LIVRE QUATRIÈME. — CAPITULATION DE PARIS
État moral de Paris
après la bataille de Buzenval. — Irritation générale contre le gouverneur de
Paris. — Manifeste de l'Alliance républicaine. Inquiétudes du gouvernement.
Séance du 20 janvier a l'Hôtel-de-Ville. — Le général Trochu est invité à se
retirer. — Nomination du général Vinoy. — Trochu reste président du
gouvernement. — Proclamation de Vinoy à l'armée de Paris. — Effervescence
croissante dans la cité. — Flourens enlevé de Mazas par ses amis. —
Insurrection du 22 janvier ; coups de feu sur la plate de l'Hôtel de-Ville. —
Manifeste du gouvernement. — Fermeture des clubs, suppression des journaux le
Réveil et le Combat. — Bombardement de Saint-Denis. — Etat des subsistances
au 23 janvier. — Le gouvernement se décide à négocier avec le quartier
général ennemi. — Instructions données à M. Jules Favre. — M. Jules Favre à
Versailles. Son entretien avec M. de Bismarck. — Exigences de celui-ci. —
Retour de M. Favre à Paris. — Séance du 24 janvier à l'Hôtel-de-Ville. —
Second voyage à Versailles. — Proclamation du gouvernement. — Emotion
produite dans Paris ; le tocsin ; commencement d'émeute. — Proclamation du
général Clément Thomas. — Nouvelle officielle de la convention conclue avec
M. de Bismarck. — Dépêche à la délégation de Bordeaux. L'armistice et les
armées de province. — Fin de la campagne de l'Est ; retraite en Suisse ; lin
du siège de Belfort. Capitulations des dernières forteresses. Fin de la
guerre.
Pendant
que se passaient à l'ouest, au nord et dans l'est les événements que l'on
vient de raconter, Paris marchait à sa chute d'un pas rapide. Au lendemain de
la malheureuse bataille de Montretout, le 20 janvier, la ville assiégée
n'avait plus devant elle que dix jours de vivres, en faisant entrer dans ce
calcul les réserves du département de la guerre. Les Parisiens ne se savaient
pas si près du bord de l'abime, quoiqu'ils fussent réduits à manger un pain
absolument détestable : ils s'étaient faits à la pensée que les ressources de
la ville étaient inépuisables ; le siège durait depuis plus de quatre mois et
cette prolongation inespérée de résistance, dont le terme se rapprochait sans
cesse, semblait avoir plongé les esprits dans un optimisme obstiné. Beaucoup
de gens étaient convaincus que si le gouvernement faisait fouiller les caves,
il y trouverait d'immenses approvisionnements cachés par des accapareurs. On
peut dire, en conséquence, et quoique cela paraisse invraisemblable, que la
question des vivres laissait la population presque indifférente, pendant
qu'en revanche elle était le tourment du gouvernement. Quand on a été mis au
courant de cotte bizarre disposition d'esprit, on est moins surpris
d'entendre les Parisiens réclamer de nouveau des engagements militaires ; ils
ne voulaient pas admettre que la bataille du 19 janvier lut le dernier mot du
siège ; la garde nationale, qui s'était vaillamment battue à Montretout et à
Buzenval, voulait retourner au feu ; mais il n'en était pas de même de
l'armée régulière et des mobiles : de ce côté régnait un découragement
profond. Il convient de dire, en outre, que la population parisienne ignorait
encore à ce moment la retraite de Chanzy sur la Mayenne, et de Faidherbe sous
le canon de Lille. De la campagne de l'Est, elle n'avait appris que le succès
remporté par Bourbaki devant Villersexel. La triste vérité n'allait pas
tarder à être connue. En attendant, le murmure était universel contre le
gouverneur de Paris. Les clubs, les journaux, les maires, la population
presque tout entière se prononçaient sur son compte avec la dernière sévérité
: les plus modérés l'accusaient de faiblesse et d'incapacité ; le plus grand
nombre l'accusait de trahison, car c'était une trahison, aux yeux de bien des
gens, d'avoir bercé Paris de mensonges, de promesses illusoires et de l'avoir
conduit insensiblement au bord de l'abîme. Toutes les phrases pompeuses du
général revenaient à la mémoire avec l'amertume de l'ironic. On allait
jusqu'à dire que depuis la bataille de Montretout sa raison s'était troublée,
ce qui était d'ailleurs une erreur. Le gouverneur de Paris était profondément
abattu, mais il voyait très-nettement la situation, et il songeait à en
sortir le plus honorablement possible. Au surplus, s'il était, en tant que
commandant suprême, l'objectif de toutes les accusations, ses collègues du
gouvernement partageaient son impopularité. Les agitateurs que nous avons vus
au 31 octobre préparaient dans l'ombre une nouvelle émeute. Une société
portant le nom d'Alliance républicaine adressait « au peuple de Paris »
un appel ainsi conçu : Les
revers continus de l'armée de Paris, le défaut de mesures décisives, l'action
mal dirigée, succédant à l'inertie, un rationnement insuffisant, tout semble
calculé pour lasser la patience. Et
cependant le peuple veut combattre et vaincre. S'y
opposer serait provoquer la guerre civile, que les républicains entendent
éviter. En
face de l'ennemi, devant le danger de la patrie, Paris assiège, isolé,
devient l'unique arbitre de son sort. A
Paris de choisir les moyens qui dirigeront à la fois son administration et sa
défense. A
Paris de les élire, non par voie plébiscitaire ou tumultuaire, mais par
scrutin régulier. L'Alliance
républicaine s'adresse a l'ensemble des citoyens ; Invoque
le péril public ; Demande
que, dans les quarante-huit heures, les électeurs de Paris soient convoques
afin de nommer une assemblée souveraine de deux cents représentants élus
proportionnellement à la population ; Demande
encore que le citoyen Dorian constitue la commission chargée de faire les
élections. Vive
la République une et indivisible ! Cet
appel, émané de comités suspects, demeura sans effet. On désirait bien la
destitution du général Trochu et son remplacement par un chef plus hardi et
plus jeune : encore même les gens sensés voyaient-ils dans ce changement une
satisfaction donnée à l'opinion publique irritée plutôt que la promesse de
nouvelles opérations militaires ; mais à aucun prix, on ne voulait une
révolution complète, car substituer un gouvernement inconnu à celui qui existait,
et cela à la dernière heure du siège, au moment d'engager des négociations
avec l'ennemi, c'eût été une entreprise folle, sans aucun profit pour la
défense et propre à déshonorer les derniers jours d'un glorieux siège par les
horreurs de la guerre civile. Les
maires de Paris demandaient, comme leurs administrés, la destitution du
général Trochu. Quant aux membres du gouvernement, ils comprirent eux-mêmes
que résister au vœu général, c'était courir au-devant d'une sédition. Ils
abordèrent donc cette grave question dans la séance du 20 janvier, sous le
coup d'un accablement que les mauvaises nouvelles du dehors étaient venues
augmenter. En
effet, au début de la séance, M. Jules Favre donnait lecture de deux dépêches
: l'une du général Trochu écrivant du mont Valérien qu'il faudrait un
armistice de deux jours pour relever les morts et les blessés de la bataille
de Montretout ; l'autre, de M. de Chaudordy, annonçant que le général Chanzy
avait été battu près du Mans, et que son armée avait perdu 10.000 prisonniers
et un grand nombre de fuyards. Après de telles nouvelles, que peut-on
raisonnablement espérer ? Tout espoir de secours extérieur est décidément
perdu. Que doit faire Paris ? M.
Jules Ferry dit qu'il faut opter entre deux partis : trouver un général
capable de tenter un nouvel effort, ou reconnaitre que ce suprême effort est
inutile, et, dans ce cas, négocier. A son avis, il faudrait faire une
dernière sortie, ne fût-ce que pour convaincre la garde nationale de son
impuissance. M. Picard pense qu'il faut commencer par exiger du général
Trochu qu'il donne sa démission ; on chargera les généraux de lui choisir un
successeur, mais, en même temps, on négociera avec la Prusse en la menaçant
de recommencer la lutte, si ses exigences sont inacceptables. M. Arago voit
une contradiction entre la nomination d'un nouveau général et l'ouverture des
négociations. Il propose à ses collègues de livrer une nouvelle bataille,
après laquelle Paris choisira des délégués qui traiteront avec les Prussiens
en son nom. On voit poindre ici pour la première fois l'idée de la retraite
du gouvernement et de la nomination d'un pouvoir nouveau, auquel on
laisserait la tâche ingrate de signer la capitulation. Une autre question,
plus grave encore, se présente pour la première fois : en allant il
Versailles, est-ce qu'on traitera pour Paris tout seul ou pour la France
entière ? L'opinion qui prévaut, c'est que Paris ne doit engager que lui.
Quant au pouvoir appelé à traiter avec l'ennemi au nom de Paris, on convient
que ce ne peut être que le gouvernement existant. En effet, si le
gouvernement se refusait à accepter la responsabilité de la capitulation, il
aurait l'air de déserter son devoir ; il faudrait procéder à des élections,
mais qui voudrait briguer les suffrages de ses concitoyens pour se voir
chargé ensuite de la plus triste mission ? Au surplus, les Parisiens ne manqueraient
pas de dire aux membres du gouvernement : Vous avez été investis de pouvoirs
réguliers par le plébiscite du 3 novembre ; vous avez constamment refusé de
vous associer aucun de vos concitoyens ; vous avez voulu porter seuls la
responsabilité de la conduite des opérations pendant le siège ; gardez-la
jusqu'au bout. A
travers ces questions d'ordre différent on paraissait oublier le principal
objet de la séance, c'est-à-dire le général Trochu, lorsqu'une dépêche
annonça que le club Favier se disposait à marcher en armes sur
l'Hôtel-de-Ville. Les membres du gouvernement pensèrent que l'irritation des
esprits s'apaiserait si l'on annonçait dans le Journal officiel du lendemain
que le général Trochu avait résigné ses fonctions de commandant en chef :
mais il fallait d'abord obtenir le consentement du général. Trochu commença
par opposer un refus catégorique aux prières de ses collègues. Il répugnait à
sa légitime fierté, à sa dignité de commandant en chef de céder devant le
tumulte des factions. Il regardait le mandat qu'il avait reçu des électeurs
comme un de ceux qu'on ne peut résigner, surtout à l'heure du danger suprême[1]. Les
maires de Paris étaient accourus au Louvre pour supplier le général de se
retirer, au nom du salut de la cité. Des explications orageuses furent
échangées ; les maires articulèrent le grief que l'on croyait avoir contre le
gouverneur. Sur ce terrain le débat devait être passionné ; comment d'ailleurs
une discussion sur un pareil sujet et à pareille heure aurait-elle pu rester
calme ? Est-ce qu'on n'était pas à quelques jours de la capitulation ? Est-ce
que, d'un instant à l'autre, on n'était pas exposé à entendre gronder
l'émeute dans la rue ? Le général Trochu se retrancha constamment derrière la
fermeté qu'un commandant de place se doit à lui-même de montrer devant les
injonctions de la foule soulevée. Il répondit qu'il n'avait pas recherché le
pouvoir, que sa vie durant le siège n'avait été qu'une longue suite de
tribulations et de chagrins, mais qu'ayant accepté la mission de défendre
Paris, il se croyait obligé de garder son poste jusqu'au dernier jour de la
résistance. Il voulait bien cependant consentir à remettre le commandement au
général qui penserait qu'au point où on en était arrivé une sortie était
encore possible, et qui prendrait sur lui de la diriger. En faisant cette
concession, le général savait pertinemment qu'il ne s'engageait à rien, car,
dans un conseil de guerre tenu la veille, tous les officiers présents avaient
déclaré que les troupes étaient épuisées de fatigue et prèles à désobéir,
que, seule, la garde nationale demandait une nouvelle opération militaire,
mais qu'une sortie tentée avec la garde nationale seule aboutirait à une
défaite complète, à une déroute même, peut-être a un massacre ; qu'il était
donc plus sage de se résigner à la triste réalité et de renoncer à une
entreprise aussi dangereuse qu'inutile. Cette
délibération importante s'était prolongée jusqu'à une heure avancée de la
nuit, et enfin le général Trochu avait cédé aux instances de ses collègues en
conservant seulement le titre de président du gouvernement, lorsqu'une grave
nouvelle vint jeter l'émoi dans l'Hôtel-de-Ville. Gustave Flourens, enfermé a
Mazas pour sa participation au 31 octobre, s'était échappé de sa prison et
marchait, disait-on, sur l'Hôtel-de-Ville à la tête de cinq ou six cents
hommes criant sur leur passage : A bas le gouvernement ! Vive la Commune !
Le fait de l'évasion de Flourens était exact, mais il n'était pas vrai qu'il
eût pris avec ses hommes le chemin de l'Hôtel-de-Ville : il s'était porté
avec eux sur la mairie de Belleville et s'en était emparé sans coup férir.
Une fois maître de cette position, il espérait bien porter des coups décisifs
au gouvernement dont il n'avait pas encore pu avoir raison, quoiqu'il l'eût
tenu sous les fusils de ses tirailleurs pendant la mémorable nuit du 31
octobre. Le plan caressé par Flourens consistait à s'emparer de Paris en un
tour de main. A peine arrive dans la mairie du 20e arrondissement, il avait
ordonné aux chefs de bataillon de l'arrondissement de prendre position sur le
boulevard de Puebla. Il voulait, dit-il, dès qu'il aurait eu ces bataillons à
sa disposition, s'emparer avec l'un de l'état-major de la garde nationale ;
avec les autres, de l'Hôtel-de-Ville et de la Préfecture de police. Il était
temps encore de tout sauver, de réorganiser l'armée révolutionnairement en
trois jours, puis de marcher contre les Prussiens et de vaincre[2]. Flourens fut oblige de
renoncer à ce beau projet, bien digne d'un cerveau malade. La mairie du 20e
arrondissement était reprise le lendemain. On dit que pendant le court séjour
qu'ils y avaient fait, les gardes nationaux avaient gaspille deux mille
rations de pain[3]. Flourens a nié le fait, et son
témoignage est digne de foi ; mais il est vraisemblable qu'il n'a pas été
informé de tout ce qui se passait autour de lui, pendant qu'il formait le
plan de campagne dont il est parlé plus haut. Cependant,
au centre de la ville, la nuit s'achève sans incident notable, et Paris, à
son réveil, apprend par le Journal officiel que le titre et les fonctions de
gouverneur sont supprimés ; que le général Vinoy est nommé commandant en chef
de l'armée de Paris, et que le général Trochu conserve seulement la
présidence du gouvernement. Le
général Vinoy apportait dans l'exercice des nouvelles fonctions dont il était
brusquement revêtu, un dévouement incontestable et un désintéressement
méritoire. Il n'ignorait pas, en effet, que le siège louchait à sa lin et
que, pour un commandant en chef, il n'y avait d'autre perspective qu'une
capitulation certaine et une guerre civile probable. Il accepta cependant et
annonça sa nomination par l'ordre du jour que voici : Le général Vinoy à l'armée de
Paris. Le
gouvernement de la Défense nationale vient de me placer à votre tête ; il
fait appel à votre patriotisme et à mon dévouement ; je n'ai pas le droit de
m'y soustraire. C'est une charge bien lourde : je n'en veux accepter que le
péril, et il ne faut pas se faire d'illusions. Après
un siège de plus de quatre mois, glorieusement soutenu par l'armée et par la
garde nationale, virilement supporté par la population de Paris, nous voici
arrivés au moment critique. Refuser
le dangereux honneur du commandement dans une semblable circonstance serait
ne pas répondre à la confiance qu'on a mise en moi. Je suis soldat et ne sais
pas reculer devant les dangers que peut entraîner cette grande
responsabilité. A
l'intérieur, le parti du désordre s'agite, et cependant le canon gronde. Je
veux être soldat jusqu'au bout ; j'accepte ce danger, bien convaincu que le
concours des bons citoyens, celui de l'armée et de la garde nationale, ne me
feront pas défaut pour le maintien de l'ordre et le salut commun. Général VINOY. Le
général Trochu s'était rendu fameux par cette phrase : « Le gouverneur de
Paris ne capitulera pas. » La note du Journal officiel annonçait que les fonctions
de gouverneur étaient supprimées. C'était pour M. Trochu le moyen d'esquiver
un engagement solennel ; mais sa démission, communiquée à la population dans
des termes semblables, lit l'effet d'une indigne comédie. Quant à l'ordre du
jour du général Vinoy, il n'était rien moins que rassurant ; il disait
franchement : « Nous voici arrivés au moment critique, » et ce langage était
malheureusement trop clair. Les murmures éclatèrent de toutes parts. On
disait que ce n'était pas la peine de renvoyer le général Trochu pour le
remplacer par un général qui, pas plus que lui, n'était disposé à se battre.
On rappelait avec aigreur que le général Vinoy avait été sénateur du second
Empire. Les exaltés du 31 octobre crurent le moment favorable pour tenter un
nouveau coup de main. Dans la
nuit du 21 au 22 janvier, — nuit de l'évasion de Flourens, — le gouvernement
avait été informé qu'un mouvement insurrectionnel éclaterait le lendemain. Le
général Clément Thomas, commandant en chef de la garde nationale, écrivit aussitôt
à tous les chefs de bataillon pour faire appel à leur patriotisme et conjurer
la guerre civile avec leur aide[4]. En même temps, le général
Vinoy télégraphiait aux commandants des secteurs : « Tout annonce pour
demain, dès le matin, une journée grave. Ayez vos hommes prêts de bonne
heure, le plus tôt possible, et tenez-les à votre disposition. » Les mobiles
du Finistère étaient appelés dans l'intérieur de Paris. On se voyait dans la
douloureuse nécessité d'enlever ces troupes aux avant-postes, où elles
étaient en face de l'ennemi, pour les faire rentrer en ville, où la guerre
civile menaçait d'éclater ! Gela dit tout. Le général d'Exéa fut chargé de
veiller sur le quartier de Belleville ; des troupes placées sous les ordres
du général de Courty vinrent de Puteaux aux Champs-Elysées, attendant les
événements. C'était
un dimanche ; des groupes s'étaient formés vers midi sur la place de
l'Hôtel-de-Ville ; on y discutait, avec une extrême animation, la démission
du général Trochu, et l'on y donnait libre carrière aux sentiments amers que
faisait naître la suppression des fonctions de gouverneur volée tout exprès
pour dégager le général Trochu de l'engagement pris par lui de ne pas
capituler. La douleur se lisait sur tous les visages ; le pressentiment de la
capitulation se trouvait au fond de tous les cœurs. La grille de
l'Hôtel-de-Ville était fermée. Cependant l'officier préposé à la garde du
palais laissa pénétrer deux députations qui demandaient à s'entretenir avec
les membres du gouvernement. Le gouvernement, instruit par les événements du
31 octobre, ne siégeait pas ce jour-là à l'Hôtel-de-Ville ; il s'était réuni
au ministère de l'instruction publique, rue Grenelle-Saint-Germain. Les
délégués furent reçus par M. Gustave Chaudey, adjoint au maire de Paris ; ils
demandèrent que le gouvernement fit place à la Commune : ils se répandent en
accusations contre le général Trochu, ils veulent des généraux jeunes et
décidés. M. Chaudey leur répond que leurs réclamations seraient transmises au
gouvernement. Les délégués se retirent. Au même
instant, deux ou trois cents hommes du 101e bataillon de la garde nationale
débouchent sur la place de l'Hôtel-de-Ville au bruit des tambours, s'ouvrent
un passage à travers la foule et prennent position devant la grille du
palais. A voir ces visages résolus, les curieux se demandent non sans quelque
inquiétude ce qui va se passer. Tous les regards se portent alternativement
des gardes nationaux à l'Hôtel-de-Ville. De ce côté, tous les factionnaires
sont rentrés. On voit seulement quelques officiers bretons se promener entre
la grille et le bâtiment. En moins de temps qu'il n'en faut pour le raconter,
les gardes nationaux se sont disséminés par petits groupes devant la façade du
palais. Tout à coup l'un d'eux lire un coup de fusil sur les officiers.
L'adjudant-major Bernard, du bataillon du Finistère, est atteint aux deux
bras et à la tête et tombe baigné dans son sang. D'autres coups de fusil
éclatent au signal donné. A ce bruit, il se fait dans la foule un mouvement
de terreur. Au même instant, les fenêtres de l'Hôtel-de-Ville s'ouvrent
rapidement et les mobiles, abaissant leurs armes, font feu sur les
assaillants. La foule s'enfuit en désordre, épouvantée, et en un instant il
ne reste sur la place que des morts et des blessés, ceux-ci se traînant dans
la boue pour se mettre à l'abri des balles, car la fusillade n'avait pas
cessé. Un certain nombre d'insurgés s'étaient postés dans les maisons qui
font face à l'Hôtel-de-Ville ; de là et des encoignures des rues adjacentes
ils tirent sur les fenêtres du palais pendant que d'autres commencent à
élever des barricades. L'arrivée
de la garde républicaine et du général Clément Thomas mit un terme à cette
lutte déplorable, dominée par le roulement lointain des canons prussiens qui
bombardaient les forts et la ville de Saint-Denis. Les insurgés s'enfuirent
pour la plupart, jetant leurs armes dans la rue ; quelques-uns furent pris
dans les maisons où ils s'étaient retranchés. On releva sur la place cinq
morts et dix-huit blessés. Il y avait parmi eux des curieux, des Femmes et
l'un des chefs de l'insurrection, Théodore Sapia, commandant d'un bataillon
de la garde nationale, arrêté par ses propres soldats au 31 octobre pour
avoir voulu leur distribuer des cartouches et depuis acquitté en conseil de
guerre. La lutte avait duré vingt minutes à peine. Lorsque le bruit s'en fut
répandu dans le reste de la ville, un grand nombre de bal aillons de la garde
nationale prirent spontanément les armes pour marcher au secours du
gouvernement et pour en finir avec ces émeutiers qui venaient de souiller de
sang la glorieuse histoire du siège. Ce jour-là, Paris comprit que tout était
irrévocablement perdu : l'émeute dans ses murs, la famine à ses portes ; c'en
était fait décidément. Pendant qu'ils attaquaient l'Hôtel-de-Ville, les
insurgés avaient envoyé un bataillon au parc d'artillerie de la garde
nationale, où se trouvaient soixante pièces de canon. Quelques artilleurs
voulaient livrer les pièces et marcher sur l'Hôtel-de-Ville pour prêter
main-forte à l'émeute, L'énergique attitude des officiers, du
lieutenant-colonel Juillet Saint-Lager et des capitaines Siebecker et Giraud
ne permit pas la consommation de ce crime. Ces vaillants patriotes
défendirent leurs pièces, le revolver au poing. Pour ce fait, ils furent, le
soir même, condamnés à mort par le comité central de l'insurrection. On songe
avec effroi aux scènes que Paris aurait vues, si les soixante pièces du parc
Notre-Dame étaient tombées aux mains des séditieux. Après
avoir échoué dans leur attaque contre l'Hôtel-de-Ville, quelques gardes
nationaux s'étaient répandus dans la cité en criant : Aux armes ! on
assassine nos frères ! On leur imposa silence. Dans la soirée, on lisait sur
les murs la proclamation suivante : Citoyens, Un
crime odieux vient d'être commis contre la patrie et contre la République. Il
est l'œuvre d'un petit nombre d'hommes qui servent la cause de l'étranger. Pendant
que l'ennemi nous bombarde, il ont fait couler le sang de la garde nationale
et de l'armée sur lesquelles ils ont tiré. Que
ce sang retombe sur ceux qui le répandent pour satisfaire leurs criminelles
passions. Le
gouvernement a le mandat de maintenir l'ordre, l'une de nos principales
forces en face de la Prusse. C'est
la cité tout entière qui réclame la répression sévère de cet acte audacieux
et la ferme exécution des lois. Le
gouvernement ne faillira pas à son devoir. Les clubs
lurent fermés ; deux conseils de guerre nouveaux vinrent s'ajouter à ceux qui
fonctionnaient déjà. Les deux journaux le Réveil, dirigé par M. Delescluze,
et le Combat, de M. Pyat, accusés d'excitation à la guerre civile, furent
supprimés. L'arrestation de MM. Delescluze et Pyat demandée en conseil du
gouvernement par le préfet de police, fut votée par six voix contre trois. La
question des subsistances s'imposait plus menaçante d'heure en heure ;
d'après les données de la caisse de la boulangerie, la provision de farine
devait être épuisée le 13 janvier ; le temps matériel pour traiter avec l'ennemi
semblait donc devoir manquer ; on serait obligé de faire appel aux provisions
de l'armée ; mais même avec les fournitures de l'administration militaire, on
ne pouvait se flatter que de tenir quelques jours de plus[5]. En conséquence, le
gouvernement aborde nettement le terrible problème. On revient encore une
fois sur le point de savoir qui doit traiter : si ce sera le gouvernement ou
une délégation spéciale nommée par la population à cet effet. Un débat s'engage.
MM. Simon, Arago, Magnin, Picard se déclarent partisans de la nomination de
mandataires spéciaux ; cet avis est combattu par MM. Clément Thomas, Favre et
Trochu. M. Jules Favre fait observer que le gouvernement a le devoir de
traiter ; que des élections, dans l'extrémité où l'on se trouvait réduit,
apprendraient à l'ennemi que la défense est aux abois. M. Trochu dit que si
on fait des élections, on ne peut faire autrement que d'en expliquer le but ;
or, quand on saura qu'on est nommé pour capituler, personne ne consentira à
se laisser élire ; c'est donc au gouvernement de traiter. M. Jules Favre est
chargé par ses collègues de se rendre à Versailles. Tout d'abord, cette
démarche au quartier général prussien doit rester enveloppée du plus profond
mystère, car dans l'état de fièvre où est Paris le seul mot de capitulation
pourrait provoquer une nouvelle émeute. Il est convenu que M. Jules Favre se
présentera à Versailles en adversaire qui n'est pas encore accablé et qui
vient s'enquérir des conditions d'un armistice concernant Paris seulement ;
qu'en aucun cas, M. Jules Favre ne doit parler pour la France entière, et
qu'aussitôt après avoir reçu les ouvertures de M. de Bismarck, il reviendra
dans Paris conférer avec ses collègues. Après
avoir reçu de M. de Bismarck le laisser-passer nécessaire pour franchir les
lignes prussiennes, M. Jules Favre sortit de Paris, accompagné de son gendre
et d'un officier d'ordonnance du général Trochu, versé dans.la connaissance
de la langue allemande. Le bruit de ce voyage s'étant répandu, les trois
voyageurs prirent un chemin détourné de peur d'être arrêtés en route, et,
traversant en voiture le bois de Boulogne, ils arrivèrent à six heures du
soir au pont de Sèvres. Il était nuit, il pleuvait ; les éclairs du
bombardement illuminaient de temps en temps l'horizon. Spectacle plus morne
encore : Saint-Cloud brûlait ; d'immenses gerbes de feu tourbillonnaient dans
les airs ; l'incendie éclairait les collines environnantes d'une lueur
sinistre et les flammes se reflétaient dans les eaux du fleuve. La riante
petite ville brûlait depuis trois jours ; les Allemands avaient arrosé les
maisons de pétrole le lendemain de la bataille de Montretout, sans motif,
pour l'infernal plaisir de punir Paris de sa longue résistance ; ils
activèrent le feu tous les jours suivants avec un acharnement sauvage ;
l'ouverture des négociations ne les arrêta point. Même après le 25 janvier,
alors que la paix était virtuellement conclue, les incendiaires allemands
continuaient de ravager Saint-Cloud. Ils ne devaient s'arrêter qu'après avoir
fait de cette ville un monceau de cendres et de ruines fumantes. M. Jules
Favre et ses compagnons contemplaient ce lugubre spectacle, lorsqu'une
barque, se détachant de la rive opposée, s'approcha du bord où ils
attendaient. Une voiture les emporta de Sèvres à Versailles, où ils
arrivèrent à huit heures. Le négociateur du gouvernement de la Défense
nationale se rendit aussitôt à l'hôtel qu'habitait M. de Bismarck. Le
chancelier prussien attendait M. Jules Favre. Celui-ci ouvrit l'entretien en
retraçant le tableau de la situation de Paris : il montra la grande cité,
après quatre mois de siège, plus exaltée que jamais et bien décidée à
résister jusqu'à la dernière extrémité. Le général Trochu s'est vu contraint
d'abandonner le commandement, et le gouvernement tout entier a été menacé
d'être emporté dans une insurrection, parce que le peuple parisien le soupçonnait
de partager le découragement du général. Toutefois le gouvernement parisien
est résolu à épargner à la population les malheurs qui résulteraient d'une
lutte indéfinie ; c'est pourquoi il désire savoir quelles seraient les
conditions du quartier général allemand, dans le cas où Paris mettrait bas
les armes ; la connaissance de ces conditions, si elles étaient acceptables,
pourrait amener une solution moins sanglante. M. de
Bismarck fit tout d'abord à son interlocuteur une réponse à laquelle celui-ci
ne s'attendait pas : « Vous arrivez trop tard, lui dit-il, nous avons traité
avec votre empereur. » Et comme il voyait à ces mots l'étonnement se peindre
sur le visage de M. Jules Favre, il continua d'un air satisfait : « Vous ne
pouvez ni ne voulez-vous engager pour la France : or nous voulons terminer la
guerre, et nous choisissons le moyen le plus efficace. » Entrant ensuite dans
la voie des récriminations, l'homme d'État prussien, avec une désinvolture
singulière, s'avise de donner des leçons de patriotisme au gouvernement de la
Défense nationale. Il le blâme d'avoir cru qu'il était possible de refaire
des armées après la capitulation de Sedan : il s'étend dans les
considérations à perte de vue sur la valeur respective des jeunes soldats
français et des soldats aguerris de l'Allemagne, et il prouve — preuve
toujours facile au vainqueur — que les armées françaises devaient être
battues. M. Jules Favre laissait parler le diplomate prussien, qui n'aurait
pas montré une si belle assurance au lendemain de la bataille de Coulmiers.
M. de Bismarck ne tarda pas à revenir à la véritable question : « Nous
sommes, dit-il, en face de trois combinaisons : l'empereur, le prince
impérial avec un régent, ou le prince Napoléon, qui se présente aussi. Nous
avons également la pensée de ramener le Corps législatif. — Puisque nous
parlons de la possibilité de constituer un gouvernement, interrompit M. Jules
Favre, je ne saurais comprendre pourquoi vous n'appliqueriez pas les
principes qui nous régissent, en laissant à la France le soin de prononcer
sur elle-même par une assemblée librement élue. C'est là précisément la
solution que j'ai toujours poursuivie, que je regrette amèrement de n'avoir
pu faire prévaloir. Je viens aujourd'hui encore vous demander les moyens de
l'appliquer. » Après
avoir fait quelques difficultés, au fond peu sincères et peu sérieuses, M. de
Bismarck ayant paru accepter l'idée de la convocation d'une assemblée,
l'entretien se trouva ramené à la situation de Paris et aux conditions qui
lui seraient faites par le roi de Prusse, au cas où il déposerait les armes.
M. de Bismarck pose comme première condition l'entrée de l'armée allemande
dans Paris. C'est, suivant lui, une récompense qui lui est due. Quand,
dit-il, rentré chez moi, je rencontrerai un pauvre diable marchant sur une
seule jambe, il dira : « La jambe que j'ai laissée sous les murs de
Paris me donnait le droit de compléter ma conquête ; c'est ce diplomate, qui
a tous ses membres, qui m'en a empêché. » Il ajouta : « Nous ne pouvons-nous
exposer à froisser à ce point le sentiment public. Nous entrerons dans Paris,
mais nous ne dépasserons pas les Champs-Élysées, et nous y attendrons les
événements ; nous laisserons armés les soixante bataillons de la garde
nationale qui ont été primitivement constitués et qui sont animés de
sentiments d'ordre. » M.
Jules Favre combattit vivement cette prétention ; il objecta que la présence
de soldats prussiens dans Paris pouvait amener de graves conflits ; que le
peuple parisien était trop surexcité par plus de quatre mois de siège pour se
contenir ; qu'au surplus, la Prusse ne trouverait pas un pouvoir civil qui
consentît à gouverner avec les canons et les corps ennemis aux
Champs-Elysées, et qu'enfin il faudrait, ou ne pas entrer dans Paris, ou,
dans le cas contraire, l'occuper en entier, le gouverner et l'administrer comme
une ville conquise. Dans le second cas, la Prusse devrait se charger du
désarmement de la cité, de sa police et des grands services publics ; dans le
premier, l'armée allemande se bornerait à occuper les forts ; un gouvernement
nommé par Paris se chargerait d'administrer la ville et de la ravitailler, et
la garde nationale conserverait ses armes. Quant à la ville, elle payerait
une contribution de guerre ; un armistice serait conclu et il serait procédé
à l'élection d'une assemblée qui se réunirait à Bordeaux, et trancherait la
question de paix ou de guerre, ainsi que celle de gouvernement. En dehors de
ces conditions, M. Jules Favre, ne voyait aucune entente possible, et Paris
continuerait à se battre, tant qu'il aurait un morceau de pain. A cet
endroit de l'entretien, M. de Bismarck témoigna le désir de causer avec le
roi. La suite de la conférence fut renvoyée au lendemain. A la reprise du
débat, le diplomate prussien revint encore une fois sur la possibilité pour
l'Allemagne de traiter avec Napoléon III, si les négociations avec le
gouvernement de la Défense nationale n'aboutissaient pas ; il manifesta de
nouveau la crainte de voir la délégation de Bordeaux repousser la convention
conclue avec le gouvernement de Paris. M. Jules Favre l'ayant rassuré à cet
égard, les deux négociateurs abordèrent ensemble les points en discussion. Le
principe de l'armistice et la convocation d'une assemblée étaient admis. La
garnison de Paris serait considérée comme prisonnière de guerre, mais elle ne
serait pas conduite en Allemagne. On formerait deux camps retranchés, l'un
dans la plaine de Gennevilliers, l'autre à Saint - Maur ; les officiers,
séparés de leurs troupes et désarmés, devaient être internés à Saint-Denis.
Ces dernières conditions ne parurent pas acceptables à M. Jules Favre ; les
généraux Trochu et Vinoy, auxquels il en référa, partagèrent son avis et le
chargèrent de réclamer la conservation de trois divisions de troupes
régulières dont la mission serait de maintenir l'ordre, de concert avec la
garde nationale. La discussion sur ce point fut longue et pénible. M. de
Moltke, spécialement chargé de résoudre la question militaire, consentit
enfin à accorder la conservation d'une seule division qui, jointe aux forces de
la gendarmerie et de la police, formerait un effectif de dix-huit mille
hommes pour maintenir l'ordre dans la ville. Quant à l'entrée des troupes
allemandes dans Paris, énergiquement repoussée par M. Jules Favre, elle était
impérieusement demandée par l'état-major prussien. C'était une satisfaction,
une récompense promise aux soldats qui, depuis bientôt cinq mois, faisaient
le siège de la grande cité. « Que dirait l'Allemagne ; s'écriait M. de
Bismarck, si nous renoncions à prendre possession de notre conquête ? Respectueuse
envers son souverain, elle accablerait ses ministres, elle nous accuserait de
faiblesse et de sentimentalisme. Elle n'aurait pas assez d'anathèmes à nous
lancer, si nous enlevions à son armée l'honneur de franchir votre enceinte.
Supposez vos soldats arrivés aux portes de Berlin, aucune puissance ne les
aurait empêchés d'y faire une entrée triomphale. Croyez que nous n'avons pas
perdu le souvenir du passé. » Le négociateur français s'obstina fièrement
dans son refus, préférant, dit-il, briser les négociations commencées. Tout
ce qu'il put obtenir, c'est que l'armée allemande n'entrerait pas dans Paris
pendant l'armistice. Quant à
la garde nationale, M. de Bismarck avait imaginé une combinaison qui
consistait à conserver les soixante bataillons formés par l'empire et à
désarmer les autres. M. Jules Favre refusa de se soumettre à ces conditions
doublement inacceptables- : d'abord parce que les anciens cadres avaient été
brisés par la formation des régiments de guerre, et ensuite, parce que, pour
procéder au désarmement de tous les autres bataillons, le gouvernement ne
disposait pas de forces suffisantes. Dans l'état des esprits, si une
condition était de nature à provoquer un conflit immédiat, c'était d'infliger
à la garde nationale l'humiliation du désarmement. Ceux qui ont reproché à M.
Jules Favre d'avoir laissé la garde nationale armée et d'avoir ainsi rendu
possible l'insurrection du 18 mars, ceux-là connaissent mal la situation de
Paris à la fin du mois de janvier, ou bien ils doivent oser dire hautement,
qu'il fallait faire désarmer la garde nationale par les Prussiens. Enfin,
relativement à l'indemnité de guerre que Paris devait payer, le chiffre
convenu fut de deux cents millions. M. de
Bismarck avait commencé par trouver que deux cents millions « ce n'était pas
assez » : il en voulait cinq cents, sous le prétexte que « cela lui ferait un
compte plus rond. » Il transigea à deux cents. Les négociations furent
terminées le 26 janvier ; il ne restait plus qu'à régler des détails militaires,
des mesures de police et à rédiger la convention définitive. Au moment où M.
Jules Favre montait en voilure pour rentrer dans Paris, M. de Bismarck dit au
négociateur français qu'au point où en étaient les choses une rupture était
devenue presque impossible ; on pourrait donc cesser le feu d'un commun
accord. Une pareille proposition devait être favorablement accueillie par M.
Jules Favre. Il fut convenu qu'à minuit le dernier coup de canon serait tiré
et qu'il le serait par le canon français. Cette convention ne fut pas
rigoureusement exécutée quant à la dernière clause[6]. A minuit, un silence solennel
succéda tout à coup au fracas de l'artillerie, et l'on ne vit plus à
l'horizon d'autres lueurs que celle de l'incendie de Saint-Cloud, qui durait
toujours. Tous les cœurs se remplirent de sombres pressentiments. Le dernier
espoir s'était évanoui dans le bruit du dernier coup de canon. Le
gouvernement avait convoqué les représentants de la presse au ministère de l'intérieur
; il leur dévoila toute la vérité, il mit sous leurs yeux les preuves de la
détresse publique, il les adjura d'inviter le peuple au calme. Cet appel fut
entendu ; à quoi auraient servi les récriminations ? Le patriotisme
commandait de se soumettre à l'inévitable épreuve avec dignité. La ville qui
avait lutté plus de quatre mois avec honneur, se devait à elle-même de tomber
noblement, quand tout espoir de conjurer sa chute était irrévocablement
perdu. Même chez les hommes les plus exaltés, chez ceux dont il y avait lieu
de craindre une dernière révolte, ce sentiment de respect pour le deuil de
Paris s'imposa de lui-même ; ce n'était plus en face du gouvernement qu'on se
trouvait, mais en présence de l'étranger et de l'étranger vainqueur. La
résignation fière et silencieuse était de rigueur. Les plus violents
l'avaient ainsi compris. Le gouvernement, ayant été averti que Flourens se
remuait pour provoquer une nouvelle émeute, envoya M. Dorian à Belleville,
avec mission de représenter au fougueux révolté les dangers auxquels une
échauffourée exposerait les habitants de Paris. De ces dangers, le plus grand
était la famine. Qu'une manifestation éclate, que le ravitaillement de Paris
soit de ce fait retardé de quelques jours seulement, et le pain manquera à la
population. Flourens, Millière, tous les chefs du mouvement projeté
écoutèrent M. Dorian avec respect, promirent de rester calmes et tinrent
loyalement leur promesse. Il
fallait maintenant avertir la population qui, soupçonnant la vérité, était
livrée à de mortelles angoisses, et dans beaucoup de quartier, à une sombre irritation.
Une note parut à cet effet dans le Journal officiel. Il y était dit que le
gouvernement, tant qu'il avait pu compter sur l'arrivée d'une armée de
secours, n'avait rien négligé pour prolonger la défense ; que les armées de
province sont encore debout, il est vrai, mais qu'elles ont été rejetées,
l'une, celle de Faidherbe, sous les murs de Lille, l'autre, celle de Chanzy,
sur les bords de la Mayenne, tandis que la troisième, avec Bourbaki, opère au
loin sur les frontières de l'Est. D'aucune de ces armées un secours n'est à
espérer pour la délivrance de Paris. Dans
cette situation, que peut et que doit faire le gouvernement ? Négocier avec
l'ennemi ; les négociations sont entamées. Il est trop tôt encore pour que le
gouvernement les fasse connaître dans tous leurs détails. Mais il est acquis
dès maintenant que le principe de la souveraineté nationale sera sauvegardé
par la réunion d'une assemblée ; que l'armistice demandé et obtenu a pour but
la convocation de cette assemblée ; que pendant cet armistice, l'armée
allemande occupera les forts, mais n'entrera pas dans Paris ; que, enfin, la
garde nationale, laissée intacte, gardera la ville avec une division de
l'armée, et qu'aucun des soldats de l'armée de Paris ne sera emmené
prisonnier hors du territoire. Quelques
heures après, on lisait affichée sur les murs la proclamation suivante : Citoyens, La
convention qui met fin à la résistance de Paris n'est pas encore signée, mais
ce n'est qu'un retard de quelques heures. Les
bases en demeurent fixées telles que nous les avons annoncées hier : L'ennemi
n'entrera pas dans l'enceinte de Paris ; La
garde nationale conservera son organisation et ses armes ; Une
division de douze mille hommes demeure intacte ; quant aux autres troupes, elles
resteront dans Paris, au milieu de nous, au lieu d'être, comme on l'avait
d'abord proposé, cantonnées dans la banlieue. Les officiers garderont leur
épée. Nous
publierons les articles de la convention aussitôt que les signatures auront
été échangées, et nous ferons en même temps connaître l'état exact de nos
subsistances. Paris
veut être sûr que la résistance a duré jusqu'aux dernières limites du
possible. Les chiffre que nous donnerons en seront la preuve irréfragable, et
nous mettrons qui que ce soit au défi de les contester. Nous
montrerons qu'il nous reste tout juste assez de pain pour attendre le
ravitaillement, et que nous ne pouvions prolonger la lutte sans condamner à
une mort certaine deux millions d'hommes, de femmes et d'enfants. Le
siège de Paris a duré quatre mois et douze jours ; le bombardement un mois
entier. Depuis le 15 janvier, la ration de pain est réduite à 300 grammes ;
la ration de viande de cheval, depuis le 15 décembre, n'est que de 30
grammes. La mortalité a plus que triplé. Au milieu de tant de désastres, il
n'y a pas eu un seul jour de découragement. L'ennemi
est le premier à rendre hommage à l'énergie morale et au courage dont la
population parisienne tout entière vient de donner l'exemple. Paris a
beaucoup souffert ; mais la République profitera de ses longues souffrances,
si noblement supportées. Nous sortons de la lutte qui finit retrempés pour la
lutte à venir. Nous en sortons avec tout notre honneur, avec toutes nos
espérances, malgré les douleurs de l'heure présente ; plus que jamais nous
avons foi dans les destinées de la patrie. Paris,
le 28 janvier 1871. Les membres du gouvernement. Tous
les voiles étaient déchirés, la montagne d'illusions s'écroulait : Paris
allait donc ouvrir ses portes ! Paris, malgré sa constance, malgré
l'abnégation qu'il avait mise à manger du pain noir, Paris était vaincu et à
la merci de l'armée allemande. Le désespoir de la population ne connut plus
de bornes. Si un grand nombre de citoyens envisageait le dénouement de la
lutte avec une tristesse calme, la douleur chez les autres empruntait les termes
les plus violents. Nous avons dû constater maintes fois que,
très-sérieusement, beaucoup d'individus s'étaient accoutumés à la pensée que
les vivres de Paris étaient loin d'être épuisés ; celte opinion se fit jour
dans les discours tenus sur divers points de Paris : des orateurs
prétendirent que les provisions restant au ministère du commerce et à
l'assistance publique permettaient de tenir encore un mois. Cette erreur se
répandit aussitôt dans la ville ; en sorte que l'on put accuser le
gouvernement de traiter avec l'ennemi avant d'y être contraint par la
nécessité. Des rassemblements s'étaient formés sur les boulevards ; les
femmes pleuraient, maudissaient le général Trochu et accablaient
d'imprécations M. Jules Favre, le négociateur de l'armistice. Des bataillons
de garde nationale, tambour en tête, défilaient dans les rues, allant vers
l'Hôtel-de-Ville protester contre la capitulation. Parfois un officier,
montant sur une borne, exhortait la foule à résister au gouvernement. On se
joindrait aux braves marins sous le commandement de l'amiral Saisset ; on ne
se rendrait pas ; en ferait plutôt sauter les forts de Paris. Dans la nuit qui
suivit cette fiévreuse journée, on entend tout à coup sonner le tocsin à
l'église Saint-Laurent ; des gardes nationaux courent aux armes, les colonels
Brunel et Piazza avaient été désignés pour se mettre à la tête de la
manifestation. Mais c'est en vain que la cloche de l'église Saint-Laurent
sonne dans les ténèbres et que les hommes les plus exaltés vont de porte en
porte, à travers les rues noires, appelant leurs camarades aux armes. Ils
sont et restent une poignée ; la folie de leur tentative frappe les esprits
les moins prévenus ; les chefs reconnus comme Flourens et Millière désavouent
le mouvement. Il n'est plus temps. Les agitateurs vont et viennent
inutilement à travers la grande ville, qui, pour la première fois depuis plus
d'un mois, n'entend plus le fracas des obus. Brunel et Piazza furent arrêtés
le lendemain[7]. Des députations d'officiers de
garde nationale se présentaient à l'Hôtel de Ville et au ministère des
affaires étrangère, dont les troupes gardaient les abords. On leur répondait
: « Nous
n'avons plus de pain. » C'était la seule réponse du gouvernement : quelle
autre réponse eût-il fait dans l'extrémité où il se trouvait réduit ? Le
texte de la convention signée à Versailles fut accompagné dans le Journal
officiel d'une note sur l'état des subsistances, qui se terminait par ces
mots : « On dira peut-être : Pourquoi avoir tant tardé de parler ? » À cette
question, il y a à répondre que le devoir était de prolonger la résistance
jusqu'aux dernières limites et que la révélation de semblables détails eût
été la fin de toute résistance, La
délégation de Bordeaux avait été informée des négociations engagées à
Versailles par une dépêche de M. Jules Favre, ainsi conçue : Versailles, 28 janvier, 11 h. 13 m. soir. M. Jules Favre, ministre des
affaires étrangères, à la délégation de Bordeaux. Nous
signons aujourd'hui un traité avec M. le comte de Bismarck. Un
armistice de vingt et un jours est convenu. Une
Assemblée est convoquée à Bordeaux pour le 15 février. Faites
connaître celte nouvelle à toute la France, faites exécuter l'armistice, et
convoquez les électeurs pour le 8 lévrier. Un
membre du gouvernement va partir pour Bordeaux. JULES FAVRE. Nous
aurons à revenir bientôt sur cette dépêche : c'est de la convention signée
par M. Jules Favre que nous devons nous occuper tout d'abord. L'article 1er
détermine que la durée de l'armistice sera de vingt et un jours et trace la
ligne de démarcation qui devra séparer les armées belligérantes, en stipulant
une réserve expresse pour les trois départements du Doubs, du Jura et de la
Côte-d'Or. Les opérations militaires continueront dans ces départements,
indépendamment de l'armistice. Comment le négociateur français avait-il pu
consentir à exclure l'armée de l'Est du bénéfice de l'armistice ? Par quel
inconcevable oubli avait-il négligé d'en prévenir la délégation de Bordeaux ?
Ce sont des questions que nous aurons bientôt à examiner. Le général
en chef avait prescrit aux commandants des forts de ramener leurs troupes
dans Paris, après avoir coupé les fils des torpilles et pris toutes les
mesures nécessaires pour écarter tout danger d'explosion. M. de Bismarck
craignait tellement une surprise qu'il avait dit à M. Jules Favre que les troupes
allemandes ne pénétreraient dans les forts qu'en obligeant les maires, les
rédacteurs de journaux, les membres du gouvernement à les y précéder. Il
s'était pourtant relâché sur ce point, sentant lui-même le ridicule de ses
exigences. On sait que la défense des forts avait été confiée dès le début du
siège aux marins, rudes soldats élevés à l'école du devoir et qui ne
cessèrent de donner l'exemple de la bravoure et du patriotisme, soit qu'il
fallût, comme au Bourget, aborder les travaux de l'ennemi la hache à la main,
soit qu'il fallût déployer le plus rare sang-froid sous la pluie de fer du
bombardement. La population parisienne ne s'y était pas trompée ; elle
s'était prise d'une véritable admiration pour ses intrépides défenseurs ; à
ses yeux, les marins personnifiaient l'honneur du siège. Quand ces braves
furent contraints par l'armistice d'abandonner ces remparts mutilés où ils avaient
vu tomber leurs amis, quand ils apprirent que ces pièces qu'ils avaient
fidèlement servies allaient être livrées à l'ennemi, la révolte du patriotisme
gronda dans leurs cœurs. Au fort de Montrouge, un capitaine de frégate, M.
Larret de Lamalignie se brûla la cervelle. Un vieux matelot breton se tua
auprès du canon dont il ne voulait pas se séparer. Son nom doit être
recueilli avec respect : il s'appelait François Deldroux. Le mouvement
d'évacuation commença le 29 à neuf heures du matin. Le vice-amiral La
Roncière Le Noury, commandant en chef, avait obtenu pour ces braves qu'ils ne
remettraient pas directement les forts aux troupes allemandes[8]. Cet office douloureux fut
rempli par l'officier de l'armée faisant fonction de commandant de place. Le
matériel de guerre accumulé dans les forts fut remis aux Allemands, en vertu
de l'article 3 de la convention. Il se composait, au témoignage du Moniteur
officiel de Versailles, de treize cent cinquante-sept canons en parfait état
et de six cent deux pièces de campagne appartenant à l'armée de Paris. Les
canons qui garnissaient les remparts de la ville furent descendus dans les fossés
de l'enceinte. Lorsque
les marins rentrèrent à Paris, silencieux et tristes, la foule se découvrit
avec respect sur leur passage. A voir la douleur peinte sur ces mâles
visages, les cœurs les plus endurcis se sentaient remués. Dans des moments
pareils, la patrie n'est pas un vain mot. Les marins furent casernes à
l'École militaire. Ce même jour, la flottille rentrait à Paris et mouillait à
l'île des Cygnes. Les
troupes désarmées revenaient dans l'intérieur de la cité : fantassins,
mobiles, pêle-mêle, couverts de vêtements usés, sordides et de peaux de
mouton, erraient au hasard, sombres, fatigués, mécontents, aspirant au jour
du retour dans leurs foyers. La ville avait un aspect désordonné qui serrait
le cœur ; toutes les poitrines étaient oppressées. Aux espérances tenaces
avait succédé rabattement lugubre. Le rayon qui transfigure la souffrance et
la misère s'était évanoui. Le pain noir et gluant, n'étant plus maintenant
que le pain de la capitulation, paraissait odieux. Le grand vainqueur de
Paris, la famine, avait achevé son œuvre. A quand le ravitaillement ? L'article
8 de la convention donnait toutes facilités au gouvernement français pour
faire arriver des vivres dans Paris. Les directeurs des chemins de fer furent
immédiatement convoqués ; les voies étaient coupées, les ponts détruits,
beaucoup de viaducs abattus. Il fallait donc rétablir les moyens de
communication et amener de fort loin les approvisionnements ; car les
provinces voisines avaient été épuisées par les contributions de toute nature
frappées par l'ennemi. Il y avait d'autres difficultés provenant de la
défiance de l'armée allemande et entraînant mille retards sous les motifs les
plus frivoles tirés de la consigne militaire. Le temps pressait cependant ;
quatre jours encore, et le pain manquerait à Paris. Les ingénieurs en chef se
hâtèrent de conduire leurs ouvriers sur le terrain ; on travailla nuit et
jour. Pendant qu'on réparait les ponts et qu'on reliait entre elles les voies
interceptées, d'immenses achats étaient faits par télégrammes dans les
principales villes d'Europe. M. Magnin, ministre du commerce, se rendait à
Dieppe pour presser les arrivages ; des émissaires étaient envoyés de toutes
parts avec mission de faire affluer les approvisionnements. Les membres du
gouvernement, en proie aux plus vives angoisses, craignaient que les premiers
convois n'arrivassent trop tard. Ils eurent la joie d'être trompés dans leurs
calculs. Dans la journée du 4 février, un convoi chargé de denrées de toute
nature entrant dans la gare du Nord. C'était un présent de la généreuse
population de Londres au peuple de Paris. Des larmes de reconnaissance
accueillirent ce cadeau. Les denrées furent distribuées entre les divers
arrondissements de la ville. Le même jour, un autre convoi arrivé de Lille
apportait six mille quintaux de farines et un wagon de charbon. Dès ce
moment, la famine n'était plus à craindre. Le rationnement cessa peu à peu. Du
reste, le nombre des consommateurs diminuait de jour en jour dans des
proportions considérables. Aussitôt que les portes de Paris furent ouvertes,
des milliers de personnes se précipitèrent au dehors ; on allait revoir ses
parents, ses amis, retrouver ceux dont on avait été séparé pendant près de
cinq mois ; on avait besoin de respirer un autre air, d'aller au loin
chercher du repos, d'oublier les douleurs du siège, de fuir la présence de
l'ennemi, de s'arracher du sein de la cité héroïque et malheureuse où
grondaient sourdement les orages du désespoir. Le phénomène inverse se
produisait pour tous ceux qui avaient passé cette sombre période hors des
murs de Paris. Ceux-là voulaient contempler la vaste cité dans l'appareil de
la guerre, voir ses blessures, ses maisons incendiées par le bombardement,
ses forts broyés par l'artillerie, surprendre en quelque sorte Paris sous les
armes. On ne s'était jamais imaginé que' la ville frivole pût offrir ce
lamentable et grandiose spectacle. Rassuré
contre la famine et contre un soulèvement populaire, le gouvernement vit se
dresser devant lui des difficultés d'un autre genre. Contrairement aux
décisions prises à l'Hôtel de Ville, au moment de nouer des négociations avec
l'ennemi, M. Jules Favre avait traité non-seulement pour Paris, mais pour la
France entière. La délégation de Bordeaux n'avait pas été consultée ; c'était
une grave faute, qu'on peut sans doute attribuer à la nécessité où avait été
M. Jules Favre de traiter avec toute la célérité possible, de peur d'exposer
Paris aux horreurs de la faim ; mais cette faute devait entraîner des
conséquences telles, que le négociateur français aurait certainement reculé,
s'il avait pu les apercevoir à travers le trouble dont il était agité. C'est
ainsi que M. Jules Favre avait accepté la ligne de démarcation assignée par
l'état-major prussien aux troupes françaises et aux troupes allemandes. Or,
il n'avait aucune donnée sur les positions occupées par nos armées au moment
où il traitait ; il avait donc accepté sans discussion et sans enquête les
renseignements de M. de Bismarck. On a quelque peine à s'expliquer que M.
Jules Favre n'ait pas eu l'idée d'en référer au gouvernement de Bordeaux. Il
en résulta que les Prussiens occupèrent, grâce à l'armistice, des régions où
ils ne s'étaient pas avancés pendant la guerre. Les généraux français furent
surpris, consternés ; nous entendrons tout à l'heure leurs protestations et
leurs plaintes. Ce ne
fut pas encore la plus grave faute de M. Jules Favre. L'article 1er de la
convention excluait des bénéfices de l'armistice les armées belligérantes
opérant dans les départements de la Côte-d'Or, du Doubs et du Jura,
c'est-à-dire l'armée des Vosges et l'armée de l'Est qui, en ce moment même,
en marche vers la frontière suisse et harcelée par l'ennemi, se voyait
exposée aux plus grands périls. M. Jules Favre ne comprit pas que l'exception
demandée par M. de Bismarck pour l'armée de l'Est cachait un piège
abominable. La pensée ne lui vint pas d'interroger la délégation de Bordeaux,
de lui demander pourquoi les autorités allemandes stipulaient une réserve
pour l'armée de Bourbaki, de savoir enfin si les Prussiens avaient un intérêt
à continuer les hostilités dans celte région. Il poussa plus loin l'oubli de
son devoir. En annonçant à la délégation de Bordeaux la signature de
l'armistice, il ne fit aucune mention de la position exceptionnelle créée à
la malheureuse armée de Bourbaki[9]. Sa
dépêche, expédiée de Versailles, 28 janvier, 11 heures 15 du soir, dépêche
que nous mettrons encore une fois sous les yeux du lecteur, était ainsi
conçue : Nous
signons aujourd'hui un traité avec M. de Bismarck. Un
armistice de vingt et un jours est convenu. Une
assemblée convoquée à Bordeaux pour le 15 février. Faites
connaître cette nouvelle à toute la France ; faites exécuter l'armistice et
convoquez les électeurs pour le 8 février. Un membre
du gouvernement va partir pour Bordeaux[10]. Le
membre du gouvernement envoyé de Paris, M. Jules Simon, devait partir
immédiatement. Il ne quitta Paris que le surlendemain. La délégation de
Bordeaux resta quarante-huit heures sans soupçonner la vérité. Le réveil
devait être d'autant plus cruel, la révolte d'autant plus éclatante que le
gouvernement de province espérait encore dans le génie de la France et de la
révolution, sous les coups répétés de l'adversité. Voici, en effet, la
dépêche que M. Gambetta avait adressée à M. Jules Favre à la nouvelle que
Paris allait succomber : .
. . . . Nous ignorons encore quelle est la vérité officielle, et, jusqu'à ce
que nous ayons reçu de vous l'assurance que vous êtes décidés à une si
lamentable fin, nous tenons les bruits anglais pour mal fondés, et nous y
voyons une nouvelle manœuvre de M. de Bismarck. Toutefois la situation
intérieure de Paris apparaît comme fortement troublée ; l'expulsion du
général Trochu de toutes ses fonctions et commandements militaires et sa conservation,
dès lors inexplicable, à la tête du gouvernement, le choix ridicule d'un sénateur
de soixante-quinze ans pour présider aux suprêmes efforts de l'héroïque
capitale, la suppression du droit de réunion et des journaux
révolutionnaires, ainsi que les tentatives faites sur Mazas et
l'Hôtel-de-Ville, tout accuse clairement que dans la population, comme dans
le gouvernement, il n'y a plus ni accord, ni fermeté, ni clairvoyance. Je
ne puis croire cependant que ces négociations pour la reddition de notre capitale
aient pu être entamées sans qu'on ait fait ce gigantesque et puissant effort
qu'on promet et qu'on annonce depuis quatre mois, et qui n'a pu être retardé,
incessamment ajourné, que par incapacité ou esprit de méfiance, mais qu'il
faut faire, pour pouvoir arborer avec honneur, s'il échoue, le drapeau
parlementaire. L'initiateur de la révolution et le premier moteur de la
défense de la France ne peut être supprimé qu'en appelant la province au
devoir, comme à l'honneur de le venger, et cet appel ne peut être adressé au
pays et écouté par lui qu'à la condition que Paris, comme c'est sa tradition
et son rôle, se sera réellement sacrifié pour la patrie et pour la
République. Mais si, au contraire, cette province, qui depuis trois mois
prodigue son sang et son or, supporte l'invasion et l'incendie de ses villes,
apprenait, — ce qui paraît être la triste et cruelle vérité, — que Paris a
été systématiquement amolli, énervé, découragé par ceux qui le gouvernent, et
dont le mandat n'était sacré que parce qu'il avait pour but d'organiser et
d'employer les forces militaires et révolutionnaires de Paris, c'est
l'indignation chez les uns, la défaillance chez les autres, qui feraient
place à l'enthousiasme qu'excitait parmi eux le gouvernement du 4 septembre.
Que dira cette province, si surtout elle apprend que ce chef militaire
introduit dans le gouvernement civil, et doté de la prépotence, n'était qu'un
discoureur infatigable et un militaire irrésolu, que ses collègues le
connaissent sous cette double face, et qu'ils ont préféré, pour ne pas
blesser cette présomption personnelle, laisser capituler Paris et
compromettre la France ; qu'ils ont poussé l'inertie, la culpabilité, par
leur solidarité avec ce chef, jusqu'à ce point de rester sourds aux
réclamations unanimes de l'opinion parisienne... et c'est ainsi que vous vous
êtes laissé conduire jusqu'aux derniers jours, subissant, vous républicains,
un pouvoir personnel, méconnaissant la première règle de la tradition
révolutionnaire qui est de subordonner les chefs militaires, quels qu'ils
soient, à la magistrature politique et civile. A ces fautes, vous allez en
ajouter une autre, et, après vous être laisse traîner en longueur par le
général Trochu, vous allez, si les renseignements anglais sont véridiques, vous
laisser mener jusqu'à vos derniers grains de blé par les lenteurs habiles et
calculées de notre ennemi le plus redoutable, M. de Bismarck. Mais non, ces renseignements
sont faux ; je n'y crois pas, je n'y veux pas croire : vous changerez les
généraux qui manquent de cœur, et ce ne sera qu'après une grande bataille
perdue que vous vous résignerez sous la force. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . Quant
à la guerre et a la situation militaire où nous sommes, placés depuis nos
derniers revers, je n'ai que peu de choses à vous dire : dans le Nord,
Faidherbe, dont la contenance et le patriotisme, ainsi que les talents militaires,
sont au-dessus de tout éloge, répare ses pertes et refait ses troupes, en
couvrant d'ailleurs les places du Nord ; il ne pourra guère rien tenter avant
le 1er février. J'ai fait passer au général Chanzy, dont la situation est un
peu dégagée, les nobles paroles que vous me chargez, de lui transmettre ; elles
seront la plus belle récompense due au plus intrépide et au plus confiant de
nos chefs militaires ; il a reçu des renforts et pourra, je pense, sortir
bientôt de ses positions de retraite. Les lignes de la Loire et du Cher sont
actuellement le théâtre d'une opération militaire confiée au 20e corps et qui
pourra permettre à Chanzy une offensive plus prompte. Nous réoccupons ; avec
les forces tirées de Nevers, une partie d'Auxerre et. Laval. Garibaldi a
remporté une véritable victoire en avant de Dijon, dans une bataille qui a
duré trois jours et qui a mis plus de 10.000 Prussiens hors de combat. Un
drapeau ennemi, pour la première fois, est resté entre nos mains. Malheureusement
l'armée de l'Est est dans une situation critique. A la suite de cette marche
glorieuse, marquée par cinq journées et cinq succès : Villersexel, Arcey,
Montbéliard et Lizaine, Bourbaki est venu le deuxième jour devant Héricourt.
Accablé par le nombre ; il s'est vu forcé de reculer. Il aurait promptement
perdu l'esprit, sa tête s'est égarée, et se voyant poursuivi et presque
cerné, il s'est tué d'un coup de pistolet. Un jour avant ce douloureux
événement, il avait demandé à être remplacé, et désigné pour son successeur
le général Clinchant. C'est lui qui vient de prendre le commandement de
l'armée et qui cherche à la sauver des étreintes de l'ennemi et de la
mauvaise situation où elle se trouve. Certes, le tableau est sombre, et la
fortune nous est bien contraire ; cependant il ne faut pas se laisser aller
au découragement', car plus que jamais, j'ai la conviction que la
prolongation de la lutte, en nous ramenant la fortune, épuisera nos envahisseurs,
et, s'ils savaient bien qu'il faudra arroser de sang allemand chaque motte de
terre française pour la conquérir et la garder, ils sentiraient
l'impossibilité de s'acharner à la lutte, à l'extermination de la France. Donnons-leur,
à force de constance dans les revers et d'activité dans l'organisation de nos
forces, la conviction que nous resterons inflexibles dans la politique de la
guerre à outrance, et nous aurons gagné sur eux une grande victoire. Le
printemps viendra, et ils n'auront pas réalisé le fruit de leur conquête ;
et, au milieu de l'Europe inquiète et jalouse, ils n'auront pas obtenu de
sanction pour l'œuvre de la force. Nous les condamnerons à une occupation
aussi ruineuse pour eux que pour nous, et nous n'aurons pas compromis
l'intégrité de la France, et à la première occasion de trouble ou de conflit
européen, nous serons l'allié nécessaire de tous ceux qui auront à se venger
des prétentions germaniques….. Au
moment de finir, nous recevons à l'instant une dépêche de Londres qui annonce
votre retour de Versailles à Paris, avec les conditions de la capitulation.
La précision de la dépêche ne laisse guère de doute dans mon esprit, et je
reste muet devant une telle catastrophe. Le ballon que vous avez lancé ce
matin, 27 janvier, est passé au-dessus de Niort, de Rochefort, vers le milieu
du jour ; il est probablement allé à l'Océan, et nous sommes sans nouvelles
officielles de vous. Tout, jusqu'à la nature, conspire contre la France.
L'expiation est rude, le châtiment démesuré ; seul, le souffle de la
révolution française peut encore nous sauver, C'est lui que j'appelle et que
j'invoque. C'est par lui seul que je compte vivifier ce qui reste encore dans
le pays de vitalité et d'énergie. Vive
la France ! Vive la République ! Léon GAMBETTA. La
délégation de Bordeaux s'empresse de donner avis de l'armistice à tous les
chefs de corps ; elle leur écrit que la suspension d'armes convenue doit
durer vingt et un jours ; qu'ils aient, en conséquence, à suspendre
immédiatement les hostilités et à se concerter avec les chefs des forces
ennemies qui se trouvent on leur présence. « Conformez-vous, ajoutait la
dépêche, aux règles suivies en pareil cas. Les lignes des avant-postes
respectifs des forces en présence sont déterminées sur-le-champ et avec
précision par l'indication des localités, accidents de terrain et autres
points de repère. Aucun mouvement des armées en avant des lignes ainsi déterminées
ne peut être effectué pendant toute la durée de l'armistice. Il en est de
même du ravitaillement et de tout ce qui est nécessaire à la conservation de
l'armée[11]. » Quels
étaient les ordres donnés le même jour et pour ainsi dire au même instant par
les généraux prussiens ? Qu'on en juge par la proclamation du général de Manteuffel
: Soldats
de l'armée du Sud ! Paris
a capitulé ! Un armistice est conclu entre la garnison de la ville et les
première et deuxième armées. Seule, celle du Sud doit continuer ses
opérations jusqu'à ce qu'elle ait obtenu un succès définitif. En
avant ! Aussitôt
après avoir reçu la dépêche de la délégation qui lui annonce l'armistice,
Garibaldi transmet à son avant-garde l'ordre de suspendre sa marche. Ces
troupes venaient de s'emparer de la position de Mont-Rolland. Les Prussiens,
menacés sur leurs derrières, avaient évacue Dôle. Garibaldi marchait sur
Bourg et Lons-le-Saunier pour dégager l'armée de l'Est. A la nouvelle de
l'armistice, il s'arrête, non sans douleur[12], et envoie des officiers à la
recherche d'un commandant prussien. La nuit se passe dans les recherches ; on
ne rencontre que des officiers subalternes qui se déclarent sans qualité pour
traiter. Enfin, le lendemain, après des allées et venues inutiles, le général
Garibaldi reçoit une réponse : les autorités allemandes disent n'avoir reçu
aucun ordre pour cesser les hostilités ; elles vont en référer au général
Manteuffel, qui se trouve dans les environs de Besançon. Que se passait-il
cependant au moment où ces négociations traînaient en longueur ? Les
Prussiens réoccupaient Dôle et y amassaient des troupes. Garibaldi, inquiet,
s'adresse au ministre de la guerre. Depuis deux jours, croyant à l'armistice,
il est resté immobile, son avant-garde a Mont-Rolland, le gros de son armée
centre Dijon et Pesmes ; autour de lui, les troupes prussiennes continuent
leurs mouvements de concentration ; qu'est-ce que cela veut dire ? Le
ministre de la guerre était malheureusement dans l'impossibilité de répondre
à cette question. Il n'avait reçu de M. Jules Favre que la dépêche qu'on a
déjà citée ; il ne connaissait pas encore le texte de la convention, et
ignorait toujours qu'une réserve eût été stipulée pour l'armée de l'Est. Le
30 janvier, M. Gambetta écrit a M. Jules Favre : « J'ai reçu le télégramme
par vous adressé à la délégation de Bordeaux, le 28 janvier, à onze heures un
quart du soir, et parvenu à destination à trois heures du matin, le 29 ; nous
l'avons porté sans commentaires, en le certifiant conforme, à la connaissance
du pays tout entier. Depuis lors, nous n'avons rien reçu. Le pays est dans la
fièvre ; il ne peut pas se contenter de ces trois lignes. Le membre du
gouvernement dont vous annoncez l'arrivée, et dont vous n'avez pas dit le
nom, n'est pas encore signalé par voie télégraphique, ni autrement,
aujourd'hui 30 janvier à deux heures. Cependant il nous est impossible, en
dehors de l'exécution pure et simple de l'armistice par les troupes et dont
nous avons assuré le respect, de prendre les mesures administratives que comporte
la convocation des électeurs, en l'absence de toutes explications de votre
part et sans connaître le sort de Paris. » C'est
par une dépêche de M. de Bismarck que la délégation de Bordeaux connut enfin
la vérité. La communication tardive du chancelier prussien fut comme un coup
de foudre. M. de Bismarck avait gagné les deux jours dont les armées
allemandes avaient besoin, pour disperser l'armée des Vosges et l'armée de
l'Est. Pendant deux jours, maître des voies de communication et du
télégraphe, servant d'intermédiaire entre Paris et Bordeaux, il avait laissé
le gouvernement de province dans l'ignorance de ce qui s'était passé à Versailles.
Le bénéfice de ce silence calcule était obtenu. Maintenant M. de Bismarck
pouvait parler. Il trouva donc une âpre volupté à dévoiler à M. Gambetta
l'affreuse réalité. Il lui écrivit un résume de la convention conclue à
Versailles. La délégation de Bordeaux se refusait à croire au sacrifice de
nos deux cent mille hommes des armées de l'Est. Mais quelques heures plus tard,
le texte même de la convention arrivait à Bordeaux par les soins du général
Chanzy, qui en avait reçu communication du prince Frédéric-Charles. Il fallut
se rendre à l'évidence. Que
s'était-il passe pendant ces deux fatales journées dans les montagnes du Jura
? Quel sort l'armistice avait-il fait à l'armée de Bourbaki, maintenant
commandée par le général Clinchant ? Nous reprenons ici notre récit
interrompu. Lorsque,
dans la soirée du 27 janvier, le général Clinchant reçut le commandement de
l'armée de l'Est, celte armée, on s'en souvient, marchait sur Pontarlier,
enfonçant dans les neiges et harcelée par 140.000 Allemands, qui étaient
presque parvenus à la cerner. On avait promis au général Clinchant qu'il
trouverait à Pontarlier des vivres dont il avait grand besoin, et qu'après
les avoir épuisés, il lui serait facile de les renouveler par les chemins de
fer de la Suisse. Cette promesse était malheureusement illusoire. Les
approvisionnements n'étaient pas arrivés. Au lieu donc de se fortifier autour
de Pontarlier et d'y attendre l'ennemi de pied ferme, le commandant en chef
résolut de poursuivre sa route vers le sud et d'échapper par la rapidité de
sa marche à l'étreinte prussienne. Deux routes courant au fond des vallées du
Jura s'offraient à lui : l'une accessible aux voitures, par Mouthe et
Saint-Laurent, l'autre praticable seulement pour l'infanterie et la
cavalerie, par Mouthe et la Chapelle-aux-Bois ; l'une el l'autre conduisaient
à Gex. Si l'armée atteignait ce dernier point, elle était sauvée et continuait
sa retraite sur Lyon. Après
avoir acquis la certitude que ces routes étaient encore libres, Clinchant
donna l'ordre du départ. La tête des colonnes s'engagea dans les défilés. Sur
ces entrefaites, la nouvelle de l'armistice se répandait dans les rangs de
l'armée. L'arrière-garde de l'armée de l'Est se défendait en ce moment dans
le village de Chaffois, en avant de Pontarlier. Le commandant en chef,
informé officiellement par M. Gambetta de la signature d'un armistice,
ordonne à ses troupes de suspendre le feu et envoie un parlementaire
au-devant des lignes ennemies pour leur communiquer la nouvelle. L'ennemi
cesse le feu, de son côté ; mais tandis que des pourparlers sont engagés,
l'infanterie prussienne pénètre dans le village, entoure nos soldats trop
confiants, les désarme et les fait prisonniers. Celle odieuse perfidie, dont
le succès avait été favorisé par l'excès de bonne foi de nos soldai-, fut
commise par les Prussiens comme un acte autorisé par les lois de la guerre.
Ils en rougirent cependant, puisqu'ils rendirent, quelques jours après, les
prisonniers et les armes ; mais ils gardèrent le village, ce qui était pour
eux le point essentiel. Le général Clinchant s'était empressé d'envoyer un
parlementaire auprès du général Manteuffel, commandant en chef de l'armée
allemande. L'officier chargé de cette mission perdit beaucoup de temps en
attendant une réponse ; et cependant les troupes allemandes marchaient
toujours et accomplissaient leurs mouvements. La tâche leur était rendue
facile par l'immobilité des troupes françaises ; aussitôt qu'on avait reçu la
nouvelle de la conclusion d'un armistice, tout mouvement avait cessé. Le
général Clinchant, dévoré d'inquiétude, télégraphie au ministre de la guerre,
à Bordeaux. On lui répond que l'armistice est formel, et que les mouvements
des Prussiens en sont la violation ; et en même temps, de Bordeaux, on écrit
au gouvernement de Paris pour obtenir des explications sur ce qui se passe.
Col échange de communications et de dépêches dure quarante-huit heures.
Enfin, le 31 janvier, vers trois heures, le général Manteuffel apprend au
commandant en chef de l'armée de l'Est que l'armistice ne s'applique pas à
son armée. Une dépêche, arrivant de Bordeaux, dévoile l'affreuse vérité. On a
perdu deux jours ; les Prussiens ont profité de l'ignorance où étaient Clinchant
et le gouvernement pour s'emparer des défilés du Jura et couper la retraite à
notre malheureuse armée. Sous peine de laisser entre leurs mains nos 80.000
hommes, leurs bagages et leur matériel, il faut se jeter en Suisse[13]. Le désespoir au cœur, Clinchant
écrit au ministre de la guerre : Verrières-Françaises,
1er février. Tout
ce que vous écriviez à J. Favre, je l'ai tenté inutilement près de
Manteuffel. Il m'a refusé une suspension d'armes de trente-six heures pour
que le gouvernement puisse élucider la question. L'ennemi ayant continue les
hostilités malgré nos protestations, et menaçant de couper ma retraite même
vers la Suisse, ce qui entraînerait la perte de l'armée et de tout le
matériel, j'ai dû me rendre à la dure nécessité de franchir les frontières. Le
matériel a presque effectué son passage à l'heure qu'il est. Le général
Billot couvre la retraite avec trois divisions du 18e corps. Je vous enverrai
aujourd'hui le texte de la convention que j'ai conclue avec la Suisse. Signé : CLINCHANT. Le 1er
février, le général Clinchant signait avec le général suisse Herzog une
convention aux termes de laquelle l'armée française pouvait pénétrer sur le
territoire helvétique avec tout son matériel. Ainsi furent sauvés 85.000
hommes, 11.000 chevaux et 202 pièces de canon. Un grand nombre de voitures
tombèrent cependant aux mains de l'ennemi avant d'avoir pu atteindre le rayon
défendu par le fort de Joux. De terribles combats signalèrent les dernières
heures de cette sombre lutte. Le 18e corps, commandé par le général Billot,
et la division Cremer protégeaient la retraite, arrêtant les masses
prussiennes qui se ruaient par les défilés pour faire du butin et des
prisonniers. Au col de Cluse et à Oye, non loin du fort de Joux, ces braves
troupes firent cruellement expier leur audace aux Allemands. Dans ces vallées
tortueuses, aux brusques tournants, on se battait à vingt pas. C'est à Cluse
que tomba l'intrépide colonel Achilli, du 44e de marche. Chargé de défendre,
avec une poignée d'hommes, les derniers échelons du Jura, le colonel Achilli
ayant entendu des murmures s'approche des mécontents : « Qu'avez-vous donc ?
leur dit-il ; vous restez en France, les autres passent en Suisse, et vous
vous plaignez ? — C'est qu'ici nous allons nous faire tuer, répondent les soldats.
—Eh bien ! réplique le colonel : c'est ce que je vous disais ! vous resterez
en France ! » Quelques instants après avoir prononcé ces paroles sublimes, le
colonel Achilli tombait, atteint d'une balle au ventre et rendait le dernier
soupir. Ce brave, dont l'histoire doit pieusement conserver le nom, se battait
avec deux blessures ouvertes, dont l'une reçue à Juranville, l'autre à
Villersexel. C'est également au combat de la Cluse qu'une autre parole digne
d'être recueillie fut prononcée par le général Robert. Le feu venait de
cesser ; les Français étaient cernés par des forces supérieures. Un officier
allemand s'avance : « Général, dit-il, vous êtes enveloppés, et vous n'avez
plus rien à faire. — Il nous reste, répond le général Robert, à mourir honorablement
pour notre pays.» L'auteur de cette belle réponse ne mourut pas, mais il
repoussa l'ennemi. Un autre fait d'aimes, digne d'une mention spéciale, fut
accompli par le général Pallu de la Barrière. Le 2 février, à la tête d'une
poignée d'hommes, le général s'était jeté dans les montagnes, refusant
d'entrer en Suisse. Pendant le jour, sa colonne se battait la nuit, usant de
ruse, elle se dérobait à la surveillance des troupes ennemies. Les hommes,
enrhumés, étouffaient leur toux. Les marches forcées, les chemins
impraticables, la privation de sommeil, la neige, rien ne peut lasser le
courage de ces soldats intrépides dont l'odyssée ne dura pas moins de huit
jours. La petite troupe put enfin déboucher sur la vallée de la Valserine,
justement fière d'avoir conservé ses armes à travers ces héroïques aventures. En
pénétrant sur le territoire helvétique, les pieds meurtris et gelés, en proie
à d'inexprimables souffrances, nos infortunés soldats avaient reçu le plus
touchant accueil. La France se montrerait ingrate, si elle oubliait jamais le
souvenir de l'hospitalité que la petite république offrit à ses enfants
malheureux. Les dames suisses, les femmes ? du peuple, rivalisant de
dévouement, coururent au-devant des convois chargés de fiévreux et de
malades, leur ouvrirent leurs maisons, leur prodiguèrent les soins les plus
délicats. Ces mères songeaient aux mères françaises ; elles traitaient les
infortunés jetés dans leurs vallées comme elles auraient voulu que leurs
propres enfants fussent traités, si le sort les eût accablés des mêmes
rigueurs. Le gouvernement suisse avait demandé 15 millions pour venir au
secours de nos compatriotes ; la Suisse souscrivit 106 millions. L'Allemagne,
haineuse et jalouse, s'irritait de cette hospitalité touchante ; elle osa à
la fois railler la Suisse et insulter nos soldats[14]. Les lourdes plaisanteries, les
menaces des pédants d'outre-Rhin, laissèrent le peuple helvétique
indifférent, ou plutôt elles ne firent que resserrer les liens d'amitié qui
s'étaient promptement formés entre nos soldats et leurs généreux hôtes[15]. Telle
fut la triste fin de cette campagne de l'Est sur laquelle on avait fondé de
grandes espérances. Nous avons essayé de dégager les causes de son insuccès ;
il faut mettre au premier rang la lenteur du déplacement de l'armée entre
Bourges et Besançon, et en second lieu les difficultés occasionnées par
l'état des routes pour la marche des convois de vivres et de munitions.
L'armée de Bourbaki avait perdu quinze jours avant d'être concentrée dans le
Jura ; pour surcroît de malheur, quand elle fut prête à marcher, le manque
d'approvisionnements lui commanda maintes fois l'immobilité ; ses convois
enfonçaient dans la neige et n'arrivaient pas en temps utile à l'endroit désigné.
Les malheureuses circonstances qui se rattachent à la conclusion de
l'armistice achevèrent sa perte. Ce n'est pas assez que le négociateur
français l'exclue imprudemment du bénéfice de la suspension d'armes ; elle
n'est pas prévenue de cette exception, que la Prusse a demandée ; le
gouvernement de province n'en est pas informé davantage. Pendant que le
général français suspend la marche de ses troupes, les Prussiens,
perfidement, pressent leurs opérations. Clinchant reste immobile
quarante-huit heures ; ce temps suffit à l'ennemi pour lui couper la retraite
et l'obliger à se jeter en Suisse. Seules, la division du général d'Ariès, la
division de cavalerie du général Longuerue et une partie de la cavalerie du
20e corps, qui s'étaient engagées dans la nuit du 34 janvier au 1er février à
travers les défilés de Jura, échappèrent à l'ennemi. Il est permis de
conclure de ce fait que toute l'armée de l'Est aurait pu suivre la même
route, si elle eût été informée en temps opportun de l'exception qui la
concernait. L'oubli du négociateur français fut donc la cause directe de la
catastrophe suprême. C'est
pour ne pas abandonner Belfort, comme le demandait M. de Bismarck, que M.
Jules Favre avait consenti à exclure l'armée de l'Est de l'armistice. Cette
armée étant refoulée en Suisse, perdue pour la France, la vaillante forteresse
devait fatalement déposer les armes. Elle eut, du moins, l'honneur de n'être
pas prise d'assaut. Du milieu des ruines du bombardement, elle défia l'ennemi
jusqu'au jour où elle reçut du gouvernement l'ordre d'ouvrir ses portes. On
se souvient des émotions de l'héroïque place quand le canon de Bourbaki
s'était fait entendre devant Héricourt. La garnison s'était préparée à se
porter au-devant de l'armée de secours. Vaine attente ! le bruit cessa :
Bourbaki reculait, refoulé sur Besançon. Dès lors, les jours de la résistance
étaient comptés. L'assiégeant renforce ses batteries de siège et ouvre le feu
de ses canons Krupp placés à Danjoutin. La garnison de Belfort réparait
pendant la nuit les dégâts occasionnés dans ses ouvrages ; des combats quotidiens
étaient livrés à l'ennemi de plus en plus menaçant. Après Danjoutin, il
s'empare de Pérouse ; une parallèle fut ouverte devant les Perches. Le bombardement
atteignit son plus haut degré d'intensité. Dix ou douze mille projectiles
tombaient quotidiennement sur la place. Toutes les maisons de la ville
étaient atteintes. Belfort ressemblait à un monceau de ruines. La population
vivait au fond des caves. Le 1er
février, le bruit se répandit que Paris avait capitulé, que l'armée allemande
avait occupé ses forts et qu'un armistice de trois semaines avait été signé à
Versailles entre M. Jules Favre et M. de Bismarck. On refusait de croire à
cette nouvelle, dans la crainte qu'elle ne dissimulât un piège de l'assiégeant
pour semer le découragement parmi les esprits. Des personnes dignes de foi
venues du dehors ayant confirmé l'exactitude de ce triste récit, le colonel
Denfert écrivit au général de Treskow la lettre suivante : Dans
l'intérêt de l'humanité, je désirerais connaître les événements qui se sont
passés en France dans ces derniers jours. Je viens donc vous prier de vouloir
bien autoriser un des officiers de mon état-major à traverser les lignes
prussiennes pour se rendre à Bâle. Dans le cas où vous croiriez devoir
accéder à mu demande, je vous prierais de vouloir bien envoyer un
sauf-conduit au nom de M. Châtel, capitaine d'état-major, pour partir de la
place et pour y rentrer. Le
général de Treskow s'empressa d'accorder le sauf-conduit, et M. Chatel se
rendit à Bale auprès du consul français, qui devait lui apprendre la triste
vérité. Le gouverneur de Belfort connut toute l'étendue des malheurs de la
France avant le retour de son envoyé. Il crut devoir demander un armistice au
général de Treskow, au nom de l'humanité. Le général prussien répondit qu'il
avait pour mission de s'emparer de la forteresse le plus tôt possible et
qu'en conséquence toute perte de temps lui était interdite. Le bombardement
continua ; l'assiégeant poussa ses travaux d'approche ; le 4 février, il fallut
évacuer les Perches qui furent occupées par les Prussiens. De cette position,
l'ennemi, dominant le château, était maître de Belfort ; il subit en s'y
installant des pertes sensibles ; mais la perte des Perches était le coup de
grâce pour la place. Le général de Treskow écrit au gouverneur qu'il va
recommencer son attaque avec la dernière énergie. Il sait, dit-il, que ses
projectiles vont coûter énormément de sang, que beaucoup d'habitants seront
atteints, et il considère comme son devoir d'inviter le gouverneur à lui
rendre la place. Sa lettre se terminait par ces mots : « Il dépendra de vous
seul d'éviter, par la conclusion d'une capitulation honorable, une plus
longue effusion de sang, et je suis tout disposé, en considération de votre
défense jusqu'ici si héroïque, à vous faire des conditions très-favorables.
Je suis obligé de m'en rapporter à vous pour savoir s'il vous conviendra
d'accepter ma proposition. Mais, d'un autre côté, ce sera aussi sur vous que
retombera la responsabilité, dans le cas où vous m'y contraindriez, de
réduire Belfort en un monceau de cendres, et d'ensevelir les habitants sous
les décombres. » Le
colonel Denfert ne fil aucune réponse à la sommation du général prussien,
mais il écrivit au capitaine Thiers, l'un de ses officiers les plus
distingués : « Je viens de recevoir du général de Treskow une sommation
insolente de rendre la place, sous la menace d'un bombardement formidable
dont nous n'avons eu aucune idée jusqu'ici, et qui commencera si je n'ai pas
répondu d'ici à douze heures par une proposition acceptable de capitulation. «
Naturellement, je ne répondrai rien. « Vous
pouvez donc vous attendre, ainsi que tout le monde, et en particulier le
château, à un bombardement énergique demain matin et après, jusqu'au jour
prochain où tout cessera, puisque l'Assemblée nationale est réunie depuis
hier. » On
était alors, en effet, au 13 février, et l'Assemblée venait de se réunir à
Bordeaux. Ce même jour, le général de Treskow faisait parvenir au colonel
Denfert une dépêche conçue en ces termes : Le
commandant de Belfort est autorisé, vu les circonstances, à consentir à la
reddition de la place. La garnison sortira avec les honneurs de la guerre et
emportera les archives de la place. Elle ralliera le poste français le plus
voisin. Pour le ministre des affaires
étrangères, Signé : PICARD. Contre-signé : BISMARCK. Le feu
cessa de part et d'autre dans la soirée. Belfort avait tiré les derniers
coups de canon seize jours après que tout le reste de la France était rentré dans
le silence. Le siège de la place avait duré cent trois jours, dont
soixante-treize d'un bombardement qui avait jeté sur la ville plus de cinq
cent mille projectiles. Cette belle résistance avait sauvé à la France, ouverte
maintenant de tous côtés, la porte du Midi et son dernier boulevard en
Alsace. La garnison était diminuée du cinquième de son effectif[16]. Le
colonel Denfert publia la proclamation suivante : Citoyens
et soldats, Le
gouvernement de la Défense nationale m'a donné, en vue des circonstances,
l'ordre de rendre la place de Belfort. J'ai dû eu conséquence traiter de
cette reddition avec M. le général de Treskow, commandant en chef de l'armée
assiégeante. Si
les malheurs du pays n'ont pas permis que la résistance vigoureuse offerte
par la garnison, la garde nationale et la généralité de la population reçût
la récompense qu'elle méritait, nous avons pu du moins avoir la satisfaction
de conserver à la France notre garnison, qui va rallier, avec armes et
bagages et libre de tout engagement, le poste français le plus voisin. Connaissant
l'esprit qui anime les habitants de la ville, au milieu desquels je demeure
depuis plusieurs années, je comprends mieux que personne l'amertume de la
situation qui leur est faite. Cette situation est d'autant plus pénible qu'on
prétend nous faire craindre qu'au mépris des principes et des idées modernes,
le traité de paix que nous allons subir ne consacre une fois de plus le droit
de la force et n'impose à l'Alsace tout entière la domination étrangère. Mais
je reste convaincu que la population de Belfort conservera toujours les sentiments
français et républicains qu'elle vient de manifester avec tant d'énergie. En
consultant du reste l'histoire même du siècle présent, elle y puisera la
légitime confiance que la force ne saurait prévaloir contre le droit. Vive
la France ! Vive la République ! Le colonel commandant, DENFERT-ROCHEREAU. Belfort,
le 16 février 1871. La
petite garnison française sortit de Belfort le 17 février par détachements de
mille hommes et fut dirigée sur Besançon. Les populations saluaient au
passage ces soldats rayonnants de gloire sous leurs vêtements en lambeaux.
Quatre-vingt mille Prussiens n'avaient pu vaincre cette poignée de braves.
Leur longue résistance avait conservé Belfort à la France ; l'histoire du
siège de cette place héroïque est une page qui se détache irréprochable et
pure sur le sombre tableau de cette guerre. Les Prussiens entrèrent dans
Belfort le 18 février. « On avait mal à l'âme, » dit un témoin sincère[17]. L'ennemi trouva les rues et
les places désertes. Les femmes de Belfort, dignes par leur courage de leurs
sœurs de Strasbourg et de Paris, pleuraient dans leurs maisons en ruine en
entendant passer les fifres allemands. Elles regrettaient la musique du
canon. Tant qu'on se bat l'espérance est permise. Le
drapeau français flottait encore sur une forteresse d'Alsace, sur les
remparts de Bitche, que défendait le 54e de ligne. Tous les efforts des
Allemands avaient échoué contre la vaillante petite place. La ville fut
bombardée, brûlée, mais elle ne se rendit, comme Belfort, que sur l'ordre du
gouvernement français. Investie depuis le mois d'août, depuis sept mois,
parles Bavarois, Bitche, assise dans les rochers, se gardait à la France.
Quand l'heure de la reddition fut venue, la guerre étant terminée, la
garnison sortit avec les honneurs de la guerre, emportant ses armes, ses
bagages et son matériel. Au moment du départ et de la séparation, des femmes
furent admirables de patriotisme : elles eurent recours, pour exprimer leur
amour pour la France, à une idée délicate et touchante comme le cœur féminin
sait en trouver sous le coup des grandes et pures émotions. Elles voulurent
offrir aux soldats français qui les quittaient un drapeau tricolore brodé de
leurs mains. Le commandant de la garnison devait remettre le drapeau au chef
de l'État, avec prière de le déposer au musée d'artillerie jusqu'au jour où
une armée française pourra le rapporter en triomphe sur les remparts de
Bitche. La remise du drapeau eut lieu le 15 mars sur la place de Bitche ; la
garnison avait été convoquée à la touchante cérémonie par un ordre du jour du
commandant : Officiers,
sous-officiers et soldats de la garnison, vous êtes appelés, a vous réunir
aujourd'hui, à une heure de l'après-midi, au camp retranche, pour recevoir
des délégués de Bitche un drapeau qui vous est offert par les habitants de la
ville, et que leurs filles ont voulu broder de leurs mains. Ce
drapeau, glorieux témoignage de votre courage et de votre patience pendant
les sept mois de siège ou de blocus de la place, sera présenté au chef de
l'Etat, auquel je demanderai qu'il soit déposé au musée d'artillerie jusqu'au
jour ou il pourra être rapporté ici par une armée française valeureuse et
triomphante. C'est
un gage que la France voudra restituer un jour à une population aussi
malheureuse, aussi dévouée et si éminemment française de cœur et d'âme sur
laquelle le joug de l'étranger va s'appesantir. Conservons
tous le souvenir de cette cérémonie touchante, pour le faire passer au besoin
comme une tradition vivante et ineffaçable dans le cœur de nos enfants. N'oublions
jamais que nous allons laisser ici des Français, des frères malheureux, dont
le cœur reste plein d’espérance et de foi dans l'avenir. Après
réception du drapeau, la garnison défilera devant MM. les délégués de la
ville et rentrera sans s'arrêter dans ses logements. Une
compagnie du 34e de marche, casernée au château, reconduira le drapeau chez
le commandant de la place, ou il restera déposé en attendant les dispositions
à prendre pour le départ de la garnison. Le lieutenant-colonel commandant
la place. TESSIER. Bitche,
le 13 mars 1871. Lorsque
tout le monde fut réuni, le chef de la municipalité remit le drapeau entre
les mains du commandant Tessier. « Je vous offre ce drapeau, dit-il, travail
de nos enfants. En vous serrant les mains au nom de toute notre population si
française par le cœur, je ne vous dis pas adieu, mais au revoir. » Les
sanglots étouffaient la voix du patriote. Les soldats, les habitants de
Bitche pleuraient. Quelques instants après, la garnison sortait de la place,
et on la saluait des cris répétés de : Vive la France ! Vive la République ! On a vu
le sort fait a l'armée de l'Est par l'armistice ; tournons-nous maintenant
vers l'Ouest et le Nord. La ligne de démarcation des troupes consentie par M.
Jules Favre et proposée par l'état-major allemand attribuait aux Prussiens
des positions plus avantageuses que ne l'étaient celles qu'ils occupaient an
moment de la suspension d'armes. Les perfidies de M. de Bismarck avaient ici
encore plein succès. Il aurait fallu, pour les combattre, que M. Jules Favre
connût exactement la situation de chacune de nos armées de province et qu'il
prît à cet effet conseil de la délégation départementale. Malheureusement,
pressé par la famine qui menaçait Paris, le négociateur ne s'adressa point au
gouvernement de Bordeaux. Il accepta tout ce que voulut M. de Bismarck, et
celui-ci ne mit aucun scrupule dans ses exigences. Tandis que dans l'est
Garibaldi menacé se voyait contraint d'abandonner Dijon et de se retirer sur
Autun et Chagny pour couvrir la route de Lyon, dans l'ouest le général Chanzy
s'étonnait de la délimitation assignée aux troupes allemandes. Une conférence
à Marolles fut rendue nécessaire entre les officiers français et les
officiers prussiens ; Argentan et Lisieux, que les Prussiens voulaient
occuper sans aucun droit, furent déclarés neutres, mais Honfleur resta aux
mains de l'ennemi malgré les protestations du général Loysel, que cet
arrangement mettait dans un isolement dangereux au cas où les hostilités
viendraient à recommencer. Dans la Seine-Inférieure nous ne gardions que le
Havre ; nous perdions la moitié d'Indre-et-Loire et du Loiret ; l'ennemi
s'emparait des lignes du Cher et de la Vienne, de la Bourgogne, d'une partie
du Morvan et de la moitié de l'Yonne. Dans le Nord, Abbeville était compris
dans le rayon d'occupation des troupes allemandes. Bref, nos armées étaient refoulées
a des limites telles que la plupart des positions défendues jusqu'ici avec
ténacité se trouvaient irrévocablement perdues, et que la reprise des
hostilités, de notre part, était par là même rendue à peu près impossible[18]. Après
six mois de lutte, la France déposait les armes, accablée par les coups de la
fortune. Déclarée le 15 juillet 1870, effectivement engagée le 2 août suivant
par l'escarmouche de Sarrebruck, la guerre fut terminée le 1er février 1871,
sauf dans le rayon de Belfort, où le canon gronda jusqu'au 13 février. Dans
cet intervalle, fécond en événements mémorables, la France avait mis sur pied
plus d'un million d'hommes ; ses soldats avaient déployé les brillantes qualités
qui ont établi leur renommée dans l'univers ; des actions d'éclat dignes de
passer à la postérité avaient illustré ses armes : témoin Reischoffen, témoin
Bazeilles, témoin Châteaudun, Strasbourg, Belfort, témoin Coulmiers, Josnes
et Beaugency, témoin enfin ce grand siège de Paris, où l'on vit tous les
cœurs confondus dans le même attachement à la gloire du nom français. Si
quelques ombres ternissent le tableau du siège de Paris, faut-il ne voir que
les ombres ? Faut-il oublier le spectacle du désintéressement de la grande
cité, à cause des égarements d'une poignée d'individus ? Soyons justes,
d'ailleurs, même envers ces hommes que nous n'avons pas hésité à condamner au
cours de ce récit : la suite des événements et la chute finale de Paris ont
assez montré que, sous leurs revendications violentes, il y avait le
sentiment exact des dangers que courait la ville assiégée avec un chef
militaire sans énergie. Les événements postérieurs à la capitulation ne
doivent pas nous empêcher de faire cette constatation en passant. Comment
donc se fait-il que la France soit sortie vaincue de cette lutte, au cours de
laquelle elle n'avait épargné ni le sang de ses enfants, ni les prodigieuses
ressources de son sol et de son industrie ? Les causes de sa défaite sont
diverses ; mais celle qui les domine toutes, c'est qu'elle n'était pas prête
à faire la guerre, lorsque le gouvernement impérial la jeta dans cette
criminelle aventure. Ses arsenaux sont vides, ses cadres dégarnis. Elle
n'arrive pas à mettre en ligne trois cent mille hommes, quand l'Allemagne
pouvait, par une mobilisation rapide, lui en opposer cinq cent mille, et ces
deux cent cinquante mille hommes, envoyés à la frontière à la fin de juillet,
furent disséminés de Sierck à Strasbourg, sur un espace d'environ 100
kilomètres. Vers le milieu d'août, le maréchal Bazaine livre deux batailles,
dont l'une, celle de Gravelotte, la plus grande du siècle après Leipzig, lui
ouvre la route de Verdun et de Châlons. Il s'enferme dans Metz : fatale
résolution qui prive la France de sa plus belle armée. Les cent quatre-vingt
mille combattants de Gravelotte et de Saint-Privat resteront désormais
inactifs, et par une fatalité révoltante, ils ne déposeront les armes que
pour permettre à Frédéric-Charles de courir sur la Loire à la rencontre des
vainqueurs de Coulmiers. Ainsi Bazaine fut le mauvais génie de la France à
Metz et sur la Loire, et sa fatale influence se retrouve au fond de nos plus
grands malheurs. Lorsque dos considérations plus politiques que stratégiques
envoient l'armée de Châlons au secours de Bazaine enfermé dans Metz, le
maréchal Mac-Mahon avertit le commandant en chef de l'armée du Rhin de sa
marche périlleuse. L'ennemi le poursuit et le presse à travers l'Argonne ;
une bataille décisive est imminente. Si le maréchal Bazaine n'accourt pas a
la tête de son armée, c'en est fait peut-être de l'armée de Châlons Bazaine
ne vint pas. Acculée dans l'entonnoir de Sedan, l'armée de Châlons succomba
sous des forces trois fois supérieures. Cette catastrophe consommée, la
France se trouvait sans soldats, et toutes ses routes étaient ouvertes à
l'invasion. L'Empire s'écroulait sous le poids de ses fautes et de la
malédiction universelle, mais en tombant il ne laissait rien derrière lui pour
la défense du pays. Le gouvernement de la Défense nationale dut tout créer.
Nous avons raconté en temps opportun les efforts gigantesques du gouvernement
du 4 septembre, merveilleusement secondés par le pays tout entier. Les causes
qui empêchèrent cet élan de patriotisme d'aboutir ont été sommairement indiquées
dans le cours de cet ouvrage au fur et à mesure que les événements se
déroulaient. Il ne sera peut-être pas inutile de les résumer ici, avant
d'aborder les questions qui se rattachent à la réunion de l'Assemblée à
Bordeaux et à la conclusion de la paix. Quelle qu'ait été d'ailleurs l'issue
de la résistance entreprise par le gouvernement de la Défense nationale,
l'honneur de ce gouvernement consiste à n'avoir pas désespéré de la France
après la capitulation de Sedan et a n'avoir pas courbé la tête devant un
vainqueur insolent. La France tout entière — c'est une justice à lui rendre —
s'associa au cri de guerre poussé par les hommes que la révolution du 4 septembre
porta au pouvoir. L'opinion publique était si unanime alors dans la
résistance, que les ministres de Napoléon III eux-mêmes, quelques heures
avant leur chute, appelaient la nation aux armes. Si l'avenir restait obscur,
le devoir du moins paraissait clair. L'insuffisance
du nombre de soldats que nous pouvions mettre en ligne doit être comptée
parmi les causes qui ont assuré le succès définitif de l'ennemi. Dans les
premiers jours de février 1871, c'est-à-dire au moment de la conclusion de
l'armistice, la France avait environ 500.000 hommes sous les armes ; elle
comptait, en outre, près de 300.000 hommes, mobilisés surtout, dans les
camps, en Algérie et dans les dépôts. Le nombre de bouches à feu s'élevait à
1.232. Toutefois ce relevé, fort respectable à première vue, s'applique
seulement à la dernière période, aux derniers jours de la guerre. En réalité,
pendant toute la durée de la lutte, l'ensemble des armées en campagne ne
dépassa jamais une moyenne de 300.000 hommes[19]. On sait combien ces troupes
improvisées laissaient à désirer sous le rapport de la discipline et de
l'armement. Jetés presque sans transition de leurs foyers sur les champs de
bataille, ces soldats possédaient une éducation militaire nécessairement
insuffisante ; le temps matériel leur manquait pour se pénétrer de l'esprit
de corps, pour connaître leurs officiers et acquérir cette cohésion qui est
dans une armée le fruit de la vie en commun. L'autorité des officiers était
faible, et trop souvent, dans les moments les plus critiques, elle fut
méconnue. Les chefs de corps se virent dans l'obligation de faire des
exemples sévères : d'Aurelles de Paladines au camp de Salbris, Chanzy dans sa
retraite de la Loire à la Mayenne, instituèrent des cours martiales. Le
soldat français, toujours plein d'ardeur si la fortune sourit a ses armes,
s'abandonne vite au découragement si des revers le forcent à la retraite.
Voilà pourquoi peut-être il faut regretter que le général d'Aurelles n'ait
pas profité de l'élan imprimé à ses troupes par la victoire de Coulmiers, pour
continuer sa marche sur Paris. Ce moment de pleine espérance ne se retrouva
plus. L'armement
des troupes contribua, pour sa part, à notre échec final. Au point de vue de
l'artillerie, notre infériorité vis-à-vis de l'ennemi fut constante. Les
Allemands comptaient 3 à 4 pièces par 1.000 hommes ; nous en possédions à
peine 2. C'est seulement vers la fin de la guerre que nous eûmes environ 1.300
pièces pour 450.000 hommes. Or, on sait que l'artillerie joua un rôle
prépondérant pendant toute la durée de la campagne. Notre infériorité fut
surtout très-sensible à la bataille d'Héricourt. Bourbaki perdit cette
journée par manque de canons et par l'insuffisance du calibre de ceux dont il
disposait. Quant aux fusils, la supériorité du chassepot sur le fusil à aiguille
prussien resta toujours incontestable ; mais, outre que les feux de
mousqueterie ont rarement décidé d'une bataille, la plupart de nos soldats
étaient armés de fusils ancien modèle. On fabriquait par mois 30.000
chassepots et dans le même temps on mettait sous les drapeaux 150.000 hommes
; plus des deux tiers recevaient forcément de vieux fusils. Le nombre des
chassepots était considérable à l'ouverture de la guerre, mais ils avaient
été transportés, pour la plus grande partie, soit à Strasbourg, soit à Metz.
Les vieux fusils éveillaient la défiance des troupes. C'est par ce défaut de
confiance dans leurs armes qu'on a expliqué la panique des mobilisés bretons,
celte panique folle qui amena la perte de la bataille du Mans par l'abandon
du plateau de la Tuilerie. Rappellerons-nous les défectuosités de l'équipement,
le manque d'officiers d'état-major, l'irrégularité des transports, les
mauvaises distributions de l'intendance, provenant tantôt de l'ignorance des
lieux, tantôt de la mauvaise organisation des chemins de fer, tantôt du
déplorable état où la neige et le verglas avaient mis les routes ? La nature
aussi fut contre nous dans cet impitoyable hiver. Les montagnes du Jura, les
bords de la Loire, de la Scarpe, de la Seine et de la Marne, les coteaux de
Champigny, la plaine Saint-Denis n'eurent rien à envier aux inclémences du
ciel de la Russie. L'âpre hiver éprouva plus cruellement les enfants d'un
climat tempéré que les soldats aguerris des pays du nord. Selon
les règles de la science militaire, les armées improvisées de la France
devaient donc succomber contre un ennemi plus nombreux, plus aguerri, mieux
armé, enflammé par des victoires inespérées. Les généraux qui avaient refoulé
dans le bas-fond de Sedan l'armée de Châlons, qui avaient enfermé dans Metz
l'armée de Gravelotte et l'avaient forcée à mettre bas les armes, qui avaient
abattu, dans l'espace de deux mois, la vieille puissance militaire de la France,
ces généraux devaient regarder avec un étonnement mêlé de pitié ce peuple
courant confusément aux armes à la voix de quelques patriotes. Ils se
flattaient de faire rentrer dans la poussière ces armées de paysans, comme
ils se Flattaient de prendre Paris en se montrant sous ses murs. L'expérience
dissipa ces illusions. Les règles de la science militaire parurent mesquines
et mensongères, quand ces soldats, vieux de deux mois dans la vie des camps,
culbutèrent les Bavarois à Coulmiers, quand sous les ordres de Chanzy ils
livrèrent les mémorables combats de Josnes et de Beaugency ; quand ils
livrèrent avec Faidherbe la bataille de Bapaume, quand les troupes méprisées
de Garibaldi chassèrent, avec leurs vieux fusils, les Prussiens de Dijon. Il
serait donc téméraire d'affirmer que la lutte était sans espoir, malgré les
vices d'organisation et d'armement, malgré les fautes de l'intendance, malgré
l'inexorable hiver. Il faut pousser les investigations plus avant. Nos revers
n'auraient-ils pas leur source dans la préoccupation constante du
gouvernement de province relativement an déblocus de Paris ? Nous avons déjà
indiqué, au cours de col ouvrage, la faute commise â la veille de
l'investissement de Paris. Le gouvernement considéra la grande cité comme le
boulevard et le centre de la résistance nationale ; il s'enferma presque tout
entier dans ses murs ; il y appela 100.000 gardes mobiles de province. Ainsi,
pendant qu'on enlevait aux départements leur force principale, on
introduisait 100.000 bouches nouvelles dans une ville menacée d'un siège et
exposée à souffrir tôt ou tard de la famine. On envoyait, il est vrai, dans les
départements une délégation animée du plus pur patriotisme, mais manquant de
jeunesse, d'énergie, de cette confiance qui soutient et qui entraîne. On
avait laissé dans Paris le ministre de la guerre, dont la présence et
l'activité eussent été si utiles au milieu du désarroi militaire où se
trouvait le pays, et le ministre des affaires étrangères que les raisons les
plus impérieuses invitaient à se tenir en communication incessante avec les
cours européennes. Ce fut, nous le répétons, une grande faute. L'absence
de direction énergique en province ne devait pas tarder à porter ses fruits.
L'esprit de solidarité nationale tendait à s'affaiblir. Dans l'Ouest, dans le
Midi surtout, des groupes de départements se formaient pour l'organisation de
la résistance locale. Des esprits trop prompts à s'alarmer purent croire un
moment que l'unité nationale courait des périls sérieux. Ces prévisions
pessimistes ne se réalisèrent pas ; mais qui peut assurer que la
désagrégation du pays n'eût pas été très-menaçante, sans l'arrivée de M. Gambetta
? Les conséquences immédiates de la faute commise par le gouvernement furent
donc conjurées. Mais les conséquences éloignées subsistèrent : Paris, en
concentrant sur lui-même tout l'effort et tout l'intérêt de la résistance,
liait la destinée de la France entière à la sienne propre. Il devenait l'objectif
des armées levées en province ; en tombant, il entraînait tout le pays dans
sa chute. C'est peut-être dans celte malheureuse conception qu'on découvre la
cause principale de nos revers. Dans
cette situation, voici le phénomène qui, fatalement, devait se produire.
Comme il fallait épargner à Paris les horreurs de la famine, comme il fallait
arriver sous ses murs avant l'épuisement des subsistances en un mot, le
débloquer à temps, la préoccupation dominante de la délégation provinciale
fut de savoir combien de temps Paris pourrait tenir. Or, à cet égard, on
resta toujours dans les à peu près. Le gouvernement de Paris ne put jamais
fournir au gouvernement de Tours une date précise, car il ignorait l'état des
ressources accumulées dans l'intérieur de la ville. La limite assignée a la
résistance varia sans cesse. Le Journal officiel avait commencé par annoncer,
dans les premiers jours du siège, que l'approvisionnement assurait une
résistance de deux mois, ce qui portait vers le 20 novembre environ
l'échéance fatale. Peu de temps après, sur de nouvelles évaluations, le
gouvernement croit reconnaître qu'il est resté en deçà de la vérité. Alors M.
Jules Favre prévient M. Gambetta que Paris est en mesure de tenir jusqu'au
milieu de décembre. Le 16 novembre, M. Jules Favre écrit : Nous
avons à manger, mal, mais à manger jusqu'en janvier ; mais eu calculant le
délai nécessaire au ravitaillement, prenez le 15 décembre comme limite extrême
de notre résistance. Nouvel
avis au 23 novembre : Nous
allons agir énergiquement ; mais la limite extrême de nos subsistances est du
15 au 20 décembre ; il faut quinze jours au moins pour ravitailler Paris. Il
faut donc lui laisser ce délai. Prenez celle limite pour base de vos calculs. Le 24
novembre : Le
général Trochu vous donnera certainement ses instructions militaires, je ne
puis usurper son domaine. Il me semble cependant qu'une concentration
puissante de forces doit être opérée par vous avec le plus de rapidité
possible. Nous touchons à la crise suprême. Quelle que soit noire abnégation,
nous ne pouvons échapper à la nécessité de manger, et, comme je vous l'ai
écrit, notre limite est au 15 décembre. A ce moment-là, nous aurons encore
devant nous un stock de riz, six jours environ, c'est-à-dire ce qui est
nécessaire d'une manière absolue pour se ravitailler. Il faut d'ici là être
débloqués[20]. Par
suite de ces communications, l'armée de la Loire quittait précipitamment ses
positions fortifiées autour d'Orléans. Elle prenait la route de Fontainebleau
pour donner la main au général Ducrot, dont la sortie était annoncée pour le
1er décembre. Les généraux Chanzy, Borel, d'Aurelles, signalaient les dangers
d'un mouvement hâtif ; mais comment rester immobile, quand l'armée de Paris
livrait bataille sur la Marne ? Un sait le reste. Ducrot retarde son attaque
de vingt-quatre heures contre Champigny, parce que les ponts jetés sur la
Marne sont trop courts ; ensuite, il perd une journée après avoir livré sa
première bataille de Champigny. Pendant ce temps, l'armée de la Loire est
coupée en deux par Frédéric-Charles, et nous perdons Orléans. Les armées de
province, obligées pour sauver Paris, de marcher avant l'heure, avant d'avoir
complété leur armement et leur instruction, étaient donc exposées aux plus
redoutables aventures. C'est par suite de cette fausse conception qu'elles
ont échoué. Oui oserait dire que leur destinée n'eût pas été plus heureuse,
si, libres de toute préoccupation quant au déblocus de Paris, elles avaient
eu le temps de se préparer, de s'armer, de se discipliner, et si elles
avaient eu la faculté de choisir l'heure et le terrain de leurs opérations ? Si l'on
objecte que les armées de province devaient trouver un puissant appui dans
l'armée de Paris, on oublie que le concert nécessaire pour la bonne conduite
des opérations n'existait pas, par suite de l'irrégularité des
communications. Le plus mémorable et le plus triste exemple de cette
irrégularité est présent à toutes les mémoires. Le 24 novembre, le général
Trochu expédie par ballon une dépêche annonçant pour le 29 une grande sortie
du général Ducrot sur la Marne, et il invite l'armée de la Loire à marcher
sur Fontainebleau, où les deux années doivent opérer leur jonction. Le sort
des deux armées est en jeu dans cette importante opération. Par une fatalité
à jamais déplorable, le ballon est emporté par une tempête au fond de la Norvège
; la dépêche arrive à Tours seulement le 30 novembre, avec six jours de
retard. Mis en demeure de partir immédiatement, puisque l'armée de Paris doit
déjà être engagée, les généraux de l'armée de la Loire, d'Aurelles de
Paladines, Borel, Chanzy, signalent le péril de cette marche en avant. Mais
on ne peut pas refuser de tendre la main à l'armée parisienne. On donne
sur-le-champ les ordres du départ. Le sort de la France a dépendu peut-être
du coup de vent qui chassa jusqu'en Norvège le ballon du 21 novembre. Ce
n'est point ici le lieu d'examiner si Paris, avec ses 200.000 hommes de
bonnes troupes, était en mesure d'opérer sa délivrance sans le secours des
armées de province. Professant la théorie qu'une place ne se sauve jamais elle-même,
si une armée extérieure ne lui tend la main, le général Trochu attendit du
dehors son salut, tout comme si Paris avait été une place ordinaire. Au
commencement du siège, mesurant par la pensée la grandeur de la tâche, le
général Trochu avait dit à ses collègues : « Ce que nous entreprenons là est
une folie héroïque. » Ce scepticisme n'abandonna jamais le gouverneur de
Paris pendant les cinq mois d'investissement. Au rebours de la province,
dirigée par des patriotes enthousiastes, comme M. Gambetta, et par des
généraux tenaces et confiants, comme Chanzy et Faidherbe, Paris fut défendu
par des généraux qui ne crurent jamais au succès et par un gouvernement qui,
par crainte de la guerre civile, laissait Trochu conduire insensiblement la
ville à sa perte. Le général Trochu avait-il sous ses ordres une armée
capable de faire une trouée ? Il l'a toujours nié, et il y aurait évidemment
quelque exagération à prétendre que la garde nationale fût tout entière
composée de bons soldats, malgré la belle conduite de quelques-uns de ses
bataillons à Buzenval et à Montretout. Mais pourquoi le général Trochu ne
formait-il pas une bonne armée avec les bons éléments de la garde nationale ?
Les mobiles arrivés de province au commencement du siège n'étaient-ils pas
devenus des soldats sur qui on pouvait compter ? Au surplus, même en laissant
de cote la garde nationale, l'armée de Paris bien dirigée aurait pu harceler
sans cesse l'ennemi, lui infliger des pertes sensibles et certainement
l'empêcher de détacher du cercle d'investissement les corps d'armée qui se
portèrent successivement contre Chanzy, contre Faidherbe et, en dernier lieu,
contre Bourbaki. M. Trochu se borna à livrer quelques combats sans suite,
sans plan, non pour débloquer Paris, mais pour donner satisfaction à
l'opinion publique, qui se montrait inquiète. Il fallait à Paris un homme de
résolution ; ce fut un homme de résignation qu'on rencontra, un homme qui
parlait beaucoup et agissait peu, un critique, un mystique jeté par la
fortune au milieu d'événements extraordinaires et qui resta toujours
au-dessous de sa tâche. —o—o—o—o—o— PIÈCES JUSTIFICATIVES
I CONVENTION POUR L'ARMISTICE. C'est
le cœur brisé de douleur que nous déposons les armes. Ni les souffrances, ni
la mort dans le combat n'auraient pu contraindre Paris à ce cruel sacrifice.
Il ne cède qu'à la faim. Il s'arrête quand il n'a plus de pain. Dans cette
cruelle situation, le gouvernement a fait tous ses efforts pour adoucir
l'amertume d'un sacrifice imposé par la nécessité. Depuis lundi son il
négocie ; ce soir a été signé un traité qui garantit à la garde nationale
tout entière son organisation et ses armes ; l'armée, déclarée prisonnière de
guerre, ne quittera point Paris. Les officiers garderont leur épée. Une Assemblée
nationale est convoquée. La France est malheureuse, mais elle n'est pas abattue.
Elle a fait son devoir ; elle reste maîtresse d'elle-même. Voici
le texte de la convention signée ce soir à huit heures, et rapportée par M.
le ministre des affaires étrangères. Le gouvernement s'est immédiatement
occupe de régler toutes les conditions du ravitaillement et d'expédier les
agents, qui partiront dès demain matin. CONVENTION Entre
M. le comte de Bismarck, chancelier de la Confédération germanique, stipulant
au nom de S. M. l'empereur d'Allemagne roi de Prusse, et M. Jules Favre, ministre
des affaires étrangères du gouvernement de la Défense nationale, munis de
pouvoirs réguliers, Ont été
arrêtées les conventions suivantes : Art.
1er Un armistice général, sur toute la ligne des opérations militaires en
cours d'exécution entre les armées allemandes et les armées françaises,
commencera pour Paris aujourd'hui même, pour les départements dans un délai
de trois jours ; la durée de l'armistice sera de vingt et un jours, à dater
d'aujourd'hui, de manière que, sauf le cas ou il serait renouvelé,
l'armistice se terminera partout le 19 février à midi. Les
armées belligérantes conserveront leurs positions respectives, qui seront séparées
par une ligne de démarcation. Cette ligne partira de Pont-l'Evêque, sur les
côtes du département du Calvados, se dirigera sur Lignières, dans le nord-est
du département de la Mayenne, en passant entre Briouze et Fromentel ; en touchant
au département de la Mayenne a Lignières, elle suivra la limite qui sépare ce
département de ceux de l'Orne et de la Sarthe, jusqu'au nord de Morannes, et
sera continuée de manière à laisser à l'occupation allemande les départements
de la Sarthe, Indre-et-Loire, Loir-et-Cher, du Loiret, de l'Yonne, jusqu'au
point où, à l'est de Quarre-les-Tombes, se touchent les départements de la
Côte-d'Or, de la Nièvre et de l'Yonne. A partir de ce point, le trace de la
ligne sera réserve à une entente qui aura lieu aussitôt que les parties
contractantes seront renseignées sur la situation actuelle des opérations
militaires eu exécution dans les départements de la Côte-d'Or, du Doubs et du
Jura. Dans tous les cas, elle traversera le territoire composé de ces trois
départements, en laissant à l'occupation allemande les départements situés au
nord, à l'armée française ceux situés au midi de ce territoire. Les
départements du Nord et du Pas-de-Calais, les forteresses de Givel et de
Langres, avec le terrain qui les entoure à une distance de 10 kilomètres, et
la péninsule du Havre jusqu'à une ligne à tirer d'Étretat dans la direction
de Saint-Romain, resteront en dehors de l'occupation allemande. Les
deux armées belligérantes et leurs avant-postes de part et d'autre se
tiendront à une distance de 10 kilomètres au moins des lignes tracées pour
séparer leurs positions. Chacune
des deux armées se réserve le droit de maintenir son autorité dans le
territoire qu'elle occupe, et d'employer les moyens que ses commandants
jugeront nécessaires pour arriver à ce but. L'armistice
s'applique également aux forces navales des deux pays, en adoptant le
méridien de Dunkerque comme ligne de démarcation, à l'ouest de laquelle se
tiendra la flotte française, et à l'est de laquelle se retireront, aussitôt
qu'ils pourront être avertis, les bâtiments de guerre allemands qui se
trouvent dans les eaux occidentales. Les captures qui seraient faites après
la conclusion et avant la notification de l'armistice seront restituées, de
même que les prisonniers qui pourraient être faits de part et d'autre dans
l'intervalle indiqué. Les
opérations militaires sur le terrain des départements du Doubs, du Jura et de
la Côte-d'Or, ainsi que le siège de Belfort, se continueront, indépendamment
de l'armistice, jusqu'au moment où on se sera mis d'accord sur la ligne de
démarcation dont le tracé à travers les trois départements mentionnes a été
réservé à une entente ultérieure. Art. 2.
L'armistice ainsi convenu a pour but de permettre au gouvernement de la
Défense nationale de convoquer une Assemblée librement élue qui se prononcera
sur la question de savoir : si la guerre doit être continuée, ou à quelles
conditions la paix doit être faite. L'Assemblée
se réunira dans la ville de Bordeaux. Toutes
les facilités seront données par les commandants des armées allemandes pour l'élection
et la réunion des députés qui la composeront Art. 3.
Il sera fait immédiatement remise à l'armée allemande, par l'autorité
militaire française, de tous les forts formant le périmètre de la défense,
extérieure de Paris, ainsi que de leur matériel de guerre. Les communes et
les maisons situées en dehors de ce périmètre ou entre les forts pourront être occupées par les troupes allemandes,
jusqu' a une ligne à tracer par des commissaires militaires. Le terrain
restant entre cette ligne et l'enceinte fortifiée de la ville de Paris sera
interdit aux forces armées des deux parties. La manière de rendre les forts
et le tracé de la ligne mentionnée formeront l'objet d'un protocole à annexer
à la présente convention. Art. 4.
Pendant la durée de l'armistice, l'armée allemande n'entrera pas dans la
ville de Paris. Art. 5
L'enceinte sera désarmée de ses canons, dont les affûts seront transportés
dans les forts à désigner par un commissaire de l'armée allemande[21]. Art. 6.
Les garnisons (armée de ligue, garde mobile et marins, des forts et de Paris
seront prisonnières de guerre, sauf une division de douze mille hommes que
l'autorité militaire dans Paris conservera pour le service intérieur. Les
troupes prisonnières de guerre déposeront leurs armes, qui seront réunies
dans des lieux désignés et livrées suivant règlement par commissaires suivant
l'usage ; ces troupes resteront dans l'intérieur de la ville, dont elles ne pourront
pas franchir l'enceinte pendant l'armistice. Les autorités françaises
s'engagent à veiller à ce que tout individu appartenant a l'armée et à la
garde mobile reste consigné dans l'intérieur de la ville. Les officiers des
troupes prisonnières seront désignés par une liste a remettre aux autorités
allemandes. A
l'expiration de l'armistice, tous les militaires appartenant à l'armée consignée
dans Paris auront à se constituer prisonniers de guerre de l'armée allemande,
si la paix n'est pas conclue jusque-là. Les
officiers prisonniers conserveront leurs armes. Art. 7
La garde nationale conservera ses armes ; elle, sera chargée de la garde de
Paris, et du maintien de l'ordre. Il en sera de même de la gendarmerie et des
troupes assimilées, employées dans le service municipal, telles que garde
républicaine, douaniers et pompiers : la totalité de cette catégorie
n'excédera pas trois mille cinq cents hommes. Tous
les corps de francs-tireurs seront dissous par une ordonnance du gouvernement
français. Art. 8.
Aussitôt après la signature des présentes et avant la prise de possession des
forts, le commandant en chef des armées allemandes donnera toutes facilites
aux commissaires que le gouvernement français enverra, tant dans les
départements qu'à l'étranger, pour préparer le ravitaillement, et faire
approcher de la ville les marchandises qui y sont destinées Art. 9.
Apres la remise des forts et après le désarmement de l'enceinte et de la garnison
stipulés dans les articles 5 et 6. le ravitaillement de Paris s'opérera
librement par la circulation sur les voies ferrées et fluviales. Les
provisions destinées à ce ravitaillement ne pourront être puisées dans le
terrain occupé par les troupes allemandes, et le gouvernement, français
s'engage à en faire l'acquisition en dehors de la ligne de démarcation qui
entoure tes positions des armées allemandes, à moins d'autorisation contraire
donnée par les commandants de ces dernières. Art.
10. Toute personne qui voudra quitter la ville de Paris devra être munie de permis réguliers délivrés par l'autorité militaire française et soumis au visa des
avant-postes allemands. Ces permis et visas seront accordés de droits aux
candidats à la députation en province et aux députés de l'Assemblée. La
circulation des personnes qui auront obtenu l'autorisation indiquée ne sera
admise qu'entre six heures du matin et six heures du soir. Art.
11. La ville de Paris payera une contribution municipale de guerre de la somme
de deux cents millions de francs. Ce paiement devra être effectué avant le
quinzième jour de l'armistice. Le mode de payement sera déterminé par une
commission mixte allemande et française. Art.
12. Pendant la durée de l'armistice, il ne sera rien distrait des valeurs
publiques pouvant servir de gages au recouvrement des contributions de
guerre. Art.
13. L'importation dans Paris d'armes, de munitions ou de matières servant à
leur fabrication sera interdite pendant la durée de l'armistice. Art. 14.
Il sera procédé immédiatement à l'échange de tous les prisonniers de guerre
qui ont été faits par l'armée française depuis le commencement de la guerre.
Dans ce but, les autorités françaises remettront, dans le plus bref délai,
des listes nominatives des prisonniers de guerre allemands aux autorités
militaires allemandes à Amiens, au Mans, a Orléans et à Vesoul. La mise en
liberté des prisonniers de guerre allemands s'effectuera sur les points les
plus rapproches de la frontière. Les autorités allemandes remettront en
échange, sur les mêmes points, et dans le plus bref délai possible, un nombre
pareil de prisonniers français, de grades correspondants, aux autorités
militaires françaises. L'échange
s'étendra aux prisonniers de condition bourgeoise, tels que les capitaines de
navires de la marine marchande et les prisonniers français civils qui ont été
internés en Allemagne. Art. 15.
Un service postal pour des lettres non cachetées sera organisé entre Paris et
les départements, par l'intermédiaire du quartier général de Versailles. En foi
de quoi les soussignés ont revêtu de leurs signatures et de leur sceau les présentes
conventions. Fait à Versailles, le 28 janvier 1871 Signé : Jules FAVRE — BISMARK —o—o—o— II NOTE DU GOUVERNEMENT SUR LES
SUBSISTANCES Le
gouvernement a annoncé qu'il donnerait la preuve irréfragable que Paris a
poussé la résistance jusqu'aux extrêmes limites du possible. Aujourd'hui que
la convention relative à l'armistice est signée, le gouvernement peut remplir
sa promesse ...
Lorsque, le 8 septembre, le Journal officiel répétant une déclaration
affichée sur les murailles par M. Magnin, ministre du commerce, affirmait que
les approvisionnements en viandes, liquides et objets alimentaires de toute
espèce seraient largement suffisants pour assurer l'alimentation d'une
population de deux millions d'âmes pendant deux mois, cette assertion était
généralement accueillie par un sourire d'incrédulité. Or, quatre mois et
vingt jours se sont écoulés depuis le 8 septembre. ... Le
27 janvier, — c'est-à-dire huit jours après la dernière bataille livrée sous
nos murs et presque au moment où nous apprenions les insuccès de Chanzy et de
Faidherbe, — il restait en magasin 42.000 quintaux métriques de blé, orge,
seigle, riz et avoine, ce qui, réduit en farine, représente, à cause du
faible rendement de l'avoine, 35.000 quintaux métriques de farine panifiable.
Dans cette quantité sont compris 11.000 quintaux de blé et 6.000 quintaux de
riz cédés par l'administration de la guerre. la quelle ne possède plus que
dix jours de vivres pour les troupes, si on les traite comme des troupes en
campagne, savoir : 12.000 quintaux de riz, blé et farine, et 20.000 quintaux
d'avoine. Telle était la situation de nos approvisionnements en céréales à
l'heure de l'ouverture des négociations. En
temps ordinaire, Paris emploie à sa subsistance 8.000 quintaux de farine par
jour, c'est-à-dire 2.000.000 de livres de pain ; mais, du 22 septembre au 18
janvier, sa consommation a été réduite à une moyenne de 6.300 quintaux de
farine par jour, et depuis le 18 janvier, c'est-à-dire depuis le
rationnement, cette consommation est descendue à 5.000 quintaux, soit un
sixième de moins environ que la quantité habituelle, nous pourrions dire
nécessaire. En
partant de ce chiffre de 5.300 quintaux, le total de nos approvisionnements
représente une durée de sept jours. A ces
sept jours, on peut ajouter un jour d'alimentation fournie par la farine
actuellement distribuée aux boulangers ; trois ou quatre jours auxquels
subviendront les quantités de blés enlevées aux détenteurs par tous les
moyens qu'il a été possible d'imaginer, et l'on arrive ainsi à reconnaître
que nous avons du pain pour huit jours au moins, pour douze jours au plus. Il
n'est pas inutile de dire que, depuis trois semaines, il n'existe plu de
provision en farine. Nos moulins ne fournissent chaque jour que la farine
nécessaire au lendemain. Il eût suffi de quelques obus tombant sur l'usine Cad
pour mettre instantanément en danger l'alimentation de toute la ville. En ce
qui concerne la viande, la situation peut se caractériser par un seul mot :
depuis l'épuisement de nos réserves de boucherie, nous avons vécu en mangeant
du cheval. Il y avait 100.000 chevaux à Paris. II n'en reste plus que 33.000,
en comprenant dans ce chiffre les chevaux de la guerre. Ces 33.000
chevaux, d'ailleurs, ne sauraient être tous abattus sans les plus graves
inconvénients. Plusieurs services, indispensables à la vie, seraient
suspendus : ambulances, transport des grains, des farines et des
combustibles, services de l'éclairage et des vidanges, pompes funèbres, etc.
Il nous faudra, d'autre part, beaucoup de chevaux pour le camionnage, quand
le ravitaillement commencera. En réalité, une fois ces diverses nécessités
satisfaites, le nombre des animaux disponibles pour la boucherie ne dépassera
pas 22.000 environ. En ce
moment nous consommons, avec l'armée, 650 chevaux par jour, soit 25 à 30
grammes par habitant, après le prélèvement des hôpitaux, des ambulances et
des fourneaux, vingt-cinq grammes de viande de cheval, trois cents grammes de
pain, voilà la nourriture dont Paris se contente à l'heure qu'il est. Dans
dix jours, quand nous n'aurons plus de pain, nous aurons consommé 6.500
chevaux de plus, et il ne nous en restera que 20.500. Nous
pouvons, il est vrai, y joindre 3.000 vaches réservées pour le dernier
moment, parce qu'elles fournissent du lait aux malades et aux nouveau-nés.
Mais, alors, comme il faudra remplacer le pain absent, la ration de viande
devra être quadruplée, et nous serons obligés de tuer 3.000 chevaux par jour.
Nous vivrions ainsi pendant une semaine environ Mais
nous n'en viendrons pas à cette extrémité, précisément parce que le
gouvernement de la Défense nationale s'est décidé à négocier. On dira
peut-être : « Pourquoi avoir tant tardé ? Pourquoi n'avoir pas révèle plus
tôt ces vérités terribles ? » A cette question, il y a à répondre que le
devoir était de prolonger la résistance jusqu'aux dernières limites, et que
la révélation de semblables détails eût été la fin de toute résistance. … Nous
avons le ferme espoir, nous avons la certitude que la famine sera épargnée à
deux millions d'hommes, de femmes, de vieillards et d'enfants. Le devoir
sacré de pousser la résistance aussi loin que les forces humaines le
comportent nous a obligés de tenir tant que nous avons eu un reste de pain.
Nous avons cédé, non pas a l'avant-dernière heure, mais à la dernière. —o—o—o— III CIRCULAIRE AUX PRÉFETS ET
SOUS-PRÉFETS À LA NOUVELLE DE LA CAPITULATION Intérieur à préfets et
sous-préfets. CITOYENS, Bordeaux, 31 janvier, 4 heures L'étranger
vient d'infliger à la France la plus cruelle injure qu'il lui ait été donné
d'essuyer dans cette guerre maudite, châtiment démesuré des erreurs et des
faiblesses d'un grand peuple. Paris
inexpugnable à la force, vaincu par la famine, n'a pu tenir en respect plus
longtemps les hordes allemandes. Le 28 janvier, il a succombé La cité reste
encore intacte, comme un dernier hommage arrache par sa puissance et sa
grandeur morale à la barbarie. Les
forts seuls ont été rendus à l'ennemi. Toutefois Paris, en tombant, nous
laisse le prix, de ses sacrifices héroïques. Pendant cinq mois de privations
et de souffrances, il a donné à la France le temps de se reconnaître, de
faire appel à ses enfants, de trouver des armes et de former des armées,
jeunes encore, mais vaillantes et résolues, auxquelles il n'a manqué, jusqu'à
présent, que la solidité qu'on n'acquiert qu'à la longue. Grâce a Paris si
nous sommes des patriotes résolus, nous tenons en main tout ce qu'il faut pour
le venger et nous affranchir. Mais,
comme si la mauvaise fortune tenait à nous accabler, quelque chose de plus
sinistre et de plus douloureux que la chute de Paris nous attendait. On a
signé, à notre insu, sans nous avertir, sans nous consulter, un armistice
dont nous n'avons connu que tardivement la coupable légèreté, qui livre aux :
troupes prussiennes les départements occupés par nos soldats, et qui nous
impose l'obligation de rester trois semaines pour réunir en repos, en les
tristes circonstances où se trouve le pays, une Assemblée nationale. Nous
avons demandé des explications à Paris, et gardé le silence, attendant, pour
vous parler, l'armée promise d'un membre du gouvernement, auquel nous étions
déterminés a remettre nos pouvoirs. Délégation du gouvernement, nous avons
voulu obéir, pour donner un gage de modération et de bonne foi ; pour remplir
ce devoir qui commande de ne quitter le poste qu'après en avoir été relevé ; enfin, pour prouver à tous, amis et
dissidents, par l'exemple, que la démocratie n'est pas seulement le plus
grand des partis, mais le plus grand des gouvernements. Cependant
personne ne vient de Paris, et il faut agir, il faut, coûte que coûte,
déjouer les perfides combinaisons des ennemis de la France. La
Prusse compte sur l'armistice pour amollir, énerver, dissoudre nos armées :
la Prusse espère qu'une Assemblée, réunie à la suite de revers successifs, et
sous l'effroyable chute de Paris, sera nécessairement tremblante et prompte à
subir une paix honteuse. Il
dépend de nous que ces calculs avortent, et que les instruments mêmes qui ont
été préparés pour tuer l'esprit de résistance le ramènent et l'exaltent. De
l'armistice, faisons une école d'instruction pour nos jeunes troupes,
employons ces trois semaines à préparer, à pousser avec plus d'ardeur que
jamais l'organisation de la défense, de la guerre. A la
place de la Chambre réactionnaire et lâche que rêve l'étranger, installons
une Assemblée vraiment nationale, républicaine, voulant la paix si la paix
assure l'honneur, le rang et l'intégrité de notre pays. mais capable de
vouloir aussi la guerre, et prête à tout plutôt que d'aider à l'assassinat de
la France. FRANÇAIS ! Songeons
à nos pères, qui nous ont légué une France compacte et indivisible, ne trahissons
pas notre histoire, n'aliénons pas notre domaine traditionnel aux mains des
barbares. Qui donc signerait ? Ce n'est pas vous, légitimistes, qui vous battez
si vaillamment sous le drapeau de la République pour défendre le sol du vieux
royaume de France ; ni vous, fils des bourgeois de 1789, dont l'œuvre
maîtresse a été de sceller les vieilles provinces dans un pacte
d'indissoluble union ; ce n'est pas vous, travailleurs des villes, dont
l'intelligent et généreux patriotisme sait toujours représenter la France
dans sa force et son unité, comme l'initiatrice des peuples modernes ; ni
vous, enfin, ouvriers propriétaires des campagnes, qui n'avez jamais marchandé
votre sang pour la défense de la Révolution, à laquelle vous devez la
propriété du sol et votre titre de citoyens ! Non, il
ne se trouvera pas un Français pour signer cet acte infâme : l'étranger
sera déçu ; il faudra qu'il renonce à mutiler la France, car, tous animés du
même amour pour la mère-patrie, impassibles dans les revers. nous
redeviendrons forts et nous chasserons l'étranger. Pour
atteindre ce but sacré, il faut dévouer nos cœurs, nos volontés. notre vie,
et, sacrifice plus difficile peut-être, laisser la nos préférences. Il faut
nous serrer tous autour de la République, faire preuve surtout de sang-froid
et de fermeté d'âme ; n'ayons ni passion ni faiblesse, jurons simplement
comme des hommes libres de défendre envers et contre tous la France et la
République. Aux
armes ! Vive
la France ! Vive
la République ! Leon GAMBETTA —o—o—o— IV RÉPONSE DU GOUVERNEMENT DE PARIS
À LA CIRCULAIRE DE LA DÈLÈGATION Au peuple français. FRANÇAIS, Paris a
déposé les armes à la veille de mourir de faim. On lui
avait dit : Tenez quelques semaines, et nous vous délivrerons. Il a résisté
cinq mois, et, malgré d'héroïques efforts, les départements n'ont pu le
secourir. Il
s'est résigné aux privations les plus cruelles. Il a accepté la ruine, la
maladie, l’épuisement. Pendant un mois, les bombes l'ont accablé, tuant les
femmes les enfants. Depuis plus de six semaines, les quelques grammes de
mauvais pain qu'on distribue à chaque habitant suffisent à peine à l'empêcher
de mourir. Et
quand, ainsi vaincue par la plus inexorable nécessité, la grande cité s'arrête
pour ne pas condamner deux millions de citoyens à la plus terrible
catastrophe ; quand, profitant de son reste de force, elle traite avec
l'ennemi au lieu de subir une reddition à merci, au dehors, ou accuse le gouvernement
de la Défense nationale de coupable légèreté, on le dénonce, on le rejette. Que la
France nous juge, nous et ceux qui nous comblaient hier de témoignages
d'amitié et de respect, et qui aujourd'hui nous insultent ! Nous ne
relèverions pas leurs attaques si le devoir ne nous commandait de tenir
jusqu'à la dernière heure, d'une main ferme, le gouvernail que le peuple de
Paris nous a confié au milieu de la tempête. Ce devoir, nous l'accomplirons. Lorsqu'à
la fin de janvier, nous nous sommes résignés à essayer de traiter, il était
bien tard. Nous n'avions plus de farine que pour dix jours, et nous savions
que la dévastation du pays rendait le ravitaillement tout à fait incertain.
Ceux qui se lèvent aujourd'hui contre nous ne connaîtront jamais les angoisses
qui nous agitaient. Il
fallait cependant les cacher, aborder l'ennemi avec résolution, paraître
encore prêts à combattre et munis de vivres. Ce que
nous voulions, le voici : Avant
tout, n'usurper aucun droit. A la France seule appartient celui de disposer
d'elle-même. Nous avons voulu le lui réserver. Il a fallu de longues luttes
pour obtenir la reconnaissance de sa souveraineté. Elle est le point le plus
important de notre traité. Nous
avons conservé à la garde nationale sa liberté et ses armes. Si malgré
nos efforts, nous n'avons pu soustraire l'armée et la garde mobile aux lois
rigoureuses de la guerre, au moins les avons-nous sauvées de la captivité en
Allemagne et de l'internement dans un camp retranché, sous les fusils
prussiens. On nous
reproche de n'avoir pas consulté la délégation de Bordeaux ? Ou oublie que
nous étions enfermés dans un cercle de fer que nous ne pouvions briser. On
oublie, d'ailleurs, que chaque jour rendait plus probable la terrible
catastrophe de la famine, et cependant nous avons disputé le terrain pied à
pied, pondant six jours, alors que la population de Paris ignorait et devait
ignorer sa situation véritable, et qu'entraînée par une généreuse ardeur elle
demandait à combattre. Nous
avons donc cédé à une nécessité fatale. Nous avons,
pour la convocation de l'Assemblée, stipulé un armistice, alors que les
armées qui pouvaient nous venir on aide étaient refoulées loin de nous. Une
seule tenait encore, nous le croyions du moins. La Prusse a exigé la
reddition de Belfort. Nous l'avons refusée, et, par là même, pour protéger la
place, nous avons pour quelques jours réservé la liberté d'action de son
armée de secours. Mais, ce que nous ignorions, il était trop tard. Coupé en
deux par les armées allemandes, Bourbaki, malgré son héroïsme, ne pouvait
plus résister, et, après l'acte de généreux désespoir auquel il
s'abandonnait, sa troupe était forcée de passer la frontière. La
convention du 28 janvier n'a donc compromis aucun intérêt, et Paris seul a
été sacrifié. Il ne
murmure pas. Il rend hommage à la vaillance de ceux qui ont combattu loin de
lui pour le secourir. Il n'accuse pas même celui qui est aujourd'hui si
injuste et si téméraire, M. le ministre de la guerre qui a arrêté le général
Chanzy voulant marcher au secours de Paris et lui a donné l'ordre de se
retirer derrière la Mayenne. Non !
tout était inutile, et nous devions succomber. Mais notre honneur est debout
et nous ne souffrirons pas qu'on y touche. Nous
avons appelé la France à élire librement une Assemblée qui, dans cette crise
suprême, fera connaître sa volonté. Nous ne
reconnaissons à personne le droit de lui] en imposer une, ni pour la paix ni
pour la guerre. Une
nation attaquée par un ennemi puissant lutte jusqu'à la dernière extrémité ;
mais elle est toujours juge de l'heure à laquelle la résistance cesse d'être
possible. C'est
ce que dira le pays consulté sur son sort. Pour
que son vœu s'impose à tous comme une loi respectée, il faut qu'il soit
l'expression souveraine du libre suffrage de tous. Or nous n'admettons pas
qu'on puisse imposer à ce suffrage des restrictions arbitraires. Nous
avons combattu l'Empire et ses pratiques ; nous n'entendons pas les
recommencer en instituant des candidatures officielles par voie
d'élimination. Que de
grandes fautes aient été commises, que de lourdes responsabilités en
dérivent, rien n'est plus vrai ; mais le malheur de la patrie efface tout
sous son niveau ; et, d'ailleurs, en nous rabaissant au rôle d'hommes de
parti pour proscrire nos anciens adversaires, nous aurions la douleur et la
honte de frapper ceux qui combattent et versent leur sang à nos côtés. Se
souvenir des dissensions passées quand l'ennemi foule notre sol ensanglanté,
c'est rapetisser par ses rancunes la grande œuvre de la délivrance de la
patrie. Nous mettons les principes au-dessus de ces expédients. Nous ne
voulons pas que le premier décret de convocation de l'Assemblée républicaine
en 1871 soit un acte de défiance contre les électeurs. A eux
appartient la souveraineté ; qu'ils l'exercent sans faiblesse, et la patrie
pourra être sauvée. Le
gouvernement de la Défense nationale repousse donc et annule au besoin le
décret illégalement rendu par la délégation de Bordeaux, et il appelle tous
les Français à voter, sans catégories, pour les représentants qui leur
paraîtront les plus dignes de défendre la France. Vive la République ! Vive
la France ! Paris,
le 4 février 1871. Les Membres du gouvernement : Général TROCHU, Jules FAVRE, Emmanuel ARAGO, Jules FERRY, GARNIER-PAGÈS, Eugene PELLETAN. Ernest PICARD, Jules SIMON. Les Ministres : DORIAN, général LE FLÔ, P. MAGNIN, F. HEROLD. |
[1]
Gouvernement de la Défense nationale, par Jules Favre, t. II, p. 130.
[2]
Voir l'ouvrage de Flourens : Paris livré.
[3]
Le fait se trouve affirmé dans le télégramme suivant du commandant du 2e
secteur :
«
Paris, le 22 janvier 1871, 11 h 48 du matin
« Général Callier, commandant
2e secteur, à maire de Paris,
« Le passage de Flourens a la mairie du vingtième
arrondissement a coûté environ 2.000 rations de pain supprimées ou emportées.
« La commission municipale est dans le plus grand
embarras ; elle compte sur vous pour obtenir le remplacement de ces 2.000
rations, soit par l'Hôtel-de-Ville, soit par une intendance quelconque.
« C'est un besoin d'ordre public et des plus urgents !
« Pour copie conforme :
«
Le ministre de l'intérieur par intérim,
«
JULES FAVRE. »
[4]
L'appel du général Clément Thomas était ainsi connu :
À LA GARDE NATIONALE.
« Cette nuit, une poignée d'agitateurs a forcé la
prison de Mazas et délivré plusieurs prévenus, parmi lesquels M. Flourens.
« Ces mêmes hommes ont tenir d'occuper la mairie du vingtième
arrondissement et d'y installer l'insurrection.
« Votre commandant en chef compte sur votre patriotisme
pour réprimer cette coupable sédition.
« Il y va du salut de la cité.
« Tandis que l'ennemi la bombarde, les factieux
s'unissent a lui pour anéantir la défense.
« Au nom du salut commun, au nom des lois, au nom du devoir
sacre qui nous ordonne de nous unir tous pour défendre Paris, soyons prêts a en
finir avec cette criminelle entreprise !
« Qu'au premier rappel, la garde nationale se lève tout
entière, et les perturbateurs seront rappés d'impuissance.
«
Le commandant supérieur des gardes nationales,
«
CLÉMENT THOMAS.
« Paris, ce 22 janvier 1871
[5]
Aux raisons impérieuses tuées de la disette des subsistances, il convient
d'ajouter celles qui se tiraient de l'état sanitaire de Paris. Les décès
avaient atteint le chiffre exorbitant de cinq mille environ par semaine. Du 14
au 20 janvier la mortalité avait suivi la progression suivante :
CAUSES DES DÉCÈS
DU 14 AU 20 JANVIER 1871.
Variole - 382 : 41 en plus.
Scarlatine - 8 : 3 en moins.
Rougeole - 44 : 4 en plus.
Fièvre typhoïde – 373 : 74 en
plus.
Erysipèle - 18 8 en plus.
Bronchite 398 : 141 en plus.
Pneumonie – 426 : 36 en plus.
Diarrhée – 137 : 6 en moins.
Dysenterie – 42 : 4 en moins.
Angine couenneuse – 13 : 9 en
moins.
Croup – 27 : 7 en plus.
Affections puerpérales – 13 :
4 en plus.
Autres causes – 2-382 : 93 en
plus.
Total – 4.405 : 483 en plus.
[6]
Un obus allemand tomba encore dans le fort d'Aubervilliers à minuit trente-cinq
minutes. Le fait est attesté par le vice-amiral La Roncière Le Noury.
[7]
A l'occasion de cet essai de soulèvement, le général Clément Thomas publia la
proclamation suivante :
« La nuit dernière, des officiers de la garde nationale
ont tenté de réunir leur troupe et de prendre des dispositions militaires en
dehors de tout commandement.
« Le général, tout en ressentant aussi vivement la
douleur patriotique qui les a égarés, ne saurait partager leurs illusions, et
il a la douleur de prévenir la garde nationale qu'en cédant à de tels
entraînements elle compromettrait un armistice honorable et l'avenir de Paris
et de la France entière.
« Quelque douloureux qu'il puisse être pour un chef de
calmer les ardeurs de la troupe placée sous son commandement, et de blâmer
comme une faute les actes qu'elles inspirent, le commandant supérieur n'hésite
pas à le faire dans celle circonstance.
« Il rappelle à la garde nationale que de son attitude,
du calme et de la dignité avec lesquels sera supportée la douleur qui nous
atteint, dépendent aujourd'hui l'ordre dans Paris dont elle va être la
garnison, et le ravitaillement de cette grande ville dont l'éternel honneur
sera d'avoir prolongé la lutte au milieu des plus cruelles privations et
jusqu'au complet épuisement de ses ressources.
« Paris, le 28 janvier 1871.
»
«
Le général commandant supérieur,
«.
CLÉMENT THOMAS. »
[8]
Voici la lettre adressée par le vice-amiral La Roncière Le Noury au général
Vinoy :
« Mon général,
« D'après les termes reproduits ce matin au Journal
officiel, les forts de Paris doivent être occupés par l'armée allemande.
J'ignore la forme qui doit présider à notre évacuation ; mais permettez-moi
d'insister auprès de vous pour que les plus grands adoucissements soient
apportés aux sentiments si douloureux qu'éprouvent nos marins. Puisque la
cruelle nécessité leur en fait un devoir, ils sauront se résigner. Ils
abandonneront, en courbant tristement la tête, des remparts qu'ils défendaient
au rom de la patrie et où bien des leurs sont tombés bravement. Mais si les
lois de la guerre ne s'y opposent pas absolument, permettez qu'ils se retirent
avant l'arrivée des vainqueurs.
« Je connais les nobles sentiments de nos hommes ;
plusieurs officiers sont venus hier me les exprimer en leur nom. IL n'a pas
dépendu d'eux que les forts restassent inviolés. Faites qu'ils ne voient pas
l'affreuse réalité, et veuillez ordonner que ces forts soient rendus par les
autorités qui nous y ont reçus à notre arrivée, c'est-à-dire le commandant de
place, les agents du général de l'artillerie.
« Votre cœur de soldat a déjà compris les sentiments
que j'ai le devoir de vous exprimer. Je n'insisterai pas ; mais jusqu'au
dernier moment je compterai sur une solution qui constituera pour nos braves
marins la dernière récompense qu'ils ambitionnent.
« Je suis, etc., etc.
«
Signé : DE LA RONCIÈRE LE NOURY. »
(La Marine ou siège de Paris, page 390.)
[9]
Dans son ouvrage le Gouvernement de la Défense nationale, t. II, p. 403, M.
Jules Favre écrit relativement à la réserve stipulée pour l'armée de l'Est : «
Mon anxiété était affreuse. Il fut convenu que la solution serait réservée
jusqu'à l'arrivée des nouvelles qui, malheureusement, ne devaient nous parvenir
que par l'intermédiaire de l'ennemi. » Ainsi donc, de l'aveu de M. Jules Favre,
« son anxiété était affreuse », et il ne consultait pas la délégation de
Bordeaux ! Et il n'avertissait pas ses collègues de l'exception qui causait ses
anxiétés ! El il avait la candeur de ne pas soupçonner dans celle réserve une
perfidie tudesque, un odieux guet-apens !
[10]
Deux jours auparavant le ministre de l'intérieur à Bordeaux avait fait publier
l'avis suivant :
« Bordeaux, 27 janvier, 4
heures.
« La délégation du gouvernement est informée par ses
agents à l'étranger que le Times publie, sur la foi de ses correspondants, que
des négociations auraient été entamées entre Paris et Versailles au sujet du
bombardement de Paris et d'une prétendue reddition éventuelle de la capitale.
« La délégation du gouvernement n'accorde aucun crédit
à ces allégations de correspondants du Times, car il est impossible d'admettre
que des négociations de celle nature et de cotte importance aient été entamées
au préalable. Les ballons arrivés jusqu'à présent n'ont fait prévoir rien de
semblable.
« Un ballon est signalé aujourd'hui près de Rochefort
sans qu'on sache encore s'il a atterré. Aussitôt que de nouvelles dépêches lui
seront parvenues, le gouvernement s'empressera de les faire connaître.
«
Le directeur général délégué,
«
C. LAURIER. »
[11]
Dépêche du 29 janvier.
[12]
M. de Freycinet, délégué à la guerre, répondait à une dépêche de M. Bordonne
qui exprimait ces sentiments pénibles :
« Je comprends votre déception après des débuts si
heureusement inaugurés, mais je vous prie de croire que je n'ai pas été
consulté sur la question de l'armistice.
«
S. DE FREYCINET. »
[13]
Cette résolution fut annoncée aux troupes par l'ordre du jour que voici :
« Soldats de l'armée de
l'Est,
« Il y a peu d'heures encore, j'avais l'espoir,
j'avais même la certitude de vous conserver a la défense nationale, votre
passage jusqu'à Lyon était assuré à travers les montagnes du Jura.
Une fatale erreur nous a fait une situation dont je ne
veux pas vous laisser ignorer la gravité. Tandis que notre croyance en l'armistice,
qui nous avait été notifié et confirmé a plusieurs reprises par notre
gouvernement, nous recommandait l'immobilité, les colonnes ennemies
continuaient leur marche, s'emparaient des défilés déjà en nos mains et
coupaient ainsi notre ligne de retraite.
« Il est trop tard aujourd'hui pour accomplir
l'œuvre interrompue : nous sommes entourés par des forces supérieures : mais je
ne veux livrer à la Prusse ni un homme ni un canon. Nous irons demander à la neutralité suisse
l'abri de son pavillon ; mais je compte, dans cette retraite sur la frontière,
sur un effort suprême de votre part : défendons pied à pied les derniers
échelons de nos montagnes, protégeons les défilés de notre artillerie et ne
nous retirons sur un sol hospitalier qu'après avoir sauvé notre matériel, nos
munitions et nos convois.
« Soldats, je compte sur votre énergie et sur votre
ténacité. Il faut que la, patrie sache bien que nous avons tous fait notre
devoir jusqu'au bout, et que nous ne déposons les armes que devant la fatalité.
« Pontarlier, 31 janvier. »
[14]
Le Journal d'Ulm disait : « Tant mieux pour la Suisse, si la canaille de
l'armée de Bourbaki est chez elle, la Suisse verra comment il est facile de
traiter de telles gens, et ce qui lui en coûtera ; » le journal l'Helvétie
répondait bravement, en républicain parlant à un esclave : « Que les rédacteurs
du pays des Sept-Souabes se rassurent : les quatre-vingt mille Français (et
davantage s'il le fallait !) seront mieux traités dans notre riche et libre
Suisse que ne le sont les mangeurs de saucisses et de choucroute de Knodel et
de Nudel dans leur propre pays ! » (J. Claretie, Histoire de la Revolution
de 1870-71, t. I, p. 347.)
[15]
Qu'on en juge par les lignes suivantes d'un écrivain suisse :
« Les dames qui ont soigné des malades s'y sont
attachées comme a des enfants dociles. Oui, tous ces rudes soldats du Nord et
du Midi, de l'Alsace et de la Lorrains, Bretons, Normands, Tourangeaux,
blessés, gelés, tremblants de fièvre, suffoqués de pleurésie, étouffés de
catarrhes, ont été chez nous des enfants bons et dociles. Ils sont partis, et
nous les regrettons, médecins, infirmiers, malades. De douces relations
d'estime s'étaient nouée- ; entre eux et nous. »
[16]
La défense de Belfort, écrite sous le contrôle du colonel
Denfert-Rochereau, page 463.
[17]
Impressions et souvenirs du siège de Belfort, par un volontaire de
l'armée de Belfort, page 145.
[18]
La guerre en province, par Ch. de Freycinet, page 319.
[19]
Telle est l'évaluation de M. Ch. de Freycinet, très-bien en situation de
connaitre la vérité.
[20]
Au reçu de ces dépêches, le délégué à la guerre, M. de Freycinet, écrivait au
général d'Aurelles de Paladines à Orléans : « Nous ne pouvons demeurer
éternellement à Orléans. Paris à faim et nous réclame. »
[21]
Dans le protocole, cette condition du transport des affûts dans les forts a été
abandonnée par les commissaires allemands, sur la demande des commissaires
français.