La deuxième armée de
la Loire à travers le Perche ; les fuyards. — Combat de Droué. — Arrivée au
Mans ; avantages de cette position. — Chanzy occupe les bords de l'Huisne. —
Instructions à l'année. — Les Allemands s'avancent dans le Perche. — Projets
de Chanzy. — Nouvelles du général Trochu ; ; tableau de la situation morale
et militaire de Paris. — Chanzy communique ces nouvelles au ministre de la
guerre : il est d'avis d'agir sans retard ; le plan qu'il propose : les
armées du Mans, du Nord et de l'Est agiraient de concert tout autour de
Paris. — Réponse du ministre de la guerre ; impossibilités : Bourbaki est
engagé dans l'est. — Incident relatif à l'arrivée du prince de Joinville ;
correspondance échangée entre Chanzy et le ministre de la guerre. — Lettre du
prince au Times. — Les colonnes mobiles des généraux Rousseau et de Jouffroy.
— Violences des Prussiens à Saint Calais. — Escarmouches à travers le Perche.
— Combats d'Ardenay, de la Fourche, de Nogent-le-Rotrou, du Theil, de
Connerré. — Les troupes se replient autour du Mans. — Renforts du camp de
Conlie. — Approche des armées allemandes. — Instructions du général Chanzy. —
Positions des divers corps au 10 janvier. — Bataille du Mans ; le général
Jaurès ; brillant fait d'armes du général Goujard sur le plateau d'Auvours ;
la journée est bonne. — Abandon précipité du plateau de la Tuilerie. —
Désespoir de Chanzy et de Jauréguiberry ; vains efforts pour reprendre le
plateau ; les soldats se débandent et se couchent dans la neige. — La
retraite est décidée : pathétique correspondance entre Chanzy et
Jauréguiberry. — Chanzy voudrait se retirer sur Alençon. — Instructions du
ministre de la guerre. — Retraite sur la Mayenne ; combats livrés sur les
ponts de la Sarthe. — Démoralisation des l6e et 17e corps. — La retraite est
assurée ; arrivée à Laval. — Le silence s'établit dans l'Ouest. — Pièces
justificatives : Rapport de Chanzy sur la bataille du Mans.
Après
le combat de Fréteval, Chanzy quitte les bords du Loir et s'engage dans le
Perche, allant abriter son armée entre les bords de la Sarthe et de l'Huisne.
Une partie de la deuxième armée avançait par Droué et Vibraye vers la vallée
de l'Huisne ; l'autre marchait droit sur le Mans par la route de
Saint-Calais. Le temps était toujours affreux : la neige encombrait les
routes ; les pièces d'artillerie, les caissons enfonçaient dans des fondrières
boueuses. Les troupes, pour abréger leurs souffrances, auraient voulu se
répandre à travers champs et gagner à la hâte le Mans, qui s'offrait au loin
comme un asile ; ; mais, dans cette région touffue, coupée de haies et
couverte d'un épais manteau de neige, les chemins de traverse étaient devenus
impraticables ; il fallait donc se tenir sur les routes, marcher lentement en
longues files, braver les rigueurs d'un intolérable hiver et s'arrêter
parfois pour faire face à l'ennemi. Néanmoins quelques bataillons, oublieux
de toute discipline, s'enfuirent en désordre. La gendarmerie, envoyée à leur
poursuite, ne put les ramener. Ce torrent de fuyards s'écoula vers la ville
et y jeta l'épouvante. D'autres corps s'égarèrent en route au milieu de ces
pays touffus et accidentés ; la division Goujard, du 21e corps, passa toute
une nuit glacée dans les bois et n'atteignit Droué qu'après quatorze heures
de marche. Pendant
cette difficile retraite, l'ennemi s'était mis à la poursuite de la deuxième
armée ; il la croyait plus démoralisée qu'elle ne l'était en réalité et il ne
devait pas tarder à s'en assurer. Ses éclaireurs, lancés sur la trace de nos
colonnes, purent s'emparer de quelques charrettes embourbées et qu'on avait
dû abandonner ; ils prirent aussi une mitrailleuse abandonnée par le 16e
corps et une batterie de 12 de la réserve, dont les surveillants s'étaient
enivrés. Ces pertes étaient sans doute fort regrettables, mais une armée en
retraite sur des routes glissantes où son matériel s'embourbe doit toujours
faire quelques sacrifices, si elle n'a pas une avance de temps assez grande
sur l'ennemi qui la harcèle. Les Allemands avaient eu la bonne fortune de
trouver les ponts du Loir imparfaitement détruits ; ils les avaient
promptement réparés et s'étaient jetés sur nos derrières ; ils ne comptaient
pas seulement s'emparer de quelques caissons d'artillerie, mais faire des
milliers de prisonniers. Le
corps de Bretagne, commandé par le général Goujard, était enfin arrivé à
Droué après avoir passé une nuit dans les bois ; il avait pris du repos et se
remettait en marche, lorsqu'il fut assailli par les Allemands. Quelques
bataillons de mobilisés avaient déjà lâché pied. Le général Goujard les
arrête, dispose des tirailleurs derrière les haies, puis, entraînant à sa
suite une poignée de braves, il se jette sur l'ennemi et le culbute. Quelques
décharges de mitrailleuses achèvent son succès, et la retraite continue sans
que l'ennemi revienne à la charge. Toute la deuxième armée arriva au Mans le
20 décembre. Pour la troisième fois, grâce au général Chanzy, elle vient
d'échapper à l'étreinte de Frédéric-Charles et du duc de Mecklembourg. La
ville du Mans, communiquant avec l'ouest cl le midi de la France, ayant à
proximité le camp de Conlie et plus en arrière le camp de Cherbourg, offrait
à Chanzy des ressources considérables. Le pays, couvert de bois et de haies
et traversé par l'Huisne et la Sarthe, présente de solides lignes de défense.
Bâtie entre ces deux cours d'eau et entourée de collines, la ville est
surtout protégée par les deux rives de l'Huisne du côté de l'est, le côté
menacé par les armées allemandes. Celles-ci s'approchaient par plusieurs
routes : elles descendaient, vers le nord-est, en suivant la rive gauche de
l'Huisne. Un autre corps longeait la voie ferrée qui relie le Mans à Paris ;
en inclinant vers le sud, la route de Saint-Calais et enfin la route de
Grand-Lucé, aboutissant au rond-point de Pontlieue, s'offraient encore à
l'ennemi. Chanzy occupa les plateaux qui dominent toutes ces roules, la
Tuilerie au sud, et vers l'est le plateau d'Auvours, qui commande la voie
ferrée du Mans à Paris. Au nord de la ville, entre la Sarthe et l'Huisne, le
plateau de Sargé fut gardé par le général Jaurès. Tous
les corps occupent au 21 décembre les positions qui leur ont été assignées.
Chanzy les a prévenus que l'ennemi approche, qu'ils doivent se tenir prêts à
combattre et se garder par un service incessant d'avant-postes et de
reconnaissances de cavalerie légère. Le sol était toujours couvert de neige ;
les troupes campées sous la tente souffraient beaucoup de l'humidité et du
froid ; la petite vérole sévissait avec force. Quant aux Allemands, fatigués
par les rudes combats de Josnes, de Beaugency et de Vendôme, souffrant aussi
des rigueurs de la saison, ils n'étaient pas encore prêts pour une attaque
décisive. Le duc de Mecklembourg était remonté vers Chartres, laissant des
forces considérables dans les vallées du Loir et de la Loire pour occuper les
pays évacues par l'armée française. Quant à Frédéric-Charles, il était revenu
à Orléans, assez inquiet du départ de la 1re armée de la Loire qui, de
Bourges, venait de se porter dans la région de l'est. Cependant, et en
attendant le choc décisif, quelques colonnes mobiles s'aventuraient dans le
Perche pour refouler les reconnaissances envoyées au loin par le commandant
en chef de la 2e armée de la Loire. Une de ces colonnes s'avança jusqu'à
Tours et lança quelques obus dans la ville. On eut à déplorer la mort de
plusieurs personnes et divers incendies. Du
Mans, où il reconstitue et fait reposer son armée, Chanzy combine différents
projets ; mais son premier soin est de se fortifier autour de la ville et de
se mettre en mesure de supporter le choc des armées allemandes, si elles
doivent se jeter sur lui pour en finir avec les tenaces soldats de Josnes et
de Beaugency. Les prévisions de Chanzy vont au-delà d'une bataille autour du
Mans. L'ennemi, inquiété par le mouvement de Bourbaki vers l'est, pourrait se
tourner de ce côté et laisser le champ libre à la deuxième armée de la Loire.
Dans cette éventualité, Chanzy médite de faire remonter l'Huisne à son armée
comme pour menacer Chartres puis, laissant cette ville à sa droite et
obliquant vers le nord, il se portera à la hauteur de Mantes. Sa présence
imprévue en ces lieux doit jeter le trouble dans le quartier général de
Versailles. Il s'efforce alors de combiner une action commune avec le général
Trochu, et peut-être sera-t-il assez heureux pour briser la ligne d'investissement
et faire cesser le siège de Paris. Chanzy
se préparait ainsi à agir suivant les circonstances, lorsqu'il reçut
directement des nouvelles du général Trochu. Il en fait part sur le-champ au
ministre de la guerre. Voici quels étaient en substance les renseignements
fournis par le gouverneur de Paris. Trochu commençait par retracer à Chanzy
un tableau rassurant de l'esprit public dans la ville assiégée. Les
dispositions des habitants sont excellentes ; le parti de Flourens, Blanqui,
etc., est réduit à l'impuissance ; la force armée, quoiqu'elle soit composée
d'éléments fort disparates, est animée d'un bon esprit. Toutes les inquiétudes
du gouvernement naissent de l'état des subsistances. Des ressources
inattendues ont éloigné le danger : on a remplacé la farine par du riz dans
la fabrication du pain ; mais cet expédient ne peut durer qu'un temps :
l'échéance fatale approche. En mettant en œuvre toutes ces ressources, Paris
pourra tenir jusqu'à la fin de janvier ; à partir du 20 janvier, il faudra
évidemment traiter, les jours suivants suffisant à peine pour préparer
l'approvisionnement de cette population. Quant à la question militaire de la
délivrance de Paris, elle présente les plus graves difficultés. Une trouée
n'est pas possible à l'armée de Paris seule. Cela tient non-seulement à la
remarquable organisation de l'investissement de la place ; mais, en admettant
même qu'on pût rompre les lignes, ce dont la difficulté est surabondamment
prouvée, l'armée ne pourrait continuer qu'à la condition de trouver, a six ou
huit lieues de Paris au plus, un approvisionnement considérable de munitions,
car elle aurait épuisé les siennes à peu près totalement. Chanzy
écrivait, en conséquence, au ministre de la guerre que, Paris ne pouvant se
débloquer tout seul, il fallait lui donner le secours immédiat des armées de
province ; que la chute de Paris serait fatale à la France et que, pour sa
part, il ferait les plus grands efforts pour l'empêcher. Chanzy demande à
être instruit des projets de Faidherbe et de Bourbaki ; il pense que les
trois armées doivent combiner leurs efforts ; qu'à cette seule condition on
sauverait peut-être Paris. « Notre plus grande chance de réussite, écrit-il à
M. Gambetta, le 30 décembre, doit résider dans la combinaison de nos
mouvements, dans la coopération simultanée des trois armées au même but, dans
un même effort fait au même moment ; sans cela, nous nous exposons a voir
échouer successivement des forces qui, bien dirigées, pourraient triompher[1]. » Il ajoutait que son rôle
personnel lui paraissait nettement tracé : après avoir achevé la
réorganisation de son armée, il quittera les bords de la Sarthe pour aller se
placer entre Evreux et Chartres. Là, suivant les circonstances, deux partis
s'offriront à lui : ou continuer sa marche sur Paris, ou investir l'armée
assiégeante dans ses retranchements. Au 2 janvier, nouvelles instances de Chanzy
auprès du ministre : « Il ne faut pas se le dissimuler, le moment d'agir est
arrivé : la résistance de Paris a une limite que vous connaissez ; le temps
presse, et le grand effort qu'il s'agit de faire n'aura de résultat certain
que si toutes nos forces y concourent simultanément, d'après un plan bien
arrêté et par des opérations vigoureusement menées. » Malheureusement Chanzy
manque de renseignements précis pour concerter son action avec celle des
autres armées. Il ignore où en est la première armée, et quel est son
objectif ; il ne sait rien de ce qui se passe dans le Nord et des projets de
Faidherbe ; enfin il n'a que des renseignements très-vagues sur la
composition des forces réunies en Bretagne et au camp de Cherbourg, et sur leur
rôle éventuel. Quant
au plan proposé par Chanzy, il consistait à faire marcher de concert les deux
armées de la Loire : pendant que la deuxième armée, venant du Mans,
remonterait sur l'Eure, entre Évreux et Chartres, la première avec Bourbaki,
s'appuyant sur la Bourgogne,, la Seine, l'Aube et le Marne, s'établirait
entre la Marne et la Seine, de Nogent à Château-Thierry ; de son côté,
l'armée du Nord viendrait d'Arras entre Compiègne et Beauvais, gardant comme
ligne principale le chemin de fer de Paris à Lille. Les forces concentrées à
Cherbourg seraient utilisées sur la gauche de la deuxième armée en se
réservant toujours comme refuge les lignes de Carentan. Dans les vues de
Chanzy, aussitôt que les trois armées auraient occupé les positions
indiquées, on chercherait à se mettre en communication avec Paris, qui ferait
de son côté de sérieux efforts pour rompre la ligne d'investissement. Si
cette tentative était couronnée de succès, le ravitaillement de Paris
devenait possible, l'ennemi pouvait être refoulé, Paris toucherait à sa
délivrance. D'après
le plan de Chanzy il fallait donc agir avec le concours de l'armée de
Bourbaki, et agir au plus vite, vu la détresse de Paris. Mais en ce moment,
l'armée de Bourbaki était engagée dans un mouvement dont on attendait les
plus beaux résultats. Le ministre de la guerre répondait : « Au lieu de faire
marcher Bourbaki sur Châtillon sur-Seine et Bar-sur-Seine, nous avons trouvé
plus avantageux de le faire opérer dans l'extrême Est, de manière à amener la
levée du siège de Belfort, à occuper les Vosges et à couper les lignes
ferrées venant de l'Allemagne. Cette action nous semble à la fois plus sûre
et plus menaçante que celle que vous avez en vue. Actuellement Bourbaki est
près de Vesoul, et vers le 10 ou le 12 nous pensons que le siège sera levé. A
partir de là commencera la grande marche sur les Vosges et la période la plus
active des opérations. A la tête de ses 150.000 hommes, Bourbaki se
retournera vers Paris et avancera dans cette direction de l'est à l'ouest en
occupant simultanément, autant que possible, les deux lignes ferrées de
Strasbourg et de Metz. » Le
ministre pensait que Chanzy devrait se mettre en marche pour Paris du 12 au
15 janvier. Il lui annonçait pour cette époque l'appui de deux nouveaux
corps, le 19e et le 25e, dont l'un était en formation à Cherbourg, l'autre à
Vierzon. Ces deux corps porteraient à 200.000 hommes l'effectif de la
deuxième armée de la Loire[2]. Chanzy
insiste : il trouvait bonne, dit-il, l'opération de Bourbaki dans l'Est, si
le résultat pouvait en être plus immédiat pour Paris. Mais Paris ne peut plus
attendre. Il a des vivres jusqu'au 15 janvier seulement ; à partir de là, il
ne vivra que d'expédients. Le général Trochu déclare qu'il y a urgence à
faire un très-prompt et suprême effort sur Paris ; « c'est aussi mon avis. » Il fut
de nouveau répondu au général que le concours des 19e et 25e corps en
formation lui était indispensable, et que ces corps ne pourraient entrer en
ligne avant le 15 ; que quant à changer le plan de la campagne dans l'Est,
cela était impossible, ce plan étant le meilleur et le plus propre à démoraliser
l'armée allemande. « Enfin, ajoutait le délégué à la guerre en réponse aux
instances de Chanzy, nous ne pensons pas qu'il y ait lieu de prendre à la
lettre l'échéance du général Trochu. Cette échéance a déjà varié plusieurs
fois de plusieurs semaines, et tous nos renseignements s'accordent à la
mettre à une date plus reculée. D'autre part, et cette circonstance seule
serait décisive, nous savons qu'un effort beaucoup plus vaste et beaucoup
plus vigoureux contre les lignes d'investissement se prépare dans Paris. Or,
cet effort ne s'accomplira pas à la date rapprochée que vous supposez. En
résumé, général, ne vous laissez pas affecter par les dépêches du général
Trochu, et ouvrez votre cœur à l'espoir que doit faire naître un plan
d'ensemble bien conçu et bien ordonné pour un effort suprême et décisif. » Chanzy
se soumit, mais ne resta pas inactif en attendant d'être attaqué dans ses
lignes ou d'en sortir pour attaquer l'ennemi. Quelques détachements allemands,
venus de Vendôme et de Chartres, se hasardaient parfois à traverser le
Perche, ou, venant par le nord, s'avançaient entre la Sarthe et l'Huisne : il
fallait les surveiller, et, si possible, les décimer. Chanzy ordonna aux
chefs de corps de couvrir leur front de postes avancés, d'envoyer au loin des
reconnaissances de cavalerie légère et d'avoir l'œil constamment ouvert sur
les mouvements des Prussiens. Il fit organiser des colonnes mobiles qui
fouillèrent le pays dans tous les sens. L'une, sous les ordres du général Rousseau,
fut chargée de remonter le cours de l'Huisne et de pousser jusqu'à
Nogent-le-Rotrou, avec ordre de recueillir des renseignements sur les
positions de l'ennemi, sur ses forces dans la région, et de se rabattre si
elle le rencontrait trop supérieur en nombre. L'autre, aux ordres du général
de Jouffroy, se porta sur la rivière de la Braye qui, après avoir coupé la
route de Vendôme au Mans au-delà de Saint-Calais, se jette dans le Loir
au-dessus de Montoire. Le général de Jouffroy devait avancer jusqu'à Vendôme
et explorer tout le pays compris entre le Loir et la Loire. Ces excursions
militaires très-importantes eurent un premier résultat : ce fut de mettre un
terme aux violences des détachements prussiens qui désolaient le pays, ou du
moins de les rendre plus circonspects. Ils venaient de se signaler à Saint-Calais
par des cruautés inqualifiables. Les habitants de ce village avaient soigné
des malades cl des blessés prussiens laissés parmi eux à la suite d'une
rencontre ; ils en furent récompensés, au retour de l'ennemi, par le pillage
et l'obligation de payer une forte contribution en argent. Ils furent, en
outre, traités de lâches et grossièrement outragés. Le général Chanzy écrivit
à ce sujet au commandant prussien de Vendôme une lettre où on lisait ces mots
: « Vous avez prétendu que nous étions les vaincus : cela est faux. Nous vous
avons battus et tenus en échec depuis le 4 de ce mois. Vous avez osé traiter
de lâches des gens qui ne pouvaient vous répondre, prétendant qu'ils
subissaient la volonté du gouvernement de la Défense nationale, les obligeant
à résister alors qu'ils voulaient la paix et que vous la leur offriez ; je
proteste avec le droit que me donnent de vous parler ainsi la résistance de
la France entière et celle que l'armée vous oppose et que vous n'avez pu
vaincre jusqu'ici[3]. » A
l'approche de la colonne mobile du général de Jouffroy, les troupes
allemandes de Saint-Calais se replient sur Vendôme. Chaque jour est marqué
par des escarmouches et des combats où les soldats de la deuxième armée
affirment leur vigueur. C'est tantôt à Saint-Quentin, sur la route de
Château-Renault, d'où le général Jouffroy chasse un parti de Prussiens, en
lui prenant des caissons et en lui faisant quelques prisonniers ; tantôt à
Courtalin, près de Cloyes, où le général Rousseau met en fuite un détachement
; tantôt à Varennes, près de Montoire, où les éclaireurs algériens conduits
par le colonel Goursaud se distinguent par un brillant fait d'armes. D'un
jour à l'autre, les combats deviennent plus fréquents ; preuve évidente que
l'ennemi est sorti de ses cantonnements cl que l'instant de la lutte décisive
approche. Entre le Loir et la Loire, le général de Curten, arrivé de Poitiers
avec ses troupes et chargé d'appuyer les mouvements du général de Jouffroy,
se bal le 2 janvier à Lancé, le 5 à Villethion. De son côté le général de
Jouffroy, qui s'est avancé de Vendôme, rencontre l'ennemi partout ; on se
battait, avec des fortunes diverses, à Mazangé en avant de Vendôme, aux
Roches sur le Loir, et le général de Jouffroy se voyait contraint de reculer
devant les forces grossissantes de l'ennemi. Son mouvement en arrière, en
découvrant le général de Curten, obligeait celui-ci à rétrograder à son tour.
Chanzy, voyant la situation s'aggraver sur ce point, confia à l'amiral
Jauréguiberry le commandement des colonnes Curten, Barry et de Jouffroy. Le 7
janvier, un violent combat avait lieu près de Chahaignes contre 8.000
Prussiens. Nos troupes, inférieures en nombre, résistaient avec vigueur et infligeaient
à l'ennemi des pertes sensibles. Néanmoins le général Barry était forcé de se
replier dans la direction du Mans. Le 9 janvier, nouveau combat à Brives ; on
abandonne dans les fondrières et la neige, où elles se sont enfoncées, une
partie des voitures. Pendant
que les Prussiens se rapprochent du Mans par le sud, en suivant la route de
Château-du-Loir et de Grand-Lucé, d'autres corps essayent d'aborder le Mans à
l'est par la route de Saint-Calais. On se bat le 9 janvier à Ardenay, non
loin de la ville. Sur l'Huisne, les Allemands avançaient par masses venant de
Chartres et se heurtaient à la colonne mobile du général Rousseau. Du 1er au
9 janvier, des combats avaient lieu à la Fourche, à Nogent-le-Rotrou, au
Theil, à Connerré. Le cercle se resserrait de plus en plus. Le 10 janvier
toutes les troupes répandues en avant du Mans durent se replier sur les
positions autour de la ville et se préparer à la lutte suprême. Les soldats
et les mobiles étaient accablés de fatigue, mouillés par la neige tombant
toujours et ne pouvaient se sécher. Chanzy venait de recevoir un renfort de
10.000 hommes arrivés du camp de Conlie et en fort mauvais état ; ils
étaient, dit-il, « mal vêtus, mal approvisionnés et n'avaient même pas, à
leur arrivée au Mans, les munitions qui leur étaient indispensables. »
Pendant la nuit on compléta les tranchées et les épaulements. L'heure était
solennelle : Frédéric-Charles et le duc de Mecklembourg voulaient en finir
avec cette armée indomptable qui décimait leurs troupes. On présageait pour
le lendemain une lutte désespérée. Décimés par les balles, exténués par la
marche dans la boue et la neige, les Allemands ressentaient une sourde rage
contre ces ennemis implacables qui tenaient leur victoire en suspens. Chanzy
donna ses ordres pour conserver les positions coûte que coûte et sans aucune
idée de retraite : Personne
ne devra s'éloigner des bivouacs et des positions à défendre. L'accès du Mans
est formellement interdit à la troupe et aux officiers de tous grades. Chaque
corps d'armée fera garder ses derrières par de la cavalerie pour ramasser les
fuyards et empêcher toute débandade. Les
fuyards seront ramenés sur les positions et maintenus dans la première ligne
de tirailleurs. Ils seront fusillés, s'ils cherchent à fuir... Le général en
chef n'hésiterait pas, si une débandade venait à se reproduire, à faire
couper les ponts en arrière des lignes, pour forcer à la défense à outrance[4]. De
grand matin, Chanzy passa à cheval devant le front de ses troupes, pour
rassurer leur confiance et les exciter à faire leur devoir. Le temps était
vif et froid, l'air pur, et des hauteurs occupées par l'armée, on pouvait
distinguer les mouvements de l'armée allemande. On avait employé toute la
nuit à se fortifier depuis l'extrême gauche, commandée par le général Jaurès,
jusqu'à l'extrême droite, en avant de Pontlieue, où commandait l'amiral Jauréguiberry.
Les troupes étaient dans les positions suivantes : des trois divisions du 16e
corps (Jauréguiberry), celle qui formait l'extrême droite garde la route du
Mans à La Flèche et le chemin de fer, parallèle à la route, qui va du Mans à
Tours. La division du centre, plus rapprochée de Pontlieue, se tient à la
naissance des trois routes qui partent de Pontlieue, l'une allant à La
Flèche, l'autre à Tours, la troisième à Château-Renault, par le Grand-Lucé.
La troisième division du 16e corps, formant la droite et se reliant aux
divisions du 17e corps, aux ordres du général de Collomb, qui s'étendait de
Pontlieue à Changé et à Yvré-l'Évêque, se trouve en pays de bois, arrosé par
les eaux de l'Huisne. En avant d'Yvré-l'Évêque s'étend le plateau d'Auvours,
l'une des positions les plus importantes de la rive gauche de l'Huisne ; un
peu au-delà d'Auvours, en tirant vers l'est, entre Champagne et Montfort, le
cours de l'Huisne s'infléchit et suit presque parallèlement la ligne ferrée
du Mans à Paris. Le général Goujard garde celte position avec ses deux
divisions, ayant placé celle de droite entre Champagne et la rivière, et
celle de gauche à la hauteur de Grand-Vau, sur la rive droite. Les deux
divisions sont donc séparées par l'Huisne. Enfin, à l'extrême gauche, le
général Jaurès, à la tête du 21ecorps, est chargé de défendre les hauteurs
qui dominent la rive droite de l'Huisne, Pont-de-Gennes et Montfort, et en
même temps de faire face a toute attaque venant de Bonnétable ou de Ballon.
Si le plateau d'Auvours a une grande importance, parce qu'une fois pris par
l'ennemi, l'armée française se trouverait coupée en deux tronçons, il est une
autre position non moins importante : c'est le plateau de la Tuilerie, au sud
de Pontlieue, sur la route de Tours, dont la perte entraînerait la chute du
Mans. La garde de la Tuilerie fut confiée aux mobilisés de Bretagne, tirés du
camp de_ Conlie. La
bataille commença à l'extrême gauche contre les troupes du général Jaurès.
Les Prussiens avaient traversé l'Huisne pour marcher sur Montfort et
Pont-de-Gennes. Le général Jaurès, se portant lui-même on avant avec une
compagnie de fusiliers marins, arrête l'ennemi par une vive fusillade, et,
après l'avoir repoussé, sait le tenir vigoureusement en respect. Une
lutte plus vive était engagée vers le plateau d'Auvours. Le général Goujard,
attaqué par des forces supérieures, avait dû évacuer Champagne. Il avait
ouvert un feu violent d'artillerie sur ce village, pour en débusquer l'ennemi,
mais celui-ci s'était maintenu sur le terrain ; il avait aussitôt concentré
des forces derrière le village, pour s'emparer du plateau. Vers deux heures,
des colonnes serrées gravissent les pentes au pas de course, débouchent sur
la hauteur et engagent une lutte désespérée avec les mobiles du corps de
Bretagne qui, bien que soutenus par des mitrailleuses, finissent par lâcher
pied et par redescendre le plateau au pas de course, laissant derrière eux trois
mitrailleuses et donnant aux autres troupes le plus dangereux exemple. Le
général Goujard, qui défend en ce moment le pont d'Yvré-l'Évêque, voit cette
fuite désordonnée et mesure d'un coup d'œil le danger. Maîtres d'Auvours, les
Prussiens menacent toute la contrée environnante. Il faut les en déloger : le
brave général arrête les fuyards en faisant braquer sur eux deux canons
chargés à mitraille ; puis se mettant à la tête d'une colonne de 2.000
hommes, composée du 1er bataillon des volontaires de l'Ouest, des mobiles des
Côtes-du-Nord et de quelques débris ralliés du 17e corps, il fait sonner la
charge et s'élance sur les Allemands, stupéfaits par tant d'audace ; la
colonne gravit le coteau ; quand le brave général et ses héroïques soldats
sont à vingt-cinq pas de l'ennemi, une décharge meurtrière de mousqueterie
fauche les premiers rangs. Le cheval de Goujard est percé de six balles ;
mais l'élan est donné ; la colonne française, décimée et furieuse, se
précipite sur les Prussiens, à la baïonnette, les culbute, les disperse et
reste maîtresse du plateau. Les pertes étaient considérables, mais le fait
d'armes était glorieux ; l'intrépide général Goujard fut nommé commandant de
la Légion d'honneur, à la place même où venait de couler tant de sang généreux. Ainsi,
grâce à l'énergie du général Jaurès, à la gauche, et du général Goujard, au
centre, la victoire était à nous sur les deux rives de l'Huisne. De ces deux
côtés, le reste de la journée s'écoula sans autre incident notable. A. la
droite, l'amiral Jauréguiberry conserva ses positions avec sa vigueur et son
sang-froid ordinaires. La nuit était venue ; l'armée française avait subi le
choc des armées allemandes sans reculer d'un pas. Les troupes étaient fatiguées,
mais leur attitude était ferme et permettait l'espérance. Un événement
désastreux changea tout à coup la face des choses. Le général Chanzy venait
de rédiger des instructions à l'armée pour la journée du lendemain et de lui
exprimer sa confiance dans l'issue de la grande lutte engagée, lorsqu'il
apprit, à trois heures du soir, que les mobilisés de la Bretagne, saisis tout
à coup d'une incroyable panique, avaient abandonné la position de la
Tuilerie. Une colonne d'infanterie, appuyée par de la cavalerie, ayant
soudainement attaqué la Tuilerie, à la faveur d'une nuit rendue plus claire par
le reflet de la neige, les Bretons avaient pris la fuite sans combattre. Leur
retraite exposant les autres corps à être tournes, ceux-ci devaient reculer à
leur tour. On
conçoit la douleur de Chanzy et de l'amiral Jauréguiberry à cette fatale
nouvelle. L'amiral télégraphia, à minuit, au commandant en chef : « Je reçois
des nouvelles désolantes ; on n'a pu réussir à reprendre la Tuilerie. Les
hommes, au premier coup de fusil, se sont débandés. » Le général Le Bouëdec,
campé à Pontlieue, avait fait des efforts désespérés pour ramener les troupes
au combat et refouler les Prussiens. Les compagnies, reformées une à une au
prix des plus grandes difficultés, s'arrêtaient au bout de quelques pas. Les
hommes, harassés de fatigue, troublés par les ténèbres, déposaient leurs fusils,
se couchaient sur la neige et n'entendaient plus la voix de leurs chefs. Le
nombre des fuyards augmentait d'heure en heure dans les faubourgs de Pontlieue.
Nuit horrible qui fit pénétrer le désespoir dans l'âme des vaillants généraux
de la deuxième armée. C'était, pour la France, le coup de grâce de la
fortune. Chanzy télégraphie à Jauréguiberry, vers quatre heures du matin : «
La situation est grave, nous ne pouvons-nous en tirer que par une offensive
vigoureuse dès ce matin, et le plus tôt possible. Je compte pour cela
entièrement sur votre concours. Au jour, vos troupes se reconnaîtront et
reprendront confiance : tout peut être sauvé. » Jauréguiberry répond : « Tout
mon état-major est sur la place depuis quatre heures du matin, occupé à
réorganiser les fuyards, mais n'y réussit pas. Je suis désolé d'être obligé
de dire qu'une prompte retraite me semble impérieusement commandée. » Chanzy
se rend douloureusement à l'évidence : « Le cœur me saigne, écrit-il à
l'amiral, mais quand vous, sur qui je compte le plus, vous déclarez la lutte
impossible et la retraite indispensable, je cède » Tel fut
le lugubre dénouement de cette journée du 11 janvier, qui avait été, jusqu'à
la nuit, favorable à nos armes[5]. Il fallut, dès le lendemain,
recommencer la déchirante tragédie des retraites dans la neige, dans la boue,
dans le verglas, avec l'espérance morte dans le cœur. On s'éloignait indéfiniment
de Paris. On pouvait encore tenter la fortune des armes, quand on s'éloignait
des bords de la Loire pour gagner les rives du Loir. Après les beaux faits
d'armes de Josnes et de Beaugency, quand on avait gagné Vendôme, on emportait
de glorieux souvenirs dans les plis du drapeau tricolore. Quand, plus tard,
traversant le Perche touffu, au milieu des neiges, on se réfugiait derrière
la Sarthe et qu'on attirait l'étranger sur ses pas dans ces difficiles
contrées, tout n'était pas désespéré. Un succès sons les murs de Paris, un
coup d'éclat de la première armée de la Loire pouvaient amener un retour de
fortune et faire d'une armée en retraite, mais commandée par de bons généraux
comme Chanzy, Jauréguiberry, Jaurès, Goujard, une armée terrible à un ennemi
surpris par des revers. Des bords de la Sarthe on va passer aux bords de la
Mayenne, s'enfoncer dans l'Ouest, et devenir inutile à Paris affamé,
bombardé, prêt lui-même à brûler ses dernières cartouches. Chanzy aurait
d'abord voulu se rejeter vers Alençon et reprendre ultérieurement le
mouvement projeté sur la Seine. Il écrivit au ministre de la guerre : « Ne
pouvant me séparer de la pensée que Paris est aux abois, me cramponnant à
l'idée d'un mouvement dans cette direction, notre but suprême, je portais ma
droite à Alençon... Une fois établi d'Alençon à Pré-en-Pail, pivotant sur ma
droite avec les éléments réellement résistants de mon armée, ralliant à
Argentan le reste du 19e corps, je marchais sans perdre un jour, et sans
presque allonger les distances à parcourir, sur Dreux et Évreux, dans la
pensée d'appuyer ma gauche à la Seine et de forcer l'Eure dans une partie
moins préparée par l'ennemi pour sa défense que celle de Chartres à Dreux. Ce
que je vois autour de moi, vos préoccupations pour Rennes et Nantes, alors
qu'à Josnes elles étaient pour Cherbourg, me forcent à renoncer à une marche,
hasardée sans doute, mais qui pouvait tout sauver. » Le ministre de la guerre
fit sagement observer au général commandant en chef qu'il n'aurait pas le
temps de refaire ses troupes en se mettant en marche sur Alençon, et qu'en
outre il rencontrerait sur son chemin toute l'armée de Frédéric-Charles. La
retraite sur la Mayenne fut décidée. Le 12 janvier, à midi, l'armée et le
matériel avaient passé sur la rive droite de la Sarthe. L'ennemi entrait dans
la ville à deux heures et se dirigeait vers la gare, d'où les derniers trains
partirent au milieu de la fusillade. Six machines et un certain nombre de
wagons tombèrent entre ses mains. On avait abandonné, dans le tumulte de la
nuit, quelques pièces embourbées. Des voitures et des caissons du 17e corps,
retardés par l'encombrement des fuyards et du matériel dans les rues du Mans,
furent également perdus. L'amiral Jauréguiberry avait assisté sur le pont de
l'Huisne au défilé de ses troupes et s'était retiré le dernier. Quand le pont
sauta, les Prussiens n'en étaient plus qu'à quelques mètres. Malheureusement
il ne sauta pas tout entier, les préparatifs n'ayant pu être achevés pendant
le passage de tant d'hommes et de voitures. Sur le pont de Pontlieue, où les
flots de l'ennemi pressaient nos colonnes, le général Bourdillon, avec deux
mitrailleuses et un régiment de gendarmerie, s'était battu jusqu'au dernier
moment. Sur le pont de la Sarthe, il fallut, pour assurer le passage des
dernières troupes, charger les Prussiens ; le capitaine Joly les refoula dans
les rues du Mans. De son côté le général Jaurès, entre l'Huisne et la Sarthe,
présidant à la retraite du 21e corps avec une grande vigueur, plusieurs fois
attaqué, mais tenant tête à l'ennemi, le repoussant à la baïonnette et ne
perdant pas un pouce de terrain jusqu'à la nuit. L'amiral Jauréguiberry avait
passé la Sarthe, la désolation au cœur ; les troupes des 16e et 17e corps
étaient en proie à une démoralisation inimaginable[6]. Le 16
janvier, la deuxième armée de la Loire avait achevé sa retraite derrière les
lignes de la Mayenne. Pour la troisième fois, elle avait échappé à l'ennemi,
que sa ténacité avait déconcerté. Si elle n'avait pu voler au secours de
Paris, suivant le désir ardent de Chanzy, elle avait du moins attiré sur elle
les soldats les plus aguerris de l'Allemagne, et elle pouvait espérer que
cette diversion contribuerait à rendre plus facile pour le général Trochu la
délivrance de la capitale. L'événement trompa ses espérances. Quand la
deuxième armée de la Loire parut sous les murs de Laval, Trochu était à la
veille de livrer sa bataille de désespoir. La deuxième armée de la Loire
allait se reconstituer à Laval, grâce à l'énergie de Chanzy, que rien ne
lassait, mais elle ne pouvait plus rien pour la France. La catastrophe finale
était trop rapprochée. Malgré des défaillances provenant de l'inexpérience de
ses soldais, la deuxième armée de la Loire avait rendu d'immenses services à
la France ; elle avait fait battre son cœur d'espoir : ses jeunes soldats,
ses mobiles à peine arrivés sous les drapeaux, avaient tenu tête aux
meilleures troupes de l'Allemagne, dans la boue, dans la neige, par des
froids presque inconnus sous le climat tempéré de la France. Ils étaient
soutenus, il est vrai, par des généraux tels que Chanzy, Jauréguiberry,
Jaurès, Goujard, intrépides soldats dont les revers n'abattaient pas la
constance et qui relevèrent, dans ces sombres jours, l'honneur de leur pays.
A partir du 15 janvier, un lugubre silence s'étend sur l'ouest ; le canon
tonne encore au Nord et dans l'Est : de ces côtés, le dernier mot n'est pas
dit. Toutefois,
avant d'atteindre les bords de la Mayenne, la deuxième armée eut encore
plusieurs combats à soutenir. L'ennemi, la croyant complètement démoralisée,
s'était mis à sa poursuite et s'imaginait pouvoir l'anéantir en quelques
coups décisifs. Il est vrai que la deuxième armée avait beaucoup souffert : sans
compter 3 ou 4.000 hommes mis hors de combat au Mans, elle avait perdu plus
de 10.000 prisonniers ; en outre 30.000 hommes environ avaient pris la fuite
et étaient allés jusqu'à Rennes. De graves désordres avaient marqué leur
passage au camp de Conlie : les vivres furent pillés, des armes, des
munitions furent détruites, la voix des chefs n'était plus écoutée, et les
châtiments eux-mêmes restaient sans effet sur ces troupes sans expérience,
promptes aux terreurs paniques et à bout de fatigue sous la pluie et la
neige. Cette désolante démoralisation avait frappé principalement les troupes
des 16e et 17e corps. Mais une partie de l'armée restait encore intacte et
vaillante. Le général Chanzy venait de fixer son quartier général à
Sillé-le-Guillaume, il y fut attaqué le 15 janvier ; l'ennemi, en l'abordant,
ne s'attendait pas à une résistance sérieuse ; mais il reconnut bien vite son
erreur. Le 21e corps, commandé par le général Jaurès, lui infligea des pertes
sensibles. Un second combat fut livré auprès de Saint-Jean-sur-Erve, le
lendemain ; l'avantage nous resta encore jusqu'à la nuit ; mais, ici comme
auprès du Mans, un régiment de mobiles ayant abandonné trop tôt une de ses
positions, le village de Saint-Jean fut occupé par les Prussiens, et il
fallut dès lors songer à la retraite. Des officiers prussiens ont avoué que,
dans cette affaire, ils avaient eu 3.000 hommes tués ou blessés. La deuxième
armée de la Loire était donc encore capable de vigueur lorsqu'elle arriva
derrière la ligne de la Mayenne. Chanzy se mit aussitôt à la reconstituer :
les fuyards avaient été, pour la plupart, ramenés à Laval. De son côté, le
ministre de la guerre arrivait à Laval le 19 janvier, pour se concerter avec
le général en chef. Le but de Chanzy était toujours le même ; sa confiance,
quoique ébranlée par la bataille du Mans, était encore très-grande ; il
espérait toujours que les efforts des armées de province amèneraient le
déblocus de Paris, s'ils étaient sagement combinés. Mais il ne savait pas que
Paris avait atteint les dernières limites de la résistance ; que, ce même 19
janvier, jour de l'inutile bataille de Montretout sous les murs de Paris,
Faidherbe, dans le Nord, perdait la bataille de Saint-Quentin, et qu'enfin il
était trop tard pour faire agir de concert les armées de province et sauver
Paris[7]. Ainsi, la pensée de délivrer
Paris, qui précipita et compromit toujours les mouvements des armées de
province, ne devait pas se réaliser, malgré d'énormes sacrifices. Douloureuse
conséquence de la faute qu'on avait commise en faisant de Paris le siège du gouvernement,
le centre de la résistance, et en liant la fortune de la patrie à celle de la
grande cité. —o—o—o—o—o— PIÈCE JUSTIFICATIVE
RAPPORT DU GÉNÉRAL CHANZY sur la bataille du Mans. Sillé-le-Guillaume,
le 13 janvier 1871. Monsieur le ministre, Je
viens d'arriver à Sillé-le-Guillaume, et, maintenant que j'ai pourvu au plus
pressé, que la retraite est organisée et s'opère convenablement, j'ai hâte de
vous parler des événements qui viennent de se produire, un peu plus
longuement que je n'avais pu le faire jusqu'ici. Je n'ai
pas besoin de vous rappeler quelle était, ces derniers jours, ma situation.
Pendant que l'armée se reconstituait au Mans, les colonnes mobiles des
généraux Rousseau et de Jouffroy inquiétaient l'ennemi, éclairaient et
occupaient le pays, évitaient l'affront de voir réquisitionner des villes et
des villages sous nos yeux, et surtout, enfin, empêchaient l'ennemi de nous
investir complètement autour du Mans, comme il en avait le projet. J'avais
hâte, vous le savez, de marcher sur Paris : conformément à vos ordres, je dus
attendre au Mans la formation des 25e et 19e corps, qui devaient s'ajouter à
la deuxième armée. Néanmoins, bien que regrettant ces retards à certains
points de vue, je voyais cependant sans inquiétude se dessiner le mouvement
d'attaque du prince Frédéric-Charles et du grand-duc de Mecklembourg sur le
Mans. Occupant,
en effet, des positions magnifiques pour la défense, que j'avais choisies et
préparées à l'avance, je ne mettais pas en doute de pouvoir y résister et y
tenir au moins pendant quatre ou cinq jours, assez pour que, lassé par notre
persistance, le prince Frédéric-Charles dût se mettre en retraite. Appelant
alors à moi les 19e et 25e corps qui auraient achevé pendant ce temps leur
organisation, installant sur mes positions les mobilisés de la Bretagne que
vous m'aviez accordés et que je croyais alors une force effective et
sérieuse, mon intention était de marcher sans un jour de retard sur cet
ennemi affaibli et fatigué, et il me semblait pouvoir, sans présomption,
espérer le succès. Il ne
devait pas en être ainsi : les incidents les plus inouïs et les plus inattendus
allaient déjouer toutes mes prévisions. L'ennemi
s'avançant avec des forces très-considérables, je rappelai à moi les colonnes
mobiles, qui opérèrent leur mouvement rétrograde dans le meilleur ordre, sans
se laisser entamer, et après avoir défendu successivement, et pied à pied,
toutes les positions en avant ; j'établis toutes mes troupes sur les lignes
de défense que je leur avais choisies. Les attaques de l'ennemi étaient
opiniâtres et incessantes. Néanmoins,
le 10 janvier au soir, toutes mes lignes étaient intactes, et, malgré les
doléances de quelques chefs venant me déclarer que leurs troupes en avaient
assez et refusaient de se battre, et me supplier d'ordonner la retraite, ma
confiance était entière. Le 11
au matin, je parcourus à cheval toute la ligne de bataille, relevant le moral
des troupes, leur promettant des récompenses que vous m'avez autorisé à leur
décerner, et faisant un appel, écoulé et compris par elles, à leur
patriotisme et à leur courage. La
bataille s'engagea à ma droite sur les hauteurs en avant de Pontlieue.
L'amiral maintenait toutes ses positions et pénétrait même sur celles de
l'ennemi. Sa gauche seule avait faibli un instant ; mais j'avais arrêté ce
mouvement en faisant placer sur les hauteurs d'Yvré deux batteries qui
prirent l'ennemi d'écharpe et le firent reculer. Au
centre, le général de Colomb luttait péniblement sur le plateau d'Auvours,
que l'ennemi avait un instant menacé d'occuper tout entier. Mais un effort
vigoureux du général Goujard l'en chassait et nous laissait maîtres dos
positions. A
gauche et plus en avant, le général Jaurès combattait sans perdre un pouce de
terrain, et avec avantage. Aussi,
quand vers six heures du soir je quittai le champ de bataille pour rentrer à
mon quartier général, j'étais on ne peut plus satisfait de la journée, qu'on
pouvait à bon droit considérer comme une victoire, et tout prêt à recommencer
le lendemain. Tant
d'efforts allaient être perdus. J'appris d'abord que le général de Lalande,
placé par l'amiral au plateau de la Tuilerie, au centre de sa ligne, avec les
mobilisés de Bretagne et de l'artillerie, avait évacué spontanément, à la
nuit, cette magnifique position sans la défendre et devant des forces
très-inférieures. Les mobilisés d'Ille-et-Vilaine avaient fui au premier obus
; l'ennemi s'était installé à la Tuilerie sans coup férir. Je
donnai à l'amiral l'ordre de réattaquer immédiatement et de reprendre à tout
prix la position la nuit même. A deux heures du malin, l'amiral m'informait
qu'après avoir été réunies et amenées à grand peine, les troupes chargées de
cette attaque s'étaient enfuies et débandées au premier coup de fusil, et que
la position n'avait pu être reprise ; que la division de Jouffroy, placée à
sa gauche, s'était débandée pendant la nuit et avait lâché ses positions,
aussitôt occupées par les Prussiens, et que sur tous les points, à l'exception
de la division Roquebrune, les troupes, prises d'une panique et d'une
défaillance inexplicables, se débandaient en grand nombre, qu'on ne pouvait
plus compter sur elles et qu'il fallait songer à la retraite. Je
répondis en donnant l'ordre formel de prendre l'offensive sur toute la ligne,
au point du jour, et de réoccuper à tout prix les positions abandonnées la
nuit. A sept
heures et demie, le 11 au matin, l'amiral me rendait compte qu'il était
impossible de faire marcher les troupes, qui refusaient de se battre et se
débandaient ; que la retraite était impérieusement commandée. La situation
était la même au centre, où les troupes avaient également abandonné le
plateau d'Auvours. Si je
n'avais écouté que mon indignation, j'aurais fait sauter les ponts et lutté
quand même. Néanmoins,
j'ai cru que mieux encore valait conserver cette armée à la France, dans
l'espoir qu'un jour peut-être elle prendrait sa revanche, et j'ai donné, en
pleurant de rage, l'ordre de la retraite. Si je
vous ai parlé des lignes de Carentan, c'était comme point de direction
extrême et général, point que vous m'aviez désigné ; mais je n'avais jamais
eu l'intention de m'y rendre directement. Je
n'avais qu'une idée : donner à mon armée l'occasion de laver cette tache, et
arriver encore à temps pour sauver Paris. Aussi,
sans hésiter, je me décidai à battre en retraite sur Alençon. Là, en me
réunissant au 19e corps, encore intact, ralliant autour du moi tout ce qui
avait du cœur dans la deuxième armée, j'aurais marché sur Paris : tous, cette
fois, prévenus qu'il fallait arriver ou mourir. La
grandeur du but à atteindre me semblait justifier ces risques suprêmes. Vous
en avez jugé autrement, j'obéis. La
retraite s'opère très-convenablement sur la Mayenne. Le 21e corps, du général
Jaurès, a passé la Sarthe à Montbizot, à la Guierche et à Beaumont, après
s'être replié dans le plus grand ordre, combattant vigoureusement, et m'a
rallié à Sillé-le-Guillaume. Dans quatre jours je serai à Laval, où je vais
concentrer l'armée et hâter sa réorganisation. Telle va être désormais mon
unique pensée. J'y réussirai. Si le suprême bonheur de sauver Paris nous
échappe, je n'ai pas oublié qu'après lui il y a encore la France, dont il
peut sauver l'existence et l'honneur. Le général en chef, Signé : CHANZY. |
[1]
La deuxième Armée de la Loire, p. 243.
[2]
En même temps Chanzy échangeait avec M. Gambetta une correspondance
relativement au prince de Joinville, qui s'était présenté à son quartier
général. Il écrit le 23 décembre la lettre suivante :
« Monsieur le ministre,
« Le prince de Joinville s'est rendu hier auprès du
général Jaurès et l'a prié de solliciter pour lui l'autorisation de suivre
l'armée. Le général me l'a présenté ce malin. Le prince est en France sous le
nom de colonel Lutherod ; ; il était présent aux affaires du 15e corps devant
Orléans ; il a pris part au combat dans une des batteries de marine et n'a
quitté la ville qu'avec le dernier soldat. Il demande à assister à mes
opérations, promettant de garder le plus strict incognito et la plus grande
réserve, et de ne se faire connaître à personne. Ne voyant en lui qu'un soldat,
qu'un galant homme qui aime la France et qui sincèrement laisse de côté toute
idée autre que celle de se dévouer à sa défense, je n'ai pas cru devoir lui refuser
ce que le gouvernement de la République accorde à tous les Français.
« Il est de mon devoir de vous en donner avis et de
prendre vos ordres. M'étant tenu jusqu'ici en dehors de la politique, étant
bien résolu a me dévouer entièrement et exclusivement à la tâche que le
gouvernement m'a confiée, je désire que personne ne puisse se méprendre sur les
sentiments qui m'ont guidé dans cette circonstance. J'attends, en conséquence,
vos instructions sur ce sujet, et vous pouvez être sûr que je m'y conformerai
strictement.
« Agréez, etc.
«
CHANZY. »
M. Gambetta, alors à Lyon, répondit :
« Mon cher général,
« Votre lettre touchant la présence du prince de
Joinville à votre armée est d'un honnête homme, d'un loyal serviteur du
gouvernement de la France, et je vous en remercie.
« Vous me demandez, pour les suivre strictement, mes
instructions sur ce grave sujet, les voici :
« Le prince, même sous un nom d'emprunt, ne peut rester
en France sous aucun prétexte. Il a commis une faute très-grave en pénétrant
sur le territoire subrepticement et en se rendant aux armées, où il pourrait
devenir pour la paix publique, si sa présence était révélée, un élément de
désordre, et dans le pays un brandon de guerre civile. La question posée par la
présence du prince n'est pas d'ailleurs nouvelle pour nous : elle s'est posée
dès le lendemain de la révolution du 4 septembre, et le gouvernement de Paris
fut unanime pour faire ramener à la frontière les imprudents qui l'avaient
franchie. Dans une occasion plus récente, les intentions du gouvernement leur
ont été signifiées de nouveau. La conduite, du prince de Joinville est donc
tout à fait coupable.
« Comme républicain, comme membre du gouvernement, je
dois faire respecter les lois ; dès demain M. le colonel Lutherod sera conduit
en lieu sûr
« Telles sont les instructions que je vous prie de
faire exécuter.
«
Signé : L. GAMBETTA »
Le prince répondit qu'i partirait le soir même pour
Saint Malo. Quelques jour-, après, il était en Angleterre et publiait dans le
Times la lettre suivante :
A M. l'éditeur du Times.
« Monsieur, la publicité du Times est trop grande pour
qu'il me soit possible de la laisser accréditer, sans rectification, le récit
que vous donnez aujourd'hui de mon arrestation au Mans, et des circonstances
qui l'ont amenée.
« Voici les faits :
« J'étais en France depuis le mois d'octobre. J'étais
allé pour offrir de nouveau me-, services au gouvernement républicain et lui
indiquer ce que, avec son aveu, je croyais pouvoir faire utilement pour la
défense de mon pays.
« Il me fut répondu que je ne pouvais que créer des
embarras. Je n'ai plus songé dès lors qu'a faire anonymement mon devoir de
Français et de soldat.
« Il est vrai que je suis allé demander au général
d'Aurelles de me donner, sous un nom d'emprunt, une place dans les rangs de
l'armée de la Loire. Il est vrai aussi qu'il n'a pas cru pouvoir me l'accorder,
et que ce n'est qu'en spectateur que j'ai assisté au désastre d'Orléans.
« Mais lorsque, plus tard, j'ai fait la même demande au
général Chanzy, elle a été accueillie. Seulement, eu m'acceptant au nombre de
ses soldats, le loyal général a cru devoir informer M. Gambetta de ma présence
à l'armée, et lui demander de confirmer sa décision.
« C'est en réponse à cette demande que j'ai été arrêté
le 13 janvier par un commissaire de police, conduit à la préfecture du Mans, où
l'on m'a retenu cinq jours, et enfin embarqué à Saint-Malo pour l'Angleterre.
Je n'ai pas besoin d'ajouter que, quels que soient les sentiments que j'aie
éprouvés étant arraché d'une armée française la veille d'une bataille, je n'ai
tenu aucun des propos que l'on me prête sur M. Gambetta, que je n'ai jamais vu.
«
FR. D'ORLÉANS, prince de
Joinville.
«
Twickenham, le 24 janvier. »
[3]
Voici la réponse bouffonne du commandant prussien :
« Reçu une lettre du général Chanzy. Un général
prussien, ne sachant pas écrire une lettre d'un tel genre, ne saurait faire une
réponse par écrit.
« Quartier général à Vendôme, 28 décembre 1870.
«
Le général commandant à Vendôme »
(illisible).
[4]
Instructions générales du 10 janvier. La deuxième Armée de la Loire, p.
310.
[5]
Voir à la fin de ce livre le rapport du général Chanzy sur la bataille du Mans.
[6]
L'amiral écrivait à Chanzy :
« Quelques régiments ont opposé une vigoureuse
résistance ; d'autres, et c'est le plus grand nombre, se sont débandés. La
cohue des fuyards est inimaginable ; ils renversent les cavaliers qui
s'opposent à leur passage ; ils sont sourds a la voix des officiers. On en a
tué deux, et cet exemple n'a rien fait sur les autres... Je trouve autour de
moi une telle démoralisation, que les généraux des corps d'armée m'affirment
qu'il serait très-dangereux de rester ici plus longtemps. Je suis désolé de
battre encore en retraite. Si je n'avais pas avec moi un matériel considérable
qu'il faut essayer de sauter, je m'efforcerais, de trouver une poignée d'hommes
déterminés et de lutter, même sans espoir de succès. Mais ce serait, il me
semble, insensé de sacrifier huit batteries pour n'arriver, en résumé, à aucun
résultat utile. Je ne me suis jamais trouvé, depuis trente-neuf ans que je suis
au service, dans une position aussi navrante pour moi. »
[7]
On peut lire, pour s'en convaincre, la lettre désespérée que M. Jules Favre écrirait
à M. Gambetta au lendemain de la bataille de Montretout :
« Depuis l'arrivée de votre pigeon portant les dépêches
du 16, et qui nous est parvenu le 19, l'illusion n'est plus possible. M. Chanzy
n'a pu lutter contre Frédéric-Charles. Il s'est héroïquement battu, et la
France lui sera toujours reconnaissante ; mais il s'est replié derrière la Mayenne
et ne peut rien pour nous. Il voulait, le 11 janvier, marcher sur Paris ; c'est
vous qui l'en avez détourné, comme le prouve votre lettre du 13. Je suis bien
sûr que les motifs qui vous ont déterminé à cette grave résolution sont
excellents ; ils ne nous ont pas moins privés de notre dernière espérance et
livrés à nos seules forces. Vous savez qu'elles ne nous ont jamais permis de
nous dégager. Vous nous reprochez notre inaction en termes que je ne veux pas
relever. Vous parlez de Metz et de Sedan. Mon cher ami, je ne puis attribuer
une si étrange injustice qu'à votre douleur bien naturelle de nous voir
succomber. Vous dites que nous nous contentons de gémir : nous n'avons cessé de
provoquer des actions, et la direction militaire, si elle n'a pas fait tout ce
qu'elle aurait pu, a été unanime à reconnaître que notre armée ne pouvait rien
faire d'efficace. Nous avons sans cesse combattu aux avant-postes, nos forts
sont démantelés, nos maisons bombardées, Nos greniers vides. Sentant comme vous
qu'un dernier effort était indispensable, nous l'avons ordonné : il a été fait.
« J'ai voulu énergiquement comme vous, moins bien sans
doute, mais avec un cœur aussi résolu, la défense sans trêve contre l'étranger.
Aujourd'hui la fortune trahit nos efforts communs, et soyez-en sûr, il n'y a de
la faute de personne. J'ai souvent accusé la direction militaire du général
Trochu. Mais l'infériorité des moyens dont il disposait était telle qu'il y
avait à chaque instant d'énormes difficultés à surmonter. Peut-être en faisant
autrement aurait-on lait mieux. Peut-être aurait-on fait plus mal. Il n'a pu
débloquer Paris, mais il l'a savamment défendu. Du reste, à qui sert la récrimination
? Il faut tâcher de profiter du tronçon d'épée qui est dans nos mains. Paris se
rendant, la France n'est pas perdue. Grâce à vous, elle est animée d'un esprit
patriotique qui la sauvera. Quant à nous, nous sommes dans une situation
terrible. Après l'échec d'avant-hier, la population voudrait une revanche. Elle
demande à grands cris à se battre. Les militaires reconnaissent l'impossibilité
absolue d'une nouvelle grande action. D'un autre côté, nous n'avons plus que
pour dix jours de pain ; et Dieu veuille encore qu'il, n'y ait pas quelque
nouveau mécompte. La population l'ignore, les maires sont chargés de l'y
préparer. Mais ils ont grande peine à diminuer son effervescence. Nous avons
aujourd'hui réuni des généraux pour leur poser la question de savoir si la
résistance est encore possible. Ils ont tous été d'avis qu'elle ne l'est pas.
Il faut donc traiter. Je ne sais quelles conditions on nous fera. J'ai peur
qu'elles ne soient fort cruelles. Dans tous les cas, ce que je n'ai pas besoin
de vous dire, nous ne signerons aucun préliminaire de paix. Si la Prusse veut
consentir à ne pas entrer dans Paris, je céderai un fort et je demanderai que
Paris soit simplement soumis à une contribution de guerre. Si ces propositions
sont rejetées, nous serons forcés de nous rendre à merci et la Prusse réglera
notre sort par un ordre du jour. Il est probable alors, si nous ne sommes pas
tués dans les séditions qui se préparent, que nous irons dans une forteresse de
Poméranie encourager par notre captivité la résistance du pays. J'accepte sans
murmurer le sort que Dieu me réserve, pourvu qu'il profile à mon pays.
« Ce soir, il y a eu des mouvements dans Paris. On
demande noire déchéance et la Commune. J'accepte de grand cœur l'arrêt
populaire qui me mettra à l'écart. Adieu, mon cher ami ; celte dépêche est
peut-être la dernière.
« En écrivant à M. Chanzy, dites-lui combien j'admire
son courage, son patriotisme, son talent militaire et sa constance. J'ai
souvent rêvé qu'il me serait donné de l'embrasser sur la route de Versailles à
Rambouillet. Si cette glorieuse étape ne lui a point encore été accordée, il a
fait des prodiges pour la mériter, et il en sera récompensé. Son nom restera
justement populaire. Sa campagne du Loiret et du Perche sera un modèle. »