Apogée du siège de
Paris. — Nécessité d'opérations importantes. — Exaspération de l'opinion
publique ; mortalité ; symptômes d'indiscipline. Les vivres s'épuisent. Date extrême
assignée par le gouvernement lui-même aux subsistances. — Dépêches de M.
Jules Favre a M. Gambetta a ce sujet. — Création d'un comité de subsistances.
Mode de distribution des vivres par le ministère du commerce aux municipalités
parisiennes. — Distribution des farines par la mairie centrale, dirigée par
M. Jules Ferry. — Rationnement de la viande. Prix des denrées au milieu de
novembre. — Les classes pauvres ne sont pas celles qui souffrent le plus. — Admirable
résignation de la population parisienne. — Les « queues » devant les boucheries
et les boulangères. — Etat moral de Paris : les clubs excentriques ; ils sont
sans influence sur la majeure partie de la population. — Fragments des
discours qui y étaient prononces. — Préparatifs du général Trochu. — Travaux
de contre-approche en avant des forts, dans la presqu'ile de Gennevilliers,
au Moulin-Saquet, à Villejuif. — Proclamation du 28 novembre. — Ordre du jour
mémorable du général Ducrot. — Appel du gouvernement. — But des opérations
qui vont commencer. — Diversions destinées à tromper l'ennemi sur la marche
de 1 armée — Retard de vingt-quatre heures ; les ponts jetés sur la Marne
sont trop courts. — On oublie de prévenir le général Vinoy de ce contre-temps.
— Vinoy attaque l'Hay suivant ses instructions ; l'amiral Pothuau enlève la
Gare aux-Bœufs de Choisy-le-Roi. — Dépêches tardives du général Trochu pour
contremander ces opération-. — Amertume légitime du général Vinoy. —Passage
de la Marne dans la nuit du 29 au 30 novembre. — Prise de Champigny et de
Bry-sur-Marne. — Diversion de la division Susbielle sur Mesly et Montmesly. —
La Gare-aux-Bœufs est reprise ; l'explosion. — Confiance de l'armée le soir
du 30 novembre. — Repos du 1er décembre ; l'ennemi concentre ses forces.
Attaque du 2 décembre. Lutte acharnée à Champigny et a Dry. L'artillerie
rétablit le combat. A quatre heures, l'ennemi est repoussé Rapport du général
Trochu. L'armée repasse la Marne le 3 décembre. — Immense déception de Paris.
— Nouvelles de l'armée de la Loire.
On
touche, au mois de novembre, à l'apogée du siège. Le général Trochu s'est
enfin résolu à tenter de percer les lignes ennemies. Il était temps. Paris
était assiégé depuis soixante-dix jours environ et aucune tentative cligne de
ce nom n'avait signalé cette longue période. On ne peut considérer comme de
sérieuses sorties les combats livrés en septembre à Chevilly et à Bagneux, et
pas davantage le combat livré en octobre à la Malmaison par le général Ducrot.
Ces engagements formaient les soldats et les préparaient à des luttes plus
sérieuses, mais ils ne décelaient, de la part du gouverneur, ni un plan
arrêté, ni une idée fixe. On eût été bien en peine de savoir si le général,
Trochu projetait de traverser les lignes ennemies ; encore moins pouvait-on
pressentir, d'après ces opérations, s'il voulait passer par le nord ou par le
sud, par l'ouest ou par l'est. A ceux que cette inaction alarmait, le général
avait toujours répondu : que son armée n'était pas prête, qu'elle n'avait pas
d'artillerie, qu'une place assiégée, fût-ce Paris avec sa nombreuse armée,
est incapable de se sauver sans le secours d'une armée extérieure. Ces
légitimes excuses n'existaient plus ou n'avaient plus la même force vers le
milieu de novembre : l'armée de Paris s'était exercée et avait montré beaucoup
de bravoure toutes les fois qu'on l'avait conduite au feu ; la garde
nationale elle-même, cette garde nationale si suspecte aux hommes spéciaux,
venait de faire de brillants débuts en chassant les Prussiens de Bondy ;
l'industrie parisienne avait fabriqué avec une singulière promptitude environ
quatre cents bouches à feu ; enfin, l'armée de la Loire, victorieuse à Coulmiers,
allait s'élancer de Montargis vers Fontainebleau pour donner la main au
général Trochu. Le moment suprême était donc arrivé ; persister dans
l'inaction après le rejet de l'armistice, après Coulmiers, c'eût été
justifier l'insurrection du 31 octobre et courir au-devant d'un soulèvement
plus terrible encore. Ni le général Trochu, ni les autres membres du
gouvernement ne se faisaient la moindre illusion à cet égard. La création des
compagnies de guerre de la, garde nationale, la division des forces de Paris
en trois armées, les ordres donnés pour la construction de nouveaux ouvrages
en avant des forts, ne laissèrent plus de doutes sur les projets du
gouverneur de Paris. A ces
considérations s'en ajoutent d'autres non moins puissantes qui ne permettent
plus au général Trochu de retarder sa grande sortie : la mortalité provenant de
la mauvaise nourriture, du manque de bois, de charbon et de lait prend un
caractère alarmant ; les enfants et les vieillards succombent en grand nombre
par suite des privations du siège ; le chiffre des morts s'était élevé à
2.000 par semaine vers le milieu de novembre, et l'on pouvait prévoir, sans
être pessimiste, que ce chiffre augmenterait encore, puisque la situation, au
lieu de s'améliorer, empirait au contraire. Vers le
même temps, de graves symptômes d'indiscipline se produisent aux avant-postes
de Saint-Denis. Des soldats, oublieux de tous leurs devoirs, s'approchent des
sentinelles prussiennes pour s'entretenir, boire et fumer avec elles. On
pense bien que si les Prussiens favorisaient ce commerce criminel, c'est
qu'ils en avaient fait une forme de l'espionnage. Le général Trochu rappela au
devoir les militaires qui le violaient si effrontément : peut-être eût-il
mieux valu les punir avec sévérité ; en tous cas, il devenait urgent
d'arracher à l'oisiveté des hommes exposés à de telles défaillances. Enfin,
une autre raison et la plus pressante de toutes, commande au général Trochu
d'agir promptement, s'il ne veut faire de la résistance de Paris un immense
et abominable mensonge : les vivres s'épuisent et l'on approche du jour où cette
cité de deux millions d'habitants se trouvera sans pain et sans viande.
D'après les évaluations officielles, Paris était approvisionné de manière à
tenir jusqu'au milieu de décembre. L'événement montra dans la suite qu'en
calculant ainsi le gouvernement s'était trompé, mais telle était bien alors
la conviction répandue : Paris tiendrait jusqu'au milieu de décembre et pas
au-delà C'est ce que M. Jules Favre ne cesse d'annoncer à la délégation de
Tours afin que celle-ci soit en mesure d'accourir en temps opportun au secours
de Paris. M. Jules Favre écrit le 10 novembre à M. Gambetta : « Nous
avons à manger, mal, mais à manger jusqu'en janvier ; mais en calculant le
délai nécessaire au ravitaillement, prenez le 15 décembre comme limite
extrême de notre résistance. » Le 23
novembre : « Nous allons agir énergiquement, mais la limite extrême de nos
subsistances est du 15 au 20 décembre ; il faut quinze jours au moins pour
ravitailler Paris. Il faut donc lui laisser ce délai. Prenez celle limite
pour base de vos calculs. Jusqu'ici l'esprit est bon, malgré les attaques violentes
des clubs, mais plus nous irons, plus les difficultés s'accroîtront. » Le 24
novembre : « Le général vous donnera certainement ses instructions militaires,
je ne puis usurper son domaine. Il me semble cependant qu'une concentration
puissante de forces doit être opérée par vous avec le plus de rapidité
possible. Nous louchons à la crise suprême. Quelle que soit notre abnégation,
nous ne pouvons échapper à la nécessité démanger, et, comme je vous l'ai
écrit, notre limite est au 15 décembre. A ce moment-là nous aurons encore
devant nous un stock de riz, six jours environ, c'est-à-dire ce qui est
nécessaire d'une manière absolue pour se ravitailler. Il faut d'ici-là être
débloqués. Nous allons y travailler vigoureusement. D'ici quelques jours nous
agirons. Tout se prépare dans ce but. » Pour
atteindre sans trouble cette date du 13 décembre, le gouvernement avait
rationné la viande de boucherie. Il avait fixé à 30 grammes par tête et par
jour, soit 90 grammes tous les trois jours, la distribution faite à chaque
famille. Des cartes délivrées aux familles par l'administration devaient être
présentées aux bouchers qui s'assuraient par l'apposition d'une marque que
chacune n'avait que sa portion réglementaire. Un comité de subsistances
assistait le ministre du commerce et réglait le rationnement : le ministre
fournissait les états de l'approvisionnement, le comité s'occupait du mode de
distribution, aplanissait les difficultés, servait, en un mot, au ministre de
contrôleur et de conseil dirigeant. Il avait pour président M. Jules Simon et
comptait parmi ses membres MM. Picard, E. Arago, Sauvage, Cornu, directeur du
Mont-de-Piété, Clamageran, Cernuschi, et plusieurs médecins, entre autres M.
Broca. Pour éviter les effets de la spéculation, le gouvernement avait dû
réquisitionner toutes les denrées pour son compte et concentrer dans les
mairies la plus grande partie des ressources de l'alimentation parisienne.
Les municipalités recevaient du ministre du commerce la part proportionnelle
au nombre d'habitants qu'elles comptaient dans leur département ; chacune
d'elles distribuait ensuite à ses administrés comme bon lui semblait et
suivant le mode qu'elle jugeait le meilleur. Certains arrondissements,
administrés avec intelligence et méthode, trouvèrent dès le début le moyen
d'éviter les « queues » devant la boutique des bouchers. Ce moyen consistait
à indiquer sur chaque carte le jour et l'heure de la distribution dans telle
rue et telle boucherie ; dans un grand nombre de municipalités, cette
solution si simple ne fut pas adoptée ou ne put pas l'être, et il en résulta
de graves inconvénients au point de vue de la santé publique. La mairie
centrale, qui avait passé des mains de M. Etienne Arago aux mains de M. Jules
Ferry, était plus spécialement chargée de la distribution des farines, tandis
que le ministère du commerce distribuait la viande de bœuf, en très-petite
quantité, et la viande de cheval. Les farines réquisitionnées au début du
siège avaient donné un total de 108.000 quintaux ; la consommation de Paris
en temps normal est de 7.000 quintaux : l'administration dut réduire ce
chiffre à 6.368 quintaux par jour, en sorte que Paris fut rationné pour le pain,
sans le savoir, du commencement à la fin du siège. Toutefois cette réduction
n'aurait pas suffi pour une résistance de plus de quatre mois, si d'autres
ressources n'avaient été introduites dans la cité entre le 4 septembre et
l'investissement : les cultivateurs de la banlieue, auxquels Paris offrit
généreusement l'hospitalité, lui avaient apporté, en retour, une grande
quantité de blé, d'avoine, d'orge, de seigle, représentant environ 280.000
quintaux de farine propre à faire du pain. Là fut le secret de la
prolongation de la défense. Des moulins étaient établis dans toutes les gares
pour moudre le blé au fur et à mesure des besoins de l'alimentation. La
viande de mouton et de bœuf était devenue très-rare, et parlant très-chère ;
les classes pauvres ne pouvaient pas même acheter de la viande de cheval,
dont lé prix, au milieu de novembre, était de 2 fr. 50 le kilogramme. On
ouvrit pour les nécessiteux des cantines municipales, où l'on achetait pour
une somme insignifiante du bouillon, de la viande cuite et du pain. Grâce à
ces utiles établissements, le pauvre fut à l'abri de la famine. Le garde
national recevait d'ailleurs une paye de 1 fr. 50 par jour, était habillé,
chaussé et ne payait pas de loyer ; sa femme, à dater du 28 novembre, reçut,
en outre, un subside supplémentaire de 75 centimes. Si l'on ajoute à cela les
bons de pain et de viande répandus à profusion dans les quartiers populeux, et
les bons à prix réduits pour les cantines municipales, on reconnaît que les
classes nécessiteuses durent moins souffrir que l'employé, le petit rentier,
l'artisan aisé qui se trouvaient sans emploi, sans rentes, sans travail, avec
une famille à leur charge. Paris possédait en abondance, il est vrai, le vin,
le café, le riz et le chocolat ; mais, les pommes de terre, le bois et le charbon,
manquaient. On payait de 30 à 40 centimes le kilogramme de charbon de bois[1]. On vit alors
un spectacle dont le souvenir ne doit pas s'effacer de la mémoire de la
France. Pendant que les hommes, les chefs de famille montaient la garde aux
remparts, veillaient aux avant-postes, les femmes de Paris faisaient preuve
d'un dévouement sans borne, elles souffraient les tortures d'un rigoureux
hiver sans proférer un murmure, sans laisser échapper une plainte. Comme on
l'a dit plus haut, toutes les municipalités n'avaient pas trouvé de prime
abord la méthode la plus simple pour la distribution de la viande : tout le
monde se présentant à la fois devant les boucheries, il en résultait un grand
encombrement, des « queues » interminables, et dans la distribution une
excessive lenteur. Les femmes se levaient avant le jour, descendaient dans la
boue et la neige, bravant la bise et l'hiver pour obtenir la maigre
nourriture qu'attendaient les enfants, les malades dans la maison sans feu.
L'attente bien souvent durait de longues heures, mais quand on remportait
chez soi les 90 grammes représentant la nourriture de trois jours, la joie
effaçait le souvenir de ces peines cruelle. Celui qui eût osé parler de
reddition et de capitulation à ces femmes, à ces vieillards blêmis par le froid,
contractant dans la neige le germe de redoutables maladies, celui-là eût vite
compris que ce peuple s'oubliait lui-même ; il voulait que Paris fût sauvé ;
que lui importaient le froid, la neige, la boue, la viande de cheval, le
manque de bois ? Les femmes de Paris avaient pris leur rôle au sérieux ;
elles étaient entrées sans effort, sans ostentation dans la pure atmosphère
du dévouement ; elles s'y maintenaient sans murmure et sans pose. Pendant
qu'elles attendent en grelottant un morceau de cheval, le général Trochu se
prépare ; on entendra dans quelques jours le canon de la délivrance : cet
espoir soutient les femmes de Paris et entretient leur bonne humeur pendant
les matinées glaciales de novembre. Les clubs, qui étaient alors une partie
de la vie de Paris, ne montraient point dans l'attente des événements la
sublime patience dont les femmes donnaient l'exemple. Il s'y débite, comme
toujours, une foule d'excentricités ; les faiseurs de plans abondent, et il
ne se passe pas de séance sans qu'un inventeur n'aborde la tribune pour
dévoiler un infaillible moyen de sauver Paris. Dans quelques-unes de ces réunions
domine la fantaisie ; dans beaucoup, la haine contre le gouvernement et le
ressentiment laissé par la tentative avortée du 31 octobre. Les auditeurs
amenés là par le besoin d'échanger des idées, d'entendre l'avis des autres,
et aussi par le désir de se chauffer à la chaleur des lampes, les auditeurs applaudissent
les uns, sifflent les autres, votent en riant les propositions les plus
étranges, et se retirent sans que l'ordre soit troublé le moins du monde. Une
saillie jetée à propos à un orateur emporté ramène le bon sens dans le club
au moment où on y pense le moins. Les clubs les plus connus étaient ceux de
la Porte-Saint-Martin et des Folies-Bergères, relativement
modérés ; les clubs de la salle Favié, de la Marseillaise, de
la Patrie en danger, à Belleville, très-chauds, très-révolutionnaires,
ouverts à toutes les utopies, à toutes les excitations haineuses ; les clubs
de la rue d'Assas, de l'Ecole-de-Médecine et des Montagnards,
également très-agressifs contre le gouvernement. L'image de ces temps de fièvre
est fidèlement reproduite dans quelques-uns de ces discours turbulents qui
méritent d'être cités en partie comme sujet d'étude pour le moraliste. C'est
un orateur du club Favié qui a la parole : « On a
parlé, dit-il, de l'alliance de la Russie et d'une armée de 400.000 Russes.
C'est une nouvelle illusion de Trochu. (Rires.) Les Russes sont les sujets du
Izar et les alliés du despotisme prussien. Ils ont formé le projet de se
partager l'Europe pour obéir aux clauses du testament de Pierre le Grand et
de Frédéric : le tzar aurait la Turquie et Guillaume prendrait la France, qui
a été avachie par l'Empire. Cela inquiète beaucoup l'Angleterre à cause de
Constantinople. Mais ce n'est pas l'Angleterre qui nous sauvera, et Trochu ne
nous sauvera pas davantage, il est trop mystique ; et la preuve, c'est qu'il
vient encore d'écrire un petit livre sur l'archange saint Michel. (Marques de
surprise. Applaudissements et rires.) «
Savez-vous, citoyens, qui vous sauvera ? C'est Garibaldi et la République
universelle. Je viens d'apprendre que Garibaldi n'est plus dans les Vosges ;
il est passé en Allemagne où l'Internationale l'attendait pour proclamer la
République. » (Applaudissements et rires.) L'orateur
se tournant vers les femmes : « Voulez-vous, citoyennes, avoir des pommes de terre
? (De
toutes parts : Oui ! oui !) Eh bien, cela ne vous coûtera qu'un sou. » (Marques de
désappointement. Une voix : C'est un farceur !) L'orateur
assure qu'il n'est pas un farceur ; avec ce sou, il fera, dit-il, imprimer
des affiches convoquant les gardes nationaux à se rendre à l'Hôtel-de-Ville
pour demander, au besoin pour exiger le rationnement des pommes de terre à 2
francs le boisseau. Un
second orateur réfute une opinion professée dans une séance précédente : à
savoir, qu'il faut laver son linge sale après le départ des Prussiens. « Il
faut, dit-il, le laver avant. » On ne paraît pas bien comprendre ce qu'il
veut dire ; il s'explique : le linge sale, c'est la réaction, dont le gouvernement
de l'Hôtel-de-Ville est le très-humble serviteur. Il faut se débarrasser de
la réaction. (Applaudissements.) Il faut enfin faire la Révolution. (Bruyantes
acclamations.)
L'orateur se félicite de ce que le 31 octobre n'ait pas donné la victoire définitive
à l'insurrection. (Marques d'étonnement, murmures.) Il reprend aussitôt : « Nous
étions trop doux alors et trop confiants ; nous n'aurions pas fait ce qu'il
fallait. Nous le ferons aujourd'hui. Ce qu'il nous faut, c'est un 93. Eh bien
! 93 reviendra, et, soyez-en sûrs, citoyens, nous retrouverons des Robespierre
et des Marat. » (Applaudissements.) Survient
un troisième personnage, porteur d'une sentence capitale contre Bazaine et
ses complices : il en donne lecture, et charge l'auditoire de l'exécution de
l'arrêt. Puis il aborde la question sociale et religieuse. Le moment est
venu, dit-il, de remplacer la théologie et la métaphysique par la géologie et
la sociologie. Les auditeurs ne prêtent à cette savante dissertation qu'une
attention peu soutenue : l'orateur s'en aperçoit, et termine son discours par
une autre sentence capitale : « Je ne crains pas la foudre, s'écrie-t-il avec
un geste tragique : je hais le Dieu, le misérable Dieu des prêtres, et je
voudrais comme les Titans, escalader le ciel pour aller le poignarder. » Une
voix : Faudrait un ballon ! L'auditoire
éclate de rire : l'orateur décontenancé se calme, et chacun rentre
paisiblement dans sa demeure. Quant au dehors, ces déclamations
retentissantes y trouvent peu d'écho. Les hommes du 31 octobre s'agitaient
dans le vide ou se faisaient oublier ; en somme, l'esprit public était bon,
l'espoir toujours tenace ; mais si ce peuple souffrant, fiévreux, agité,
confiant encore, supporte ces dures privations sans murmure, c'est qu'il
espère que le gouverneur ne néglige rien pour les faire finir. L'organisation
des bataillons de guerre de la garde nationale était conduite avec la plus
grande célérité, comme si le général Trochu voulait réparer le temps qu'il
avait perdu en décrétant cette mesure seulement après cinquante jours de
siège. A l'intérieur, des travaux de contre-approche sont entrepris en avant
des forts, sur divers points de la vaste circonférence de Paris. Afin de
laisser l'ennemi dans une complète incertitude sur le point par où l'on se propose
de percer les lignes, on multiplie ces travaux : on élève des batteries dans
la presqu'île de Gennevilliers, en face du pont de Bezons ; et ces ouvrages
sont assez considérables pour laisser croire à l'ennemi qu'on l'attaquera de
ce côté. En même temps, et pour éveiller son attention, en avant de Créteil,
au Moulin-Saquet et aux abords de Villejuif, on creuse des tranchées, et l'on
semble méditer une attaque contre Choisy-le-Roi. Du côté de l'est, on ouvre
des tranchées entre Bobigny et Bondy, parallèlement au canal. Les Prussiens
nous regardaient faire sans manifester d'inquiétude. Si, dans ce mouvement
qui reculait nos lignes, il pressentaient un danger pour leurs avant-postes,
ils les retiraient et se concentraient en arrière : ils savaient bien qu'il
nous faudrait les attaquer dans leurs positions retranchées, et ils nous y
attendaient de pied ferme. Le suprême
jour est enfin arrivé. Le 28 novembre, au moment d'aller se mettre à la tête
de l'armée parisienne, le général Trochu publie la proclamation suivante : Citoyens
de Paris. Soldats
de la garde nationale et de l'armée, La
politique d'envahissement et de conquête entend achever son œuvre. Elle
introduit en Europe et prétend fonder en France le droit de la force. L'Europe
peut subir cet outrage en silence, mais la France veut combattre, et nos
frères nous appellent au dehors pour la lutte suprême. Après
tant de sang versé, le sang va couler de nouveau. Que la responsabilité en retombe
sur ceux dont la détestable ambition foule aux pieds les lois de la
civilisation moderne et de la justice. Mettons notre confiance en Dieu,
marchons en avant pour la patrie ! Le
général Ducrot adresse aux soldats de la 2e armée, dont il a le commandement,
ce chaleureux et célèbre appel : Soldats
de la 2e armée de Paris ! Le
moment est venu de rompre le cercle de fer qui nous enserre depuis trop
longtemps et menace de nous étouffer dans une lente et douloureuse agonie ! A
vous est dévolu l'honneur de tenter cette gronde entreprise : vous vous en
montrerez dignes, j'en ai la certitude. Sans
doute, nos débuts seront difficiles ; nous aurons à surmonter de sérieux
obstacles ; il faut les envisager avec calme et résolution, sans exagération
comme sans faiblesse. La
vérité, la voici : dès nos premiers pas, touchant nos avant-postes, nous
trouverons d'implacables ennemis, rendus audacieux et confiants par de trop
nombreux succès. Il y aura donc là à faire un vigoureux effort, mais il n'est
pas au-dessus de vos forces : pour préparer votre action, la prévoyance de
celui qui nous commande en chef a accumulé plus de 100 bouches à fou, dont
deux tiers au moins du plus gros calibre ; aucun obstacle matériel ne saurait
y résister, et, pour vous élancer dans cette trouée, vous serez plus de
150.000, tous bien armés] bien équipés, abondamment pourvus de munitions, et,
j'en ai l'espoir, tous animés d'une ardeur irrésistible. Vainqueurs
dans cette première période de la lutte, votre succès est assuré, car l'ennemi
a envoyé sur les bords de la Loire ses plus nombreux, et meilleurs soldats ;
les efforts héroïques et heureux de nos frères les y retiennent. Courage
donc et confiance ! Songez que, dans cette lutte suprême, nous combattrons
pour notre honneur, pour notre liberté, pour le salut de notre chère et
malheureuse patrie, et, si ce mobile n'est pas suffisant pour enflammer vos
cœurs, pensez à vos champs dévastés, à vos familles ruinées, à vos sœurs, à
vos femmes, à vos mères désolées ! Puisse
cette pensée vous faire partager la soif de vengeance, la sourde l'âge qui
m'anime et vous inspirer le mépris du danger. Pour
moi, j'y suis bien résolu, j'en fais le serment devant vous, devant la nation
tout entière : je ne rentrerai dans Paris que mort ou victorieux ; vous pourrez
me voir tomber, mais vous ne me verrez pas reculer. Alors, ne vous arrêtez
pas, mais vengez-moi ! En
avant donc ! en avant, et que Dieu nous protège ! Le
gouvernement s'adressait, à son tour, a la population en ces termes : Citoyens, L'effort
que réclamaient l'honneur et le salut de la France est engagé. Vous
l'attendiez avec une patriotique impatience que vos chefs militaires avaient
peine à modérer. Décidés comme vous à débusquer l'ennemi des lignes où il se
retranche et à courir au-devant de vos frères des départements, ils avaient
le devoir de préparer de puissants moyens d'attaque. Ils les ont réunis ;
maintenant, ils combattent ; nos cœurs sont avec eux. Tous, nous sommes prêts
à les suivre, et comme eux, à verser notre sang pour la délivrance de la
patrie. A
cette heure suprême où ils exposent noblement leur vie, nous leur devons le
concours de notre constance et de notre vertu civique. Quelle que soit la
violence des émotions qui nous agitent, ayons le courage de demeurer calmes.
Quiconque fomenterait le moindre trouble dans la cité trahirait la cause de
ses défenseurs et servirait celle de la Prusse. De même que l'armée ne peut
vaincre que par la discipline, nous ne pouvons résister que par l'union et
l'ordre. Nous
comptons sur le succès, nous ne nous laisserions abattre par aucun revers. Cherchons
surtout notre force dans l'inébranlable résolution d'étouffer, comme un germe
de mort honteuse, tout ferment de discorde civile. Vive
la France ! Vive la République ! Un long
frémissement d'espoir agita Paris, l'heure était solennelle ; les adversaires
du gouvernement avaient suspendu leurs attaques ; pour la première fois,
depuis la Révolution de, septembre, tous les cœurs battaient à l'unisson. On
devait franchir la Marne, s'emparer des hauteurs qui la dominent et s'élancer
sur la route de Fontainebleau, à la rencontre de l'armée de la Loire. On se
souvient de la dépêche du général Trochu à la délégation de Tours : « Les
nouvelles reçues de l'armée de la Loire m'ont naturellement décidé,
disait-il, à sortir par le sud et à aller au-devant d'elle ; coûte que coûte,
c'est lundi 28 novembre que j'aurai fini mes préparatifs, poussés de jour et
de nuit. Mardi 29, l'armée extérieure, commandée par le général Ducrot, le
plus énergique de nous, abordera les positions fortifiées de l'ennemi, et, s'il
les enlève, poussera vers la Loire, probablement dans la direction de Gien. » Deux
diversions furent opérées pour occuper l'attention de l'ennemi, pendant qu'on
franchirait la Marne. Dès le 28 novembre au soir, les opérations commencent A
l'ouest, dans la presqu'ile de Gennevilliers, de nombreuses batteries de
mortiers couvrent d'obus les positions de l'ennemi vers Argenteuil et Bezons
; des gabionnages et des tranchées-abris sont installés dans l'île de Marante
et sur le chemin de fer de Rouen. A la vivacité du feu dirigé sur ce point,
l'armée assiégeante peut croire qu'une attaque générale est imminente. A
l'est, le plateau d'Avron, qui domine le cours de la Marne, est occupé à la nuit
par les marins de l'amiral Saisset ; cotte admirable position est
immédiatement armée de pièces à longue portée menaçant au loin les convois
ennemis sur les routes de Gagny à Chelles et à Gournay ; au sud, la 3e armée
sous les ordres du général Vinoy reçoit l'ordre de se mettre en marche le 29 de
grand malin, et de s'emparer de Thiais, L'Hay et Choisy-le-Roi, pendant que
la 2° armée franchira la Marne à Joinville-le-Pont pour enlever Champigny. La
Marne devait être passée par la 2° armée dans la nuit du 28 au 29.
Malheureusement, comme toujours, un contre-temps on ne peut plus funeste
empoche ce projet de se réaliser ; les ponts qui devaient être jetés sur le
fleuve étaient trop courts et l'on fut obligé de renvoyer l'attaque au
lendemain. Les vingt-quatre heures que nous perdions par suite de cette
fâcheuse circonstance donnaient à l'ennemi le temps de se préparer à nous
recevoir. Il était informé de nos projets, il avait la certitude d'être
attaqué le lendemain en avant de Joinville-le-Pont, puisqu'il avait vu nos
troupes se masser dans le champ de manœuvres de Vincennes, et qu'en outre, il
avait entendu toute la nuit le bruit de l'artillerie défilant sur les routes
; il eut donc le temps d'appeler des renforts. Le
gouvernement était réuni au Louvre, lorsqu'il reçut cette fâcheuse nouvelle,
qu'il devait faussement attribuer à une crue subite de la Marne pour calmer
l'émotion de Paris. Il se demanda s'il n'y avait pas quelque témérité à persévérer
dans le plan adopté, du moment que l'ennemi était prévenu de l'attaque du
lendemain ; on avait, paraît-il, proposé au général Trochu de ramener
brusquement les troupes vers l'ouest et d'attaquer du côté de Versailles ; on
supposait, en effet, que l'ennemi avait concentré ses forces sur les
bailleurs de Champigny. Le gouverneur de Paris repoussa ce projet et
persévéra dans son dessein d'attaquer par Champigny, malgré les vingt-quatre
heures de retard. Dans la
confusion où ce contre-temps sur la Marne jette les esprits, on oublie
d'informer le général Vinoy du retard forcé des opérations. Quelque
surprenant qu'il paraisse, ce fait est d'une exactitude absolue. Donc, le 29 de
grand matin, le commandant de la 2e armée se met en, marche pour exécuter les
ordres qu'il a reçus. Ses instructions portent qu’il doit attaquer au point
du jour la Gare aux-Bœufs de Choisy-le-Roi et le village de l'Hay, et
qu'après avoir enlevé ces positions, les troupes s'y mettront en état de
défense en élevant des barricades et des ouvrages enterre. A l'heure dite,
les 109e et 110° de ligne, soutenus par les mobiles du Finistère, se jettent
sur l'Hay ; le cimetière et les premières maisons sont emportés. A neuf
heures, tout le village est à nous ; le général Vinoy télégraphie au gouverneur
de Paris : « Nous sommes dans l'Hay, quoique vigoureusement défendu. Le génie
n'a pas envoyé les outils que j'avais demandés. Il sera peut-être difficile
de s'y maintenir, les réserves ennemies arrivent. » Dans le même temps, l'amiral
Pothuau, commandant le fort de Bicêtre, marchait sur Choisy avec ses
fusiliers marins et les 106° et 116'e bataillons de la garde nationale,
commandés par MM. Ibos et Langlois. Ces troupes chassaient les Prussiens de
la Gare-aux-Bœufs. Dans l'Hay,
le général Vinoy se voit de plus en plus menacé.et commence à être fort
inquiet. Il est très-étonné de ne pas entendre sur sa gauche le canon du
général Ducrot et ne comprend rien au silence qui règne sur les bords de la
Marne. Pendant qu'il se livre à toutes sortes de conjectures sur ce l'ait
inexplicable, pendant qu'il fait de grands efforts pour se maintenir dans le
village et que ces efforts lui causent des pertes très-sensibles, une dépêche
datée de Paris, 7 h. 30 m., lui est remise. C'est donc à sept heures et demie
du malin, plus de deux heures après que les troupes étaient engagées, que le
général Trochu avait songé à prévenir le général Vinoy : « Prévenez,
disait-il, Vinoy, La Roncière, Beaufort, Liniers que la grande opération est
ajournée par suite de la crue de la Marne et de la rupture du barrage. La
suite de leurs opérations doit se mesurer sur cet incident... Je pense, écrivait
encore le général Trochu à Vinoy, qu'il y a lieu de voire maintenir sur vos
positions jusqu'à ce que le mouvement se dessine. Il serait trop regrettable
d'avoir fait en pure perte les efforts qui vous ont conduit à l'Hay. » Le
général Vinoy fit immédiatement replier ses troupes sous la protection de
l'artillerie des Hautes-Bruyères. « Comment ! s'écrie-t-il avec une profonde
amertume, depuis le matin, avec un effectif insuffisant, avec des moyens
matériels d'artillerie et de génie incomplets, le chef de la 3e armée
s'épuisait à soutenir une lutte inégale et meurtrière pour attirer sur lui les
efforts de l'ennemi et favoriser ainsi la grande opération entreprise sur un
autre point ! Maintenant il apprenait que tous ses efforts étaient inutiles,
que les pertes qu'il avait faites et le sang qui avait été répandu demeuraient
sans résultat ! Cette bataille, au succès de laquelle il s'était efforcé de
contribuer, en exposant encore plus que de coutume les troupes qu'il commandait,
on l'informait qu'elle était différée et on n'avait pas songé à le prévenir
d'ajourner son attaque ! La lutte avait duré trop longtemps et nos pertes
étaient déjà trop sanglantes pour un résultat aussi négatif[2]. » L'oubli
du général Trochu avait coûté 30 officiers et 983 soldats à la 3e armée. Les
troupes, qui s'étaient si bien battues dans la journée du 29, furent profondément
affectées d'avoir soutenu une lutte inutile, quoique très-acharnée ; elles
avaient besoin de repos, on ne pouvait plus compter sur leur concours pour la
grande bataille du lendemain. On voit ici les conséquences qu'une seule faute
peut amener à la guerre. Pour n'avoir pas eu des équipages de ponts prêts à
l'heure marquée, on donnait à l'ennemi le temps de se préparer au combat ;
pour avoir oublié de prévenir de ce contre-temps le général Vinoy, on se
privait du concert indispensable au succès de l'entreprise ; on annihilait la
3° armée au moment où on aurait eu le plus besoin de son concours ; on
perdait enfin vingt-quatre heures, et de ce retard pouvaient découler à la
fois l'échec de l'armée de Paris et la perte de l'armée de la Loire. Le passage
de la Marne s'effectua sans obstacle, le 30 novembre au point du jour, en
avant de Joinville et de Nogent. Les deux premiers corps de la 2° armée,
conduits par les généraux Blanchard et Renault, passent les premiers,
précédés de leur artillerie qui prend rapidement position à une petite
distance de la rivière ; les tirailleurs se répandent dans la plaine qui
s'étend en avant de la ferme du Tremblay, et ouvrent une vive fusillade
contre les avant-postes prussiens retranchés sur le bord de la route de
Champigny, dans les maisons, aux abords des bois du Plant, de l'Huilier et du
Bouquet. Des batteries de position établies sur la rive droite de la Marne à
Nogent, au Perreux, à Joinville et dans la presqu'île Saint-Maur balayent le
terrain devant les troupes qui se déploient et avancent. A dix heures, toute
l'armée du général Ducrot a passé la rivière ; les Prussiens, chassés du bois
du Plant, se replient sur Champigny ; ils en sont bientôt délogés par les
obus de la Faisanderie et des canons placés dans la boucle de la Marne. A
onze heures, le village est à nous tout entier et l'ennemi gagne le plateau
où il est poursuivi par le feu de l'artillerie qui couvre les pentes de ses
morts. L'attaque a pleinement réussi de ce côté ; nos troupes se mettent en
devoir de se retrancher dans le village contre un retour offensif, qui parait
imminent. Sur la gauche, le point important à prendre était Villiers, gros bourg
situé sur la hauteur, dont les abords sont défendus par des jardins crénelés
et de nombreuses batteries balayant tous les chemins qui de Bry-sur-Marne
montent vers Villiers. De ce côté la division Bellemare, après s'être
attardée à passer la rivière, se jette sur les Prussiens embusqués dans les
maisons, derrière les murs. Les zouaves, dignes cette fois de leur vieille
réputation, les mobiles de la Seine, les 123e, 124e et 125e régiments de
ligne attaquent l'ennemi à la baronnette et, après une lutte sanglante de
maison en maison, l'obligent à se réfugier dans la direction de Villiers. Les
crêtes de Villiers étaient à nous, comme celles de Champigny. Mais le village
restait encore aux Prussiens. Dans l'après-midi, des colonnes d'infanterie
allemande descendent des hauteurs pour nous chasser des positions que nous
avons conquises et prononcent une vigoureuse attaque à laquelle concourent
puissamment des batteries établies à Chennevières et à Cœuilly. Nos troupes,
un moment ébranlées, subissent des perles sensibles devant Champigny. Du côté
de Villiers, on se bat encore une fois corps à corps dans les maisons de
Bry-sur-Marne, et nos troupes accablées vont être refoulées malgré
l'artillerie qui, du bas de la côte de Villiers, foudroie les colonnes
allemandes, lorsque la division d'Exea, qui a franchi la Marne au-dessous de Nogent,
vient décider de la victoire et repousser les Prussiens. Vers Champigny
l'artillerie habilement conduite par les généraux Frébault et Boissonnet avait
arrêté la marche offensive de l'ennemi. A la nuit tombante, nous restions
maîtres des crêtes ; la journée avait été sanglante mais glorieuse ; l'armée
était remplie de confiance. Pendant
ces opérations, à l'extrême droite la division Susbielle soutenue par des
bataillons de la garde nationale s'était portée en avant de Créteil et avait
enlevé Mesly et Montmesly. Mais elle fut bientôt menacée par des colonnes
prussiennes qui venaient de Choisy-le-Roi pour la tourner. Le chef de la 3e
armée, général Vinoy, voyant le danger de ce mouvement résolut d'arrêter ces
colonnes en faisant une démonstration sur Choisy. En conséquence, il prescrit
à la division Pothuau de s'emparer, comme elle l'avait fait la veille, de la
Gare-aux-Bœufs, pendant que la brigade Biaise va se déployer pour attaquer
Thiais. La Gare-aux Bœufs est enlevée ; l'infanterie de marine, toujours
pleine d'élan, pénètre jusque dans Choisy. Ce mouvement hardi ayant suffi
pour dégager la division Susbielle, le commandant en chef fait sonner la retraite.
Quant à la Gare-aux-Bœufs, après l'avoir gardée jusqu'au soir, on juge
prudent de l'évacuer aussitôt la nuit venue ; on eut lieu de s'en féliciter :
vers minuit l'ennemi, croyant la gare toujours occupée par nos troupes, met
le feu aux fougasses qu'il avait préparées pour la faire sauter ; il ne
restait le lendemain de cette, vaste construction que des murs calcinés et
des poutres noircies. Le même
jour, au nord, dans la plaine d'Aubervilliers, l'amiral la Roncière avait
occupé Drancy et la ferme de Groslay, puis, traversant Saint-Denis, il
s'était emparé d'Épinay, en faisant plus de soixante prisonniers. Telles
furent, dans leur ensemble, les opérations militaires du 30 novembre. « Cette
journée, disait le Journal officiel, consacre, en relevant notre honneur militaire,
le glorieux effort de la ville de Paris. Elle peut, si celle de demain lui ressemble,
sauver Paris et la France. Notre jeune armée, formée en moins de deux mois, a
montré ce que peuvent les soldats d'un pays libre. Cernée par un ennemi retranché
derrière de formidables défenses, elle l'a abordé avec le sang-froid et
l'intrépidité des plus vieilles troupes. Elle a combattu douze heures sous un
feu meurtrier et conquis pied à pied les positions sur lesquelles elle
couche. Ses chefs ont été dignes de la commander et de la soutenir dans cette
grande épreuve. Nous ne pouvons encore nommer tous les braves qui l'ont
électrisée par leur conduite. Le gouverneur a cité le général Ducrot, et
c'était justice ; il devait s'oublier lui-même : ceux qui l'ont vu donner
l'exemple au milieu de l'action lui rendent le témoignage qu'il ne pouvait se
décerner. Le général Renault, commandant en chef le 2e corps, toujours le
premier au danger, a été rapporté du champ de bataille grièvement blessé. Le
général Ladreit de la Charrière a été aussi grièvement atteint. Un grand
nombre d'officiers sont glorieusement tombés. Aujourd'hui nous ne pouvons
sortir de la réserve à laquelle nous oblige la continuation de la lutte.
Quelle qu'en soit l'issue, notre armée a bien mérité de la patrie. » Cette
note respire un visible découragement ; mais elle échappa par ce côté à la
population parisienne, tout entière à la joie ; nul, d'ailleurs, ne doutait
que l'armée ne dût, après quelques heures de repos, continuer son mouvement,
achever son succès. La joie était intense, l'espérance illimitée. On croyait
loucher à la délivrance. La
journée du 1er décembre fut, d'un accord tacite, consacrée à relever les
blessés et ensevelir les morts. Les pertes, dans les deux camps, avaient été
fort sensibles ; certains officiers allemands prétendaient qu'ils n'avaient
pas vu, depuis Gravelotte, une bataille aussi meurtrière. Des régiments
avaient été couchés par les mitrailleuses sur le plateau de Bry, et
nous-mêmes, en avant de Champigny, nous avions perdu beaucoup de monde. Le
1er décembre fut donc un jour de repos, nécessaire peut-être, mais funeste à
coup sûr, car il était bien certain que si l'ennemi ne nous attaquait pas
dans les positions que nous occupions et qui étaient très-faibles, c'est
qu'il manquait d'hommes et de munitions. En effet, pendant toute la journée
des convois d'artillerie et des colonnes d'infanterie passèrent le pont de Villeneuve-Saint-Georges,
venant de Versailles. On pouvait prévoir pour le lendemain une attaque
furieuse. Un froid extraordinaire succéda subitement à la température douce
de la journée ; nos troupes durent passer la nuit dans les tranchées, sur la
terre gelée, sans allumer de feux, et comme elle étaient parties de Paris
sans prendre de couvertures, elles endurèrent pendant toute cette nuit des souffrances
inouïes qui devaient affecter leur moral et les préparer mal au combat. Le 2
décembre, à l'aube, par un temps froid et clair, les Allemands se ruent sur Champigny
en masses profondes. Un venait d'envoyer de ce côté des ouvriers civils pour
ouvrir des tranchées et on ne les avait point armés ; aux premiers coups de
feu, ils fuient en désordre à travers la grande rue du village et sèment la
panique sur leur passage. Les Prussiens pénètrent dans Champigny au pas de
course. Les troupes surprises par l'impétuosité de l'attaque se jettent sur
leurs armes ; mais serrées de près, elles reculent jusqu'à l'entrée du
village, où leurs officiers parviennent enfin à les rallier. Quelques
batteries rapidement établies sur ce point arrêtent enfin l'élan des
Prussiens, pendant que les forts et les redoutes de la rive droite de la
Marne font pleuvoir les obus sur le haut de Champigny et sur le plateau de Cœuilly,
où des batteries allemandes se sont avancées pour appuyer les colonnes d'attaque.
Tandis que les Prussiens s'arrêtent, nos troupes ont le temps de se
reconnaître et de se préparer à reprendre l'offensive. Sur notre gauche, vers
Bry, les Prussiens avaient débordé nos lignes avec la même impétuosité qu'à
Champigny ; une lutte meurtrière s'était engagée encore une fois dans les
rues de ce village ensanglanté par le combat du 30 novembre. La bataille
reste longtemps indécise ; mais enfin, l'effort de l'ennemi est contenu ; les
troupes qu'il voulait précipiter dans la Marne reprennent le dessus ; le
général Trochu et le général Ducrot, passant au galop sur le front de
l'armée, de Bry à Champigny, raniment tous les courages ; l'artillerie,
admirablement commandée, rétablit le combat et regagne insensiblement le
terrain perdu ; vers une heure la lutte est terminée sur la gauche, et nos
canons ne tirent plus que sur des troupes qui se retirent vers Villiers ; sur
la droite, les Allemands se voyant débusqués de Champigny amènent sur les
hauteurs de Chennevières une nouvelle batterie qui prend les nôtres en
écharpe : elle est en peu de temps réduite au silence ; la bataille est
finie, la victoire est à nous, nous réoccupons Champigny. Vers cinq heures,
le général Trochu écrit du fort de Nogent : « Cette seconde bataille est
beaucoup plus décisive que la précédente. L'ennemi nous a attaqués au réveil
avec des réserves et des troupes fraîches. Nous ne pouvions lui offrir que
les adversaires de l'avant-veille, fatigués, avec un matériel incomplet, et glacés
par des nuits d'hiver qu'ils ont passées sans couvertures, car, pour les
alléger, nous avions dû les laisser à Paris. Mais l'étonnante ardeur des troupes
a suppléé à tout. « Nous
avons combattu trois heures pour conserver nos positions, cinq heures pour
enlever celles de l'ennemi, où nous couchons. Voilà le bilan de cette belle
et dure journée. Beaucoup ne reverront pas leurs foyers, mais ces morts regrettés
ont fait à la jeune République de 1870 une page glorieuse dans l'histoire
militaire du pays. » Nos
pertes étaient considérables. Le rapport officiel les évalue à 1.008 tués et
5.024 blessés, sur lesquels 712 officiers tués et 342 blessés. Dans
l'une et l'autre de ces journées, officiers et soldais s'étaient bravement
conduits. Le 30 novembre, le général Ducrot voyant les lignes plier se jette
en avant de ses troupes, l'épée à la main, et les ramène au combat par son
exemple. Le 2 décembre au matin le général Trochu enlève à son tour les
soldats qui faiblissent, et que l'ennemi menace de rejeter dans la Marne. Le
général Renault, glorieux vétéran de l'armée d'Afrique, est frappé à mort
devant Chennevières. Le général Ladreit de la Charrière tombe à Montmesly. Le
brillant capitaine de frégate Desprez trouve la mort dans Choisy-le-Roi ;
Franchetti, le jeune et brillant commandant des éclaireurs à cheval, est
mortellement blessé sur les pentes de Bry-sur-Marne. On comptait encore parmi
les morts de ces deux mémorables journées, le colonel Prévault ; le comte de
Néverlée, officier d'ordonnance du général Ducrot ; le colonel Mandat de
Grancey, tué d'une balle dans le ventre, à Villiers ; le baron Saillard,
ancien ministre plénipotentiaire, trois fois blessé à l'attaque d'Épinay. Les
victimes obscures jonchaient les pentes, éclairées par un triste soleil
d'hiver. En ce
moment, le soir du 2 décembre, on ne comptait pas les morts : on se
préoccupait du résultat de la bataille. Dans Paris la fièvre était ardente ;
la population s'était précipitée au bruit du canon vers les portes de
Charenton, Vincennes, Saint-Mandé, sur les hauteurs du Père-Lachaise, sur
tous les points élevés d'où le regard peut s'étendre au loin. On interroge
avec une profonde anxiété les allants et venants, les officiers d'ordonnance
qui passent à cheval, les blessés qu'on ramène dans les voitures d'ambulance
; on commente avec ardeur la dépêche du général Trochu qui dit que cette seconde
journée est plus décisive que la première, et l'on en conclut fort
naturellement que l'armée touche au terme de ses rudes efforts. C'était,
hélas ! une grande erreur. Nous avions repris Champigny après en avoir été
chassés, nous avions refoulé l'ennemi de Bry-sur-Marne après avoir été
menacés par lui d'être jetés à la rivière, notre artillerie, grâce à l'habileté
du général Frébault, avait remporté un avantage très-marqué sur l'artillerie
allemande et nous avait valu la victoire, mais nous n'avions emporté ni
Villiers, ni Cœuilly, clefs des positions ennemies. Pour s'en emparer, il
faut livrer une troisième bataille, d'autant plus incertaine que nos jeunes
troupes sont fatiguées par le combat, très-éprouvées par le froid, et que
l'ennemi amène toujours de nouveaux renforts devant nous. On en était donc
dans la soirée du 2 décembre au même point que le 30 novembre à la fin du jour. Il y
avait deux partis à prendre : ou recommencer la bataille le 3 décembre, et en
cas de succès s'éloigner résolument des bords de la Marne au-devant de
l'armée de la Loire, ou repasser la Marne et rentrer dans Paris. C'est le
second parti qui fut adopté par les généraux Trochu et Ducrot. Le
général Vinoy, commandant en chef de la 3e armée, avait conçu un autre plan,
qu'il fit soumettre dans la soirée du 2 décembre au gouverneur de Paris.
Quelques mots suffiront pour le faire connaître. Le
général Vinoy raisonnait ainsi : L'offensive aussi vive qu'imprévue que
d'ennemi vient d'avoir à subir l'a obligé à concentrer toutes les forces
qu'il a pu enlever à ses lignes d'investissement. Les observatoires des forts
et notamment celui de Villejuif ont signalé à diverses reprises la force et
le nombre des renforts dirigés pendant ces deux jours sur le champ de
bataille de Champigny. Le succès obtenu jusqu'alors par nos troupes est
demeuré incomplet et indécis ; il nous faudrait reprendre la lutte dans des
conditions évidemment plus désavantageuses et avec des chances de réussite
bien diminuées. Cela étant, ne pourrait-on pas profiter de l'affaiblissement
des lignes allemandes pour diriger une attaque inattendue et rapide contre Versailles,
lieu de résidence du roi et quartier général des assiégeants ? L'occasion lui
paraissait excellente. Le général de Beaufort, qui venait de parcourir les
hauteurs situées à l'ouest du Mont-Valérien, n'avait rencontré qu' un très-petit
nombre d'ennemis. Le moment ne serait-il donc pas bien choisi pour faire repasser
la Marne à la 2e armée, en laissant une seule division sous le canon des
forts pour maintenir et tromper l'ennemi ? On dirigerait toutes les troupes
disponibles, très-rapidement, par la Seine, les quais, les boulevards, la rue
de Rivoli ; et ces troupes attaqueraient les points dégarnis par les Prussiens.
Ceux-ci se hâteraient sans doute de revenir, mais ils auraient un long détour
affaire, ne pouvant passer la Seine qu'à Villeneuve-Saint-Georges, et notre
armée aurait sur eux une avance décisive. La trouée serait peut-être faite
avant l'arrivée de ces renforts. Toujours est-il que si ce plan n'assurait
pas la levée du siège, du moins il devait jeter une grande perturbation dans
les lignes d'investissement et exalter par un succès possible le moral de
l'armée de Paris. Le
gouverneur ne crut pas devoir souscrire au projet du général Vinoy. L'audace,
on le sait, n'était pas sa qualité dominante. Il pouvait, d'ailleurs, répondre
que son armée était trop fatiguée pour traverser Paris pendant la nuit et
recommencer à se battre le lendemain ; qu'en s'éloignant des bords de la
Marne il tournait le dos à l'armée de la Loire à laquelle il avait donné
rendez-vous ; que si ses troupes étaient encore capables de se battre, il les
lancerait sur les positions de Villiers et de Cœuilly plutôt que de les
conduire sur un terrain entièrement nouveau. Le général Trochu avait livré
deux batailles en trois jours. Avait-il bien véritablement l'intention de se frayer
un passage à travers les lignes d'investissement ? On hésite à l'affirmer. On
était allé au combat parce qu'on y était forcé par les nécessités politiques,
parce qu'on ne pouvait pas honorablement demeurer immobile après Coulmiers, maison
n'espérait guère faire une trouée et on y comptait si peu qu'on donnait
l'ordre aux soldats de laisser leurs couvertures à Paris. La pensée intime
des généraux Trochu et Ducrot paraît avoir été, dans cette circonstance,
d'affirmer à l'ennemi la vigueur de l'armée parisienne, afin de pouvoir
traiter plus avantageusement avec lui après la bataille. Mais sur quoi se
fondait cet espoir, après le refus d'armistice du 6 novembre ? On serait fort
embarrassé de le dire. Le 3
décembre, l'armée repasse la Marne sous les yeux des Allemands immobiles et
se concentre dans le bois de Vincennes, en proie au plus violent sentiment de
désespoir. Les soldats, quoique très-fatigués, se refusaient à croire que
tout fût fini : ils ne comprenaient pas qu'on leur eût fait abandonner ces positions
arrosées de leur sang et qu'une retraite fût le couronnement d'une victoire. Le
général Ducrot essaya d'apaiser les esprits par un ordre du jour : Soldats,
disait-il, après deux journées de glorieux combats, je vous ai fait repasser
la Marne, parce que j'étais convaincu que de nouveaux efforts dans une
direction où l'ennemi avait eu le temps de concentrer toutes ses forces et de
préparer de nouveaux moyens d'action seraient stériles. En
nous obstinant dans cette voie, je sacrifiais inutilement des milliers de
braves, et loin de servir l'œuvre de la délivrance, je la compromettais
sérieusement ; je pouvais même vous conduire à un désastre irréparable. Mais
vous l'avez compris, la lutte n'est suspendue que pour un instant ; nous
allons la reprendre avec résolution. Soyez donc prêts : complétez en toute
hâte vos munitions, vos vivres, et surtout élevez vos cœurs à la hauteur des
sacrifices qu'exige la sainte cause pour laquelle nous ne devons pas hésiter
à donner notre vie. Le
général Trochu écrivait, de son côté, que l'armée, réunie à l'abri de toute
atteinte, puisait de nouvelles forces dans un court repos, repos qu'elle était
en droit d'attendre de ses chefs après de si rudes combats ; qu'il y avait
des cadres à remplacer, et qu'on procédait avec la plus grande activité au
remaniement de certaines parties de son organisation. Cette
retraite inattendue plongea Paris dans un étonnement douloureux ; on n'y
voulait pas croire ; et lorsqu'il ne fut plus possible d'en douter, la colère
chez les uns, le découragement chez les autres, ne connurent plus de bornes.
On lisait encore sur les murs la proclamation du général Ducrot, jurant qu'il
ne rentrerait dans Paris que mort ou victorieux ; il n'était ni mort ni vainqueur,
et il battait en retraite cependant ; il est vrai qu'il n'avait pas ménagé sa
vie et qu'il avait bravement chargé l'ennemi à la tête de ses troupes, mais
on ne voulait pas alors le savoir, et le général qui revenait après avoir déçu
de si belles espérances n'était qu'un fanfaron. Ce n'est pas tout ; on
battait en retraite après cette seconde bataille du 2 décembre « beaucoup
plus décisive que la précédente, » au dire du général Trochu. Gomment Paris
n'aurait-il pas été consterné ? Ce grand effort sur lequel on avait bâti
l'espoir de la délivrance était donc avorté ! Sans s'arrêter aux considérations
militaires, Paris comprit que si l'armée reculait après une victoire,
laissant l'armée de la Loire exposée à la ruine, il n'y avait plus rien à
espérer de l'avenir. Chacun alors s'appesantit sur les fautes commises : sur
le passage de la Marne manqué dans la nuit du 29 novembre, sur
l'impardonnable négligence en vertu de laquelle le corps de Vinoy s'était
trouvé engagé vingt-quatre heures trop tôt. Ce sera donc toujours la même
chose ? disait-on. Un voile de deuil s'étendit sur la grande cité, qui était
quelques jours auparavant enflammée de confiance. Pour la première fois, elle
entrevoyait distinctement le fond de l'abîme. Le général Ducrot annonçait à
ses troupes qu'elles allaient se reposer seulement quelques jours et
qu'ensuite elles iraient à de nouveaux combats : les soldats secouaient la
tête et doutaient ; la population lacérait ces proclamations pompeuses
qu'elle accusait d'avoir surpris sa bonne foi ; le général était intimement convaincu
qu'une plus longue résistance était une folie. La
fermentation des esprits était considérable ; quelques membres du
gouvernement en conçurent de vives alarmes. Que pouvaient-ils répondre, en
effet, à ceux qui accusaient hautement le général Trochu d'exposer l'armée de
la Loire à périr sous les coups de l'ennemi ? Dans la matinée du 4 novembre,
le général Le Flô, ministre de la guerre, et M. Jules Favre se rendent au
château de Vincennes, où se trouvent les généraux Trochu et Ducrot ; ils les
entretiennent des dangers qui menacent l'armée de province. Est-il possible
de l'abandonner ? Le général Ducrot répond très-nettement qu'il est temps de
solliciter de l'ennemi une paix honorable. « Les troupes sont, dit-il,
brisées de fatigue, épuisées au moral comme au physique, incapables de
soutenir une nouvelle lutte. Il s'afflige de voir les membres du gouvernement
conserver des illusions qu'il estime dangereuses ; il ne croit pas aux armées
de province ; quels que puissent être le zèle des chefs et la bravoure
personnelle des soldats de la Loire, ces armées ne constituent que des
rassemblements dont on ne peut rien attendre contre un ennemi discipliné,
savamment commandé. C'est la lutte contre l'impossible. On objecte que Paris
ne veut pas entendre parler de paix ; mais on se trompe sur le sentiment qui
anime la majorité de la cité ; la majorité désire la paix, c'est une minorité
bruyante qui s'y oppose. » Telles
furent, en résumé, les considérations développées par le général Ducrot.
Elles ne tenaient, comme on voit, aucun compte des véritables sentiments de
Paris ; elles étaient souverainement injustes, non-seulement pour ces armées
de province qui avaient triomphé de l'armée bavaroise à Coulmiers, mais
encore pour cette armée parisienne que le général avait commandée à
Champigny. Mais en admettant qu'elles fussent d'une exactitude incontestable,
comment demander la paix ; à quelles conditions l'accepter ? Fallait-il,
avant d'avoir épuisé les moyens de résistance, consentir à l'abandon d'une
partie du territoire ? Le général Trochu repoussa ces ouvertures
irréfléchies, tout en partageant l'avis de son compagnon d'armes sur la
qualité des troupes de Paris et de la province. « Il ne se faisait pas plus
d'illusion que le général Ducrot ; il n'avait pas plus que lui l'intention de
céder à la pression de Paris ; mais il était le commandant en chef d'une
place assiégée, il ne se rendrait que lorsqu'il aurait épuisé tous les moyens
de résistance ; il avait d'autant plus le droit de parler ainsi qu'il avait
toujours considéré la défense de Paris comme une héroïque folie, mais comme
une folie à laquelle on ne pouvait échapper sans honte. Il avait peu de
confiance dans les armées de province ; il était même particulièrement
inquiet du mouvement en avant de celle de la Loire. Néanmoins, il ne lui
était pas permis de négliger la chance de salut que lui offrait cette
agglomération de deux cent mille hommes commandés par dos officiers tels que
Bourbaki et d'Aurelles. Il devait donc tenir, et il tiendrait[3]. » Tel fut
l'entretien de Vincennes dans sa résignation mélancolique. Paris était loin
alors de se douter du profond découragement de ses chefs militaires. Quoique
abattue par la retraite inattendue du général Ducrot et agitée par de sombres
pressentiments, la grande ville n'avait pas renoncé à toute espérance : elle
n'était pas plus lasse d'espérer que de souffrir du froid et de la disette
grandissante. Le général Trochu lui avait dit que l'armée, après avoir goûté
quelques jours de repos, reprendrait le cours de ses opérations ; elle le
crut et elle puisa dans cette conviction la force d'étouffer ses murmures.
Cependant une vive anxiété régnait dans les esprits. Quel était le sort de
cette armée de la Loire à laquelle on devait donner la main et qu'on venait
d'abandonner ? Quelle influence exercerait sur sa destinée notre infructueuse
tentative de Champigny ? Graves questions que chacun se posait dans une
fiévreuse attente. Le 6 décembre, un parlementaire prussien se présente aux
avant-postes, porteur d'une lettre du comte de Moltke au général Trochu. Le
chef d'état-major de l'armée allemande écrivait au gouverneur de Paris : Il
pourrait être utile d'informer Votre Excellence que l'armée de la Loire a été
défaite hier près d'Orléans et que cette ville est réoccupée par les armées
allemandes. Si
toutefois Votre Excellence jugera à propos de s'en convaincre par un de ses
officiers, je ne manquerai pas de le munir d'un sauf-conduit pour aller et
venir. Agréez,
mon général, l'expression de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur
d'être votre très-humble et très-obéissant serviteur, Le
chef d'état-major, Comte
de MOLTKE. Le général Trochu répondit qu'il ne jugeait par à propos de faire vérifier la nouvelle qu'on lui annonçait. Le gouvernement s'empressa de mettre Paris en garde contre une communication qui paraissait recouvrir un piège. « Cette nouvelle, qui nous vient de l'ennemi, en la supposant exacte, ne nous ôte pas, disait-il, le droit de compter sur le grand mouvement de la France accourant à notre secours. Elle ne change rien ni à nos résolutions ni à nos devoirs. Un seul mot les résume : Combattre ! Vive la France ! Vive la République ! » D'autres dépêches notoirement apocryphes, rapportées par des pigeons volés par les Prussiens, vinrent justifier les soupçons éveillés par la lettre du comte de Moltke. Celui-ci cependant n'avait pas menti. De graves événements, que nous allons raconter, s'étaient passés dans les environs d'Orléans. |
[1]
Voici un aperçu du prix des denrées vers le milieu de novembre :
Jambon fumé (le kilogr.), 16 fr. ; saucisson de Lyon
(le kilogr.), 32 fr. ; viande de cheval (le kilogr.), 2 fr 50 c. ; viande d'âne
ou de mulet, 6 fr. ; une oie, 23 fr ; un poulet, 15 fr ; une paire de pigeons,
12 fr. ; une dinde, 33 fr. ; un lapin, 18 fr. ; une carpe, 20 fr. ; une friture
de goujons, 6 fr. ; une douzaine d'œufs, 4 fr. 60 c ; un chou, 1 fr. 50 c ; un
chou-fleur, 2 fr. ; une botte de carottes, 2 fr. 23 c. ; une livre de hari
cots, 3 fr. ; une livre de beurre frais, 45 fr. ; une livre de bourre salé, 14
fr.
[2]
Le siège de Paris, opération du 13e corps et de la 3e armée, par le
général Vinoy, page 239.
[3]
Ce discours, empreint d'une si remarquable résignation, est rapporté par M.
Jules Favre, présent à l'entretien (Gouvernement de la défense nationale,
vol. II, p. 163). Voilà donc où en étaient les chefs militaires de Paris au
commencement de décembre, quand la ville pouvait tenir deux mois encore. Le
général Trochu consentait à « tenir compte » des deux cent mille hommes de la
Loire, mais il attendait que cette armée vînt le délivrer. C'est lui qui
l'appelait sous Paris avant le 15 décembre et qui, néanmoins, se montrait
inquiet « de son mouvement en axant ! » Les généraux d'Aurelles, Chanzy,
Faidherbe et Bourbaki dissertaient moins savamment que M le général Trochu,
mais ils avaient plus de confiance dans la valeur de leurs troupes et dans les
destinées de la France. Pendant que ce triste conciliabule avait lieu à
Vincennes, l'armée de la Loire marchait résolument en avant.