La France au
commencement de 1871. — Les Prussiens en France : leurs atrocités ; le drame
de Vaux. — Paris. — Découragement des membres du gouvernement après la
bataille de Champigny. — Séance du 6 décembre à l'Hôtel-de-Ville : MM.
Garnier-Pagès, Jules Favre, Simon, Picard, Trochu. — Dépêche de M. Gambetta
annonçant les événements de province. — État des subsistances. — Panique du
pain. — On fabrique du pain avec un mélange de farine, de riz et d'avoine. —
Attaque du Bourget ; intrépidité des marins. — L'attaque échoue. —
Explications embarrassées du gouvernement dans le Journal officiel. — Les
grands froids. — Séance du gouvernement. — Le général Trochu est jugé
insuffisant. — Évacuation du plateau d'Avron. — Irritation de Paris. —
Proclamation de Trochu. — Conseil de guerre du 31 décembre : MM. Jules Favre,
Trochu, Ducrot, Vinoy, etc. — Acte d'accusation rédigé par M. Delescluze. —
L'affiche rouge « au peuple de Paris. » — Proclamation de Trochu : le
gouverneur de Paris ne capitulera pas. — Le bombardement. — Attitude de la
population. — Préparatifs militaires. — Sortie projetée pour le 19 janvier. —
Proclamation du gouvernement, — Bataille de Montretout-Buzenval. — La garde
nationale. — Résultats de la journée.
Ainsi
les projets de départ de M. Jules Favre avaient été déjoués par l'astuce de
M. de Bismarck. Le personnage prussien se souciait médiocrement que le
ministre français pût paraître à Londres, où il n'aurait pas manqué de
ranimer peut-être les amitiés disparues ou hésitantes en retraçant le tableau
de la France sous l'invasion. Les Prussiens n'avaient pas attendu le cœur de
l'hiver, les souffrances de la mauvaise saison, les durs combats sur les
bords de la Loire pour se livrer aux cruautés qui leur sont naturelles, aux
rapines que leur pauvreté explique mieux peut-être que leur haine. Dès qu'ils
ont mis le pied sur le sol français, leur barbarie éclate ; des exécutions
sauvages laissent une longue trace de sang sur leur route. Le gouverneur
Vogel de Falkenstein, gouverneur des côtes de la Baltique, poussait les
habitants de ces contrées, quand il croyait que les Français allaient
débarquer, à leur courir sus : « Chaque Français sera votre proie, »
disait-il à ces rudes pêcheurs du nord. Ce fut le mot d'ordre des Allemands.
Ils se promirent de ne pas faire la guerre avec humanité, et ils tinrent
parole. A Gunstett, des paysans s'étaient réfugiés dans leurs caves pendant
la bataille de Wœrth. Les Allemands, après leur victoire, pénètrent dans le
village et tirent des coups de fusil par les soupiraux sur ces hommes
tremblants qui n'avaient pas touché une arme. Ceux qui, fous de terreur, se
sauvent dans la rue, sont fusillés sur le seuil de leurs maisons. Scènes
dignes de la guerre de Trente-Ans, que les Prussiens ont essayé d'excuser en
accusant faussement le curé et les paysans de Gunstett d'avoir mutilé
quelques-uns de leurs soldats blessés. Des massacres plus terribles encore
ensanglantèrent les rues de Bazeilles dans cette journée du 1er septembre qui
vit la capitulation de Sedan. Les correspondants des journaux étrangers en
poussèrent un cri d'horreur ; l'un d'eux a dit qu'autour de Bazeilles on
sentait la chair roussie[1]. De Werder incendie comme un
Vandale les plus beaux monuments de Strasbourg ; les dames de Cologne et de
Mayence, les paysans de la Forêt-Noire prennent des trains de plaisir pour
contempler ce spectacle. Dans sa marche sur Dijon, le même de Werder fusille
tout paysan qui défend son pays : « Ces détachements, dit le colonel Rustow,
livrèrent plusieurs petits combats ; ils firent beaucoup de prisonniers dans
la population des campagnes et fusillèrent militairement une foule de gens
qui défendaient leur pays. » Quant aux francs-tireurs, nous les traitons,
disait M. de Bismarck à M. Jules Favre dans l'entrevue de la Haute-Maison,
nous les traitons « comme des assassins. » L'un d'eux fut, en effet, en
effet, brûlé vif par les Allemands dans les environs de Besançon. Le délégué
des affaires étrangères à Tours, M. de Chaudordy, dénonçait à l'Europe
indifférente ces atrocités d'un autre âge : « Alors, disait-il, alors que la
nation entière est appelée aux armes, on a fusillé impitoyablement, non-seulement
des paysans soulevés contre l'étranger, mais encore des soldats pourvus de
commissions et revêtus d'uniformes légalisés[2]. On a condamné à mort ceux qui
tentaient de franchir les lignes prussiennes, même pour leurs affaires
privées. » Le bombardement des villes ouvertes était devenu un moyen
d'intimidation. Aucune sommation, aucun avertissement : les obus éclataient
sur les maisons et les incendiaient. On traitait ensuite la ville comme si
elle s'était défendue et qu'on l'eût prise d'assaut. On vit les philosophes
allemands arroser de pétrole les portes des maisons pour en finir plus vite ;
nous les retrouverons plus tard à Saint-Cloud. Le pillage allait avec
l'incendie, non pas ce pillage désordonné qui, dans l'histoire des guerres,
est le cortège accoutumé du sac des villes, mais un pillage méthodique,
organisé, faisant songer à une vaste entreprise de déménagement. Argenterie,
bijoux, linge, pendules, pianos étaient entassés dans des chariots qui
prenaient les routes d'Allemagne, revenaient chargés de munitions de guerre
ou d'approvisionnements, pour retourner encore couverts de butin. Les meubles
qui n'étaient pas jugés dignes de faire le voyage étaient jetés au feu ou
salis d'ordures. Les caves lestement vidées fournissaient aux orgies[3]. Les plus purs chefs-d'œuvre de
la langue française subirent des outrages innommés ; les compatriotes de
Schiller et de Gœthe couvrirent d'excréments les œuvres de La Fontaine et de
Lamartine. Une haine jalouse des gloires de la France accompagnait ces
conquérants. « Partageons cette terre impie, » s'écriait le prince
Frédéric-Charles dans un ordre du jour daté de Sens, 1er décembre ; la
partager, ce n'était pas assez ; on aurait voulu la bouleverser et en effacer
jusqu'au nom. Les contributions dont on frappait les pays envahis étaient
monstrueuses. On emmenait de Dijon, de Gray et de Vesoul quarante otages
choisis parmi les notables, sous prétexte que nous retenions captifs quarante
capitaines de navires, faits prisonniers selon les lois de la guerre. La
Prusse alla plus loin encore : elle força de malheureux paysans, sous peine
de mort, à élever des travaux de fortification contre les troupes françaises,
à préparer la ruine de leur propre pays[4]. Le
drame lugubre qui se déroula dans un petit village des Ardennes est le
dernier mot de la barbarie allemande. Une
colonne de landwehr prussienne, commandée par le colonel de Kraunn, avait
occupé le village de Vaux le 27 octobre. Le lendemain une fusillade s'engage
avec les francs-tireurs, et un sous-officier allemand est tué. Le combat
fini, l'ennemi prend quarante hommes dans le village sous prétexte que les
habitants se sont joints aux francs-tireurs ; on les enferme dans l'église,
en attendant qu'un conseil de guerre ait statué sur leur sort. Le conseil se
réunit et mande le curé de Vaux. Ce respectable vieillard comparaît, on
l'interroge ; il affirme sur sa tête qu'aucun de ses paroissiens n'a tiré sur
les Allemands et que ce serait une criante injustice de rendre ces pauvres
gens responsables d'une attaque qui a eu lieu à leur insu sur le territoire
de leur commune. Le maire du village, appelé à son tour, réitère les
assurances du curé ; le conseil lui demande de désigner deux des prisonniers
pour qu'ils soient fusillés ; il faut à l'ennemi deux têtes. Le maire refuse,
il proteste encore de l'innocence des habitants de la commune et, avant de
sortir, il implore leur grâce. Mais
les Prussiens tenaient à leurs victimes[5]. Vers
deux heures de l'après-midi un lieutenant-colonel se présenta au presbytère,
un écrit à la main, et dit à M. le curé de Vaux, avec une certaine
hésitation, qu'il était décrété « que trois des individus enfermés dans
l'église seraient fusillés. » Ce dernier protesta de nouveau énergiquement de
l'innocence de tous ses paroissiens. Touché
lui-même par l'émotion du curé de Vaux, le lieutenant-colonel s'écria : «
Pensez-vous, monsieur le curé, que c'est avec plaisir que j'exécute cet ordre
venu de haut ? » Puis il requit son assistance à l'exécution qui allait se
faire, pour administrer les secours de la religion aux trois personnes à
fusiller. Il lui proposa ensuite « de désigner, s'il le voulait, les trois
plus méchants qu'il connaîtrait dans sa paroisse, et qu'on s'en tiendrait à
ceux-là. » Le curé reprit avec horreur : « que dans tout pays il y avait du
bon, du médiocre et du mauvais, mais que dans la cause présente il n'y avait
aucun coupable, et qu'il ne désignerait personne. » De
guerre lasse, le commandant ajouta : « Eh bien ! je ferai tirer les habitants
au sort. » Il prépara plusieurs billets qu'il plaça dans sa main, et il
partit pour l'église avec plusieurs chefs, quarante soldats et lé curé. Là, que
s'était-il passé ? Voici
le récit du sieur Petit lui-même, le plus compromis d'entre les assignés : Ce
jour-là, 29 octobre, vers dix heures et demie du matin, un commandant ennemi
entra dans l'église et dit en français aux malheureux captifs, fatigués par
l'insomnie et déchirés d'angoisses, auxquels la soldatesque avait fait toutes
sortes de menaces de mort, jusqu'à leur montrer des bottes de paille au bout
de leurs fusils, comme si l'on devait les brûler : « Levez-vous, je viens
vous apprendre une triste nouvelle ; il faut qu'il y ait trois d'entre vous qui
soient fusillés ; il faut que dans vingt minutes vous soyez prêts ; faites
votre choix ! » Il paraît même que le commandant ajouta que leur choix devait
être fait au temps marqué, sous peine d'être tous fusillés. Après
de grandes hésitations, on se dit : « Allons aux voix ! » On
nomma d'abord deux mobiles blessés, convalescents, en séjour dans le village
depuis quarante-huit heures, qui se trouvaient aussi dans l'église et
venaient de l'ambulance : Alexandre Thierry, de Châteauroux (Indre), et
Arthur Lecointe, du département de la Meuse. Sur la
réclamation du chef du poste allemand, qui a fait observer que ces mobiles
étaient militaires, et sur celle des mobiles eux-mêmes, qui se défendaient
d'être compris dans cet impôt du sang personnel au village de Vaux, on les
laissa tranquilles. Alors
la plupart des habitants, enfermés dans l'église, entrèrent dans la sacristie
pour aller de nouveau aux voix. On décida par mains levées sur le sort des
trois victimes, et toutes les mains se levèrent, hormis celle de la personne
désignée. Les
victimes furent choisies dans l'ordre suivant : 1° Jean-Baptiste Depreuve,
âgé de cinquante-sept ans, ancien berger à Vaux ; 2° Louis-Georges, âgé de
soixante-trois ans, actuellement berger à Vaux ; 3° Charles-Georges, âgé de
vingt-trois ans, non marié. Ces
trois infortunés criaient dans la sacristie : « Qu'ai-je fait ? qu'ai-je fait
? » Cette
élection funèbre dura dix minutes au plus. Puis on rentra dans l'église. Le
commandant revint, et, s'adressant au sieur Petit, qu'il connaissait, parce
que la veille il l'avait employé à annoncer dans le village la remise des
armes dé chasse, il lui dit : « Est-ce fini, est-ce rangé ? » A quoi Petit
répondit : « Oui, mon commandant. » Ce dernier ajouta : « Comment avez-vous
rangé cela ? » Petit reprit : « Comme vous nous l'avez ordonné, nous avons
décidé à la majorité absolue des voix. » Le chef
allemand n'avait nullement imposé d'aller aux voix ; il n'avait proféré
aucune menace si l'on ne suivait pas ce mode d'élection. Comment
le commandant a-t-il su quelles étaient les victimes désignées ? La
déposition de Petit va nous l'apprendre : «
Lorsque le chef allemand est entré, dit-il, l'ancien berger Depreuve s'est
levé. Charles-Georges se rentassait dans son banc, lorsque Morant lui dit : «
Avance ! » Maireaux, voisin de Georges, qui était à genoux devant l'autel de la
Vierge, dit : « Est-ce moi ? » Morant répondit : « Non, c'est Charles ! »
Maireaux dit : « Oh ! que c'est malheureux pour ce pauvre Charles ! » Dogny
répliqua : « Tais-toi, ne vaut-il pas mieux pour Charles que pour toi ? »
Louis-Georges pleurait et demandait grâce à tout le monde. « Alors
le commandant fit avancer ces malheureux dans le sanctuaire, où le curé les
attendait pour les confesser. » Le curé
de Vaux raconte en ces termes le dénouement de cette lugubre tragédie : «
Arrivé devant cette étrange prison (l'intérieur de l'église), j'allai me prosterner sur le
pavé du sanctuaire et un, instant après, une voix lamentable se fit entendre,
disant : « C'est donc moi ! Oh ! mon Dieu, que va devenir ma pauvre femme ?
Elle n'est pas ici ; encore, si elle était ici nous nous ferions nos adieux.
Mon Dieu ! quel malheur ! » Un autre s'écriait : « On veut me faire mourir ;
mais qu'est-ce que j'ai fait ? » En entendant ces cris éplorés, je me
redressai sur mes genoux et, tournant la tête un peu en arrière, je vis les
trois innocentes victimes sortir des bancs et venir s'agenouiller sur la
marche du sanctuaire. Je leur donnai tour a tour le sacrement de
réconciliation et les encouragements que réclamait ce moment suprême.
J'accompagnai mes chers patients jusqu'au lieu fatal. Là, je les embrassai successivement,
et immédiatement je me rendis au pied d'un arbre où j'étais courbe, tremblant
et détournant mes regards de cet horrible spectacle. Quelques minutes après,
mes trois chères ouailles étaient foudroyées par les balles allemandes. Au
moment de la détonation, je me sentis saisi et soutenu par le
lieutenant-colonel, qui, dans la crainte que je ne m'affaissasse au bruit des
armes, s'était approché de moi à mon insu. Les trois cadavres furent relevés
et transportés dans leurs maisons respectives. Leur inhumation se fit dans un
grand deuil. Le lendemain de l'enterrement, j'appris de M. Georges Lefèvre,
père du jeune homme fusillé, qui avait été aussi enfermé dans l'église, que l'on
n'avait pas tiré au sort, mais que les victimes avaient été désignées par
quelques-uns des captifs. » Nous
reprenons maintenant notre récit : On se
souvient que le comte de Moltke avait annoncé au gouvernement parisien la
défaite de l'armée de la Loire et la perte d'Orléans, en offrant au général
Trochu de faire vérifier le fait par les officiers qu'il voudrait bien
désigner. Le gouverneur de Paris repoussa l'offre du général prussien et
répondit avec dignité à ses avances impertinentes. Toutefois, la nouvelle
parut malheureusement trop vraisemblable, et les inquiétudes qu'elle fit
naître se reflétèrent dans les délibérations de l'Hôtel-de-Ville. Une rapide
analyse de la séance du 6 décembre révèlera les pensées qui s'agitaient au
sein du gouvernement peu de jours après la fâcheuse issue de la bataille de
Champigny. M. Garnier-Pagès croit deviner dans les termes de la lettre du
comte de Moltke qu'une partie seulement de l'armée de la Loire a été défaite.
Le général Trochu ne partage pas cette opinion, mais il espère que l'armée de
la Loire aura pu se refaire derrière le fleuve. M. Jules Favre pense qu'il
faudrait profiter de l'offre du général prussien pour savoir exactement ce
qui se passe à l'extérieur. Les grands froids et les brouillards arrêtaient
alors les pigeons voyageurs et Paris se trouvait depuis un temps qui paraissait
fort long sans nouvelles des départements. L'avis de M. Jules Favre ayant été
rejeté, l'examen de la situation continue. M. Picard estime, qu'après les
derniers événements militaires, la capitulation de Paris est inévitable.
Telle est aussi l'opinion de M. Jules Favre, pour qui la chute de la capitale
n'est plus qu'une question de temps. Si l'on ne veut pas, dit-il, envoyer un
officier au quartier général prussien pour s'assurer de l'exactitude des
renseignements communiqués par M. de Moltke, il faut y dépêcher un
représentant avec mission de proposer un armistice à la Prusse ; à la faveur
de l'armistice, il serait procédé à la convocation d'une Assemblée nationale,
qui déciderait ou la conclusion de la paix ou la continuation de la guerre.
MM. Simon, Garnier-Pagès, Le Flô opinent, au contraire, pour une action
militaire énergique. M. Picard, moins résolu, ayant alors exprimé la crainte que
le peuple de Paris ne vînt demander la paix dans la rue, le général Trochu
répond : « La rue demandera la guerre ; c'est dans quelques salons que l'on
demande la paix. » Le général est, néanmoins, comme ses collègues, obsédé par
le fantôme de la capitulation ; il ne croit pas qu'on puisse y échapper,
mais, en attendant, il faut laisser l'opinion publique à ses agitations.
Quand on lui a demandé une action militaire immédiate, il a résisté et
prononcé ces mots, qui ont fait fortune : « La défense de Paris sans armées
de secours est une héroïque folie. » Il n'a pas prêté l'oreille aux
suggestions impatientes de l'opinion publique, mais il a créé une armée ; il
faut aujourd'hui, comme au début du siège, laisser dire la population et
adopter la tactique raisonnable, qui consiste à frapper l'ennemi tantôt sur
un point tantôt sur un autre et à le harceler sans cesse. Le gouverneur de
Paris ne dissimule pas, d'ailleurs, ses inquiétudes sur l'esprit des
officiers supérieurs de l'armée, qui est bien plus mauvais que celui des troupes[6]. La
nouvelle officielle des événements accomplis en province arriva quelques
jours après à Paris. M. Gambetta annonçait qu'une partie de l'armée de la
Loire, commandée par Chanzy, l'homme de guerre de la campagne, avait opéré
une admirable retraite de Beaugency à Vendôme et qu'elle s'était mise à
l'abri dans le Perche ; que Chanzy donnait à ses troupes quelques jours de
repos bien mérités avant de reprendre l'offensive ; que Bourbaki, à la tête
de l'autre fraction de l'armée de la Loire, allait quitter Bourges et se
jeter dans l'est ; que, dans le nord, Faidherbe était en mouvement ; que
rien, enfin, n'était désespéré, malgré la perte d'Orléans et les rigueurs de
la saison. " Les Prussiens, ajoutait-il, paraissent las de la guerre. Si
nous pouvons durer, et nous le pouvons si nous le voulons énergiquement, nous
triompherons d'eux. Ils ont déjà éprouvé des perles énormes, suivant des
rapports certains qui m'ont été faits ; ils se ravitaillent difficilement.
Mais il faut se résigner aux suprêmes sacrifices, ne pas se lamenter et
lutter jusqu'à la mort. » Le
gouvernement de Paris ne partageait point cette confiance. M. Gambetta
affirmait la nécessité d'une résistance désespérée, et déjà le fantôme de la
capitulation planait sur les délibérations de l'Hôtel-de-Ville. Le général
Trochu disait bien que la « tactique raisonnable » consistait dorénavant à frapper
sur l'assiégeant des coups répétés, tantôt sur un point de la ligne
d'investissement, tantôt sur un autre ; mais il n'agissait pas. Cependant la
cité consommait ses approvisionnements et la famine approchait à grands pas.
La question des subsistances était devenue pour le gouvernement la question
capitale, celle qui obsédait toutes ses pensées et remplissait toutes ses
délibérations. Il ne fallait ni parler trop tôt de capitulation, de peur de
pousser Paris à un acte de désespoir, car, malgré ses souffrances
croissantes, le peuple de Paris s'exagérait la durée probable des
approvisionnements renfermés dans les murs de la ville ; ni en parler trop
tard, car si l'on attendait d'en être au dernier morceau de pain pour déposer
les armes, on exposait deux millions d'hommes à mourir de faim, vu la lenteur
des transports provenant du mauvais état des routes. On calculait qu'il ne
faudrait pas moins de quinze jours pour faire affluer les denrées dans la
grande ville. Ainsi, entamer prématurément des négociations avec l'ennemi,
c'était provoquer peut-être une émeute, peut-être aussi se priver de la
chance d'être secouru à temps par l'une des armées de province ; et attendre
pour traiter avec l'ennemi d'avoir épuisé tous les vivres, c'était menacer
Paris des horreurs de la famine. Il y avait donc un intérêt suprême à
connaître avec exactitude la quantité de vivres qui restaient dans Paris. A
cet égard, le gouvernement ne paraît jamais avoir été bien fixé. On se
souvient des dépêches que M. Jules Favre avait adressées à la délégation de
Tours : il annonçait que Paris tiendrait jusqu'au milieu de décembre, et
l'insistance qu'il avait mise à poser cette date comme la limite extrême de
la résistance avait obligé les armées de province à des mouvements
précipités, qui restent l'une des causes les moins contestables de nos
désastres. Dans la
séance du 13 décembre, M. Magnin, ministre du commerce, fournil des détails
sur les approvisionnements restants. Une panique d'un caractère alarmant
venait de se produire au sein de la population. Le bruit avait couru dans
différents quartiers que le pain allait manquer : aussitôt la foule se
précipite dans les boulangeries, qu'elle met au pillage. On emportait chez
soi le plus qu'on pouvait ; une folle terreur s'était répandue de proche en proche,
sans que personne pût s'en rendre compte : on se croyait tout à coup menacé
de mourir de faim ; on avait la fièvre. Quelqu'un avait dit : « Le gouvernement
va rationner le pain comme il a rationné la viande, » et le peuple en avait
conclu qu'il n'y avait plus dans Paris ni blé ni farine. Le gouvernement
s'empressa de rassurer la population : « On craint, disait-il, le
rationnement du pain. La consommation du pain ne sera pas rationnée. Le
gouvernement a le devoir de veiller à la subsistance de la population ; c'est
un devoir qu'il remplit avec la plus grande vigilance. Nous sommes encore
fort éloignés du terme où les approvisionnements deviendraient insuffisants.
La plupart des sièges ont été troublés par des paniques. La population de
Paris est trop intelligente pour que ce fléau ne nous soit pas épargné... Il
est clair, disait encore le gouvernement, que s'il y a quatre pains pour
quatre consommateurs et que l'un d'eux en achète trois, il condamne tous les
autres à se contenter d'un tiers de ration. Voilà les effets de la peur.
Certes, s'il fallait se résigner à de nouvelles privations, plus grandes que
celles qu'on s'est imposées jusqu'à ce jour, il n'est pas douteux que Paris y
consentît. Mais les approvisionnements existants dispensent de recourir à
cette nécessité cruelle. La quantité de pain vendue quotidiennement n'a pas
varié depuis le commencement du siège et rien ne fait prévoir qu'elle doive
être diminuée. Il n'y aura de différence que pour la qualité. » On
avait eu recours, en effet, pour gagner quelques jours de vivres, à des
mélanges de riz et d'avoine avec la farine. Le peuple de Paris mangea ce pain
gluant et noir sans se plaindre. Les recherches faites dans les caves et les
greniers secrets des marchands n'avaient amené que des résultats sans
importance. Des ressources assez abondantes restaient dans les magasins de
l'Etat. Dans la séance du 13 décembre, le ministre du commerce présente à ses
collègues un relevé des approvisionnements qui peut conduire Paris jusqu'à la
fin de décembre ; mais on avait encore pour trente-sept jours de viande. Le
problème consistait à équilibrer la consommation du pain avec celle de la
viande ; il fut résolu ; mais le pain des derniers jours du siège, noir
mélange de paille et de riz, est resté fameux dans le souvenir des Parisiens.
Avec ce pain, les assiégés obtenaient 30 grammes de viande de cheval par tête
(90 grammes tous les trois jours). Souvent la viande était remplacée par du poisson
salé ou des légumes secs. Le 16 décembre, le gouvernement avait mis en
réquisition tous les chevaux, ânes et mulets et s'était réservé leur abatage. Toujours
harcelé par l'opinion publique, le général Trochu préparait une attaque
contre l'armée assiégeante par la plaine Saint-Denis. Son objectif cette fois
était le Bourget, ce village pris aux Prussiens, repris par eux le 30
octobre, et dont la perte, on s'en souvient, avait eu sur Paris un si fâcheux
contre-coup. « Le Bourget n'entre pas dans notre système de défense » avait
dit alors le général Trochu pour calmer l'émotion populaire. Il va cependant
essayer de le prendre. Mais il ne se propose point de percer les lignes
ennemies et de rejoindre Faidherbe en mouvement dans le Nord ; son ambition
n'est point si haute. Son but est d'attirer l'infanterie allemande en plaine
et de se mesurer avec elle. Les Allemands ne sont jamais sortis de leurs
retranchements. Trochu va leur offrir-une bataille sur le vaste espace qui
s'étend entre Saint-Denis et la forêt de Bondy. Le Bourget, dans cette
opération, est la première étape. Ce point enlevé, on marchera contre les
ouvrages établis par l'ennemi au-delà de la Morée. Pendant ce temps, à
droite, sous la protection des batteries d'Avron, le général Vinoy, avançant
par Ville-Evrard, Gournay et Chelles, est chargé de couper les communications
de l'ennemi et de le rejeter hors de ses retranchements ; à gauche, une
diversion sera opérée contre Montretout, Buzenval et la Malmaison. Les
troupes et la garde nationale sortent de Paris dans la nuit du 20 au 21
décembre pour prendre, de grand matin, leurs postes de combat ; elles se
rangent en silence sur les pentes de Romainville et dans la plaine en avant
d'Aubervilliers, Bobigny et Bondy. Un brouillard intense et glacial couvrait
la plaine. Les bataillons de marche de la garde nationale sortent incessamment
de Paris et viennent prendre position dans la plaine en arrière des troupes ;
d'autres, suivant les hauteurs de Romainville et de Nogent, se dirigent sur les
bords de la Marne. On marche avec entrain sous un ciel sombre et froid. Au
jour naissant, des éclairs déchirent la brume épaisse : les forts de l'Est,
de Romainville et de Noisy lancent une pluie d'obus sur le Bourget. Des
wagons blindés qui se sont avancés sur la voie ferrée mêlent leurs feux à
celui des forts. Pendant ce temps, les marins approchent, venant de
Saint-Denis. Le Bourget est attaché de plusieurs côtés à la fois ; à l'ouest,
le capitaine de frégate Lamothe-Tenet enlève les jardins et les maisons avec
ses intrépides marins qui se précipitent sur l'ennemi, le fusil en
bandoulière et la hache à la main. Du côté du sud, l'attaque, conduite par le
général Lavoignet, rencontre une résistance plus sérieuse. Les troupes ont
enlevé les premières maisons et déjà elles pénètrent dans le village,
lorsqu'elles se heurtent dans la grande rue à une barricade vaillamment
défendue par les Prussiens. Les murs crénelés abritent des tirailleurs dont
le feu cause dans nos rangs de sérieux ravages. Le général Lavoignet recule
hors du village ; de là, les troupes, mettant à profit les plis du terrain, continuent
à tirer sur la barricade qu'elles n'ont pu forcer. Cependant les marins du
capitaine Lamothe-Tenet, qui sont restés dans le village, voient arriver des
renforts allemands et se trouvent dans une position très-critique. Une
batterie d'artillerie amenée à Pont-Iblon couvre d'obus les maisons qu'ils
occupent ; ils tiennent quand même, en attendant des secours. Sur ces entrefaites,
le général Trochu accouru du fort d'Aubervilliers fait ouvrir le feu d'une
batterie d'artillerie contre les murs crénelés du parc, qui couvrent le
village du côté du sud ; ces obus vont tomber, pour la plupart, au milieu des
intrépides marins aux prises avec des forces supérieures. Canonnés des deux
côtés et ne voyant arriver personne à leur aide, ils se retirent en bon ordre
et vont se masser dans un pli de terrain vers la Courneuve. Ils avaient tenu
trois heures. Les masses ennemies arrivent dans le Bourget ; on ne peut plus
songer à y rentrer. Alors les forts et les batteries reçoivent l'ordre de
couvrir le village de leurs obus. A trois heures de l'après-midi, les troupes
avaient repris leurs cantonnements. Les marins avaient essuyé des pertes sensibles.
Une compagnie entière avait été détruite : il n'en resta que six hommes. Son
chef, le lieutenant Peltereau, était tué. Nous avions, en outre, deux cent
cinquante-quatre hommes hors de combat. Les lieutenants de vaisseau Morand,
Laborde, les enseignes Duquesne, Wyts, étaient tués. Les lieutenants de
vaisseau Bouisset et Patin, grièvement blessés, devaient, le lendemain, mourir
des suites de leurs blessures. Les francs-tireurs de la Presse, qui s'étaient
bien battus, avaient perdu environ quarante hommes. A droite, le général
Ducrot s'était borné à engager un combat d'artillerie contre les batteries
allemandes de Blanc-Mesnil et Pont-Iblon ; il s'était avancé jusqu'à Groslay
et Drancy. Du côté
de la Marne, les généraux Malroy et Blaise, sous les ordres du général Vinoy,
avaient occupé presque sans coup férir Neuilly-sur-Marne, Ville-Evrard et la
Maison-Blanche. Mais la fin de la journée fut marquée par un douloureux
incident. Des Prussiens étaient restés dans les caves de Ville-Evrard. Ils en
sortent à la nuit, pendant que nos troupes sans défiance veillent autour des
grands feux qu'elles viennent d'allumer. Surpris par cette attaque
inattendue, nos soldats se troublent, courent au hasard. Le général Blaise
s'élance pour les rallier ; il est tué presque à bout portant. Ce nouveau
combat du Bourget n'était donc pas plus heureux que le premier, quoiqu'on s'y
fût préparé. Le général Trochu avait fait sortir de Paris des forces
considérables : il ne s'en servit pas. Le petit corps commandé par l'amiral
La Roncière le Noury supporta seul le choc de l'ennemi. Pendant que les
marins se faisaient tuer dans le village en attendant des renforts, le
général Ducrot laissait ses troupes au repos et se contentait d'un inutile
combat d'artillerie ; les forts de l'Est et d'Aubervilliers jetaient des obus
sur le village occupé par nos marins : le désordre du commandement avait été
complet. Le général Trochu a écrit depuis que « le village du Bourget, que la
marine avec son impétuosité ordinaire avait enlevé en partie, dut être évacué
par elle, parce qu'elle ne fut pas suffisamment soutenue[7]. » Mais qui donc avait
charge de la soutenir, sinon le commandant en chef, sinon le général Trochu
en personne ? Qui doit-il accuser, si ce n'est lui-même ? Le rapport officiel
rejeta aussi l'insuccès sur les contrariétés amenées par l'état de
l'atmosphère justification dérisoire. Le général Trochu semble avoir voulu se
borner à une démonstration militaire : il attendait l'infanterie ennemie dans
la plaine Saint-Denis ; elle ne jugea pas à propos de sortir de ses
retranchements, et le gouverneur de Paris s'est trouvé tout désorienté par
suite de ce mauvais vouloir. Avec cent mille hommes en ligne, il laisse
écraser dans le Bourget les braves marins de Saint-Denis ; avec la puissante
artillerie que lui a donnée M. Dorian, il ne détruit pas les ouvrages
allemands qui arrêtent l'essor de nos troupes. Il avait annoncé que l'attaque
du Bourget n'était que le commencement d'une série d'opérations militaires ;
les troupes furent ramenées dans leurs cantonnements. Un froid intense
s'était déclaré dans la nuit du 22 décembre ; la terre durcie se refusait aux
travaux de la pioche. Un grand nombre d'hommes couchés sur le sol avaient eu
les pieds gelés. Le moral des troupes était d'ailleurs profondément atteint
par ces sorties sans objet. L'extrême rigueur de la température vint en aide
au découragement du gouverneur de Paris. Les troupes rentrèrent, les opérations
militaires furent abandonnées. Le Journal officiel expliquait aux Parisiens
le motif de l'inaction à laquelle on le condamnait. Après avoir exposé le but
du combat livré le 21 et constaté l'insuccès de l'opération, le général
Trochu ajoutait qu'à partir de ce moment la santé des troupes devait être
considérée comme sérieusement atteinte, que les cas de congélation contre
lesquels l'activité des travaux entrepris était impuissante s'étaient
multipliés dans une proportion menaçante cl que les travaux eux-mêmes avaient
dû être abandonnes par suite de la dureté du sol. «
Assurément, disait-il, prévoyant bien les objections, l'ennemi, dans ses
positions, est assujetti aux mêmes sévices. Mais ses soldats sont des hommes
du nord ; les nôtres, originaires de contrées dont le climat est chaud ou
tempéré, en éprouvent des effets plus caractérisés, et leur santé, dans une
campagne de plein hiver, réclame des ménagements particuliers. Dans cette
situation, et quelque douloureuse que pût être la suspension temporaire des
opérations, le devoir de les continuer était primé par le devoir de donner
aux troupes un repos cl des soins devenus indispensables. » Les
travaux de cheminement entrepris dans la plaine d'Aubervilliers pour
atteindre le Bourget furent donc abandonnés, et les troupes rentrèrent dans
Paris. L'irritation contre le général Trochu était au comble : le peuple
l'accusait d'incapacité ; l'armée elle-même n'avait plus pour lui le respect
qu'on doit à un commandant en chef. L'irrésolution du gouverneur, l'absence
de suite dans ses projets, ses talonnements perpétuels étaient devenus le
thème ordinaire des officiers. Dans le sein du gouvernement, on agitait la
question de son remplacement et de la convocation d'un conseil militaire.
Dans la séance du 26 décembre, MM. Garnier-Pagès, Picard et Simon demandent
que l'action militaire soit soumise à un contrôle sérieux. Le ministre de la
guerre n'est-il pas le supérieur militaire du gouverneur ? La question
ajournée est reprise à la séance suivante ; le général Trochu venait de
publier la note dont on a donné le résumé, annonçant que, vu les grands
froids survenus, les travaux entrepris dans la plaine Saint-Denis devaient
être abandonnés. M. Jules Favre estime que si la gelée empêche aujourd'hui de
se battre, ce sera demain un autre motif. Restera-t-on dans l'inaction
jusqu'au printemps ? M. Arago partage le sentiment de M. Jules Favre.
Exprimer publiquement des opinions comme celles du général Trochu, c'est
réduire Paris à une capitulation dont il ne veut, lui, à aucun prix ; il
préfère quitter le gouvernement. On aura, dit-il, triplé la honte de Bazaine
en capitulant avec trois fois plus de troupes que lui. Voilà
pourquoi, dit M. Jules Favre, il faut à Paris une autre direction militaire.
Certes il reconnaît le « grand cœur » du général Trochu, mais il n'est pas
aussi sûr de ses facultés militaires. Il critique la dernière opération du Bourget,
il demande que le gouvernement intervienne et que le gouverneur soit appelé à
une réunion où siégeront tous les généraux de l'armée. Le
général Le Flô combat cette proposition. M. Garnier-Pagès l'approuve, au
contraire, et se déclare partisan d'une conférence qui couvrira la
responsabilité du général lui-même. Ce n'est pas un conseil de guerre que souhaite
M. Ferry, mais une conférence militaire ; non pas que les généraux de l'armée
de Paris lui inspirent une grande confiance : à part MM. Ducrot et Trochu, M.
Ferry tient tous les généraux en complète méfiance. Les généraux Le Flô et
Schmitz, présents à la séance, protestent avec vivacité ; établir un conseil
de tutelle, c'est, suivant eux, provoquer la dissolution de l'armée. M.
Picard fait observer que le général Trochu a exercé pondant trois mois une
dictature absolue, et cependant rien n'a marché. Que faire ? Enlever à M.
Trochu la direction des affaires militaires et la confier à un autre sous le
contrôle du gouvernement. Le
conseil décide que le général Trochu sera convoqué le lendemain et invité à
exposer ses vues. Cette
séance offre un intérêt historique. Le
général Trochu se déclare prêt à se retirer, si l'on croit que sa retraite
puisse prolonger la durée de la résistance. Si on espère le succès avec un
autre chef, il ne faut pas hésiter. Quant à lui, il a craint souvent un grand
désastre, qu'il a su éviter jusqu'ici ; cela, il est vrai, ne suffit pas à la
foule qui demande des victoires, mais il estime qu'on ne percera pas les
lignes ennemies ; il faut s'y résigner. Il engage le conseil à consulter les
généraux, en ayant soin de le prévenir que les « plus ambitieux ne sont pas
toujours les meilleurs. » Le
général Le Flô est d'avis de continuer la lutte jusqu'au dernier moment ;
c'est un devoir, car il n'est pas certain qu'après la chute de Paris la
France puisse résister encore. Au dernier moment, il faudra former trois
groupes pour essayer de forcer les lignes prussiennes ; il n'admet pas que
300.000 hommes armés, disposant de 300 pièces de canon attelés, puissent
déposer leurs armes. Peut-on destituer le gouverneur ? Il ne le pense pas,
mais le gouvernement doit prendre part à l'action militaire. Mis en
cause par ses collègues, le général Trochu se défend : il rappelle l'état
militaire de Paris au moment de l'investissement : il n'y avait sous ses murs
aucune force organisée. Il a créé une armée. L'échec du Bourget vient,
dit-il, de ce qu'un régiment s'est débandé[8]. On l'accuse d'avoir manqué
d'audace ; mais il a toujours procédé par coups d'audace. L'armée est découragée
; elle se plaint de fournir à la population des représentations militaires.
Quant à lui, il s'est usé à la tâche, il le reconnaît, et' il est d'avis
d'inviter les généraux à désigner un nouveau commandant militaire. Le système
de défense à adopter est, suivant lui, celui-ci : tenir tant qu'une armée en
province sera debout, et tant que Paris aura du pain, prendre une attitude
expectante. On serait disposé à risquer toute l'armée d'un seul coup ; il s'y
oppose de toutes ses forces, il ne veut plus de ces représentations
sanglantes dans un but politique. L'armée n'en veut pas davantage. Si l'on
persiste, il se retirera. Le
conseil conclut à l'unanimité qu'il n'y a pas lieu d'ôter le commandement
militaire au gouverneur, et que celui-ci n'a pas le droit de se retirer sans
y être autorisé. Mais il croit qu'il sera utile d'entendre d'autres généraux
pour se former une opinion. Les généraux Ducrot, Vinoy et l'amiral La Roncière
le Noury seront entendus[9]. M.
Jules Favre, à cette date, jette le cri d'alarme ; il écrit à M. Gambetta
qu'après la journée du 21 le gouverneur a voulu faire des cheminements pour
arriver au Bourget ; que, le 23, le froid a commencé à sévir avec une
violence inouïe, que les troupes ont beaucoup souffert de l'abaissement de
température et qu'il a fallu les cantonner. Puis jetant un regard sur Paris : «
Paris, écrit-il, malgré son enthousiasme et sa confiance, comprend mal ces
retards ; nous nous en affligeons et nous pressons le général Trochu qui
répond que son armée est fort ébranlée par tant de causes réunies de
douloureuses épreuves. Avant-hier cependant, il avait consenti à réunir un
conseil de guerre. Mais voici qu'hier matin l'ennemi a ouvert un feu très-vif
entre les forts de Rosny, de Noisy, de Nogent et contre le plateau d'Avron...
Vous comprenez que cet incident a empêché la réunion du conseil. Cependant on
crie de tous côtés qu'il faut agir. L'exaltation de Paris augmente avec sa
souffrance, et il s'exaspère d'autant plus qu'il pressent que le moment n'est
pas loin où la résistance deviendra impossible. Or, il veut qu'elle soit
possible, et il est résolu dans ce but à se porter aux dernières extrémités.
Dans cet état violent, nul ne peut prévoir quelle sera la solution. Les clubs
s'agitent, prêchent la guerre civile et l'assassinat. Des bandes dévastent
les chantiers et les clôtures, pillent les jardins pour en scier les arbres.
Nous avons ordonné des répressions sévères : la garde nationale a beaucoup de
peine à dominer ce mouvement. » La dépêche se terminait par ces mots : « Si
les gens de la Commune n'amènent pas une sédition, nous tiendrons trois
semaines encore. D'ici là vous devez nous arriver d'un côté ou de l'autre. » L'abandon
précipité du plateau d'Avron fut pour les Parisiens un nouveau sujet d'exaspération.
Ce plateau, situé à l'est de Paris, commande le cours de la Marne ; il était
resté jusque dans les premiers jours de décembre un terrain neutre. Les
Allemands ne pouvant s'y établir solidement à cause du voisinage du fort de
Rosny, s'étaient contentés d'y placer des postes. Quelques jours avant la
bataille de Champigny, on avait résolu d'en faire un camp retranché et de le
garnir de batteries de marine qui balayeraient d'un côté le Raincy, occupé
par les Prussiens, et de l'autre les hauteurs qui couronnent la rive gauche
de la Marne, de Bry à Gournay, et de Chelles à Gagny, sur la rive droite. On
commença par établir quatre batteries sur le versant sud, en face de Neuilly-sur-Marne,
puis deux batteries de gros calibre sur le côté oriental en face de Chelles ;
une batterie menaçant Gagny, et à l'extrémité gauche du parc de Beau-Séjour,
une batterie destinée à battre les bois de Raincy. Toutes ces batteries
furent reliées par des ouvrages. Une vaste tranchée qui descendait jusqu'au
cimetière de Rosny était destinée à protéger la retraite, si jamais l'on
était chassé du plateau. Tous ces travaux furent accomplis sans plan
d'ensemble, et comme au hasard. Les abris blindés faisaient entièrement
défaut et les tranchées étaient insuffisantes dans la prévision d'un
bombardement à feux croisés du Raincy d'une part, et de Chelles et Gournay
d'autre part. Voulait-on garder le plateau, le défendre à outrance ? Il
fallait y creuser des abris sûrs où le soldat pût défier les obus. Se
proposait-on, au contraire, de l'abandonner à la première attaque ? Alors, à
quoi ton y placer plus de soixante-dix pièces d'artillerie et exposer à un
feu meurtrier les troupes qui les gardaient ? L'indécision et le décousu
furent, ici comme ailleurs, le caractère propre du général Trochu : il ne sut
pas ce qu'il voulait faire. Quand l'ennemi commença le bombardement du
plateau, le gouverneur comprit l'énormité de sa faute ; mais il était trop
tard pour la réparer. Commencé
le 27 décembre de grand malin, le bombardement prit dès le début un caractère
alarmant. Les Prussiens tiraient sur le plateau de trois endroits à la fois ;
trois batteries à Gagny, trois à Noisy-le-Grand, trois au pont de Gournay,
croisant leurs feux avec les batteries du Raincy, sillonnaient Avron dans
tous les sens : les troupes s'étaient réfugiées dans les tranchées et dans les
plis de terrain ; les batteries répondaient, mais elles étaient pour la
plupart d'un trop faible calibre pour lutter avec avantage contre les canons
Krupp. Plusieurs pièces prises en écharpe furent démontées, leurs servants
tués. Dans la première journée, soixante hommes furent mis hors de combat.
Quelques bataillons s'étaient débandés et avaient cherché un refuge dans les
localités voisines : la démoralisation était alarmante. Le général Trochu accourut
sur le plateau à la nouvelle du bombardement et, jugeant la position
intenable, il donna l'ordre de battre en retraite dans la nuit. Les pièces
d'artillerie purent, au prix des plus grands efforts, être ramenées en
arrière des forts, qui étaient eux-mêmes bombardés avec une fureur indiquant
chez l'ennemi l'impatience d'en finir avec une résistance trop longue. Les
forts de Nogent, Rosny et Noisy reçurent dans les journées du 30 décembre au
2 janvier une grêle de projectiles[10]. Les marins réparaient pendant
la nuit les dégâts faits dans le jour aux ouvrages des forts ; les blindages
des poudrières étaient insuffisants contre l'artillerie nouvelle ; ils les
consolidaient en les couvrant de sacs à terre. Dans les forts de Rosny,
l'artillerie de la garde nationale partageait courageusement ces pénibles
travaux et s'exposait sans peur à la mort pour servir les pièces et répondre
à l'ennemi. La
nouvelle de l'abandon du plateau d'Avron occasionna dans la ville un grand
tumulte. C'était un échec, et rien n'irrite comme un échec que l'on aurait pu
s'épargner par de la décision et de la prévoyance. Le général Trochu fut
accusé hautement d'incapacité ; quelques-uns murmuraient le mot de trahison.
De telles aventures n'étaient pas faites, en effet, pour fermer la bouche aux
hommes qui avaient tenté de renverser le gouvernement dans la nuit du 31
octobre. Le peuple patient et patriote qui se résignait sans murmure à toutes
les privations commençait à prendre ombrage contre le général en chef qui ne
montrait d'énergie que dans ses proclamations. « Qu'il cède, disait-on, sa
place à un autre. Nous ne voulons pas être livrés sans combattre ; nous nous
soumettons au pain noir, aux rigueurs de l'hiver, aux épidémies, qui
moissonnent nos vieillards et nos enfants ; nous faisons ces sacrifices à la
patrie et à l'honneur : c'est bien le moins qu'en retour le commandement militaire
remplisse son devoir. » Les femmes se montraient encore plus ardentes que les
hommes, parce que les souffrances du siège les touchaient davantage. Des
groupes se formaient dans les rues et sur les boulevards, l'animation était
très-grande, et le général Trochu ne rencontrait plus un seul défenseur. Il
essaya de calmer les esprits par une proclamation : Citoyens,
soldats, De
grands efforts se font pour rompre le faisceau des sentiments d'union et de
confiance réciproques auxquels nous devons de voir Paris, après plus de cent
jours de siège, debout et résistant. L'ennemi, désespérant de livrer Paris à
l'Allemagne pour la Noël, comme il l'a solennellement annoncé, ajoute le
bombardement de nos avancées et de nos forts aux procédés si divers
d'intimidation par lesquels il a cherché à énerver la défense. On exploite
devant l'opinion publique les mécomptes dont un hiver extraordinaire, des
fatigues et des souffrances infinies ont été la cause pour nous. Enfin, on
dit que les membres du gouvernement sont divisés dans leurs vues sur les
grands intérêts dont la direction leur est confiée. L'armée
a subi de grandes épreuves, en effet, et elle avait besoin d'un court repos
que l'ennemi lui dispute par le bombardement le plus violent qu'aucune troupe
ait jamais éprouvé. Elle se prépare à l'action avec le concours de la garde
nationale de Paris, et, tous ensemble, nous ferons notre devoir. Enfin,
je déclare ici qu'aucun dissentiment ne s'est produit dans les conseils du
gouvernement, et que nous sommes tous étroitement unis en face des angoisses
et des périls du pays, dans la pensée et dans l'espoir de sa délivrance. Le gouverneur de Paris, Général TROCHU. Ces phrases
vides et froides n'exerçaient plus aucune influence ni sur le peuple ni sur
l'armée. On était las de ces assurances et de ces promesses toujours
démenties par les événements. Le général Trochu n'était, d'ailleurs, pas
sincère en rejetant sur de prétendus agitateurs la responsabilité du
mécontentement qui éclatait de toutes parts avec une intensité croissante. Si
la confiance avait fait place au doute et à la défiance, la faute n'en était
pas aux ennemis du gouvernement, mais à ses propres maladresses, à
l'incertitude qui régnait dans ses opérations, au décousu de ses desseins, à
ses fautes répétées. Le général Trochu était-il plus sincère en niant
l'existence des ressentiments survenus entre lui et ses collègues ? On sait
ce qu'il en faut penser, quand on a vu ce qui s'était passé dans la séance
tenue quelques jours auparavant. L'émotion
était à son comble, quand se réunit le conseil de guerre convoqué par le
gouvernement pour savoir ce que les officiers généraux pensaient de la
situation. Étaient présents les amiraux La Roncière et Pothuau, les généraux
Ducrot, Vinoy, Tripier (du génie), Frébault, de Chabaud La Tour, Guiod (artillerie), Noël, de Bellemare, Clément
Thomas (garde
nationale), et les
membres du gouvernement. Le général Trochu, qui préside la séance, expose le
motif de la réunion : il a convoqué tous les officiers présents, ses
collaborateurs, afin que le gouvernement puisse interroger directement les
hommes qui vivent avec l'armée, qui la connaissent, cl qui savent ce qu'on
peut attendre d'elle. M.
Jules Favre, prenant la parole, retrace l'œuvre accomplie depuis le jour où
Paris fut investi : on était sans armée et sans artillerie, on a fondu des
canons et levé des soldats. L'ennemi n'a pas attaqué : on est allé à lui, on
lui a livré des combats partiels qui n'ont pas été couronnés de succès.
Cependant Paris demande la lutte à outrance ; il presse le gouverneur et les
commandants militaires de tenter une grande sortie afin d'aller rejoindre les
armées de province. Le gouvernement est bien obligé de tenir compte d'une
volonté si nettement exprimée, sous peine d'être emporté dans une tempête.
Les officiers présents croient-ils que des opérations militaires soient
encore possibles et qu'on puisse combiner les efforts de l'armée avec ceux de
la garde nationale ? Telle est la question sur laquelle le gouvernement appelle
la réponse des officiers de l'armée de Paris. Le
général Ducrot, qui prend le premier la parole, répond qu'il n'a jamais
cherché à bercer les autres d'illusions qu'il n'a pas. Il ne compte ni sur
l'armée de la Loire, ni sur l'armée de Paris ; elles sont l'une et l'autre
incapables de percer les lignes prussiennes. Les efforts qu'il a lui-même
tentés à Châtillon et à la Malmaison ne lui ont laissé aucun espoir de
succès. La sortie en masse que réclame la population lui paraît une folie ;
les premiers obus qui tomberaient dans cette multitude inexpérimentée
amèneraient une débandade honteuse. C'est tout au plus si l'on pourrait
essayer de faire sauver une partie de l'armée en lançant sur la ligne d'investissement
des hommes choisis, mais c'est un moyen extrême auquel il faut également
renoncer, à cause de la fatigue et du découragement des troupes. Le
général Vinoy constate à son tour la démoralisation de l'armée ; il estime
toutefois qu'il ne serait peut-être pas impossible de faire une tentative
suprême pour se frayer un passage. Les généraux Noël, Schmitz, de Bellemare,
Tripier, Frébault, les amiraux Pothuau et La Roncière expriment tour à tour
une opinion analogue : la trouée est impossible, mais, d'un autre côté, on ne
peut pas faire déposer les armes à trois cent mille hommes sans combattre ;
l'honneur exige donc qu'avant de succomber on livre une dernière bataille. La
garde nationale sera-t-elle engagée dans ce combat suprême comme elle le
demande énergiquement ? Le général Ducrot se prononce pour la négative ; on
doit donner à la garde nationale le service des tranchées, mais elle n'est ni
assez instruite ni assez disciplinée pour combattre en rase campagne. Le
général Clément Thomas est d'un avis contraire. On juge la garde nationale,
ou plutôt on la condamne avant de l'avoir vue à l'œuvre. Pour savoir ce que
vaut son courage, il faut commencer par le mettre à l'épreuve ; c'est ce
qu'on n'a pas fait jusqu'à présent, malgré des instances réitérées. Qui sait,
d'ailleurs, si la présence de la garde nationale ne stimulera pas
l'amour-propre de l'armée et réciproquement ? Cette opinion, combattue par le
général Vinoy, est appuyée par le général de Bellemare. Le conseil
de guerre se sépare sans avoir pris aucune résolution importante ; le
gouvernement doit décider en dernier ressort. Mais quelle que soit sa
décision, toute tentative militaire ne sera plus désormais qu'une sanglante
parade ; les chefs militaires sont entrés dans la période du désespoir ;
aucun d'eux n'a prononcé le mot de capitulation ; mais le mot était présent à
tous les esprits pendant les débats dont l'on vient de lire l'analyse. Il ne
restait plus qu'à choisir le jour et le lieu du sacrifice. Avant
de se séparer, le conseil avait approuvé la note suivante qui parut dans le Journal
officiel du 1er janvier : Au
moment où l'ennemi menace Paris d'un bombardement, le gouvernement, résolu à
lui opposer la plus énergique résistance, a réuni en conseil de guerre, sous
la présidence du gouverneur, les généraux commandant les trois armées, les
amiraux commandant les forts, les généraux des armes de l'artillerie et du
génie. Le conseil a été unanime dans l'adoption des mesures qui associent la
garde nationale, la garde mobile et l'armée à la défense la plus active. Ces
mesures exigent le concours de la population tout entière. Le gouvernement
sait qu'il peut compter sur son courage et sur sa volonté inflexible de
combattre jusqu'à la délivrance. Il rappelle à tous les citoyens que dans les
moments décisifs que nous allons traverser l'ordre est plus nécessaire que
jamais. Il a le devoir de le maintenir avec énergie ; on peut compter qu'il
n'y faillira pas. La
grande cité bouillonnait : l'instinct populaire, avec sa merveilleuse
clairvoyance, avait deviné le découragement des chefs de l'armée ; on se
sentait rouler sur la pente fatale d'une grande catastrophe. Gomme on voyait
la garde nationale pleine d'ardeur et prête à tous les sacrifices, on croyait
l'armée et la garde mobile animées des mêmes sentiments et le succès
paraissait encore possible. Toutefois des indices peu équivoques du découragement
des troupes étaient journellement recueillis. Les soldats de la ligne et les
mobiles appelaient ironiquement les gardes nationaux les « à outrance » et ne
leur épargnaient pas les quolibets, quand ils les voyaient passer. Ils
traitaient volontiers leur belle ardeur patriotique comme une flamme éphémère
destinée à s'évanouir au premier aspect de l'ennemi. La garde nationale
essuyait sans humeur ces plaisanteries inoffensives, bien convaincue que ceux
qui la raillaient si volontiers marcheraient avec elle aussitôt que le signal
serait donné. Mais qui le donnerait, ce signal ? Est-ce le commandement
militaire qui, depuis cent jours de siège, avait montré tant de défaillances
? Une grande partie de la population ne l'espérait plus. Le général Trochu était
hautement accusé d'impéritie, Ce n'étaient plus seulement les clubs qui
demandaient son remplacement par un chef plus énergique ; c'était la presse presque
tout entière ; c'étaient les autorités municipales elles-mêmes. Le
gouvernement, en voyant approcher la crise finale, avait pris le parti d'associer
plus directement les maires de Paris à la gestion des affaires publiques.
Tous les huit jours, ces magistrats, réunis sous la présidence du ministre de
l'intérieur, exposaient les besoins, les demandes, les plaintes de leurs
administrés. Ils apportèrent bientôt l'expression de l'irritation publique
contre le général Trochu. Dans la séance du 5 janvier, M. Delescluze, maire
du 19e arrondissement et rédacteur en chef du Réveil, donna lecture d'une
adresse ou plutôt d'un acte d'accusation concluant à l'adoption immédiate des
mesures suivantes : Démission
des généraux Trochu, Clément Thomas et Le Flô ; Renouvellement
des comités de la guerre et rajeunissement des états-majors ; Renvoi
au conseil de guerre des généraux et officiers de tout grade qui prêchent le
découragement dans l'armée ; Mobilisation
successive de la garde nationale parisienne ; Institution
d'un conseil suprême de défense où l'élément civil ne soit plus subalternisé
à l'élément militaire ; Intervention
directe et permanente de Paris dans la question de ses propres affaires si
intimement liées aux intérêts de la défense ; Enfin,
adoption de toute mesure de salut public, soit pour assurer l'alimentation de
Paris, soit pour adoucir les cruelles souffrances imposées à la population de
Paris par l'état de siège, et aussi par la regrettable incurie du pouvoir. Le
ministre de l'intérieur s'étant opposé à la mise en discussion du programme
de M. Delescluze, celui-ci se retira et envoya au gouvernement sa démission
de maire. Ses deux adjoints, MM. Quentin et Oudet, suivirent' son exemple. La
mairie du 19e arrondissement fut administrée par une commission municipale. Un
autre avertissement, bien plus redoutable, était donné au gouvernement par
les meneurs qui avaient tenté de le renverser au 31 octobre et qui épiaient
toujours l'occasion de prendre leur revanche. Une grande affiche rouge fut
placardée sur les murs de Paris, dans la nuit du 5 au 6 janvier, comme un
appel à la guerre civile immédiate : AU PEUPLE DE PARIS, Les délégués des vingt
arrondissements de Paris. Le
gouvernement qui, le 4 septembre, s'est chargé de la défense nationale a-t-il
rempli sa mission ? — Non ! Nous
sommes 500.000 combattants, et 200.000 Prussiens nous étreignent ! A qui la
responsabilité, sinon à ceux qui nous gouvernent ? Ils n'ont pensé qu'à
négocier, au lieu de fondre des canons et de fabriquer dos armes. Ils
se sont refusés à la levée en masse. Ils
ont laissé en place les bonapartistes et mis en prison les républicains. Ils
ne se sont décidés à agir enfin contre les Prussiens qu'après deux mois, au
lendemain du 31 octobre. Par
leur lenteur, leur indécision, leur inertie, ils nous ont conduits jusqu'au
bord de l'abîme : ils n'ont su ni administrer, ni combattre, alors qu'ils
avaient sous la main toutes les ressources, les denrées et les hommes. Ils
n'ont pas su comprendre que, dans une ville assiégée, tout ce qui soutient la
lutte pour sauver la patrie possède un droit égal à recevoir d'elle la subsistance
; ils n'ont su rien prévoir : là où pouvait exister l'abondance, ils ont fait
la misère ; on meurt de froid, déjà presque de faim : les femmes souffrent ;
les enfants languissent et succombent. La
direction militaire est plus déplorable encore : sorties sans but ; luttes
meurtrières sans résultats ; insuccès répétés, qui pouvaient décourager les
plus braves ; Paris bombardé. — Le gouvernement a donné sa mesure ; il nous
tue. — Le salut de Paris exige une décision rapide. — Le gouvernement ne répond
que par la menace aux reproches de l'opinion. Il déclare qu'il maintiendra l'ORDRE,
— comme Bonaparte avant Sedan. Si
les hommes de l'Hôtel-dr-Ville ont encore quelque patriotisme, leur devoir
est de se retirer, de laisser le peuple de Paris prendre lui-même le soin de
sa délivrance. La
municipalité ou la Commune, de quelque nom qu'on l'appelle, est l'unique
salut du peuple, son seul recours contre la mort. Toute
adjonction ou immixtion au pouvoir actuel ne serait rien qu'un replâtrage
perpétuant les mêmes errements, les mêmes désastres. Or, la perpétuation de
ce régime, c'est la capitulation, et Metz et Rouen nous apprennent que la
capitulation n'est pas seulement encore et toujours la famine, mais la ruine de
tous, la ruine et la honte ! — C'est l'armée et la garde nationale transportées
prisonnières en Allemagne, et défilant dans les villes sous les insultes de
l'étranger ; le commerce détruit, l'industrie morte, les contributions de
guerre écrasant Paris : voilà ce que nous prépare l'impéritie ou la trahison. Le
grand peuple de 89, qui détruit les Bastilles et renverse les trônes,
attendra-t-il, dans un désespoir inerte, que le froid et la famine aient
glace dans son cœur, dont l'ennemi compte les battements, sa dernière goutte
de sang ? — Non ! La
population de Paris ne voudra jamais accepter ces misères et cette honte.
Elle sait qu'il en est temps encore, que des mesures décisives permettront
aux travailleurs de vivre, à tous de combattre. Réquisitionnement
général. — Rationnement gratuit. — Attaque en masse. La
politique, la stratégie, l'administration du 4 septembre, continuées de
l'Empire, sont jugées. Place au peuple ! Place à la Commune ! Les délégués des vingt
arrondissements de Paris, Adoué, Ansel, Antoine Arnaud, J.-F. Arnaud, Edm.
Aubert, Babiek, Baillet père, A. Baillet, Bodouch, Ch. Beslay, J.-M. Boitard,
Bonnard, Casimir Bonis, Léon Bourdon, Abel Bousquet, V. Boyer, Brandely,
Gabriel Brideau, L. Caria, Caullet, Chalvet, Champy, Chapitel, Charbonneau,
Chardon, Chartini, Eugène Châtelain, A. Chaudet, J.-B. Chautard, Chauvière,
Clamousse, A.Claris, Clavier, Clémence, Lucien Gombatz, Julien Conduché,
Delage, Delarue, Demay, P. Denis, Dereux, Durins, Dupas, Duval, Duvivier, R.
Estieu, Fabre, F. Félix, Jules Ferré, Th. Ferret, Flotte, Fruneau, C.-J.
Garnier, L. Garnier, M. Carreau, Gentilini, Ch. Gérardin, Eug. Gérardin, L.
Genton, Gillet, P. Girard, Giroud-Trouillier, J. Gobert, Albert Goullé,
Grandjean, Grot, Henry, Fortuné Henry, Hourtoul, Alph. Humbert, Jamet,
Johannard, Michel Joly, Jousset, Jouvard, Lacord, I.afargue, Laffitte, A.
Lallement, Lambert, Lange, J. Larmier, Lavorel, Leballeur, F. Lomaître, E.
Leverdays, Armand Lévy, Lucipia, Ambroise Lyaz, Pierre Mallet, Malon, Louis
Marchand, Marlier, J. Martelet, Constant Martin, Maullion, Léo Melliet. X.
Missol, docteur Tony Moilm, Molleveaux, Montelle, J. Montels, Mouton, Myard,
Napias-Piquet, Emile Oudet, Parisel, II. Piednoir, Pérève, docteur Pillot,
Pindy, Martial Portalier, Puget, D-Th. Régere, Retterer aîné, Aristide Rey,
J. Richard, Roselli-Mollet, Edouard Roullier, Benjamin Sachs, Sainson, Th.
Sapia, Sallée, Salvador Daniel, Schneider, Seray, Sicard, Stordeur, Tardif,
Tredlard, Tessercau, Thaller, Theisz, Thiollier, Tridon, Urbain, Viard, Ed.
Vaillant, Jules Valles, Viellet[11]. C'était
la réponse des partisans de la Commune à la note gouvernementale annonçant
aux meneurs que l'ordre serait maintenu avec énergie. Cet appel de gens sans
mandat n'exerça d'ailleurs aucune influence sur la population parisienne,
dont on essayait perfidement d'exploiter les douleurs. Ces inconnus aspirant
à remplacer le gouvernement inspiraient une répulsion profonde : leurs
affiches furent lacérées avec plus de dégoût que de colère ; eux-mêmes, pour
la plupart, furent arrêtés et traduits devant les conseils de guerre[12]. Ces
agitateurs avaient cru saisir un moment opportun pour soulever Paris contre
le gouvernement de l'Hôtel-de-Ville. La surexcitation et la fièvre avaient
atteint leur apogée : les Prussiens foudroyaient de leurs obus la grande cité
qui ne leur ouvrait pas ses portes. Cent dix jours de siège semblaient avoir
épuisé leur patience. Dans la nuit du 5 janvier, l'état-major allemand
commence le bombardement des forts du sud ; l'horizon s'allume, Vanves et
Issy sont, comme les forts de l'est, couverts de mitraille ; bientôt un
sillon de feu plus allongé traverse le ciel : un obus tombe dans le quartier
Saint-Jacques. Les quartiers d'Auteuil, de Montrouge, Saint-Germain et
Montparnasse voient tout à coup la sinistre lueur des projectiles qui
s'abattent sur les maisons, tuant dans leurs lits les enfants endormis, les
vieillards, les malades. Les monuments surmontés de la croix de Genève sont
des premiers atteints. Le massacre des malades et des blessés dans les
hôpitaux en rendant le bombardement plus horrible doit, — ainsi pensent les
Prussiens, — produire sur l'opinion une terreur plus grande et hâter la
reddition de la ville. L'hôpital du Val-de-Grâce, objectif des artilleurs
allemands, est plusieurs fois atteint. Dans la nuit du 9 janvier, deux
soldats blessés sont tués dans leur lits. Une femme est tuée dans l'hospice
de la Pitié. Pendant qu'on descend les malades dans les caves, plus de trente
obus éclatent coup sur coup sur l'asile. Le 12 janvier, on compte cinq
victimes dans l'institution des Jeunes-Aveugles ; dans les hospices de l'Enfant-Jésus
et de la Maternité, cinq élèves sage-femmes sont blessées ; un obus éclate
dans la salle des malades de l'ambulance établie à l'école normale ; l'hôpital
de Lourcine, l'ambulance de Sainte-Périne, l'hôpital Necker, la prison de
Sainte-Pélagie, l'Hôtel des Invalides, tous les établissements hospitaliers,
en un mot, servent d'objectifs aux soldats du pieux et mystique roi
Guillaume. Un seul projectile éclatant dans le dortoir d'une école située rue
Vaugirard tue quatre enfants et en blesse cinq autres. Le musée du
Luxembourg, qui renferme les chefs-d'œuvre de l'art moderne, ne pouvait pas
échapper à la basse jalousie des Teutons : plus de vingt obus y éclatent en
quelques heures. Les fameuses serres du muséum, qui n'avaient pas de rivales
dans le monde, furent visées par les savants d'outre-Rhin et détruites.
L'académie des sciences adopta, dans sa séance du 5 janvier, une inscription
destinée à transmettre aux générations futures le souvenir du vandalisme
allemand ; elle est ainsi conçue : « Le Jardin
des plantes médicinales, fondé à Paris par édit du roi Louis XIII, à la date
du 3 janvier 1636, devenu le Muséum d'histoire naturelle le 23 mai 1794, fut
bombardé sous le règne de Guillaume Ier, roi de Prusse, comte de Bismarck
chancelier, par l'armée prussienne, dans la nuit du 8 au 9 janvier. Jusque-là
il avait été respecté de tous les partis et de tous les pouvoirs nationaux et
étrangers. » Le Panthéon,
la Sorbonne, l'école normale, l'école polytechnique, tout ce qui représente
ou la gloire de la France, ou la science ou l'art, tout ce qui porte ombrage
à la pédantesque et grossière Allemagne est visé par des soudards qui sont la
honte de la civilisation. Il y avait dans les hôpitaux menacés un certain
nombre de soldats allemands prisonniers et blessés ; on les enferme
généreusement dans des abris casematés pour les sauver des obus de
l'Allemagne[13]. Les
Prussiens ouvraient leur feu à six heures du soir et cessaient à cinq heures
du matin. Ils calculaient que le bombardement est plus horrible pendant la
nuit et le fracas des obus plus saisissant : l'artilleur qui allume un
incendie peut au moins en contempler le spectacle. A Paris, comme à
Strasbourg, comme à Toul, on espère frapper les esprits, provoquer les
défaillances, exciter les discordes civiles, et voir enfin les portes
s'ouvrir. C'est ce que M. de Bismarck appelle, dans sa langue savante, le «
moment psychologique. » Pour arriver plus vite à ses fins, l'état-major
allemand avait commencé le bombardement sans avertissement préalable, sans
sommation, à la façon d'un peuple sauvage affamé de destruction. Le roi de
Prusse, les princes allemands, les philosophes éprouvaient une volupté
singulière à voir jaillir les gerbes enflammées des monuments consacrés aux
arts et aux sciences. Ils battaient des mains quand un projectile éclatait
sur un établissement hospitalier plein de blessés et de malades : ils
croyaient répandre la terreur, ils n'éveillaient dans les cœurs qu'une sourde
colère. Les
habitants des quartiers bombardés fuyaient ou se réfugiaient dans les caves.
On voyait, dans le jour, le défilé lamentable de ces émigrants emportant leur
mobilier, leur linge, leurs matelas sur les épaules ; on les voyait arracher
du milieu des décombres le berceau de l'enfant, les objets précieux de la
famille, les souvenirs aimés. Les femmes, admirables de courage et de
fermeté, ne pâlissaient pas plus devant les obus qu'elles n'avaient tremblé
devant la perspective de la famine. Le morceau de viande de cheval gagné par
de longues heures d'attente dans la neige n'avait point abattu leur constance
; elles avaient encore de la persévérance en réserve. Inaccessibles à
l'intimidation prussienne, on les vit « faire la queue » sous les obus,
exciter les bataillons qui allaient aux remparts. Un grand nombre de familles
avaient refusé de quitter leurs demeures : on vit des vieillards affronter la
mort plutôt que de s'éloigner des murs où leur existence s'était paisiblement
écoulée. La nuit, on descendait des matelas dans les caves. On s'était fait à
cette existence souterraine, entrecoupée d'émotions poignantes. Quelques-uns,
sous cet ouragan de fer, dormaient ; d'autres, écoutant venir le sifflement
des obus, anxieux, se tenaient prêts à éteindre les incendies dont les rouges
lueurs arrivaient par les soupiraux. On avait disposé sur le palier de chaque
maison, à chacun des étages, des récipients pleins d'eau. Des veilleurs
placés dans des endroits élevés signalaient aux pompiers les commencements
d'incendie. Au signal convenu, tous accouraient, malgré les bombes. La noble
émulation du dévouement animait toutes les classes de la société. Loin
d'abattre le courage de Paris, comme les Prussiens l'avaient espéré, le
bombardement ne fit qu'exalter son patriotisme. Le Journal officiel
publiait chaque matin le chiffre des victimes de la nuit. Voici quelques-uns
de ces chiffres : Nuit du
8 au 9 janvier, 59 victimes] : 22 morts et 37 blessés ; nuit du 9 au 10 : 48
victimes, 12 morts et 36 blessés ; nuit du 10 au 11 : les quartiers atteints
sont ceux des Invalides, de Saint-Sulpice, de la Sorbonne, du Panthéon, du
Jardin-des-Plantes : 8 incendies se déclarent, 50 propriétés particulières
sont dégradées ; dans la nuit du 11 au 12, les édifices atteints sont l'École
normale, l'église Saint-Nicolas, l'Institution des jeunes aveugles où l'on compte
cinq victimes, les hospices de l'Enfant-Jésus et de la Maternité. Nuit du 13
au 14 janvier : 2 enfants tués, 2 blessés ; 1 femme tuée, 7 blessées ; 6
hommes tués, 15 blessés ; 103 immeubles particuliers dégradés par les obus.
Nuit du 14 au 15 : 4 enfants tués, 2 blessés ; 1 femme tuée, 6 blessées ; 9
hommes tués, 9 blessés. Le bombardement continue dans la journée du 15 avec
une véritable fureur. Pendant la nuit, 294 projectiles éclatent dans le rayon
compris entre le Jardin-des-Plantes, la Salpêtrière, la manufacture des
Gobelins, l'hospice Necker et le Point-du-Jour. Les incendies sont
promptement éteints. Les veilleurs établis dans des points élevés avertissent
les pompiers aussitôt que le feu paraît dans une maison. Le
bombardement des hôpitaux soulève des protestations que l'histoire doit
recueillir pour la honte éternelle de l'armée prussienne : « Au
nom de l'humanité, de la science, du droit des gens et de la convention
internationale de Genève, méconnus par les armées allemandes, les médecins soussignés
de l'hôpital des enfants malades (Enfant-Jésus) protestent contre le
bombardement dont cet hôpital, atteint par cinq obus, a été l'objet pendant
la nuit dernière. « Ils
ne peuvent manifester assez hautement leur indignation contre cet attentat
prémédité à la vie de six cents enfants que la maladie a rassemblés dans cet
asile de la douleur. « Drs ARCHAMBAULT, JULES SIMON, LABRIC, HENRI ROGER, BORCHUT, GIRALDÈS. » —o—o— «
Paris, le 13 janvier 1871. « Nous,
soussignés, médecins et chirurgiens de l'hôpital Necker, ne pouvons contenir
les sentiments d'indignation que nous inspirent les procédés infâmes d'un
bombardement qui s'attaque avec une préméditation de plus en plus évidente à
tous les établissements hospitaliers de la capitale. Cette nuit, des obus
sont venus éclater sur la chapelle de l'hôpital Necker, remplie momentanément
de malades ; c'est le point central et le plus élevé de ce grand hôpital, qui
sert ainsi de point de mire aux projectiles de l'ennemi. Ce n'est plus là de
la guerre : ce sont les destructions d'une barbarie raffinée qui ne respecte
rien de ce que les nations ont appris à vénérer. « Nous
protestons au nom et pour l'honneur de la civilisation moderne et chrétienne. « DÉSORMEAUX, GUYON, POTAIN, DELPECH, LABOULBÈNE,
CHAUFFARD. » —o—o— « Paris,
le 13 janvier 1871. «
L'Institution nationale des jeunes aveugles, sise boulevard des Invalides,
est un vaste bâtiment isolé, parfaitement visible à l'œil nu des hauteurs de
Châtillon et de Meudon. Ce bâtiment, hospitalisant deux cents blessés et
malades militaires, et surmonté du drapeau de la convention de Genève, a été
hier, 12 janvier, vers trois heures de l'après-midi, par un temps clair, visé
et atteint par les canons prussiens. Plusieurs projectiles ont d'abord sifflé
sur l'édifice et dans le voisinage ; puis, le tir ayant été rectifié, deux
obus ont, coup sur coup, effondré l'aile gauche du bâtiment en blessant trois
malades et deux infirmiers. Des malheureux atteints de fluxion de poitrine et
de fièvre typhoïde ont dû être transportés dans les caves. « Le
personnel médical de l'institution proteste, au nom de l'humanité, contre ces
actes de barbarie, accomplis systématiquement par un ennemi qui ose invoquer
Dieu dans tous ses manifestes. « Drs ROMAND, inspecteur
général des institutions de bienfaisance, directeur de l'institution ; LOMBARD, médecin en chef de
l'institution ; DESORMEAUX,
chirurgien en chef ; MENE, médecin traitant ; HARDY, médecin traitant ; CLAISSE, médecin traitant et médecin
adjoint de l'institution ; BACHELET, aide-major. » —o—o— « Paris,
11 janvier 1871. « La
Salpêtrière est un hospice où sont recueillies en temps ordinaire : « 1°
Plus de 3.000 femmes âgées ou infirmes ; « 2° 1.500
femmes aliénées, et par surcroît, en ce moment de suprême douleur, les
populations réfugiées des asiles d'Ivry et 300 de nos blessés. « C'est
là une réunion de toutes les souffrances qui appelle et commande le respect ;
mais l'ennemi qui nous combat aujourd'hui ne respecte rien. « Dans
la nuit de dimanche à lundi, du 9 au 10 janvier, il a pris pour point de mire
les hôpitaux de la rive gauche, la Salpêtrière, la Pitié, les
Enfants-Malades, le Val-de-Grâce et les cabanes d'ambulance. A la Salpêtrière,
nous avons reçu plus de quinze obus. Or, notre dôme très-élevé est surmonté
du drapeau international ; il en est de même du dôme du Val-de-Grâce. C'est
un acte monstrueux contre lequel protestent les médecins soussignés, et qu'il
faut signaler à l'indignation de ce siècle et à celle des générations
futures. « Drs CRUVEILHIER, chirurgien en chef de la
Salpêtrière ; CHARCOT,
médecin de la Salpêtrière ; LUYS, médecin de la Salpêtrière ; FERMON, pharmacien en chef ; A. VOISIN, médecin de la Salpêtrière ; BAILLARGER, médecin de la Salpêtrière ; TRÉLAT, médecin de la Salpêtrière ; J.
MOREAU, de Tours. » —o—o— « Les
soussignés, médecins de l'hôpital de la Charité (annexe) protestent contre le
bombardement dont cet établissement a été l'objet. Huit obus sont tombés sur
cet hôpital, qui renferme 800 malades et blessés, tant civils que militaires.
Plusieurs autres projectiles ont éclaté dans son voisinage immédiat. « Drs LANNELONGUE, FÉRÉOL, B. BALL, E. LANCEREAUX, LABBÉ, A. OLLIVIER. » —o—o— Les
membres du corps diplomatique présents à Paris s'émurent à leur tour de ces
inutiles barbaries et adressèrent à M. de Bismarck la protestation suivante : A S. E. M. le comte de
Bismarck-Schœnhausen, chancelier de la Confédération de l'Allemagne du Nord,
à Versailles. MONSIEUR LE
COMTE, Depuis
plusieurs jours, des obus en grand nombre, partant des localités occupées par
les troupes belligérantes, ont pénétré jusque dans l'intérieur de Paris. Des
femmes, des enfants, des malades ont été frappés. Parmi les victimes, plusieurs
appartiennent aux États neutres. La vie et la propriété des personnes de
toute nationalité établies à Paris se trouvent continuellement mises en
péril. Ces
faits sont survenus sans que les soussignés, dont la plupart n'ont en ce
moment d'autre mission à Paris que de veiller à la sécurité et aux intérêts
de leurs nationaux, aient été, par une dénonciation préalable, mis en mesure
de prémunir ceux-ci contre les dangers dont ils sont menacés, et auxquels des
motifs de force majeure, notamment les difficultés opposées à leur départ par
les belligérants, les ont empêchés de se soustraire. En
présence d'événements d'un caractère aussi grave, les membres du corps
diplomatique présents à Paris, auxquels se sont joints, en l'absence de leurs
ambassades et légations respectives, les membres soussignés du corps
consulaire, ont jugé nécessaire, dans le sentiment de leur responsabilité
envers leurs gouvernements, et pénétrés des devoirs qui leur incombent envers
leurs nationaux, de se concerter sur les résolutions à prendre. Ces
délibérations ont amené les soussignés à la résolution unanime : de demander
que, conformément aux principes et aux usages reconnus du droit des gens, des
mesures soient prises pour permettre à leurs nationaux de se mettre à l'abri,
eux et leurs propriétés. En
exprimant avec confiance l'espoir que Votre Excellence voudra bien intervenir
auprès des autorités militaires dans le sens de leur demande, les soussignés
saisissent cette occasion pour vous prier d'agréer, monsieur le comte, les
assurances de leur très-haute considération. Signé : KERN, ministre de la Confédération suisse ; Baron ADELSWAERD, ministre de Suède et Norvège ;
Comte DE
MOLTKE-HUITFELDT, ministre de Danemark ; Baron BEYENS, ministre de Belgique ; Baron DE ZUYLEN DE NYVELT, ministre des Pays-Bas ; WASHBURSE, ministre des Etats-Unis ; BALLIVIAN Y ROXAS, ministre de la Bolivie ; Duc D'AQUAVIVA, chargé d'affaires de Saint-Marin
et Monaco ; H. Enrique Luiz RATTON, chargé d'affaires de S. M. l'empereur du Brésil ; JULIO THIRION, chargé d'affaires par intérim
de la république Dominicaine ; HUSNY, attaché militaire et chargé d'affaires de Turquie
; LOPEZ
DE AROSEMAHNA, chargé d'affaires du Honduras
et du Salvador ; C. BONIFAZ, chargé d'affaires du Pérou ; Baron G. DE ROTHSCHILD, consul général
d'Autriche-Hongrie ; Baron Th. DE VŒLKERSAHM, consul général de Russie ; José M. CALVO Y FERUEL, consul d'Espagne ; L. CERRUTI, consul général d'Italie ; J. PRŒNZA VIEIRAI, consul général du Portugal ;
Georges A. VUZOS,
vice-consul général de Grèce. Paris,
le 13 janvier 1871. —o—o— Pendant
que cette pluie de feu s'abat sur Paris, le gouvernement est en proie à de
mortelles angoisses. M.
Jules Favre écrit à M. Gambetta, le 14 janvier : Le
ciel est décidément contre nous. Depuis dimanche le froid a repris avec
intensité et toute espèce d'arrivée de pigeons est impossible. Nous voici
donc dans la nuit noire ; et à quel moment ? Quand nous touchons à la crise
suprême, qui n'est retardée de quelques jours que par des sacrifices cruels.
L'insuffisance et la mauvaise qualité de l'alimentation deviennent chaque
jour plus meurtrières. La mortalité s'est accrue de plus du double ; un
malade ne peut guérir, un vieillard et un enfant sont directement menacés, et
l'hécatombe est croissante. Jusqu'ici ces privations ont été supportées avec
une admirable abnégation. Le bombardement auquel nous sommes soumis depuis
dix jours et qui ne discontinue pas, n'altère pas la constance de ces
vaillants citoyens. Les victimes cependant sont déjà nombreuses : Vaugirard,
Grenelle, Montrouge, le faubourg Saint - Germain et le faubourg Saint-Jacques
souffrent particulièrement ; Auteuil et Passy ont eu leur part, un peu
moindre toutefois. Les Prussiens tirent de préférence sur les drapeaux
d'ambulance, sur les églises. Les habitants voient leurs demeures dévastées,
ils sont frappés dans leurs lits, et cependant ils ne parlent pas de se rendre. Paris
tiendrait indéfiniment s'il avait des vivres, mais ils lui manquent, et c'est
le cœur brisé que nous nous trouvons en face de cette extrémité terrible de
la cessation de la résistance. Je
vous ai dit que nous ne pouvions attendre le dernier sac de farine. Nous
avons besoin d'un délai de dix jours au moins. Nous sommes donc à notre
limite, et rien ne vient, ni du côté de Chanzy, ni du côté de Faidherbe. Le
général Trochu attend toujours. L'opinion est fort irritée, et tout cela peut
amener une affreuse catastrophe. C'est l'éventualité de ces malheurs qui me
retient à Paris[14]. J'avais certainement un grand
devoir à remplir à Londres, et je ne l'ai pas tout à fait décliné, mais je
l'ai ajourné, ne voulant pas prendre sur moi la responsabilité des malheurs
que mes collègues me prophétisaient, moins encore ne pas m'associer à leurs
périls. Cependant j'ai réclamé mes sauf-conduits ; si je les reçois à temps,
et si mes collègues pensent que je doive en user, je partirai. Le 16
janvier, M. Jules Favre écrit encore : Cette
date vous dit assez que nous touchons aux heures suprêmes et que nous devons
nous préparer aux derniers sacrifices. Nous avons dépassé de vingt-quatre
heures la limite définitive que je vous avais fixée, et nous ne faisons
peut-être pas notre devoir en commettant cet acte de témérité. En effet, nous
n'avons plus que quinze jours de pain devant nous, tout au plus, et le
ravitaillement suppose un délai de dix jours au moins. Il est vrai que nous
gagnerons quelque chose par le rationnement auquel nous nous résolvons ; que,
d'autre part, la commission de subsistances espère trouver encore un peu de
blé ; mais ce sont là des conjectures, et la réalité est ce que je viens de
vous dire. La population de Paris ne le soupçonne pas ; notre devoir était de
lui garder le secret. Je
ne sais si, quand elle apprendra, et l'heure approche, qu'elle n'a plus de
pain, elle ne se laissera pas aller à un mouvement de colère, bien naturel
assurément, mais qui pourrait avoir pour conséquence déplorable d'entacher
par des excès ce siège de Paris, si admirable par la constance, la calme, la
sagesse des assiégés. Nous aurions dû agir la semaine dernière ; mais vainement
avons-nous supplié le général : il s'est obstiné à attendre de vos nouvelles.
Or, ainsi que je vous l'écrivais, ces nouvelles ne sont pas venues, et voilà
le neuvième jour que nous en manquons. Nous attribuons ce désastre au froid
intense qui a régné toute la semaine dernière ; il n'a fini qu'hier soir.
Aujourd'hui le vent souffle avec violence et la pluie tombe à torrents. Mais
viendra-t-il un pigeon ? Ce pigeon nous apportera-t-il des nouvelles
favorables ? je me pose cette question toute les minutes, et la réponse ne
vient pas. Vous comprenez pourquoi je demandais une action la semaine
dernière ; vous connaissez mes résolutions : elles n'ont pas changé. J'avais
dit que dix jours avant la date fatale des dix jours je parlerais ; je le
ferai, mais j ' aurais voulu qu'on me laissât une marge entre cette
révélation terrible et l'action qui doit être indispensablement engagée.
Cette action, en effet, nous est imposée par l'honneur, par le sentiment
universel de Paris. Dans toutes les classes on répète qu'on ne veut pas finir
comme à Metz, comme à Sedan ; on préfère la mort à cette humiliation. Et
cependant cette action nécessaire rencontre de grandes difficultés. L'armée,
réduite à l'excès par les maladies, les fatigues, le service de garde et de
tranchée sur un périmètre de dix-huit lieues, est fort démoralisée. La garde
nationale est pleine d'ardeur ; mais tiendra-t-elle dans une sérieuse et
grande bataille ? C'est là un inconnu redoutable et plein de périls. C'est là
ce qui explique le décousu des opérations et l'hésitation des chefs, et
vraiment le parti le plus sage en de telles conjectures eût certainement été,
comme quelques-uns le proposent, d'envoyer un négociateur chargé de sonder
les intentions de la Prusse, mais ce qu'il y a de sage serait une humiliation
et un manquement au devoir. N'étant
pas informés de votre situation, nous devons tenir jusqu'au bout extrême de
nos vivres[15]. Quinze
jours de vivres ; plus de charbon, même pour les ateliers de l'État ; les
réquisitions de farine et de blé, malgré les menaces, n'ont presque rien
donné. On va décréter le rationnement du pain. Les vivres de l'armée seront
épuisés le 5 février. Le peuple affamé et bombardé accuse plus fort que
jamais le général Trochu ; on soupçonne la présence de traîtres dans son entourage[16]. On est convaincu que l'armée
assiégeante redouble de fureur pour dissimuler des mouvements de troupes
contre les armées de province. Pourquoi ne pas se précipiter contre les
canons qui vomissent l'incendie et la mort sur Paris ? Se laissera-t-on écraser
l'arme au bras ? Quelle honte ! Si le général Trochu manque de confiance,
qu'il se retire ! Il a dit qu'il ne capitulerait pas ; que fait-il donc ?
qu'attend-il ? à quoi songe-t-il ? Paris frémit d'impatience et de colère. Il
veut combattre. Des espoirs insensés illuminent ces heures sombres de
l'agonie. Tantôt le bruit court que l'armée du Nord s'est avancée jusqu'à
Creil ; les uns ont entendu, au-delà de Versailles, le canon de Chanzy ;
d'autres annoncent que Bourbaki va donner la main à Faidherbe, et que tous
deux, tombant sur l'ennemi, comme un coup de foudre, sont à la veille de
débloquer Paris. Pour ceux-ci, la fureur du bombardement décèle chez les
Prussiens une impatience d'en finir, qui est de bon augure ; ils
s'éloigneront après avoir épuisé leurs munitions. Pourquoi cet acharnement
des obus ? Parce que les Allemands sentent approcher les armées de province.
Que ne tentent-ils de prendre Paris d'assaut, que n'approchent-ils des
remparts et des forts ? Ils n'osent pas ; eh bien ! qu'on aille les attaquer
derrière leurs retranchements ! Paris saura vaincre ou mourir ; tout, plutôt
que cette lente agonie, plutôt que cette résignation dérisoire de Trochu sous
la pluie des projectiles et quand les vivres vont manquer[17] ! C'est le cri général, l'universelle
clameur. Le
gouverneur de Paris, entre une révolution et un coup de désespoir, se décide
pour celui-ci. Dans une séance secrète du gouvernement, le 15 janvier, il
annonce que la sortie aura lieu sous peu de jours. Dans la séance du 17,
l'éventualité d'une capitulation est froidement envisagée. Si la tentative
suprême se convertit en un échec — le gouverneur ne se fait aucune illusion à
cet égard — la capitulation peut être brusquée, pour peu que l'ennemi montre
de l'audace. Qui lui résistera ? quelles troupes seront mises en réserve pour
lui barrer le passage ? et s'il faut traiter avec lui, qui signera la
capitulation inévitable ? Le général appelle sur cette question l'attention
de ses collègues. M.
Jules Favre croit, comme le général, qu'il faut courageusement se mettre en
face de la triste réalité. On a poussé la résistance aux extrêmes limites, sinon
au-delà. Tout nouvel échec militaire sera fatalement suivi de la
capitulation. Aussi, regrette-t-il amèrement l'engagement pris par le général
Trochu quand il a dit qu'il ne capitulerait pas. Le
général répond qu'il est le seul lié par sa proclamation ; où sera,
d'ailleurs, le déshonneur, si l'on capitule quand on n'aura plus rien à
manger ? Au surplus, est-ce que le gouvernement ne sera pas obligé de se
substituer un autre pouvoir quand le moment de traiter sera venu ? M.
Jules Favre croit, au contraire, que le devoir du gouvernement est de rester
jusqu'au bout et de signer l'acte qui formera pour Paris la seule garantie de
sa sécurité. On ne saurait laisser le sort de Paris abandonné ainsi à la
dérive, par suite d'une sorte de désertion du pouvoir. Le
général Clément Thomas propose de préparer la population à l'horrible dénouement
en lui révélant toute la vérité. M.
Jules Favre estime que cela ne remédierait à rien. C'est en vue de cette
extrémité qu'il aurait voulu faire nommer des députés de Paris et associer au
gouvernement les maires, représentants naturels des intérêts de la cité. Dans
l'état où en sont les choses, le fardeau de la capitulation ne peut retomber
que sur le gouvernement. On ne saurait laisser l'ennemi libre de faire tout
ce qu'il voudra, sans qu'aucune convention lui assigne les limites de son
droit, quant aux personnes et aux propriétés. Tel est aussi le sentiment de
M. E. Picard : le gouvernement doit rester à son poste. M. Simon fait
observer qu'en rendant Paris, le gouvernement ne saurait traiter pour la
France. M. Picard, croit, au contraire, que le gouvernement doit parler de la
paix générale, afin d'obtenir des ménagements pour Paris ; sinon, Paris après
avoir capitulé se trouverait à la discrétion de l'ennemi. Quelques
membres ne croient pas les choses aussi compromises qu'on semble l'admettre.
La bataille à livrer peut avoir, selon M. Garnier-Pagès, une issue douteuse.
Si l'échec est complet, il faut s'attendre à ce que l'ennemi reconnaisse le
gouvernement, afin de traiter avec lui, de désorganiser par ce moyen la
défense nationale et de lui substituer un autre gouvernement. Si la Prusse
dit au gouvernement actuel : Je veux un traité de paix, que répondra-t-on ?
Pour lui, décidé à continuer la lutte et à ne lier en rien la liberté de la
délégation de Bordeaux, il ne peut consentir à écrire son nom au bas d'une
capitulation. Après la bataille, il faudra consulter Paris, et, s'il
capitule, il devra le faire sans engager la France. M. E.
Arago ne voit pas, quant à lui, dans la capitulation une conséquence
nécessaire de la bataille qui va se livrer. La délégation de Bordeaux n'étant
qu'une branche du gouvernement, il lui paraîtrait impossible de répondre à la
Prusse par la prétention de ne traiter que pour Paris, si elle demandait un
traité de paix. Le gouvernement, selon M. Arago, n'a pas plus le droit de
traiter pour Paris que pour la France. Paris doit traiter par l'intermédiaire
de sa municipalité. Mais la
municipalité voudra-t-elle accepter cette pénible mission ? demande M. Jules
Simon. C'est peu probable. On pourrait essayer d'une organisation factice
consistant à appeler les maires, à leur exposer la situation et à composer avec
le gouvernement, qui se retirerait, une commission destinée à parer aux exigences
de la situation. Cette commission déclarerait que le gouvernement n'existe
plus, et enverrait M. Jules Favre à Versailles pour traiter au nom de Paris. M. J.
Favre se range à cet avis[18]. Aucun
des membres du gouvernement ne croit au succès de la sortie : c'est un
sacrifice sanglant qu'on apprête ; c'est inutilement que quelques milliers
d'hommes vont arroser de leur sang les plateaux de Buzenval et de Montretout.
Seul, le général Clément Thomas, commandant en chef de la garde nationale, a
le courage de proposer que toute la vérité soit révélée à Paris ; seul il
paraît avoir reculé d'horreur à la pensée de ce carnage, dont une inévitable
capitulation sera le couronnement. Le général Clément Thomas était d'autant
plus autorisé à tenir ce langage, que la garde nationale devait marcher au
premier rang. Valait-il mieux tromper l'ardeur patriotique de Paris par de
fausses promesses et envoyer deux ou trois mille braves gens à la mort que de
dire toute la vérité, dût-on courir le risque d'une nouvelle émeute ? Toute
conscience droite répondra. La bataille de Montretout-Buzenval fut une
criminelle parade. Les braves gens qui, de bonne foi, marchèrent au combat,
furent les dupes du général Trochu. On ne doit pas se jouer ainsi de la vie
de ses semblables. L'insensé qui se complaît dans ces sombres représentations
devrait au moins marcher au premier rang et expier sa folie. La bataille du
19 janvier fut un dernier mensonge fait par le général Trochu au peuple
confiant de Paris. On ne doit pas dire la bataille, mais bien le crime du 19
janvier[19]. Paris,
à la veille de cette grande journée, est transporté de joie. Le voilà donc arrivé
ce jour si longtemps attendu ! On va se battre, et sans doute, on va vaincre.
Est-ce que quelqu'un songerait à capituler ? Ce n'est certes pas le général
Trochu : Le gouverneur de Paris ne capitulera pas ! Les rues
retentissent du roulement des tambours ; les bataillons de garde nationale se
massent ; les canons et les mitrailleuses nouvellement fondus défilent vers
les Champs-Elysées. Les régiments se mettent en marche pleins d'entrain et
passent sur toute la longueur de Paris devant une foule émue qui les salue et
les suit lentement du regard jusqu'au détour de la route. On lit sur les murs
la proclamation suivante : CITOYENS, L'ennemi
tue nos femmes et nos enfants, il nous bombarde jour et nuit, il couvre
d'obus nos hôpitaux. Un cri : Aux armes ! est sorti de nos poitrines. Ceux
d'entre nous qui peuvent donner leur vie sur le champ de bataille marcheront
à l'ennemi ; ceux qui restent, jaloux de se montrer dignes de l'héroïsme de
leurs frères, accepteront au besoin les plus durs sacrifices comme un autre
moyen de se dévouer pour la patrie. Souffrir
et mourir s'il le faut, mais vaincre. Vive
la République ! Dans la
nuit, les troupes se concentrent à Courbevoie, à Clichy, à Asnières, à
Puteaux, à Neuilly et sur les pentes du Mont-Valérien. Elles sont divisées en
trois colonnes, composées de troupes de ligne, de garde mobile et de garde
nationale mobilisée ; un bataillon de gardes nationaux est encadré dans
chaque brigade. Versailles est l'objectif de l'attaque. La colonne de gauche,
sous les ordres du général Vinoy, doit enlever la redoute de Montretout, les
maisons de Béarn, Pozzo di Borgo, Armengaud et Zimmermann. Au centre, la
colonne commandée par le général de Bellemare est chargée de s'emparer du
plateau de la Bergerie ; à l'aile droite, le général Ducrot, opérant par
Longboyau, doit atteindre la partie ouest du parc de Buzenval pour se porter
sur le haras Dupin. Si ces mouvements sont heureusement exécutés, l'armée
française sera maîtresse des routes de Versailles. Cette chaîne de hauteurs
boisées étant couverte par les Prussiens d'ouvrages défensifs, il importait
d'agir avec ensemble, de faire masse et de surprendre l'ennemi par la
rapidité de l'attaque. L'opération échoua par la lenteur des mouvements et le
défaut de concert. Au jour
naissant, sur un signal donné du Mont-Valérien, l'aile gauche se porte avec vigueur
contre la redoute de Montretout. La redoute est brillamment enlevée, et les
Prussiens qui la gardaient sont faits prisonniers. Des mobiles et des gardes
nationaux s'avancent jusqu'à Saint-Cloud et chassent l'ennemi de la partie
haute de la ville. Pendant ces heureux commencements, la colonne du centre,
parvenue sur les côtes de la Bergerie, enlève la maison du Curé et occupe les
positions qui lui ont été assignées ; mais, n'étant pas appuyé sur sa droite
par la colonne du général Ducrot, qui n'est pas encore entré en ligne, le
général Bellemare est obligé d'appeler une partie de sa réserve pour se maintenir
sur le plateau. Il doit attendre, pour avancer, l'arrivée du général Ducrot,
qui a déjà plus d'une heure de retard. Ce retard paralyse les efforts des
troupes de Vinoy et de Bellemare. Qu'était-il donc arrivé à la colonne de
droite ? Des obstacles imprévus avaient embarrassé sa marche ; des régiments
connaissant mal leur route s'étaient heurtés ; une colonne d'artillerie
égarée en chemin avait barré le passage aux troupes de Ducrot. Il est onze
heures, lorsque ces troupes s'élancent sur la porte de Longboyau après avoir
essuyé une vive canonnade en traversant Rueil. Elles rencontrent, une
résistance acharnée : cachés derrière des murs et des maisons crénelés qui
bordent le parc, les Prussiens arrêtent par un feu nourri l'élan des troupes.
Plusieurs fois de suite, Ducrot, l'épée à la main, ramène ses soldats à
l'attaque ; ses efforts sont inutiles, il ne peut pas gagner du terrain de ce
côté. Pendant que nos troupes sont arrêtées à la porte de Longboyau, l'ennemi
prononce un retour offensif contre notre centre et notre gauche ; nos troupes
reculent d'abord, puis regagnent le terrain perdu, et les hauteurs sont
encore une fois à nous. Un combat acharné se livrait au centre, dans le parc
de Buzenval. Les murs extérieurs du parc, ayant été renversés sur plusieurs
points au moyen de la dynamite, nos troupes étaient entrées dans le parc,
avaient pris le château et s'étaient avancées jusqu'à un mur intérieur bâti
obliquement de la porte de Longboyau et suivant les rampes de l'escarpement.
A défaut d'artillerie, dont on eut à déplorer amèrement l'absence, nos
troupes ne cessèrent de tirer contre ce mur, mais sans résultat. Parfaitement
abrités, les Prussiens défiaient nos balles, tandis qu'ils tiraient à coup
sûr contre nos soldats, mal protégés par les bois. Deux fois les gardes
nationaux se précipitèrent à l'assaut du mur avec la bravoure de vieilles
troupes ; ils furent toujours ramenés, jonchant le terrain de leurs morts,
désespérés de manquer de canons pour abattre le mur fatal. Il est vrai que
les chemins détrempés étaient impraticables pour les pièces d'artillerie, et
qu'il eût été difficile, sinon impossible, de mettre des canons en batterie
sur cet espace étroit, en pente et couvert de bois. Le feu
dura jusqu'à la nuit. Les bataillons de la garde nationale s'étaient battus
glorieusement, tant à Buzenval qu'à Montretout, et ils avaient éprouvé des
pertes sensibles. Les troupes de ligne ne raillaient plus ces braves gens qui
n'avaient pas marchandé leur vie. Vers huit heures du soir, il fut décidé que
toutes les positions occupées pendant le jour seraient évacuées dans la nuit.
Les troupes se replièrent sous le canon du Mont-Valérien. Le général Trochu
avait fait sortir environ 100.000 hommes ; il n'en employa que 25.000. On
pensait que les réserves continueraient le lendemain la bataille et
achèveraient la trouée. Le plan du général ne comportait pas une seconde
journée de lutte. L'acte de désespoir était accompli. Paris avait livré sa
dernière bataille. La
retraite est sonnée ; les divers corps se retirent vers le Mont-Valérien dans
une confusion inexprimable. Sur les routes de Rueil et de la Fouilleuse, dans
les champs, sur les pentes du Mont-Valérien, le train, les ambulances,
l'artillerie sont enchevêtrés ; les gardes nationaux sont mêlés aux mobiles
et aux troupes de ligne ; les régiments se cherchent et s'appellent. La démoralisation
est complète ; chacun sent que c'est la fin et qu'on vient de jouer le dernier
acte de la grande tragédie. Si les Prussiens avaient pu soupçonner
l'encombrement et le chaos dont l'armée parisienne offrait la désolante
image, ils auraient changé cette retraite en déroute complète. La nuit nous
sauva. Telle
fut la dernière bataille de ce mémorable siège de Paris qui restera l'un des
plus merveilleux épisodes de notre histoire[20]. Après le 19 janvier, la
catastrophe finale se précipite. Nous raconterons bientôt les dernières
convulsions de cette sublime agonie. Le
général Trochu s'était transporté de bonne heure au Mont-Valérien et d'heure
en heure il envoyait des dépêches, que le gouvernement publiait aussitôt pour
satisfaire l'impatience publique. Paris avait la fièvre : la bataille engagée
devait décider de son sort et, en outre, ses enfants étaient au premier rang
sur le terrain. Le général Trochu écrit à 10 heures du matin que la «
concentration des troupes a été très-difficile et laborieuse pendant une nuit
obscure. » Il ajoute : Retard
de deux heures de la colonne de droite. Sa tête arrive en ligne en ce moment.
Maison-Béarn, Armengaud et Pozzo di Borgo occupées immédiatement. Long
et vif combat autour de la redoute de Montretout ; nous en sommes maîtres. La
colonne Bellemare a occupé la maison du Curé et pénétré par brèche dans le
parc de Buzenval. Elle lient le point 112, le plateau 155, le château et les
hauteurs de Buzenval. Elle va attaquer la maison Craon. La
colonne de droite (général Ducrot) soutient, vers les hauteurs de la
Jonchère, un fier combat de mousqueterie. Tout va bien jusqu'à présent. A 10 h.
30 : Un
épais brouillard me dérobe absolument les phases de la bataille. Les
officiers porteurs d'ordres ont de la peine à trouver les troupes. C'est
très-regrettable et il me devient difficile de centraliser l'action comme je
l'avais fait jusqu'ici. Nous combattons dans la nuit. Ce
brouillard fameux n'enveloppait que le Mont-Valérien, comme par une sorte de
malice du sort à l'endroit du général. A Montretout, à la Bergerie, à
Buzenval et à Longboyau l'atmosphère était limpide et pure. Cependant Paris
était dans la joie à cause de la prise de la redoute de Montretout et du plateau
de la Bergerie. A huit heures du soir, on lisait la dépêche suivante du
général Clément Thomas : La
nuit seule a pu mettre fin à la sanglante et honorable bataille
d'aujourd'hui. L'attitude de la garde nationale a été excellente. Elle honore
Paris. Dans la
conviction générale, l'œuvre de la délivrance, heureusement commencée,
s'achèverait le lendemain. Cruelle déception ! le général Trochu écrit à 9 h.
50 : Notre
journée, heureusement commencée, n'a pas eu l'issue que nous pouvions
espérer. L'ennemi,
que nous avions surpris le matin par la soudaineté de l'entreprise, a, vers
la fin du jour, fait converger sur nous des masses d'artillerie énormes avec ses
réserves d'infanterie. Vers
trois heures, la gauche, très-vivement attaquée, a fléchi. J'ai dû, après
avoir partout ordonné de tenir ferme, me porter à cette gauche, et, à
l'entrée de la nuit, un retour offensif des nôtres a pu se prononcer. Mais,
la nuit venue, et le feu de l'ennemi continuant avec une violence extrême,
nos colonnes ont dû se retirer des hauteurs qu'elles avaient gravies le
matin. Le
meilleur esprit n'a cessé d'animer la garde nationale et la troupe, qui ont
fait preuve de courage et d'énergie dans cette lutte longue et acharnée. Je
ne puis savoir encore quelles sont nos pertes. Par les prisonniers, j'ai
appris que celles de l'ennemi étaient fort considérables. La
stupéfaction fut complète lorsqu'on lut, le lendemain, le document qui suit : Mont-Valérien, le 20 janvier
1871, 9 h. 30 du matin. Gouverneur à général Schmitz, au
Louvre. Le
brouillard est épais. L'ennemi n'attaque pas. J'ai reporté en arrière la
plupart des masses, qui pouvaient être canonnées des hauteurs, quelques-unes
dans leurs anciens cantonnements. Il
faut à présent parlementer d'urgence, à Sèvres, pour un armistice de deux
jours, qui permettra l'enlèvement des blessés et l'enterrement des morts. Il
faudra pour cela du temps, des efforts, des voitures très-solidement attelées
et beaucoup de brancardiers. Ne perdez pas de temps pour agir dans ce sens. Pour copie conforme : Le ministre de l'intérieur par
intérim, Jules FAVRE. Paris
lut cette dépêche avec stupeur. L'exagération était visible : demander deux
jours pour enlever les blessés et enterrer les morts, cela parut une grosse
exagération. L'esprit du général Trochu était évidemment troublé. On ne
pouvait plus compter sur un commandant en chef qui avait perdu tout sang-froid.
La garde nationale parisienne avait pris une part glorieuse à la bataille du
19 janvier. A Montretout, à Buzenval surtout, elle s'était battue avec une
intrépidité qui étonna les troupes régulières. Les bataillons des quartiers
populaires avaient largement payé leur tribut de sang à la patrie. La journée
du 19 janvier fut, à ce point de vue, une journée parisienne. La garde
nationale comptait parmi ses morts le jeune peintre Henri Regnault, déjà
célèbre à vingt-huit ans, le voyageur Gustave Lambert, le vieux marquis de
Coriolis, issu d'une ancienne famille de Provence, qui, à soixante-dix ans
passés, s'était enrôlé comme simple fusilier, le brave colonel Rochebrune,
qui avait pris part à la dernière insurrection polonaise, et tant d'autres
morts obscurs qui étaient allés à l'ennemi de bonne foi, ayant au cœur la
rage du bombardement et l'espoir de sauver Paris. Tristes victimes dont le
trépas assure le respect éternel de Paris à ces collines et à ces bois
arrosés de leur sang. La
douleur de Paris fut portée au comble par les nouvelles de la province. M. de
Chaudordy écrivait à M. Jules Favre, à la date du 14 janvier, que le général Chanzy,
après deux jours de brillantes batailles près du Mans, avait dû se replier
derrière la Mayenne. Chanzy ne se montrait pas découragé, ni la France non
plus. Mais sa retraite ôtait à Paris tout espoir de secours. Un voile de
deuil s'étendit sur la grande cité : l'orage gronda de nouveau dans son sein.
Bientôt nous en verrons la redoutable explosion. Mais avant d'aborder la
dernière période du siège et les sombres jours de la capitulation, nous
devons suivre la fortune de nos armes sur les champs de bataille de province. —o—o—o—o—o— PIÈCES JUSTIFICATIVES
I. CIRCULAIRE Adressée par M. de Chaudordy aux
agents diplomatiques de la France. Tours, 29 novembre 1870. Monsieur,
depuis deux mois environ, l'Europe épouvantée ne peut comprendre la
prolongation d'une guerre sans exemple et qui est devenue aussi inutile que
désastreuse. Les ruines qui on sont la conséquence s'étendent sur le monde
entier, et l'on, se demande à lu fois quelle peut être la cause d'une telle
lutte et quel en est le but. Le 18
septembre dernier, M. Jules Favre, vice-président de la Défense nationale et
ministre des affaires étrangères, se rendit à Ferrières pour demander la paix
au roi de Prusse. On sait la hauteur avec laquelle on s'en est expliqué avec
lui. Les puissances neutres ayant fait comprendre depuis qu'un armistice
militaire était le seul terrain sur lequel il fallait se placer pour arriver
ensuite à une pacification, le comte de Bismarck s'y montra d'abord
favorable, et des pourparlers s'ouvrirent à Versailles. M. Thiers consentit à
y aller pour négocier sur celle base. Vous avez appris quel refus déguisé la
Prusse lui a opposé ! On doit reconnaître cependant que les deux
plénipotentiaires français ne pouvaient être mieux choisis pour inspirer
confiance au quartier général prussien et mener à fin la triste et délicate
mission dont ils avaient si noblement pris la responsabilité. La sincérité de
leur amour pour la paix n'était pas douteuse. M. de Bismarck savait bien que
leur parole avait pour garant le pays tout entier. L'un et l'autre pourtant
ont été écartés, et le cours funeste de la guerre n'a pu être suspendu. Que
veut donc la Prusse ? Le souverain auquel il avait été annoncé qu'on faisait
exclusivement la guerre est tombé et son gouvernement avec lui. Il ne reste
aujourd'hui que les citoyens en armes, ceux-là mêmes que le roi Guillaume
déclarait ne vouloir pas attaquer, et un gouvernement ou siègent des hommes
qui tiennent à honneur de s'être opposés de toutes leurs forces à
l'entreprise qui devait couvrir de ruines le sol de notre patrie. Que faut-il
croire ? Serait-il vrai que nos ennemis veuillent réellement nous détruire ?
La Prusse n'a plus maintenant devant elle que la France ; c'est donc à la
France mémo, à la nation armée pour défendre son existence, que la Prusse a
déclaré celte nouvelle guerre d'extermination, qu'elle poursuit comme un défi
jeté au monde contre la justice, le droit et la civilisation. C'est
au nom de ces trois grands principes modernes outrageusement violés contre
nous que nous en appelons à la conscience de l'humanité, avec la confiance
que, malgré tant de malheurs, noire devoir imprescriptible est de sauvegarder
la morale internationale. Est-il juste, en effet, quand le but d'une guerre
est atteint, que Dieu vous a donné des succès inespérés, que vous avez
détruit les armées de votre ennemi, que cet ennemi lui-même est renversé, de
continuer la guerre pour le seul résultat d'anéantir ou forcer à se rendre
par le feu ou la faim une grande capitale toute pleine de richesses des arts,
dos sciences et de l'industrie ? Y a-t-il un droit quelconque qui permette à
un peuple d'en détruire un autre et de vouloir l'effacer ? Prétendre à ce but
n'est plus qu'un acte sauvage qui nous reporte à l'époque des invasions
barbares. La civilisation n'est-elle pas méconnue complètement lorsqu'en se
couvrant des nécessités de la guerre on incendie, on ravage la propriété
privée, avec les circonstances les plus cruelles ? Il faut que ces actes
soient connus. Nous savons les conséquences de la victoire et les nécessités
qu'entrainent d'aussi vastes opérations stratégiques. Nous n'insisterons pas
sur ces réquisitions démesurées en nature et en argent, non plus que sur
cette espèce de marchandage militaire qui consiste à imposer leurs
contribuables au-delà de toutes les ressources. Nous laissons l'Europe juger
à quel point ces excès furent coupables. Mais on ne s'est pas contenté d'écraser
ainsi les villes et les villages, on a fait main-basse sur la propriété
privée des citoyens. Après
avoir vu leur domicile envahi, après avoir subi les plus dures exigences, les
familles ont dû livrer leur argenterie et leurs bijoux. Tout ce qui était
précieux a été saisi par l'ennemi et entassé dans ses sacs et ses chariots ;
des effets d'habillement enlevés dans les maisons et dérobés chez les
marchands, des objets de toute sorte, des pendules, des montres ont été
trouvés sur les prisonniers tombés entre nos mains. On s'est fait livrer et
on a pris au besoin aux particuliers de l'argent. Tel propriétaire arrêté
dans son château a été condamné à payer une rançon personnelle de 80.000
francs ; tel autre s'est vu dérober les châles, les fourrures, les robes de
soie de sa femme. Partout les caves ont été vidées, les vins empaquetés,
chargés sur des voitures et emportés ailleurs, et pour punir une ville de
l'acte d'un citoyen coupable uniquement de s'être levé contre les
envahisseurs, des officiers supérieurs ont ordonné le pillage et l'incendie,
abusant, pour cette exécution sauvage, de l'implacable discipline imposée à
leurs troupes. Toute maison où un franc-tireur a été abrité et nourri est
incendiée. Voilà pour la propriété ! La vie
humaine n'a pas été respectée davantage. Alors que la nation entière est
appelée aux armes, on a fusillé impitoyablement, non-seulement des paysans
soulevés contre l'étranger, mais encore des soldats pourvus de commissions et
revêtus d'uniformes légalisés. On a condamné à mort ceux qui tentaient de
franchir les lignes prussiennes, même pour leurs affaires privées.
L'intimidation est devenue un moyen de guerre. On a voulu frapper de terreur les
populations et paralyser en elles tout élan patriotique. Et c'est ce calcul
qui a conduit les états-majors prussiens à un procédé unique dans l'histoire
: le bombardement des villes ouvertes. Le fait de lancer sur une ville des
projectiles explosibles et incendiaires n'est considéré comme légitime que
dans des circonstances extrêmes et strictement déterminées. Mais dans ces cas
mêmes, il était d'un usage constant d'avertir les habitants, et jamais l'idée
n'était entrée jusqu'à présent dans aucun esprit que cet épouvantable moyen
de guerre pût être employé d'une manière préventive. Incendier les maisons,
massacrer de loin les vieillards et les femmes, attaquer pour ainsi dire les
défenseurs dans l'existence de leurs familles, les atteindre dans les sentiments
les plus profonds de l'humanité pour qu'ils viennent ensuite s'abaisser
devant le vainqueur et solliciter les humiliations de la nation ennemie, c'est
un raffinement de violence calculée qui touche à la torture. On a
été plus loin cependant et, se prévalant par un sophisme sans nom de ces
cruautés mêmes, on s'en fait une arme. On a osé prétendre que toute ville qui
se défend est une place de guerre, et que, puisqu'on la bombarde, on a
ensuite le droit de la traiter en forteresse prise d'assaut. On y mot le feu
après avoir inondé de pétrole les portes et les boiseries des maisons. Si on
a épargné le pillage, on n'en exploite pas moins contre la cité la guerre
qu'elle doit payer en se laissant rançonner à merci. Et même, lorsqu'une
ville ouverte ne se défend pas, on a pratiqué le système du bombardement sans
explication préalable, et avoué que c'était le moyen de la traiter comme si
elle s'était défendue cl qu'elle eût été prise d'assaut. Il ne restait plus,
pour compléter ce code barbare, qu'à rétablir la pratique des otages. La
Prusse l'a fait. Elle a établi partout un système de responsabilité indirecte
qui, parmi tant de faits iniques, restera comme le trait lu plus
caractéristique de sa conduite à notre égard. Pour
garantir la sûreté de ses transports et la tranquillité de ses campements,
elle a imaginé de punir toute atteinte portée à ses soldats ou à ses convois
par l'emprisonnement, l'exil ou même la mort d'un des notables du pays.
L'honorabilité de ces hommes est devenue un danger pour eux. Ils ont à
répondre sur leur fortune et sur leur vie d'actes qu'ils ne pouvaient ni
prévenir ni réprimer, et qui, d'ailleurs, n'étaient que l'exercice légitime du
droit de défense. Elle a emmené quarante otages parmi les habitants notables
des villes de Dijon, Gray et Vesoul, sous prétexte que nous ne mettons pas en
liberté quarante capitaines de navires faits prisonniers selon les lois de la
guerre. Mais ces mesures, de quelques brutalités qu'elles fussent
accompagnées dans l'application, laissaient au moins intacte la dignité de
ceux qui avaient à les subir. Il devait être donné à la Prusse de joindre
l'outrage à l'oppression. On a exigé de malheureux paysans entraînés par
force, retenus sous menaces de mort, de travailler à fortifier les ouvrages
ennemis et à agir contre les défenseurs de leur propre pays. On a vu des
magistrats, dont l'âge aurait inspiré le respect aux cœurs les plus endurcis,
exposés sur les machines des chemins de fer à toutes les rigueurs de la
mauvaise saison et aux insultes des soldats. Les sanctuaires,
les églises ont été profanés et matériellement souillés. Les prêtres ont été
frappés, les femmes maltraitées, heureuses encore lorsqu'elles n'ont pas eu à
subir de plus cruels traitements. Il
semble qu'à cette limite il ne reste plus dans ce qu'on appelait jusqu'ici du
plus beau nom. le droit des gens, aucun article qui n'ait été violé
outrageusement par la Prusse. Les actes ont-ils jamais à ce point démenti les
paroles ? Tels
sont les faits. La responsabilité en pèse tout entière sur le gouvernement
prussien. Bien ne les a provoqués et aucun d'eux ne porte la marque de ces
violences désordonnées auxquelles cèdent parfois les armées en campagne. 11
faut qu'on le sache bien, ils sont le résultat d'un système réfléchi, dont
les états-majors ont poursuivi l'application avec une rigueur scientifique.
Ces arrestations arbitraires ont été décrétées au quartier général, ces
cruautés résolues comme un moyen d'intimidation, ces réquisitions étudiées
d'avance, ces incendies allumés froidement avec des ingrédients chimiques
soigneusement apportés, ces bombardements contre des habitants inoffensifs
ordonnés. Tout a donc été voulu et prémédité. C'est le caractère propre aux
horreurs qui font de cette guerre la honte de notre siècle. La
Prusse a non-seulement méconnu les lois les plus sacrées de l'humanité, elle
a manqué à ses engagements personnels. Elle s'honorait de mener un peuple en
armes à une guerre nationale. Elle prenait le monde civilisé à témoin de son
bon droit ! Elle conduit maintenant a une guerre d'extermination ses troupes
transformées on hordes de pillards ; elle n'a profité de la civilisation
moderne que pour perfectionner l'art de la destruction. Et, comme conséquence
de cette campagne, elle annonce à l'Europe l'anéantissement de Paris, de ses
monuments, de ses trésors et la vaste curée à laquelle elle a convie
l'Allemagne. Voilà,
monsieur, ce que je désire que vous sachiez. Nous ne parlons ici qu'à la
suite d'enquêtes irrécusables ; s'il faut produire des exemples, ils ne nous
manqueront pas, et Vous pourrez on juger par les documents joints à cette
circulaire. Vous entretiendrez de ces faits les membres du gouvernement
auprès duquel vous êtes accrédité. Ces
appréciations ne sont pas destinées à eux seuls et vous pourrez les présenter
librement à tous. Il est utile qu'au moment où s'accomplissent de pareils
actes, chacun puisse prendre la responsabilité de sa conduite, aussi bien les
gouvernements qui doivent agir que les peuples qui doivent signaler ces faits
à l'indignation de leurs gouvernements. Pour le ministre des affaires
étrangères, Le délégué, CHAUDORDY. —o—o—o— II RAPPORT MILITAIRE sur la bataille du 19 janvier. Les
rapports des commandants de colonne sur la journée d'hier ne sont pas encore
tous parvenus au gouvernement ; il croit cependant devoir donner dès à
présent un aperçu général des opérations qui se sont accomplies le 19
janvier. L'armée
était partagée en trois colonnes principales, composées de troupes de ligne, de
garde mobile et de garde nationale mobilisée incorporée dans les brigades. Celle
de gauche, sous les ordres du général Vinoy, devait enlever la redoute de
Montretout, les maisons de Béarn, Pozzo di Borgo, Armengaud et Zimmermann. Celle
du centre, général de Bellemare, avait pour objectif la partie est du plateau
de la Bergerie. Celle
de droite, commandée par le général Ducrot, devait opérer sur la partie ouest
du parc de Buzenval, en même temps qu'elle devait attaquer Longboyau, pour se
porter sur le haras Lupin. Toutes
les voies de communication ayant accès dans la presqu'île de Gennevilliers, y
compris les chemins de fer, ont été employées pour la concentration de ces
forces considérables, et, comme l'attaque devait avoir lieu dès le malin, la
droite, qui avait un chemin extrêmement long (12 kilomètres) à parcourir au milieu de la
nuit, sur une voie ferrée qui se trouva obstruée, et sur une route
qu'occupait une colonne d'artillerie égarée, ne put parvenir à son point de
réunion qu'après l'attaque commencée à gauche et au centre Dès
onze heures du matin, la redoute de Montretout et les maisons indiquées
précédemment avaient été conquises sur l'ennemi, qui laissa entre nos mains
60 prisonniers. Le général
de Bellemare était parvenu sur la crête de la Bergerie, après s'être emparé
de la maison dite du Curé ; mais en attendant que sa droite fût appuyée, il
dut employer une partie de sa réserve pour se maintenir sur les positions
dont il s'était emparé. Pendant
ce temps, la colonne du général Ducrot entrait en ligne. Sa droite, établie à
Rueil, fut canonnée de l'autre côté de la Seine par des batteries formidables
contrebattues par l'artillerie qu'elle avait à sa disposition et par le
Mont-Valérien. L'action
s'engagea vivement sur la porte de Longboyau où elle rencontra une résistance
acharnée, en arrière de murs et de maisons crénelés qui bordent le parc.
Plusieurs fois de suite, le général Ducrot ramena à l'attaque les troupes de
ligne et la garde nationale, sans pouvoir gagner du terrain de ce côté. Vers
quatre heures, un retour offensif de l'ennemi contre le centre et la gauche
de nos positions, exécuté avec une violence extrême, fit reculer nos troupes,
qui, cependant, se reportèrent en avant vers la fin de la journée. La crête
fut encore une fois reconquise, mais la nuit arrivait, et l'impossibilité
d'amener de l'artillerie pour constituer un établissement solide, sur des
terrains déformés, arrêta nos efforts. Dans
cette situation, il devenait dangereux d'attendre sur ces positions si
chèrement acquises l'attaque que l'ennemi, amenant des forces de toutes
parts, ne devait pas manquer de tenter dès le lendemain matin. Les troupes
étaient harassées par douze heures de combat et par les marches des nuits
précédentes employées à dérober les mouvements de concentration ; on se
retira alors en arrière, dans les tranchées, entre les maisons Crochard et le
Mont-Valérien. Nos
pertes sont sérieuses ; mais d'après le récit des prisonniers prussiens,
l'ennemi en a subi de considérables. Il ne pouvait en être autrement après
une lutte acharnée qui, commencée au point du jour, n'était pas encore
terminée à la nuit close. C'est
la première fois que l'on a pu voir, réunis sur un même champ de bataille, en
rase campagne, des groupes des citoyens unis à des troupes de ligne, marchant
contre un ennemi retranché dans des positions aussi difficiles ; la garde
nationale de Paris partage avec l'armée l'honneur de les avoir abordées avec
courage, au prix de sacrifices dont le pays leur sera profondément
reconnaissant. Si la
bataille du 19 janvier n'a pas donné les résultats que Paris en pouvait attendre,
elle est l'un des événements les plus considérables du siège, l'un de ceux qui
témoignent le plus hautement de la virilité des défenseurs de la capitale. —o—o—o— III Le
document que voici est d'un intérêt exceptionnel. Il contient la plus grande partie
des noms mis à l'ordre du jour, ainsi que les exploits accomplis par les
défenseurs de Paris jusqu'à la fin de décembre 1870. On y verra des noms de
gardes nationaux à côté de noms de mobiles de de soldais. L'histoire doit
pieusement recueillir ces noms. N° 1. AUX ARMÉES DE PARIS. ORDRE DU JOUR. Le
gouverneur met à l'ordre du jour les noms des défenseurs de Paris appartenant
à la garde nationale, à l'armée de terre et de mer, à la garde-mobile et aux
corps-francs, qui ont bien mérité du pays depuis le commencement du siège.
Plusieurs ont payé de leur vie les services qu'ils ont rendus, tous ont fait
plus que leur devoir. Les témoignages de la gratitude publique seront la
haute récompense de leur sacrifice et de leurs efforts. Cet
ordre, inséré au Journal officiel et au Journal militaire,
tiendra lieu de notification aux divers corps, pour l'inscription des
présentes citations sur les états de service des ayants droit. Général TROCHU. Paris,
le 19 novembre 1870. Garde
nationale de la Seine,
48e bataillon, carabiniers. — Proust, capitaine. S'est fait remarquer dans la
reconnaissance du 21 par son courage et l'intelligente initiative avec
laquelle il a conduit sa troupe. — Thibaudier, carabinier. Blessé à la
reconnaissance du 21 octobre où la compagnie dos carabiniers du 48e bataillon
a vaillamment combattu. — Pachot, carabinier. Blessé à la reconnaissance du
21 octobre où la compagnie des carabiniers du 48e bataillon, a vaillamment
combattu. Éclaireurs
de la garde nationale.
— Prodhomme. S'est fait remarquer par son courage au combat de la Malmaison
où il a été grièvement blessé. Etat-major
général. —
Guilhem, général de brigade. Tué à l'ennemi en donnant d'éclatantes preuves de
bravoure. — De Montbrison, capitaine de cavalerie auxiliaire, officier d'ordonnance
du général Ducrot. A constamment marché à la tête des colonnes d'attaque ;
s'est fait hisser sur un mur du parc au milieu d'une grêle de balles pour
reconnaître la position de l'ennemi au combat de la Malmaison, le 21 octobre. Intendance. — Parmentier, sous-intendant
de 1re classe. S'est fait remarquer à l'affaire du 19 septembre, en allant au
plus fort du combat relever les blessés sous le feu ; a montré le même
dévouement le 21 octobre, où il est resté le dernier sur le champ de bataille
et a été fait prisonnier. Division
des marins détachés à Paris. — Desaégher, matelot charpentier. Est allé chercher résolument,
sous le feu de l'ennemi, un de ses camarades blessé, l'a rapporté, et a été
lui-même atteint grièvement d'un coup de feu, le 15 octobre, dans la plaine
de Bondy. — Chenot, soldat au 4e régiment d'infanterie de marine. N'a pas hésité
à prendre sur son dos un blessé qu'il a rapporté sous le feu meurtrier de
l'artillerie ennemie, lorsque nos troupes évacuaient Draney, le 30 octobre. Artillerie. — 10e régiment. — Bouvet,
brigadier. A eu le bras traversé par une balle au combat du 30 septembre, a
voulu rester au feu malgré les instances de son commandant, et n'a quitté son
poste qu'à la fin de l'action. — 18e régiment. — Bocquenet, capitaine en
premier, commandant la 13e batterie. A eu deux chevaux tues sous lui au
combat de Châtillon, le 30 septembre. Pendant toute l'action, il a donné le
plus bel exemple à ses hommes qui se sont admirablement conduits. — 19e
régiment. — Oulhon, canonnier servant. Les chevaux de sa pièce étant tués et
les conducteurs et servants hors de combat, il a réuni ses efforts à ceux de
son lieutenant pour continuer le feu jusqu'à l'arrivée d'attelages qui ont
ramené la pièce. Combat de Châtillon, le 19 septembre. 2e
régiment du train d'artillerie. — Sirday, maréchal des logis. Est allé au milieu du feu
rechercher un caisson que des chevaux emportés entraînaient dans la direction
de l'ennemi, au combat de Châtillon. — Bouquier, cavalier de 1re classe. Est
revenu résolument reprendre une pièce sans avant-train qui allait tomber aux
mains de l'ennemi, au combat de Châtillon. 35e régiment de ligne. — Gletty.
S'est avancé contre trois Prussiens qui le tenaient en joue, et par la
fermeté de son attitude les a forcés à se rendre prisonniers, au combat de
Bagneux, le 13 octobre. — Le Gouill, soldat. S'est bravement battu au combat
de Bagneux, le 13 octobre ; a fait avec ses camarades plusieurs prisonniers.
— Kydenou, soldat. Est entré le premier à Chevilly, le 30 novembre ; a fait preuve
d'une grande bravoure en tirant a bout portant à travers les créneaux de
l'ennemi. 42e
régiment de ligne.
— Lecca, lieutenant. Officier d'une rare bravoure ; a franchi le premier une
barricade au combat de Châtillon et a entraîné ses hommes par son exemple. —
Félipon, soldat. A ab ordé avec clan une des barricades de Châtillon, le 13
octobre ; est entré le premier dans une maison occupée par des Prussiens qui
ont été faits prisonniers. — Admard, soldat. Blessé deux fois au combat du 30
septembre, s'est fait panser par un de ses camarades et a combattu jusqu'à la
fin. 107e
régiment de ligne.
— Hoff, sergent. A tué, le 29 septembre, trois sentinelles ennemies ; le 1er
octobre, un officier prussien ; le 5, en embuscade avec 15 hommes, a mis en
déroute une troupe d'infanterie et de cavalerie ; le 13 octobre, a tué deux
cavaliers ennemis. Enfin, dans divers combats individuels, il a tué 27
Prussiens. 109e
régiment de ligne.
— Portais, soldat. Est entré le premier dans le village de l'Hay, en
escaladant le mur d'une maison où il s'est barricade ; a donné des preuves de
courage qui l'ont fait remarquer de tous ses camarades. 110e
régiment de ligne.
— Craciot, caporal. Blessé à la main droite au moment où son sous-lieutenant,
qu'il emportait, était tué dans ses bras, il a continué à combattre jusqu'à
l'épuisement de ses forces (30 septembre). 112e
régiment de ligne.
— Gérodias, tambour. A eu sa caisse brisée par un éclat d'obus au moment où
il battait la charge au combat de Chevilly, le 30 septembre ; saisissant le
fusil d'un homme tué à ses côtés, il s'est porte en avant, a été blessé et ne
s'est retire qu'à la fin de l'action. 113e
régiment de ligne.
— Aubé, sergent. Embusqué à quinze pas d'une barricade ennemie, il a tiré
avec le plus grand sang-froid pendant plus d'une demi-heure et a fait
plusieurs prisonniers, au combat de Châtillon, le 13 octobre. 119e
régiment de ligne.
— Schoer, sergent. Déjà remarqué pour son énergie au combat de Châtillon,
s'est distingué à l'affaire de la Malmaison ou il a désarmé un Prussien qu'il
a ramené prisonnier. 128e
régiment de ligne.
— Chartior, soldat. S'est avancé seul au-devant des Prussiens établis dans
les jardins de Pierrefitte et a tué un soldat ennemi presque à bout portant. Régiment
de zouaves. —
Jacquot, chef de bataillon. A tourné une batterie ennemie à la tête de la 6e
compagnie de son bataillon, a pénétré par une brèche dans le parc de la
Malmaison et enlevé sa troupe on se portant en avant, le képi sur la pointe de
son sabre. Obligé de rétrograder devant des forces considérables, il a
soutenu vigoureusement la retraite et est resté blessé aux mains de l'ennemi.
— Colonna d'Istria, capitaine adjudant-major. A toujours été en tête de la
colonne à l'attaque de la Malmaison, et, chargé d'une mission pour le
général, a réussi à l'accomplir sous une violente fusillade. —Petit de
Granville, sergent-major. A franchi le premier la brèche du mur de la
Malmaison, est resté le dernier auprès du commandant Jacquot, et a été blessé
en cherchant à l'emporter. Cavalerie,
9e régiment de lanciers. — Buisson, capitaine-commandant. S'est emparé, sous le feu de
l'ennemi et après une longue poursuite, d'un cavalier ennemi qu'il a ramené avec
ses armes et son cheval, le 16 septembre, en avant de Rosny. Garde
mobile de la Seine.
— 11e bataillon : Pasquier, caporal. A montré une grande bravoure à l'affaire
du 19 octobre, en allant à vingt pas de l'ennemi enlever un de ses camarades
grièvement blessé. — 15e bataillon : Lefranc, garde. S'est offert bravement
pour aller reconnaître les travaux de l'ennemi au pont de Bric-sur-Marne, a
été grièvement blessé à la cuisse. — 7e bataillon : Tailhan, aumônier
volontaire. Blessé à la tête en remplissant son ministère avec un admirable
dévouement au combat de la Malmaison, le 21 octobre. Garde
mobile des départements. — (Seine-et-Marne.) Franceschetti, lieutenant-colonel. Par son attitude pleine
d'énergie, il a su enlever et conduire résolument à l'ennemi ses troupes, qui
voyaient le feu pour la première fois ; a eu un cheval tué sous lui. Combat
de la Malmaison, 21 octobre. — (Morbihan.) Le Mohec, sergent. Blessé à la
joue, est resté toute a journée à sa compagnie qu'il a enlevée par son
entrain et sa bravoure. — (Loire-Inférieure.) De Montaigu, sous-lieutenant. S'est fait remarquer
par sa bravoure, son sang-froid et la bonne direction qu'il a donnée aux
francs-tireurs sous ses ordres. — (Côte-d'Or.) Narvault, garde au 1er
bataillon. Très-solide au feu ; n'a quitté le champ de bataille qu'après des
ordres réitérés. Combat de Bagneux, le 13 octobre. — Léautey, garde. Plein de
vigueur à l'affaire de Bagneux, le 13 octobre, où il a fait plusieurs
prisonniers. — Crucera, capitaine au 3e bataillon. Entré le premier à Bagneux
où, seul, il a fait neuf prisonniers. — Terreaux, garde au 3e bataillon. A
désarmé un porte-fanion dans la mêlée, l'a fait prisonnier et s'est emparé du
fanion. Combat de Bagneux, le 13 octobre. — (Aube.) Périer, capitaine au 1er
bataillon. A enlevé sa compagnie avec un entrain remarquable à l'assaut du
village de Bagneux, où il commandait aux côtés du commandant de Dampierre. —
De Rougé (Henri), lieutenant au 1er bataillon. A
fait prouve d'une grande bravoure et d'un sang-froid remarquable au combat de
Bagneux en accomplissant une mission périlleuse. — De Dampierre, chef du 2e
bataillon. Tué à l'ennemi en donnant d'éclatantes preuves de bravoure. Corps
francs.
Tirailleurs de la Seine. — Vannier, tirailleur. S'est porté au feu avec une
audace remarquable ; grièvement blessé aux reins au combat de la Malmaison,
le 21 octobre. — Demay, tirailleur. S'est distingué par une énergie cl une
bravoure dignes des plus grands éloges ; blessure au pied au combat de la
Malmaison. Francs-tireurs
de la Presse. —
Roulot, capitaine. Brillante conduite à la tête de sa compagnie, le 28
octobre, à la barricade élevée par l'ennemi a l'entrée du Bourget. N° 2. Le
gouverneur de Paris met à l'ordre du jour les noms dos officiers,
sous-officiers et soldats à qui leur bravoure et leur dévouement ont mérité
ce haut témoignage de l'estime de l'armée et de la gratitude publique. Cet
ordre, inséré au Journal officiel et au Journal militaire, tiendra lieu de
notification aux divers corps, pour l'inscription des présentes citations sur
les étals de service des ayants droit. PREMIÈRE ARMÉE. Gardes
nationales de la Seine.
— Roger (du
Nord), lieutenant-colonel
d'état-major de la garde nationale. A donné, dans les journées du 29 et du 30
novembre, les plus beaux exemples d'activité et de dévouement. 116e
bataillon. —
Langlois, chef de bataillon. A fait preuve de courage et de résolution dans
la mise en état de défense de la Gare-aux-Bœufs, enlevée à l'ennemi le 29
novembre, en avant de Choisy-le-Roi. — De Suzainnecourt, capitaine de la 2e
compagnie. Remarqué pour son intrépidité a la prise de la Gare-aux-Bœufs. —
Frédaut, garde. S'est brillamment conduit à l'attaque de la Gare-aux-Bœufs. Compagnie
des tirailleurs-éclaireurs. — Bayart de la Vingtrie, éclaireur. Mortellement blessé dans
une reconnaissance à Saint-Cloud, pendant laquelle il avait fait preuve d'une
ardeur et d'un dévouement remarquables. DEUXIÈME ARMÉE. État-major. — Baron Renault, général de
division, commandant le 2e corps de la 2e armée. Blessé mortellement le 30
novembre en conduisant ses troupes à l'attaque du plateau de Villiers. Doyen
des divisionnaires de l'armée française, le général Renault, dans une carrière
marquée par des actes d'une éclatante bravoure, avait conquis la plus haute
et la plus légitime réputation. — De la Charrière, général de brigade,
commandant la 1re brigade de la 1re division du 2e corps. Blessé mortellement
à l'attaque de Montmesly, à la tête de sa brigade. Le général de la
Charrière, appelé par son âge dans le cadre de réserve, après une carrière
aussi laborieuse qu'honorable, avait sollicité avec l'insistance la plus
patriotique un rôle actif devant l'ennemi. - De la Mariouse, général de
brigade, commandant la 2e brigade de la division de réserve. A donné une
excellente impulsion à sa brigade, qui a fait vaillamment son. devoir.
Toujours au plus fort de l'action pendant les journées du 30 novembre et du 2
décembre. — Boudet, lieutenant-colonel d'état-major, chef d'état-major de la
division de réserve. Mérite les plus grands éloges pour le calme, la vigueur
cl la haute intelligence dont il a donné de nouvelles preuves sous le feu
nourri de l'ennemi, dans les journées des 30 novembre, 1er et 2 décembre. —
Vosseur, chef d'escadron d'état-major, à l'état-major général. A chargé en
tête des tirailleurs, les entraînant par son exemple contre les Prussiens qui
débouchaient du parc de Villiers. — Franchetti, commandant l'escadron des
éclaireurs à cheval du quartier général. Blessé mortellement à l'attaque du
plateau de Villiers. Le commandant Franchetti, organisateur du corps des
éclaireurs à cheval, avait rendu depuis l'investissement des services de
premier ordre ; il laisse à sa troupe, avec son nom, des traditions d'honneur
et de dévouement. — De Néverléc, capitaine de cavalerie, officier d'ordonnance
du général Ducrot, commandant la compagnie de francs-tireurs du quartier
général. Tué à la tête de sa compagnie au moment où il l'entraînait à
l'attaque du parc de Villiers. Etat-major
de l'artillerie.
— Viel, capitaine à l'état-major de l'artillerie du 2e corps. A donné le plus
bel exemple d'énergie et de sang-froid, en restant au feu quoique blessé grièvement. Artillerie. — Torterue de Sazilly,
capitaine, commandant la 13e batterie du 3e régiment. Blessé mortellement en avant
de Champigny, à la tête de sa batterie qu'il maintenait par son énergie sous
un feu des plus meurtriers. — Trémoulet, capitaine ; Chevalier, lieutenant en
2e, et Matins, sous-lieutenant de la 17e batterie du 11e régiment. Se sont
sacrifiés héroïquement et sont tombes en soutenant l'attaque des positions
ennemies. — Bureau, sous-lieutenant auxiliaire à la 5e batterie du 10e
régiment. S'est fait remarquer de toute sa batterie par son sang-froid et son
énergie ; a aidé les servants à enlever à bras une pièce sans avant-train. —
Langlois, adjudant à la 16e batterie du 8e régiment. A soutenu le courage de
ses hommes en chargeant lui-même une de ses pièces dans un moment critique. —
Thurel, deuxième conducteur à la 5e batterie du 22e régiment. Quoique blessé
gravement, a ramené sa pièce avec un seul cheval, les trois autres était
tués. Génie. — Delataille, capitaine
commandant la 15e compagnie du 3e régiment du génie. Le 30, à la tête de ses
sapeurs, a bravement frayé les rampes pour déboucher de Champigny. Le 2
décembre, blessé grièvement en cheminant à travers les maisons de Champigny
pour tourner l'ennemi qui avait envahi le village. 35e
de ligne. —
Schultz, caporal. Très-brave au feu ; s'est distingué à Champigny par son
calme et sa persistance à ne quitter la barricade qu'après dos ordres
plusieurs fois réitérés. Remarqué déjà au combat de Chevilly, le 30
septembre, où il fît plusieurs prisonniers. 42e
régiment de ligne.
— Frévault, lieutenant-colonel. Jeune officier supérieur qui donnait à
l'armée les plus légitimes espérances. Il devait à sa brillante conduite
comme chef d'un bataillon de zouaves le grade auquel il venait d'être promu,
et c'est en combattant vaillamment à la tête du 42e régiment qu'il a été
frappé à mort. — Cahen, chef de bataillon. S'est signalé le 30 novembre sur le
plateau de Chennevières par sa vigueur et son entrain. Contusionné le 2
décembre par un éclat d'obus à la poitrine, il est venu reprendre le
commandement de son bataillon après avoir été pansu. Blessé le 30 septembre
au combat de Chevilly. — Girouin, capitaine adjudant-major. A dirigé pendant
sept heures, le 2 décembre, la défense d'un jardin entouré par l'ennemi.
Forcé à battre en retraite, il a fait sortir tous ses hommes par une brèche,
et a été frappé mortellement au moment ou, ayant assuré la retraite du
dernier de ses soldats, il quittait le jardin pour aller les rejoindre. 103e
régiment de ligne.
— Faure, soldat de 1re classe. Le 2 décembre, au parc de Petit-Bry, a tué ou
blessé trois soldats prussiens ; s'étant avance pour prendre leurs armes, il
s'est trouvé en face de quatre autres Prussiens qu'il a sommés de se rendre
et qu'il a ramenés prisonniers. 107e
bataillon. — Parisot,
capitaine. A porté avec la plus grande énergie sa compagnie au secours des
compagnies de gauche compromises ; a été tue à bout portant, après avoir
abattu deux ennemis avec son révolver. — Dogual, soldat de 2e classe. Au
combat du 2 décembre, au moment où, sur la gauche, les Prussiens cherchaient
à gravir le plateau, a entraîné plusieurs de ses camarades, a construit avec
eux une barricade, a arrêté les progrès de l'ennemi, qu'il a attaque à la
baïonnette. — Léonville, soldat de 2e classe. Blessé d'un coup d'épée par un
officier prussien au combat du 2 décembre, a désarmé cet officier et l'a tué
en le traversant de part en part avec l'épée qu'il lui avait arrachée. 113e
de ligne. —
Subilton, sergent. A passé la Marne dans une barque avec cinq hommes résolus,
s'est jeté dans les vergers et derrière les haies sur les flancs de l'ennemi
qui occupait une tranchée, l'en a chassé en lui tuant plusieurs hommes. 122e
de ligne. — De
la Monneraye, lieutenant-colonel. Blessé mortellement le 2 décembre à la tête
de son régiment, en lui donnant l'exemple d'une valeur au-dessus de tout
éloge. 123e
de ligne. — Dupuy
de Podio, lieutenant colonel. S'est fait particulièrement remarquer le 30
novembre par son élan et sa vigueur, a entraîne plusieurs fois son régiment
dans des charges à la baïonnette où il a été frappé à mort. 124e
de ligne. —
Sanguinette, lieutenant-colonel. A eu son cheval tue sous lui en se portant
bravement, à la tête des 2e et 3e bataillons de son regiment, à l'assaut de
Villiers ; a été tue dans cette charge. 4e
zouaves. —
Primat, lieutenant. A résisté à un retour offensif avec un sang-froid
au-dessus de tout éloge. Incomplètement guéri d'une blessure reçue à Metz, il
avait demandé à reprendre du service et a trouvé une mort glorieuse en
repoussant, avec sa compagnie, un ennemi très-supérieur en nombre. Garde
mobile. — De
Grancey, colonel, commandant le régiment de garde mobile de la Côte-d'Or. Tué
à la tête de son régiment qu'il entraînait par son exemple. Officier
supérieur d'une bravoure hors ligne, dont il avait déjà donné des preuves
éclatantes à l'attaque du village de Bagneux, le 13 octobre. 37e
régiment de la garde mobile (Loiret).
— Botard, soldat. Est resté pendant cinq heures sous le feu, dans un lieu
découvert, pour surveiller les mouvements de l'ennemi et ne pas laisser
surprendre les tirailleurs de sa compagnie. 34e
régiment de la garde mobile (Morbihan).
— Tillet, lieutenant-colonel. Le 30 novembre, à la tête de quarante hommes de
son régiment, a pris et gardé une position dont tous les efforts de l'ennemi
n'ont pu le déloger. TROISIÈME ARMÉE. Division
des marins. — Salmon,
capitaine de vaisseau. A dirigé les deux opérations du 29 et du 30 novembre,
en avant de Choisy-le-Roi, avec un entrain et une vigueur remarquables. —
Desprez, capitaine de frégate. Officier supérieur du plus grand mérite,
mortellement blessé, le 30 novembre, en opérant une audacieuse reconnaissance
sur Choisy-le-Roi, après avoir puissamment contribué à la prise de la
Gare-aux-Bœufs. — Lelièvre, capitaine d'armes. Est allé relever, sous une
grêle de balles, son commandant mortellement blessé. 112e
régiment de ligne.
— Jacquet, sergent. A vigoureusement chargé, à la tête de quelques hommes, un
groupe ennemi qui tentait de s'emparer du lieutenant Boutellier, gravement
blessé, et l'a tenu longtemps en respect. Garde
mobile. —
Champion, lieutenant-colonel d'infanterie, commandant une brigade de garde mobile.
À vaillamment enlevé, à la tête de sa brigade, sous un feu plongeant et
meurtrier, la maison crénelée de la route de Choisy. Garde
mobile du Finistère.
— L'abbé de Mariallach, aumônier du régiment du Finistère. S'est toujours
porté aux postes les plus périlleux sur la ligne la plus avancée des
tirailleurs, où, avec un calme et un sang-froid admirables, il a prodigué ses
soins comme prêtre et comme médecin aux nombreux blessés de l'attaque de
l'Hay. CORPS D'ARMÉE DE SAINT-DENIS. 135e régiment de ligne. — Perrier, capitaine. Conduite héroïque à l'attaque d'Épinay ; a eu ses deux officiers tués à côté de lui ; est entré le premier par un trou laissant passage à un seul homme, dans le grand parc d'Épinay, énergiquement défendu ; a été acclamé par ses hommes. — Roux, sergent. Signalé une première fois à l'attaque du Bourget ; s'est emparé avec dix hommes, dont cinq ont été mis hors de combat, d'une maison vigoureusement défendue par onze Prussiens qu'il a faits prisonniers. — Thenaysi, soldat de 2e classe. Brillant soldat d'un très-grand courage, a abordé à la baïonnette la sentinelle d'un poste prussien, l'a tuée et est entré dans le poste qui s'est rendu. |
[1]
Lettre du duc de Fitz-James, insérée dans le Times du 15 septembre 1870.
Le général von der Tann, qui commandait les Bavarois à
Bazeilles, a essayé, la guerre finie, de justifier les troupes allemandes des
horreurs qui leur étaient reprochées. S'appuyant sur un rapport rédigé par le
maire de Bazeilles, il a prétendu : 1° que le nombre total des morts, blessés
ou disparus parmi les habitants de ce village n'était que de 39 ; 2° que les
incendies allumés dans Bazeilles ne l'avaient point été par les Allemands
rendus furieux par une résistance désespérée, mais uniquement par les obus.
L'abbé Domenech, aumônier de la 2e ambulance du 12e
corps français, a répondu en ces termes au général de Tann :
« Paris, 21 juillet 1871.
« Le général von der Tann a publié dans l'Allgemeine
Zeitung une lettre reproduite par plusieurs journaux, et dont il est un devoir,
dans l'intérêt de la vérité historique, de relever l'inexactitude et même la
mauvaise foi.
« M. le commandant Lambert, chargé le 31 août au soir,
parle général de Vassoigne, d'occuper Bazeilles et de mettre ce village en état
de défense, se prépare à réfuter la lettre du général von der Tann, dans
laquelle on lit le passage suivant :
« La plus grande partie devint la proie des flammes,
par suite de la canonnade dirigée sur ce point des deux côtés pendant deux
jours, et du meurtrier combat de rues et Je maisons soutenu six heures durant
contre le 12e corps français, notamment contre la division d'infanterie de
marine, combat dans lesquels mon corps perdit 2.000 hommes tués ou blessés. »
« Le matin, à quatre heures vingt, le commandant
Lambert fut attaqué par l'ennemi qui, pendant toute la nuit, avait passé la
Meuse sur deux ponts de bateaux.
« Après avoir défendu le village maison par maison, le
commandant Lambert fut pris dans la dernière, quand il n'eut plus de cartouches
pour prolonger la défense.
« M. von der Tann ne récusera pas le témoignage de ce
commandant, qui lui fut amené, devant le prince royal de Saxe, le 1er
septembre, à trois heures du soir, et dont il n'a certes oublié ni le souvenir,
ni ce que lui avait coûté l'héroïsme de cet officier et de ses braves soldats.
« Le commandant Lambert, n'oubliant pas que nous avons
encore bien des prisonniers en Allemagne qui sont plus que jamais maltraités,
depuis qu'ils n'ont plus leurs officiers pour les défendre, attend leur
délivrance pour publier un récit des atrocités commises à Bazeilles par les
Bavarois, et pour dévoiler l'astuce et le mensonge qui règnent dans toute la
lettre du général von der Tann.
« En attendant cette publication, et sans faire aucun
cas des complaisances plus ou moins volontaires de M. Bellomet, maire de
Bazeilles, comme des assertions du commissaire allemand, je me contenterai de
prier M. von der Tann de parcourir l'Ullustrirte Kriegs-Chronick (Chronique
illustrée de la guerre), imprimée à Leipzig : il y trouvera, page 173, un
dessin allemand représentant une vue de Bazeilles et quantité d'habitants
attachés et fusillés dans les rues. Dans une autre livraison de ce journal, il
verra des Bavarois poursuivant des femmes et des enfants, et les tuant comme
des bêtes fauves. En outre, je le prierai d'aller à l'hôpital d'Ingolstadt ; il
y trouvera un officier bavarois devenu fou à la suite des horreurs qu'il a vu
commettre à Bazeilles par ses compagnons d'armes.
« Non-seulement je maintiens tout ce que je dis dans
mon Histoire de la campagne de 1870-1871, relativement à l'incendie de
Bazeilles et aux pertes énormes subies par les Bavarois dans ce village, mais
je puis affirmer que le général von der Tann sait pertinemment que sa lettre
est un chef-d'œuvre de duplicité. En effet, n'est-ce point lui, son état-major,
la musique et un bataillon de la garde royale qui formaient le cortège des
officiers que j'ai enterrés à Bazeilles ? N'ont-ils pas tous vu comme moi, en
traversant les rues de ce village, les Bavarois mettre le feu, dans la matinée
du 2 septembre, à la mairie, aux usines et aux maisons qui n'étaient point
encore brûlées ? N'ont-ils pas tous vu comme moi, dans cette même matinée, les
groupes d'hommes, de femmes et de soldais qu'on allait fusiller du côté de la
Meuse et de Remilly ?
« Dans la quatrième édition que je prépare de mon
livre, j'espère citer les noms des seize soldats de l'infanterie de marine qui
ont été fusillés avec le lieutenant Vatrin et le sous-lieutenant Chevalier, qui
s'étaient rendus après avoir épuisé leurs munitions et ne pouvant plus se
battre.
« Je citerai bien d'autres assassinats de ce génie, et
si le général tâche de se laver les mains de tout le sang répandu en dehors des
lois de la guerre, je lui dirai :
« Général, mettez des gants, car le sang restera sur
vos mains, comme il reste sur votre conscience, si vous en avez une.
«
EMMANUEL DOMENECH,
«
Aumônier de la 2e ambul., 12 corps d'armée. »
[2]
Il est instructif de comparer les ordonnances du roi de Prusse à son peuple en
1813, quand l'Allemagne était envahie, et ses instructions en 1870 contre nos
volontaires et nos francs-tireurs :
PROCLAMATIONS ET
ORDONNANCES DU ROI DE PRUSSE (FÉVRIER-AVRI 1813.)
— A l'approche de l'ennemi, les habitants des villages
doivent quitter leurs maisons, après avoir détruit ce qu'ils ne pourront
emporter. Le vin des tonneaux sera répandu, les moulins et les bateaux seront
brûlés, les ponts coupés, les moissons incendiées. Dans les villes occupées par
l'ennemi les fêtes et les mariages sont interdits.
— Le combat auquel tu es appelé (c'est au peuple que
l'on s'adresse) sanctifie tous les moyens. Les plus terribles sont les
meilleurs. Non-seulement lu harcelleras l'ennemi sans trêve, mais tu anéantiras
les soldats isolés et les maraudeurs.
— Tout citoyen est tenu de combattre l'ennemi avec les
armes dont il peut disposer, et de faire obstacle à l'exécution de ses ordres
par tous les moyens.
— Le landsturm a le devoir, en cas d'invasion, de livrer
bataille à l'ennemi, s'il y a lieu, ou de couper ses communications.
— Le landsturm se lève partout où pénètre l'ennemi.
— Tout citoyen qui n'appartient pas à la landwehr fait
partie du landsturm.
— La défense du pays légitime tous les moyens, ceux qui
servent le plus efficacement la cause sacrée sont les meilleurs.
— Le landsturm a pour mission, en résumé, de couper les
routes de l'ennemi, d'arrêter ses courriers, ses convois, ses renforts, de le
fatiguer le jour et la nuit. L'Espagne et la Russie nous ont donné l'exemple.
PROCLAMATIONS ET
RÈGLEMENTS DU ROI DE PRUSSE OU DE SES LIEUTENANTS (AOÛT-SEPTEMBRE 1870.)
— Sera punie de mort toute personne qui, sans
appartenir à l'armée française, détruira les ponts, les canaux, rendra les chemins
impraticables ou prendra les armes contre les armées allemandes.
— Les communes où le crime aura été commis payeront une
amende équivalente à leurs impôts annuels.
— Les habitants devront pourvoir à l'entretien des
troupes.
— Sera punie de mort toute personne qui aura occasionné
un incendie, une inondation ou tenté de vive force, avec des armes ou des
instruments dangereux, une attaque contre le gouvernement général ou les
délégués des autorités civiles ou militaires, ou leur aura opposé de la résistance.
— Sont passibles de la peine de mort : les personnes,
ne faisant pas partie de l'armée française, qui lui servent de guides, ou qui
égarent les troupes allemandes ; les personnes qui tuent, blessent ou volant
des individus appartenant à l'armée allemande ou à sa suite.
— Sont abrogées toutes les dispositions des lois du
pays contraires à ce règlement.
Etc., etc.
— Dans l'Eure, le colonel de Rosemberg écrit (23
novembre) : « Tout individu habillé en civil qui sera surpris armé, ne sera pas
traité en soldat, mais en assassin, et puni de mort. »
[3]
« Ce n'est point une honte à leurs yeux de passer le jour et la nuit tout
entière à boire. » Tacite, Mœurs des Germains.
[4]
Voir à la fin du livre la circulaire adressée aux agents diplomatiques de la
France par M. de Chaudordy, le 29 novembre 1870.
[5]
Nous empruntons ici textuellement les termes de l'instruction judiciaire
commencée sur la demande de la veuve d'une des victimes du drame de Vaux, qui
intenta une action en responsabilité contre ceux des prisonniers qui avaient
désigné son mari comme devant être fusillé. Ce document a été publié par la Gazette
des Tribunaux (janvier 1873).
[6]
Voir les procès-verbaux des séances du gouvernement publiés par la commission
d'enquête de l'Assemblée nationale.
[7]
Page d'histoire, page 122.
[8]
On sait ce qu'il faut penser de cette assertion.
[9]
Procès-verbaux du gouvernement de la défense nationale, publiés par
l'Assemblée de Versailles. Rapport Chaper.
[10]
Dans son Mémoire sur la défense de Paris, M. E. Viollet-le-Duc,
ex-lieutenant-colonel de la légion auxiliaire du génie, a calculé le nombre
d'obus lancés sur les forts de l'Est : « Du 30 décembre au 2 janvier, dit-il,
3.100 obus atteignirent les deux forts de Rosny et de Noisy, leurs avancées,
les deux redoutes et couvrirent le plateau entre ces deux ouvrages. Le feu ne
discontinua pas jusqu'à la signature de l'armistice excepté pendant les jours
de brouillard intense et les nuits, où il cessait presque complètement. Ce nombre
de projectiles ne causa pas cependant aux deux forts des dommages qui fussent
de nature à diminuer la valeur de leurs défenses. On peut supputer que 1.000
coups ont été tirés en moyenne par vingt-quatre heures ; en déduisant les
journées de brouillard intense, du 30 décembre au jour de la signature de
l'armistice, on compte vingt-trois jours ; ce sont donc 23.000 obus envoyés.
Chacun d'eux tiré représente une valeur argent de 73 francs. Ce tir, rien que
pour la valeur des projectiles et charges, atteint donc en argent le chiffre de
1.723.000 francs. »
L'auteur du Mémoire conclut que le résultat
n'est pas évidemment on rapport avec la dépense, et que l'on peut admettre, au
point de vue militaire, que les Prussiens abusent du bombardement.
[11]
La plupart de ces noms, obscurs alors, reparaîtront plus tard, quand nous
arriverons à l'histoire de la Commune. Il nous a paru utile de les citer dès
maintenant, pour établir la filiation des événements.
[12]
Le général Trochu publia en réponse à l'affiche rouge cette proclamation trop
fameuse :
« Aux citoyens de Paris.
« Au moment où l'ennemi redouble ses efforts
d'intimidation, on cherche à égarer les citoyens de Paris par la tromperie et
la calomnie... On exploite contre la défense nos souffrances et nos sacrifices.
« Rien ne fera tomber les armes de nos mains ! Courage,
confiance, patriotisme !
« LE GOUVERNEUR
DE PARIS NE
CAPITULERA PAS !
« 6 janvier 1871. »
[13]
Le 11 janvier, le décret suivant parut dans le Journal officiel :
« Le gouvernement de la Défense nationale,
« Considérant que les devons de la République sont les
mêmes à l'égard des victimes du bombardement de Paris qu'à l'égard de ceux qui
succombent les aimes à la main pour la défense de la patrie,
« Décrète :
« Tout Français atteint par les bombes prussiennes est
assimilé au soldat frappé par l'ennemi.
« Les veines de ceux qui auront péri par l'effet du
bombardement de Paris, les orphelins de pères ou de mères qui auront péri de
même, sont assimilés aux veuves et aux orphelins des soldats tués à l'ennemi. »
[14]
On sait que M. Jules Favre était pressé par M. Gambetta d'aller à la conférence
de Londres.
[15]
Gouvernement de la défense nationale, par M. Jules Favre. Tom II, p. 323
et suiv.
[16]
Le Journal officiel publia la déclaration suivante du général Trochu :
« Une trame abominable dont les fils sont entre les
mains de la justice tend à accréditer dans Paris le bruit que des officiers
généraux et autres sont ou vont être arrêtés pour avoir livré à l'ennemi le
secret des opérations militaires. Le gouverneur s'est ému de cette indignité,
et il déclare ici que c'est lui qu'on a atteint dans la personne des plus
dévoues collaborateurs qu'il ait eus pendant le cours de ces quatre mois
d'efforts et d'épreuves.
« Entre les divers moyens qui ont eu quelquefois pour
but et toujours pour effet de compromettre les intérêt sacres de la défense,
celui-là est le plus perfide et le plus dangereux. Il jette le doute dans les
esprits, le trouble dans les consciences, et peut décourager les dévouements
les plus éprouvés. Je signale ces manœuvres à l'indignation des honnêtes gens ;
je montre les périls où elles nous mènent à ceux qui vous répètent, sans
réflexion, de si absurdes accusations, et j'en flétris les auteurs.
« J'interviens personnellement, moins parce que j'ai le
devoir de protéger l'honneur de ceux qui, sous mes yeux, se consacrent avec le
plus loyal désintéressement au service du pays, que parce que j'aime la venté
et que je hais l'injustice.
«
Général TROCHU.
»
[17]
Voici un aperçu du prix des denrées dans la première semaine de janvier :
Un poulet 40 fr. ; Un lapin 35 ; Le mouton la livre 25
; Le veau la livre 30 ; Le chevreau la livre 18 ; Le bœuf la livre 15 ;
L'éléphant la livre 25 ; Une oie de 110 à 120 fr. ; Une dinde de 200 à 220 ; Un
faisan 70 ; Une boite de sardines 10 ; Un œuf 2 ; Le lait le litre 1,80 ; La
viande de cheval la livre 8 ; Le fromage de Hollande la livre 23 ; Andouille la
livre 5,75 ; Côtelette de chien 1,23 ; Un chat entier 20 ; Un rat 4 ; Beurre
frais 40 ; Beurre salé 26 ; Moineau pris à la glue 3 ; Goujon de Seine 0,20 ;
Un pied de céleri 1 ; Un chou 10 ; Un boisseau de pommes de terre 30 ; Une
botte de carottes 12 ; Un petit oignon 0,30 ; Un poireau 0,23 ; Choux de
Bruxelles le litre 3 fr.
[18]
Rapport la commission d'enquête sur les délibérations du gouvernement de la
Défense nationale.
[19]
Dans la séance de l'Assemblée nationale du 14 juin 1871, le général Trochu a
donné sur la bataille du 19 janvier les explications qu'on va lire. Il prétend
avoir fait son devoir, mais il ne le démontre pas.
« .... Je pensais, dit-il, que le siège de Paris devait
être couronné par une dernière entreprise que j'avais annoncée de tout temps à
mes collègues du gouvernement de la Défense nationale et que j'appelais l'acte
du désespoir. Je me rappelais ce mot traditionnel du bailli de Suffren : « Tant
qu'il vous reste un coup de canon, tirez-le ; c'est " peut-être celui qui
tuera votre ennemi. »
« Je voulais, messieurs, épuiser les efforts ; je crois
que mon devoir était là, et quoique, sur ce point, j'aie été souvent attaqué,
je persiste à croire que tel était mon devoir. (Très-bien ! très-bien !)
« Pour la première fois, je réunis autour de moi mes
officiers généraux ; je leur dis : « Je vous propose de diriger une attaque sur
le plateau de Châtillon ; c'est plein de périls, je le reconnais ; mais si, par
fortune, nous percions sur ce point les lignes prussiennes, toutes les défenses
de Versailles seraient tournées, et nous aborderions cette ville par le sud. »
Il y avait là vingt-cinq officiers généraux ; un seul fut de mon avis. Je recueillis
alors les opinions de tous, et, à l'unanimité, ils me proposèrent d'attaquer
Versailles, mais à la condition que je prisse pour point de départ et comme
base d'opérations la forteresse du Mont-Valérien.
« Telle est, messieurs, l'origine de la bataille de
Buzenval, dans laquelle j'introduisis, mêlés à mes troupes, quatre-vingts
bataillons mobilisés de la garde nationale de Paris. Cette garde nationale de
Paris montra là, je dois le dire, un très-grand courage : il se produisit dans
ses rangs des exemples de dévouement incomparable. Le colonel de Rochebrune
périt devant ses troupes, et son souvenir est resté dans ma pensée comme le
souvenir d'un des hommes les plus braves au feu que j'aie vus de ma vie, et là
périt encore ce vieux marquis de Coriolis qui, à soixante-huit ans, alla se
faire tuer dans les lignes ennemies. (Très-bien ! très-bien ! —
Applaudissements.)
« Mais, pour la guerre, le courage ne suffit pas, et
c'est là ce que la garde nationale de Paris, par des raisons que j'expliquerai
tout à l'heure, n'a pas su juger. Généralement parlant, elle se battait avec
beaucoup de courage, avec autant de courage que les troupes ; mais, dans son
inexpérience, elle arrivait à la bataille courbée sous le poids des vivres et
des appareils de campagne ; c'était un spectacle pénible à voir. (Mouvements
divers.) Dans le combat, manquant d'ensemble, ne rencontrant pas
habituellement dans le commandement le point d'appui, la direction qui sont
nécessaires, chacun opérait à peu près pour son compte, et voilà comment il se
fait que je suis fondé à évaluer qu'un huitième des morts et des blessés que
j'ai eus à la bataille de Buzenval, — et c'était en tout à peu près 3.000
hommes, — a péri par le fait de la garde nationale.... »
[20]
Voir à la fin du livre le rapport officiel.