Proclamations du
comité et du gouvernement. — Aspect de Paris le 18 mars. — On ne croit pas la
situation aussi grave qu'elle l'est en réalité. — Allures modestes du comité
central ; convocation des électeurs pour le 22 mars ; le comité respectera
les préliminaires de paix. — Intervention des maires et des députés. —
Première réunion chez M. Bonvallet ; délégation envoyée à l'Hôtel-de-Ville. —
Trois membres du comité, Varlin, Jourde et Arnaud, se rendent à la réunion
des maires. — Conditions posées par ceux-ci. — L'entente semble établie. —
Proclamation des députés, des maires et des adjoints ; proclamation du comité
central : elle est conçue dans un esprit diamétralement opposé. — Projet de
loi présenté à l'Assemblée par les députés de Paris. — Séance du 20 mars à
Versailles. — Allocution de M. Grévy. — Discussion du projet : MM.
Clemenceau, Picard et Tirard ; l'urgence est votée. — La nouvelle est annoncée
à Paris par les députés. — Protestations de la presse contre la convocation
du comité central. — Nouvelle discussion à l'Assemblée : MM. Léon Say, Louis
Blanc, Tolain, Saisset, Thiers. — L'Assemblée vote l'ordre du jour. —
Manifestation de la place Vendôme. — Les maires de Paris à l'Assemblée. — Incident orageux. — Nomination de l'amiral
Saisset ; sa proclamation. — Le comité ajourne les élections au 26 mars. —
Entente des maires et du comité. — Retraite de l'amiral Saisset. — Les
élections.
Paris
est aussitôt criblé de proclamations du gouvernement qui s'enfuit à
Versailles et du gouvernement qui arrive à l'Hôtel-de-Ville. Le 19 mars, la
stupéfaction est plus grande que la crainte ; on ne comprend rien à la
révolution qui vient de s'accomplir ; le départ du gouvernement pour
Versailles paraît invraisemblable. Un soleil splendide s'est levé sur Paris :
la population, avec sa badauderie traditionnelle et son insouciance souvent
coupable, se répand dans les rues, commentant les événements, s'arrachant les
journaux et se demandant sous quel gouvernement elle va vivre. On accuse
hautement le pouvoir d'abandonner la lutte ; le gouvernement — encore inconnu
— de l'Hôtel-de-Ville retire les bénéfices de la sévérité avec laquelle on
juge la tentative de Vinoy et la retraite précipitée des troupes sur
Versailles. Les assassinats de la rue des Rosiers jettent une ombre sanglante
sur la révolution qui vient de s'accomplir ; mais on espère, avec un
optimisme qui résulte d'une sorte de lâcheté morale, qu'il n'y aura plus de sang
versé, que des deux côtés on se prêtera à des concessions réciproques, que
les députés et les maires de Paris continueront plus activement que jamais
leur travail de conciliation, et qu'enfin, le patriotisme aidant, le bon sens
reprendra ses droits. On ne semble pas fâché que le gouvernement et surtout
l'Assemblée aient reçu une leçon ; on s'imagine volontiers que cet échec doit
les rendre plus conciliants, quand, au contraire, leur amour-propre est
profondément blessé. Quoi qu'il en soit, personne ne veut croire que des
Français, appartenant soit à l'Assemblée de Versailles, soit au comité
central, auront le courage d'engager la guerre civile sous les yeux des
Prussiens. On lit
avidement sur tous les murs une proclamation affichée par le gouvernement et
ainsi conçue : Gardes
nationaux de Paris, Un
comité prenant le nom de comité central, après s'être emparé d'un certain
nombre de canons, a couvert Paris de barricades et a pris possession pendant
la nuit du ministère de la justice. Il
a tiré sur les défenseurs de l'ordre, il a fait des prisonniers, il a
assassiné de sang-froid le général Clément Thomas et un général de l'armée
française, le général Lecomte. Quels
sont les membres de ce comité ? Personne
à Paris ne les connaît ; leurs noms sont nouveaux pour tout le monde. Nul ne
saurait même dire à quel parti ils appartiennent. Sont-ils communistes, ou
bonapartistes, ou prussiens ? Quels qu'ils soient, ce sont les ennemis de
Paris qu'ils livrent au pillage, de la France qu'ils livrent aux Prussiens,
de la République qu'ils livreront au despotisme. Les crimes abominables
qu'ils ont commis ôtent toute excuse à ceux qui oseraient ou les suivre ou
les subir. Voulez-vous
prendre la responsabilité de leurs assassinats et des ruines qu'ils vont
accumuler ? Alors, demeurez chez vous ! Mais si vous avez souci de l'Honneur
et de vos intérêts les plus sacrés, ralliez-vous au gouvernement de la
République et à l'Assemblée nationale. Les ministres présents à Paris, DUFAURE, Jules FAVRE, Ernest PICARD, Jules SIMON, amiral POTHUAU, général LE FLÔ. Paris,
le 19 mars 1871. Cette
proclamation respirait une vive irritation, et cela était naturel ; mais elle
contenait des inexactitudes qui n'étaient pas de nature à favoriser un
rapprochement ; accuser le comité central de l'assassinat des généraux
Lecomte et Clément Thomas, c'était, ou faire preuve d'ignorance, ou commettre
une injustice évidente ; prétendre que Paris était livré au pillage n'était
pas plus juste. On fournissait, sans le vouloir, des armes à ceux qu'on espérait
accabler et on amenait les lecteurs de l'affiche à dire que les membres du
comité n'avaient pas mérité d'être représentés sous des couleurs si noires.
De son côté, le comité porté au pouvoir à l'improviste, et sentant le besoin
de ne pas effaroucher les esprits et de se créer des sympathies, publie une
proclamation très-mesurée, très-modeste et partant très-habile. Il affecte de
ne vouloir pas rester le maître ; il veut faire croire que toute son ambition
se borne à convoquer les électeurs dans leurs comices et à donner la parole à
Paris pour la nomination d'un conseil communal ; il se vante enfin d'avoir
chassé le gouvernement, ce qui n'est pas conforme à la vérité, mais le comité
était bien aise de s'attribuer le mérite d'une victoire considérable qu'il
avait remportée sans coup férir. Voici
la proclamation du comité au peuple : Citoyens, Le
peuple de Paris a secoué le joug qu'on essayait de lui imposer. Calme,
impassible dans sa force, il a attendu, sans crainte comme sans provocation,
les fous éhontés qui voulaient toucher à la République. Cette
fois, nos frères de l'armée n'ont pas voulu porter la main sur l'arche sainte
de nos libertés. Merci à tous, et que Paris et la France jettent ensemble les
bases d'une république acclamée avec toutes ses conséquences, le seul
gouvernement qui fermera pour toujours l'ère des invasions et des guerres
civiles. L'état
de siège est levé. Le
peuple de Paris est convoqué dans ses sections pour faire ses élections
communales. La
sûreté de tous les citoyens est assurée par le concours de la garde
nationale. Le comité central de la garde
nationale : ASSI, BILLIORAY, FERRAT, RABICK, Edouard MOREAU, C. DUPONT, VARLIN, BOURSIER, MORTIER, GOUHIER, LAVALETTE, Fr. JOURDE, ROUSSEAU, Ch. LULLIER, BLANCHET, J. GROLLARD, H. GERESME, FABRE, DARROUD, POUGERET. Hôtel-de-Ville,
Paris, ce 19 mars 1871. Cette
proclamation est suivie du décret de convocation des électeurs pour le 22
mars. Par cet empressement à donner la parole au suffrage universel, le
comité veut faire croire à son désintéressement. En portant ce décret à la
connaissance du public, il adresse à la population une sorte de compte rendu
de ses actes : « Vous nous aviez, dit-il, — en s'adressant aux gardes
nationaux de Paris, — chargés d'organiser la défense de Paris et de vos droits ; nous avons
conscience d'avoir rempli cette mission ; aidés par votre généreux courage et
votre admirable sang-froid, nous avons chassé ce gouvernement qui nous
trahissait. A ce moment, notre mandat est expiré et nous vous le rapportons,
car nous ne voulons pas prendre la place de ceux que le souffle populaire
vient de renverser. Préparez donc et faites de suite vos élections
communales, et donnez-nous pour récompense la seule que nous ayons jamais
espérée : celle de vous voir établir la véritable république. En attendant,
nous conservons, au nom du peuple, l'Hôtel-de-Ville. » Enfin,
par une troisième proclamation, qui n'est pas la moins curieuse de toutes,
les membres du comité apprennent aux Parisiens qu'ils n'ont pas l'intention
de chercher querelle aux Prussiens ; ils sont décidés à respecter les
préliminaires de paix votés par l'Assemblée de Versailles. Cette déclaration
était sage ; mais on ne pouvait oublier, devant les assurances du comité, que
ceux dont il se disait l'organe avaient tonné contre les préliminaires[1]. On le
voit, la préoccupation dominante du comité est de rassurer les esprits et
d'empêcher un retour offensif, très-invraisemblable d'ailleurs, d'une partie
de la garde nationale. Étourdis par leur arrivée au pouvoir, comme certains
oiseaux de nuit sont éblouis par la clarté du soleil, les hommes du 18 mars
ne songent qu'à se faire prendre au sérieux et à se faire accepter. Pour le
moment, leur ambition se borne là ; il n'en sera pas toujours de même. Le
drapeau rouge flottait sur l'Hôtel-de-Ville ; il ne tarda pas à être hissé
sur celles des mairies qui étaient occupées par les délégués du comité
central. Paris
commençait à se diviser en deux camps bien tranchés et prenait un aspect
étrange : quelques bataillons, fidèles au gouvernement régulier, occupaient
la mairie de la Bourse et la gare Saint-Lazare. Les rues étaient sillonnées
par des bataillons de fédérés, dont l'état-major s'était installé place
Vendôme. Tous les trains de voyageurs étaient arrêtés à leur sortie de Paris,
notamment à la hauteur de la gare des Batignolles sur la ligne de Versailles. En
l'absence de l'autorité légale, les maires et les députés étaient devenus les
intermédiaires naturels entre l'Assemblée et le comité central, d'autant plus
que le ministre de l'intérieur, par une décision prise le 19 mars, avait «
délégué l'administration provisoire de Paris à la réunion des maires. » Une
première réunion a lieu chez M. Bonvallet, maire du IIIe arrondissement. M.
Millière, député de Paris, émet l'avis que si les maires tentent une démarche
auprès du comité central, celui-ci leur remettra sans difficulté
l'Hôtel-de-Ville et leur laissera le soin de convoquer les électeurs pour la
nomination d'un conseil communal. Au cours de la discussion, M. Henri
Brisson, représentant de la Seine, flétrit avec énergie toute tentative de
sédition en présence de l'étranger : « Maires et députés, nous sommes, dit-il,
les représentants élus de la population de Paris et nous sommes décidés à
rester sur le terrain de la plus stricte égalité. Nous nous ferons volontiers
les interprètes des légitimes réclamations de la population auprès du
gouvernement ; mais, nous le déclarons ici, jamais, à aucun prix, jamais nous
ne consentirons à prêter les mains à l'insurrection. » Une commission est
nommée ; les membres qui la composent se rendent à l'Hôtel-de-Ville afin de
se concerter avec le comité central. A la suite de longs débats, le comité
central parut ébranlé et demanda à délibérer tout seul ; puis il envoya trois
de ses membres, Varlin, Jourde, Arnaud, afin d'obtenir l'appui des maires et
des députés pour les élections communales. Les
maires et les députés répondent qu'ils ne peuvent donner leur approbation et
leur appui aux élections que si l'Assemblée les sanctionne par une loi. Quant
aux rapports réciproques des maires et des membres du comité, il est admis
que le comité se réserve le pouvoir militaire et que les représentants des
municipalités seront maîtres de l'Hôtel-de-Ville. À ces conditions, les
députés s'engagent à demander à l'Assemblée de consentir à la convocation des
électeurs. L'entente paraissant établie, maires et députés rédigent une déclaration
qui est affichée dans la nuit même sur les murs de Paris[2]. De son
côté, le comité central publie une proclamation d'un esprit absolument
opposé. Elle est adressée au peuple et conçue en ces termes : Le
nouveau gouvernement de la République vient de prendre possession de tous les
ministères et de toutes les administrations. Cette
occupation, opérée par la garde nationale, impose de grands devoirs aux
citoyens qui ont accepté cette tâche difficile. L'armée,
comprenant enfin la position qui lui était faite et les devoirs qui lui
incombaient, a fusionné avec les habitants de la cité : troupes de ligne,
mobiles et marins se sont unis pour l'œuvre commune. Sachons
donc profiter de cette union pour resserrer nos rangs, et, une fois pour
toutes, asseoir la République sur des bases sérieuses et impérissables ! Que
la garde nationale, unie à la ligne et à la mobile, continue son service avec
courage et dévouement. Que
les bataillons de marche, dont les cadres sont encore presque complets,
occupent les forts et toutes les positions avancées afin d'assurer la défense
de la capitale. Les
municipalités des arrondissements, animées du même zèle et du même
patriotisme que la garde nationale et l'armée, se sont unies à elles pour assurer
le salut de la République et préparer les élections du conseil communal qui
vont avoir lieu. Point
de divisions ! Unité parfaite et liberté pleine et entière ! Le
contraste de ces deux proclamations saute aux yeux. Les maires et les députés
reconnaissent l'autorité du gouvernement de Versailles et de l'Assemblée,
puisqu'ils vont invoquer leur intervention ; tout autre est le langage qu'on
tient à l'Hôtel-de-Ville. Ici, on parle du « nouveau gouvernement de la
République ; » on jette le masque. Le désintéressement du comité central
avait été de courte durée. Lorsque MM. Bonvallet et Denizot, délégués des
municipalités, se présentent à l'Hôtel-de-Ville pour réclamer l'exécution des
engagements pris, on leur répond que le comité, étant responsable des
conséquences de la situation, ne peut se dessaisir ni du pouvoir civil ni du
pouvoir militaire. Cette réponse inattendue n'empêcha point les députés de
poursuivre l'œuvre de conciliation qu'ils avaient commencée. Dès qu'ils
furent avertis de ce qui se passait à l'Hôtel-de-Ville, ils soumirent à
l'Assemblée un projet de loi portant que les élections municipales seraient
faites à Paris dans le plus bref délai ; que le conseil élu se composerait de
quatre-vingts membres ; qu'il nommerait lui-même son président avec le titre
de maire de Paris. A Versailles, l'irritation allait croissant. Le
gouvernement avait invité tous les députés à hâter leur retour pour la séance
du 20 mars ; il venait de donner l'ordre à tous les fonctionnaires
d'abandonner Paris et de se mettre à la disposition du gouvernement dans le
chef-lieu de Seine- et-Oise. En même temps, il adressait à la France une proclamation
expliquant les événements accomplis depuis le 18 mars. Ce document n'était
pas dicté par un esprit de conciliation. Le comité publiait en même temps une
adresse aux départements rédigée par le citoyen Vésinier, dont le but était
d'entraîner toutes les grandes villes républicaines dans la voie insurrectionnelle
de Paris[3]. Cet appel n'eut aucun effet.
Cependant l'Assemblée se réunit à Versailles, frémissante, stupéfaite,
irritée au plus haut point contre Paris, qui la déteste et qui a répondu à
ses provocations irréfléchies par une coupable insurrection. M. Grévy ouvre
la séance par quelques graves paroles inspirées par les circonstances : Messieurs,
dit-il, il semblait que les malheurs de la patrie fussent au comble. Une
criminelle insurrection, qu'aucun grief plausible, qu'aucun prétexte spécieux
ne saurait atténuer, vient de les aggraver encore. Un
gouvernement factieux se dresse en face de la souveraineté nationale dont
vous êtes seuls les légitimes représentants. Vous saurez vous élever avec
courage et dignité à la hauteur des grands devoirs qu'une telle situation
vous impose. Que
la nation reste calme et confiante, qu'elle se serre autour de ses élus ; la
force restera au droit. La
représentation nationale saura se faire respecter et accomplir
imperturbablement sa mission en pansant les plaies de la France et en
assurant le maintien de la République, malgré ceux qui la compromettent par
les crimes qu'ils commettent en son nom. M.
Clemenceau, député de Paris et maire de Montmartre, dépose le projet de loi
dont il a déjà été question et demande l'urgence. « Sans entrer, dit-il, dans
l'examen des causes qui ont produit les déplorables événements de Paris, il
est un fait sur lequel tout le monde est d'accord : c'est qu'à l'heure qu'il
est, il n'y a pas dans Paris d'autre autorité que celle des municipalités, et
cette autorité est chancelante encore. Si vous voulez sortir de cette
situation terrible qui m'effraye et doit vous effrayer, puisqu'il s'agit du
salut de la France, il faut créer une autorité municipale autour de laquelle
tous les hommes disposés à rétablir l'ordre puissent se grouper. Cette
autorité ne peut sortir que du suffrage des habitants de Paris même. » M.
Picard, ministre de l'intérieur, répond que s'il s'agissait uniquement de
savoir si Paris doit avoir un conseil municipal élu, il ne viendrait pas
contredire M. Clemenceau. « Mais, dit-il, il y a dans Paris une
insurrection très-grave ; est-il possible de faire des élections sous la
présidence des inconnus qui tiendraient les urnes ? A ceux qui demandent pour
Paris une autorité issue du suffrage universel, je demanderai : Comment
reconnaît-on à Paris l'autorité de ceux que Paris a élus, il y a si peu de
temps ? Ils lui demandent de renoncer à une insurrection criminelle ; on ne
les écoute pas. » M.
Tirard, député de la Seine, réplique que sans doute les élections doivent
être libres, que telle est bien la pensée des maires ; mais il y a nécessité
absolue d'agir vite : Paris est livré à lui-même. Le gouvernement l'a
abandonné... M. THIERS. Cela est faux. M. CLEMENCEAU.
Vous avez fait un coup de force qui a manqué. (Bruit.) M. JULES FAVRE.
On n'appelle pas un coup de force l'exécution des lois. (Très-bien !
très-bien !) M. TIRARD. Les circonstances sont
tellement graves que je fais appel à la patience, à la modération de ceux
mêmes que j'aurais pu blesser. Je répète que je me borne à constater ce fait
que Paris a été abandonné... M. THIERS. C'est Paris qui nous a
abandonnés. M. TIRARD. Vous reconnaîtrez au moins
qu'il n'y avait personne dans les ministères... M. LE MINISTRE DE
L'INTÉRIEUR. L'Assemblée
sait que c'est par la force que nous en avons été expulsés, après résistance.
(Oui
! oui !) M. TIRARD. Encore une fois, je me borne à
constater un fait, et je ne blâme pas... Un
membre. Et ceux
qui égorgent les généraux ? M. TIRARD. Depuis six mois nous sommes
sur la brèche ; depuis six mois nous avons, durant le siège et depuis, donné
assez de gages à la cause du devoir, à la cause de l'ordre, pour n'avoir pas
besoin, je pense, de déclarer à cette tribune que nous n'avons rien de commun
avec les assassins. (Longs applaudissements.) Il faut
savoir en face de quelles difficultés nous nous sommes trouvés depuis six
mois, au prix de quels efforts nous avons fait manger à la population de
Paris ce que nous lui disions être du pain. Aujourd'hui nous sommes en face
d'un péril immense, et si nous pouvions le conjurer au prix de notre vie,
pour sauver le pays, nous n'hésiterions pas... Notre vie, il y a longtemps
que nous en avons fait le sacrifice, et je suis profondément humilié à la
pensée que j'ai à me défendre contre des insinuations... (Vif mouvement
d'approbation.) Enfin,
M. Tirard termine par ces mots : « Messieurs, lorsque des hommes résolus
à faire leur devoir, viennent vous dire : Voilà le moyen de sauver Paris !
croyez-les, et ne craignez pas qu'on vous accuse de pactiser avec l'émeute ! » Le
gouvernement, ébranlé par l'accent de sincérité de l'orateur, déclare qu'il
ne s'oppose pas à l'urgence. L'urgence
est votée. Transportés
de joie, les députés de Parie annoncent aussitôt la bonne nouvelle à leurs
concitoyens : Les
maires et adjoints de Paris et les représentants de la Seine font savoir à
leurs concitoyens que l'Assemblée nationale a, dans sa séance d'hier, voté
l'urgence du projet de loi relatif aux élections du conseil municipal de la
ville de Paris. La
garde nationale, ne prenant conseil que de son patriotisme, tiendra, à
honneur d'écarter toute cause de conflit, en attendant les décisions qui
seront prises par l'Assemblée nationale. Vive
la France ! Vive
la République ! (Suivent les signatures des
maires et adjoints de dix-neuf arrondissements de Paris.) « Les représentants de
la Seine : « Louis BLANC, V. SCHŒLCHER, A. PEYRAT, Edmond ADAM, FLOQUET, Martin BERNARD, LANGLOIS, Edouard LOCKROY, FARCY, H. BRISSON, GREPPO, MILLIÈRE, Edgar QUINET. «
Paris, le 21 mars 1871. » Cette
affiche rassérène les esprits, qui étaient très-montés contre la convocation
du comité central. Cette convocation, la plupart des journaux parisiens
l'avaient déclarée nulle et non avenue, en engageant les électeurs à n'en pas
tenir compte[4]. Cet acte courageux,
généralement approuvé, irrita le comité ; il y voyait une atteinte à son
autorité. Cependant,
un nouveau débat s'engageait dans la séance du 21, devant l'Assemblée, au
sujet de la proposition de M. Clemenceau. Celui-ci suppliait le gouvernement
de se hâter. « Il n'y a, disait-il, qu'un seul moyen de nous sauver : c'est
de faire procéder immédiatement aux élections. Le gouvernement demande du
temps ; mais le temps, c'est précisément ce qui nous manque. » Cette opinion
était aussi celle de MM. Léon Say, Louis Blanc, Tolain, l'amiral Saisset, qui
tour à tour supplient l'Assemblée de ne pas perdre une minute. Trois fois M.
Thiers monte à la tribune pour dire que la loi sera faite aussitôt que
possible ; que l'Assemblée la votera dès qu'elle le pourra ; que Paris aura
ses droits ; « mais, ajoute-t-il, ne nous demandez pas de faire l'impossible,
car la loi serait faite, que je vous défierais de la mettre à exécution. »
Sur ce discours, l'Assemblée passe à l'ordre du jour, c'est-à-dire qu'elle
ferme l'oreille aux propositions conciliantes des hommes qui connaissaient
mieux qu'elle les sentiments de Paris. Les représentants de la Seine sortent
de cette séance la mort dans l'âme ; ils prévoient l'effet déplorable que ce
vote aura sur les esprits ; ils songent avec douleur à tout ce que
l'entêtement de l'Assemblée et du pouvoir peut occasionner de désastres. Ils
s'efforcent, du moins, d'atténuer l'effet de cette fatale séance en adressant
à la population les paroles suivantes : Paris, 22 mars 1871. Citoyens, Nous
ne doutons pas que vous n'éprouviez, à la lecture de la séance d'hier, le
sentiment dont notre âme est saisie. Il n'a pas dépondu de nous que cette
séance n'ait eu un autre caractère et de meilleurs résultats. Toutefois,
nous avons obtenu la reconnaissance formelle du droit de Paris, qui, en
conséquence, sera appelé dans le plus bref délai à élire son conseil
municipal. Dans
cette situation, vous comprendrez comme nous la nécessité d'éviter les
désastres qui naîtraient en ce moment de tout conflit entre les citoyens. Vive
la France ! Vive la République ! Les représentants de la Seine, Louis BLANC, Edgar QUINET, V. SCHŒLCHER, A. PEYRAT, Edmond ADAM, Charles FLOQUET, Martin BERNARD, LANGLOIS, Ed. LOCKROY, FARCY, Henri BRISSON, GREPPO, MILLIÈRE, CLEMENCEAU, TIRARD, TOLAIN. Ce même
jour, se passait à Paris une scène déplorable bien faite pour élargir l'abîme
et fermer toute voie à la conciliation. Les « amis de l'ordre, » indifférents
ou inactifs jusqu'alors, avaient imaginé de faire dans Paris une grande
manifestation pacifique. La veille, ils s'étaient promenés sur le boulevard,
portant des drapeaux sur lesquels on lisait : « Société des amis de l'ordre !
» — « Vive l'ordre et vive la paix ! » On s'était donné rendez-vous pour le lendemain,
22. A l'heure indiquée, ces mêmes hommes, dont quelques-uns ont un ruban bleu
à la boutonnière, se rassemblent, place de l'Opéra. Il y a bientôt sur le
boulevard sept ou huit mille personnes. On se met en marche par la rue de la
Paix, comme si l'on voulait aller sur la place Vendôme, siège de l'état-major
du comité central. Les manifestants avancent péniblement aux cris de : Vive
l'Assemblée nationale ! — Vive l'ordre ! Les cris de : Vive la
République ! sont rares dans leurs rangs. La place Vendôme et la partie
de la rue de la Paix comprise entre la place et la rue Neuve-des-Capucines
étaient fortement occupées par des gardes nationaux disposés sur plusieurs
lignes, entre lesquelles il y avait des pièces de 12. A l'arrivée des
manifestants, les hommes de faction croisent la baïonnette et crient : « On
ne passe pas ! » Une certaine hésitation se produit dans la colonne des amis
de l'ordre. Deux ou trois cents, cependant, plus hardis que les autres, font
mine d'avancer. C'est alors au tour des gardes nationaux de fléchir. Tout à
coup, du second rang, un coup de fusil est tiré en l'air ; deux autres coups
suivent immédiatement ; on se regarde, on hésite : une inquiétude visible
agite les rangs des manifestants. D'autres coups de fusil plus serrés éclatent
du milieu de la place et tuent indistinctement les « amis de l'ordre » et les
gardes nationaux placés au premier rang. En un clin d'œil, la foule se
disperse en poussant des cris de terreur et de colère. Il ne reste bientôt
plus dans la rue que dix ou douze cadavres et autant de blessés. Cette
catastrophe plongea Paris dans la consternation. Les récits publiés par les
deux journaux officiels de Paris et de Versailles laissent planer une grande
obscurité sur les causes de ce triste conflit. Le journal de Versailles
présente la manifestation comme un acte inoffensif ; le journal officiel de
Paris lui donne le caractère d'une provocation. A l'en croire, on aurait crié
: A bas les assassins ! A bas le comité ! Les gardes nationaux
auraient été l'objet des plus grossières insultes : on les aurait appelés assassins,
lâches, brigands, on aurait saisi leurs fusils pour les leur arracher ;
enfin, on aurait dépouillé un officier de son sabre, et les coups de feu
n'auraient été tirés qu'en réponse à cette agression violente. Le
récit de ces événements jeta l'Assemblée dans une irritation profonde.
L'occasion de laisser éclater sa colère se présenta le lendemain. Une
députation des maires s'était rendue à Versailles pour conférer avec le
gouvernement sur les élections. Après avoir vu le ministre de l'intérieur,
les délégués expriment le désir d'assister à la séance de l'Assemblée. M.
Arnaud de l'Ariège, maire, et député de Paris, communique ce désir à ses
collègues et les invite à « s'unir de cœur avec Paris pour ne former avec lui
qu'une âme nationale et républicaine. » Les rumeurs excitées par ces paroles
sont à peine apaisées que les maires font leur entrée dans une tribune,
portant l'écharpe tricolore en sautoir. Ils sont accueillis par plusieurs
salves d'applaudissements. Les membres de la gauche se lèvent en criant :
Vive la République ! Debout dans la tribune, les maires saluent l'Assemblée
et répondent par les cris de : Vive la République ! Vive la France ! Vive
l'Assemblée nationale ! A ces
cris, tumulte indescriptible sur les bancs de la droite. Cent députés se
lèvent criant : A l'ordre, à l'ordre ! Faites respecter l'Assemblée ; faites
évacuer la tribune ! Leurs vociférations demeurant sans effet, ces députés se
couvrent, bien que le président, debout à sa place, soit découvert. On crie à
gauche : A bas les chapeaux ! respectez le président ! Les députés de la
droite se retirent ; le tumulte est au comble ; le président déclare que la
séance est levée. L'accueil fait à ses maires fut, pour Paris, un grief de plus
contre l'Assemblée. Ceux-ci, cependant, ne perdent pas courage, et, le 23,
ils annoncent à leurs administrés la nomination de l'amiral Saisset comme
commandant supérieur de la garde nationale de Paris ; du colonel Langlois
comme chef d'état-major général ; du colonel Schœlcher comme commandant en
chef de l'artillerie de la garde nationale. L'amiral Saisset était populaire
à Paris pour sa belle conduite pendant le siège ; il était représentant de la
Seine ; tout récemment encore, on lui avait fait sur les boulevards une
ovation enthousiaste. Sa nomination fui parfaitement accueillie, et l'on crut
avoir de sérieuses raisons d'espérer que la crise touchait à son terme,
lorsque le document suivant fut porté à la connaissance du public : AUX HABITANTS DE PARIS. Chers
concitoyens, Je
m'empresse de porter à votre connaissance que, d'accord avec les députés de
la Seine et les maires élus de Paris, nous avons obtenu du gouvernement de
l'Assemblée nationale : 1°
La reconnaissance complète de vos FRANCHISES MUNICIPALES ; 2°
L'élection de TOUS LES OFFICIERS de la garde nationale, y compris LE GÉNÉRAL EN CHEF ; 3°
Des modifications à la loi sur les échéances ; 4°
Un projet de loi sur les loyers, favorable aux locataires, jusques et y
compris les loyers de 1.200 francs. En
attendant que vous me confirmiez ma nomination, ou que vous m'ayez remplacé,
je resterai à mon poste d'honneur pour veiller à l'exécution des lois de
conciliation que nous avons réussi à obtenir, et contribuer ainsi à
l'affermissement de la République. Le vice-amiral, commandant en
chef provisoire, SAISSET. Paris,
23 mars 1871. Nul ne
doutait que le gouvernement n'eût prêté la main à cette combinaison ; les
adversaires du comité central avaient enfin trouvé un chef et un centre de
ralliement. L'amiral Saisset établit son quartier général au Grand-Hôtel ; il
y reçut bientôt de nombreuses députations des gardes nationaux qui lui
promettaient leur concours. Sur ces
entrefaites, le comité central ajournait au 26 mars les élections
primitivement fixées au 22 ; il avait ressenti un mouvement de mauvaise
humeur en voyant la tournure que prenaient les choses ; il sentait le pouvoir
lui échapper, et portait contre les maires et les députés des accusations
odieuses[5]. Au surplus, le comité reconnut
bien vite sa maladresse et il s'efforça d'en atténuer les effets par une
proclamation conçue dans un esprit beaucoup plus modéré. D'où venait cette
modération aux hommes de l'Hôtel-de-Ville ? Du rapprochement qui s'était
opéré dans l'intervalle entre eux et les maires. A la suite de longues et
laborieuses délibérations, ceux-ci avaient accepté les élections pour le jour
fixé par le comité, dans l'espoir que les résultats du scrutin seraient
meilleurs, grâce à leur intervention. Les
maires n'avaient qu'un souci, éviter l'effusion du sang. Le 25, aussitôt
après avoir pris la résolution dont il vient d'être parlé, ils envoient des
délégués à Versailles pour en donner connaissance au gouvernement. Que
répondra celui-ci ? Sans attendre sa réponse, les députés, les maires et les
adjoints préviennent les habitants de Paris du parti auquel ils se sont
arrêtés : Paris, le 25 mars 1871. Citoyens, Dans
Paris, où le pouvoir législatif a refusé de siéger, d'où le pouvoir exécutif
est absent, il s'agit de savoir si le conflit qui s'est élevé entre des
citoyens également dévoués à la République doit être vidé par la force
matérielle ou par la force morale. Nous
avons la conscience d'avoir fait tout ce que nous pouvions pour que la loi
ordinaire fût appliquée à la crise exceptionnelle que nous traversons. Nous
avons proposé à l'Assemblée nationale toutes les mesures de conciliation
propres à apaiser les esprits et à éviter la guerre civile. Vos
maires élus se sont transportés à Versailles et se sont faits l'écho des
réclamations légitimes de ceux qui veulent que Paris ne soit pas tout à la
fois déchu. de sa situation de capitale et privé de ses droits municipaux,
qui appartiennent à toutes les villes, à toutes les communes de la
République. Ni
vos maires élus, ni vos représentants à l'Assemblée nationale n'ont pu
réussir à obtenir une conciliation. Aujourd'hui,
placés entre la guerre civile pour nos concitoyens et une grave
responsabilité pour nous-mêmes, décidés à tout plutôt qu'à laisser couler une
goutte de ce sang parisien que naguère vous offriez tout entier pour la
défense et l'honneur de la France, vous venons vous dire : Terminons le
conflit par le vote, non par les armes. Votons,
puisqu'en votant nous investirons du pouvoir municipal des républicains
honnêtes et énergiques, qui, en sauvegardant l'ordre dans Paris, épargneront
à la France le terrible danger des retours offensifs de la Prusse et les
tentatives téméraires des prétentions dynastiques Nous
avons dit hier à l'Assemblée nationale que nous prendrions sous notre
responsabilité toutes les mesures qui pourraient éviter l'effusion du sang. Nous
avons fait notre devoir en vous disant notre pensée. Vive
la France ! Vive la République ! Les représentants de la Seine
présents à Paris, V. SCHŒLCHER, Ch. FLOQUET, E. LOCKROY, G. CLEMENCEAU, TONIN, GREPPO. En même
temps, une affiche signée par les municipalités, par les députés, par le
comité central, ne laisse aucun doute sur l'entente qui s'est établie. Le
même jour, l'amiral Saisset congédie les bataillons qui s'étaient rangés
autour de lui et dont les rangs grossissaient sans cesse, et se retire à
Versailles. Ce fut un grand malheur. Le découragement et le dégoût envahirent
les hommes qui s'étaient mis avec empressement aux ordres de l'amiral. La
garde nationale de l'ordre se trouvait définitivement désorganisée ; les
élections eurent lieu le 26[6] ; la Commune entrait en scène. —o—o—o—o—o— PIECES JUSTIFICATIVES.
I PROCLAMATION DU GOUVERNEMENT A
LA FRANCE. Versailles, 20 mars 1871. Le
gouvernement n'a pas voulu engager une action sanglante, alors qu'il y était
provoqué par la résistance inattendue du comité central de la garde nationale.
Cette résistance, habilement organisée, dirigée par des conspirateurs
audacieux autant que perfides, s'est traduite par l'invasion d'un flot de
gardes nationaux sans armes et de population se jetant sur les soldats,
rompant leurs rangs et leur arrachant leurs armes. Entraînés par ces
coupables excitations, beaucoup de militaires ont oublié leur devoir.
Vainement aussi la garde nationale avait-elle été convoquée ; pendant toute
la journée elle n'a paru sur le terrain qu'en nombre insignifiant, C'est
dans ces conjonctures graves que, ne voulant pas livrer une bataille
sanglante dans les rues de Paris, alors surtout qu'il semblait n'être pas
assez fortement soutenu par la garde nationale, le gouvernement a pris le
parti de se retirer à Versailles, près de l'Assemblée nationale, la seule
représentation légale du pays. En
quittant Paris, M. le ministre de l'intérieur a, sur la demande des maires, délégué
à la commission qui serait nommée par eux le pouvoir d'administrer
provisoirement la ville. Les
maires se sont réunis plusieurs fois sans pouvoir arriver à une entente
commune. Pendant
ce temps, le comité insurrectionnel s'installait à l'Hôtel-de-Ville et
faisait paraître deux proclamations : l'une pour annoncer sa prise de
possession du pouvoir ; l'autre pour convoquer les électeurs de Paris dans le
but de nommer une assemblée communale. Pendant
que ces faits s'accomplissaient, le comité de la rue des Rosiers, à Montmartre,
était le théâtre du criminel attentat commis sur la personne du général
Lecomte et du général Clément Thomas, lâchement assassinés par une bande de
sicaires. Le général de Chanzy, qui arrivait de Bordeaux, était arrêté a la
gare d'Orléans, ainsi que M. Turquet, représentant de l'Aisne. Les
ministères étaient successivement occupés ; les gares des chemins de fer
envahies par des hommes armés se livrant sur les voyageurs à des
perquisitions arbitraires, mettant en état d'arrestation ceux qui leur paraissaient
suspects, désarmant les soldats isolés ou en corps qui voulaient entrer à
Paris. En même temps plusieurs quartiers se couvraient de barricades armées
de pièces de canon, et partout les citoyens étaient exposés à toutes les
exigences d'une inquisition militaire dont il est impossible de deviner le
but. Ce
honteux état d'anarchie commence cependant à émouvoir les bons citoyens, qui
s'aperçoivent trop tard de la faute qu'ils ont commise en ne prêtant pas de
suite leur concours actif au gouvernement nommé par l'Assemblée. Qui peut, en
effet, sans frémir, accepter les conséquences de cette déplorable sédition,
s'abattant sur la ville comme une tempête soudaine, irrésistible,
inexplicable ? Les Prussiens sont à nos portes, nous avons traité avec eux. Mais
si le gouvernement qui a signé les conventions de préliminaires est renversé,
tout est rompu. L'état de guerre recommence et Paris est fatalement voué à
l'occupation. Ainsi
sont frappés de stérilité les longs et douloureux efforts à la suite desquels
le gouvernement est parvenu à éviter ce malheur irréparable. Mais ce n'est
pas tout, avec cette lamentable émeute, il n'y a plus ni crédit, ni travail.
La France, ne pouvant pas satisfaire à ses engagements, est livrée à l'ennemi
qui lui imposera sa dure servitude. Voilà les fruits amers de la folie
criminelle de quelques-uns, de l'abandon déplorable des autres. Il est
temps encore de revenir à la raison et de reprendre courage. Le gouvernement
et l'Assemblée ne désespèrent pas. Ils font appel au pays, ils s'appuient sur
lui, décidés à le suivre résolument et à lutter sans faiblesse contre la
sédition. Des mesures énergiques vont être prises ; que les départements les
secondent en se groupant autour de l'autorité qui émane de leurs libres
suffrages. Ils ont pour eux le droit, le patriotisme, la décision : ils
sauveront la France des horribles malheurs qui l'accablent. Déjà,
comme nous l'avons dit, la garde nationale de Paris se reconstitue pour avoir
raison de la surprise qui lui a été faite. L'amiral Saisset, acclamé sur les
boulevards, a été nommé pour la commander. Le gouvernement est prêt à la
seconder. Grâce à leur accord, les factieux qui ont porté une si grave
atteinte à la République seront forcés de rentrer dans l'ombre ; mais ce ne
sera pas sans laisser derrière eux, avec les ruines qu'ils ont faites, avec
le sang généreux versé par leurs assassins, la preuve certaine de leur
affiliation avec les plus détestables agents de l'Empire et les intrigues
ennemies. Le jour de la justice est prochain. Il dépend de la fermeté de tous
les bons citoyens. Qu'il soit exemplaire ! " —o—o—o— II PROCLAMATION DU COMITÉ CENTRAL
AUX DÉPARTEMENTS. Le
peuple de Paris, après avoir donné, depuis le 4 septembre, une preuve
incontestable et éclatante de son patriotisme et de son dévouement à la
République, après avoir supporté avec une résignation et un courage au-dessus
de tout éloge les souffrances d'un siège long et pénible, vient de se montrer
de nouveau à la hauteur des circonstances présentes et des efforts
indispensables que la patrie était en droit d'attendre de lui. Par son
attitude calme, imposante et froide, par son esprit d'ordre républicain, il a
su rallier l'immense majorité de la garde nationale, s'attirer les sympathies
et le concours actif de l'armée, maintenir la tranquillité publique, éviter
l'effusion du sang, réorganiser les services publics, respecter les
conventions internationales et les préliminaires de paix. Il
espère que toute la presse reconnaîtra et constatera son esprit d'ordre
républicain, son courage et son dévouement, et que les calomnies ridicules et
odieuses répandues depuis quelques jours en province cesseront. Les
départements, éclairés et désabusés, rendront justice au peuple de la
capitale, et ils comprendront que l'union de toute la nation est
indispensable au salut commun. Les
grandes villes ont prouvé, lors des élections de 1869 et du plébiscite,
qu'elles étaient animées du même esprit républicain que Paris ; les nouvelles
autorités républicaines espèrent donc qu'elles lui apporteront leur concours
sérieux et énergique dans les circonstances présentes, et qu'elles les
aideront à mener à bien l'œuvre de régénération et de salut qu'elles ont
entreprise au milieu des plus grands périls. Les
campagnes seront jalouses d'imiter les villes ; la France toute entière,
après les désastres qu'elle vient d'éprouver, n'aura qu'un but : assurer le
salut commun. C'est
là une grande tâche, digne du peuple tout entier, et il n'y faillira pas. La
province, en s'unissant a la capitale, prouvera à l'Europe et au monde que la
France tout entière veut éviter toute division intestine, toute effusion de
sang. Les
pouvoirs actuels sont essentiellement provisoires, et ils seront remplacés
par un conseil communal qui sera élu mercredi prochain, 22 courant. Que la
province se hâte donc d'imiter l'exemple de la capitale en s'organisant d'une
façon républicaine, et qu'elle se mette au plus tôt en rapport avec elle au
moyen de délégués. Le même
esprit de concorde, d'union, d'amour républicain, nous inspirera tous.
N'ayons qu'un espoir, qu'un but : le salut de la patrie et le triomphe
définitif de la République démocratique, une et indivisible. LES DÉLÉGUÉS AU Journal officiel. —o—o—o— III ÉLECTIONS COMMUNALES DU 26 MARS
1871.
—o—o—o— IV Le
général commandant la garde nationale le 18 mars était, ainsi que nous
l'avons dit, Charles Lullier, homme très-intelligent, très-exalté et moins
malfaisant qu'il n'en avait l'air. Arrêté dans la suite par ordre du comité
central, parce qu'on le soupçonnait d'être trop modéré, il fut enfermé à la
Conciergerie d'où il écrivit la lettre suivante, qui dépeint bien l'homme et
la situation de Paris au 18 mars. A ce double titre, nous avons cru devoir
faire figurer ce document parmi les pièces justificatives : Conciergerie, ce 28 mars 1871. Gardes
nationaux, citoyens, J'ai
pris la barre du gouvernail au milieu de la tempête. Tant que le vent a
soufflé en foudre, j'ai donné froidement des ordres, sans m'inquiéter des
qu'en dira-t-on de l'équipage. Aujourd'hui
le navire a touché au port ; capitaine, je viens rendre compte de mes
manœuvres. Dans la
journée du 18 mars, à peine de retour à Paris, dans cette ville dont m'avait
éloigné une insigne fourberie, le comité central me fit rechercher partout et
me remit, rue de Barroy, 11, tous ses pouvoirs pour lui assurer le plus
rapidement possible, et par tous les moyens que je jugerais convenables, la
possession de Paris. Toutes les forces disponibles de la garde nationale
étaient, par deux ordres que j'ai encore en main, placées sous mon
commandement immédiat. Parti
avec douze gardes nationaux et trois ordonnances seulement du siège du
comité, je ralliai tous les bataillons épars sur ma route, et, après avoir
perdu deux de mes ordonnances tuées à mes côtés et avoir vu vingt fois ma vie
menacée, je m'emparai successivement, dans la nuit du 18 au 19 mars, de
l'Hôtel-de-Ville, de la Préfecture de police, de la place de Paris et des
Tuileries[7], que je fis occuper aussitôt et
où je laissai un commandant militaire. Nommé
le lendemain, par le comité, général de division et commandant en chef de la
garde nationale de Paris, je fis occuper le jour même et les jours suivants
les ministères et les portes de l'enceinte. L'Hôtel-de-Ville, siège du
nouveau gouvernement, fut, par mes soins personnels, transformé en camp
retranché et abondamment pourvu d'artillerie et de munitions ; ses trois
souterrains furent occupés et ses abords gardés au loin. Les sept points
stratégiques de la rive droite et les quatre points stratégiques de la rive
gauche furent également mis à l'abri de toute surprise. Le
service des subsistances, organisé par mes soins, mit, dès le 20 mars, 60.000
rations d'excellents vivres de campagne (pain, vin, conserves an-, glaises) à
la disposition de la garde nationale et des troupes cantonnées dans les
casernes, ayant fait leur soumission au nouveau gouvernement. Dans
cinq jours, j'ai dormi en tout sept heures et demie, pris trois repas, passé
vingt-huit heures à cheval et expédié dans toutes les directions près de 2.500
ordres militaires. Le 24,
à une heure du matin, brisé, harassé de fatigue, ne tenant plus debout, je
viens dire aux membres de la Commune : Citoyens,
nous sommes maîtres de Paris au point de vue militaire ; je réponds de la
situation sur ma tête ; mais agissons avec une extrême prudence au point de
vue politique. Et,
pour la quatrième fois, j'ai réclamé l'élargissement du général Chanzy. Dès
lors, on n'avait plus besoin de moi. Le lendemain, on m'appela au comité ; on
fit verrouiller les portes, on me fit entourer d'une trentaine de gardes, et,
sans autre formalité, sous prétexte que j'avais délivré un saufconduit au
citoyen Glais-Bizoin, on me fit jeter en prison comme ayant des
communications avec Versailles. Le général de brigade du Buisson, mon chef
d'état-major général, et le colonel Valigrane, mon sous-chef d'état-major,
ont été en même temps arrêtés. Je ne
descendrai pas à me disculper. Mon caractère est au-dessus du soupçon. En
face d'un inénarrable outrage, je me recueille, et de ma poitrine gonflée
s'échappe un seul cri, une invocation suprême à ceux dont j'ai toujours
défendu la cause au péril de ma vie. Peuple
de Paris, j'en appelle à ta conscience. Peuple, j'en appelle à ta justice ! Charles LULLIER. |
[1]
Voici le texte de ce document :
« Citoyens de Paris,
« Dans trois jours vous serez appelés, en toute
liberté, à nommer la municipalité parisienne. Alors, ceux qui, par nécessité
urgente, occupent le pouvoir déposeront leurs titres provisoires entre les mains
des élus du peuple.
« Il y a en outre une décision importante que nous
devons prendre immédiatement : c'est colle relative au traité de paix.
« Nous déclarons, dès à présent, être fermement décidés
à faire respecter ces préliminaires, afin d'arriver à sauvegarder à la fois le
salut de la France républicaine et de la paix générale.
« Le délégué du gouvernement au ministère de
l'intérieur,
«
V. GRÉLIER. »
[2]
Voici ce document avec les noms de tous les signataires :
RÉPUBLIQUE
FRANÇAISE
LIBERTÉ,
EGALITE, FRATERNITÉ.
« Citoyens,
« Pénétrés de la nécessité absolue de sauver Paris et
la République en écartant toute cause de collision, et convaincus que le
meilleur moyen d'atteindre ce but suprême est de donner satisfaction aux vœux
légitimes du peuple, nous avons résolu de demander aujourd'hui même à
l'Assemblée nationale l'adoption de deux mesures qui, nous en avons l'espoir,
contribueront, si elles sont adoptées, à ramener le calme dans les esprits.
« Ces deux mesures sont : l'élection de tous les chefs
de la garde nationale et l'établissement d'un conseil municipal élu par tous
les citoyens.
« Ce que nous voulons, ce que le bien public réclame en
toute circonstance, et ce que la situation présente rend plus indispensable que
jamais, c'est l'ordre dans la liberté et par la liberté.
« Vive la France !
« Vive la République !
«
Représentants de la Seine :
«
Louis BLANC, V.
SCHŒLCHER, A. PEYRAT, Edmond ADAM, FLOQUET, Martin BERNARD, LANGLOIS, Edouard LOCKROY, FARCY, H. BRISSON, GREPPO, MILLIÈRE. »
Il y a un certain intérêt historique à publier
également les noms des membres des municipalités, signataires de ce document :
Les maires et adjoints de Paris.
1er arrondissement, Ad. Adam, adjoint ; Méline,
adjoint.
2e arrondissement, Tirard, maire, représentant de la
Seine ; E. Brelay, adjoint ; Chéron, adjoint ; Loiseau-Pinson, adjoint.
3e arrondissement, Bonvalet, maire ; Ch. Murat, adjoint.
4e arrondissement, Vautrain, maire ; Loiseau, adjoint ;
Callou, adjoint.
5e arrondissement, Jourdain, adjoint.
6e arrondissement, Hérisson, maire ; A. Leroy, adjoint.
7e arrondissement, Arnaud (de l'Ariège), maire,
représentant de la Seine.
8e arrondissement, Carnot, maire, représentant de la
Seine.
9e arrondissement, Desmarest, maire.
10e arrondissement, Dubail, maire ; A. Murat, adjoint ;
Degouves-Denuncques, adjoint.
11e arrondissement, Mottu, maire, représentant de la
Seine ; Blanchon, adjoint ; Poirier, adjoint ; Tolain, adjoint, représentant de
la Seine.
12e arrondissement, Denizot, adjoint ; Dumas, adjoint ;
Turillon, adjoint.
13° arrondissement, Léo Meillet, adjoint ; Combes.
14e arrondissement, Héligon, adjoint.
15e arrondissement, Jobbé-Duval, adjoint.
16e arrondissement, Henri Martin, maire et représentant
de la Seine.
17e arrondissement, François Favre, maire ; Malon,
adjoint ; Villeneuve, adjoint ; Cacheux, adjoint.
18e arrondissement, Clemenceau, maire et représentant
de la Seine ; J.-B. Lafont, Dereure, Jaclard, adjoints.
[3]
Voir ces deux proclamations aux Pièces justificatives du présent
chapitre.
[4]
Cette protestation était ainsi conçue :
DÉCLARATION DE
LA PRESSE
AUX ÉLECTEURS DE
PARIS.
« Attendu que la convocation des électeurs est un acte
de la souveraineté nationale ; que l'exercice de cette souveraineté
n'appartient qu'au pouvoir émané du suffrage universel ;
« Que par suite, le comité qui s'est installé à
l'Hôtel-de-Ville n'a ni droit ni qualité pour faire cette convocation ;
« Les représentants des journaux soussignés regardent
la convocation affichée pour le 22 courant comme nulle et non avenue et
engagent les électeurs à n'en pas tenir compte.
« Le journal des Débats, le
Constitutionnel, le Moniteur universel, le Figaro, le Gaulois, la Vérité,
Paris-Journal, la Presse, la France, la Liberté, le Pays, le National,
l'Univers, le Temps, la Cloche, la Patrie, le Bien Public, l'Union, l'Avenir
libéral, Journal des Villes et des Campagnes, le Charivari, le Monde, la France
nouvelle, la Gazette de France, le Petit Moniteur, le Petit National,
l'Electeur libre, la Petite Presse.
« Ont adhéré les journaux suivants :
« Vérité, Presse, Avenir libéral,
Moniteur universel, Temps Ami de la France, Messager de Paris, Peuple Français,
Siècle, la Cloche. »
[5]
On en jugera par le document suivant :
« Citoyens,
« Votre légitime colère nous a placés, le 18 mars, au
poste que nous ne devions occuper que le temps strictement nécessaire pour
procéder aux élections communales.
« Vos maires, vos députés, répudiant les engagements
pris à l'heure où ils étaient des candidats, ont mis tout en œuvre pour
entraver ces élections que nous voulons faire à bref délai.
« La réaction, soulevée par eux, nous déclare la
guerre.
« Nous devons accepter la lutte et briser la résistance,
afin que vous puissiez y procéder dans le calme de votre volonté et de votre
force.
« En conséquence, les élections sont remises au dimanche
prochain 26 mars.
« Jusque-là, les mesures les plus énergiques seront
prises pour faire respecter les droits que vous avez revendiqués.
« Hôtel-de-Ville, 22 mars
1871. »
[6]
Voir le tableau des élections aux Pièces justificatives.
[7]
Ces postes avaient été abandonnés.