articles que je lui ai fait faire sous mon inspiration, pas plus qu'un
secrétaire des lettres qu'il a écrites sous une dictée. Voilà,
Messieurs, ce que j'avais à dire, — s'il m'est permis de me faire entendre de
vous, — a titre de renseignements dans ce procès. C'est ainsi, exactement,
que les choses se sont passées, et croyez bien que, si les réponses de Humbert
coïncident avec cette déclaration, elles ne lui seront pas soufflées par un
vil désir de décliner une part de cette responsabilité, que pour moi
j'accepte tout entière : il ne fera que rendre à la vérité le consciencieux
hommage qui lui est dû. Eng. WERMEERSH. —o—o—o—. Poète à
ses heures, Wermersch est encore l'auteur des vers suivants : Ce
que plus taré diront avec leurs bouches vertes Les
cadavres ensanglantés, Le
mot d'ordre sorti des fosses entr'ouvertes, Le
sombre appel des transportés, Non,
ô triomphateurs d'abattoir, non, infâmes, Non,
vous ne vous en doutez pas ! Un
jour viendra bientôt où les enfants, les femmes, Les
mains frêles, les petits bras, S'armeront
de nouveau, sans peur des fusillades, Et,
sans respect, pour vos canons, Les
faibles, sans pâlir, iront aux barricades, Les
petits seront nos clairons ; Sur
un front de bataille, épouvantable et large, L'émeute
se relèvera ; Et,
sortant des pavés pour nous sonner la charge, Le spectre de Mai parlera... Il
ne s'agira plus alors, gueux hypocrites, De
fusiller obscurément Quelques
mouchards abjects, quelques obscurs jésuites, Canonisés
subitement ; Il
ne s'agira plus de brûler trois bicoques Pour
défendre tout un quartier ; Plus
d'hésitations louches ! plus d'équivoques, Bourgeois,
tu mourras tout entier ! La
conciliation, lâche, tu l'as tuée ! Tes
cris ne te sauveront pas ! Tu
vomiras ton âme au crime habituée En
invoquant Thiers et Judas ! Nous
t'apportions la paix, et tu voulus la guerre, Eh
bien ! nous l'aimons mieux ainsi ! Cette
insurrection, ce sera la dernière ; Nous fonderons notre ordre aussi ! Non,
rien ne restera de ces coquins célèbres, Leur
monde s'évanouira, Et
toi, dont l'œil nous suit à travers nos ténèbres, Nous
t'évoquerons, ô Marat ! Toi
seul avais raison : pour que le peuple touche A
ce port qui s'enfuit toujours, Il
nous faut au grand jour la justice farouche, Sans
haines comme sans amours, Dont
l'effrayante voix, plus haut quo la tempête, Parle
dans sa sincérité, Et
dont la main tranquille au ciel lève la tête De Prudhomme décapité ! —o—o—o— Une
brochure ayant pour titre : la Revanche de la France et de la Commune,
par un représentant du peuple de Paris, réhabilite la Commune et injurie
l'armée : L'armée
française n'est plus qu'un troupeau de barbares se vengeant sur ses frères de
sa chute devant l'étranger. Passant
ensuite à l'examen des actes de la Commune, l'auteur fait un long panégyrique
de cette administration, et déclare qu'elle a décrété « la liberté absolue de
la presse », et que, si elle suspendit quelques journaux, cela tint à
l'état de guerre. Elle
abolit le secret et les prisons cellulaires. Elle
supprima la police et la préfecture. Si,
dans la lutte, des maisons particulières et des édifices furent incendiés, ce
fut pour sa défense. La
démolition de la maison de M. Thiers, de la colonne et des Tuileries, triple
protestation contre le despotisme royal, bourgeois et militaire. Les
otages furent fusillés, mais c c'étaient des représailles. D'après
cet écrivain, le véritable auteur de tous les crimes, de toutes les infamies
commises par les autoritaires féroces qui terrorisaient Paris, ce fut Versailles,
toujours Versailles. Dans
cet écrit, la Prusse et l'esprit allemand sont ménagés avec une habileté qui
n'échappera à personne. « Que 'Allemagne ait renversé Bonaparte et dispersé
son armée de prétoriens pour sauver son unité, son territoire menacés,
c'était son droit et ce fut sa gloire. » On
avait, vu, au congrès de Lausanne, les mêmes opinions se produire sous la
forme de discours. Madame
André Leo montait à la tribune pour parler de la guerre sociale et flétrir
les fusillades, les charretées de cadavres, les horreurs commises par les
Versaillais. « On a caché tout cela, beaucoup accusé, beaucoup crié pour
empêcher d'entendre... On a flétri du nom de voleurs les volés, du nom d'assassins
les assassinés, du nom de bourreaux les victimes. » Et au milieu d'applaudissements
mêlés de protestations, madame André Léo défendait la Commune et attaquait
Versailles, M. Pouyer-Quertier et M. Thiers. La loi des otages ne fut exécutée
qu'après la chute de la Commune. « Les incendies ont été surfaits, plusieurs
allumés pour les nécessités de la défense… ou par les obus de Versailles ;
qui sait ? peut-être par les Versaillais eux-mêmes. » Madame André Leo
l'insinuait dans une phrase vraiment détestable et qu'un très-petit nombre de
gens osaient applaudir. Et tous cela d'une petite voix tranquille, sans
colère, sans horreur, comme de sang-froid. Un tumulte
effroyable avait alors commencé, les auditeurs des tribunes protestaient à
haute voix, des altercations très-vives éclataient de toutes parts. L'ordre
se rétablit à grand'peine. M. Eytel demandait un peu de tolérance, et madame
Léo recommençait avec la même violence de paroles et la même tranquillité de
débit. Elle déclarait que la Terreur de 1871 est cent fois pire que celle de
1793. Elle s'allongeait avec tant de complaisance, que M. Eytel la rappelait
à la question, mais son discours était écrit et elle voulait tout lire. Elle
demandait qu'on protestât contre les actes de Versailles, et se faisait enfin
retirer la parole. Le
lendemain, madame Paule Minck succédait à madame André Léo. « Hier,
disait-elle, à cette tribune on est venu vous parler des douleurs de Paris,
on n'a pas voulu écouter. (Protestations.) Mais c'est parce vous n'étiez pas là, que vous
n'avez pas vu toutes ces horreurs, que vous ignorez les fusillades par tas,
les malheureux pompiers mitraillés pendant deux heures, par six cents (Marques
d'incrédulité),
les femmes tuées, les enfants sans asile ; c'est parce que vous ignorez tout
cela que nous le dirons devant vous, et, puisque vous êtes le Congrès de la
paix, vous devez vous élever... (Murmures. — Non ! non !) Ah ! écoutez, citoyens, ne
faites pas le silence autour des souffrances. « Je
viens au nom des mères, des veuves, déposer une proposition tendant à
déclarer que le congrès s'élève énergiquement, au nom de l'humanité, contre
les assassinats commis par le gouvernement de Versailles. » A ce
moment, la voix de l'orateur paraissait étranglée par l'émotion. « Ah !
faites cela, citoyens, faites cela, et, je vous l'avoue, je ne rougirai plus
d'être Française, car il y aura encore des hommes de cœur dans mon pays ! » (Tonnerre
d'applaudissements. Madame Minck descend de la tribune au milieu des vivats
!) La
commission du congrès, tout en s'élevant contre les exécutions en masse, crut
devoir prendre une mesure plus générale et blâmer les crimes d'où qu'ils
émanent. En conséquence, elle présenta la proposition en ces termes ; « Le
congrès, fidèle à ses principes, flétrit énergiquement, au nom de- l'humanité,
de la justice et de la liberté, les assassinats et les massacres dont Paris a
été le théâtre, sous quelque drapeau qu'ils aient été commis. » (Bravos
enthousiastes.) Madame
Minck ne se dissimule pas que ses propositions seront repoussées, néanmoins
elle les maintient complètement. Elle comprend que ceux qui rentrent en
France se préparent des paratonnerres ; mais pour elle et ses amis, n'ayant
plus rien à craindre, ils désirent tout risquer. (Rires.) « Vous
craignez, ajoute l'orateur, de flétrir plus particulièrement les meurtres
commis par les Versaillais, sous prétexte que la Commune a commis des excès,
mais cependant il faut bien que vous le reconnaissiez : « les massacres de
Paris ont été si grands qu'ils ont fait oublier les autres. » A
l'énoncé de cette singulière théorie, qui tendrait à rechercher non plus la
qualité des crimes mais seulement leur proportionnalité, l'assemblée se soulève
avec indignation, et madame Minsk quitte la tribune d'une façon moins
triomphante que précédemment. Une
madame Delosme vient lire un manuscrit, la Fête des mères de famille du
globe terrestre, et en vers. Puis M. Napoléon Gaillard lui succède. Mais à
peine Napoléon Gaillard, porteur d'une cocarde rouge, s'est-il saisi de la
tribune, que les cris : « A bas la cocarde rouge ! à bas ! » se font entendre[16]. —o—o—o— II LES PERTES DE L'ART. (Extrait du Journal officiel.) Il ne
faut ni se dissimuler ni s'exagérer ses pertes. Paris a
perdu la plupart de ses palais. Les
Tuileries, le Palais-Royal, l'Hôtel ide-Ville, le palais du quai d'Orsay, ne
sont plus que des ruines. Il faudrait des millions pour leur rendre la splendeur
qu'ils avaient encore il y a trois semaines. Rien que pour réparer les
murailles, poser une toiture, relever ou remplacer quelques statues, la ville
devra s'imposer des sacrifices énormes. Il sera sage de le faire pour ne pas
laisser aux rues leur aspect désolé. Cette grande ville, si riante et si
riche, qui attirait les gens du monde, les artistes, les hommes d'étude, et
qui avait conquis l'utile royauté de la mode, ne peut rester longtemps ensevelie
sous les décombres. Elle
doit, à tout prix, relever les façades de ses monuments ; pour l'intérieur,
c'est une perte presque irréparable. On ne fait pas en un jour des chefs-d'œuvre
accumulés par les siècles. Quand même
on trouverait, malgré les charges qui nous accablent, assez de ressources
pour refaire les escaliers, peupler les appartements de tableaux et de
statues, suspendre des lustres aux plafonds, étaler des tapis sous les pieds,
jeter sur les murailles de riches tentures des Gobelins et de Beauvais, on ne
referait pas la grandeur historique qui s'attachait à ces appartements et à
ces galeries. L'histoire
perd ses témoins. Nous ne connaîtrons plus nos rois que par les livres. Leur
maison, que nous pouvions visiter, qui racontait les détails de leur vie, a
tout à coup disparu. Il ne nous reste de l'œuvre de Philibert Delorme que ces
murailles crevassées et noircies derrière lesquelles se sont abrités, après
les rois de France, les assemblées révolutionnaires et l'Empire. L'architecture
est l'art français par excellence. Nous avons des maîtres presque partout ;
en architecture nous n'avons que des rivaux, et c'est à peine si nous en
avons pour l'architecture religieuse. On s'était donné bien du mal pour
cacher et alourdir le palais de Philibert Delorme ; on avait amplifié, sans
trop de succès, notre Hôtel-de-Ville. On les retrouvait pourtant et on les
admirait, sous ces ornements maladroits. Ils sont perdus. Si quelque jour la
France redevient assez riche pour se donner le luxe qui sied à un grand
peuple, elle les remplacera ; mais elle ne pourra pas les refaire. Ce
malheur, qui est déplorable, pouvait être beaucoup plus grand. Les incendiaires
avaient projeté une destruction complète ; ils travaillaient scientifiquement.
Ils avaient choisi pour instrument le pétrole ; ils avaient étudié avec soin
ce Paris qu'ils voulaient anéantir ; la bande avait ses ordres, son système,
son plan régulier. Non-seulement on accumulait les matières incendiaires,
mais on coupait les conduites d'eau, on emportait les pompes, les tuyaux, les
échelles. Quand on apprit que les Tuileries brillaient, ce ne fut partout
qu'un cri d'effroi, à cause du Louvre. Les flammes vinrent bien près,
puisqu'elles brûlèrent cette belle bibliothèque qui séparait l'ancien
ministère d'État et la caserne des zouaves de la garde. Grâce à Dieu, elles
s'arrêtèrent au seuil du. Musée des antiques. Nos
beaux marbres, nos grandes toiles sont préservés. Nous n'avons rien perdu,
absolument rien. Si l'on excepte un coin du plafond de la galerie d'Apollon,
tous les dommages du Louvre sont extérieurs, et ils sont médiocres. Une femme
sculptée par, Sarrazin est à moitié détruite ; la façade de la galerie de
l'infante a perdu une partie de son entablement ; c'est presque tout, avec
quelques traces d'obus et des traces plus nombreuses de balles. On avait tant
à redouter, qu'on se prend à se sentir reconnaissant envers la Providence de
ne nous avoir pas frappés plus durement. Le
musée de Cluny, rempli de trésors jusqu'à regorger, étalera encore ses
faïences, ses cristaux, ses armures, ses bijoux, ses meubles, toutes ces splendides
reliques qu'on ne se lasse pas d'admirer et d'étudier. Le Luxembourg nous
rend intactes les toiles de l'école française contemporaine. Le musée de
Sèvres, transporté dans Paris quand il était menacé par les Prussiens, a
miraculeusement échappé aux communeux. Nous avons perdu les Gobelins avec les
magnifiques tapisseries qu'ils contenaient ; mais les tapisseries de la Couronne
nous restent. A part
la bibliothèque du Louvre et celle du Palais-Royal, d'une importance bien
moindre, toutes nos bibliothèques sont sauvées. Nous avons tremblé longtemps
pour l'Arsenal, très-voisin du Grenier d'abondance, dont l'incendie a duré trois
jours. Le feu et la fumée ont passé sur ces livres inestimables et sur ce
riche amas de manuscrits sans les atteindre. Sainte- Geneviève, la
bibliothèque de la Sorbonne, la belle collection de M. Cousin, léguée par lui
à l'État, ce113 de l'École normale, dont le fonds principal est un héritage
de Georges Cuvier, celle du Sénat, devenue publique, celle de l'École de
médecine, celle du Corps législatif, n'ont pas souffert. Le grand dépôt
national de la rue Richelieu, si dangereusement situé et entouré de maisons de
tous les côtés, quoique menacé à plusieurs reprises, est sorti sain et sauf
de cette terrible crise. C'est ainsi que nous conservons un trésor que ni le
British Museum, ni la bibliothèque du Vatican, ni aucune collection connue ne
peuvent égaler. Les manuscrits les plus précieux, étaient eu dépôt dans les
caves de l'École des beaux-arts, dont on s'occupe en ce moment de les tirer. Nous
avons eu le même bonheur pour les archives. Elles sont sauvées ; l'histoire
de France est sauve ! L'hôtel Soubise, où tous ces manuscrits sont réunis
dans un ordre admirable, n'est séparé du Mont-de-Piété que par une rue. Les
commissaires de la Commune venaient au Mont-de-Piété tous les jours : il y
avait là des millions qui les attiraient ; ils comprenaient moins la valeur
des autres trésors entassés si près de là. Il n'aurait pas fallu beaucoup de
pétrole pour les détruire. On les a oubliés. On a
oublié aussi l'Imprimerie nationale, ou plutôt on a pris ce grand monument de
l'art typographique pour une manufacture comme toutes les autres. Le temps
aussi a manqué aux iconoclastes. Nos soldats marchaient vite ; leurs chefs
savaient ce que chaque minute de retard coûtait à la civilisation. Enfin,
l'art religieux n'a presque rien perdu. La Sainte-Chapelle, la merveille des
merveilles, a tous ses vitraux intacts. Elle est restée debout entre
l'incendie du Palais et celui de la Préfecture de police. Saint-Étienne-du-Mont,
Saint-Germain-des-Prés, Saint-Séverin, Saint-Eustache nous restent. Saint-Eustache
pourtant a souffert. Les vitraux de Philippe de Champagne sont perclus,
malheur irréparable. A. Notre-Dame tout était prêt pour l'incendie. Les
deux ambons à l'extrémité du bas-chœur sont brûlés. Les barbares n'ont pas
incendié la séculaire forêt qui domine les voûtes ; ils n'ont pas fait
pleuvoir sur la Cité et l'Hôtel-Dieu cette immense quantité de plomb qui couronne
le majestueux édifice. Paris, malgré les Tuileries et l'Hôtel-de-ville, malgré
le Palais-Royal et le palais du quai d'Orsay, malgré les Gobelins, Paris est
encore Paris. Il peut, comme la France, ressusciter et grandir, à force de
sagesse. En
publiant les détails qui se rattachent à l'incendie des Tuileries, on n'a point
relaté les mutilations causées aux sculptures du jardin par les balles et les
obus. L'un
des deux groupes de Coysevox qui ornent la grille principale, un cheval ailé
en marbre blanc portant en croupe une renommée, a été assez maltraité. L'aile
extérieure et la queue du Pégase ont été emportées. Des quatre fleuves placés
à droite et à gauche du grand bassin, trois ont été préservés. Le Tibre seul
a reçu plusieurs meurtrissures. Le personnage principal a eu le pied et le
bras droit cassés. Un_ éclat d'obus a écorné un des angles du piédestal. Ce
groupe, un des plus beaux du jardin, est signé Van Clève, 1707. Près de
l'entrée du jardin réservé, une statue de femme tenant à la main une couronne
d'immortelles a eu la tête enlevée, le bras gauche entièrement brisé et le bras
droit à demi emporté. Plus
loin, dans une des allées qui conduisent au perron de la rue de Rivoli, le Thémistocle
de Lemaire a perdu la poignée de son épée. —o—o—o— III CIRCULAIRE DE M. JULES FAVRE AUX
AGENTS DIPLOMATIQUES DE LA RÉPUBLIQUE. Versailles, le 6 juin 1871. Monsieur,
la formidable insurrection que la vaillance de notre armée vient de vaincre a
tenu le monde entier dans de telles anxiétés, elle l'a épouvanté par de si
effroyables forfaits, qu'il me semble nécessaire de dominer l'horreur qu'elle
inspire pour essayer de démêler les causes qui l'ont rendue possible. Il
importe que vous soyez éclairé sur ce point, afin de pouvoir rectifier des
opinions erronées, mettre les esprits en garde contre de fâcheuses
exagérations et provoquer partout le concours moral des hommes sensés,
honnêtes, courageux, qui veulent résolument restaurer le principe de
l'autorité en lui donnant pour base le respect des lois, la modération et la
liberté. Quand
on a été témoin des catastrophes que nous avons traversées, la première
impulsion porte à douter de tout, hors de ]a force qui, apparaissant comme le
remède suprême, semble par cela être le seul principe vrai. Mais in fumée du
combat n'est pas encore dissipée que chacun, interrogeant sa conscience, y
trouve le guide supérieur qu'on n'abandonne jamais en vain et auquel tous
nous sommes ramenés quand nous l'avons sacrifié à la violence de nos
passions. Cette
fois. la leçon est tout ensemble si éclatante et si terrible, qu'il faudrait
une singulière dureté de cœur pour se refuser à en admettre l'évidence. La
France, comme on le répète trop légèrement, n'a pas reculé vers la barbarie,
elle n'est pas davantage en proie a une sorte d'hallucination furieuse ; elle
a été, par une série de fautes volontaires, jetée en dehors du juste et du
vrai. Elle subit aujourd'hui la plus logique et la plus cruelle des expiations. Qui
peut nier, en effet, que l'acte du Deux Décembre et le système qui en a été
la consécration n'aient introduit dans le sein de la nation un élément actif
de dépravation et d'abaissement ? En ce qui concerne plus particulièrement la
ville de Paris, il n'est pas un esprit sérieux qui n'ait compris et prédit
les inévitables malheurs que préparait la violation audacieuse de toutes les
règles économiques et morales, conséquence inévitable des travaux nécessaires
à l'existence de l'Empire. On peut se reporter à de récentes discussions, et
l'on verra avec quelle précision étaient dénoncés les périls que contestaient
intrépidement les trop dociles approbateurs de ces criminelles folies. Paris
était condamné, par le régime que lui avait fait le gouvernement impérial, à
subir une crise redoutable ; elle aurait éclaté en pleine paix ; la guerre
lui a donné les caractères d'une horrible convulsion. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. Il n'en
pouvait être autrement : en accumulant dans l'enceinte de la capitale une
population flottante de près de trois cent mille travailleurs, en multipliant
toutes les excitations des jouissances faciles et toutes les souffrances de
la misère, l'Empire avait organisé un vaste foyer de corruption et de
désordre, ou la moindre étincelle pouvait allumer un incendie. Il avait créé
un atelier national alimenté par une spéculation fiévreuse et qu'il était
impossible de licencier sans catastrophe. Quand
il commit le crime de déclarer la guerre, il appela sur Paris la foudre qui devait
l'écraser cinq semaines après. Nos armées étaient détruites, et la grande
cité restait seule en face des huit cent mille Allemands qui inondèrent notre
territoire. Le devoir de la résistance animait toutes les âmes. Pour le
remplir à Paris, il fallut armer sans distinction tous les bras ; l'ennemi
était aux portes, et, sans nette témérité nécessaire, il les aurait franchies
dès son premier choc. Il
fallut aussi nourrir tous ceux qui manquaient de travail, et le nombre en
dépassa six cent mille. C'est dans ces conditions périlleuses que commença le
siégé. Nul ne le croyait possible. On
annonçait que la sédition livrerait la ville au bout de quelques semaines. La
ville a tenu quatre mois et demi, malgré les privations, malgré les rigueurs
d'une saison cruelle, malgré le bombardement, et la famine seule l'a obligée
4 traiter. Mais nul ne saurait dire la violence des perversions morales et
physiques auxquelles cette malheureuse population fut en proie. Les exigences
du vainqueur y mirent le comble. A l'humiliation de la défaite vint se
joindre la douleur des sacrifices qu'il fallut subir. Le
découragement et la colère se partagèrent les âmes. Nul ne voulut accepter
son malheur et beaucoup cherchèrent leur consolation dans l'injustice et la
violence. Le déchaînement de la presse et des clubs fut poussé jusqu'aux
dernières limites de l'extravagance. La garde nationale se désagrégea. Un
grand nombre de ses membres, chefs et soldats, quittèrent Paris. Coupé
en deux par la réunion de l'Assemblée à Bordeaux, le gouvernement restait
sans force. 11 en aurait acquis par sa translation à Versailles, si les
agitateurs n'avaient choisi ce moment pour allumer l'insurrection. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. La
plume tombera plusieurs fois de la main quand il faudra qu'elle retrace les
hideuses et sanglantes scènes de cette lamentable tragédie, depuis
l'assassinat des -généraux Lecomte et Clément Thomas jusqu'aux incendies
préparés pour embraser tout Paris, jusqu'à l'abominable et liche massacre des
saintes victimes fusillées dans leurs prisons. Toutefois,
l'indignation et le dégoût ne peuvent arrêter les hommes politiques dans
l'accomplissement du devoir d'investigation que leur imposent de si
extraordinaires forfaits. Les
détester et les punir n'est point assez. Il faut en rechercher le germe et
l'extirper. Plus le
mal est grand, plus il est essentiel de s'en rendre compte et de lui opposer
la coalition de tous les gens de bien. Je
viens d'expliquer sommairement comment l'état général de la ville de Paris
constituait, par lui-même, une prédisposition au désordre, et comment il
s'était aggravé dans les proportions les plus menaçantes par l'anarchie du
siège. Un
petit groupe de sectaires politiques avait, dès le 4 septembre, heureusement
en vain, tenté de profiter de la confusion pour s'emparer du pouvoir ;
depuis, ils n'avaient cessé de conspirer. Représentant
la dictature violente, la haine de toute supériorité, la convoitise et la
vengeance, ils furent dans la presse, dans les réunions, dans la garde
nationale, des artisans audacieux de calomnie, de provocation et de révolte.
Vaincus le 31 octobre, ils se servirent de l'impunité pour se glorifier de
leurs crimes et en reprendre l'exécution le 22 janvier. Leur mot d'ordre fut
la Commune de Paris et, plus tard, après le traité des préliminaires, la
fédération de la garde nationale. Avec
une rare habileté, ils préparèrent une organisation anonyme et occulte qui
bientôt se répandit sur la cité tout entière. C'est par elle que, le 18 mars,
ils saisirent le mouvement qui, d'abord, semblait n'avoir aucune portée
politique. Les élections dérisoires auxquelles ils procédèrent rie furent pour
eux qu'un masque ; maîtres de la force armée, détenteurs de ressources
immenses en munitions, en artillerie, en mousqueterie, ils ne songèrent plus
qu'à régner par la terreur et à soulever la province. Sur
plusieurs points du territoire éclatèrent des insurrections qui, un instant,
encouragèrent leurs coupables espérances. Grâce à Dieu, elles furent
réprimées ; néanmoins, dans plusieurs départements, les factieux n'attendaient
que le succès de Paris, mais Paris demeura le seul champion de la révolte.
Pour entraîner sa malheureuse population, les criminels qui siégeaient à
l'Hôtel-de-Ville ne reculèrent devant aucun attentat ; ils firent appel au
mensonge, à la proscription, à la mort ; ils enrôlèrent les scélérats tirés
par eux des prisons, les déserteurs et les étrangers. Tout ce que l'Europe
renferme d'impur fut convoqué. Paris devint le rendez-vous des perversités du
monde entier. L'Assemblée nationale fut vouée aux insultes et à la vengeance. C'est
ainsi qu'on parvint à égarer un grand nombre de citoyens, et que la cité se
trouva sous le joug d'une poignée de fanatiques et de malfaiteurs. Je n'ai
point à détailler leurs crimes. Je voulais seulement montrer par quel
concours de circonstances fatales leur règne honteux a été possible. Ils se
sont emparés d'une population déshabituée du travail, irritée par le malheur,
convaincue que son gouvernement la trahissait : ils l'ont dominée par la
terreur et la fourberie. Ils l'ont associée a leurs passions et à leurs forfaits
; et, quant à eux, enivrés de leur éphémère pouvoir, vivant dans le vertige,
s'abandonnant sans frein à la satisfaction de leurs basses convoitises, ils
ont réalisé leurs rêves monstrueux et se sont abimés comme des héros de
théâtre dans la plus épouvantable catastrophe qu'il ait été donné à l'imagination
d'un scélérat de concevoir. Voilà,
Monsieur, comment je comprends ces événements qui confondent et révoltent, et
qui paraissent inexplicables quand on ne les étudie pas attentivement. Mais
j'omettrais un des éléments essentiels de cette lugubre histoire si je ne
rappelais qu'à côté des jacobins parodistes qui ont eu la prétention
d'établir un système politique, il faut placer les chefs d'une société,
maintenant tristement célèbre, qu'on appelle l'Internationale, et dont
l'action a peut-être été plus puissante que celle de leurs complices, parce
qu'elle s'est appuyée sur le nombre, la discipline et le cosmopolitisme. L'Association
internationale des travailleurs est certainement l'une des plus dangereuses
dons les gouvernements aient à se préoccuper. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. On
pouvait croire tout d'abord cette conception uniquement inspirée par un
sentiment de solidarité et de paix. Les
documents officiels démentent complétement cette supposition. L'Internationale
est une société de guerre et de haine. Elle a pour base l'athéisme et le
communisme, pour but la destruction du capital et l'anéantissement de ceux
qui le possèdent, pour moyen la force brutale du grand nombre qui écrasera
tout ce qui essayera de résister. Tel est
le programme qu'avec une cynique audace les chefs ont proposé à leurs
adeptes. Quant à
leurs règles de conduite, ils les ont trop de fois énoncées pour qu'il soit
nécessaire de démontrer longuement qu'elles sont la négation de tous les
principes sur lesquels repose la civilisation. . . . . . . . . L'Europe
est en face d'une œuvre de destruction systématique dirigée contre chacune
des nations qui la composent et contre les principes mêmes sur lesquels reposent
toutes les civilisations. Après
avoir vu les coryphées de l'Internationale au pouvoir, elle n'aura plus à se
demander ce que valent leurs déclarations pacifiques. Le dernier mot de leur
système ne peut être que l'effroyable despotisme d'un petit nombre de chefs
s'imposant à une multitude courbée sous le joug du communisme, subissant
toutes les servitudes, jusqu'à la plus odieuse, celle de la conscience,
n'ayant plus ni foyer ni champ, ni épargne ni prière, réduite à un immense
atelier, conduite par la terreur, et contrainte administrativement à chasser
de son cœur Dieu et la famille. C'est
là une situation grave. Elle ne permet pas aux gouvernements l'indifférence
et l'inertie. Ils seraient coupables, après les enseignements qui viennent de
se produire, d'assister impassibles à la ruine de toutes les règles qui
maintiennent la moralité et la prospérité des peuples. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. Les
questions sur lesquelles je provoque vos investigations touchent il des
problèmes difficiles et qui depuis longtemps ont agité le monde. Leur
solution complète dans l'ordre de la justice supposerait la perfection
humaine qui est un rêve, mais dont une nation peut plus ou moins se
rapprocher. Le
devoir des hommes de cœur consiste à ne jamais désespérer ni de leur temps,
ni de leur pays, et à travailler, sans se laisser décourager par les
déceptions, à faire prévaloir les idées de justice. Si ce
devoir est le nôtre, comme je n'en doute pas, si c'est seulement par son
accomplissement sincère et désintéressé que nous pouvons réparer les maux de
notre malheureuse patrie, n'est-il pas urgent de rechercher les causes qui
ont permis aux erreurs professées par la société internationale un si rapide
et si funeste empire sur les Curies ? Ces
causes sont nombreuses et diverses, et ce n'est pas par les châtiments et la
compression seulement qu'on les fera disparaître. Introduire dans les lois
les sévérités que réclament les nécessités sociales, et appliquer ces lois
sans faiblesse, c'est une nouveauté à laquelle il faut que la France se résigne.
C'est pour elle une affaire de salut. Mais elle serait imprudente et coupable
si, en même temps, elle ne travaillait pas énergiquement à relever la
moralité publique par une saine et forte éducation, par un régime économique
libéral, par un amour éclairé de la justice, par la simplicité, la modération,
la liberté. Sa tâche est immense ; elle n'est pas au-dessus de ses forces ;
si elle en comprend la grandeur, au lieu de se perdre dans des intrigues
personnelles, qu'elle s'inspire du sentiment de sa propre vitalité. Qu'elfe entreprenne
de réagir par elle-même contre l'adversité. Qu'elle consente enfin à vivre
pour elle-même et par elle-même, en prenant toujours pour guides la justice,
le droit et la liberté, et, quelque redoutables que soient ses épreuves, elle
les surmontera. Elle reprendra son rang dans le monde non pour menacer, mais
pour modérer et pour protéger. Elle
redeviendra l'allié des faibles, elle essayera d'élever la voix contre la
violence, et son autorité sera d'autant plus grande pour la combattre,
qu'elle aura davantage souffert de ses excès... JULES FAVRE. FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME
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[1]
C’est ce qui semble résulter d'une lettre adressée à l'éditeur du Times
sous prétexte de rectifier une erreur commise par ce journal :
« Il court dans les journaux une certaine calomnie qui
ne m'aurait nullement inquiété si votre honorable feuille n'en avait endossé la
responsabilité.
« On assure que j'ai demandé un grade à M. Thiers, qui
me l'aurait refusé : il n'y a rien eu d'analogue. Dès la capitulation de Paris,
tout lien était brisé entre l'armée française moi, et je ne restai a mon poste
que pour achever de régler l'importante comptabilité des travaux que j'avais
exécutés.
« On dit qu'un dépit de jeune homme m'a jeté dans les
rangs de la Révolution. Il n'y a point chez moi de dépit, mais une colère
mûrement et longuement réfléchie contre l'ancien ordre social et contre
l'ancienne France qui vient de succomber lâchement.
«
ROSSEL,
«
Délégué à la guerre. »
[2]
Dans la soirée du 30, un parlementaire avait été envoyé au fort d'Issy porteur
de celle sommation du major de tranchée :
SOMMATION
« Au nom et par ordre de M le maréchal commandant en
chef l'armée, nous, major de tranchée, sommons le commandant des insurgés
réunis en ce moment au fort d'Issy d'avoir à se rendre, lui et tout le
personnel enferme dans ledit fort.
« Un délai d'un quart d'heure est accordé pour répondre
à la présente sommation.
« Si le commandant des forces insurgées déclare, par
écrit, en son nom et au nom de la garnison tout entière du fort d'Issy, qu'il
se soumet, lui et les siens, a la présente sommation, sans autre condition que
d'obtenir la vie sauve et la liberté, moins l'autorisation de résider dans
Paris, celle faveur sera accordée.
« Faute par lui de ne pas répondre dans le délai
indique plus haut, toute la garnison sera passée par les armes.
« Tranchées devant le fort d'Issy.
«
Le colonel d'état-major de tranchée,
«
R LEPERCHE
« 30 avril 1871. »
Le lendemain, le général Eudes remit au parlementaire
celle réponse du successeur de Cluseret :
Au citoyen Leperche, major des tranches devant le fort
d'Issy.
« Paris, 1er mai 1871.
« Mon cher camarade,
« La prochaine fois que vous vous permettrez de nous
envoyer une sommation aussi insolente que votre lettre autographe d'hier, je
ferai fusiller votre parlementaire, conformément aux usages de la guerre.
« Votre dévoué camarade,
«
ROSSEL,
«
Délégué de la Commune de Paris »
[3]
On lut bientôt sur les murs ce décret :
« Paris, le 1er mai.
« La Commune
« Décrète :
« Art. 1er Un comité de salut public sera immédiatement
organisé.
« Art. 2. Il sera composé de cinq membres, nommés par
la Commune, au scrutin individuel.
« Art. 3. Les pouvons les plus étendus sur toutes les
délégations et commissions sont donnés à ce comité, qui ne sera responsable
qu'à la Commune. »
[4]
Le citoyen Fontaine, directeur des domaines, chargé de l'exécution du décret,
avait pris l'arrêté suivant, que publiait le Journal officiel :
« En réponse aux larmes et aux menaces de Thiers,
le bombardeur, et aux lois édictées par l'Assemblée rurale, sa complice,
« Arrête :
« Art 1er Tout le linge provenant de la maison
Thiers sera mis à la disposition des ambulances.
« Art. 2. Les objets d'art et livres précieux
seront envoyés aux bibliothèques et musées nationaux.
« Art. 3. Le mobilier sera vendu aux enchères,
après exposition publique au Garde-meubles.
« Art. 4. Le produit de cette vente restera uniquement
affecté aux pensions et indemnités qui devront être fournies aux veuves et
orphelins des victimes de la guerre infâme que nous fait l'ex-propriétaire de
l'hôtel Georges.
« Art. 5. Même destination sera donnée à l'argent
que rapporteront les matériaux de démolition.
« Art. 6. Sur le terrain de l'hôtel du parricide
sera établi un square public.
« Le
directeur général des domaines,
« J.
FONTAINE.
« Paris, le 25 floréal
an 79. »
Félix Pyat axait déjà demandé la destruction de l'hôtel
de M. Thiers ; voici en quels termes :
« Au nom de Paris, au nom de la France, au nom de
l'humanité, que son nom parricide soit trois fois maudit ! le jour de sa
naissance, maudit ! le jour de sa mort, fête ! Que sa maison tombe à l'heure
même où tombera cette colonne qu'il a célébrée et dépassée en crimes ! Qu'il
n'en reste qu'une pierre avec cette inscription vengeresse : Là fut la
maison d'un Français qui a brûlé Paris. »
[5]
Histoire de la Révolution du 18 mars, par P. Lanjalley et P. Corriez p.
435.
[6]
Voir aux Pièces justificatives la lettre de démission de Rossel.
[7]
Le 18 mai, nouvelle hécatombe ; le comité de salut public arrête :
« Art. 1er. Les journaux la Commune, l'Echo de Paris,
l'Indépendance française, l'Avenir national, la Patrie, le Pirate, le
Républicain, la Revue des Deux-Mondes, l'Eco de Ultramar et la Justice sont et
demeurent supprimés.
« Art. 2. Aucun nouveau journal ou écrit périodique
politique ne pourra paraître avant la fin de la guerre.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . .
« Art. 4. Les attaques contre la République et la
Commune seront déférées à la cour martiale. »
[8]
Le maréchal de Mac-Mahon porta ce fait à la connaissance de l'armée par l'ordre
du jour suivant :
« Soldats !
« La colonne Vendôme vient de tomber.
« L'étranger l'avait respectée. La Commune de Paris l'a
renversée. Des hommes qui se disent Français ont osé détruire, sous les jeux
des Allemands qui nous observent, ce témoin des victoires de vos pères contre
l'Europe coalisée.
« Espéraient-ils, les auteurs indignes de cet attentat
à la gloire nationale, effacer la mémoire des vertus militaires dont ce
monument était le glorieux : symbole ?
« Soldats ! si les souvenirs que la colonne vous
rappelait ne sont plus gravés sur l'airain, ils resteront du moins vivants dans
nos cœurs, et, nous inspirant d'eux, nous saurons donner à la l''rance un
témoignage de bravoure, de dévouement et de patriotisme.
«
Le maréchal DE MAC-MAHON, duc de Magenta.
»
[9]
Le Salut public disait en d'autres termes, dans son numéro du 23 mai, qui fui
le dernier :
« Citoyens,
« La trahison a ouvert les portes à l'ennemi ; il est
dans Paris ; il nous, bombarde ; il tue nos femmes, et nos, enfants.
« Citoyens, l'heure suprême de la grande lutte a sonné.
Demain, ce soir, le prolétariat sera retombé sous le joug ou affranchi pour
l'éternité. Si Thiers est vainqueur, si l'Assemblée triomphe, vous savez la vie
qui vous attend : le travail sans résultat, la misère sans trêve. Plus d'avenir
! plus d'espoir ! Vos enfants, que vous avez rêvés libres, resteront esclaves ;
les prêtres vont reprendre leur jeunesse ; vos filles, que vous aviez vues
belles et chastes, vont rouler flétries dans les bras de ces bandits.
« Aux armes aux armes !
« Pas de pitié. — FUSILLEZ CEUX QUI POURRAIENT LEUR TENDRE LA MAIN
! Si vous étiez défaits, ils ne vous épargneraient point. Malheur à ceux qu'on
dénoncera comme les soldats du droit ; malheur à ceux qui auront de la poudre
aux doigts ou de la fumée sur le visage.
« Feu ! feu !
« Pressez-vous autour du drapeau longe sur les
barricades, autour du comité de salut public. — Il ne vous abandonnera pas.
« Nous ne vous abandonnerons pas non plus. Nous nous
battrons avec vous jusqu'à la dernière cartouche, derrière le dernier pavé.
« Vive la République ! Vue le Commune ! Vive le comité
de salut public !
«
Le directeur politique,
«
Gustave MAROITAU
»
[10]
Wermersch, le rédacteur en chef du Père Duchêne, a eu l'audace de
publier les vers que voici, dans une pièce intitulée : les Incendiaires.
Paris
est mort ! et sa conscience abimée
A
tout jamais s'évanouit dans la fumée !...
Eh
bien ! quand l'incendie horrible triomphait,
Une
VOIX dans mon cœur criait : Ils ont bien fait !
[11]
Il fut arrêté par M. Duret, commissaire de police, chez mademoiselle Accard,
qui lui avait donné asile, au n° 39 de la rue Condorcet. Il était déguisé en
femme, avec robe noire, corset et chignon. Ses papiers étaient cachés sur le
baldaquin du lit ; les agents de la police en emportèrent une liasse.
M. Paschal Grousset fut conduit en voiture à la mairie
de la rue Drouot pour être mis à la disposition de M. le général de
Laveaucoupet. Là il changea son déguisement contre des vêtements d'homme, puis
il fut dirigé sur Versailles dans une voilure fermée, accompagné par deux
agents. Au moment où il passait devant le Grand-Hôtel, -- il était environ cinq
heures, — M. Paschal Grousset fut reconnu par la foule, qui s'ameuta autour de
la voilure, en poussant des cris de mort. Le général Pradier, qui passait à ce
moment sur le boulevard accompagné d'un aide de camp, s'enquit des causes de
l'émotion populaire ; puis il donna l'ordre à un peloton de soldats d'escorter
la voiture, afin de soustraire le prisonnier à la justice sommaire de la foule.
Grâce à cette escorte, la voilure put être dégagée et poursuivre sa course.
(Claretie, Histoire de la Révolution 1870-1871.)
[12]
Voir aux Pièces justificatives une note du Journal officiel, sur les
pertes artistiques de Paris, et la circulaire adressée par le ministre des
affaires étrangères aux agents diplomatiques de la France à l'étranger.
[13]
Voir plus loin une note sur le Père Duchêne et diverses publications
faites à l’étranger par des membres ou des partisans de la Commune.
[14]
Le fils de l'amiral fut tué au fort d'Issy, pendant le siège prussien.
[15]
Enquête parlementaire sur l'insurrection du 18 mars, t. II, p. 313.
[16]
J. Claretie, Histoire de la Révolution 1870-1871, vol. II.