LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

TOME SECOND

LIVRE SIXIÈME. — INSURRECTION DU 18 MARS.

 

 

État moral de Paris. — Fédération républicaine de la garde nationale. — Proclamation du comité central. — Note du Journal officiel. — Le général d'Aurelle de Paladines est nommé commandant supérieur des gardes nationales de la Seine ; sa proclamation ; ses entretiens avec les chefs de bataillon. — Les canons ; commencement de lassitude chez les gardes nationaux ; déclaration du 61e bataillon de Montmartre ; ce bataillon est blâmé. — Décret intempestif du général Vinoy : six journaux supprimés. — Conséquences de celte faute. — Attitude de l'Assemblée nationale : sa haine pour le 4 septembre, ses rancunes contre Paris ; elle veut décapitaliser Paris. — Déplorables incidents : le général Garibaldi, MM. Langlois et Victor Hugo ; grossières apostrophes des ruraux. — Retraite de M. Victor Hugo ; c'est une faute. — L'Assemblée et la question du siège du gouvernement. — Proposition déposée dans la séance du 6 mars par le chef du pouvoir exécutif : Orléans, Fontainebleau, Versailles. — La commission opte pour Fontainebleau ; le gouvernement préfère Versailles. — Mémorable séance du 10 mars. — Discours de MM. Louis Blanc et Silva en faveur du retour à Paris. — Réponses passionnées de MM. Giraud, de Belcastel et Fresneau, députés de la droite ; leur ignorance sur le rôle de Paris soi-disant révolutionnaire. — Le gouvernement intervient dans la discussion : discours de M. Thiers ; il n'ose aborder la question de front ; Paris est sacrifié sans raison au pacte de Bordeaux. — L'Assemblée consomme son divorce avec Paris par la loi des échéances. — Adresse des députés de la Seine à leurs électeurs. — L'Assemblée quitte Bordeaux. — Le gouvernement se transporte à Paris pendant la prorogation. — Il essaye de reprendre les canons de la place des Vosges ; il échoue. — Attaque générale imminente ; proclamation du gouvernement aux habitants de Paris. — Le 18 mars. — Assassinat des généraux Lecomte et Clément Thomas. — Le gouvernement affolé abandonne Paris avec les troupes. — L'insurrection est victorieuse.

 

Les agitateurs du 31 octobre et du 22 janvier avaient vu singulièrement augmenter leurs chances de succès ; dans une partie de la population, l'abattement était sans limite ; dans l'autre, l'irritation se manifestait par le meurtre abominable de l'agent Vicentini, jeté à la Seine par quelques scélérats devant une foule qui n'avait pas eu la force de s'opposer à ce crime. La garde nationale qui, à deux reprises, avait arrêté les meurtriers par sa ferme attitude se trouvait désorganisée depuis la convention du 28 janvier : un grand nombre de ses officiers s'étaient empressés de quitter Paris pour des raisons de famille ou d'intérêt. Enfin, et c'était ici le fait considérable entre tous, l'entrée des Prussiens avait mis aux mains de la garde nationale un grand nombre de canons, autour desquels chaque bataillon montait successivement la garde. Le comité qui avait pris au commencement du siège le nom de comité central républicain des vingt arrondissements, qui, depuis, avait exercé une action plus ou moins occulte sur un grand nombre de bataillons, sut habilement tirer parti de celte situation. Le 3 mars, jour où les Prussiens évacuent les Champs-Elysées, il institue la « fédération républicaine de la garde nationale. » Chaque arrondissement nomme un délégué, et ces délégués réunis et munis de pouvoirs mal définis nomment à leur tour les membres d'un comité central auquel est attribuée la direction suprême de la garde nationale, avec le droit de choisir tous ses chefs et le droit de les révoquer. Le 4 mars, le comité central affirme son existence et fixe son programme dans la proclamation suivante :

Le comité central de la garde nationale, nommé dans une assemblée générale de délégués représentant plus de 200 bataillons, a pour mission de constituer la fédération républicaine de la garde nationale, afin qu'elle soit organisée de manière à protéger le pays mieux que n'ont pu le faire jusqu'alors les armées permanentes, et à défendre, par tous les moyens possibles, la République menacée.

Le comité central n'est pas un comité anonyme ; il est la réunion de mandataires d'hommes libres qui connaissent leurs devoirs, affirment leurs droits et veulent fonder la solidarité entre tous les membres de la garde nationale.

Il proteste donc contre toutes les imputations qui tendraient à dénaturer l'expression de son programme pour en entraver l'exécution. Ses actes ont toujours été signés ; ils n'ont eu qu'un mobile, la défense de Paris. Il repousse avec mépris les calomnies tendant à l'accuser d'excitation au pillage d'armes et de munitions, et à la guerre civile.

L'expiration de l'armistice, sur la prolongation duquel le Journal officiel du 20 février était resté muet, avait excité l'émotion légitime de Paris tout entier. La reprise des hostilités, c'était en effet l'invasion, l'occupation et toutes les calamités que subissent les villes ennemies.

Aussi la fièvre patriotique qui, en une nuit, souleva et mit en armes toute la garde nationale ne fut pas l'influence d'une commission provisoire nommée pour l'élaboration des statuts ; c'était l'expression réelle de l'émotion ressentie par la population.

Quand la convention relative à l'occupation fut officiellement connue, le comité central, par une déclaration affichée dans Paris, engagea les citoyens à assurer, par leur concours énergique, la stricte exécution de cette convention.

A la garde nationale revenaient le droit et le devoir de protéger, de défendre ses foyers menacés. Levée tout entière spontanément, elle seule, par son attitude, a su faire de l'occupation prussienne une humiliation pour le vainqueur.

Vive la République !

ARNOLD, Jules BERGERET, BOUIT, CASTIONI, CHAUVIÈRE, CHOUTEAU, COURTY, DUTIL, FLEURY, FRONTIER, GASTEAU, Henri FORTUNE, LACORD, LAGARDE, LAVALETTE, LAVALETTE, MATTÉ, MUTTEN, OSTYN, PICONEL, PINDY, PRUDHOMME, VARLIN, Henri VERLET, VIARD

Paris, le 4 mars 1871.

 

Cette circulaire fit généralement un effet détestable ; on refusait de prendre au sérieux ces inconnus qui prenaient la parole au nom de la garde nationale et se posaient en défenseurs de la République ; mais on concevait quelque inquiétude de leur audace. Les signataires de la proclamation repoussaient avec mépris, disaient-ils, les calomnies qui tendaient à accuser le comité d'excitation au pillage d'armes et de munitions et à la guerre civile. Ils jouaient de malheur. Le même jour, des scènes de pillage se produisaient à la mairie des Gobelins.

Le gouvernement ne se doutait pas de la gravité de la situation ; il estimait que le bon sens de la population parisienne déjouerait cette crise que, seuls, les membres du comité central semblaient prendre au tragique. On avait vu, pendant le siège, des tentatives du même genre avorter sans l'emploi de la force matérielle ; mais les temps étaient changés : il y avait en plus l'irritation causée par la triste issue du siège, et une assemblée qui paraissait s'attacher à ne négliger aucune occasion de froisser les sentiments de Paris. Quoi qu'il en soit, le Journal officiel du 4 mars contenait une note relative aux divers incidents qui menaçaient la paix de la cité : « Des gardes nationaux en armes, obéissant non à leurs chefs légitimes, mais à un comité central anonyme qui ne peut leur donner aucun ordre sans commettre un crime sévèrement puni par les lois, se sont emparés d'un grand nombre d'armes et de munitions de guerre, sous prétexte de les soustraire à l'ennemi dont ils redoutaient l'invasion. Il semblait que de tels actes dussent cesser après la retraite de l'armée prussienne. Il n'en a rien été ; hier soir, le poste des Gobelins a été forcé et les cartouches ont été pillées. » L'organe du gouvernement ajoute que ceux qui provoquent ces désordres assument une terrible responsabilités qu'ils viennent semer le trouble dans la cité, au moment où, délivrée du contact de l'étranger, elle aspire à reprendre ses habitudes de calme et de travail ; qu'en présence de ces mouvements tumultueux, le gouvernement doit faire appel aux bons citoyens pour étouffer dans leurs germes ces coupables manifestations. « Que tous ceux qui ont a cœur l'honneur et la paix de la cité se lèvent, disait en terminant le ministre de l'intérieur ; que la garde nationale, repoussant de perfides instigations, se range autour de ses chefs et prévienne des malheurs dont les conséquences seraient incalculables. Le gouvernement et le général en chef sont décidés à faire énergiquement leur devoir ; ils feront exécuter les lois ; ils comptent sur le patriotisme et le dévouement de tous les habitants de Paris. » Les fonctions de commandant supérieur de la garde nationale, laissées vacantes par la démission volontaire du général Clément Thomas, étaient remplies depuis le 3 mars par le général d'Aurelle de Paladines. Le vainqueur de Coulmiers était plutôt, pour les Parisiens, le vaincu d'Orléans, le général privé de son commandement par M. Gambetta, et, pour tout dire d'un mot, un homme qui n'inspirait pas de confiance à ceux qu'il était chargé de commander. Il passait pour inflexible sur le chapitre de la discipline ; on le représentait comme clérical, comme peu sympathique au gouvernement républicain, comme un agent déguisé de la majorité de l'Assemblée réunie à Versailles. A tort ou à raison, le général d'Aurelle eut dès son arrivée à Paris une situation fausse et pénible. Il fit, il est vrai, tous ses efforts pour dissiper les préventions soulevées autour de son nom. Un de ses premiers soins fut d'adresser une proclamation à la garde nationale :

Le président du conseil des ministres, chef du pouvoir exécutif de la République française, vient de me confier le commandement supérieur de la garde nationale de la Seine.

Je sens tout le prix d'un tel honneur. Il m'impose de grands devoirs. Le premier de tous est d'assurer le maintien de l'ordre et le respect des lois et de la propriété.

Pour réussir, j'ai besoin du concours de tous les bons citoyens. Je fais donc appel au patriotisme de la garde nationale et de tous ses officiers.

Pendant le siège de Paris, elle a partagé avec l'armée la gloire et les périls de la défense : c'est à elle, dans les douloureuses circonstances que nous traversons, à donner l'exemple des vertus et à moi de la diriger dans ses nobles efforts.

Ma règle de conduite sera la justice, le respect des droits acquis et de tous les services rendus.

Il est nécessaire que le travail répare le plus tôt possible les malheurs de la guerre. L'ordre seul peut nous ramener à la prospérité.

J'ai la ferme volonté de réprimer avec énergie tout ce qui pourrait porter atteinte à la tranquillité de la cité.

Le général commandant supérieur des gardes nationales de la Seine,

D'AURELLE.

Le 5 mars 1871.

 

L'usage veut que les chefs de bataillon de la garde nationale rendent visite à leur commandant en chef. Quelques-uns de ces délégués de la milice citoyenne profitèrent de cet entretien pour dire nettement au général les appréhensions d'une partie de la garde nationale. Le général s'appliqua très-loyalement à rassurer les défiants. Il fit devant eux des déclarations très-fermes ; il protesta, au nom du gouvernement, contre l'idée du désarmement de la garde nationale, idée répandue peut-être par les agents du comité central, dans un but facile à deviner ; il protesta également contre toutes pensées de restauration monarchique, et affirma son respect pour les institutions républicaines de la France. Somme toute, à la suite de cette entrevue dont les détails furent connus par les journaux, un apaisement sensible s'était fait dans les esprits. Les rapports du gouvernement avec la population parisienne avaient pris une tournure inespérée. Avec des ménagements de part et d'autre, il y avait lieu d'espérer une solution heureuse aux difficultés du moment ; le besoin de réconciliation était, en effet, général et sincère.

La grosse difficulté consistait à enlever les canons qui se trouvaient entre les mains de la garde nationale, et que le comité central n'était nullement disposé à rendre. Les pièces transportées dans divers quartiers de Paris à la veille de l'entrée des Prussiens étaient au nombre de 420 environ : on en avait placé 52 aux Buttes-Chaumont ; 171 aux Buttes-Montmartre ; 43 à la Chapelle ; 30 sur la place des Vosges ; les autres étaient réparties entre Belleville, Clichy et Ménilmontant. Ainsi que nous l'avons dit précédemment, les bataillons de chaque quartier venaient tour à tour monter la garde autour des canons ; on y mit au début beaucoup d'empressement et de zèle ; l'ardeur se refroidit peu à peu ; ces factions fatiguaient les gardes nationaux, et la grande majorité soupirait après un arrangement qui donnerait satisfaction à la fois à la garde nationale et au gouvernement. Tel n'était point, il faut le dire, l'avis des principaux meneurs, ni vraisemblablement l'espoir du comité central ; mais, quoique jouissant déjà d'une influence réelle, le comité n'était pas assez puissant pour empêcher une solution pacifique, que souhaitaient tous les hommes sensés. Déjà un certain nombre de canons avaient été rendus à l'État ; les principaux dépôts existants encore, ceux des Buttes-Chaumont, de la Villette et surtout des Buttes-Montmartre, étaient l'objet de négociations suivies entre les chefs de bataillon, les maires et le commandant supérieur de la garde nationale. Il était permis d'espérer, d'après des symptômes significatifs, que la question serait tranchée à l'amiable. L'un des bataillons de Montmartre, le 61e, venait de remettre au maire de l'arrondissement, qui l'avait transmis au général d'Aurelle, une note ainsi conçue :

Comme certains bataillons de la garde nationale seraient disposés à supposer que nous voulons garder les pièces d'artillerie qui leur appartiennent, nous croyons nécessaire de rappeler que les canons n'ont été places sur la Butte-Montmartre que pour les soustraire aux Prussiens d'abord, et ensuite pour ne pas les laisser à l'abandon.

Le 61e bataillon, certain d'être en cela l'interprète des sentiments de toute la garde nationale du 18e arrondissement, offre de rendre sans exception les canons et les mitrailleuses à leurs véritables possesseurs sur leur réclamation.

 

La démarche du 61e bataillon fut unanimement blâmée par les autres bataillons de Montmartre, qui n'admettaient pas que toute la garde nationale pût être engagée par quelques-uns de ses membres. Mais l'initiative du 61e bataillon montre, du moins, quels étaient les sentiments d'une partie de la garde nationale ; elle prouve aussi qu'avec de la prudence et des ménagements, on pouvait arriver à trancher heureusement les difficultés. Il fallait, par des efforts de conciliation, diminuer l'autorité du comité central, ôter tout prétexte de récrimination aux exaltés et aux meneurs, laisser les turbulents s'user dans leurs exagérations même et redoubler de circonspection, d'autant plus que, dans le moment, des négociations étaient engagées entre les maires et le général d'Aurelle. Il était sérieusement question de distribuer les canons entre les divers arrondissements, de former vingt parcs d'artillerie et d'en confier la garde aux bataillons de chaque quartier. Une imprudence du général Vinoy compromit tout. Par un arrêté, inséré au Journal officiel du 12 mars, six journaux se trouvaient supprimés. Les journaux ainsi frappés en vertu de l'état de siège étaient : le Vengeur, le Cri du Peuple, le Mot d'Ordre, le Père Duchêne, la Caricature et la Bouche de Fer. Le général Vinoy ne se bornait pas à suspendre ces six journaux ; il décrétait que la publication de tous nouveaux journaux ou écrits périodiques traitant de matières politiques ou d'économie sociale était interdite jusqu'à la levée de l'état de siège par l'Assemblée nationale. L'arrêté du commandant militaire de l'état de siège était pris « sur l'avis du gouvernement. » Le gouvernement était mal inspiré : par la nomination du général d'Aurelle il avait excité des défiances qui, grâce à l'attitude du général, commençaient à se calmer, et quand l'apaisement se fait, on lance un décret qui supprime la liberté de la presse. Certes les journaux frappés, se livraient quotidiennement à de regrettables violences, mais en cela ils usaient de représailles vis-à-vis de l'Assemblée, nous dirons comment tout à l'heure. Au surplus, si les journaux suspendus par l'arrêté du 12 mars se montraient agressifs et passionnés, et si en cela ils servaient, sans le vouloir peut-être, les projets du comité central, ils n'exerçaient pas sur l'opinion publique l'influence qu'on semblait leur accorder. Le Vengeur avait pour rédacteur en chef Félix Pyat, le Cri du Peuple Jules Vallès, le Mot d'Ordre Henri Rochefort, le Père Duchêne Vermeersch, la Caricature, Pilotell ; la Bouche de Fer, imitation de la Lanterne, de Rochefort, était rédigée par Paschal Grousset.

La suppression des six journaux désola tous les hommes modérés, qui attendaient le dénouement de la crise par des moyens conciliants ; elle remplit de joie les meneurs, qui souhaitaient un conflit. On fit courir des bruits de coup d'État ; on rappela que le général Vinoy avait joué un rôle en décembre 1851 ; on rapprocha de l'arrêté du 12 mars les actes de l'Assemblée ; les violences qui s'étalaient dans les journaux auxquels on venait d'imposer brutalement silence furent colportées de bouche en bouche dans les quartiers où le comité central recrutait ses principales forces ; le travail de conciliation qui s'était accompli dans beaucoup d'esprits fut tout à coup arrêté ; ceux qui parlaient de rendre les canons n'osèrent plus s'exprimer avec la même liberté, ne sachant pas si l'arrêté du général Vinoy ne justifiait pas toutes les appréhensions auxquelles ils avaient jusqu'alors fermé l'oreille ; les maires de Paris n'eurent plus la même assurance pour démentir les faux bruits qui avaient cours parmi leurs administres, à qui de perfides agents disaient, tantôt que la garde nationale allait être désarmée, tantôt qu'il était question de supprimer la solde dont les gardes nationaux vivaient en attendant la reprise du travail. En un mot, la mesure prise par le général Vinoy produisit un effet déplorable et remit tout en question : l'autorité du gouvernement s'en trouva plus faible ; plus forte, au contraire, celle du comité central.

Il était réservé à l'Assemblée de mettre le comble à l'irritation et de justifier toutes les défiances.

Les députés élus le 8 février étaient arrivés à Bordeaux très-animés contre le gouvernement de la Défense nationale, très-hostiles au gouvernement de la (République issu de la révolution du 4 septembre. Ce n'était point, — on l'a vu par la séance du 1er mars, — ce n'était point par regret pour le gouvernement impérial que les membres de la majorité détestaient le gouvernement de la Défense nationale. Ils lui en voulaient de n'avoir pas convoqué plus tôt une Assemblée nationale, oubliant d'abord qu'au point de vue matériel et moral la convocation des électeurs avait été impossible en pleine invasion, et ensuite que les élections auraient certainement donné à la France une Assemblée en grande majorité républicaine. Les partis monarchiques maudissaient donc un retard qui les avait admirablement servis. Mais la passion ne raisonne pas. Une pensée commune anima les membres de la majorité dès les premières séances, et ce fut une pensée de haine : haine contre les républicains, qui avaient prolongé la guerre jusqu'à la dernière 'extrémité pour sauver au moins l'honneur du pays ; haine contre Paris, dont la belle et longue résistance n'éveillait parmi les « ruraux » qu'un sourire d'incrédulité. Toutes les vieilles rancunes de la province contre Paris avaient été apportées à Bordeaux par des hobereaux jetés sans préparation dans la vie publique. Paris était pour eux la cite révolutionnaire, indigne de rester la capitale de la France. On ne cachait pas qu'on avait l'intention de défaire l'œuvre de l'histoire, de briser brutalement le grand travail de centralisation qui avait donné à Paris son importance exceptionnelle et son étonnant prestige. L'Assemblée traitait Paris en ville suspecte, se défiait de tout ce qui venait de lui et déclarait la guerre à la ville républicaine entre toutes. En toute autre circonstance, cette attitude d'une Assemblée française n'eût paru qu'une boutade de gentilshommes peu au courant des choses de leur temps et dépaysés dans leur propre patrie. En face d'une cité rendue nerveuse et maladive par de grandes souffrances, exaspérée par ses déceptions, surexcitée par quelques hommes coupables, celte altitude impolitique était pleine de dangers. Les députés de Versailles eurent-ils conscience de ces dangers ? On n'ose pas le croire. C'est ce qui explique sans doute leurs coupables étourderies.

Un jour, l'Assemblée se trouve en présence du général Garibaldi, envoyé à Bordeaux par quatre départements, y compris celui de la Seine, qui l'a porté troisième sur sa liste. Le patriote italien, qui a mis son épée au service de la France dans un moment où la France était abandonnée de tous ses anciens amis, est insulté par l'Assemblée : il se retire accompagne par les éclats d'une joie indécente. La France est indignée de ce spectacle, première révélation des opinions cléricales de la majorité de l'Assemblée. Une autre fois, le brave colonel Langlois, député de Paris, proteste contre les accusations jetées à la garde nationale, dont il a été l'un des chefs intrépides à la bataille de Buzenval. Un membre de la droite traite M. Langlois d'énergumène et s'écrie qu'il faut l'enfermer dans la maison de fous de Charenton. Des apostrophes de ce genre, inconnues dans les fastes parlementaires, étonnaient, irritaient Paris. Dans la séance du 8 mars, M. Victor Hugo monte à la tribune et l'Assemblée couvre sa voix lorsqu'il veut, en passant, rendre hommage à Garibaldi. Un gentilhomme campagnard, M. de Lorgeril, apostrophe le grand poète en ces termes : « Votre héros n'est qu'un comparse de mélodrame ! » M. Victor Hugo ne peut continuer son discours, l'Assemblée refuse de l'entendre, et le même grotesque s'écrie : « L'Assemblée refuse la parole à M. Victor Hugo parce qu'il ne parle pas français. » Le député de Paris se borne à répondre à ses interrupteurs : « Vous refusez de m'entendre, cela me suffit ; je donne ma démission. » Quelques instants après, il écrit au président de l'Assemblée la lettre suivante : »

« Il y a trois semaines, l'Assemblée a refusé d'entendre Garibaldi ; elle refuse de m'entendre.

« Je donne ma démission.

« VICTOR HUGO. »

 

La retraite de M. Victor Hugo était fâcheuse pour le parti républicain. La disparition d'un orateur tel que lui devait causer une joie sincère à la majorité ; c'était pour elle un adversaire de moins. Quant au parti républicain, il ne pouvait voir dans la retraite de l'auteur des Châtiments qu'un acte irréfléchi. M. Victor Hugo, comme tous ses amis politiques, en entrant dans l'Assemblée savait bien qu'il se trouverait en présence d'adversaires acharnés. C'est pour tenir tête à l'orage que les électeurs le nommaient et non pour abandonner son poste à la première résistance. Ce n'est pas, au reste, dans cette seule circonstance que le parti républicain s'affaiblit par sa propre faute. Dans la séance du 6 mars, MM. Delescluze et Millière, députés de la Seine, avaient déposé une proposition tendant à la mise en accusation des membres du gouvernement de la Défense nationale. Ils les accusaient de trahison. On ne peut pas contester que cette demande ne fût formulée dans l'intérêt de la vérité, mais il était imprudent de fournir une pâture aux haines de la majorité. L'Assemblée montrait déjà une tendance significative à dénigrer tous les actes du gouvernement de la Défense nationale, soit à Paris, soit en province.

Les passions et les préjugés de la majorité allaient se donner libre carrière dans une question fort importante ; celle du siège du gouvernement. Le chef du pouvoir exécutif avait déposé, dans la séance du 6 mars, une proposition relative à la translation de l'Assemblée nationale « dans une ville plus rapprochée de Paris. » Une commission fut nommée et eut à choisir entre Orléans, Fontainebleau et Versailles. Orléans lui parut trop éloigné de Paris ; Versailles en était au contraire trop près ; elle opta pour Fontainebleau : celte ville lui semblait assez éloignée pour assurer le calme nécessaire aux délibérations de l'Assemblée, et assez rapprochée pour surveiller les événements qui se préparaient à Paris. L'avis de la commission ne fut pas partagé par le gouvernement. M. Thiers insista pour la résidence de Versailles, et il eut gain de cause.

 

Le débat qui s'engagea sur cet important projet est digne d'être rappelé, car l'Assemblée par son vote commit une faute dont les conséquences furent incalculables. Les avertissements ne lui manquèrent pas, du moins ; mais, quoique les voix qui les lui donnaient fussent autorisées, quoique le chef du pouvoir exécutif en se prononçant pour Versailles eût laissé entendre qu'à ses yeux Paris était le siège véritable du gouvernement, les députés du 8 février écoutèrent surtout leurs préjugés et leurs rancunes. Quelques-uns même firent l'imprudent aveu qu'ils avaient reçu de leurs électeurs le mandat impératif de découronner Paris de son titre de capitale. Le beau rôle et le noble langage furent tout entiers du côté des députés républicains. M. Louis Blanc porta le premier la parole. « Pourquoi, dit-il en substance, parler d'Orléans ? Pourquoi parler de Fontainebleau ? Pourquoi parler même de Versailles ? Pourquoi nous condamner à donner à l'Europe le spectacle d'une Assemblée errante qui, d'ans le pays même qu'elle représente, semble en quête d'un refuge et en peine d'un gite ? Serait-ce que Paris fait peur ?... Ô mes concitoyens ! songez-y, ne touchez pas, je vous en conjure, à l'unité nationale ; ne mettez pas en suspicion ce Paris que le comte de Chambord lui-même appelait naguère sa bonne ville de Paris, la cité de ses ancêtres. Ne touchez pas à une ville qui est véritablement la ville sacrée. Croire que ce puissant Paris baisserait la tête, croire qu'il resterait sans un battement de cœur sous l'indignité politique dont il serait frappé, c'est une erreur tellement funeste, tellement féconde en conséquences désastreuses, que je frémis, rien que d'y penser. Oter à Paris son rang de capitale ! mais ce serait réunir tous les habitants de Paris, grands et petits, bourgeois et ouvriers, riches et pauvres, dans un même sentiment de colère, et peut-être de colère formidable... »

Paroles prophétiques, qui sont accueillies par quelques ricanements, " Vous découronneriez Paris ? poursuit l'orateur ; comme si cela était possible ! comme si l'on pouvait, au moyen de combinaisons artificielles, détruire ce qui résulte de la nature même des choses ! comme si Paris n'était pas la capitale nécessaire de la France par son étendue, par le nombre de ses habitants, par sa splendeur incomparable, par le concours des hommes illustres en tout genre qu'il attire et qu'il retient, par l'action des idées dont il est tour à tour le laboratoire et le foyer, par la majesté des souvenirs qui font, vous ne pouvez pas le nier, tenir en quelque sorte dans son passé le passé du pays tout entier ! que dis-je ? comme si la France, oui, toute la France n'était pas dans Paris, où les départements viennent se réunir et se mêler, ainsi que font les rivières dans les fleuves où elles se jettent ! Et cette mise en suspicion de Paris, à quel moment se produirait-elle ?

« Quoi ! c'est le lendemain du jour où tous à Paris, les hommes, les femmes, les enfants, les vieillards, les femmes surtout, qui ont été admirables, aussi admirables que les femmes de Sparte, plus simples et conséquemment plus grandes, ont souffert sans une plainte, sans un instant de faiblesse et de défaillance, ce qu'on aurait cru impossible à l'humanité de souffrir ; c'est le lendemain de ce siège mémorable pendant lequel la population parisienne, cette population qu'on croyait si frivole, a donné, j'ose le dire, l'exemple de toutes les vertus qui sont l'honneur de l'espèce humaine, c'est alors qu'on déclarerait que Paris a mérité de cesser d'être cette capitale qu'il a été pendant des siècles ! Non, cela n'est pas possible ! Non ! cela ne sera pas ! »

M. Silva, député de la Savoie, abordant la question à un autre point de vue, presse l'Assemblée de se rendre à Paris, au nom de sa propre dignité et au nom de l'intérêt de la France : « Nous devons, dit-il, aller à Paris, parce que notre dignité nous y appelle. S'il n'y a pas de danger, il n'est pas besoin d'explication, et s'il y en a, nous devons aller au cœur du danger, parce que nous le conjurerons par la dignité de notre attitude, et, s'il le faut, par l'énergie de nos résolutions. On nous a dit : Mais la dignité nationale répugne à ce que l'Assemblée puisse siéger et délibérer sous le canon prussien ! Comment donc le canon prussien ! Mais nous l'affronterons, s'il le faut, nous le subirons comme nous avons subi le malheureux traité de paix. Lorsqu'il y a le cas de force majeure, la question de dignité est complétement sauvegardée, comme la question d'honneur a été sauvegardée le jour où, dans notre âme et conscience, nous avons volé pour la paix... » Puis, répondant à l'argument tiré de la tyrannie prétendue que Paris aurait toujours exercée sur les départements, M. Silva dit avec un admirable à-propos : « Si, au lieu de remonter dans la nuit des siècles, je me contente de faire un retour sur ces dernières années, je me demande si c'est Paris qui a soutenu l'Empire ; je me demande si c'est Paris qui a fait le plébiscite ; je me demande si c'est Paris, qui, en définitive, nous a amenés au triste jour où nous nous trouvons. Évidemment non : Paris est irréprochable, il a fait pour le mieux, et certes, l'Empire n'aurait pas duré dix-huit ans, — dix-huit siècles ! si la province avait montré l'énergie et la résolution de Paris. »

Il y avait enfin l'argument tiré de l'émeute possible, des menaces du comité central. « L'émeute, s'écrie l'orateur, voulez-vous que je vous indique le moyen de la réprimer ! (À droite. Ah ! ah ! voyons !) C'est de la prévenir. Eh bien, il y a du cœur, de l'intelligence chez les Parisiens ; ils nous l'ont bien montré ; allons-nous placer au milieu d'eux, convions-les à notre travail ; disons-leur : Vous avez défendu la patrie, nous venons la reconstituer, car elle est mutilée, elle est meurtrie, elle a besoin de se refaire ; nous lui tendrons la main tous ensemble, et nous travaillerons au salut commun ! »

Les députés de la majorité ne furent touchés ni par le langage prophétique de M. Louis Blanc, ni par la logique serrée de M. Silva. Un des orateurs de la droite, M. Giraud, avoue que la peur l'empêche de voter la translation du siège du gouvernement à Paris. « J'ai peur, dit-il, pour mon pays ; j'ai peur pour l'Assemblée nationale, qui est aujourd'hui la dernière planche de salut et le dernier espoir de la France. » — « Messieurs, dit à son tour M. de Belcastel, quelle est la pensée de la grande majorité de la France sur ce sujet vital ? La voici, à mon avis : La France sait que, dix fois en quatre-vingts ans, Paris lui a expédié des gouvernements tout faits par le télégraphe La France sait que Paris est le chef-lieu de la révolte organisée, la capitale de l'idée révolutionnaire La France ne croit pas que la vie d'un grand peuple soit enchaînée aux pierres d'une cité choisie et qu'elle s'abreuve nécessairement aux eaux d'un fleuve consacré. Arrière cette idolâtrie ! » M. de Belcastel mettait cependant une réserve dans le jugement qu'il portait sur Paris, en tant que résidence du gouvernement. « Loin de moi, dit-il, la pensée de vous proposer définitivement le choix du siège de l'Assemblée. Cette question doit être réservée pour le jour où, selon la parole de l'illustre chef du pouvoir exécutif, la France dira comment elle veut vivre. Eh bien ! ce jour-là, elle dira où son Assemblée, qui est sa représentation, doit vivre. » Un autre député de la droite, M. Fresneau, fit allusion à une industrie toujours florissante à Paris, quand même toutes les autres industries seraient désorganisées, « celle des gens qui font métier de renverser les gouvernements, comme on arrête les diligences au coin d'un bois, et d'empoigner en deux heures la souveraineté de trente millions d'âmes. » Le reproche était étrange dans la bouche d'un homme qui avait ratifié la révolution du 4 septembre en volant la déchéance de l'Empire. Mais la réponse à ce thème banal d'un Paris qui impose les révolutions et qui expédie des gouvernements parle télégraphe, cette réponse était contenue dans le discours de M. Silva. Ce n'était point Paris qui avait soutenu l'Empire, qui avait nommé les candidats officiels, qui avait voté le plébiscite. Qu'avait fait Paris au 4 septembre ? Une révolution préparée par la province.

Les gentilshommes de la droite n'avaient sans doute pas réfléchi à ce fait d'histoire avant de jeter l'anathème à Paris. La passion les emportait et leur fermait les yeux sur les conséquences probables de la faute qu'ils allaient commettre en émettant un vote de défiance à l'égard de Paris. Ce vote restituait au comité central l'autorité que lui enlevaient, au prix des plus grands efforts, les négociations entamées par les maires et les déclarations rassurantes du général d'Aurelle. Ce vote, qui allait être suivi de la suppression de six journaux, fut comme de l'huile qu'on aurait jetée sur le feu.

Un débat de cette importance ne pouvait se terminer sans que le gouvernement eût jugé opportun d'intervenir et de dire les motifs qui avaient dicté sa préférence. Le chef du pouvoir exécutif développa longuement les raisons financières, administratives, politiques, qui mettaient l'Assemblée dans la nécessité de quitter Bordeaux et de se rapprocher de Paris. Le dédoublement du gouvernement entre deux villes éloignées créait de continuels obstacles à la gestion des affaires. Tandis qu'une partie du gouvernement reste à Bordeaux avec l'Assemblée, l'autre est forcément retenue à Paris : d'où découlent de regrettables lenteurs dans l'expédition des affaires. Les ministres, séparés par une si grande distance, n'ont d'autre moyen de correspondance que le télégraphe ; « mais quand nous employons le télégraphe, dit M. Thiers, nous avons pour confident le chancelier de la Confédération du Nord qui, à Versailles, se sert des mêmes fils que nous. Trois ministres au moins sont obligés de demeurer à Paris : le ministre des affaires étrangères, chargé de surveiller les détails de l'évacuation est tenu, à cause de continuelles difficultés, à se mettre en rapports incessants avec l'autorité allemande à Versailles ; de son côté, le ministre des finances est contraint d'être à Paris, car c'est a Paris qu'on trouve les grandes institutions de crédit, à commencer par la Banque de France, avec qui le gouvernement est à tous moments en relations afin de parer aux nécessitées de l'évacuation et de faire face à tous les besoins d'argent ; un troisième ministre peut moins encore que les deux autres s'absenter de Paris : c'est le ministre de l'intérieur. » L'Assemblée redouble d'attention à ces mots.

« Oui, c'est vrai, poursuit M. Thiers, des menaces ont été faites à l'ordre public ; il ne faut pas se les dissimuler, de même qu'il ne faut pas non plus se les exagérer. Nous vous tromperions, si nous voulions vous les dissimuler ; comptez sur notre loyauté ; vous saurez toujours ce que nous saurons. Mais il ne faut pas non plus les grossir, ces menaces ; et il y aurait autant de danger à se les exagérer qu'à chercher à les oublier et à les méconnaître. Ce qui s'est passe à Paris est grave, sans cloute ; cependant, il est entré dans les récits qu'on en a fait beaucoup d'erreurs, d'erreurs involontaires, et, devant ces erreurs involontaires, il faut se conduire avec une patriotique prudence » M. Thiers raconte ensuite aux députés les événements par suite desquels une nombreuse artillerie est tombée entre les mains de la population. Il dit que le général qui commande à la force publique dans Paris a cru prudent, à l'entrée des Prussiens, de déplacer un grand nombre de canons déposés dans Les quartiers que l'ennemi devait momentanément occuper en vertu de l'armistice. Une portion de la population a voulu aider au transport de cette artillerie et, dans ce mouvement un peu tumultueux, un certain nombre de pièces ont été traînées dans des lieux élevés. Ce mouvement de la population parisienne n'avait rien de coupable dans sa première impulsion, M. Thiers en est parfaitement convaincu, mais il a été exploité par des hommes mal intentionnés, de vrais coupables, qui se sont servis de cet élan de patriotisme pour égarer la population de la capitale. Cependant le chef du pouvoir exécutif constate avec joie que tous les jours cette population s'éclaire et s'aperçoit qu'on a abusé de son patriotisme. « Nous avons, dit-il, l'espérance fondée de l'éclairer entièrement, de la ramener et de pouvoir éviter, je dis le mot, la guerre civile. »

La conséquence logique de l'espoir du gouvernement dans l'apaisement du conflit aurait dû, semble-t-il, pousser le chef du pouvoir exécutif à supplier l'Assemblée de vaincre ses répugnances et de venir courageusement s'établir à Paris, au cœur même du danger. Le sacrifice des préjugés n'était pas trop considérable, si en l'accomplissant on nourrissait l'espoir d'éviter les horreurs de la guerre civile à un pays encore saignant des blessures de la guerre étrangère. Cette hardiesse fit défaut à M. Thiers, pour le malheur de la France[1]. Le gouvernement borna son ambition à dire pourquoi il préférait le séjour de Versailles à celui de Fontainebleau. La translation du siège du gouvernement dans Paris était écartée, parce qu'elle aurait paru emporter la solution des questions politiques réservées par le pacte de Bordeaux. Etrange réserve, quand il s'agissait d'empêcher la guerre civile ! « Entrer à Paris tout de suite, dit M. Thiers, c'était résoudre la question, et nous n'avons pas voulu la résoudre. » Non, ce n'était pas résoudre la question de la forme du gouvernement : mais c'était calmer Paris, faciliter les négociations engagées entre les maires et le comité central, grouper autour du gouvernement tous les hommes résolus à s'opposer à une lutte insensée ; c'était faire déposer les armes à une foule de gardes nationaux égarés par des rumeurs alarmantes et souvent fausses ; c'était pour l'Assemblée et pour le gouvernement remplir un impérieux devoir. Une misérable question d'étiquette l'emporta. Il se rencontra seulement 154 députés pour voter le retour à Paris, et 427 pour le repousser. La peur ne fut jamais plus mauvaise conseillère que dans cette néfaste séance[2]. L'Assemblée consomma son divorce avec Paris en votant une loi sur les échéances qui précipita dans la banqueroute une partie du commerce parisien. La guerre avait fort éprouvé l'industrie de la capitale, et beaucoup de commerçants se trouvaient dans l'impossibilité de faire face à leurs engagements, si on ne leur accordait un délai assez long pour trouver dans la reprise des affaires les fonds qui leur étaient nécessaires pour se libérer. Sans s'inquiéter autrement des conséquences de son vote, peut-être imparfaitement instruite d'une situation qui exigeait les plus grands ménagements, l'Assemblée décida que les effets de commerce souscrits avant ou après la loi du 13 août 1870 et venant à échéance après le 12 avril 1871 ne jouiraient d'aucune prorogation de délai et seraient exigibles d'après les règles du droit commun. En outre, elle décréta que les effets de commerce échus du 13 août au 13 novembre seraient exigibles sept mois après l'échéance inscrite aux litres avec les intérêts depuis le jour de celte échéance. Or, l'échéance arrivait le 13 mars, le jour même où la loi allait être promulguée. On a calculé qu'il y eut du 13 au 17 au matin environ cent cinquante mille protêts[3].

Dans cette séance historique du 10 mars, M. Thiers, toujours préoccupé de ménager les susceptibilités de tous les partis, avait accentué le programme précédemment développé a la tribune, ce programme qui consistait à réorganiser la France avant d'aborder les questions constitutives et à laisser l'espérance à tous les partis en réservant l'avenir. On remarque dans ce discours un passage qui mérite d'être placé sous les yeux du lecteur. Le chef du pouvoir exécutif donne de nouveau l'assurance à tous les partis qu'aucun d'eux ne sera trompé, que l'avenir appartiendra au plus sage. Cette promesse, marquée au coin du bon sens, aurait dû être suivie de la demande du retour à Paris, et la demande faite dans ces termes, aurait été, semble-t-il, de nature à calmer toutes les appréhensions. M. Thiers, comme nous l'avons vu, n'osa pas s'exposer à un échec. Quoi qu'il en soit, voici les fragments les plus importants de ce célèbre discours :

Une des plus grandes questions constitutives, c'est le choix de lu capitale. J'ai cru, messieurs, qu'il ne serait pas loyal à nous de vouloir la résoudre sur-le-champ en vous proposant d'aller directement à Paris. Bien que le canon prussien, au point de vue de la convenance, soit quelque chose, ce n'est pas lui qui nous a décidés, c'est la loyauté. Quel est notre devoir a nous ? quel est mon devoir à moi, que vous avez, je le dirai, accable de votre confiance ? C'est la loyauté envers tous les partis qui divisent la France et qui divisent l'Assemblée.

Ce que nous leur devons à tous, c'est de n'en tromper aucun, c'est de ne pas nous conduire de manière a préparer à votre insu une solution exclusive qui déshonorerait les autres partis. (Très-bien !)

Non, je le jure devant le pays, et si j'osais me croire assez important pour parler de l'histoire, je dirais que je jure devant l'histoire de ne tromper aucun de vous, de ne préparer sous le rapport des questions constitutives aucune solution à votre insu, et qui serait de notre part, de ma part, une sorte de trahison. (Vifs applaudissements.)

Permettez-moi de ne pas reculer devant les noms vrais des partis, et j'espère qu'en m'appuyant sur l'évidence des faits, je n'aurai pas commis une inconvenance.

Je dirai donc : Monarchistes, républicains, non, ni les uns ni les autres, vous ne serez trompés ; nous n'avons accepté qu'une mission déjà bien assez écrasante : nous ne nous occuperons que de la réorganisation du pays. Nous vous demanderons toujours votre appui pour cette réorganisation, parce que nous savons que si nous sortions de cette tâche limitée, nous vous diviserions et nous nous diviserions nous-mêmes.

Nous ne travaillerons qu'à cette œuvre déjà bien assez difficile ; mais qu'il me soit permis de dire aux hommes qui ont donné leur vie entière à la République : Soyez justes envers les membres de cette Assemblée qui ne pensent pas comme vous. Sous quelle forme se fera la réorganisation ? Sous la forme de la République.

Il y a ici beaucoup d'hommes très-respectables qui ont accepté ce mot dans un but d'union. Vous m'avez appelé président du conseil, chef du pouvoir exécutif de la République française ; dans tous les actes du gouvernement, le mot de République française se trouve sans cesse répété. Cette réorganisation, si nous y réussissons, elle se fera sous la forme de la République et à son profit. (Mouvement. — Très-bien ! très-bien ! sur plusieurs bancs.)

Maintenant, ne venez pas nous dire : Ne sacrifiez pas la République. Je vous répondrai : Ne la perdez pas vous-mêmes !

La République est dans vos mains ; elle sera le prix de votre sagesse et pas autre chose. Toutes les fois que vous vous emporterez, toutes les fois que vous soulèverez des questions inopportunes, toutes les fois que, malgré vous, — malgré vous, je le sais, — vous paraîtrez, je dirai les confidents ou les complices, sans le vouloir, — sans le vouloir certainement, — des hommes de désordre, dites-vous bien qu'en acceptant ces apparences de complicité, vous portez à la République le coup le plus violent qu'elle puisse recevoir. (Mouvement.)

Eh ! bien, je vous ai dit que je serais profondément sincère ? Vous le voyez !

Lorsque le pays sera réorganisé, nous viendrons ici, si nous avons pu le réorganiser nous-mêmes, si nos forces y ont suffi, si dans la route votre confiance ne s'est pas détournée, nous viendrons le plus tôt que nous pourrons, bien heureux, bien fiers d'avoir pu contribuer à cette noble tâche, vous dire : Le pays, vous nous l'aviez confié sanglant, couvert de blessures, vivant à peine ; nous vous le rendons un peu ranimé. C'est le moment de lui donner sa forme définitive, et, je vous en donne la parole d'un honnête homme, aucune des questions qui auront été réservées n'aura été résolue, aucune solution n'aura été altérée par une infidélité de notre part. (Bravo ! bravo ! — Applaudissements.)

 

L'Assemblée nationale quitta Bordeaux le 10 mars, après avoir fixé au 20 le jour de sa première réunion à Versailles. Le gouvernement s'était promis de trancher la question des canons pendant l'intervalle de la prorogation ; il se rendit aussitôt à Paris pour voir les choses de plus près. Le mécontentement y était fort vif : les hommes modérés étaient désolés de l'attitude de l'Assemblée et des provocations imprudentes qu'elle jetait à une population nerveuse et maladive ; les exaltés prenaient pour thème de leurs plaintes la loi des échéances, le vote de défiance contre Paris, l'arrêté intempestif du général Vinoy qui supprimait six journaux. Des bruits de coup d'Etat étaient habilement colportés. Cependant les craintes de la population s'étaient un peu apaisées, parce qu'on croyait à l'efficacité de l'intervention des maires ; on entrevoyait volontiers un dénouement pacifique au conflit des canons : il y avait un peu de détente dans les esprits.

Les choses en étaient là, lorsque le gouvernement voulut faire enlever les canons rangés sur la place des Vosges. Des artilleurs se présentent devant les grilles de la place et demandent qu'on leur ouvre pour enlever les pièces ; les chevaux et les attelages sont prêts ; un détachement de gardes municipaux débouche sur la place et vient prêter main-forte aux artilleurs. L'officier qui commande les gardes nationaux de service refuse formellement d'ouvrir et laisse à la troupe la responsabilité du sang versé, si elle entend passer outre. Pendant ce temps, l'éveil est donné dans le quartier, les gardes nationaux accourent. Les artilleurs et les gardes municipaux se retirent. Le même jour, les canons de la place des Vosges sont transportés par la garde nationale dans le parc de la rue Basfroi, à Belleville et aux Buttes-Chaumont. Cette attaque imprévue du gouvernement mit le comité central sur ses gardes. Le gouvernement concertait une opération d'ensemble pour la nuit du 17 au 18. Il fit afficher la proclamation suivante :

Habitants de Paris,

Nous nous adressons encore à vous, à votre raison et à votre patriotisme, et nous espérons que nous serons écoutés.

Votre grande cité, qui ne peut vivre que par l'ordre, est profondément troublée dans quelques quartiers, et le trouble de ces quartiers, sans se propager dans les autres, suffit cependant pour y empêcher les élans du travail et de l'aisance.

Depuis quelque temps, des hommes malintentionnés, sous prétexte de résister aux Prussiens, qui ne sont plus dans nos murs, se sont constitués les maîtres d'une partie de la ville, y ont élevé des retranchements, y montent la garde, vous forcent à la monter avec eux, par ordre d'un comité occulte qui prétend commander seul à une partie de la garde nationale, méconnaît ainsi l'autorité du général d'Aurelle, si digne d'être à votre tête, et veut former un gouvernement en opposition au gouvernement légal, institué par le suffrage universel.

Ces hommes, qui vous ont causé déjà tant de mal, que vous avez dispersés vous-mêmes au 31 octobre, affichent la prétention de vous défendre contre les Prussiens, qui n'ont fait que paraître dans vos murs, et dont ces désordres retardent le départ définitif ; braquent des canons qui, s'ils faisaient feu, ne foudroieraient que vos maisons, vos enfants et vous-mêmes ; enfin, compromettent la République au lieu de la défendre, car, s'il s'établissait dans l'opinion de la France que la République est la compagne nécessaire du désordre, la République serait perdue. Ne les croyez pas, et écoutez la vérité que nous vous disons en toute sincérité.

Le gouvernement, institué par la nation tout entière, aurait pu prendre ces canons dérobés à l'Etat, et qui en ce moment ne menacent que vous, enlever ces retranchements ridicules qui n'arrêtent que le commerce, et mettre sous la main de la justice des criminels qui ne craindraient pas de faire succéder la guerre civile à la guerre étrangère ; mais il a voulu donner aux hommes trompés le temps de se séparer de ceux qui les trompent.

Cependant, le temps qu'on a accordé aux hommes de bonne foi pour se séparer des hommes de mauvaise foi est pris sur votre repos, sur votre bien-être, sur le bien-être de la France tout entière. Il faut donc ne pas le prolonger indéfiniment. Tant que dure cet état de choses, le commerce est arrêté, vos boutiques sont désertes, les commandes qui viendraient de toutes parts sont suspendues, vos bras sont oisifs, le crédit ne renaît pas, les capitaux dont le gouvernement a besoin pour délivrer le territoire de la présence de l'ennemi hésitent à se présenter. Dans votre intérêt même, dans celui de votre cité comme dans celui de la France, le gouvernement est résolu à agir.

Les coupables qui ont prétendu instituer un gouvernement à eux vont être livrés à la justice régulière, les canons dérobés à l'Etat vont être rétablis dans les arsenaux, et pour exécuter cet acte urgent de justice et de raison, le gouvernement compte sur votre concours. Que les bons citoyens se séparent des mauvais qu'ils aident à la force publique au lieu de lui résister. Ils hâteront ainsi le retour de l'aisance dans la cité et rendront service à la République elle-même, que le désordre ruinerait dans l'opinion de la France.

Parisiens, nous vous tenons ce langage, parce que nous estimons votre bon sens, votre sagesse, votre patriotisme ; mais, cet avertissement donné, vous nous approuverez de recourir à la force, car il faut à tout prix et sans un jour de retard, que l'ordre, condition de votre bien-être, renaisse entier, immédiat, inaltérable.

Signé : THIERS,

Président du conseil, chef du pouvoir exécutif de la République.

DUFAURE, ministre de la justice ; — E. PICARD, ministre de l'intérieur ; — POUYER-QUERTIER, ministre des finances ; — J. FAVRE, ministre des affaires étrangères ; — LE F, ministre de la guerre ; — POTHUAU, ministre de la marine ; — LAMBRECHT, ministre du commerce ; — J. SIMON, ministre de l'instruction publique ; — DE LARCY, ministre des travaux publics.

Paris, le 17 mars 1871.

 

Le plan d'attaque avait été arrêté dans un conseil où assistaient M. Thiers, les généraux d'Aurelle et Vinoy, le général Le Flô, ministre de la guerre, qui arrivait de Bordeaux, et le général Valentin, nommé depuis peu à la préfecture de police. Il fut décidé qu'on attaquerait avant le jour les hauteurs que la garde nationale avait couvertes de canons. Les troupes se mettent en marche à quatre heures du matin ; le général Lecomte tourne les buttes Montmartre par le cimetière du Nord et la rue Marcadet. Dans le même temps, le général Paturel les aborde de front ; les deux colonnes se réunissent ; les canons et les gardes nationaux se trouvent enveloppés. C'est à peine si quelques coups de fusil avaient été échangés. Quelques gardes nationaux faits prisonniers sont conduits dans une maison, située rue des Rosiers, n° 6, siège du comité d'arrondissement. Le général Lecomte fait abattre les ouvrages en terre élevés autour des canons et compter les pièces qui sont tombées en son pouvoir. Déjà plus d'une heure s'est écoulée, et les attelages qu'on attend pour emmener les pièces n'arrivent pas. Cependant tout Montmartre s'éveille, les gardes nationaux accourent pour prêter main-forte à leurs camarades ; la population envahit les rues et, peu à peu, entoure les soldats qui demeurent toujours l'arme au pied. Le général Lecomte, inquiet, voyant ses troupes débordées par une foule qui les supplie de ne pas se servir de leurs armes, veut se dégager, repousser les curieux ; il ordonne à ses soldats de croiser la baïonnette. Les soldats hésitent, visiblement émus par les démonstrations fraternelles qu'on leur prodigue. De plus en plus inquiet, le général leur ordonne de faire feu. « Ne tirez pas, » crie la foule. Les soldats abaissent leurs armes ; la plupart lèvent la crosse en l'air. Trois fois, le général Lecomte réitère son commandement. Il n'est pas obéi. La troupe se mutine, jette ses armes et fraternise avec la populace. Quelques instants après, Lecomte est fait prisonnier avec tout son état-major. On le prenait pour le général Vinoy. Il est entraîné dans la maison de la rue des Rosiers, hué sur son passage, et de là conduit au poste du Château-Rouge, commandé en ce moment par les capitaines Garcin et Mayer, du 169e bataillon. Les soldats du 88e, après avoir désobéi à leur chef, s'étaient mêlés pour la plupart aux gardes nationaux ; les autres s'étaient dispersés. Il était alors près de huit heures. Depuis quatre heures du malin les canons étaient restés au pouvoir du général Lecomte, et les attelages attendus n'avaient pas paru. Cette incroyable incurie décida du sort de la journée. Condamnées à rester l'arme au pied, les troupes sont débordées par la foule sur tous les points qu'elles occupent. Des femmes, des enfants pénètrent dans leurs rangs et les excitent à l'indiscipline. La voix des chefs n'est plus écoutée. Sur la place Pigalle, le général Susbielle est désobéi comme l'a été le général Lecomte ; les chasseurs à cheval, auxquels il ordonne de repousser la populace, refusent d'avancer. Un officier, voulant les entraîner, s'élance ; il est abattu d'un coup de feu tiré de l'angle de la rue Houdon. Il tombe, son cheval blessé roule avec lui. Des femmes armées de couteaux se jettent sur le cheval et le coupent en morceaux. Cette multitude, encore affamée du siège, cherche sa nourriture sous les balles qu'échangent les gendarmes embusqués derrière les baraquements du boulevard extérieur et les gardes nationaux postés dans les rues voisines. Plus heureux que le général Lecomte, le général Susbielle peut s'échapper pendant que ses troupes se mêlent à la foule et abandonnent leurs armes. Cette débandade condamne le général Paturel à battre en retraite à son tour. Le bruit des tambours battant le rappel retentit dans toutes les rues de Montmartre ; les gardes nationaux arrivent en grand nombre et la vue de ce qui se passe, les récits qu'on leur fait redoublent leur courage. Des barricades s'élèvent de toutes parts ; les comités commencent à se reconnaître et à donner des ordres. La tentative du gouvernement a complètement échoué. L'échec subi à Montmartre oblige le général Faron à évacuer Belleville. Les troupes restées fidèles sont précipitamment ramenées dans l'intérieur de Paris. On avait de sérieuses raisons de craindre qu'elles ne fussent entraînées à leur tour par le mauvais exemple. A neuf heures du matin, le gouvernement ne pouvait plus conserver le moindre doute sur sa défaite. Partout cependant, à Belleville comme à Montmartre, aux Buttes-Chaumont comme à la Villette, l'opération avait pleinement réussi au début ; la troupe avait enveloppé les canons presque sans coup férir ; partout, les gardes nationaux pris au dépourvu s'agitaient confusément, les comités se trouvaient en plein désarroi ; ils ne s'étaient pas attendus à cette attaque ; ils n'avaient pris aucune disposition sérieuse pour se défendre. L'imprévoyance du commandement militaire les servit au-delà de toute espérance. Ce n'était pas assez de conquérir les hauteurs de Paris et de s'emparer des canons : il fallait les emmener. C'est à quoi le général Vinoy, commandant en chef de l'expédition, n'avait pas suffisamment pourvu, puisque les attelages n'étaient pas arrivés quatre heures après que les canons étaient tombés au pouvoir de l'armée régulière.

Le gouvernement ne peut plus compter sur les troupes ; il ne voit plus d'espoir de salut que dans l'intervention des bataillons de la garde nationale des quartiers de la bourgeoisie. Mais comment soulever contre l'émeute qui gronde, ces commerçants, ces industriels, ces classes aisées que les provocations de l'Assemblée ont abreuvés d'amertume ? Le bruit d'un coup d'État s'était répandu en même temps que la nouvelle de l'attaque imprévue dirigée contre Montmartre ; on avait cru jusqu'à ce moment que le conflit était à la veille de se terminer pacifiquement ; on était fermement convaincu que l'intervention des maires serait toute-puissante. Quand on apprit ce déploiement insolite de troupes, la pensée d'un coup d'État envahit beaucoup d'esprits. Le cabinet s'attache tout d'abord à persuader aux habitants de Paris que ce bruit est sans fondement :

Gardes nationales de Paris,

On répand le bruit absurde que le gouvernement prépare un coup d'État.

Le gouvernement de la République n'a et ne peut avoir d'autre but que le salut de la République. Les mesures qu'il a prises étaient indispensables au maintien de l'ordre ; il a voulu et il veut en finir avec un comité insurrectionnel dont les membres, presque tous inconnus à la population, ne représentent que les doctrines communistes, et mettraient Paris au pillage et la France au tombeau, si la garde nationale et l'armée ne se levaient pour défendre, d'un commun accord, la patrie et la République.

THIERS, DUFAURE, Ernest PICARD, Jules FAVRE, Jules SIMON, POUYER-QUERTIER, général LE FLÔ, amiral POTHUAU, LAMBRECHT, DE LARCY.

Paris, le 18 mars 1871.

 

En même temps le rappel est battu dans l'intérieur de Paris ; mais personne ne se lève, ou à peu près personne. Ils sont très-rares les gardes nationaux qui se rendent au lieu ordinaire des réunions de leur bataillon avec la volonté bien arrêtée de marcher contre l'émeute. Là où les troupes régulières ont échoué, la garde nationale ne se flatte pas de réussir. Une seconde proclamation est lancée par le gouvernement :

A LA GARDE NATIONALE DE LA SEINE.

Le gouvernement vous appelle à défendre votre cité, vos foyers, vos familles, vos propriétés.

Quelques hommes égarés, se mettant au-dessus des lois, n'obéissant qu'à des chefs occultes, dirigent contre Paris les canons qui avaient été soustraits aux Prussiens.

Ils résistent par la force à la garde nationale et à l'armée.

Voulez-vous le souffrir ?

Voulez-vous, sous les yeux de l'étranger, prêt à profiter de nos discordes, abandonner Paris à la sédition ?

Si vous ne l'étouffez pas dans son germe, c'en est fait de la République et peut-être de la France.

Vous avez leur sort entre vos mains.

Le gouvernement a voulu que vos armes vous fussent laissées.

Saisissez-les avec résolution pour rétablir le régime des lois, sauver la République de l'anarchie, qui serait sa perte ; groupez-vous autour de vos chefs : c'est le seul moyen d'échapper à la ruine et à la domination de l'étranger.

Le ministre de l'intérieur,

Ernest PICARD.

Paris, le 18 mars 1871.

 

La population accueille ce pressant appel avec la même indifférence. On ne croyait pas encore que la situation fût aussi grave que le prétendait le gouvernement. Cependant le roulement des tambours, les allées et venues des bataillons armés, les bruits qui se propageaient de rue en rue commençaient à jeter dans la ville une émotion extraordinaire.

Les maires avaient appris en même temps que le reste de la ville l'attaque du général Vinoy et son insuccès. Leur étonnement fut douloureux ; le gouvernement leur avait promis de ne tenter aucune action militaire sans les en prévenir, et voilà comment il avait tenu sa promesse. Ce n'était pas le moment de céder à des froissements d'amour-propre ; il fallait venir au secours du gouvernement en détresse et prévenir d'irréparables malheurs en s'interposant entre l'insurrection et le pouvoir régulier. Une première réunion provoquée par M. Bonvalet, maire du IIIe arrondissement, et par M. Tolain, adjoint à la mairie du XIe arrondissement et représentant du peuple, a lieu vers trois heures à la mairie du IIe arrondissement. La situation est considérée comme très-grave ; mais avant de prendre aucune résolution, on décide d'envoyer une délégation auprès du gouvernement et du général d'Aurelle ; il importe de savoir ce qu'ils pensent de la situation et ce qu'ils comptent faire pour y remédier. Ceux des délégués qui se rendent auprès du chef du pouvoir exécutif ne peuvent pas arriver jusqu'à lui. M. Picard, ministre de l'intérieur, les reçoit et répond qu'il ne peut prendre aucune décision sans l'assentiment de ses collègues. Quant au général d'Aurelle, il paraît, dans sa réponse aux délégués, avoir principalement voulu décliner toute participation à l'attaque du matin. On rapporte qu'il aurait prononcé ces paroles : « Ce sont les avocats qui l'ont voulue. Cependant je leur avais bien dit que cela se terminerait ainsi. Ils ont cru pouvoir compter sur l'armée, et l'armée fraternise avec l'émeute. Réunissez-vous, messieurs, et décidez. Le sort de Paris, que dis-je ? le sort de la France est entre vos mains[4]. »

Une seconde réunion, plus importante, avait lieu à six heures dans la mairie du IIe arrondissement. Tous les maires et un certain nombre de représentants de la Seine y assistaient. Une délégation de douze membres est choisie et va porter au gouvernement les propositions suivantes, qui seules semblent de nature à rallier la grande majorité des habitants de Paris et à calmer l'effervescence qui grandit d'heure en heure :

1° Nomination du colonel Langlois, représentant de Paris, comme commandant en chef de la garde nationale ; 2° nomination de M. Dorian comme maire de Paris ; 3° les élections municipales immédiates ; 4° l'assurance que la garde nationale ne sera pas désarmée.

Cette délégation se rend au ministère des affaires étrangères, où le gouvernement se tient en permanence. M. Jules Favre avait vaguement entendu parler de l'assassinat des généraux Lecomte et Clément Thomas ; il demande aux délégués si la nouvelle est exacte. On lui répond affirmativement. Alors M. Jules Favre indigne s'écrie qu'il n'est plus possible au gouvernement de faire aucune concession, qu'on ne parlemente pas avec des assassins et qu'on essayera de nouveau de soulever la garde nationale contre les criminels qui déshonorent Paris.... Ce langage était absolument déplacé dans le moment. Les délégués ne proposaient pas au gouvernement d'entrer en composition avec les émeutiers, mais de fournir à ses amis les moyens d'arrêter les progrès de l'émeute et de sauver la situation, s'il en était temps encore. Personne n'avait plus d'intérêt à cet accord que le gouvernement. Tout à coup, M. Charles Ferry pénètre dans la salle et annonce que, par ordre du général Vinoy, les troupes viennent d'évacuer l'Hôtel-de-Ville. M. Jules Favre, profondément troublé par cette nouvelle inattendue, promet aux délégués de porter leurs demandes au gouvernement et de leur faire parvenir sa réponse dans la nuit. En effet, à minuit et demi, le secrétaire général du ministre de l'intérieur accourt annoncer aux maires que le gouvernement accepte la nomination du colonel Langlois au commandement supérieur de la garde nationale. Les maires rédigent aussitôt une proclamation. M. Langlois prépare de son côté un ordre du jour à la garde nationale et part pour l'Hôtel-de-Ville, qu'il trouve occupé par le comité central. « Je suis nommé, dit-il, commandant en chef des gardes nationales de la Seine. — Qui vous a nommé ? — M. Thiers. — Nous ne reconnaissons pas son autorité. Nous nommerons nous-mêmes notre chef. » M. Langlois se retire et renonce à publier sa proclamation. Les concessions du gouvernement avaient été trop tardives. Du reste, pendant ces négociations nocturnes, on avait décidé d'abandonner Paris à l'émeute et de transporter le siège du pouvoir à Versailles.

Pendant que les maires et les députés tenaient à la mairie du IIe arrondissement la réunion dont, on vient de parler, le comité central de la garde nationale prenait ses mesures pour profiter d'une victoire tout à fait inespérée. Il s'assemble, rue des Rosiers, fait battre le rappel dans les quartiers où il domine, nomme Bergeret chef de la légion de Montmartre, et décide de prendre l'offensive. Peu à peu, les bataillons se réunissent ; la retraite des troupes régulières enhardit les plus timides ; dans quelques heures, les bataillons qui obéissent au comité se seront répandus dans l'intérieur de la ville et en auront occupé toutes les positions importantes.

Au milieu du trouble de cette étrange révolution, un drame horrible s'était accompli sur les hauteurs de Montmartre, dans cette maison de la rue des Rosiers où le général Lecomte avait été amené prisonnier. Gardé pendant quelques heures au poste du Château-Rouge, le général avait été reconduit vers quatre heures au siège du comité central. Quoique protégé par un peloton de gardes nationaux, il avait été insulté dans le trajet ; la foule menaçante l'avait couvert de huées ; des femmes criaient qu'il fallait le mettre à mort. Arrivé dans la rue des Rosiers, Lecomte est reconnu par des soldats de la ligne qui joignent leurs menaces à celles de la foule. On l'enferme dans une salle du rez-de-chaussée, et l'on procède à la formation du conseil de guerre qui doit le juger. Cette opération prend beaucoup de temps ; personne n'en veut faire partie. Enfin, quelques officiers de la garde nationale et un officier garibaldien de l'armée des Vosges composent le conseil. Interrogé, le général Lecomte répond avec fermeté qu'il croit avoir rempli son devoir. Quelques membres du conseil veulent le sauver et cherchent à gagner du temps. On envoie un délégué à la mairie de Montmartre pour informer la municipalité de ce qui se passe à la rue des Rosiers. On fait chercher le comité central, qui s'est dispersé après la réunion du matin ; on dit à la foule hurlante qu'il va venir, que lui seul décidera du sort de Lecomte. Mais le comité ne vient pas. La multitude pousse des cris de mort. Des femmes, des enfants, des francs-tireurs, des soldats de ligne, amassés dans la cour de la maison, réclament leur proie avec des exclamations sanguinaires. Cette populace féroce est altérée de sang ; elle ne veut plus attendre. Sous ses efforts, le châssis de la fenêtre se brise et livre passage aux plus furieux. Un caporal du 3e bataillon de chasseurs à pied, un soldat du 88e de marche et deux gardes mobiles sont les premiers à porter la main sur le général. L'un des mobiles, lui mettant le poing sur la figure, lui criait : « Tu m'as donné une fois trente jours de prison ; c'est moi qui te tirerai le premier coup de fusil ! » Au moment où, pris au collet par ces soldats, le général va être entraîné au dehors, une clameur immense s'élève dans la cour, et les rangs pressés de la populace s’ouvrent pour donner passage à un nouveau prisonnier qu'on amène au comité. On voit apparaître un homme à barbe blanche, vêtu d'un paletot gris : c'est le général Clément Thomas. Quelques gardes nationaux l'avaient reconnu sur la place Pigalle, où il était venu, espérant peut-être exercer quelque influence sur les insurgés. On se rappelle, en effet, que Clément Thomas avait été commandant en chef de la garde nationale, pendant le siège. Mais il n'avait conservé aucun ascendant sur les bataillons des quartiers populeux ; au contraire, il leur était devenu odieux pour avoir flétri leur indiscipline. Clément Thomas est introduit dans la salle où se trouve le général Lecomte ; le conseil constate son identité. On lui reproche violemment d'avoir fait tirer sur le peuple en 1848 et d'avoir fait massacrer inutilement les gardes nationaux à Montretout[5]. Cette dernière accusation, — pour ne parler que de celle-là, — était absolument injuste, puisque le général Clément Thomas était le subordonné du général Trochu. Dans la foule, on faisait courir le bruit qu'on l'avait pris au moment où il dessinait le plan des barricades de Montmartre ; c'était un mensonge. La foule veut qu'on le lui livre à l'instant, sans jugement. Un officier garibaldien fait faire un roulement de tambour et demande au peuple de nommer une cour martiale. On ne l'écoute pas. Il dit alors à ses interrupteurs qu'ils vont commettre un assassinat et souiller la République qu'ils acclament. Des clameurs confuses couvrent sa voix. Clément Thomas est saisi au collet. Un courageux lieutenant de la garde nationale, nommé Meyer, aidé de quelques personnes, essaye de retenir le prisonnier qu'on entraine ; leurs efforts sont inutiles ; ils retombent épuisés. A peine Clément Thomas a-t-il mis le pied sur les marches de l'escalier qu'un coup de feu part ; une balle traverse son chapeau. On le pousse vers le mur du jardin ; des balles l'atteignent pendant qu'il marche ; le sang coule sur le collet de son paletot. Il s'adosse, chancelant, contre la muraille, saisit son chapeau de la main droite en essayant de se garantir le visage avec le bras gauche, puis, laissant retomber ce bras et regardant en face les assassins qui abaissent leurs fusils, il s'écrie : « Vive la République ! » Un feu de peloton répond aux dernières paroles de l'infortuné républicain qui tombe la face contre terre. On retrouva soixante-dix balles dans son corps.

A son tour, le général Lecomte est amené. Atteint, pendant qu'il s'avance, d'un coup de feu dans les jambes, il tombe sur les genoux ; on le relève ; on le pousse vers le cadavre de Clément Thomas. Quelques secondes après, il avait cessé d'exister.

La foule hideuse, satisfaite par ce double assassinat, se disperse et va porter la nouvelle qui, volant de bouche en bouche, provoque dans Paris un frémissement d'horreur.

La rumeur publique accusa les membres du comité central de l'assassinat des deux généraux. Il était peut-être difficile qu'il en fût autrement sous l'empire de l'indignation soulevée dans tous les cœurs par le drame sanglant de la rue des Rosiers. Mais il faut être juste envers tout le monde. Le comité central ne doit pas être accusé d'avoir trempé dans la mort de Lecomte et de Clément Thomas. Ses membres furent dispersés dans les différents quartiers pendant la plus grande partie de la journée ; chacun d'eux s'occupait de son arrondissement. Le comité ne fut pas appelé à délibérer sur le sort des généraux prisonniers. La responsabilité morale de ce double crime retomberait plutôt sur les membres du comité d'arrondissement de Montmartre, plus spécialement chargés de surveiller le quartier, et sur le citoyen Bergeret, commandant en chef de la garde nationale de l'arrondissement. Les membres du comité s'empressèrent de protester contre toute participation à l'acte odieux qui venait de souiller la journée du 18 mars :

Le comité du XVIIIe arrondissement (Montmartre) proteste en ces termes contre les récits qui lui imputeraient une participation quelconque dans l'assassinat des généraux Clément Thomas et Lecomte :

Les récits les plus contradictoires se répètent sur l'exécution des généraux Clément Thomas et Lecomte. D'après ces bruits, le comité se serait constitué en cour martiale et aurait prononcé la condamnation des deux généraux.

Le comité du XVIIIe arrondissement proteste énergiquement contre ces allégations.

La foule seule, excitée par les provocations de la matinée, a procédé à l'exécution sans aucun jugement.

Les membres du comité siégeaient à la mairie au moment où l'on vint les avertir du danger que couraient les prisonniers.

Ils se rendirent immédiatement sur les lieux pour empêcher un accident : leur énergie se brisa contre la fureur populaire ; leur protestation n'eut pour effet que d'irriter cette fureur, et ils ne purent que rester spectateurs passifs de cette exécution. »

 

Cette protestation ne justifie pas entièrement le comité du XVIIIe arrondissement. Le général Lecomte était prisonnier depuis le matin ; le comité n'aurait-il pas pu le sauver en accourant plus tôt qu'il ne fit à la rue des Rosiers ? Ne manqua-t-il pas à son devoir en négligeant d'appeler Bergeret, le commandant en chef de Montmartre ? Quant à Bergeret, il ne parut pas de toute la journée à la rue des Rosiers. Il est difficile d'admettre qu'il n'eût pas été informé des scènes qui s'y préparaient. Il reste acquis à l'histoire que le général Lecomte fut assassiné par ses propres soldats et que les officiers de la garde nationale le défendirent énergiquement jusqu'au bout, au péril de leur vie ; que le général Clément Thomas tomba victime des haines accumulées pendant le siège contre les chefs militaires. L'un et l'autre reçurent la mort d'une de ces multitudes sans nom qu'une grande cité comme Paris recèle toujours dans son sein et dont les instincts sauvages éclatent au milieu des tourmentes sociales. Les passions politiques ne jouent aucun rôle dans ces débordements sinistres. Clément Thomas avait voué sa vie à la cause de la République ; ce mot fut le dernier qui sortit de sa bouche sous le canon des fusils qui allaient lui donner la mort. Ceux qui le frappaient n'étaient pas des républicains. Amère dérision ! ce républicain honnête et ferme tombait sous les balles d'hommes qui prétendaient avoir pris les armes pour la défense de la République menacée ! Non, ceux qui fusillèrent Lecomte et Clément Thomas étaient d'ignobles assassins, et ce serait leur faire un honneur immérité que d'attribuer à leur crime un mobile politique. Nous rencontrerons encore ces bêtes fauves sur notre chemin en racontant les dernières convulsions de la Commune.

Le récit des crimes commis à Montmartre aurait peut-être secoué l'indifférence publique, si le gouvernement, prenant une résolution virile, avait satisfait à temps aux demandes des maires. Il céda trop tard. Après avoir vu revenir de Montmartre et de Belleville les troupes du général Vinoy, le chef du pouvoir exécutif perdit tout espoir ; il pensa qu'il fallait faire sortir toute l'armée hors de Paris, si l'on ne voulait pas s'exposer à voir tous les régiments lever tour à tour la crosse en l'air. Dès lors, on ne s'occupe plus que d'assurer la retraite sur Versailles. On abandonne successivement tous les points stratégiques ; les commandants de postes reçoivent l'ordre de se retirer si des bataillons insurgés se présentent ; on renonce absolument à soutenir la lutte contre l'insurrection. On ne semblait pas fâché de laisser aux prises avec les insurgés cette bourgeoisie indifférente et lâche qui avait refusé de prendre les armes pour défendre ses foyers. L'abandon où on la laissait prenait le caractère d'un châtiment. Vers le milieu de la nuit, tous les ministres, le chef du pouvoir exécutif et toutes les troupes, concentrées à l'École militaire, prennent le chemin de Versailles. Paris est livré au comité central.

Quant au comité, il est stupéfait de sa victoire. Il n'avait rien fait pour la gagner, il se trouvait vainqueur sans avoir combattu ; il triomphait par l'imprudence du gouvernement, qui attaquait avec des troupes dont il n'était pas sûr, qui savait bien s'emparer des canons, mais non les enlever rapidement. Certes, l'organisation des troupes laissait beaucoup à désirer au lendemain d'une guerre malheureuse : les soldats appelés à Paris de divers points du territoire ne connaissaient pas leurs officiers ; l'esprit de corps leur faisait défaut ; mais puisque les troupes étaient en si mauvais état, il fallait temporiser et ne pas recourir à la force ; ou bien, si l'on prenait le parti contraire, il fallait assurer l'enlèvement rapide des canons et ne pas laisser des troupes peu solides en contact avec une population qui leur inspirait une sorte de respect, en raison des souffrances qu'elle avait endurées pendant le siège. Si les canons avaient été emmenés aussitôt pris, les troupes ne rencontraient aucune résistance sérieuse ; leur amour-propre se trouvait engagé : elles auraient défendu les pièces qu'elles avaient conquises. On objecte que, pour enlever les cent soixante-onze pièces de Montmartre, il aurait fallu avoir huit cent cinquante chevaux, soit quatre chevaux par pièce de 4 et six chevaux par pièce de 12. Rien n'est plus vrai ; mais c'était prévu : c'est là un calcul que le commandant militaire avait fait sans contredit avant d'attaquer. S'il l'avait fait, pourquoi ses chevaux n'étaient-ils pas prêts ? S'il avait négligé de le faire, à quoi songeait-il ? et qu'allait-il faire à Montmartre ?

Les causes de la défection des troupes sont multiples : les chefs militaires avaient perdu leur prestige pendant la campagne ; les troupes amenées des armées de la Loire et du Nord avaient beaucoup souffert de la faim et du froid dans la ville même, par la faute du commandement militaire. Des faits douloureux, reproduits par les journaux, semaient un profond mécontentement dans les rangs des soldats. Sur le Trocadéro, dans le jardin du Luxembourg, les troupes campent sur un terrain détrempé par la pluie et la neige ; le soir, un grand, nombre de soldats vont coucher en ville ; ceux qui restent sous la tente murmurent et maudissent les chefs dont l'incurie ne leur donne pas même une botte de paille.

Un journal qui ne pouvait être suspecté de prêcher l'indiscipline, l'Univers, racontait les tristes aventures de malheureux soldats de ligne qu'on rencontrait dans les rues, « transis, grelottants, à demi morts de froid, portant avec leur sac des flots de neige qui les pénétrait jusqu'aux os et ne sachant pas encore ce qu'ils allaient devenir, sans logis et sans feu. » L'Univers demandait formellement au gouvernement de s'expliquer sur ce fait et il disait : « Quand toute l'armée était aux avant-postes, en face de l'ennemi, elle a souffert sans se plaindre mille tourments et enduré mille privations. Mais aujourd'hui que les nécessités de la défense ne sauraient servir d'excuse à l'incurie administrative, l'ineptie passe le comble, et quand elle vient au point où les choses se sont montrées hier, ces rigueurs inutiles imposées à de malheureux enfants qui auraient droit à plus d'égards ne s'appellent pas seulement de l'insouciance : c'est une cruauté qui approche de la sauvagerie. »

Ces soldats se répandaient en ville ; leurs souffrances excitaient la pitié ; on leur donnait asile, et l'on pouvait prévoir qu'ils refuseraient de tirer sur une population dont l'accueil avait soulagé leur misère.

Le comité central, de son côté, ne négligeait rien pour tirer parti des fautes de l'administration militaire[6]. Le 18 mars, il récolta ce qu'il avait semé.

Dans la nuit du 18 au 19 mars, pendant que le gouvernement et les troupes se réfugiaient à Versailles, Charles Lullier, nommé commandant en chef de la garde nationale par le comité central, s'emparait successivement, à onze heures, de l'Hôtel-de-Ville et de la caserne Napoléon, à minuit, de la préfecture de police, à une heure, des Tuileries, à deux heures, de la place Vendôme. Paris se réveilla sous un gouvernement nouveau.

 

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PIÈCES JUSTIFICATIVES.

DOCUMENTS RELATIFS AU 18 MARS.

 

I

 

Déposition de M. Lafond, premier adjoint au maire de la municipalité du XVIIIe arrondissement, devant le 3e conseil de guerre.

(Audience du 11 août 1871.)

 

En ma qualité de premier adjoint, je dus diriger l'administration du dix-huitième arrondissement pendant l'absence de M. Clemenceau, que ses fonctions de député de la Seine retenaient à Bordeaux.

Le 27 février, après-midi, le bruit se répandit tout à coup que les Prussiens allaient entrer dans la ville.

L'émotion causée par cette rumeur fut considérable. Les gardes nationaux, qui jusqu'alors avaient cru que l'armistice et l'occupation des forts n'entraîneraient pas l'occupation de Paris, semblèrent ressentir particulièrement l'injure faite à leur ville. Pendant toute l'après-midi et une grande partie de la nuit, je reçus à la mairie de nombreuses députations de gardes qui venaient protester contre l'entrée de l'ennemi, et déclarer qu'ils étaient décidés à ne pas subir cet excès d'humiliation.

Je m'efforçai de les calmer et de les ramener au sentiment d'un patriotisme plus éclairé. Mais leur colère prit une intensité nouvelle en apprenant que le gouvernement avait abandonné un nombre considérable de canons dans la zone de Paris qui devait être occupée par l'ennemi.

Dès ce moment, la foule s'abandonna à son instinct et ne connut plus de contrôle.

On se porta vers les lieux où se trouvaient les canons et on les ramena à force de bras dans l'intérieur de Paris.

Les gardes nationaux de Montmartre amenèrent d'abord sur la place de la mairie les pièces d'artillerie dont ils s'étaient emparés. Mais le nombre des pièces augmentant sans cesse et encombrant la place, on les transporta au pied des buttes sur la place du marché Saint-Pierre, et plus tard, dans un terrain vague, situé sur les buttes mêmes. Les pièces d'artillerie séjournèrent plusieurs jours dans chacun de ces différents endroits, où j'eus occasion de les voir.

Dans la soirée qui précéda l'entrée des Prussiens, l'émotion populaire parut prendre des proportions redoutables. Longtemps j'eus lieu de craindre que nos gardes nationaux ne se laissassent entraîner à attaquer l'ennemi dans le sein même de la ville. Ce malheur fut heureusement évité : les sages conseils prévalurent, et les habitants de l'arrondissement surent réprimer leur colère pendant ces jours d'épreuves.

Après le départ dos Prussiens, les gardes nationaux continuèrent à monter la garde autour des canons. Quelques journaux s'en émurent ; ils considéraient cette forteresse improvisée comme une menace pour l'intérieur de Paris. Dans ces conjonctures, le gouvernement crut prudent d'inviter les maires de Paris présents à l'Assemblée de Bordeaux à revenir dans leurs arrondissements.

Le 6 mars, les municipalités furent réunies au ministère de l'intérieur. D'accord avec le ministre, M. Picard, on convint que les maires consacreraient tous leurs efforts à décider la garde nationale à rendre les canons. En ce qui concernait le dix-huitième arrondissement, nous ne doutions pas d'arriver à ce résultat, à la condition d'agir avec beaucoup de prudence, un grand esprit de modération, et de ne rien cacher à la garde nationale de nos démarches, aussi bien que des désirs du gouvernement.

M. le ministre de l'intérieur déclara qu'il s'en rapportait absolument à nous, et qu'il était bien décide à ne rien faire sans notre assentiment et sans notre concours. Ce résultat fut sur le point d'être obtenu. Les délégués d'un bataillon de la garde nationale de Montmartre nous apportèrent, le 11 mars, une déclaration dans laquelle se trouve la phrase suivante :

Le 61e bataillon, certain d'être en cela l'interprète de toute la garde nationale du dix-huitième arrondissement, offre de rendre, sans exception, les canons et les mitrailleuses à leurs véritables possesseurs, sur leurs réclamations.

Cette déclaration fut envoyée par nous, en trois originaux revêtus des signatures, à M. le ministre de l'intérieur, à M. le général commandant la garde nationale de la Seine et à M. le membre du gouvernement de la Défense nationale délégué à la mairie centrale.

Le dimanche matin, 12 mars, un arrêté paru à l'Officiel, décrétant la suppression de six journaux radicaux, venait déjouer toutes nos combinaisons.

Cette suppression des journaux, coïncidant avec des condamnations à mort prononcées par le conseil de guerre, pour le mouvement du 31 octobre, rendit notre garde nationale pleine d'anxiété et de défiance.

Dans une visite que je fis, le jour même, avec M. Clemenceau, à M. d'Aurelle de Paladines, ce dernier, après nous avoir remerciés de la lettre des délégués de la garde nationale, nous manifesta l'intention de faire chercher un emplacement assez vaste pour renfermer tous les canons.

Chaque bataillon de la garde nationale de Paris sera, nous dit-il, à tour de rôle, préposé à leur garde, et c'est votre garde nationale elle-même qui les escortera quand nous irons les chercher.

Séance tenante, nous recherchâmes ensemble l'emplacement qui pourrait convenir. M. d'Aurelle de Paladines nous répéta de nouveau qu'il entendait ne rien faire sans notre concours. Il parut comprendre le danger qu'il y aurait à froisser de nouveau la garde nationale, et il fut convenu que dès le lendemain il enverrait un de ses aides de camp à la mairie de Montmartre, pour s'entendre avec les délégués de la garde nationale sur l'époque et le mode de la livraison des canons.

Le lendemain matin, on vint nous prévenir que des trains d'attelage stationnaient derrière l'église de la Trinité, destinés sans doute aux canons de Montmartre.

Je courus immédiatement chez M. d'Aurelle de Paladines, je lui fis observer que nous étions seulement convenus de l'envoi d'un officier ; que sa nouvelle décision était prématurée et d'autant plus dangereuse que nos gardes nationaux n'étaient pas prévenus. M. d'Aurelle de Paladines, se rendant sans difficulté à mes raisons, envoya sur-le-champ, et en ma présence, contre-ordre aux trains d'attelage.

Le jour même, dans la soirée, nous eûmes une réunion des municipalités au ministère de l'intérieur. Il fut encore beaucoup parlé des canons. Le malentendu du matin y fut expliqué ; M. le ministre de l'intérieur nous manifesta de nouveau son vif désir de voir se terminer cette affaire, l'inquiétude qu'elle lui causait, la nécessité de tranquilliser le plus tôt possible la population, la province et l'Assemblée, par la complète évacuation des buttes.

Nous lui fîmes observer que ce résultat eût été obtenu déjà sans le décret de la veille ; que nous espérions l'obtenir sous peu, quand l'émotion populaire serait calmée de nouveau. M. le ministre de l'intérieur nous pria de nous hâter. Mais aussi il nous promit formellement de s'en rapporter à notre sagesse et à notre patriotisme. Il prit l'engagement de ne rien faire de son propre mouvement, d'accepter nos conseils, et dans tous les cas, de ne pas se passer de notre concours.

Cet engagement fut contracte, cette parole fut donnée devant toutes les municipalités réunies.

C'est sur la foi de cet engagement et de cette promesse, j'en fis l'observation personnelle à M. Picard, que, considérant tout péril évité, je crus pouvoir moi-même quitter Paris le lendemain, 14 mars, pour aller chercher ma femme et mon jeune enfant, qui se trouvaient en province depuis le commencement du siège de Paris.

Quand je rentrai, le 20 mars au matin, tout était terminé. Contrairement à mon attente, contrairement à sa promesse, le gouvernement avait, à l'insu de tous, tenté la surprise dont on connaît le résultat.

Je ne doute pas, quant à moi, qu'une sage politique de temporisation n'eût permis d'obtenir la remise des canons sans effusion de sang.

 

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II

 

Récit du capitaine Beugnot, prisonnier dans la maison de la rue des Rosiers.

 

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Nous arrivâmes au Château-Rouge, et, après avoir traversé le jardin, je fus amené au pavillon où je devais rendre compte de ma conduite au comité annoncé. On me fit attendre plus d'une demi-heure devant la porte ; une foule de gardes nationaux m'entourait toujours, et devenait d'autant plus menaçante que personne ne donnait plus d'ordres. Le plus forcené était un vieux capitaine de la garde nationale à cheveux et à barbe blanche, décoré de la médaille de Juillet, qui répétait avec délices qu'il faisait des révolutions depuis quarante ans. Il semblait furieux contre moi, et m'annonçait que mon affaire ne serait pas longue ; je commençais à voir clair dans la situation et je ne me dissimulais plus le danger que je courais.

Il était alors dix heures à peu près ; les uns voulaient me laisser dans le jardin, probablement pour en finir avec moi plus vite ; les autres voulaient me faire monter dans la maison auprès du comité. Ces derniers réussirent, et, après une rixe violente avec leurs camarades, ils m'enlevèrent au premier étage de la maison. Là, je fus introduit dans une chambre où je trouvai un capitaine du 79e bataillon de la garde nationale qui me reçut, je dois le dire, de la manière la plus courtoise, sans vouloir cependant me dire au nom de qui il me faisait comparaître devant lui, et surtout de quel droit on m'avait arrêté. Il se contenta seulement, d'une manière évasive, mais toujours très-polie, de me dire que son parti avait besoin de garanties pour la journée, et que nous étions des otages ; le grand mot était lâché, et toutes les représailles devenaient possibles contre moi.

Je demandai son nom à ce capitaine ; il me dit se nommer M. Mayer, être journaliste, avoir un fils au service et prisonnier des Prussiens, et être toujours, ajoutait-il, prêt à adoucir autant qu'il le pourrait les rigueurs de ma position. Il m'annonça aussi que le général Lecomte avait été fait prisonnier par une foule furieuse qui s'était jetée sur lui, que ses troupes l'avaient abandonné, et que, seul, un jeune capitaine du 18e bataillon de chasseurs à pied de marche, M. Franck, avait voulu l'accompagner, cherchant à le dégager jusqu'au dernier moment. Je m'aperçus, en effet, de la présence du capitaine Franck, que j'avais d'abord pris pour un officier de la garde nationale.

Nous étions gardés à vue par deux gardes nationaux armés, et nous ne pouvions avoir aucune communication avec le général Lecomte. Sur ces entrefaites arrivèrent d'autres prisonniers faits par les insurgés ; c'étaient M. Pousargues, chef du 18e bataillon de chasseurs à pied, qui était sous les ordres du général Lecomte, et qui, ayant appris que le général avait été fait prisonnier, avait voulu généreusement s'enquérir de son sort, et avait été arrêté ; puis un chef de bataillon du 89e de marche, je crois ; deux capitaines du 115° de ligne abandonnés par leurs hommes à la gare du Nord, et un capitaine du 84e en bourgeois, qui revenait de captivité en Allemagne, et avait été arrêté à sa descente du chemin de fer comme mouchard, disait-il. Je restai dans la compagnie de ces messieurs jusqu'à trois heures et demie ; le capitaine Mayer, auquel nous demandions sans cesse de nous montrer enfin ce comité dont tout le monde parlait autour de nous, était fort embarrassé de nous répondre, mais très-attentif pour nous et plein de convenances.

A ce moment, je me mis à la fenêtre, et je vis se produire dans le jardin un mouvement de mauvais augure : des gardes nationaux formaient la haie, mettant la baïonnette au canon. Tout cela semblait annoncer un départ. Il était évident que nous allions être emmenés du Château-Rouge. Effectivement, le capitaine Mayer vint nous prévenir qu'il avait ordre de nous faire mener aux buttes Montmartre, où se tenait définitivement le comité, qu'on cherchait, nous dit-il, depuis le matin. Je vis bien clairement alors que ce comité n'existait pas, ou bien ne voulait pas s'occuper de nous, et j'en conclus que nous étions bel et bien perdus, que nous allions ajouter un deuxième acte à la tragédie du général Bréa et de son aide de camp, Mangin, lâchement assassinés, le 24 juin 1848, à la barrière Fontainebleau.

Nous descendîmes ; c'est alors que je vis pour la première fois le général Lecomte qui avait été gardé au secret dans une chambre séparée ; il avait l'air calme et résolu. Nous le saluâmes, et les officiers de la garde nationale en firent autant ; mais les hommes qui faisaient la haie nous injurièrent en nous menaçant d'une fin prochaine. Je n'y étais pour ma part que trop préparé.

Maintenant commence notre véritable supplice, notre chemin de la croix. Nous traversons, au milieu des huées et des imprécations de la foule, tout le quartier de Montmartre. Nous sommes assez énergiquement défendus par les officiers de la garde nationale, qui cependant devaient savoir que nous exposer ainsi à cette foule furieuse, à leur propre troupe affolée, c'était nous condamner à mort.

Nous gravissons le calvaire des buttes Montmartre, au milieu d'une brume épaisse, au son de la charge (amère dérision !) que sonnait gauchement un clairon de la garde nationale. Dos femmes, ou plutôt des chiennes enragées, nous montrent le poing, nous accablent d'injures et nous crient qu'on va nous tuer.

Nous arrivons dans ce cortège infernal au haut de la butte et l'on nous fait entrer dans une petite maison située rue des Rosiers : j'ai remarqué le nom de cette rue. Cette maison est composée d'une porte cochère, d'une cour découverte, d'un rez-de-chaussée et a deux étages. La foule veut s'engouffrer avec nous dans la cour, mais tous ne peuvent pas nous suivre, car ils sont près de deux mille ; on nous tire un coup de fusil au moment où nous entrons dans la cour, mais personne n'est touché.

On nous bouscule dans une salle étroite et obscure au rez-de-chaussée, et le vieux décoré de Juillet à la barbe blanche nous dit que le comité va statuer sur notre sort. Le général Lecomte demande à voir immédiatement le comité, répétant maintes fois que nous sommes arrêtés depuis le matin sans raison et sans jugement. On lui répond qu'on va le chercher. Le capitaine Mayer, qui nous avait protégés des brutalités des hommes armés du Château-Rouge, n'était pas monté avec nous à la rue des Rosiers. Mais nous eûmes à nous louer grandement, en son absence, du lieutenant Meyer du 79e bataillon, qui nous fit bien souvent un rempart de son corps, et d'un jeune garde national, dont malheureusement le nom m'échappe et qui me défendit vingt fois contre les attaques de la foule.

Et le comité n'arrivait toujours pas. La foule extérieure, lasse de l'attendre, lui et sa décision, avait brisé les carreaux de la fenêtre, et, à chaque instant, nous voyions un canon de fusil s'abattre vers nous ; mais les officiers de la garde nationale, comprenant toute la gravité de notre situation et revenant trop tard sur la légèreté avec laquelle ils nous avaient fait sortir du Château-Rouge et exposés à la fureur d'une populace qui croyait que chacun de nous avait au moins tué dix hommes de sa main dans la matinée, ces officiers relevaient les armes dirigées sur nos poitrines, parlaient à la foule qui hurlait : « A mort ! » tâchaient de gagner du temps, nous promettaient qu'ils défendraient notre vie au péril de la leur.

Mais tout cela ne faisait qu'irriter davantage la foule, qui hurlait toujours notre mort.

Le châssis de la fenêtre se brise sous les efforts du dehors et livre passage aux plus furieux. Dois-je dire que les premiers qui mirent la main sur le général furent un caporal du 3e bataillon de chasseurs à pied, un soldat du 88e de marche et deux gardes mobiles ? Un de ces derniers misérables, lui mettant le poing sur la figure, lui criait : « Tu m'as donné une fois trente jours de prison : c'est moi qui te tirerai le premier coup de fusil. » C'était une scène hideuse, à rendre fou, bien que nous eussions tous fait le sacrifice de notre vie. Il était cinq heures. Une clameur immense domine toutes les autres, une bousculade affreuse se passe dans la cour, et nous voyons tout à coup jeter au milieu de nous un vieillard à barbe blanche, vêtu d'habits bourgeois noirs et coiffé d'un chapeau de haute forme. Nous ne savions pas quel était ce nouveau prisonnier et nous plaignions, sans le connaître, ce vieillard inconnu qui n'avait évidemment plus que quelques instants à vivre. Le lieutenant Meyor me dit que c'est Clément Thomas, qu'il vient d'être arrêté rue Pigalle, au moment où il se promenait en curieux, qu'il a été reconnu par des gardes nationaux et traîné aux buttes Montmartre pour partager notre sort.

Dès lors, la fureur des gardes nationaux ne connaît plus de bornes ; c'est à peine s'ils n'assomment pas leurs courageux officiers qui nous défendent avec énergie et désespoir, car ils sentent qu'ils deviennent impuissants à nous protéger longtemps. En vain un individu vêtu d'une chemise rouge monte-t-il sur un mur d'où il adjure la foule de nommer une cour martiale qui statuera sur le sort des prisonniers ; en vain leur dit-il qu'ils vont commettre un lâche assassinat et souiller la République qu'ils acclament si haut. Tout est mutile. L'arrivée imprévue du malheureux général Thomas, détesté dans ces bataillons de Montmartre et de Belleville, à cause de sa juste sévérité pendant le siège, cette arrivée nous a tous perdus : la foule, bête, furieuse et déchaînée, veut du sang. Celui de Clément Thomas coule le premier ; on le saisit au collet, malgré la résistance du lieutenant Meyer et de quelques autres citoyens courageux qui retombent épuisés, pendant que nous autres, toujours gardés à vue et couchés en joue à chaque instant, nous ne pouvons bouger.

Le vieux capitaine décoré de Juillet est puissance à puissance avec le gouvernement vaincu.

Le malheureux général Lecomte subit quelques instants après le même sort, de la même manière. Il était cinq heures et demie.

Nous n'avons pas assisté à cette exécution infâme, et nous ne pouvons dire quelles furent les dernières paroles de ces deux nobles et généreuses victimes ; mais tant que les deux généraux restèrent avec nous, ils furent silencieux, calmes, résignés. Ils sont morts comme des soldats (ceux de l'ancienne école) savent mourir.

Puis, c'était notre tour ; nous étions préparés à la mort, et chacun de nous s'attendait à ouvrir la marche funèbre. Mais nos défenseurs de la garde nationale, après une demi-heure de suprême effort, parvinrent en partie à apaiser la foule qui s'était éclaircie après le meurtre des deux généraux, et obtinrent d'elle de nous ramener à notre prison du Château-Rouge, où nous serions mis à la disposition du comité encore une fois.

Il est six heures. Nous sortons de celte maison de sang où nous étions depuis deux mortelles heures et d'où chacun de nous ne croyait plus sortir vivant. La garde nationale qui nous escorte et forme la haie autour de nous semble revenue de ses affreux instincts du matin. Le crime odieux qui vient de se commettre pèse sur toutes les consciences et serre bien des gosiers. À peine avions nous fait quelques pas pour redescendre des buttes que nous voyions accourir effaré, et très-pâle, un homme vêtu de noir et portant en sautoir une écharpe tricolore. « Où menez-vous ces officiers ? » s'écrie-t-il. Il croit qu'on nous mène au supplice, et le malentendu qui s'engage entre lui et notre escorte nous fait perdre du temps, ameute encore la foule et manque de nous devenir fatal. Nous demandons quel est cet homme. On nous répond que c'est M. Clemenceau, maire du dix-huitième arrondissement et député de Paris. Depuis, M. Clemenceau a expliqué à la tribune de l'Assemblée nationale sa conduite dans cette journée. Nous tenons seulement à constater qu'il n'a paru, au milieu de ces scènes honteuses et sanglantes, qu'il aurait pu peut-être empêcher, qu'à six heures du soir, après l'assassinat des deux généraux.

Nous parvenons enfin au Château-Rouge. Au moment où nous allions y entrer, nous rencontrons le capitaine Mayer, porteur d'un papier qu'il dit être l'ordre d'élargissement de tous les prisonniers, y compris les malheureux généraux. Il dit que les nombreuses courses qu'il a eu à faire pour obtenir cet ordre du comité lui ont fait perdre du temps et arriver après le crime accompli. On nous réintègre dans le pavillon du Château-Rouge, et on nous dit d'attendre, toujours gardés à vue par des gardes nationaux, la décision de ce comité invisible. A sept heures, enfin, le lieutenant Meyer revient avec un ordre émanant du comité : c'est un mandat d'amener lancé contre moi, avec ordre de comparution immédiate devant le comité central. Était-ce un nouvel arrêt de mort ou une lueur d'espérance ? je l'ignorais parfaitement. Mais, après les émotions de cette terrible journée, je n'avais plus rien à apprendre, et je me laissai mener dans une maison située rue de Clignancourt, près du Château-Rouge, où mon sort définitif devait se régler.

A l'entresol de cette maison, je trouvai deux chambres converties en bureaux où deux hommes écrivaient, puis une dernière pièce fort étroite où je fus mis en présence d'un chef de bataillon de la garde nationale nommé Jaclard, qui me sembla embarrassé dans ses questions et peu ferré sur son mandat. Il se contenta de me demander le récit de la journée et parut attacher beaucoup d'importance à mes paroles qu'il fit en partie consigner par écrit. A la suite de cet interrogatoire, il me fit mettre en liberté ; mais c'était une mesure illusoire pour ma propre sûreté, car la rue était pleine de gardes nationaux et de gens encore très-surexcités. Néanmoins, grâce à la nuit, grâce surtout à la présence du lieutenant Meyer et du jeune garde national dont je parlais au début, je pus m'échapper sain et sauf et regagner ma maison. Une heure plus tard, M. le capitaine Franck pouvait également sortir du Château-Rouge ; mais les autres prisonniers, dont le commandant Pousargues faisait encore partie, ne purent s'échapper que le lendemain matin ; car les gardes nationaux qui les avaient séquestrés ne voulaient pas reconnaître les ordres émanés de ce bureau qui m'avait rendu la liberté.

Tel est le récit parfaitement exact de cette journée du 18 mars pour tout ce qui regarde l'assassinat des deux généraux, les faits de Montmartre et du Château-Rouge. Les officiers de la garde nationale qui étaient les chefs du mouvement insurrectionnel, le matin, virent, vers midi, quelles conséquences affreuses aurait leur conduite, et firent, je dois à la vérité de le dire, tous les efforts possibles pour sauver les deux victimes et les autres prisonniers dont la mort fut certaine pendant deux heures.

Ce qui est plus triste à constater, c'est que de misérables soldats français ont été les premiers, dans un moment pareil, à tirer sur leur général, seul et désarmé, et que les autorités municipales de Montmartre, ainsi que ce fameux comité dont on nous parlait à chaque instant, ne parurent ni au Château-Rouge, ni à la maison de la rue des Rosiers, et ne firent dans la journée aucun effort apparent pour sauver les apparences. »

 

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III

 

Lettre de M. Clemenceau, ex-maire du XVIIIe arrondissement.

(Réponse au capitaine Beugnot.)

 

Paris, 30 mars 1871.

Monsieur le rédacteur,

Vous avez publié dans votre numéro du 27 courant un récit de la journée du 18 mars par M. le capitaine Beugnot, officier d'ordonnance du ministre de la guerre.

On me le communique, et j'y relève les deux phrases suivantes :

Nous tenons seulement à constater que M. Clemenceau n'a paru au milieu de ces scènes honteuses et sanglantes, qu'il aurait pu peut-être empêcher, qu'à six heures du soir, après l'assassinat des doux généraux.

… Ce qui est plus triste à constater, c'est que les autorités municipales de Montmartre ne parurent ni au Château-Rouge, ni à la maison de la rue des Rosiers, et ne firent dans la journée aucun effort pour sauver les apparences.

Je ne m'arrête pas à ce qu'il y a de contradictoire a me reprocher, d'une part, de n'être venu qu'à six heures à la maison de la rue des Rosiers, et, d'autre part, de n'y pas être venu du tout.

Je n'insiste même pas sur une troisième phrase où l'auteur du récit, qu'une émotion bien naturelle a sans doute empêché de se rendre un compte exact de la situation, se plaint de ce que les efforts que je fis en sa faveur faillirent lui être fatals.

Je veux seulement déclarer que les deux phrases que je viens de citer renferment un reproche que je n'accepte pas et une insinuation sur laquelle je serais heureux de voir M. Beugnot s'expliquer.

Je passai la journée du 18 mars à la mairie où me retenaient de nombreux devoirs, dont le plus impérieux peut-être était de veiller sur le sort des prisonniers qu'on m'avait amenés le matin. Il est inutile d'ajouter que je n'avais cl ne pouvais avoir aucune connaissance des faits qui étaient en train de s'accomplir et que rien ne pouvait faire prévoir.

J'ignorais absolument l'arrestation du citoyen Clément Thomas, que, sur la foi des journaux, je croyais en Amérique.

Je savais le général Lecomte prisonnier au Château-Rouge ; mais le capitaine Mayer, dont le nom revient à plusieurs reprises dans le récit de M. Beugnot, et qui avait été chargé par moi de pourvoir à tous les besoins du général, m'avait affirmé que la foule n'était point hostile. Enfin, je m'étais assuré que le Château-Rouge était gardé par plusieurs bataillons de la garde nationale.

De nombreux groupes armés défilèrent tout le jour sur la place de la mairie au son d'une musique joyeuse. Je le répète, rien ne pouvait faire prévoir ce qui se préparait.

Vers quatre heures et demie, le capitaine Mayer accourut et m'apprit que le général Clément Thomas avait été arrêté, qu'il avait été conduit, ainsi que le général Lecomte, à la maison de la rue dos Rosiers, et qu'ils allaient être fusillés si je n'intervenais au plus vite. Je m'élançai dans la rue en compagnie du capitaine Mayer et de deux autres personnes. J'escaladai la butte en courant.

J'arrivai trop tard. J'omets à dessein de dire quels risques j'ai courus et quelles menaces j'ai bravées au milieu d'une foule surexcitée qui s'en prenait à moi du coup de force tenté le matin par le gouvernement à mon insu.

Je demande seulement à M. le capitaine Beugnot de me dire avec une netteté parfaite ce que j'aurais dû, ce que j'aurais pu faire, que je n'ai pas fait.

Je lui demande surtout de s'expliquer clairement sur la phrase où il reproche aux autorités municipales de Montmartre « de n'avoir pas fait d'efforts apparents pour sauver les apparences. »

 

 

 



[1] M. Jules Ferry, qui remplissait à Paris les fonctions de préfet de la Seine, télégraphiait au chef du pouvoir exécutif, le 5 mars :

« Au fond de la situation, ici, grande lassitude, besoin de reprendre vie normale, mais pas d'ordre durable à Paris sans gouvernement et Assemblée. »

Le même jour il écrit encore :

« Le danser est dans l'abolition générale de tout autorité, mais l'Assemblée rentrant dans Paris peut seule rétablir l'ordre, par suite le travail dont Paris a tant besoin, sans cela rien de possible. Revenez vite. »

[2] Au sortir de cette séance les députés de la Seine adressèrent à leurs électeurs la déclaration suivante :

« Le compte rendu de la séance du 10 mars vous a dit avec quelle énergie nous avons insisté pour la translation de l'Assemblée nationale à Paris. Nous avions hâte d'être au milieu de vous.

« Nous avons du moins contribue a de jouer le projet de donner pour résidence à l'Assemblée la ville de Fontainebleau.

« Inutile d'ajouter que si, plus tard, on venait proposer de changer la résidence provisoire à Versailles eu résidence définitive, cette atteinte au droit de Paris, seule capitale possible de la France, rencontrerait de notre part une résistance inflexible.

« En attendant, et vu l’état déplorable où l'Empire a jeté notre pays, nous croyons nécessaire d'éviter tout ce qui pourrait donner lieu à des agitations, dont ne manqueraient pas de profiter nos adversaires politiques et les envahisseurs de la France, encore campés sur son territoire.

« Nous estimons, en outre, que notre présence au poste que vos suffrages nous ont assigné ne saurait être inutile, soit qu'il s'agisse de consolider la République, soit qu'il y ait à la défendre.

« Sauvegarder la République, hâter la délivrance du sol français, voila les deux grands intérêts du moment.

« La République ! Nous la servirons en restant sur la brèche jusqu'à ce que l'Assemblée actuelle, nommée pour trancher la question de paix ou de guerre et pourvoir aux nécessités résultant de sa décision, fasse place a une Assemblée constituante.

« La France ! Nous la servirons en nous gardant de tout ce qui serait de nature à amener des conflits dont, nous le répétons, nos ennemis du dedans et du dehors n'auraient que trop sujet de se réjouir.

« Telle est, chers concitoyens, la ligne de conduite que nous nous sommes tracée. Nous avons l'espoir que vous l'approuverez.

« PEYRAT, Edmond ADAM, Edgar QUINET, SCHŒLCHER, LANGLOIS, Henri BRISSON, GREPPO, TOLAIN, GAMBON, LOKCROY, Jean BRUNET, FLOQUET, TIRARD, CLEMENCEAU, Martin BERNARD, FARCY, Louis BLANC. »

[3] L'Assemblée a compris, trop tard, la faute qu'elle commit alors. M. Martial Delpit fait l'aveu suivant dans son rapport parlementaire sur les causes de l'insurrection du. 18 mars :

« La loi sur les échéances fournit à Paris un nouveau prétexte d'irritation Les échéances fixées au 13 mars plaçaient une grande partie du commerce de Paris en présence d'une faillite inévitable, c'est-à-dire de la ruine et du déshonneur, et les commerçants les plus honnêtes, se détachant d'un gouvernement qui ne les saurait pas de la faillite, se désintéressaient de la chose publique et se laissaient dévoyer aux idées les plus étranges. »

[4] Ces paroles sont rapportées dans l'Histoire de la Révolution du 18 mars, de P. Lanjalley et P. Corriez ; mais elles ne paraissent pas absolument authentiques. Dans sa déposition devant la commission d'enquête sur les causes de l'insurrection, le général d'Aurelle de Paladines a tenu un langage un peu différent. Il cherche moins à dégager sa responsabilité dans les événements du 18 mars et il se borne à affirmer que c'est M. Thiers qui a voulu enlever les canons de force.

[5] Histoire la Révolution du 18 mars, par P. Lanjalley et P. Corriez, page 36

[6] On peut en juger par l'adresse suivante des délégués de la garde nationale à l'armée :

A L'ARMÉE

LES DÉLÉGUÉS DE LA GARDE NATIONALE.

« Soldats, enfants du peuple !

« Il y a à Paris 300,000 gardes nationaux, et cependant on y fait entrer des troupes, que l'on cherche à tromper sur l'esprit de la population parisienne.

« Les hommes qui ont organisé la défaite, démembré la France, livré notre or, veulent échapper à la responsabilité qu'ils ont assumée, en suscitant la guerre civile.

« Ils comptent que vous serez les dociles instruments du crime qu'ils méditent.

« Soldats citoyens ! obéirez-vous à l'ordre impie de verser le même sang qui coule dans vos veines ?

« Déchirerez-vous vos propres entrailles ?

« Non ! vous ne consentirez pas à devenir parricides et fratricides.

« Que veut le peuple de Paris ?

« Il veut conserver ses armes, choisir ses chefs et les révoquer quand il n'aura plus confiance en eux.

« Il veut que l'armée soit renvoyée dans ses foyers, pour rendre au plus vite son concours à sa famille et ses bras au travail.

« Soldats, enfants du peuple, unissons-nous pour sauver la République. Les rois et les empereurs nous ont fait assez de mal. Ne souillez pas votre vie. La consigne n'empêche pas la responsabilité de la conscience. Embrassons-nous à la face de ceux qui, pour conquérir un grade, tenir une place, ramener un roi, veulent nous faire entr'égorger.

« Vive à jamais la République ! »