HISTOIRE DES CROISADES

TOME SECOND

 

LIVRE QUATORZIEME. - LES TARTARES. - LE CONCILE DE LYON. - PREMIÈRE CROISADE DE SAINT LOUIS. 1242-1249.

 

 

Huitième croisade. — Origine des Tartares ; leurs conquêtes sous Gengiskan ; ils répandent la terreur en Orient et en Occident ; fin de l’empire du Karisme ; destruction de la principauté d’Antioche par les Comans ou Tartares ; concile œcuménique de Lyon ; sentence d’excommunication lancée contre Frédéric ; Louis IX prend la croix malgré les remontrances de sa mère ; Frédéric choisit le roi pour arbitre entre l’empire et la tiare ; conduite impolitique d’Innocent IV ; croisés frisons, hollandais, norvégiens ; entrevue de Louis IX et du pape ; le roi s’embarque à Aigues-Mortes ; séjour en Chypre ; intempérance des croisés ; le roi apaise les différends entre le clergé grec et le clergé latin ; négociations diverses ; l’expédition remet à la voile ; la moitié est dispersée par la tempête ; le roi débarque en vue de Damiette ; prise de cette ville ; l’armée pénètre en Égypte ; ses triomphes et ses dissensions.

 

Nous avons cherché à faire connaître les peuples qu’on a vus tour à tour sur la scène : les Francs avec leur rudesse guerrière, leur amour de la gloire, leurs passions généreuses ; les Turcs et les Sarrasins, avec leur religion belliqueuse et leur valeur barbare ; les Grecs, avec leurs mœurs corrompues, leur caractère à la fois superstitieux et frivole, et leur vanité qui leur tenait lieu de patriotisme. Une nation nouvelle vint s’offrir au pinceau de l’histoire, et se mêler aux événements dont nous retraçons le tableau : nous allons dire quelques mots sur les mœurs et les conquêtes des Tartares dans le moyen âge.

Les hordes de cette nation, à l’époque de la sixième croisade, avaient fait une invasion dans plusieurs contrées de l’Asie, et les progrès de leurs armes eurent une grande influence sur la politique des puissances musulmanes de la Syrie et de l’Égypte, qui étaient alors en guerre avec les chrétiens. Au temps dont nous parlons le bruit de leurs victoires ébranlait tout l’Orient, et répandait l’effroi jusque dans les contrées les plus reculées de l’Europe.

Les Tartares habitaient les vastes régions qui s’étendent entre l’ancien Imaüs, la Sibérie, la Chine et la mer de Kamtchatka. Ils étaient divisés en plusieurs nations, qui toutes se vantaient d’avoir la même origine ; chacune de ces nations, gouvernée par un kan ou chef suprême, se composait d’un grand nombre de tribus, conduites elles-mêmes par un chef particulier appelé myrza. Les produits de la chasse, le lait de leurs juments, la chair de leurs troupeaux, suffisaient à tous les besoins des Tartares. Ils vivaient sous la tente avec leurs familles ; des habitations mobiles, traînées par des bœufs, transportaient d’un lieu à un autre leurs femmes, leurs enfants, tout ce qu’ils avaient de plus précieux. Dans l’été, toute la tribu se rapprochait des contrées septentrionales, et campait sur les bords d’un lac ou d’un fleuve ; en hiver, ils dirigeaient leurs courses vers le midi, et cherchaient l’abri des montagnes, qui les défendaient des vents glacés du nord.

Les chefs des hordes tartares se réunissaient chaque année en automne ou au printemps. Dans ces réunions, qu’on appelait couraltaï, ils délibéraient à cheval sur la marche des tribus, sur la distribution des pâturages, sur la paix et la guerre. C’est dans ces assemblées tumultueuses que se formait la législation des peuples de la Tartarie, législation simple et laconique comme toutes celles des barbares, et qui n’avait guère d’autre but que de maintenir la puissance des chefs, d’entretenir la discipline et l’émulation parmi les guerriers.

Les peuples de la Tartarie reconnaissaient un Dieu souverain du ciel, auquel ils n’adressaient ni encens ni prières. Leur culte était réservé pour une foule de génies qu’ils croyaient répandus dans les airs, sur la terre, au milieu des eaux. Un grand nombre d’idoles, grossiers ouvrages de leurs mains, remplissaient leurs demeures, les suivaient dans leurs courses, veillaient sur les troupeaux, sur les esclaves, sur la famille. Leurs prêtres, élevés dans les pratiques de la magie, étudiaient le cours des astres, prédisaient l’avenir, s’exerçaient à séduire les esprits par des sortilèges. Leur culte religieux, qui ne leur enseignait point la morale, n’avait point poli leurs mœurs grossières, ni adouci leur caractère âpre et sauvage comme leur climat. Aucun monument élevé sous les auspices de la religion, aucun livre inspiré par elle, ne leur rappelaient ni les fastes de la gloire, ni les préceptes et les exemples de la vertu. Dans leur vie errante, les morts qu’ils traînaient quelquefois avec eux sur leurs chariots, leur semblaient un fardeau incommode ; ils les enterraient à la hâte dans des lieux écartés, et, les recouvrant de la poussière du désert, ils se bornaient à les dérober aux regards et aux outrages des vivants.

Tout ce qui pouvait les fixer dans un lieu plutôt que dans un autre et les détourner de leur manière de vivre, excitait l’animadversion ou le dédain de ces peuples. De toutes les tribus qui habitaient la Tartarie mogole, une seule connaissait l’écriture et cultivait les lettres ; tout le reste méprisait le commerce, les arts, les lumières, qui font l’éclat des sociétés policées. Les Tartares dédaignaient de bâtir des villes. Dans le douzième siècle, leur vaste contrée n’avait qu’une seule cité, dont l’étendue, au rapport du moine Rubruquis, n’égalait pas celle de la petite ville de Saint-Denis. Se bornant au soin de leurs troupeaux, ils regardaient les travaux de l’agriculture comme une occupation vile et propre seulement à exercer l’industrie des esclaves ou des peuples vaincus. Jamais leurs plaines immenses n’avaient vu jaunir des moissons, ni mûrir des fruits semés par la main de l’homme. Le spectacle le plus agréable pour un Tartare était la vue d’un désert dans lequel l’herbe croît sans culture, ou celle d’un champ de bataille couvert de ruines et de carnage.

Comme rien n’était réglé pour les limites de leurs pâturages, il devait s’élever entre les Tartares de fréquentes querelles ; l’esprit de jalousie agitait sans cesse les hordes errantes ; les chefs ambitieux ne pouvaient souffrir des voisins ou des rivaux. De là les guerres civiles ; du sein de ces guerres sortait un despotisme tout armé, au-devant duquel les peuples couraient avec joie, parce qu’il leur promettait des conquêtes. Toute la population était guerrière, et les combats lui semblaient être la seule gloire et la plus noble occupation de l’homme. Les campements des Tartares, leurs marches, leurs chasses, ressemblaient à des expéditions militaires ; l’habitude leur donnait tant d’aisance et de fermeté sur leurs chevaux, qu’ils prenaient leur nourriture et se livraient au sommeil sans en descendre ; leur arc, d’une pesanteur énorme, annonçait leur force et leur vigueur ; leurs flèches acérées allaient, à une grande distance, frapper l’oiseau dans son vol rapide, ou percer de part en part les ours et les tigres du désert ; ils surpassaient leurs ennemis par la rapidité de leurs évolutions ; ils excellaient dans l’art perfide de combattre en fuyant, et souvent la retraite était pour eux le signal de la victoire. Tous les stratagèmes de la guerre paraissaient leur être familiers ; et, comme si un funeste instinct leur eût fait connaître tout ce qui sert à la destruction de l’espèce humaine, les Tartares, qui ne bâtissaient point de villes, savaient construire les machines de guerre les plus formidables, et n’ignoraient aucun moyen de répandre la terreur et la désolation parmi leurs ennemis.

Dans leurs expéditions, l’inclémence des saisons, les montagnes et les précipices, la profondeur des rivières qu’ils traversaient sur des bateaux de cuir, ne pouvaient arrêter ou suspendre leur marche. Un peu de lait durci et détrempé dans de l’eau suffisait à la nourriture d’un cavalier pendant plusieurs jours : la peau d’un mouton ou d’un ours, quelques lambeaux d’un feutre grossier, formaient son vêtement. Les guerriers montraient une obéissance aveugle pour leurs chefs : au moindre signal, on les voyait braver tous les périls et courir au trépas. Ils étaient divisés par dix, par cent, par mille, par dix mille ; leurs armées se composaient de tous ceux qui pouvaient manier l’arc et la lance, et, ce qui devait causer à leurs ennemis autant de surprise que d’effroi, c’était l’ordre et la discipline qui régnaient dans une multitude que le hasard semblait avoir réunie. D’après leur législation militaire, les Tartares ne pouvaient faire la paix qu’avec un ennemi vaincu ; celui qui fuyait au milieu d’un combat ou qui abandonnait ses compagnons dans le péril, était puni de mort. Ils répandaient le sang des hommes avec la même indifférence que celui des animaux sauvages, et leur férocité ajoutait encore à la terreur qu’ils inspiraient aux peuples qu’ils attaquaient.

Les Tartares, dans leur orgueil, méprisaient toutes les nations et croyaient que le monde devait leur être soumis. D’après certaines opinions transmises d’âge en âge, les hordes mogoles abandonnaient le Septentrion aux morts qu’ils avaient laissés dans les déserts, et tournaient sans cesse leurs regards vers le Midi promis à leur valeur. Le territoire et les richesses des autres peuples excitaient leur ambition, et, ne possédant ni richesses ni territoire, ils n’avaient presque rien à craindre des conquérants. Non-seulement leur éducation guerrière, mais encore leurs préjugés, leurs usages, l’inconstance de leur caractère, tout semblait chez eux favoriser les expéditions lointaines et les guerres d’invasion. Les pays qu’ils abandonnaient ne leur laissaient ni regrets ni souvenirs ; et s’il est vrai de dire que la patrie n’est pas dans l’enceinte d’une ville, dans les limites d’une province, mais dans les affections et les liens de la famille, dans les lois, les mœurs et les usages d’un peuple, les Tartares, en changeant de climat, avaient toujours avec eux la patrie. La présence de leurs femmes, de leurs enfants, la vue de leurs troupeaux et de leurs idoles, devaient enflammer partout leur patriotisme et soutenir leur courage. Accoutumés à consulter leurs penchants et à les prendre pour la seule règle de leur conduite, ils n’étaient jamais retenus ni par les lois de la morale, ni par les sentiments de l’humanité ; comme ils avaient une profonde indifférence pour toutes les religions de la terre, cette indifférence même, qui n’éveillait point la haine des autres peuples, facilitait leurs conquêtes, en leur laissant la liberté d’accueillir ou d’embrasser les opinions ou les croyances des nations qu’ils avaient vaincues, et qu’ils achevaient ainsi de soumettre à leurs lois.

Dans la plus haute antiquité, les hordes de la Tartarie avaient envahi plusieurs fois les vastes régions de l’Inde, de la Chine et de la Perse ; elles avaient porté leurs ravages jusque dans l’Occident. L’ambition ou le caprice d’un chef habile, l’excès de la population, le manque de pâturages, les prédictions d’un devin, suffisaient pour enflammer cette nation tumultueuse et la précipiter tout entière sur les régions éloignées. Malheur aux peuples que les Tartares rencontraient sur leur passage ! A leur approche, les empires s’écroulaient avec un horrible fracas ; les nations étaient refoulées les unes sur les autres comme les flots de la mer ; le monde était ébranlé et se couvrait de ruines. L’histoire a conservé le souvenir de plusieurs de leurs invasions ; la postérité la plus reculée ne prononcera qu’avec une sorte d’effroi les noms des Scythes, des Avares, des Huns, des Hérules, de toutes ces nations errantes qui, les unes venues du fond de la Tartarie, les autres entraînées à la suite des vainqueurs ou chassées devant eux, fondirent sur l’empire chancelant des Romains et se partagèrent les dépouilles du monde civilisé. On comparait, dans le moyen âge, les guerres des Tartares aux tempêtes, aux inondations, aux irruptions des volcans, et les peuples résignés croyaient que la justice de Dieu tenait en réserve au Septentrion ces innombrables essaims de barbares, pour les verser dans sa colère sur le reste du monde et châtier par leurs mains les nations corrompues.

[1163.] Jamais les Tartares ne s’étaient montrés plus redoutables que sous le règne de Gengiskan. Temugin, c’est le premier nom du héros barbare, naquit d’un prince qui régnait sur quelques hordes de l’ancien Mogolistan. Les traditions rapportaient que le septième de ses ancêtres avait été engendré dans le sein de sa mère par l’influence miraculeuse des rayons du soleil. A la naissance de Temugin, sa famille remarqua avec joie du sang caillé dans la main du nouveau-né, présage sinistre pour l’humanité et dans lequel la flatterie ou la superstition voyait la gloire future d’un conquérant. L’histoire a peu de notions exactes sur l’éducation de Temugin ; mais on s’accorde à dire qu’il était né pour la guerre et pour commander à un peuple belliqueux. Doué d’une grande pénétration d’esprit et d’une sorte d’éloquence, habile à voiler ses projets, unissant l’audace à la ruse, sacrifiant tout à une ambition sans frein comme sans scrupule, implacable dans sa haine, terrible dans ses vengeances, il avait les qualités, les passions et les vices qui conduisent à l’empire chez les barbares, et quelquefois même chez les peuples policés. Ses dispositions naturelles se développèrent dans l’adversité, qui endurcit son caractère et lui apprit à tout braver pour parvenir à ses desseins. Dès l’âge de quatorze ans, l’intérêt qu’inspirait son enfance abandonnée, l’enthousiasme qu’il fit naître dans l’âme de ses compagnons par ses premiers exploits, attirèrent d’abord autour de lui une foule de guerriers déterminés à partager sa fortune. Les tribus des Karaïtes, celles du Mogolistan, le reconnurent pour chef, et bientôt la victoire soumit à ses lois toutes les hordes qui campaient entre la frontière de la Chine et le Volga. Proclamé souverain des Mogols dans une diète générale, il prit le titre de Gengis, roi des rois, ou maître du monde ; la renommée publia qu’il avait reçu ce titre pompeux d’un prophète descendu du ciel sur un cheval blanc. Les guerriers tartares l’avaient reconnu avec d’autant plus de joie pour le monarque universel et le maître de la terre, qu’ils espéraient s’enrichir des dépouilles de tous les peuples vaincus par ses armes. Ses entreprises se dirigèrent d’abord contre la Chine : ni la barrière de la grande muraille, ni l’ascendant des lumières et des arts, ne purent défendre un empire florissant contre les attaques d’une multitude que la soif du butin, un instinct belliqueux, poussaient au-devant des périls et rendaient invincible. La Chine éprouva deux fois les horreurs d’une invasion, et, privée de la moitié de sa population, couverte de ruines, elle devint une des provinces du nouvel empire fondé par les pâtres du Mogolistan. La conquête ou plutôt la destruction du Karisme suivit de près celle de la Chine : le Karisme touchait aux frontières de l’empire du Mogol, et s’étendait d’un côté jusqu’au golfe Persique, de l’autre jusqu’aux limites de l’Inde et du Turkestan. Gengis rencontra l’armée des Karismiens sur les bords du Jaxarte ; la plaine où se livra la bataille était couverte de douze cent mille combattants ; le choc fut terrible, le carnage épouvantable ; la victoire se décida contre Mahomet, sultan du Karisme, qui, dès lors, tomba avec sa famille et tout son peuple dans un abîme de calamités.

Le formidable empereur des Mogols, qui comparait lui-même la colère des rois à un incendie, s’occupait d’une troisième expédition contre la Chine rebelle, lorsque la mort vint l’arrêter dans sa course, en 1227. Quelques historiens ont dit qu’il fut écrasé par la foudre, comme si le ciel eût voulu briser lui-même l’instrument de ses vengeances ; d’autres, plus dignes de foi, nous apprennent que le héros tartare mourut dans son lit, entouré de ses enfants, auxquels il recommanda de rester unis pour achever la conquête du monde. L’aîné de ses fils, Octaï, lui succéda à l’empire, et, selon la coutume des Mogols, les grands s’assemblèrent et lui dirent : Nous voulons, nous vous prions, nous vous ordonnons que vous ayez toute puissance sur nous. Le nouvel empereur répondit : Si vous voulez que je sois votre kan, êtes-vous résolus de m obéir en tout, de venir quand je vous appellerai, d'aller où je voudrai vous envoyer, et de mettre à mort ceux que je vous ordonnerai de faire mourir ? Après qu’ils eurent répondu oui, il proclama lui-même sa puissance souveraine, en disant : Désormais ma simple parole me servira de glaive. Tel était le gouvernement des Tartares. Octaï devait régner sur un empire composé de plusieurs grands empires ; ses frères, ses neveux, commandaient les armées innombrables qui avaient conquis la Chine et le Karisme, ils gouvernaient en son nom au midi, au nord, à l’orient, des royaumes dont on connaissait à peine l’étendue ; chacun de ses lieutenants était plus puissant que les plus grands rois de la terre, et tous lui obéissaient comme ses esclaves. Pour la première fois peut-être on vit la concorde régner entre des conquérants, et cette union monstrueuse fut la perte de tous les peuples de l’Asie : le Turkestan, la Perse, l’Inde, les provinces méridionales de la Chine qui avaient échappé aux ravages d’une première invasion, ce qui restait de l’empire des Abbassides et de celui des Seldjoucides, tout succomba, tout périt sous les coups de la redoutable postérité de Gengiskan. Plusieurs des souverains que, dans ces jours de désordre et de calamité, le sort des armes renversa du trône, avaient invoqué le secours des Mogols et favorisé les entreprises de cette nation belliqueuse contre des puissances voisines ou rivales. La fortune les enveloppa dans la même ruine, et l’histoire orientale les a comparés à ces trois derviches dont les vœux et les prières indiscrètes ranimèrent dans le désert les ossements d’un lion qui, du sein de la poussière, s’éleva contre eux et les dévora.

La conquête des plus riches contrées de l’Asie avait tellement enflammé l’enthousiasme des Tartares, qu’il eût été impossible à leurs chefs de les retenir dans les limites de leur territoire et de les rendre aux paisibles travaux de la vie pastorale. Octaï, soit qu’il voulût obéir aux instructions paternelles, soit qu’il sentît la nécessité d’occuper l’activité inquiète et turbulente des Mogols, résolut de porter ses armes jusqu’aux extrémités de l’Occident. En 1235, quinze cent mille pâtres ou guerriers inscrivirent leurs noms sur le registre militaire ; cinq cent mille des plus braves et des plus robustes furent choisis pour la grande expédition ; les autres devaient rester en Asie pour maintenir la soumission des peuples vaincus et achever les conquêtes commencées par Gengiskan. Des réjouissances qui durèrent quarante jours, précédèrent le départ des conquérants mogols, et furent comme le signal de la désolation qu’ils allaient répandre chez les peuples de l’Europe.

C’est ici qu’il faut s’arrêter un moment, pour se donner le spectacle des choses humaines et contempler à loisir les contrastes étranges que présentent deux époques voisines l’une de l’autre. En commençant cette histoire, nous avons vu l’Occident se lever en armes et se précipiter presque tout entier sur l’Asie ; maintenant, c’est du fond de l’Asie que des peuples barbares accourent en foule et menacent toutes les contrées de l’Occident. Ce n’est point un enthousiasme religieux, un sentiment de fraternité qui pousse ces nouveaux peuples de conquérants, mais la soif du butin et du carnage ; ils ne vont point délivrer des cités lointaines, combattre des ennemis de leur foi, mais le seul génie de la destruction semble les animer, et le monde, qu’ils ravagent au loin, ne voit en eux que d’aveugles instruments de la colère céleste.

Dans leur course rapide, les Tartares traversèrent le Volga, et, en 1236, pénétrèrent presque sans obstacle dans la Moscovie, alors livrée à la fureur des guerres civiles. La dévastation des campagnes, l’incendie de Kiow et de Moscou, le joug honteux qui pesa longtemps sur ces contrées du Nord, punirent la faible résistance des Moscovites. Après la conquête de la Russie, la multitude des Mogols, conduite par Raton, fils de Tuli, dirigea sa course victorieuse vers la Pologne et les frontières de l’Allemagne, et renouvela partout les fureurs des Huns et d’Attila. Les villes de Lublin et de Varsovie disparurent sur leur passage ; ils désolèrent les deux rives de la Baltique. En vain le duc de Silésie, les palatins polonais et le grand maître de l’ordre Teutonique, réunirent leurs forces pour arrêter le nouveau fléau de Dieu : les généreux défenseurs de l’Europe succombèrent dans les plaines de Liegnitz, et neuf sacs remplis d’oreilles servirent de trophée à la victoire des barbares. Les monts Crapacs n’offrirent qu’une faible barrière à ces hordes invincibles : bientôt on vit les Tartares fondre, comme un épouvantable orage, sur le territoire de ces Hongrois qui, deux siècles auparavant, avaient quitté comme eux les déserts de la Scythie et conquis les rives fertiles du Danube. Les pâtres de la Tartarie, qui ne savaient point lire, ont laissé aux peuples vaincus le soin de décrire leurs conquêtes, et nous avons peine à croire les vieilles chroniques hongroises, lorsqu’elles nous racontent les cruautés inouïes dont se souillèrent les vainqueurs.

Leur approche avait répandu la terreur jusqu’aux extrémités de l’Occident ; partout l’imagination effrayée des peuples se représentait ces formidables conquérants comme des monstres vomis par l’enfer, revêtus d’une forme hideuse et doués d’une force extraordinaire. Le défaut de communications, qui ne permettait pas d’avoir des informations exactes sur leur marche, accréditait les rumeurs les plus effrayantes ; la renommée les montrait, tantôt envahissant l’Italie, tantôt portant leurs ravages sur les bords du Rhin. Chaque peuple redoutait leur prochaine arrivée ; chaque cité croyait les voir à ses portes.

Les îles de l’Océan ne se croyaient pas défendues par les flots. Les marchands de la Gothie et de la Frise n’osèrent point traverser les mers du Nord pour acheter du poisson, et les chroniqueurs anglais remarquent avec surprise que la crainte des Tartares fit baisser en Angleterre le prix du hareng.

Des ambassadeurs musulmans étaient arrivés d’Orient, et parcouraient les cités en implorant les secours des peuples chrétiens contre une nation ennemie de la religion de Jésus-Christ et de celle de Mahomet ; la vue de ces députés venus de si loin, semblait annoncer que toutes les parties de la terre étaient à la fois menacées, et la multitude, saisie d’effroi, comparait les Mogols au dragon à sept têtes de l’Apocalypse. Le souverain pontife écrivit à Béla IV, roi de Hongrie, pour animer son courage, et recommanda aux évêques du pays de prêcher une croisade contre les Tartares. Lorsque les lettres pontificales arrivèrent dans ce malheureux royaume, la plupart des prélats venaient de recevoir la palme du martyre, et le monarque hongrois, après plusieurs défaites, s’était réfugié dans les îles de l’Adriatique ; une grande partie de la population avait péri par le glaive, par la faim ou par le désespoir.

Le père des fidèles voulut opposer aux fureurs d’un peuple païen l’ascendant de la religion chrétienne, qui avait adouci autrefois la férocité des Francs ; mais, au moment même de leurs triomphes et dans l’ivresse de la victoire, comment faire adopter à des barbares les vertus pacifiques de l'Évangile ? Les Mogols reçurent avec dédain les disciples de saint François et de saint Dominique, envoyés pour les convertir, et le pape lui-même fut menacé du sort réservé à tous les chrétiens, s’il ne venait en personne implorer sa grâce et présenter son tribut.

Un palatin saxon et l’empereur d’Allemagne implorèrent des secours plus prompts et plus efficaces, en s’adressant, l’un au duc de Brabant, l’autre aux rois de France et d’Angleterre. Le comte Palatin annonçait que dans la Saxe et la Bohême on se préparait à la guerre contre les Tartares, qu’on appelait la guerre de Jésus-Christ, et, par une singularité digne de remarque, sa lettre était datée du jour où l’Église chante le psaume : Jérusalem, réjouis-toi. Frédéric, après avoir décrit la tactique, les armes, les vêlements, les habitudes des Mogols, conjurait la république chrétienne de réunir ses efforts contre cette nation nouvelle et inconnue, contre cette race monstrueuse et difforme qui voulait renverser la foi chrétienne et choisir ses esclaves parmi les rois de la terre. Dans ses exhortations pathétiques, l’empereur invoquait à la fois l'Allemagne, pleine d’ardeur dans les combats ; l’Italie indomptée ; la France, qui nourrit dans son sein une milice intrépide ; l’Espagne belliqueuse ; l’Angleterre puissante par ses guerriers et par ses vaisseaux ; il n’oubliait ni la Crète, ni la Sicile, ni la sauvage Hibernie, ni la Norvège glacée.

Ces lettres, pleines de nouvelles alarmantes, durent redoubler la consternation publique ; mais le souvenir de Jérusalem et de Constantinople, la discorde élevée entre le Saint-Siège et l’empire, occupaient l’attention de la chrétienté, et telle était la situation des esprits, que le sentiment d’un grand péril n’inspira point la résolution de prendre les armes et de voler au-devant de l’ennemi commun. Mathieu Pâris nous a conservé une conversation curieuse entre la reine Blanche et son fils au sujet de ces formidables invasions. « Où êtes-vous, mon fils Louis ? dit la reine. Le roi, s’approchant, répondit : Que voulez-vous, ma mère ? Blanche, poussant de profonds soupirs et fondant en larmes, lui dit : Mon cher fils, que faut-il faire après le terrible événement dont la nouvelle est venue jusqu’à nous ? L’invasion des Tartares nous menace d’une ruine générale, nous et la sainte Église. Le roi, d’une voix plaintive, mais avec une inspiration divine, répliqua : Ô ma mère, que la consolation céleste nous soutienne ; et, s’ils viennent jusqu’à nous, ou nous les repousserons dans le Tartare d’où ils sont sortis, ou bien ils nous enverront au ciel. » Saint Louis se montrait ainsi plus disposé à supporter les événements qu’à les prévenir, et cette résignation du pieux monarque exprimait les véritables sentiments de ses contemporains : les ravages des Mogols étaient regardés alors comme ces calamités contre lesquelles l’homme ne peut trouver de secours et de refuge que dans la miséricorde divine. L’Église ordonna en cette occasion des processions, des prières, des jeûnes ; tout ce qu’on fit dans la plupart des royaumes de l’Europe, pour les préserver de l’invasion, ce fut d’ajouter aux litanies ces paroles : Délivrez-nous, Seigneur, de la fureur des Tartares.

On s’étonne que dans la consternation générale les Mogols n’aient point porté leurs armes contre l’empire latin de Constantinople, menacé par les Grecs et déjà tout couvert de ruines ; mais les pâtres du désert ne s’occupaient point de connaître les révolutions intérieures des États et les signes de leur décadence ; ils conservaient, comme tous les peuples de l’Asie, une idée vague et confuse de la force et des armées de l’ancienne Byzance, et s’inquiétaient peu de savoir si le moment était venu de l’attaquer et de la soumettre à leurs armes. Les grands avantages que recueillait la ville impériale de sa position entre l’Europe et l’Asie, ne frappaient point les Tartares, qui ne connaissaient ni la navigation ni le commerce, et qui préféraient d’ailleurs de riches pâturages aux édifices somptueux d’une grande capitale. Ainsi nous pouvons croire également, ou que la ville de Constantin fut protégée en cette occasion par les souvenirs de sa grandeur passée, ou qu’elle dut son salut au mépris et à l’indifférence des barbares.

Les Francs établis en Syrie eurent alors le même bonheur que les Grecs de Byzance : les armées des Mogols n’avaient point encore traversé l’Euphrate.

[1243.] Tandis que le fracas de la guerre et la chute des empires retentissaient depuis la rivière Jaune jusqu’au Danube, les chrétiens de la Palestine, protégés par les discordes des musulmans, venaient de rentrer à Jérusalem ; ils s’occupaient de relever les murailles de la ville sainte, de rebâtir leurs églises, et remerciaient en paix le ciel de les avoir délivrés des fléaux qui ravageaient le reste du monde. Les Tartares connaissaient à peine l’existence et le nom d’une contrée pour laquelle on avait versé tant de sang, et ne pouvaient être appelés sur les bords révérés mais stériles du Jourdain, ni par l’espoir d’un riche butin, ni par les souvenirs qui excitaient l’enthousiasme guerrier des peuples de l’Occident. Heureuses les colonies chrétiennes, si un peuple vaincu par les Mogols, chassé de son territoire, et qui cherchait partout un asile, n’était venu troubler leur sécurité passagère et plonger la cité de Jésus-Christ dans de nouvelles calamités !

Gelal-Eddin, fils de Mahomet, avait relevé par sa valeur l’empire du Karisme, et la prospérité renaissante de cet empire attira de nouveau les armes des conquérants. Dans la seconde expédition comme dans la première, les cités, la population, le trône impérial, tout tomba sous les coups du vainqueur. Gelal-Eddin perdit la couronne et la vie. Dès lors les guerriers karismiens, poursuivis sans relâche par les Tartares, abandonnèrent un pays qu’ils ne pouvaient plus défendre, et, sous la conduite d’un de leurs chefs nommé Barbakan, ils se répandirent dans l’Asie Mineure et dans la Syrie.

Ces hordes bannies de leur pays marchaient le fer et la torche à la main, et, dans leur désespoir, semblaient vouloir se venger sur toutes les nations des maux que leur avaient faits les Tartares. L’histoire nous représente ces bandes furieuses errant sur les bords de l'Oronte et de l’Euphrate, emmenant avec elles une multitude d’hommes et de femmes tombés entre leurs mains ; un grand nombre de chariots traînaient à leur suite les dépouilles des provinces ravagées. Les plus braves portaient à leurs lances la chevelure de ceux qu’ils avaient immolés dans les combats. Vêtue des produits du pillage, leur armée présentait à la fois un spectacle effrayant et bizarre. Les guerriers karismiens n’avaient point d’autre ressource que la victoire, et toutes les harangues de leurs chefs consistaient dans ces mots : Vous vaincrez ou vous mourrez’ ils ne faisaient point de grâce à leurs ennemis sur le champ de bataille ; vaincus, ils recevaient la mort sans se plaindre. Leur fureur n’épargnait ni les chrétiens ni les musulmans ; tous ceux qu’ils rencontraient sur leur passage étaient leurs ennemis. Leur approche répandait au loin la terreur, mettait en fuite les peuples éperdus, et changeait en déserts les bourgs et les cités.

Les puissances musulmanes de la Syrie s’étaient liguées contre les Karismiens, et les avaient repoussés plusieurs fois jusqu’au-delà de l’Euphrate. Mais l’esprit de rivalité qui divisait sans cesse les princes de la famille de Saladin, rappela bientôt un ennemi toujours redoutable malgré ses défaites. A l’époque dont nous parlons, les princes de Damas, de Carac, d’Émèse, venaient de contracter une alliance avec les chrétiens de la Palestine : non-seulement ils leur avaient rendu Jérusalem, Tibériade, la principauté de Galilée, mais encore ils leur promettaient de les associer à la conquête de l’Égypte, conquête pour laquelle toute la Syrie faisait des préparatifs. Le sultan du Caire, pour se venger des chrétiens, qui avaient rompu les traités conclus avec lui, pour punir leurs nouveaux alliés et se mettre à l’abri de leur invasion, résolut d’appeler à son secours les hordes du Karisme : il envoya des députés aux chefs de ces barbares, et leur promit de leur abandonner la Palestine s’ils la soumettaient à leurs armes.

Cette proposition fut acceptée avec joie, et vingt mille cavaliers animés de la soif du butin et du carnage accoururent du fond de la Mésopotamie, disposés à servir la vengeance et la colère du monarque égyptien. Ils ravagèrent en passant le territoire de Tripoli, la principauté de Galilée, et bientôt les flammes qui s’élevaient partout sur leurs pas annoncèrent leur arrivée aux habitants de Jérusalem.

Des fortifications à peine commencées et le petit nombre de guerriers enfermés dans la ville sainte, ne laissaient aucun espoir de repousser les attaques imprévues d’un ennemi formidable. Toute la population de Jérusalem résolut de fuir sous la conduite des chevaliers de l’Hôpital et du Temple. Il ne resta dans la ville que les malades et quelques habitants qui n’avaient pu se résoudre à abandonner leurs maisons et leurs parents infirmes. Bientôt les Karismiens arrivent, abattent les faibles retranchements qu’on avait élevés sur leur passage, entrent dans Jérusalem l’épée à la main, massacrent tout ce qu’ils rencontrent ; et, comme au milieu d’une ville abandonnée et déserte les victimes et le butin manquaient à la rage et à l’avidité des vainqueurs, ils emploient le stratagème le plus odieux pour rappeler les habitants qui venaient de prendre la fuite. Le plus grand nombre des barbares s’éloignent de la ville, ceux qui sont restés élèvent sur le haut des tours les étendards de la croix, et font retentir les cloches des églises. La foule des chrétiens qui se retiraient alors vers Joppé, marchait en silence ; ils s’avançaient lentement, espérant toujours que le ciel serait touché de leurs misères, et qu’un miracle les ramènerait dans les demeures qu’ils venaient de quitter : quelques-uns d’entre eux ne pouvaient détacher leurs yeux de la ville sainte. Tout à coup les drapeaux de la croix frappent leurs regards ; ils entendent retentir l’airain sacré qui chaque jour les appelait à la prière ; la nouvelle se répand aussitôt que les Karismiens ont tourné leurs armes d’un autre côté, ou qu’ils ont été repoussés par les chrétiens restés dans la ville. Bientôt on se persuade que Dieu a pris pitié de son peuple et n’a pas permis que la présence d’une horde sacrilège souillât plus longtemps la cité de Jésus-Christ. Sept mille fugitifs, trompés par cet espoir, retournent à Jérusalem, mais bientôt les bandes des Karismiens reviennent sur leurs pas, ils s’efforcent d’escalader les remparts, d’enfoncer les portes de la ville ; alors la foule consternée des chrétiens, sans armes, sans vivres, sans moyens de défense, prend une seconde fois la résolution de fuir. Tout le peuple sort de nouveau des murs de Jérusalem, il s’éloigne au milieu des ténèbres, et brave la mort qui l’attend sur les chemins et dans les lieux déserts du voisinage. L’ennemi avait placé ses bataillons à l’entrée des montagnes ; les malheureux fugitifs marchaient au hasard et sans ordre. Parvenus dans un défilé, ils sont attaqués, enveloppés de toutes parts ; ils ne peuvent ni fuir ni combattre ; tous sont chargés de fers ou périssent par le glaive. Les barbares, traînant leurs captifs et de sanglantes dépouilles, accourent dans la ville sainte, où étaient restés ceux des chrétiens qui n’avaient pu supporter la fatigue du chemin et de la fuite ; une troupe de religieuses, d’enfants et de vieillards qui avaient cherché un asile dans l’église du Saint-Sépulcre, furent massacrés au pied des autels. Les Karismiens, ne trouvant plus rien parmi les vivants pour assouvir leur fureur, ouvrirent les sépulcres, et livrèrent aux flammes les cercueils et les ossements des morts ; le tombeau de Jésus-Christ, celui de Godefroy de Rouillon, les saintes reliques des martyrs et des héros de la foi, rien ne fut respecté, et Jérusalem vit alors dans ses murs des cruautés et des profanations qu’elle n’avait point vues au milieu des guerres les plus barbares et dans les jours marqués par la colère du ciel.

Cependant le grand maître des templiers et celui des hospitaliers, réunis, dans la ville de Ptolémaïs, au patriarche de Jérusalem et aux grands du royaume, s’occupaient des moyens de repousser les Karismiens et de sauver la Palestine. Tous les habitants de Tyr, de Sidon, de Ptolémaïs et des autres villes chrétiennes, qui pouvaient porter les armes, accoururent sous les drapeaux. Les princes de Damas, d’Émèse, de Carac, dont les chrétiens avaient imploré les secours, réunissaient leurs forces et rassemblaient une armée pour arrêter les progrès de la dévastation générale. Cette armée musulmane, s’étant mise en marche, arriva bientôt dans la Palestine. Son arrivée devant les murs de Ptolémaïs releva le courage des Francs, qui, dans un si pressant danger, semblaient n’avoir plus de répugnance à combattre avec des infidèles. Malek-Mansor, prince d'Émèse, qui commandait les guerriers musulmans, avait naguère signalé sa valeur contre les hordes du Karisme. Les chrétiens se plaisaient à raconter ses victoires récentes dans les plaines d’Alep et sur les rives de l’Euphrate. Il fut reçu dans Ptolémaïs comme un libérateur ; on étendit sur son passage des tapis brodés d’or et de soie. Le peuple, dit Joinville, le regardait comme un des meilleurs barons du païénisme.

Les préparatifs des chrétiens, le zèle et l’ardeur que montraient les ordres militaires, les barons et les prélats, l’union qui subsistait entre les Francs et leurs nouveaux auxiliaires, tout semblait présager des succès dans une guerre entreprise au nom de la religion, de l’humanité et de la patrie. L’armée chrétienne et l’armée musulmane, réunies sous les mêmes drapeaux, partirent de Ptolémaïs et vinrent camper dans les plaines d’Ascalon. L’armée des Karismiens s’était avancée vers Gaza, où elle devait recevoir des vivres et des renforts envoyés parle sultan d’Égypte. Les Francs se montraient impatients de rejoindre leurs ennemis et de venger la mort de leurs compagnons et de leurs frères massacrés à Jérusalem. On délibéra dans un conseil sur le parti qu’on avait à prendre. Le prince d’Émèse et les plus sages parmi les barons pensaient qu’on ne devait point exposer le salut des chrétiens et de leurs alliés aux hasards d’une bataille. Il leur paraissait plus prudent d’occuper une position avantageuse, et d’attendre, sans livrer de combat, que l’inconstance naturelle aux Karismiens, que la disette et la discorde vinssent dissiper cette multitude vagabonde ou l’entraîner dans d’autres contrées.

La plupart des autres chefs, parmi lesquels on remarquait le patriarche de Jérusalem, ne partageaient point cet avis, et ne voyaient dans les Karismiens qu’une horde indisciplinée qu’il était facile de vaincre et de mettre en fuite : le retard qu’on mettrait à les attaquer, disaient-ils, ne ferait qu’enfler leur orgueil et redoubler leur audace. Chaque jour voyait s’accroître les maux de la guerre ; l’humanité et le salut des colonies chrétiennes exigeaient qu’on mît promptement un terme à tant de dévastations et qu’on se hâtât de châtier des brigands dont la présence était à la fois un opprobre et une calamité pour les chrétiens et pour tous leurs alliés.

Cette opinion, trop conforme à la valeur impatiente des Francs, l’emporta dans le conseil. On résolut d’aller au-devant de l’ennemi et de lui présenter le combat. Les deux armées se rencontrèrent dans le pays des anciens Philistins. Quelques années auparavant, le duc de Bourgogne et le roi de Navarre, surpris dans les plaines sablonneuses de Gaza, avaient perdu l’élite de leurs chevaliers et de leurs soldats. La vue des lieux où les croisés avaient été défaits, le souvenir d’un désastre récent, ne ralentirent point l’imprudente ardeur des guerriers chrétiens : dès qu’ils aperçurent l’ennemi, ils ne songèrent plus qu’à commencer l’attaque. L'armée fut divisée en trois corps : l’aile gauche, où se trouvaient les chevaliers de Saint-Jean, était commandée par Gauthier de Brienne, comte de Joppé, neveu du roi Jean et fils de ce Gauthier mort à la conquête de Naples ; les troupes musulmanes, sous les ordres du prince d’Émèse, formaient l’aile droite ; le patriarche de Jérusalem, entouré de son clergé et faisant porter devant lui le bois de la vraie croix, le grand maître du Temple avec ses chevaliers, les barons de la Palestine avec leurs vassaux, occupaient le centre de l’armée.

Les Karismiens se rangeaient lentement en bataille, et l’on remarquait quelque désordre dans leurs rangs : Gauthier de Brienne voulait profiter de cette circonstance pour les attaquer avec avantage ; mais le patriarche enchaîna sa valeur par une sévérité non moins contraire à l’intérêt des chrétiens qu’à l’esprit de l’Évangile.

Le comte de Joppé, excommunié pour avoir retenu entre ses mains un château que le prélat prétendait lui appartenir, demande, avant de courir à la mort, d’être relevé de son excommunication. Deux fois le patriarche rejeta sa prière et refusa de l’absoudre. L’armée, qui avait reçu à genoux la bénédiction des prêtres et des évêques, attendait dans le silence qu’on lui donnât le signal du combat. Les Karismiens avaient pris leurs rangs et s’avançaient en ordre de bataille, jetant des cris affreux et lançant une nuée de flèches. Alors l’évêque de Ramla, couvert de ses armes, impatient de signaler sa bravoure contre les ennemis des chrétiens, s’approcha du comte de Joppé, et lui dit : Marchons, le patriarche a tort ; je vous absous au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Après avoir prononcé ces paroles, l’intrépide évêque de Ramla et Gauthier de Brienne, suivi de ses compagnons d’armes, se précipitent dans les rangs ennemis, brûlant d’obtenir la victoire ou la couronne du martyre.

Bientôt les deux armées sont aux prises ; de part et d’autre l’ardeur de vaincre est égale ; les chrétiens et leurs ennemis ne pouvaient ignorer qu’une seule défaite devait causer leur ruine et que la victoire était leur seul refuge. Aussi les annales de la guerre n'offrent-elles point d’exemple d’un combat plus opiniâtre et plus meurtrier : la bataille commença dès le lever du jour et se prolongea jusqu’au coucher du soleil. Le lendemain on combattit encore avec la même fureur ; le prince d'Émèse, après avoir perdu deux mille de ses cavaliers, abandonna le champ de bataille et s’enfuit à Damas. Cette retraite des musulmans décida la victoire en faveur des Karismiens ; les chrétiens soutinrent longtemps le choc de l’ennemi ; enfin, épuisés de fatigue, accablés par la multitude, presque tous furent tués ou faits prisonniers. Cette bataille sanglante coûta la vie ou la liberté à plus de trente mille guerriers, tant chrétiens que musulmans. Le prince de Tyr, le patriarche de Jérusalem et quelques prélats, échappèrent avec peine au carnage, et se retirèrent à Ptolémaïs. Parmi les guerriers qui revinrent dans les villes chrétiennes, il ne se trouva que trente-trois chevaliers du Temple, vingt-six hospitaliers et trois chevaliers teutoniques.

Lorsque la nouvelle de cette victoire parvint en Egypte, elle y causa une joie universelle ; elle fut annoncée au peuple au son des tambours et des trompettes ; le sultan ordonna des réjouissances publiques dans toutes les provinces ; on illumina pendant trois nuits tous les édifices de la capitale. Bientôt les prisonniers arrivèrent au Caire, montés sur des chameaux et poursuivis par les clameurs insolentes de la multitude. Avant leur arrivée, on avait exposé sur les portes de la ville les têtes de leurs compagnons et de leurs frères tués à la bataille de Gaza. Cet horrible monument de leur défaite leur apprenait d’avance tout ce qu’ils devaient craindre pour eux-mêmes de la barbarie du vainqueur.

[1243.] Tandis que toute l’Égypte célébrait la victoire de Gaza, les habitants de la Palestine déploraient la mort et la captivité de leurs plus braves guerriers. Tant qu’on eut l’espoir de vaincre les Karismiens avec le secours des musulmans de la Syrie, leur alliance n’avait inspiré ni défiance ni scrupule ; mais les revers ramenèrent bientôt les préventions. On attribua les derniers malheurs à la justice divine, irritée devoir les drapeaux de Jésus-Christ confondus avec ceux de Mahomet. D’un autre côté, les musulmans croyaient avoir trahi la cause de l’islamisme en s’alliant aux chrétiens ; l’aspect de la croix sur le champ de bataille réveilla leur fanatisme et ralentit leur zèle pour une cause qui semblait être celle de leurs ennemis. Au moment du combat, on avait entendu le prince d’Émèse prononcer ces paroles : Je suis armé pour combattre, et cependant Dieu me dit au fond du cœur que nous ne serons pas victorieux, parce que nous avons recherché l’amitié des Francs.

[1246.] La victoire des Karismiens livrait la plus grande partie de la Palestine aux plus redoutables ennemis des colonies chrétiennes. Les Égyptiens prirent possession de Jérusalem, de Tibériade et des villes cédées aux Francs par le prince de Damas. Les hordes du Karisme ravagèrent toutes les rives du Jourdain, les territoires d’Ascalon et de Ptolémaïs, et vinrent mettre le siège devant Joppé. Elles traînaient à leur suite l’infortuné Gauthier de Brienne, espérant qu’il leur ferait ouvrir les portes d’une ville qui lui appartenait : ce modèle des héros chrétiens fut attaché à une croix devant les murailles. Pendant qu’il était ainsi exposé aux regards de ses fidèles vassaux, les Karismiens l’accablaient d’outrages, et le menaçaient de la mort, si la ville de Joppé opposait la moindre résistance. Gauthier, bravant le trépas, exhorta à haute voix les habitants et la garnison à se défendre jusqu’à la dernière extrémité. « Votre devoir, leur criait-il, est de défendre une ville chrétienne ; le mien est de mourir pour vous et pour Jésus-Christ. » La ville de Joppé ne tomba point au pouvoir des Karismiens, et Gauthier reçut bientôt le prix de son généreux dévouement. Envoyé au sultan du Caire, il périt sous les coups d’une multitude furieuse, et recueillit ainsi la palme du martyre qu’il avait souhaitée.

Cependant la fortune ou plutôt l’inconstance des barbares vint au secours des Francs, et délivra la Palestine de la présence d’un ennemi auquel rien ne pouvait plus résister. Le sultan du Caire avait envoyé des robes d’honneur et de magnifiques présents aux chefs de la horde victorieuse, leur proposant, pour couronner leurs exploits, de diriger leurs armes contre la ville de Damas. Les Karismiens coururent aussitôt mettre le siège devant la capitale de la Syrie. Damas, qu’on avait fortifiée à la hâte, ne pouvait résister à leur attaque impétueuse. N’ayant aucun espoir d’être secourue, la ville ouvrit ses portes, et reconnut la domination du sultan d’Égypte. Ce fut alors que les Karismiens, enflés de leurs victoires, demandèrent, d’un ton menaçant, les terres qu’on leur avait promises dans la Palestine. Le sultan du Caire, qui redoutait leur voisinage, différa de remplir sa promesse. Dans la fureur que leur causa ce refus, les barbares offrirent leurs services au prince qu’ils venaient de dépouiller de ses États, et revinrent assiéger Damas pour l’enlever aux Égyptiens. La garnison et les habitants se défendirent avec opiniâtreté : la crainte de tomber entre les mains d’un ennemi sans pitié leur tenait lieu de courage ; tous les maux que la guerre entraîne après elle, la famine elle-même, leur paraissaient un fléau moins redoutable que les hordes accourues sous leurs remparts.

[1247.] Cependant le sultan d’Égypte envoya une armée pour secourir la ville ; les troupes d’Alep et celles de plusieurs principautés de la Syrie se réunirent à l’armée égyptienne : les Karismiens furent vaincus dans deux batailles. Après cette double défaite, l’histoire orientale prononce à peine leur nom et ne nous permet plus de suivre leurs traces. La plupart de ceux qui échappèrent au glaive du vainqueur périrent de faim et de misère dans les campagnes qu’ils avaient dévastées ; les plus intrépides et les mieux disciplinés allèrent chercher un asile dans les États du sultan d’Iconium, et, si l’on ajoute foi aux conjectures de quelques historiens, ils furent l’obscure origine de la puissante dynastie des Ottomans.

Les chrétiens de la Palestine durent rendre grâces au ciel de la destruction des Karismiens ; mais la perte de Jérusalem, la défaite de Gaza, ne leur permettaient point de se livrer à la joie. Ils venaient de perdre leurs alliés, et ne comptaient plus que des ennemis parmi les musulmans. Le sultan d’Égypte, dont ils avaient rejeté l’alliance, étendait sa domination en Syrie, et sa puissance devenait tous les jours plus formidable. Les villes qui restaient aux chrétiens sur les côtes de la mer étaient presque sans défenseurs. Les ordres de Saint-Jean et du Temple avaient offert au sultan du Caire une somme considérable pour la rançon de leurs prisonniers ; mais le sultan refusait d’écouter leurs ambassadeurs et les menaçait de toute sa colère. Ces deux milices, naguère si redoutées des musulmans, ne pouvaient plus servir avec avantage la cause des chrétiens, et se trouvaient forcées d’attendre dans l’inaction que la noblesse belliqueuse de l’Europe vînt remplacer leurs chevaliers tombés dans les mains des infidèles ou moissonnés sur le champ de bataille. L’empereur d’Allemagne, qui portait encore le titre de roi de Jérusalem, ne faisait aucun effort pour sauver les débris de ce faible royaume ; il avait envoyé plusieurs de ses guerriers à Ptolémaïs pour défendre ses droits ; mais, comme ses droits étaient méconnus, la présence des troupes impériales ne fit qu’ajouter aux malheurs qui désolaient la terre sainte le fléau de la discorde et de la guerre civile.

La Palestine, menacée chaque jour d’une invasion nouvelle, n’avait point l’espoir d’être secourue par les autres États chrétiens de l’Orient : les Comans, peuple barbare venu des confins de la Tartarie et qui surpassait en férocité les hordes du Karisme, ravageaient les bords de l’Oronte et la principauté d’Antioche ; le roi d’Arménie redoutait à la fois l’approche des Tartares et l’agression des Turcs de l’Asie Mineure ; le royaume de Chypre, en proie aux factions, venait d’être le théâtre d’une guerre civile, et pouvait craindre les excursions des peuples musulmans de la Syrie et de l’Égypte. On devait croire que, dans cette déplorable situation, le royaume de Godefroy allait périr et que ce qui restait de chrétiens dans la terre sainte aurait bientôt le sort des Karismiens. Mais, en portant leurs regards vers l’Occident, les Francs de la Palestine sentaient encore se ranimer leur espérance et leur courage : plus d’une fois les États chrétiens de Syrie avaient dû leur salut et même quelques jours de prospérité et de gloire à l’excès même de leur abaissement et de leur misère ; leurs gémissements et leurs plaintes ne retentissaient jamais en vain parmi les peuples guerriers de l’Europe, et leur extrême détresse devenait presque toujours le signal d’une nouvelle croisade dont la seule pensée faisait trembler les musulmans.

Dans l’année 1244, Valeran, évêque de Beyrouth, avait été envoyé en Occident pour solliciter la protection du pape et le secours des princes et des guerriers. Le souverain pontife accueillit l’envoyé des chrétiens d’Orient, et lui promit de secourir la terre sainte. Mais alors l’Occident était rempli de troubles : la querelle élevée entre le Saint-Siège et l’empereur d’Allemagne se poursuivait avec un acharnement que réprouvaient à la fois la religion et l’humanité ; Frédéric II exerçait toutes sortes de violences contre la cour de Rome et les partisans du souverain pontife ; le pape, chaque jour plus irrité, invoquait les armes des chrétiens contre son ennemi, et promettait les indulgences de la croisade à tous ceux qui serviraient sa colère.

D’un autre côté, les Latins établis à Constantinople se trouvaient environnés des plus grands périls : les secours des fidèles, le courage de quelques guerriers de l’Occident, une alliance avec les Comans, errants dans l’Asie Mineure, ne pouvaient défendre l’empire de Baudouin, exposé aux attaques réunies des Grecs et des Bulgares. Dans le même temps, les Tartares continuaient à ravager les bords du Danube : les villes détruites, les églises renversées, les campagnes dévastées, avaient marqué leur séjour de quelques mois dans ces malheureuses contrées. Tout le monde, comme nous l’avons dit, redoutait cette terrible guerre des Mogols, et la paix ou plutôt l’inaction dans laquelle restaient les rois et les princes de l’Europe en présence du péril, pouvait paraître plus effrayante que la guerre elle-même.

Ce fut au milieu du désordre et de la consternation générale qu’Innocent IV, réfugié à Lyon, résolut de convoquer dans cette ville un concile œcuménique, pour remédier aux maux qui désolaient la chrétienté en Orient et en Occident. Le souverain pontife, dans ses lettres adressées aux fidèles, exposait la situation déplorable de l’Église romaine, et conjurait les évêques et les princes de venir auprès, de lui pour l’éclairer de leurs conseils.

La plupart des monarques de l’Occident envoyèrent des ambassadeurs à cette assemblée, qui se tint en 1245, et dans laquelle on allait s’occuper du salut et des plus grands intérêts du monde chrétien. Frédéric, surtout, qui se trouvait depuis longtemps en butte à la colère du souverain pontife, ne négligea rien pour détourner les foudres suspendues sur sa tête, et des ministres revêtus de sa confiance furent chargés de le défendre auprès des pères du concile. Parmi les députés de l’empereur d’Allemagne, l’histoire nomme Pierre des Vignes, qui avait écrit, au nom de Frédéric, des lettres éloquentes à tous les souverains de l’Europe, pour se plaindre de la tyrannie exercée par le Saint-Siège, et Thadée de Suesse, à qui le métier des armes ne faisait point négliger l’art de la parole et l’étude approfondie des lois. Ce dernier avait souvent servi son maître avec gloire au milieu des périls de la guerre ; mais il n’eut jamais une occasion de montrer autant de fermeté, de courage, de dévouement, que dans cette assemblée, où la cour de Rome allait déployer toute sa puissance et réaliser toutes ses menaces.

Les patriarches de Constantinople, d’Antioche, d’Aquilée et de Venise, cent quarante archevêques ou évêques de France, d’Italie, d’Espagne, d’Angleterre, d'Écosse et d’Hibernie, un grand nombre de docteurs, plusieurs princes séculiers, s’étaient rendus à l’invitation du chef de l’Église ; les abbés de Cluny, de Cîteaux et de Clairvaux, le général de l’ordre de Saint-Dominique, le vicaire de l’ordre de Saint-François, un très-grand nombre d’autres abbés, avaient aussi répondu à l’appel du souverain pontife. Dans la foule des prélats, un seul semblait attirer tous les regards : c’était l’évêque de Beyrouth ; sa présence et la douleur empreinte sur son front rappelaient tous les malheurs de la terre sainte. Baudouin II, empereur de Byzance, n’attirait pas moins l’attention : pour la seconde fois il venait en Occident implorer la compassion des fidèles ; dans une assemblée où l’on devait juger la puissance temporelle des monarques, son attitude suppliante pouvait montrer aux forts comme aux faibles ce que deviennent les grandeurs de la terre quand Dieu lui-même les a jugées.

Avant l’ouverture du concile, le pape tint une congrégation au monastère de Saint-Just, où il avait établi sa demeure. Le patriarche de Constantinople exposa le déplorable état de son Église : l’hérésie avait repris son empire dans une grande partie de la Grèce, et les ennemis de l’Église latine s’avançaient jusqu’aux portes de Byzance. L’évêque de Beyrouth fit lire une lettre dans laquelle le patriarche de Jérusalem, les barons et les prélats de la Palestine, racontaient les ravages des Karismiens, et montraient l’héritage de Jésus-Christ comme la proie des barbares, si l’Occident ne prenait les armes pour sa défense. Les dangers et les malheurs des chrétiens en Orient touchèrent vivement les pères du concile ; Thadée de Suesse, profitant de leur émotion, annonça que l’empereur son maître partageait leur profonde douleur, et qu’il était prêt à employer toutes ses forces pour défendre la chrétienté. Frédéric promettait d’arrêter l’irruption des Tartares, de rétablir dans la Grèce la domination des Latins, d’aller en personne à la terre sainte et de délivrer le royaume de Jérusalem : il promettait encore, pour faire cesser les divisions, de restituer au Saint-Siège tout ce qu’il lui avait enlevé et de réparer ses torts envers l’Église. De si hautes promesses causèrent autant de joie que de surprise à la plupart des évêques ; toute l’assemblée paraissait impatiente de savoir quelle serait la réponse d’Innocent : « Jusqu’ici, s’écria le pape, Frédéric a violé tousses serments ; qui nous répondra aujourd’hui que les paroles qu’il nous donne seront accomplies ? » Thadée répliqua que le roi de France et le roi d’Angleterre consentaient à être les garants de l’empereur d’Allemagne. Innocent refusa cette garantie, attendu, ajouta-t-il, que, si Frédéric manquait à ses promesses, comme le passé autorisait à le croire, le Saint-Siège aurait pour ennemis les trois plus puissants princes de la chrétienté. Le pape ne voyait dans les protestations de l’empereur qu’un nouvel artifice pour tromper l’Église et pour détourner la cognée déjà levée et prête à trancher les racines de l'arbre. Thadée, qui pouvait croire que les promesses de son maître seraient accueillies, au moins comme celles des pécheurs au tribunal des miséricordes, commença à désespérer du triomphe de sa cause et garda tristement le silence.

En effet, cette conférence préparatoire annonçait assez quels devaient être la suite et le résultat des délibérations du concile. Le pape avait voulu connaître ses forces et s’assurer des dispositions des évêques. Peu de jours après, l’ouverture du concile se fît avec une grande solennité, dans la métropole de Saint-Jean, Le souverain pontife, revêtu de la tiare et des habits pontificaux, s’était placé sur un siège élevé, ayant à sa droite l’empereur de Constantinople, à sa gauche le comte de Provence et le comte de Toulouse. Après avoir entonné le Veni Creator et invoqué les lumières du Saint-Esprit, il prononça un discours pour sujet duquel il prit les cinq douleurs dont il était affligé, comparées aux cinq plaies du Sauveur du monde sur la croix. La première était l’irruption des Tartares, la seconde le schisme des Grecs, la troisième l’invasion des Karismiens dans la terre sainte, la quatrième le relâchement de la discipline ecclésiastique et les progrès de l’hérésie, la cinquième enfin la persécution de Frédéric.

Les ravages des barbares de la Scythie et du Karisme excitaient sans doute la sollicitude paternelle du souverain pontife ; les progrès de l’hérésie et les désordres du clergé éveillaient son inquiète prévoyance ; mais beaucoup moins toutefois que les entreprises de Frédéric, qui s’était montré l’ennemi déclaré de la cour de Rome. En parlant des fléaux qui désolaient la chrétienté il arracha des larmes à son auditoire ; et quittant bientôt le langage de la compassion et du désespoir pour prendre le ton 'menaçant de la colère, il reprocha à l’empereur d’Allemagne tous ses torts envers l’Église romaine, tous les crimes qui pouvaient attirer sur sa tête les malédictions de son siècle et la haine de ses contemporains. Lorsque le pape eut prononcé son discours, un profond silence régnait dans l’assemblée : il semblait à la plupart des évêques saisis d’effroi que la voix du ciel venait de se faire entendre pour condamner Frédéric ; tous les regards se portèrent vers les députés de l’empereur, on ne pouvait croire qu’aucun d’eux osât répondre à l’interprète de la colère céleste. Tout à coup Thadée de Suesse se lève et prend la parole. Attestant le Dieu qui sonde les replis des consciences, il déclare que l’empereur est resté fidèle à toutes ses promesses et n’a cessé de défendre et de servir la cause de la religion. Il combat toutes les accusations du souverain pontife, et, dans sa réponse, il ne craint point d’alléguer plusieurs griefs contre la cour de Rome. Mais le défenseur de Frédéric, voyant qu’il ne peut émouvoir les cœurs par son éloquence, sollicite un délai de quelques jours, pour que son maître puisse venir lui-même justifier sa croyance et sa conduite. Il espérait que la présence d’un puissant monarque, en réveillant dans les esprits le respect dû à la majesté des rois, ferait triompher la justice de sa cause. Mais le pape rejeta sa demande, en ajoutant qu’il ne se sentait point encore disposé ni à subir la prison, ni à mourir de la mort des martyrs. Ces dernières paroles étaient comme une nouvelle accusation contre Frédéric. Ainsi la première séance du concile, tout entière employée à ces violents débats, offrit le spectacle peu édifiant d’une lutte entre le chef des fidèles, qui accusait un prince chrétien de parjure, de félonie, d’hérésie, de sacrilège, et le ministre d’un empereur qui reprochait à la cour de Rome d’avoir exercé un despotisme odieux et commis de révoltantes iniquités.

Cette lutte, dont les suites devaient être également funestes pour le chef de l’Église et pour le chef de l’Empire, se prolongea plusieurs jours ; elle scandalisa sans doute tous ceux que le pape n’avait point associés à ses ressentiments, et la plupart des évêques durent s’affliger d’être détournés ainsi du principal objet de leur convocation. Cependant les calamités des chrétiens en Orient, la captivité de Jérusalem, les dangers de Byzance, occupèrent enfin l’attention des pères du concile. Le pape et l’assemblée des prélats décidèrent qu’on prêcherait une nouvelle croisade pour la délivrance de la terre sainte et de l’empire latin de Constantinople. On renouvela tous les privilèges accordés aux croisés par les papes et les conciles précédents, et toutes les peines portées contre ceux qui favoriseraient les pirates et les musulmans : pendant trois ans, ceux qui avaient pris la croix étaient exempts de toute espèce d’impôts et de charges publiques ; mais, s’ils n’accomplissaient point leur vœu, ils encouraient l’excommunication. Le concile invita les barons et les chevaliers à réformer le luxe de leur table et de leurs habits ; il recommanda à tous les fidèles, et surtout aux ecclésiastiques, de pratiquer les œuvres de la charité et de s’armer de toutes les austérités de la pénitence contre les ennemis de Dieu. Afin d’obtenir la protection du ciel par l’intercession de la Vierge, le pape et les pères du concile ordonnèrent qu’on célébrerait dans l’Église l’octave de sa nativité. Dans plusieurs conciles, on avait interdit aux chevaliers chrétiens les solennités profanes des tournois ; le concile de Lyon renouvela cette défense, persuadé que ces fêtes militaires pouvaient détourner l’esprit des guerriers de la pieuse pensée des croisades, et que les dépenses qu’elles occasionnaient devaient mettre les plus braves des seigneurs et des barons dans l’impossibilité de faire les préparatifs nécessaires pour le pèlerinage d’outre-mer. Le concile ordonna que le clergé paierait le vingtième de ses revenus, le souverain pontife et les cardinaux le dixième, pour subvenir aux dépenses de la guerre sainte. La moitié des revenus de tous les bénéfices sans résidence fut spécialement réservée pour secourir l’empire de Constantinople. Les décrets du concile ordonnaient à tous ceux qui avaient la mission de prêcher la parole de Dieu, d’inviter les princes, les comtes, les barons et les communautés des villes à contribuer de tout leur pouvoir au succès de la guerre sainte : les mêmes statuts recommandaient au clergé de présenter aux fidèles les sacrifices faits à la croisade comme le plus sûr moyen de racheter leurs péchés ; ils lui recommandaient surtout d’exciter dans le tribunal de la pénitence tous les fidèles à multiplier leurs offrandes ou tout au moins à léguer dans leurs testaments quelques sommes pour le secours des chrétiens d’Orient.

C’est ainsi que le concile déclarait la guerre aux peuples ennemis des chrétiens, et qu’il préparait les moyens d’assurer le triomphe des soldats de Jésus-Christ. Toutefois on s’étonne que le pape n’ait point proposé de prêcher une croisade contre les Tartares, dont il avait comparé l’invasion à l’une des cinq plaies du Sauveur sur la croix. Dans l’état de désolation où se trouvait le royaume de Hongrie, aucun des évêques de ce malheureux royaume n’avait pu se rendre au concile, et personne n’éleva la voix en faveur de la nation hongroise. Les Tartares, il est vrai, chassés par la famine et reculant devant les calamités semées sur leurs pas, s’étaient éloignés des rives du Danube ; mais dans leur retraite ils menaçaient les chrétiens de leur retour. Pour prévenir de nouvelles invasions, on se contenta d’inviter les peuples de l’Allemagne à creuser des fossés, à élever des murailles sur les chemins que devaient suivre les hordes de la Tartarie. Ces mesures, que dès lors on devait trouver insuffisantes, nous font connaître aujourd’hui l’esprit d’imprévoyance et d’aveuglement qui présidait alors aux conseils de la politique. Qui pourrait en effet n’être point surpris en voyant que dans une assemblée aussi grave qu’un concile, on invitait l’Europe à prodiguer ses trésors et ses armées pour délivrer Constantinople et Jérusalem, tandis que les plus redoutables des barbares étaient à ses portes et menaçaient d’envahir son propre territoire ?

Il faut, au reste, remarquer que Frédéric lui-même avait sollicité les secours de l’Europe contre les Tartares ; mais le pape s’occupait bien moins de secourir l’empire germanique que de l’arracher à Frédéric. L’histoire doit déplorer le zèle et l’ardeur qu’il mit à poursuivre ses projets contre l’empereur d’Allemagne, au risque d’éveiller les plus funestes passions, de perpétuer les discordes, et de livrer ainsi l’Occident à l’invasion des barbares. Dans la seconde séance du concile, il se préparait à écraser la tête du dragon sous le coup des foudres évangéliques, lorsque Thadée de Suesse demanda de nouveau un délai de quelques jours, pour que l’empereur pût venir à Lyon, et parler lui-même à ses juges. Comme les envoyés du roi de France et du roi d’Angleterre se réunirent au défenseur de Frédéric pour appuyer sa demande, le pape consentit, quoique avec peine, à différer l’accomplissement de ses menaces : il accorda un délai de deux semaines. Mais l’empereur, en apprenant ce qui s’était passé, ne put se résoudre à paraître comme un suppliant devant une assemblée convoquée par le plus implacable de ses ennemis : il ne vint point au concile, et quand le délai qu’on lui avait accordé fut expiré, le souverain pontife ne manqua point cette nouvelle occasion de lui reprocher sa résistance aux lois de l'Église.

Au moment où l’assemblée des évêques attendait dans la crainte la terrible sentence, des ambassadeurs anglais se levèrent pour se plaindre des agents de la cour de Rome, dont l’ambition et l’avarice ruinaient le royaume d’Angleterre ; le clergé, la noblesse et le peuple s’étaient réunis pour implorer la justice du Saint-Siège. Ces réclamations ne purent retenir la colère du souverain pontife toujours prête à éclater. En vain Thadée de Suesse se leva encore pour dire qu’un grand nombre d’évêques étaient absents, que plusieurs princes n’avaient point envoyé leurs ambassadeurs au concile ; en vain il déclara qu’il en appelait à un concile plus nombreux et plus solennel. Rien ne put détourner l’orage et retarder l’heure de la justice inexorable. Innocent répondit d’abord avec modération aux députés de l’Angleterre et à ceux de Frédéric ; prenant ensuite le ton d’un juge et d’un maître : « Je suis, dit-il, le vicaire de Jésus-Christ ; tout ce que je lierai sur la terre sera lié dans le ciel, suivant la promesse du fils de Dieu au prince des apôtres ; c’est pourquoi, après en avoir délibéré avec nos frères les cardinaux et avec le concile, je déclare Frédéric atteint et convaincu de sacrilège et d’hérésie, de félonie et de parjure, excommunié et déchu de l’empire ; je délie pour toujours de leur serment ceux qui lui ont juré fidélité ; je défends de lui obéir désormais, et dès à présent je déclare excommunié quiconque lui obéira ; j’ordonne enfin aux électeurs d’élire un autre empereur, et je me réserve le droit de disposer du royaume de Sicile. »

Un historien contemporain décrit fidèlement la profonde sensation que produisit dans le concile la sentence pontificale. Les envoyés de l’empereur, se frappant les uns sur la cuisse, les autres sur la poitrine, poussèrent de longs gémissements. Thadée de Suesse s’écria, comme en présence du dernier jour : Ô jour terrible ! o jour de colère et de calamité ! Quand le pape et les évêques, tenant des cierges à la main, les inclinèrent vers la terre, en signe de malédiction et d’anathème, tous les cœurs frémirent de crainte, comme si Dieu eût jugé les vivants et les morts. Au milieu du silence qui régna ensuite dans l’assemblée, le ministre de Frédéric fit entendre ces dernières paroles, inspirées par le désespoir : Maintenant les hérétiques chanteront victoire, les Karismiens et les Tartares régneront sur le monde. Après avoir entonné le Te Deum et prononcé la dissolution du concile, le pape se retira en disant : J’ai fait mon devoir ; que Dieu fasse sa volonté.

Tel fut le concile de Lyon, trop célèbre dans les annales du moyen âge, et qui a souvent servi de prétexte aux ennemis de la religion, pour attaquer les jugements de l’Église. On a reproché au pape et aux évêques d’avoir cédé à un sentiment d’animosité contre Frédéric : nous sommes obligé de convenir que la passion ne fut point étrangère aux délibérations du concile, et que cette justice qui n’intéressait point la foi et pour laquelle on invoquait le nom de Dieu, ne ressemblait que trop aux justices de la terre ; mais regarder l’animosité du pape et des prélats assemblés comme le motif et la cause principale de la déposition de l’empereur, c’est n’apercevoir et ne juger qu'imparfaitement un des événements les plus remarquables des temps modernes.

On a souvent répété dans les écoles de théologie que la sentence contre Frédéric fut l’ouvrage du pape, et non celui du concile. On a fait à ce sujet des distinctions subtiles, on a pris garde à certaines expressions, à certaines formules, sans songer que, pour trouver la vérité, il suffisait de se reporter aux temps et d’interroger l’histoire impartiale. Les conciles n’étaient point en guerre avec les empereurs d’Allemagne, et la déposition de Frédéric ne devait être que la suite et le dernier résultat de ces longues querelles élevées entre la cour de Rome et l’empire d’Occident. Un concile, dont l’existence n’était que passagère, ne pouvait avoir la pensée de se créer une domination, une juridiction suprême sur les gouvernements des rois. Les papes, au contraire, depuis le pontificat de Grégoire VII, n’avaient cessé de prétendre à la domination universelle ; Innocent ne faisait qu’achever l’ouvrage commencé par ses prédécesseurs ; il croyait exercer un droit qui lui appartenait et qu’il n’aurait pas voulu céder à un concile.

Il faut avouer que les prétentions des papes à cet égard furent favorisées par les opinions contemporaines. On se plaignait quelquefois d’être jugé injustement au redoutable tribunal des chefs de l’Église, mais on ne leur contestait guère le droit de juger les puissances de la chrétienté, et les peuples recevaient presque toujours leurs décisions sans murmures. Toutefois, cette puissance, toute d’opinion, n’était au fond qu’une influence morale dont l’action n’avait rien de réglé et qui dépendait de mille circonstances incertaines. Il s’agissait de lui donner un caractère reconnu, des formes solennelles, une marche invariable. Innocent IV, tour à tour entraîné par les passions qu’avait allumées l’esprit de discorde et par les traditions de la politique romaine, put croire que le temps était venu de convertir en lois positives des prétentions qui ne trouvaient point de contradicteurs. Il voulut proclamer sa souveraineté universelle au milieu des solennités d’un concile œcuménique, au milieu de l’appareil menaçant des délibérations et des jugements de l’Eglise, comme Dieu lui-même avait autrefois proclamé sa puissance souveraine au milieu des éclairs et des foudres du Sinaï.

Si la cour de Rome eût réussi dans ce vaste dessein, il est certain que le monde lui était soumis et que l’autorité suprême de l’Église devenait la règle de l’univers chrétien. C’était sans doute une grande pensée que de créer un empire régulateur de tous les empires, un pouvoir dont la juridiction s’étendit sur les rois et sur toutes les puissances qui ne sont point jugées dans cette vie ; mais, pour établir cette juridiction souveraine, cette haute surveillance des trônes de ce monde, il fallait trouver dans la société, telle qu’elle était alors, une force à la fois puissante et soumise qui fit exécuter les arrêts émanés de la cour des pontifes. Or, cette force, semblable au point d’appui que demandait Archimède pour créer un nouvel univers, cette force, dis-je, ne se rencontra point, et ne pouvait se rencontrer au milieu des intérêts divers et des passions rivales qui entraînaient les sociétés chrétiennes. Ainsi le vaste édifice dont Grégoire VII avait jeté les fondements, cet édifice qui devait dominer toute la terre, ne put s’achever : le monde resta tel que le temps, les révolutions, les vices et les vertus de l’homme l’avaient fait ; l’autorité pontificale, près de toucher au faîte de la domination spirituelle et temporelle, ne fit dès lors que décliner, et l’histoire doit faire remarquer ici que le concile de Lyon fut le commencement de sa décadence.

C’est à cette époque déplorable que les cardinaux, par ordre du pape, se revêtirent pour la première fois de l’habit rouge, symbole de la persécution et triste présage du sang qui allait couler. Frédéric était à Turin lorsqu’il apprit sa condamnation. A cette nouvelle, il demande sa couronne impériale, et, la mettant sur sa tête : « La voilà, dit-il d’une voix terrible ; avant qu’elle me soit arrachée, mes ennemis connaîtront la terreur de mes armes ; qu'il tremble, ce pontife qui vient de briser tous les liens qui munissaient à lui et me permet enfin de n’écouter désormais que ma juste colère. » Ces paroles menaçantes annonçaient une lutte formidable, et tous les amis de la paix durent être saisis d’effroi. La colère qui animait l’empereur et le pape passa dans l’esprit des peuples : on courut aux armes dans toutes les provinces de l’Allemagne et de l’Italie. Il est probable qu’au milieu de l’agitation où se trouvait alors l’Occident, on aurait oublié Jérusalem et la terre sainte, si un monarque puissant et révéré ne se fût mis lui-même à la tête de la croisade qu’on venait de proclamer dans le concile de Lyon.

L’année précédente, au moment même où l’Occident venait d’apprendre les derniers malheurs de la Palestine, Louis IX, roi de France, était tombé dangereusement malade. Tous les peuples du royaume adressaient au ciel des prières pour la conservation de leur vertueux monarque. La maladie, dont les accès redoublaient chaque jour, donna enfin les plus vives alarmes. Louis tomba dans un assoupissement mortel, et bientôt le bruit se répandit qu’il venait d’expirer. « Et tellement fut bas, dit Joinville, qu’une des dames qui le gardoient en sa maladie, cuidant qu’il fust oultre-passé, lui voulut couvrir le visage d’un linceul, disant qu’il estoit mort. » La cour, la capitale, les provinces, étaient plongées dans la douleur. Cependant le roi de France, comme si le ciel n’avait pu résister aux prières et aux larmes de tout un peuple, revint des portes du tombeau. Le premier usage qu’il fit de la parole, après avoir revu la lumière, fut de demander la croix et d’annoncer sa résolution de délivrer la terre sainte.

Ceux qui l’entouraient regardèrent son retour à la vie comme un miracle opéré par la couronne d’épines de Jésus-Christ et par la protection des apôtres de la France ; ils se jetèrent à genoux pour remercier le ciel, et, dans la joie qu’ils ressentaient, ils firent à peine attention au vœu que Louis avait formé de quitter son royaume pour aller combattre les infidèles dans l’Orient. Lorsque ce prince commença à reprendre ses forces, il réitéra son serment, et demanda de nouveau la croix d’outre-mer. Alors la reine Blanche, sa mère, les princes de sa famille, Pierre d’Auvergne, évêque de Paris, cherchèrent à le détourner de son dessein, et le conjurèrent, les larmes aux yeux, d’attendre son entière guérison pour arrêter ses pensées sur une entreprise aussi périlleuse ; mais Louis croyait obéir à la volonté du ciel ; son imagination avait été frappée des calamités de la terre sainte : Jérusalem livrée au pillage, le tombeau de Jésus-Christ profané, étaient sans cesse présents à son esprit. Au milieu des transports d’une fièvre ardente, il avait cru entendre une voix qui partait de l’orient et lui adressait ces paroles : Roi de France, tu vois les outrages faits à la cité de Jésus-Christ ; c’est toi gue le ciel a choisi pour les venger ! Cette voix céleste retentissait encore à son oreille, et ne lui permettait d’entendre ni les prières de l’amitié, ni les conseils de la sagesse humaine : inébranlable dans sa résolution, il reçut la croix des mains de Pierre d’Auvergne, et fit annoncer aux chrétiens de la Palestine, en leur envoyant des secours en hommes et en argent, qu’il traverserait la mer lorsqu’il aurait rassemblé une armée et rétabli la paix dans son royaume.

Cette nouvelle, qui devait porter la joie parmi les colonies chrétiennes d’Orient, répandit le deuil dans toutes les provinces de la France. Le sire de Joinville exprime vivement la douleur de la famille royale, et surtout le désespoir de la reine mère, en disant que, lorsque cette princesse vit son fils croisé, elle fut aussi transie comme si elle l’eût vu mort. Les derniers malheurs de Jérusalem avaient arraché des larmes à tous les chrétiens de l’Occident, sans leur inspirer, comme dans le siècle précédent, le vif désir de combattre les infidèles. On ne voyait plus dans ces expéditions lointaines que de grands périls, des revers inévitables, et le projet de recouvrer la cité de Dieu réveillait plus d’alarmes que d’enthousiasme.

Cependant le souverain pontife avait envoyé dans tous les États chrétiens des ecclésiastiques chargés de prêcher la guerre sainte. Le cardinal Eudes ou Odon de Châteauroux arriva en France avec la mission expresse de publier et de faire exécuter les décrets du concile de Lyon sur la croisade. On prêcha la sainte expédition dans toutes les églises du royaume. L’histoire contemporaine parle à peine de l’effet de ces prédications, et tout nous porte à croire que ceux qui firent alors le serment de combattre les musulmans, furent plus entraînés par l’exemple du roi que par l’éloquence des orateurs sacrés.

Afin de donner plus de solennité à la publication de la croisade et d’exciter l’ardeur des guerriers pour la délivrance des saints lieux, Louis IX convoqua dans sa capitale un parlement où se trouvèrent les prélats elles grands du royaume. Le cardinal-légat y renouvela les exhortations adressées par le chef de l’Église à tous les fidèles. Louis IX parla après Eudes de Châteauroux, et retraça le tableau des désastres de la Palestine. Selon l’expression de David, une nation impie était entrée dans le temple du Seigneur ; le sang coulait comme l’eau autour de Jérusalem ; les serviteurs de Dieu avaient été massacrés dans le sanctuaire ; leurs dépouilles, privées de sépulture, restaient abandonnées aux oiseaux du ciel. Après avoir déploré les malheurs de Sion, Louis IX rappela à ses barons et à ses chevaliers l’exemple de Louis le Jeune, de Philippe-Auguste ; il exhorta tous les guerriers qui l’écoutaient à prendre les armes pour défendre la gloire de Dieu et celle du nom français en Orient. Louis IX, invoquant tour à tour la charité et les vertus belliqueuses de son auditoire, cherchait à réveiller dans tous les cœurs, tantôt les inspirations de la piété, tantôt les sentiments de la chevalerie. On n’a pas besoin de dire quel fut l’effet des exhortations et des prières d’un roi de France qui s’adressait à l’honneur et sollicitait la bravoure de ses sujets. A peine avait-il cessé de parler, que ses trois frères, Robert, comte d’Artois, Alphonse, duc de Poitiers, Charles, duc d’Anjou, s’empressèrent de prendre la croix. La reine Marguerite, la comtesse d’Artois, la duchesse de Poitiers, firent le serment d’accompagner leurs époux au-delà des mers. La plupart des évêques et des prélats qui se trouvaient réunis dans cette assemblée, entraînés par les discours du roi et l’exemple du cardinal-légat, n’hésitèrent point à s’enrôler dans une guerre pour laquelle on faisait éclater, il est vrai, moins d’enthousiasme qu’au siècle précédent, mais qu’on appelait encore la guerre de Dieu. Parmi les grands vassaux de la couronne qui jurèrent alors de quitter la France pour aller combattre les musulmans en Asie, les amis de la monarchie française durent remarquer avec joie Pierre de Dreux, duc de Bretagne, Hugues de Lusignan, comte de la Marche, et plusieurs autres seigneurs dont l’ambition jalouse avait si longtemps troublé le royaume ; on voyait sur leurs traces le duc de Bourgogne, Hugues de Châtillon, comte de Saint-Paul, les comtes de Dreux, de Bar, de Soissons, de Blois, de Rhétel, de Montfort et de Vendôme, le seigneur de Beaujeu, connétable de France, et Jean de Beaumont, grand amiral et grand chambellan, Philippe de Courtenay, Guyon de Flandre, Archambaud de Bourbon, le jeune Raoul de Coucy, Jean de Barres, Gilles de Mailly, Robert de Béthune, Olivier de Thermes. Le royaume n’avait pas une illustre famille qui ne fournît un défenseur à la religion de la croix. Dans la foule de ces nobles croisés, l’histoire se plaît à remarquer le célèbre Boilève (ou Boyleaue), qui fut dans la suite prévôt des marchands de Paris, et le sire de Joinville, dont le nom sera toujours placé dans l’histoire de France à côté de celui de Louis IX.

Dans l’assemblée des prélats et des barons, on arrêta plusieurs mesures qui avaient pour objet le maintien de la paix publique et les préparatifs de la guerre sainte. Une foule de procès troublaient la tranquillité des familles, et ces procès, dont plusieurs se décidèrent par le glaive, étaient souvent de véritables guerres. On enjoignit aux tribunaux de terminer toutes les affaires portées devant eux, et, dans le cas où ils ne pourraient obliger les parties d’acquiescer à un jugement définitif, on prescrivit aux juges de leur faire jurer une trêve de cinq ans. D’après l’autorisation du pape elles décrets du concile de Lyon, il fut décidé que les ecclésiastiques paieraient au roi le dixième de leurs revenus, ce qui causa dans le clergé un mécontentement que Louis eut quelque peine à calmer. Une ordonnance, rendue par l’autorité royale de concert avec le pape, portait que les croisés seraient pendant trois ans à l’abri des poursuites de leurs créanciers, à compter du jour de leur départ pour la terre sainte : cette ordonnance, qui excita aussi beaucoup de réclamations, devait déterminer un grand nombre de barons et de chevaliers à quitter l’Occident.

Louis IX s’occupait sans cesse de poursuivre l’exécution de son dessein, et ne négligeait aucun moyen pour entraîner avec lui toute la noblesse de son royaume ; sa piété ne dédaigna point d’employer pour une cause sacrée tout l’empire que les rois ont d’ordinaire sur leurs courtisans ; il s’abaissa quelquefois jusqu’à la séduction, jusqu’à la ruse, persuadé que la sainteté de la croisade devait tout excuser. D’après une ancienne coutume, les rois de France, dans les grandes solennités, donnaient à ceux de leurs sujets qui se trouvaient à la cour, des capes ou manteaux fourrés dont ceux-ci se revêtaient sur-le-champ et avant de sortir du palais. Dans les anciens comptes, ces capes s’appelaient livrées, parce que le souverain les donnait et les livrait lui-même. Louis ordonna qu’on en préparât pour la veille de Noël un grand nombre, sur lesquelles on fit appliquer des croix en broderie d’or et de soie. Le moment venu, chacun se couvrit du manteau que le prince lui avait donné, et, sans s’être aperçu de la pieuse fraude, suivit le monarque à la chapelle. Quel fut leur étonnement, lorsqu’à la lueur des cierges ils aperçurent d’abord sur ceux qui étaient devant eux, ensuite sur eux-mêmes, le signe d’un engagement qu’ils n’avaient point contracté ! Tel était cependant le caractère des chevaliers français, qu’ils se crurent tous obligés de répondre à cet appel fait à leur bravoure ; tous les courtisans, après l’office divin, se mirent à rire avec l'adroit pêcheur d’hommes, et firent le serment de l’accompagner en Asie.

[1246.] Cependant la publication de la guerre sainte causait dans la nation plus de tristesse que d’ardeur belliqueuse, et toute la France s’affligeait du départ prochain de son monarque. La reine Flanche et les plus sages d’entre les ministres qui avaient d’abord entrepris de détourner Louis IX de la croisade, renouvelèrent plusieurs fois leurs tentatives ; résolus de faire enfin un dernier effort, ils se rendirent tous ensemble auprès du roi. L’évêque de Paris était à leur tête et portait la parole : ce vertueux prélat représenta à Louis qu’un vœu fait dans les accès de la maladie ne pouvait le lier d’une manière irrévocable, si surtout l’intérêt de son royaume lui imposait l’obligation de s’en affranchir : tout demandait la présence du monarque dans ses États ; les Poitevins menaçaient de reprendre les armes ; la guerre des Albigeois était prête à se rallumer ; on devait sans cesse redouter l’animosité de l’Angleterre, accoutumée à se jouer des traités ; la guerre occasionnée par les prétentions du pape et de l’empereur embrasait tous les États voisins de la France, et l’incendie pouvait se communiquer au royaume. Plusieurs des grands auxquels Louis avait confié les fonctions les plus importantes dans l’État, parlèrent après l’évêque de Paris, et représentèrent au monarque que toutes les institutions fondées par sa sagesse allaient périr en son absence ; que la France perdrait par son départ le fruit des victoires de Saintes, de Taillebourg, et toutes les espérances que lui donnaient les vertus d’un grand prince. La reine Blanche parla la dernière : « Mon fils, lui dit-elle, si la Providence s’est servie de moi pour veiller sur votre enfance et vous conserver la couronne, j’ai peut-être le droit de vous rappeler les devoirs d’un monarque et les obligations que vous impose le salut du royaume à la tête duquel Dieu vous a placé ; mais j’aime mieux faire parler devant vous la tendresse d’une mère. Vous le savez, mon fils, il ne me reste que peu de jours à vivre, et votre départ ne me laisse que la pensée d’une séparation éternelle : heureuse encore si je meurs avant que la renommée ait apporté en Occident la nouvelle de quelque grand désastre ! Jusqu’à ce jour, vous avez dédaigné mes conseils et mes prières ; mais, si vous ne prenez pitié de mes chagrins, songez du moins à vos enfants que vous abandonnez au berceau ; ils ont besoin de vos leçons et de vos secours ; que deviendront-ils en votre absence ? ne vous sont-ils pas aussi chers que les chrétiens d’Orient ? Si vous étiez maintenant en Asie et qu’on vînt vous apprendre que votre famille délaissée est le jouet et la proie des factions, vous ne manqueriez pas d’accourir au milieu de nous. Eh bien, tous ces maux que ma tendresse redoute, votre départ peut les faire naître. Restez donc en Europe, où vous aurez tant d’occasions de montrer les vertus d’un bon roi, d’un roi le père de ses sujets, le modèle et l’appui des princes de sa maison. Si Jésus-Christ exige que son héritage soit délivré, envoyez en Orient vos trésors et vos armées ; Dieu bénira une guerre entreprise pour la gloire de son nom. Mais ce Dieu qui m’entend, croyez-moi, n’ordonne point qu’on accomplisse un vœu contraire aux grands desseins de sa providence. Non, ce Dieu de miséricorde qui ne permit point qu’Abraham achevât son sacrifice, ne vous permet point d’achever le vôtre et d'exposer une vie à laquelle sont attachés le sort de votre famille et le salut de votre royaume. »

En achevant ces paroles, la reine Blanche ne put retenir ses larmes. Louis fut vivement ému et se jeta dans les bras de sa mère ; puis, reprenant un visage calme et serein : « Mes amis, dit-il, vous savez que ma résolution est déjà connue de toute la chrétienté ; depuis plusieurs mois les préparatifs de la croisade se font par mes ordres. J’ai écrit à tous les rois de l’Europe que j’allais quitter mes États pour me rendre en Asie ; j’ai annoncé aux chrétiens de la Palestine que j’allais les secourir en personne ; j’ai moi-même prêché la croisade dans mon royaume ; une foule de barons et de chevaliers ont obéi à ma voix, ont suivi mon exemple et juré de m’accompagner en Orient. Que me proposez-vous maintenant ? de changer des projets hautement proclamés, de ne rien faire de ce que j’ai promis et de ce que l’Europe attend de moi ; de tromper tout à la fois les espérances de l’Église, des chrétiens de la Palestine, et de ma fidèle noblesse.

« Cependant, comme vous pensez que je n’avais point ma raison quand j’ai pris la croix d’outre-mer, eh bien, je vous la rends : la voilà, cette croix qui vous cause tant d’alarmes, et que je n’ai prise, dites-vous, que dans un moment de délire. Mais, aujourd’hui que je jouis de toute ma raison, je vous la redemande de nouveau, et je vous déclare que je ne recevrai aucune nourriture avant qu’elle me soit rendue. Vos reproches, vos plaintes, me pénètrent d’une vive douleur ; mais connaissez mieux mes devoirs et les vôtres ; aidez-moi à chercher la véritable gloire, secondez-moi dans la carrière pénible où je suis engagé, et ne vous alarmez plus ni sur mon sort, ni sur celui de ma famille et de mon peuple. Le Dieu qui m’a fait vaincre à Taillebourg, confondra les desseins et les complots de nos ennemis ; oui, le Dieu qui m’envoie en Asie pour défendre son héritage, défendra celui de mes enfants, et répandra ses bénédictions sur la France. N’avons-nous pas encore celle qui fut l’appui de mon enfance et le guide de ma jeunesse, celle dont la sagesse sauva l’Etat de tant de périls et qui, dans mon absence, ne manquera ni de courage ni d’habileté pour combattre les factions ? Laissez-moi donc tenir toutes les promesses que j’ai faites devant Dieu et devant les hommes, et n’oubliez pas qu’il y a des obligations qui sont sacrées pour moi, qui doivent être sacrées pour vous : c’est le serment d’un chrétien et la parole d’un roi. »

Ainsi parla Louis IX. La reine Blanche, l’évêque de Paris et les autres conseillers du roi, gardèrent un religieux silence ; ils ne songèrent plus qu’à seconder le monarque dans son désir de presser l’exécution d’une entreprise qui paraissait venir de Dieu.

On prêchait alors la croisade dans toutes les contrées de l’Europe ; mais, comme la plupart des États de l’Occident étaient remplis de troubles, la voix des orateurs sacrés se perdit dans le choc des factions et le tumulte des armes. Lorsque l’évêque de Beyrouth se rendit en Angleterre pour conjurer le monarque anglais de secourir les chrétiens d’Orient, Henri III était occupé de repousser les agressions du roi d’Écosse et d’apaiser les troubles du pays de Galles. Les barons menaçaient son autorité, et ne lui permettaient pas de s’engager dans une guerre lointaine. Non-seulement ce prince refusa de prendre la croix, mais encore il défendit qu’on prêchât la croisade dans son royaume.

Toute l’Allemagne était en feu par suite de la guerre entre le sacerdoce et l’Empire. Après avoir déposé l’empereur au concile de Lyon, Innocent offrit la couronne impériale à tous ceux qui prendraient les armes contre un prince excommunié et feraient triompher la cause du Saint-Siège. Henri, landgrave de Thuringe, se laissa entraîner par les promesses du souverain pontife, et fut élu empereur parles archevêques de Mayence, de Cologne, par les ducs d’Autriche, de Saxe et de Brabant. Dès lors la guerre civile éclata de toutes parts ; l’Allemagne se trouva remplie de missionnaires du pape, armés de la parole évangélique contre Frédéric, qu’ils appelaient le plus redoutable des infidèles. Les trésors amassés pour les préparatifs de la guerre sainte furent employés à corrompre la fidélité, à provoquer des complots et des trahisons, à entretenir des troubles et des discordes, au milieu desquels on oublia bientôt la cause de Jésus-Christ et la délivrance de Jérusalem.

L’Italie n’était pas moins agitée que l’Allemagne : les foudres de Rome, si souvent lancées contre Frédéric, avaient redoublé la fureur des Guelfes et des Gibelins. Toutes les républiques de la Lombardie s’étaient liguées pour combattre les partisans de l’empereur ; les menaces, les manifestes du pape, ne permettaient pas qu’une seule ville restât neutre et que la paix pût trouver un asile dans les contrées situées entre les Alpes et la Sicile. Les missionnaires d’Innocent employaient tour à tour les armes de la religion et celles de la politique : après avoir montré l’empereur comme un hérétique, comme un ennemi de l’Église, ils le représentaient comme un mauvais prince, comme un tyran, et faisaient briller aux yeux de la multitude les charmes de la liberté, mobile toujours si puissant sur l’esprit des peuples. Le souverain pontife envoya deux légats dans le royaume de Sicile avec des lettres pour le clergé, la noblesse et le peuple des villes et des campagnes. « On n’a pu voir sans quelque surprise, écrivait Innocent, qu’accablés, comme vous l’êtes, sous l’opprobre de la servitude, opprimés dans vos personnes et vos biens, vous ayez négligé jusqu’à ce jour les moyens de vous assurer les douceurs de la liberté. Plusieurs autres nations vous en avaient donné l’exemple ; mais le Saint-Siège, loin de vous accuser, se borne à vous plaindre, et trouve votre excuse dans la crainte qui a dû s’emparer de vos cœurs sous le joug d’un nouveau Néron. » En terminant sa lettre aux Siciliens, le pape cherchait à leur faire entendre que Dieu ne les avait point placés dans une région fertile, sous un ciel riant, pour porter des chaînes honteuses, et qu’en secouant le joug de l’empereur d’Allemagne, ils se conformeraient aux vues de la Providence.

Frédéric, qui avait d’abord bravé les foudres de Rome, fut effrayé de la nouvelle guerre que lui déclarait le pape. Des complots se formèrent contre sa vie, et parmi les coupables, il eut la douleur de trouver plusieurs de ses serviteurs qu’il avait comblés de bienfaits. Ce monarque si fier ne songea plus qu’à se réconcilier avec l'Église, et s’adressa à Louis IX, que sa sagesse et sa droiture rendaient l’arbitre des peuples et des souverains. Frédéric, dans ses lettres, promettait de s’en rapporter à la décision du roi de France et de ses barons ; pour intéresser le pieux monarque à sa cause, il offrait de lui fournir pour l’expédition d’Orient des vivres, des vaisseaux, et tous les secours dont il aurait besoin.

Louis saisit ardemment cette occasion de rétablir la paix en Europe et d’assurer le succès de la croisade. Plusieurs ambassadeurs envoyés à Lyon auprès du pape allèrent conjurer le père des fidèles d’écouter sa miséricorde plutôt que sa colère. Le roi de France eut dans le monastère de Cluny deux longues conférences avec Innocent, qu’il supplia de nouveau d’apaiser par sa clémence les troubles du monde chrétien ; mais l’inimitié avait été poussée trop loin pour qu’on pût espérer le retour de la paix. En vain l’empereur redoubla ses instances suppliantes ; en vain il promit de descendre du trône et de passer le reste de ses jours dans la Palestine, à la seule condition qu’il recevrait la bénédiction du pape et que son fils Conrad lui succéderait à l’Empire ; cette entière abnégation de la puissance, cet étrange abaissement de la majesté royale, ne purent toucher Innocent, qui ne croyait point ou feignait de ne point croire aux promesses de Frédéric. Louis IX, dont l’âme ne pouvait soupçonner l’imposture, représenta au pape les avantages que l’Europe, la chrétienté et la cour de Rome elle-même pouvaient tirer du repentir et des offres de l’empereur ; il lui parla des vœux et du salut des pèlerins, de la gloire et de la paix de l’Église ; mais les discours du saint roi furent à peine écoutés, et son âme pieuse ne put voir sans être troublée jusqu’au scandale cette inflexible rigueur dans le cœur du père des chrétiens.

Tandis que le bruit de ces discordes, porté jusqu’en Orient, répandait la joie parmi les infidèles, les malheureux habitants de la Palestine se livraient au désespoir, en apprenant les troubles de l’Occident et tant d’événements déplorables qui retardaient les préparatifs de la croisade. Plusieurs messagers des chrétiens d’outre-mer intercédèrent auprès du souverain pontife en faveur d’un prince dont on attendait de puissants secours. Le patriarche d’Arménie écrivit à la cour de Rome, pour demander la grâce de Frédéric : il la demandait au nom des colonies chrétiennes menacées, au nom de la cité de Dieu tombée en ruine, au nom du sépulcre de Jésus-Christ profané par la présence et le fer des barbares. Le pape ne fît point de réponse au patriarche des Arméniens ; et, paraissant avoir oublié Jérusalem, le saint sépulcre et les chrétiens de Syrie, il n’avait plus qu’une seule pensée, celle de faire la guerre à Frédéric. Innocent poursuivit son redoutable ennemi jusqu’en Orient. Il invita le roi de Chypre à s’emparer du royaume de Jérusalem, qui appartenait à Frédéric ; et, s’adressant ensuite au sultan du Caire, il exhorta ce prince musulman à rompre son alliance avec l’empereur d’Allemagne. Le sultan du Caire dut sans doute recevoir avec autant de joie que de surprise un message qui lui annonçait les divisions des princes chrétiens. Il répondit au pape avec une amertume pleine de mépris ; plus on le pressait d’être infidèle aux traités conclus avec Frédéric, plus il affecta de montrer une fidélité dont il espérait tirer avantage contre l’Église chrétienne.

[1247.] Ce fut alors que l’empereur d’Allemagne, poussé au désespoir, justifia en quelque sorte par sa conduite les procédés les plus violents de la cour de Rome. Il ne pouvait pardonner à Louis IX d’être resté neutre dans la querelle qui troublait toute la chrétienté, et, si l’on en croit l’historien arabe Yafey, il envoya secrètement un ambassadeur en Asie pour avertir les puissances musulmanes de l’expédition du roi de France. Quittant ensuite le ton de la soumission envers le pape, il résolut de ne plus employer que la force et la violence. Il forma le projet de marcher contre Lyon avec une armée ; la France et l’Italie retentirent pendant quelques jours du bruit de ses préparatifs et de ses menaces.

Dans cette lutte déplorable, Innocent se persuadait qu’il défendait la gloire de l’Église, et cette persuasion donnait à son caractère personnel une énergie dont l’histoire des princes offre peu d’exemples : vaincu, il ne se laissait point abattre par les revers ; triomphant, il ne se laissait jamais fléchir par les prières. L’empereur, qui avait à lutter contre des opinions dominantes dont il ne pouvait entièrement s’affranchir lui-même, flottait sans cesse entre l’abattement et la présomption, entre l’espérance et la crainte ; les foudres du Saint-Siège grondaient toujours sur sa tête ; les malédictions de Rome frappaient sur toutes les cités, sur toutes les provinces qui lui restaient soumises, et la fidélité des peuples se lassait d’avoir à défendre une cause qui les séparait en quelque sorte de la communion des chrétiens. Frédéric voyait ainsi chaque jour s’accroître le nombre et la force de ses ennemis ; des revers essuyés en Allemagne et en Italie lui faisaient craindre que la fortune n’abandonnât ses armes. Après avoir menacé le souverain pontife, ce malheureux prince retomba tout à coup dans ses premières terreurs, et les plus humbles prières ne coûtèrent plus rien à son âme consternée ; mais tels étaient le caractère d’Innocent et la confiance du pontife dans le triomphe de sa cause, qu’il redoutait moins les hostilités et les emportements de Frédéric que ses protestations de soumission et de repentir : les prières de l’empereur, les supplications des princes et des peuples pour une puissance qu’il voulait abattre, importunaient Innocent ; elles accusaient aux yeux de la chrétienté l’obstination de ses refus, et ne faisaient que l’embarrasser dans l’exécution de ses desseins ; plus Frédéric implorait sa compassion et s’abaissait devant lui, plus il croyait toucher au terme de son entreprise, et l’espoir d’achever la ruine de son ennemi le rendait implacable.

La plus grande force du souverain pontife pour combattre son redoutable adversaire, était dans la puissance de ses paroles et dans l’antique ascendant de l’Église sur l’esprit des peuples. Mais les moyens qu’il employait durent affaiblir l’influence morale de la cour de Rome, et firent naître enfin l’esprit d’opposition parmi les nations chrétiennes. Cologne, Ratisbonne et plusieurs autres villes d’Allemagne se soulevèrent contre les décisions du Saint-Siège ; plusieurs habitants de la Souabe méconnurent l’autorité du chef de l’Église, et le fanatisme de l’hérésie se joignit aux fureurs de la guerre civile. L’Angleterre, dont le pape avait rejeté les prières au concile de Lyon et que ruinait une domination étrangère, commença à parler et à se plaindre, comme l’ânesse de Balaam accablée de coups. Dans plusieurs assemblées tenues à Londres, en présence de Henri III, les barons et les prélats s’élevèrent avec véhémence contre les Italiens, dont les privilèges étaient énormes et qui retiraient du royaume des sommes plus considérables que celles qu’on levait au nom de la couronne. Dans le même temps, les commissaires du Saint-Siège ruinaient les provinces de France : ils parcouraient les villes et les campagnes, faisaient vendre les meubles des curés et des chapelains des seigneurs ; ils demandaient aux fabriques et aux communautés religieuses, tantôt le vingtième pour la croisade de Constantinople, tantôt le dixième pour celle de la Palestine, tantôt enfin une contribution pour soutenir la guerre contre l’empereur. De toutes parts de vives réclamations se firent entendre ; Louis IX fut enfin obligé de défendre aux commissaires du pape de lever des tributs dans le royaume et de continuer leurs prédications.

Frédéric n’avait pas manqué de faire retentir dans les conseils des monarques ses plaintes contre le pape et contre le clergé, qui ne souffraient pas, disait-il, que le Jourdain coulât pour d’autres que pour eux. L’empereur ne s’était pas adressé aux princes seulement, mais aussi aux seigneurs et aux barons de tous les royaumes ; il n’épargnait dans ses lettres ni les cardinaux ni les évêques, que les aumônes, les dîmes et le respect de la noblesse et du peuple, avaient rendus tout-puissants ; il rappelait ces temps de la primitive Église où les ministres de Jésus-Christ étonnaient le monde par des miracles, et non par leurs richesses ; soumettaient les peuples et les rois non par les armes, mais par la sainteté de leur vie. Ces discours firent une assez grande impression sur l’esprit de la noblesse française, pour que plusieurs seigneurs, tels que les comtes de Bourgogne et de Blois, les comtes d’Angoulême et de Saint-Paul, se missent à la tête d’une ligue formée contre la puissance ecclésiastique. Cette -tentative de la noblesse éveilla la sollicitude du souverain pontife, qui menaça d’excommunier les seigneurs français et de priver leurs familles des bénéfices de l’Église. Innocent fut sans doute secondé en cette circonstance par la sagesse conciliante de Louis IX. Plusieurs des seigneurs qui avaient juré de s’armer contre le pape et le clergé, s’engagèrent à suivre le roi de France en Orient, et tout le bruit de cette ligue menaçante se perdit dans le mouvement général de la croisade.

Cependant Louis IX s’occupait sans cesse des préparatifs de son départ. Comme on ne connaissait plus d’autre route que celle de la mer pour aller en Orient, et que le royaume de France n’avait point de port sur la Méditerranée, saint Louis fit l’acquisition du territoire d’Aigues-Mortes en Provence ; le port encombré par les sables fut nettoyé ; on bâtit sur le rivage une ville assez vaste pour recevoir la foule des pèlerins. Louis s’occupa en même temps d’approvisionner son armée, et de faire préparer des magasins dans l’île de Chypre, où il devait débarquer. Thibaut, comte de Bar, et le sire de Beaujeu, envoyés en Italie, trouvèrent tout ce qui était nécessaire pour l’approvisionnement d’une armée, soit dans la république de Venise, soit dans les riches provinces de la Pouille et de la Sicile, où les ordres et les recommandations de l’empereur Frédéric les avaient précédés.

Le bruit de ces préparatifs était parvenu jusqu’en Syrie : les auteurs du temps rapportent que les puissances musulmanes furent frappées de terreur, et qu’elles ne s’occupèrent plus que de fortifier leurs villes et leurs frontières contre la prochaine invasion des Francs. Les rumeurs populaires qui circulèrent alors et que l’histoire a daigné recueillir, accusèrent les musulmans d’avoir employé des moyens perfides et d’odieux stratagèmes pour se venger des peuples chrétiens et faire échouer leurs entreprises. On publia que la vie de Louis IX était menacée par les émissaires du Vieux de la Montagne ; on répétait dans les villes, et la multitude ne manquait point d’y ajouter foi, que le poivre qui venait d’Orient était empoisonné ; Mathieu Pâris, l’historien grave, ne craint point d’affirmer qu’un grand nombre de personnes en moururent, avant que cet horrible complot fût dévoilé. On peut croire que la politique du temps inventait elle-même ces fables grossières pour rendre plus odieux les ennemis qu’on allait combattre, et pour que l’indignation vînt échauffer le courage des guerriers. Il est naturel aussi de penser que de pareilles rumeurs avaient leur source dans l’ignorance des peuples, et qu’elles étaient accréditées par l’opinion qu’on se formait alors des mœurs et du caractère des nations infidèles.

Trois ans s’étaient écoulés depuis que le roi de France avait pris la croix. Il convoqua, à Paris, un nouveau parlement, dans lequel il fixa enfin le départ de la sainte expédition pour le mois de juin de l’année suivante. Les barons et les prélats renouvelèrent avec lui la promesse de combattre les infidèles, et s’engagèrent à partir à l’époque désignée, sous peine d’encourir les censures ecclésiastiques. Louis profita du moment où les grands du royaume étaient assemblés au nom de la religion, pour exiger qu’ils prêtassent serment de foi et hommage à ses enfants, et pour leur faire jurer — ce sont les expressions de Joinville — que loyauté ils porteraient à sa famille, si aucune male chose avenoit de sa personne au saint veage d'outre-mer.

[1248.] Ce fut alors que le pape adressa à la noblesse et au peuple de France une lettre datée de Lyon, dans laquelle il célébrait en termes solennels la bravoure guerrière de la nation française et les vertus de son pieux monarque. Le souverain pontife donnait sa bénédiction aux croisés français, et menaçait des foudres de l’Église tous ceux qui, après avoir fait le vœu du pèlerinage, différeraient leur départ. Louis IX, qui avait sans doute provoqué cet avertissement du pape, voyait toute la noblesse du royaume accourir sous ses drapeaux ; plusieurs seigneurs dont il avait réprimé l’ambition, étaient les premiers à donner l'exemple, dans la crainte de réveiller d’anciennes défiances et d’encourir des disgrâces nouvelles ; d’autres, entraînés par l’esprit habituel des cours, se déclaraient avec ardeur les champions de la croix, dans l’espoir d'obtenir, non les récompenses du ciel, mais celles de la terre. Le caractère de Louis IX inspirait la plus grande confiance à tous les guerriers chrétiens : Si jusque-là, disaient-ils, Dieu avait permis que les saintes expéditions ne fussent qu’une longue suite de revers et de calamités, c’était que l’imprudence des chefs avait compromis le salut des armées chrétiennes, c’était que la discorde et la licence des mœurs avaient régné trop longtemps parmi les défenseurs de la croix ; mais quels malheurs pouvait-on redouter sous un prince à qui le ciel semblait avoir inspiré sa propre sagesse, sous un prince qui, par sa fermeté, venait d’étouffer toute espèce de divisions dans son royaume, et qui devait bientôt montrer à l’Orient l’exemple de toutes les vertus ?

Plusieurs seigneurs d’Angleterre parmi lesquels on remarquait les comtes de Salisbury et de Leicester, résolurent d’accompagner le roi de France et de partager avec lui les périls et les travaux de la croisade : le comte de Salisbury, petit-fils de la belle Rosamonde, et que ses exploits firent surnommer Longue-Epée, venait d’être dépouillé de tous ses biens par Henri III. Pour se mettre en état de faire les préparatifs nécessaires à son voyage, il s’adressa au pape, et lui dit : « Tout misérable que je suis, je viens de me vouer au pèlerinage de la terre sainte. Si le prince Richard, frère du roi d’Angleterre, a obtenu, sans prendre la croix, le privilège de percevoir un droit sur ceux qui veulent la quitter, j’ai cru que je pouvais obtenir aussi cette grâce, moi qui n’ai plus de ressources que dans la charité des fidèles. » Ce discours, qui nous apprend un fait assez curieux, fit sourire le souverain pontife ; le comte de Salisbury obtint la grâce qu’il demandait, et se mit en devoir de partir pour l’Orient. Le comte de Leicester renonça au pèlerinage.

Les prédications de la guerre sainte, qui étaient restées sans effet en Italie et en Allemagne, avaient cependant obtenu quelque succès dans les provinces de la Frise et de la Hollande, et dans quelques royaumes du Nord. Hacon, dont le pape venait d’appuyer les prétentions au trône de Norvège, prit alors la croix d’outre-mer, et promit de partir pour l’Orient ; on se rappelle que les Norvégiens s’étaient plusieurs fois signalés dans les croisades. Après avoir fait les préparatifs de son expédition, Hacon écrivit à Louis IX pour lui annoncer son prochain départ. Il lui demandait la permission de débarquer sur les côtes de France et de s’y pourvoir des vivres nécessaires pour son armée. Louis, dans une réponse affectueuse, offrit au prince norvégien de partager avec lui le commandement de la croisade. Mathieu Pâris, qui fut chargé de porter le message de Louis IX, nous apprend dans son histoire que le roi de Norvège rejeta l’offre généreuse du roi de France, persuadé, disait-il, que l’harmonie ne pourrait subsister longtemps entre les Norvégiens et les Français : les premiers, d’un caractère impétueux, inquiet et jaloux ; les autres, pleins de fierté et de hauteur.

Hacon, après avoir fait cette réponse, ne songea plus à s’embarquer et resta dans son royaume, sans que l’histoire ait pu connaître les motifs de sa conduite. On doit croire qu’à l’exemple de plusieurs autres monarques chrétiens, ce prince s’était servi de la croisade pour cacher les desseins de sa politique : en levant le tiers des revenus du clergé, il avait amassé des trésors qu’il pouvait employer à l’affermissement de sa puissance ; l’armée qu’il venait de lever au nom de Jésus-Christ pouvait servir son ambition en Europe beaucoup plus utilement que dans les plaines de l’Asie. Le pape, de qui il avait reçu le titre de roi, l’exhorta d’abord à prendre le signe des croisés ; tout nous porte à penser qu’il lui conseilla ou du moins qu’il lui permit ensuite de rester en Occident, lorsqu’il espéra susciter en lui un rival ou un ennemi de plus à l’empereur d’Allemagne.

Quoi qu’il en soit, il est certain que le souverain pontife, aux prises avec les grands embarras où il s’était jeté, obligé de soutenir un empereur de son choix, qui n’avait ni argent ni soldats, et n’ayant lui-même ni trésors ni armées pour défendre sa cause en péril, ne devait prendre alors qu’un faible intérêt à la délivrance de Jérusalem. On en peut juger par la facilité avec laquelle il dégageait de leur serment tous ceux qui avaient juré de combattre les infidèles ; il alla même jusqu’à défendre aux croisés de la Hollande et du pays de Liège de s’embarquer pour l’Orient ; en vain Louis IX lui fit à ce sujet de vives représentations, Innocent ne l’écouta point : dans la passion qui l’animait, il trouvait trop d’avantage à accorder des dispenses pour le voyage de Syrie ; car, d’une part, ces dispenses, qui étaient achetées à prix d’argent, contribuaient à remplir son trésor, et, de l’autre, elles laissaient en Europe des soldats qu’il pouvait armer contre les ennemis de la cour de Rome.

Ainsi la France était le seul pays où l’on s’occupât sérieusement de la croisade. La piété et le zèle de Louis IX ranimèrent tous ceux que l’indifférence du pape avait refroidis ; et l’amour des Français pour leur roi, remplaçant l’enthousiasme religieux, suffit pour aplanir tous les obstacles. Les villes dont le monarque avait protégé les libertés, s’empressèrent de lui envoyer des sommes considérables. Les fermiers des domaines royaux, qui étaient alors très-étendus, lui avancèrent les revenus d’une année. Les riches s’imposaient eux-mêmes, et versaient le fruit de leurs épargnes dans les coffres du roi ; la pauvreté portait ses dons dans les troncs des églises ; de plus, il ne se faisait pas alors dans tout le royaume un testament qui ne renfermât quelque legs pour les frais de la sainte expédition. Le clergé ne se contenta point d’adresser au ciel des prières pour la croisade, il paya le dixième de ses revenus, pour l’entretien des soldats de la croix.

Les barons, les seigneurs et les princes, qui faisaient la guerre à leurs frais, imposaient des tributs à leurs vassaux, et trouvaient, comme le roi de France, dans les revenus de leurs domaines et dans la pieuse générosité des bourgs et des villes, l’argent nécessaire pour fournir aux dépenses de leur voyage. Plusieurs, ainsi que dans les croisades précédentes, engageaient leurs terres, vendaient leurs meubles, se ruinaient pour l’entretien de leurs soldats et de leurs chevaliers ; ils oubliaient leurs familles, ils s’oubliaient eux-mêmes dans les tristes apprêts du départ, et ne paraissaient point songer à leur retour. Plusieurs se préparaient au voyage d’outre-mer, comme on se prépare à l’exil ou à la mort. Les plus pieux des croisés, comme s’ils ne fussent allés en Orient que pour y trouver un tombeau, s’occupaient surtout de paraître devant Dieu en état de grâce : ils expiaient leurs péchés par la pénitence ; ils pardonnaient les offenses, réparaient le mal qu’ils avaient fait, disposaient de leurs biens, les donnaient aux pauvres, ou les partageaient entre leurs héritiers naturels.

Cette disposition des esprits tournait au profit de l’humanité et de la justice ; elle donnait aux gens de bien des sentiments généreux ; aux méchants des remords qui ressemblaient à la vertu. Au milieu des guerres civiles et de l’anarchie féodale, une foule d’hommes s’étaient enrichis par la concussion, la rapine et le brigandage : la religion leur inspira alors un repentir salutaire, et ce temps de pénitence fut marqué par un grand nombre de restitutions qui firent oublier un moment les triomphes de l’iniquité. Le fameux comte de la Marche donna l’exemple : ses complots, ses révoltes, ses entreprises injustes, avaient souvent troublé le royaume et ruiné un grand nombre de familles : il voulut expier ses fautes, et, pour apaiser la juste colère de Dieu, il ordonna par son testament de restituer tous les biens qu’il aurait acquis par l’injustice et la violence. Le sire de Joinville nous dit naïvement dans son Histoire, que sa conscience ne lui faisait aucun reproche grave, mais que néanmoins il assembla ses vassaux et ses voisins pour leur offrir la réparation des torts qu’il pouvait avoir eus envers eux sans le savoir. « Ce faisois-je, ajoute-t-il, parce que je ne voulois emporter un seul denier à tort ; tant il arriva que j’engageai à mes amis grande quantité de ma terre, si bien qu’il ne me resta pas douze cents livres de rente ; car madame ma mère vivoit encore, qui tenoit beaucoup de mes choses en douaire. »

Dans ces jours consacrés au repentir, on fondait des monastères, on prodiguait des trésors aux églises : Le plus sûr moyen, disait Louis IX, de ne pas périr comme les impies, c’est d’aimer et d’enrichir le lieu où réside la gloire du Seigneur. La piété des croisés n’oubliait point les pauvres et les infirmes : leurs nombreuses offrandes dotaient les cloîtres, asile de la misère, les hospices destinés à recevoir les pèlerins, et surtout ces léproseries établies dans toutes les provinces, demeures lugubres où gémissaient les victimes des voyages d’Orient.

Louis IX se distingua par ses libéralités envers les églises et les monastères ; mais ce qui dut surtout lui attirer les bénédictions des peuples, c’est le soin qu’il prit de réparer toutes les injustices commises dans l’administration du royaume. Le saint monarque savait que, si les rois sont les images de Dieu sur la terre, c’est surtout lorsque la justice est assise avec eux sur le trône. Des bureaux de restitution établis par ses ordres dans les domaines royaux furent chargés de réparer tous les torts qui pouvaient avoir été commis par les agents ou les fermiers du roi ; dans la plupart des grandes villes, deux commissaires, l’un ecclésiastique, l’autre laïque, devaient entendre et juger les plaintes contre ses ministres et contre ses officiers : noble exercice de l’autorité suprême, qui cherche non des coupables à punir, mais des malheurs à réparer ; qui épie les murmures du pauvre, encourage le faible, et se défère elle-même au tribunal des lois ! Ce n’était point assez pour Louis d’avoir établi des règlements pour la justice : leur exécution excitait toute sa sollicitude. Des prédicateurs annonçaient dans toutes les églises les intentions du roi, et, comme s’il eût dû être responsable devant Dieu de tous les jugements qu’on allait rendre en son nom, le monarque envoya secrètement de saints ecclésiastiques et de bons religieux pour prendre de nouvelles informations, et savoir, par des rapports fidèles, si les juges qu’il croyait hommes de bien, n’étaient pas eux-mêmes corrompus. L’histoire de ces temps reculés n’a rien de plus touchant que le spectacle de cette justice toute royale ; un si bel exemple donné aux princes de la terre devait attirer les bénédictions du ciel sur les armes de saint Louis, et, lorsqu’on songe aux déplorables suites de cette croisade, on s’étonne avec les chroniqueurs des vieux âges que tant de calamités aient été le prix d’une aussi haute vertu.

Cependant les croisés redoublaient de zèle et d’activité pour les préparatifs de la guerre sainte. Toutes les provinces de la France semblaient se lever en armes ; le peuple des villes et des campagnes n’avait plus qu’une seule pensée, celle de la croisade. Les grands vassaux rassemblaient leurs chevaliers et leurs soldats ; les seigneurs et les barons se visitaient entre eux, ou s’envoyaient des députés pour convenir du jour de leur départ. Les parents et les amis s’engageaient à réunir leurs bannières et à mettre tout en commun, l’argent, la gloire et les périls. Les pratiques de la dévotion se mêlaient aux apprêts militaires. On voyait des guerriers, déposant leur cuirasse et leur épée, marcher nu-pieds, en chemise, et visiter les monastères et les églises où les reliques des saints attiraient le concours des fidèles. Dans chaque paroisse on faisait des processions ; tous les croisés se présentaient au pied des autels, et recevaient des mains du clergé les symboles du pèlerinage. Dans toutes les églises on adressait à Dieu des prières pour le succès de leur expédition. Dans les familles on versait des larmes sur leur départ. La plupart des pèlerins, en recevant les adieux de leurs amis et de leurs proches, semblaient sentir plus que jamais le prix de tous les biens qu’ils allaient quitter. L’historien de saint Louis nous dit qu’après avoir visité Blanchicourt et Saint-Urbain, où étaient déposées de saintes reliques, il ne voulut oncques retourner ses yeux vers Joinville, pour ce que le cœur lui attendrit du biau chastel qu’il laissait et de ses deux enfans. Les chefs de la croisade entraînaient avec eux toute la jeunesse belliqueuse, et ne laissaient dans plusieurs contrées qu’une population faible et désarmée ; beaucoup de châteaux, de forteresses abandonnées, devaient tomber en ruine ; beaucoup de terres devaient se changer en déserts, beaucoup de familles rester sans appui. Le peuple dut regretter sans doute les seigneurs dont l’autorité s’appuyait sur des bienfaits et qui, à l’exemple de saint Louis, cherchaient la vérité et la justice, protégeaient la faiblesse et l’innocence ; mais il y en avait aussi qu’on voyait partir avec joie, et plus d’un bourg, plus d’un village se réjouit de voir sans habitants le donjon d’où lui venaient toutes les misères de la servitude.

Un spectacle attendrissant, c’était de voir les familles des artisans et des pauvres villageois conduire elles-mêmes leurs enfants aux barons et aux chevaliers, et dire à ceux-ci : Vous serez leurs pères ; vous veillerez sur eux au milieu des périls de la guerre et de la mer. Les barons et les chevaliers promettaient de ramener leurs soldats en Occident, ou de périr avec eux dans les combats. L’opinion du peuple, de la noblesse, du clergé, dévouait d’avance à la colère de Dieu, au mépris des hommes, tous ceux qui manqueraient à une promesse aussi sacrée.

Au milieu de ces préparatifs, le calme le plus profond régnait dans le royaume. Dans toutes les croisades précédentes, la multitude avait exercé des violences contre les juifs : par la protection du pape et par la sage fermeté de saint Louis, les juifs, dépositaires d’immenses trésors et toujours habiles à profiter des circonstances pour s’enrichir, furent respectés au milieu d’une nation qu’ils avaient dépouillée, et qui achevait de se ruiner pour la guerre sainte. Les aventuriers et les vagabonds n’étaient point admis sous les drapeaux de la croix ; sur la demande de Louis IX, le pape défendit à tous ceux qui avaient commis de grands crimes, de prendre les armes pour la cause de Jésus-Christ. Ces précautions, qu’on avait négligées dans les premières guerres saintes, devaient assurer le maintien de l’ordre et de la discipline négligés parmi les troupes chrétiennes. Dans la foule de ceux qui se présentaient pour aller en Asie combattre les infidèles, on accueillait surtout les artisans et les laboureurs, circonstance remarquable, qui prouve clairement que les vues d’une sage politique se mêlaient aux sentiments de la dévotion, et qu’en s’occupant de délivrer Jérusalem, on avait l’espoir de fonder d’utiles colonies au-delà des mers.

A l’époque qu’il avait marquée, Louis IX, accompagné de ses frères, le duc d’Anjou et le comte d’Artois, se rendit à l’abbaye de Saint-Denis. Après avoir imploré l’appui des apôtres de la France, il reçut des mains du légat le bourdon et la panetière, et cette oriflamme que ses prédécesseurs avaient déjà montrée deux fois aux peuples d’Orient.

Louis revint ensuite à Paris, où il entendit la messe dans l’église de Notre-Dame. Le même jour il quitta sa capitale, pour ne plus y rentrer qu’à son retour de la terre sainte. Le peuple et le clergé, fondant en larmes et chantant des psaumes, l’accompagnèrent jusqu’à l’abbaye de Saint-Antoine. C’est là qu’il monta à cheval pour se rendre à Corbeil, où devaient le rejoindre la reine Planche et la reine Marguerite.

Le roi donna encore deux jours aux affaires de son royaume, et confia la régence à sa mère, dont la fermeté et la sagesse avaient défendu et sauvé la couronne pendant les troubles de sa minorité. Si quelque chose pouvait excuser Louis IX et justifier sa pieuse obstination, c’était de voir qu’il laissait ses États dans une profonde paix. Il avait renouvelé la trêve faite avec le roi d’Angleterre ; l’Allemagne et l’Italie, occupées de leurs discordes intérieures, ne pouvaient donner à la France aucun sujet d’alarmes. Louis, après avoir pris toutes les mesures pour étouffer l’esprit de rébellion, emmenait avec lui dans la terre sainte la plupart des grands qui avaient troublé le royaume. Le comté de Mâcon, vendu dix mille livres tournois, venait d’être réuni à la couronne ; la Normandie échappait au joug des Anglais ; les comtés de Toulouse et de Provence, par le mariage des comtes d’Anjou et de Poitiers, entraient dans l’apanage des princes de la famille royale. Louis IX, depuis qu’il avait pris la croix, n’avait cessé de faire tous ses efforts pour conserver les nouvelles conquêtes de la France, pour apaiser les murmures des peuples, pour ôter tout prétexte de guerre étrangère et de guerre civile. L’esprit de justice qu’on remarquait dans toutes ses institutions, le souvenir de ses vertus, qu’on admirait encore davantage au milieu de la désolation générale causée par son départ, la religion qu’il avait fait fleurir par son exemple, suffisaient pour maintenir l’ordre et la paix pendant son absence.

Dès que Louis eut remis en d’autres mains l’administration de son royaume, il se livra tout entier aux exercices de la piété, et l’on ne vit plus en lui que le plus modeste des chrétiens. L’habit et les attributs des pèlerins furent dès lors toute la parure d’un puissant monarque. On ne lui vit plus d’étoffe éclatante, plus de fourrures de prix ; ses armes mêmes et les harnois de ses chevaux n’éclataient que par le poli du fer et de l’acier. Son exemple eut tant de force, dit Joinville, qu’en la voie d’outre-mer on ne remarqua une seule cotte brodée, ni celle du roi ni celle d’autrui. En réformant la somptuosité de ses équipages et de ses habits, Louis IX faisait distribuer aux pauvres l’argent qu’il avait coutume d’employer à cet usage. Ainsi la magnificence royale ne se montrait plus que dans les œuvres de sa charité.

La reine Blanche l’accompagna jusqu’à Cluny ; cette princesse était persuadée qu’elle ne reverrait son fils que dans le ciel ; elle ne put se séparer de lui sans verser un torrent de larmes. A son passage à Lyon, Louis vit le pape, et le conjura, pour la dernière fois, d’écouter favorablement Frédéric, que les revers avaient humilié et qui demandait grâce. Après avoir représenté les grands intérêts de la croisade, après avoir parlé au nom des nombreux pèlerins qui abandonnaient tout pour la cause de Jésus-Christ, l’âme pieuse du roi s’étonna de trouver encore le pontife inexorable. Dès lors il ne songea plus qu’à poursuivre son voyage. Innocent lui promit de protéger le royaume contre l’hérétique Frédéric, contre le roi d’Angleterre, qu’il appelait toujours son vassal ; il voyait partir sans regrets un monarque révéré dont il redoutait les supplications importunes et les avis pleins de modération. Au reste, le souverain pontife n’eut point de peine à tenir la promesse qu’il avait faite de défendre l’indépendance et la paix du royaume ; les troubles même qu’excitait dans les autres Etats la politique de la cour de Rome furent cause que la France ne fut point menacée pendant la croisade.

La flotte qui attendait Louis IX à Aigues-Mortes était composée de cent vingt-huit navires, sans compter les bateaux qui devaient transporter les chevaux et les vivres. Le roi s’embarqua, suivi de ses deux frères, Charles, duc d’Anjou, Robert, comte d’Artois, et de la reine Marguerite, qui ne redoutait pas moins de rester avec la reine Blanche que de vivre loin de son époux. Alphonse, comte de Poitiers, remit son départ à l’année suivante, et revint à Paris pour aider la régente de ses conseils et de son autorité. Quand toute l’armée des croisés fut embarquée, on donna le signal du départ ; les nautoniers, selon l’usage établi dans les voyages maritimes, chantèrent en chœur le Veni creator, et la flotte mit à la voile.

La France n’avait point alors de marine. Les matelots et les pilotes étaient presque tous des Catalans ou des Italiens ; deux Génois remplissaient les fonctions de commandants ou d’amiraux. La plupart des barons et des chevaliers n’avaient jamais vu la mer ; tout ce qui s’offrait à leurs yeux les remplissait de surprise et de crainte ; ils invoquaient tous les saints du paradis, et recommandaient leur âme à Dieu. Le bon Joinville ne dissimule point son effroi, et ne peut s’empêcher de dire que bien fou celui qui, ayant quelque péché sur son âme, se met en un tel danger', car, si on s’endort un soir, on ne sait si on se trouvera le matin au fond de la mer.

Louis IX, s’étant embarqué à Aigues-Mortes, le 25 août, arriva en Chypre le 21 septembre. Henri, petit- fils de Guy de Lusignan, qui avait obtenu le royaume de Chypre dans la troisième croisade, reçut le roi de France à Limisso et le conduisit dans sa capitale de Nicosie, au milieu des acclamations du peuple, de la noblesse et du clergé.

Peu de temps après l’arrivée des croisés, on arrêta dans un conseil que les armes des chrétiens seraient d’abord dirigées contre l’Egypte. Les revers éprouvés dans les guerres précédentes sur les bords du Nil n’effrayèrent point le roi de France et les barons ; il est probable même que Louis IX, avant de quitter son royaume, avait formé le dessein de porter la guerre dans une contrée d’où les musulmans tiraient leur richesse et leur force. Le roi de Chypre, qui venait de recevoir du pape le titre de roi de Jérusalem, applaudissait d’autant plus à cette détermination, qu’elle lui donnait l’espoir d’être délivré du plus formidable de ses voisins et du plus cruel ennemi des colonies chrétiennes en Syrie. Ce prince faisait alors prêcher une croisade dans son royaume, pour se mettre en état d’accompagner les croisés français et de s’associer utilement à leurs conquêtes. Il proposa au roi de France et aux barons d’attendre, pour poursuivre leur expédition, qu’il eût achevé ses préparatifs : « Les seigneurs elles prélats de Chypre, dit Guillaume de Nangis, prirent tous la croix, vinrent devant le roi Louis, et lui dirent qu’ils iraient avec lui partout où il voudrait les conduire, quand l’hiver serait passé. » Comme Louis IX et les principaux seigneurs français se montrèrent peu disposés à retarder leur marche, les protestations d’amitié, les caresses, les prières, rien ne fut épargné pour les retenir. C’étaient chaque jour des réjouissances et des fêtes où la noblesse et les grands du royaume étalaient la magnificence des cours d’Orient. L’aspect enchanteur de l’ile, un pays fertile en toutes sortes de productions, et surtout le vin de Chypre, que Salomon n’avait point dédaigné de célébrer, secondèrent puissamment les instances et les séductions de la cour de Nicosie. Il fut décidé que l’armée chrétienne ne partirait qu’au printemps suivant.

On ne tarda pas à s’apercevoir de la faute qu’on avait faite. Au milieu de l’abondance excessive qui régnait dans leur camp, les croisés se livrèrent à l’intempérance. Dans une contrée où les fables païennes avaient placé les autels de la volupté, la vertu des pèlerins devait être exposée chaque jour à de nouvelles épreuves : une longue oisiveté relâcha la discipline dans l’armée, et, pour comble de malheur, une maladie pestilentielle exerça de grands ravages parmi les défenseurs de la croix. Dans cette calamité, les pèlerins eurent à pleurer la mort de plus de deux cent cinquante chevaliers. Les chroniques contemporaines citent, parmi les seigneurs et les prélats qui succombèrent, les comtes de Dreux, de Vendôme, Robert, évêque de Beauvais, le brave Guillaume des Barres ; on eut encore à regretter le dernier de la race des Archambaud de Bourbon, dont le comté devint dans la suite l’héritage des enfants de saint Louis et donna à la famille royale de France un nom qu’elle devait rendre à jamais illustre dans nos annales.

Un grand nombre de barons et de chevaliers manquaient d’argent pour entretenir leurs soldats : Louis IX leur ouvrit son trésor ; le sire de Joinville, à qui il ne restait plus que douze vingts livres tournois d’or, reçut du monarque huit cents livres, somme alors considérable. Beaucoup de seigneurs se plaignaient d’avoir vendu leurs terres et de s’être ruinés pour suivre le roi à la croisade. Les libéralités de Louis ne suffisaient point pour apaiser toutes les plaintes. La plupart de ceux qui avoient bannières ne pouvaient plus supporter le repos, et brûlaient de partir pour les côtes de Syrie ou d’Égypte, espérant qu’ils feraient payer aux musulmans les frais de la guerre. Louis eut beaucoup de peine à les retenir ; les historiens s’accordent à dire qu’on ne lui obéissoit quà demi ; aussi eut-il plus souvent à montrer sa patience et sa douceur évangéliques, qu’il ne déploya son autorité ; et, s’il vint à bout d’apaiser toutes les discordes, d’étouffer tous les murmures, ce fut moins par l’ascendant du pouvoir que par celui de la vertu.

Des différends s’étaient élevés entre le clergé grec et le clergé latin de l’île de Chypre. Louis IX parvint à les terminer. Les templiers et les hospitaliers l’ayant pris pour juge de leurs querelles toujours renaissantes, il leur fit jurer de se rapprocher et de n’avoir plus d’autres ennemis que ceux de Jésus-Christ. Les Génois et les Pisans établis à Ptolémaïs avaient eu entre eux de longs débats ; les deux partis étaient toujours sous les armes, et rien ne pouvait arrêter la fureur et le scandale d’une guerre civile au milieu d’une ville chrétienne : la sage médiation de Louis rétablit la paix. Ailhon, roi d’Arménie, et Bohémond, prince d’Antioche et de Tripoli, ennemis implacables, envoyèrent l’un et l’autre des ambassadeurs au roi de France, qui les détermina à conclure une trêve. Ainsi Louis IX paraissait au milieu des peuples d’Orient comme l’ange de la paix et de la concorde.

A cette époque, le territoire d’Antioche était ravagé par les bandes vagabondes des Turcomans ; Louis envoya à Bohémond six cents arbalétriers. Aithon venait de faire une alliance avec les Tartares, et se disposait à envahir les États du sultan d’Iconium dans l’Asie Mineure. Comme le prince arménien avait en Orient une grande réputation de bravoure et d’habileté, plusieurs chevaliers français, impatients d’exercer leur valeur, partirent de Chypre pour aller combattre sous ses drapeaux et partager le fruit de ses victoires. Joinville, après avoir parlé de leur départ, ne dit rien de leurs exploits, et fait connaître leur malheureuse destinée par ces seules paroles : oncques nul d’eux ne revint.

La renommée avait annoncé dans tout l’Orient l’arrivée de Louis IX, et cette nouvelle produisait la plus vive sensation parmi les musulmans et les chrétiens. Une prédiction qui s’était accréditée dans les régions les plus éloignées, et que les missionnaires trouvèrent alors répandue jusque dans la Perse, annonçait qu’un roi des Francs devait bientôt disperser tous les infidèles et délivrer l’Asie du culte et des lois sacrilèges de Mahomet. On crut alors que le moment était venu de voir cette prédiction accomplie. Une foule de chrétiens accoururent de la Syrie, de l’Égypte et de tous les pays de l’Orient, pour saluer celui que Dieu avait chargé d’accomplir ses divines promesses.

Ce fut à cette époque que Louis reçut une ambassade qui excita au plus haut degré la curiosité et l’attention des croisés, et dont le récit merveilleux occupe une très-grande place dans les chroniques du moyen âge. Cette ambassade venait de la part d’un prince tartare nommé Écalthaï, lequel se disait converti à la foi chrétienne, et faisait paraître le zèle le plus ardent pour le triomphe de l’Évangile. Le chef de cette députation, appelé David, remit au roi une lettre pleine de sentiments exprimés avec une exagération qui devait les rendre suspects ; il lui annonça que le grand kan de Tartarie avait reçu le baptême depuis trois ans, et qu’il était prêt à favoriser de tout son pouvoir l’expédition des croisés français. La nouvelle de cette ambassade se répandit bientôt dans l’armée ; dès lors on ne parla plus que des secours promis par le grand kan ou empereur des Tartares ; les chefs et les soldats accouraient pourvoir les ambassadeurs du prince Écalthaï, qu’ils regardaient comme un des premiers barons de la Tartarie.

Le roi de France interrogea plusieurs fois les députés sur leur voyage, sur leur pays, sur le caractère et les dispositions de leur souverain ; comme tout ce qu’il entendait flattait ses plus chères pensées, il ne conçut aucune défiance, et ne démêla aucune imposture dans leurs réponses. Les ambassadeurs tartares furent reçus à sa cour, admis à sa table ; il les conduisit lui-même à la célébration des offices divins dans la métropole de Nicosie, où tout le peuple était édifié de leur dévotion.

A leur départ, le roi de France et le légat du pape les chargèrent de plusieurs lettres pour le prince Écalthaï et le grand kan des Tartares. A ces lettres furent joints de magnifiques présents, parmi lesquels on remarquait une tente d’écarlate où Louis avait fait entailler et enlever par image l'annonciation de la vierge Marie, mère de Dieu, avec tous les autres points de la foi. Le roi écrivit à la reine Blanche, le légat au souverain pontife, pour leur annoncer l’ambassade extraordinaire arrivée des régions les plus lointaines de l’Orient. L’heureuse nouvelle d’une alliance avec les Tartares, qu’on regardait alors comme la plus formidable de toutes les nations, répandit la joie parmi les peuples de l’Occident, et donna les plus grandes espérances pour le succès de la croisade.

Des missionnaires envoyés alors en Tartarie par Louis IX s’assurèrent, dans leur voyage, que la conversion du grand kan n’était qu’une fable. Les ambassadeurs mogols avaient avancé dans leurs récits plusieurs autres impostures, ce qui a donné lieu à quelques savants modernes de penser que cette grande ambassade n’était qu’une supercherie dont ils ont soupçonné des moines arméniens. Quoi qu’il en soit, on ne peut douter que les Mogols, qui faisaient la guerre aux musulmans, n’eussent quelque intérêt à se rapprocher des chrétiens et ne fussent portés, dès lors, à regarder les Francs comme d’utiles auxiliaires. Un autre spectacle, moins curieux sans doute, mais plus touchant, s’offrit dans le même temps aux regards des croisés : ce fut l’arrivée de Marie, femme de Baudouin, qui venait implorer les secours de Louis IX. Joinville, qui alla recevoir Marie à Paphos et la conduisit à Nicosie, nous apprend qu’il n’était resté à l’impératrice d’Orient qu’une chappe dont elle était vêtue, un surcot à changer. La vue d’une aussi grande misère aurait pu être une leçon pour tous les princes et tous les barons qui allaient conquérir des empires en Asie. Joinville donna une robe à la souveraine de Byzance ; deux cents chevaliers lui promirent d’aller, au retour de la croisade, défendre les ruines d’un empire fondé par des soldats de la croix : dans leur généreuse compassion pour d’illustres infortunes, ils ne songeaient point au sort qui les attendait eux-mêmes dans celte guerre sainte.

Cependant l’hiver touchait à sa fin, et l’on approchait de l’époque fixée pour le départ des croisés français. Le roi de France faisait construire une grande quantité de bateaux plats, propres à faciliter la descente de l’armée chrétienne sur les côtes de l’Égypte. Comme la flotte génoise, sur laquelle les Français s’étaient embarqués à Aigues-Mortes, avait quitté le port de Limisso, on s’occupa de rassembler de toutes parts des vaisseaux pour transporter l’armée et les nombreux approvisionnements formés dans l’île de Chypre. Louis IX s’adressa aux Génois et aux Vénitiens établis sur les côtes de Syrie, qui, au grand scandale des chevaliers et des barons, montrèrent dans cette circonstance plus de cupidité que de dévotion et mirent un prix excessif au service qu’on leur demandait au nom de Jésus-Christ.

Ce fut alors que saint Louis reçut des nouvelles de l’empereur d’Allemagne, toujours poursuivi par les foudres de Rome : ce prince envoyait des vivres aux croisés, et s’affligeait dans ses lettres de ne point partager les périls de la guerre sainte. Le roi de France remercia Frédéric, et gémit sur l’obstination du pape qui privait les défenseurs de la croix d’un aussi puissant auxiliaire.

Les préparatifs du départ se poursuivaient toujours avec la plus grande activité. Il arrivait chaque jour de nouveaux croisés, qui venaient des ports de l’Occident, ou qui avaient passé l’hiver dans les îles de l’Archipel et sur les côtes de la Grèce. Toute la noblesse de Chypre avait pris la croix, et se disposait à combattre les infidèles. La plus grande harmonie régnait entre les deux nations ; dans les Églises grecques comme dans les Églises latines, on adressait au ciel des prières pour le succès des armées chrétiennes. On ne s’entretenait plus parmi les croisés que des merveilles de l’Orient, et des richesses de l’Égypte qu’on allait conquérir.

Tandis que l’enthousiasme et la joie éclataient ainsi de toutes parts parmi les guerriers chrétiens, les grands maîtres de Saint-Jean et du Temple écrivaient à Louis IX pour le pressentir sur la possibilité d’une négociation avec le sultan du Caire. Les chefs de ces deux ordres désiraient vivement briser les fers de leurs chevaliers retenus en captivité depuis la défaite de Gaza ; ils ne partageaient point d’ailleurs l’aveugle confiance des croisés dans la victoire : l’expérience des autres croisades leur avait appris que les guerriers de l’Occident, d’abord très-redoutables, commençaient presque toujours la guerre avec éclat, mais qu’ensuite, affaiblis par la discorde, épuisés par les travaux d’une expédition lointaine, quelquefois entraînés par leur inconstance naturelle, et croyant avoir assez fait pour mériter les indulgences de l’Église, ils ne songeaient plus qu’à retourner en Europe, abandonnant les colonies chrétiennes à toutes les fureurs d’un ennemi qu’avaient irrité ses premières défaites. D’après ces considérations, les deux grands maîtres auraient voulu profiter des puissants secours de l’Occident pour faire une paix utile et durable. La voie des négociations leur offrait pour l’avenir plus d’avantages qu’une guerre qui n’avait que des chances douteuses, et dont tous les périls pouvaient à la fin retomber sur eux.

Leur message pacifique arriva au moment où l’on ne parlait dans l’armée chrétienne que des conquêtes qu’on allait faire, où tous les esprits étaient échauffés par l’enthousiasme de la gloire et par l’espoir d’un riche butin. La seule proposition d’une paix avec les infidèles fut un véritable sujet de scandale pour ces guerriers qui se croyaient appelés à détruire en Asie la domination et la puissance de tous les ennemis de Jésus-Christ. La surprise et l’indignation, qui furent générales, accréditèrent dans l’armée chrétienne les plus noires calomnies contre le grand maître du Temple, qu’on accusait hautement d’entretenir des intelligences secrètes avec le sultan d’Égypte, et d’avoir invoqué les cérémonies des barbares pour resserrer cette union impie. Louis IX, qui n’arrivait pas en Orient avec une armée pour signer un traité de paix et délivrer seulement quelques prisonniers, partagea l’indignation de ses compagnons d’armes, et défendit aux grands maîtres du Temple et de Saint-Jean de réitérer des propositions outrageantes pour les guerriers chrétiens, injurieuses pour lui-même.

Les croisés, enivrés de leurs succès futurs, ne pensaient point aux obstacles qu’ils allaient rencontrer : ils étaient plus occupés des richesses que des forces de leurs ennemis ; comme ils ne connaissaient ni le climat ni le pays où se dirigeaient tous leurs vœux, leur ignorance même redoublait leur sécurité, et nourrissait en eux des espérances qui devaient bientôt s’évanouir.

Les chefs de la croisade fondaient principalement leur espoir sur les divisions des princes musulmans, qui se disputaient les provinces de la Syrie et de l’Égypte ; en effet, depuis la mort de Saladin, la discorde avait rarement cessé de troubler la famille des Ayoubites.

Mais, comme leurs dissensions éclataient par des guerres civiles et que les guerres civiles rendaient la population plus belliqueuse, leur empire, qui s’affaiblissait chaque jour au dedans, n’en devenait souvent que plus formidable au dehors : lorsque le danger commun réunissait les puissances musulmanes, ou que l’une de ces puissances asservissait toutes les autres, on avait tout à craindre d’un empire toujours chancelant dans la paix, et qui semblait prendre de nouvelles forces dans l’animosité et les périls d’une guerre contre les chrétiens.

Malek-Saleh-Negmeddin, qui régnait alors en Égypte, était le fils du sultan Malek-Kamel, célèbre par la victoire remportée à Mansourah sur l’armée de Jean de Brienne et du légat Pélage. Éloigné du trône par sa naissance, il essaya de le conquérir par les armes ; vaincu, il tomba dans les fers de son frère aîné, et profita des leçons de l’adversité. Bientôt l’estime qu’on avait pour son habileté, la haine qu’inspirait le prince qui régnait à sa place, le besoin de changement, et peut-être un certain attrait pour la révolte et la trahison, le rappelèrent à l’empire. Le nouveau souverain se montra plus habile et fut plus heureux que ses prédécesseurs : il sut maintenir les provinces dans l’obéissance, l’armée dans la discipline, tous ses ennemis dans la crainte. Il avait profité des armes des Karismiens pour s’emparer de Damas, pour accabler les chrétiens et leurs alliés. Depuis cette époque, Negmeddin étendit ses conquêtes sur les bords de l’Euphrate, et réunit enfin sous ses lois la plus grande partie de l’empire de Saladin.

Au moment où saint Louis débarqua dans l’île de Chypre, le sultan du Caire se trouvait en Syrie, où il faisait la guerre au prince d’Alep et tenait assiégée la ville d’Émèse. Il connut alors tous les projets des chrétiens, et donna des ordres pour défendre les avenues de l’Égypte. Lorsqu’il apprit que l’armée chrétienne allait s’embarquer, il abandonna aussitôt le siège d’Émèse, et conclut une trêve avec des ennemis qu’il redoutait peu, pour revenir dans ses États menacés d’une invasion.

Les Orientaux regardaient les Français comme les plus braves de la race des Occidentaux, et le roi de France comme le plus redoutable des monarques chrétiens. Les préparatifs de Negmeddin furent proportionnés à la crainte que lui inspiraient ses nouveaux ennemis. Il ne négligea rien pour fortifier les côtes, et pour approvisionner Damiette, qui devait être l’objet des premières hostilités. Une flotte nombreuse fut équipée, descendit le Nil, et se plaça à l’embouchure du fleuve ; une armée commandée par Fakreddin, le plus habile des émirs, vint camper sur la côte de la mer, à l’ouest de l’embouchure du fleuve, dans le lieu même où, trente-trois ans auparavant, l’armée de Jean de Brienne avait débarqué.

Tous ces préparatifs étaient suffisants sans doute pour arrêter les premières attaques des croisés, si le sultan du Caire avait pu les diriger lui-même et se mettre à la tête de ses troupes ; mais il était atteint d’une maladie que les médecins avaient déclarée mortelle. Dans un état de choses où tout roulait sur la personne et la vie du prince, la certitude de sa fin prochaine devait affaiblir la confiance et le zèle, ébranler les courages, et nuire à l’exécution de toutes les mesures prises pour la défense du pays. Telle était la situation militaire et politique de l’Égypte au moment où saint Louis s’embarquait dans les ports de l’île de Chypre. Plusieurs historiens disent qu’avant son départ, il envoya, selon la coutume de la chevalerie, un héraut d’armes au sultan Negmeddin pour lui déclarer la guerre. Dans les premières croisades on avait vu plusieurs princes chrétiens adresser ainsi des messages chevaleresques aux princes musulmans qu’ils allaient combattre ; il est possible que saint Louis ait suivi leur exemple ; mais la lettre qu’on lui attribue en cette occasion ne porte point le caractère de la vérité. Les mêmes historiens ajoutent que le sultan du Caire ne put retenir ses larmes en lisant la lettre de saint Louis. Sa réponse, citée dans Makrisi, est au moins conforme à son caractère connu et à l’esprit des princes musulmans. Il affectait de braver les menaces et les attaques imprévues des disciples du Christ ; il rappelait avec orgueil les victoires des musulmans sur les chrétiens, et, reprochant au roi de France l’injustice de ses agressions, il citait dans sa lettre ce passage du Coran : Ceux qui combattent injustement périront. Louis IX donna le signal du départ le vendredi avant la Pentecôte ; une flotte nombreuse sur laquelle s’étaient embarqués avec les guerriers français les croisés de l’île de Chypre, sortit du port de Limisso. « Ce fut une chose moult belle à voir, dit Joinville, car il sembloit que toute la mer, tant qu’on pouvoit voir à l’œil, fust couverte dévoilés de vaisseaux, qui furent nombrés à dix-huit cents, tant grands que petits. » Tout à coup un vent parti des côtes d’Égypte fit naître une violente tempête qui dispersa la flotte.

Louis IX, forcé de rentrer dans le port, vit avec douleur que la moitié de ses vaisseaux avaient été entraînés par les vents sur les côtes de Syrie. Ce fut alors qu’on vit arriver le duc de Bourgogne, qui avait passé l’hiver en Morée, Guillaume de Salisbury, à la tête de deux cents chevaliers anglais, et Guillaume de Villehardouin, prince d'Achaïe, qui oubliait les dangers de l’empire latin de Constantinople, pour aller combattre les infidèles sur les bords du Nil et du Jourdain. Ces renforts inattendus rendirent l’espérance à Louis IX et aux chefs de l’armée chrétienne : sans attendre les navires que la tempête avait dispersés, on remit à la voile, et la flotte, poussée par un vent favorable, se dirigea vers l’Égypte. Le quatrième jour, on entendit le pilote du premier vaisseau s’écrier : Que Dieu nous aide ! que Dieu nous aide ! nous voici devant Damiette ! Aussitôt ces paroles se répètent de navire en navire ; toute la flotte s’approche du vaisseau de Louis IX, qui s’appelait la Monnaie. Les principaux chefs s’empressent d’y monter ; le roi les attendait dans une attitude guerrière ; il les exhorta à remercier Dieu de les avoir amenés en présence des ennemis de Jésus-Christ. Comme la plupart des seigneurs paraissaient craindre qu’il n’exposât sa vie au milieu d’une guerre qui devait être terrible : « Suivez mon exemple, leur dit-il, laissez-moi braver les périls, et, dans la chaleur des combats, gardez-vous de croire que le salut de l’Eglise et de l’État réside en ma personne ; vous êtes vous-mêmes l’État et l’Église, et vous ne devez voir en moi qu’un homme ordinaire, qu’un homme dont la vie peut se dissiper comme l’ombre, quand il plaira au Dieu pour qui nous combattons. » Ainsi Louis s’oubliait lui-même, et devant les infidèles le roi de France n’était plus qu’un soldat de Jésus-Christ.

Ce discours enflamma le courage des barons et des chevaliers ; des ordres furent donnés sur toute la flotte pour se préparer au combat. Dans chaque navire les guerriers s’embrassaient de joie à l’approche du péril ; ceux que des querelles avaient éloignés les uns des autres juraient d’oublier leurs injures et de vaincre ou de mourir ensemble. Joinville raconte qu’il força alors deux chevaliers, ennemis irréconciliables, à faire la paix, en leur disant que leurs discordes pouvaient attirer les malédictions du ciel et que l’union des soldats chrétiens pouvait seule leur ouvrir le chemin de l’Égypte.

Tandis que les croisés se préparaient ainsi, les musulmans ne négligeaient rien pour leur défense. Leurs sentinelles avaient aperçu des remparts de Damiette la flotte des chrétiens : la nouvelle s’en répandit bientôt dans la ville ; une cloche qui était restée dans la grande mosquée depuis la conquête de Jean de Brienne, donna le signal du péril, et se fit entendre sur les deux rives du fleuve. Quatre galères musulmanes s’avancèrent pour reconnaître les forces des croisés : trois furent coulées à fond ; la quatrième, rentrant dans le fleuve du Nil, revint annoncer aux infidèles qu’une multitude innombrable de guerriers chrétiens arrivait de l’Occident.

Cependant la flotte chrétienne s’avançait en ordre de bataille, et vint jeter l’ancre à un quart de lieue de la côte, au moment où le soleil était à la moitié de son cours. Alors le rivage et la mer présentèrent le plus imposant spectacle : la côte d’Égypte se trouvait bordée de toute la puissance du Soudan, qui estoient de tresbelles gents à regarder. Toute la mer parut couverte de navires sur lesquels on voyait flotter l’étendard de la croix. La flotte musulmane, composée d’un nombre infini de vaisseaux chargés de soldats et de machines de guerre, défendait l’entrée du Nil. Fakreddin, chef de l’armée des infidèles, paraissait au milieu de ses guerriers avec un appareil si éclatant, que Joinville, dans sa surprise, le compare au soleil. Le ciel et la terre retentissaient du bruit des cors recourbés et des nacaires, espèces de timbales énormes, chose espouvantable à ouyr et moult estrange aux François.

Tous les chefs s’assemblèrent en conseil dans le vaisseau du roi. Plusieurs proposèrent de remettre la descente au moment où les vaisseaux écartés par la tempête, auraient rejoint la flotte : Attaquer les infidèles, sans avoir toutes ses forces, disaient-ils, c’était leur donner un avantage qui pouvait enfler leur orgueil ; avec la certitude même du succès, il paraissait juste d’attendre que tous les croisés pussent avoir part à la gloire qu’ils venaient chercher si loin. Quelques-uns parlèrent encore de l’embarras et des périls d’une descente dans un pays inconnu, du désordre qui devait accompagner une première attaque, de la difficulté de rallier l’armée et la flotte si l’on rencontrait des obstacles invincibles. Louis IX ne partagea point cet avis. « Nous ne sommes pas venus jusqu’ici, leur dit-il, pour entendre de sang-froid les menaces de nos ennemis, et pour être, pendant plusieurs jours, immobiles spectateurs de leurs préparatifs. Temporiser, c’est relever leur courage et risquer d’affaiblir l’ardeur des guerriers français. Nous n’avons ni rade ni port pour nous mettre à l’abri des vents et des attaques imprévues des Sarrasins ; une seconde tempête peut dissiper encore ce qui reste de la flotte et nous ôter les moyens de commencer la guerre avec succès. Aujourd’hui, Dieu nous envoie la victoire ; plus tard, il nous punirait d’avoir négligé l’occasion de vaincre. »

Le plus grand nombre des seigneurs et des barons se rangèrent à l’avis de Louis IX. La descente fut résolue pour le lendemain. On se tint en garde toute la nuit ; on alluma sur la flotte une grande quantité de flambeaux ; des vaisseaux s’avancèrent vers l’embouchure du Nil pour surveiller les entreprises des musulmans.

Au lever du jour, toute la flotte leva l’ancre ; les musulmans se mirent sous les armes ; leur infanterie et leur cavalerie occupèrent le rivage où l’on présumait que les croisés allaient descendre.

Lorsque les vaisseaux s’approchèrent de la côte, les guerriers chrétiens descendirent dans les barques qui suivaient la flotte, et se rangèrent sur deux lignes. Louis IX se plaça à la pointe droite, accompagné des deux princes ses frères et de l’élite de ses chevaliers. Il avait à ses côtés le cardinal-légat, qui portait dans ses mains la croix du Sauveur ; devant lui s'avançait une barque où flottait l’étendard de la France.

Le comte de Joppé, de l’illustre famille de Brienne, était à la pointe gauche, vers l’embouchure du Nil ; il paraissait à la tête des chevaliers de l’île de Chypre et des barons de la Palestine. Il montait le navire le plus léger de la flotte. Ce navire portait les armes des comtes de Joppé peintes sur la poupe et sur la proue. Autour de son pavillon flottaient des banderoles de mille couleurs, et trois cents rameurs le faisaient voler sur les eaux. Erard de Brienne, entouré d'une troupe choisie, occupait le centre de la ligne avec Baudouin de Reims, qui commandait mille guerriers. Les chevaliers elles barons étaient debout sur les bateaux, regardant le rivage, la lance à la main et leurs chevaux à côté d’eux. Sur le front et sur les ailes de l’armée, une foule d’arbalétriers avaient été placés dans des barques pour écarter les ennemis.

Aussitôt qu’on fut à portée de l’arc, il partit en même temps du rivage et de la ligne des croisés une nuée de pierres, de traits et de javelots. Les rangs des chrétiens parurent un moment ébranlés. Le roi ordonna de redoubler d’efforts pour arriver à terre. Lui-même donne l’exemple : malgré le légat, qui voulait le retenir, il s’élance au milieu des vagues, couvert de ses armes, le bouclier sur sa poitrine et l’épée à la main ; il avait de l’eau jusqu’aux épaules ; toute l’armée chrétienne, à l’exemple du roi, s’était jetée à la mer, en criant : Montjoie-Saint-Denis ! Cette multitude d’hommes et de chevaux, s’efforçant de gagner le bord, soulevaient les flots, qui allaient se briser aux pieds des musulmans ; les guerriers se pressaient, se heurtaient dans leur marche ; on n’entendait que le bruit des vagues et des rames, les cris des soldats et des matelots, le choc tumultueux des barques et des navires qui s’avançaient en désordre.

Les bataillons musulmans, assemblés sur la rive, ne purent arrêter les guerriers français. Joinville et Baudouin de Reims abordèrent des premiers ; après eux, le comte de Joppé ; ils se rangeaient en bataille avec leurs chevaliers, lorsque la cavalerie musulmane vint fondre sur eux ; les croisés, couverts de leurs boucliers, pressent leurs rangs, et, présentant la pointe de leurs lances, arrêtent l’impétuosité de l’ennemi. Derrière leur bataillon viennent se ranger tous ceux de leurs compagnons qui ont atteint le rivage.

Déjà l’oriflamme était arborée sur la côte ; Louis avait gagné la rive. Sans songer au péril, il se jette à genoux pour remercier le ciel, et, se relevant plein d’une nouvelle ardeur, il appelle autour de lui ses plus braves chevaliers. Un historien arabe rapporte que le roi des Francs fit alors déployer sa tente, et que cette tente, d’un rouge éclatant, attirait tous les regards. Enfin toute l’armée arrive. Sur tous les points de la côte un combat sanglant s’est engagé ; les deux flottes étaient aux prises vers l’embouchure du Nil. Tandis que le rivage et la mer retentissaient ainsi du choc des armes, restées à l’écart sur un navire, la reine Marguerite et la duchesse d’Anjou attendaient dans la crainte l’issue de cette bataille générale ; elles adressaient au ciel de ferventes prières, et de pieux ecclésiastiques réunis autour d’elles chantaient des psaumes pour obtenir la protection du Dieu des armées.

La flotte des musulmans fut dispersée ; plusieurs de leurs vaisseaux furent coulés à fond, les autres remontèrent le fleuve. Dans le même temps les troupes de Fakreddin, de toutes parts ébranlées, se retiraient en désordre. Les Français les poursuivent jusque dans leurs retranchements ; un dernier combat s’engage ; les musulmans, vaincus une seconde fois, abandonnent leur camp et la rive occidentale du Nil, et laissent plusieurs de leurs émirs sur le champ de bataille : rien ne pouvait résister aux Français, animés par la présence et l’exemple de leur roi.

Pendant le combat, on avait envoyé plusieurs colombes messagères au sultan du Caire, que sa maladie retenait dans un bourg situé entre Damiette et Mansourah. Comme on ne reçut point de réponse, le bruit de son trépas acheva de jeter le découragement parmi les troupes égyptiennes. La plupart des émirs étaient impatients de savoir quel sort les attendait sous un règne nouveau : plusieurs désertèrent les drapeaux. Leur retraite augmenta encore le désordre ; vers le soir toute l’armée se débanda, et les soldats, abandonnés de leurs chefs, ne songèrent plus qu’à fuir.

Les croisés restèrent maîtres des bords de la mer et des deux rives du Nil. Une si belle victoire ne lut point achetée par le sang chrétien : deux ou trois chevaliers seulement périrent dans cette journée glorieuse. Parmi les seigneurs français, on n’eut à pleurer que le comte de la Marche, qui chercha le trépas, et, mourant ainsi à côté de son roi, expia, disent nos historiens, ses nombreuses félonies.

Vers la fin du jour, on dressa des tentes sur le champ de bataille ; le clergé chanta le Te Deum ; la nuit se passa au milieu des réjouissances. Pendant que l’armée victorieuse se livrait à la joie, la plus grande confusion régnait dans Damiette : les fuyards avaient traversé la ville, semant partout la terreur qui les poursuivait ; Fakreddin lui-même ne donna point d’ordre pour la sûreté de la place. Les habitants croyaient voir à chaque instant arriver les Français ; les uns redoutaient une surprise, les autres craignaient un siège ; personne ne songeait à les rassurer ; les ténèbres de la nuit ajoutaient à leur effroi.

La crainte les rendit barbares : ils massacrèrent impitoyablement tous les chrétiens qui se trouvaient dans la ville ; les troupes, en se retirant, pillaient les maisons, mettaient le feu aux édifices ; des familles entières fuyaient, emportant leurs meubles et leurs richesses. La garnison était composée des plus braves de la tribu arabe des Benou-Kenaneh ; la peur les gagna comme les autres : ils abandonnèrent les tours et les remparts confiés à leur garde, et s’enfuirent avec l’armée de Fakreddin. Vers la fin de la nuit, la ville était sans défenseurs et sans habitants.

On aperçut bientôt du camp des chrétiens des tourbillons de flammes qui s’élevaient au-dessus de Damiette. Tout l’horizon était en feu. Le lendemain, au lever du jour, des soldats s’avancèrent vers la ville ; ils en virent les portes ouvertes ; ils ne trouvèrent dans les rues que les cadavres des victimes immolées par le désespoir et le fanatisme des infidèles, et quelques chrétiens vivants qui, s’étant dérobés à la poursuite des meurtriers et des bourreaux, avaient massacré à leur tour les musulmans que l’âge et les infirmités retardaient dans leur fuite. Les soldats revinrent annoncer au camp ce qu’ils avaient vu. On eut d’abord quelque peine à les croire ; l’armée s’avança en ordre de bataille. Lorsqu’on se fut assuré que la ville était déserte, les croisés en prirent possession. Ils s’occupèrent d’abord d’arrêter les progrès de l’incendie ; puis les soldats se répandirent dans la ville pour la piller, et tout ce qui avait échappé aux flammes devint le prix delà victoire.

Dans le même temps, le roi de France, le légat du pape, le patriarche de Jérusalem, suivis d’une foule de prélats et d’ecclésiastiques, entraient en procession dans Damiette, et se rendaient à la grande mosquée, qui fut de nouveau convertie en église et consacrée à la Vierge, mère de Jésus-Christ. Le monarque français, le clergé, tous les chefs de l’armée, marchaient la tête découverte, les pieds nus, chaulant des psaumes pour remercier Dieu et lui attribuer toute la gloire d’une conquête miraculeuse.

Les chevaliers et les barons, en parcourant la ville conquise, contemplèrent avec joie les hauts remparts, les nombreuses tours, les fortifications de toute espèce qui devaient la défendre. Quelques musulmans, frappés du prodige qui venait de s’opérer sous leurs yeux en faveur des soldats de la croix, embrassèrent la religion du Christ, et promirent aux croisés de leur servir de guides dans leurs expéditions. Plusieurs Syriens qui habitaient Damiette, comme esclaves des musulmans, étaient accourus au-devant de l’armée chrétienne, portant dans leurs mains le signe du salut ; les croisés les reconnurent pour leurs frères et les associèrent à leur victoire. Un spectacle qui dut vivement toucher les vainqueurs, ce fut la délivrance de cinquante-trois captifs qui avaient refusé d’abjurer leur foi et qui gémissaient dans les fers depuis vingt-deux ans ; ils furent conduits au roi de France, auquel ils racontèrent le trouble et les alarmes des musulmans, qui avaient fui dans les ténèbres, en se disant les uns aux autres que li paurcels estaient venus. Les croisés purent reconnaître en cette occasion la mauvaise foi des musulmans, qui, malgré les traités, retenaient les chrétiens prisonniers ; il n’était pas alors une ville d’Égypte dont les prisons ne fussent remplies de ces malheureuses victimes des guerres saintes.

La renommée annonça bientôt la prise de Damiette dans toutes les provinces égyptiennes. Un auteur arabe qui se trouvait alors au Caire nous apprend, dans son histoire, que cet événement fut regardé comme une des plus grandes calamités. Tous les musulmans étaient dans la crainte et dans l’affliction ; les plus braves désespéraient du salut de l’Egypte.

Negmeddin était toujours malade, et ne pouvait monter à cheval ; la défaite de son armée et les victoires des chrétiens lui furent annoncées par les soldats et les habitants qui avaient pris la fuite. Il entra dans une grande colère contre la garnison de Damiette ; une sentence de mort fut à l’instant portée contre cinquante-quatre des plus coupables. En vain alléguèrent-ils pour leur excuse la retraite de l’émir Fakreddin ; le sultan répondit qu’ils méritaient la mort pour avoir redouté les armes de l’ennemi plus que le courroux de leur maître. Un d’eux, condamné avec son fils, jeune homme d’une rare beauté, demanda à mourir le premier ; le sultan lui refusa cette grâce : le malheureux père eut la douleur de voir expirer son fils sous ses yeux avant d’être lui-même livré au supplice. A la vue de cette barbare exécution, on dut s’étonner qu’un prince qui n’avait plus d’armée trouvât encore des bourreaux pour punir les déserteurs et les lâches. Cet appareil des supplices, en faisant croire à la puissance du maître, frappait vivement les esprits de la multitude, et suffisait pour ramener à la discipline la foule grossière des soldats musulmans ; mais il n’en était pas de même des principaux émirs, peu disposés à trembler devant un souverain qu’ils regardaient comme leur ouvrage et qui avait besoin de leur appui. Le sultan aurait voulu punir Fakreddin ; mais le temps, dit un historien arabe, ne permettait que la patience. Il se contenta de lui adresser quelques reproches. « La présence des Francs, lui dit-il, doit avoir quelque chose de bien terrible, puisque des hommes comme vous n’ont pu la supporter un jour entier. » Ces paroles éveillèrent plus d’indignation que de crainte parmi les émirs qui étaient présents ; quelques-uns regardèrent alors Fakreddin comme pour lui dire qu’ils étaient prêts à massacrer le sultan ; mais le sultan avait sur le front la pâleur de la mort, et la vue d’un mourant leur ôta la pensée de commettre un crime inutile. Déplorable situation d’un prince qui avait à quelques lieues de lui un ennemi formidable qu’il ne pouvait combattre, près de lui des traîtres qu’il n’osait punir, et qui, voyant chaque jour s’affaiblir son autorité, chaque jour se sentant mourir, semblait n’avoir plus de salut à espérer ni pour son empire ni pour lui-même.

Pendant ce temps-là les croisés s’établissaient sans obstacles dans Damiette. Le roi de France et le légat du pape firent ordonner un archevêque en la maistre eglise de la ville qui avait esté faite de la maistre mahommerie. Toutes les autres mosquées de la cité furent de même changées en églises ou chapelles, auxquelles Louis IX fit donner de riches ornements et tous les objets nécessaires à la célébration des offices. Rien ne fut épargné aux prélats et à tous ceux qui devaient chanter les louanges du Seigneur. Le roi distribua la plupart des terres et des maisons aux ordres du Temple, de Saint-Jean, aux chevaliers teutoniques, aux barons et aux seigneurs d’outre-mer. Les frères mineurs, qui avaient prêché la croisade, et les frères de la Trinité, dont la mission était de racheter les captifs, obtinrent aussi de riches dotations dans la ville conquise.

La garde des tours et des remparts fut confiée à cinq cents chevaliers ; le roi ne permit point à l’armée chrétienne de rester dans la ville ; des tentes, des pavillons, furent dressés sur les deux rives du Nil et dans l’île de Maalé (le Delta). Les guerriers chrétiens supportaient avec peine la chaleur du climat ; ils souffraient beaucoup, dit un témoin oculaire, de la grande planté de mouches et de puces grans et grosses qui estaient en l’ost. Malgré ces incommodités et les malheurs plus grands qui pouvaient les menacer, les croisés ne songeaient qu’à jouir en paix de leur victoire. Ce fut à cette époque, et du camp appelé J’amas que le comte d’Artois écrivit à la reine Blanche une lettre qui nous a été conservée. Après avoir raconté en peu de mots la conquête de Damiette, le frère de Louis IX se contentait de dire que le roi et la reine se portaient bien, que le comte d’Anjou avoit toujours sa fièvre quarte, mais quelle devenait moins forte, et que la comtesse d’Anjou étoit accouchée dans l’ile de Chypre d’un gros garçon quelle y avait laissé en nourrice. Telle était alors la sécurité des croisés français, telles étaient les nouvelles d’Orient, quî, sans faire pressentir aucun événement fâcheux et sans laisser rien présager des tristesses de l’avenir, allaient porter l’espérance et la joie dans le royaume de France.

Le sultan du Caire s’était fait transporter à Mansourah, où il s’efforçait de rallier son armée et de rétablir la discipline parmi ses troupes. Soit qu’il fût revenu de son effroi, ou qu’il voulût cacher ses alarmes et les progrès de sa maladie, il adressa plusieurs messages à Louis IX. Dans une de ses lettres, Negmeddin, joignant la menace à l’ironie, félicitait le roi de France de son arrivée en Égypte, et lui demandait quelle serait l’époque de son départ. Le prince musulman ajoutait, entre autres choses, que cette quantité de vivres et d’instruments d’agriculture dont les croisés avaient chargé leurs vaisseaux, lui paraissait une précaution utile ; et pour remplir envers les Francs les devoirs de l’hospitalité d’une manière digne d’eux et de lui, il s’engageait à leur fournir assez de blé pour le séjour qu’ils feraient dans ses États. Negmeddin, dans un autre message, proposait au roi de France une bataille générale, pour le vingt-cinquième jour de juin, dans le lieu qui serait déterminé. Louis IX répondit à la première lettre du sultan, qu’il était descendu en Égypte au jour qu’il avait marqué, et que, pour son départ, il s’en occuperait à loisir. Quant à la bataille proposée, le roi se contenta de répondre qu’il ne voulait ni accepter le jour, ni choisir le lieu, parce que tous les lieux et tous les jours étaient également bons pour combattre les infidèles. Le monarque français ajoutait qu’il attaquerait le sultan partout où il le rencontrerait, qu’il le poursuivrait en tout temps et sans relâche, qu’il le traiterait en ennemi jusqu’à ce que Dieu l’eût touché et que les chrétiens pussent le regarder comme leur frère.

La fortune offrait à Louis IX l’occasion et les moyens d’accomplir ses menaces. Les croisés que la tempête avait séparés de la flotte, arrivaient chaque jour ; les chevaliers du Temple et de Saint-Jean, qu'on avait accusés de chercher la paix, venaient de rejoindre les drapeaux de l’armée et ne respiraient que la guerre ; ils connaissaient le pays et la manière de combattre les infidèles ; avec cet utile renfort, on pouvait tenter une expédition contre Alexandrie, ou s’emparer de Mansourah et se rendre maître de la route du Caire. Après la prise de Damiette, plusieurs des chefs avaient proposé de poursuivre les musulmans et de profiter de la terreur que leur inspirait la première victoire des chrétiens. Mais on touchait à l’époque où les eaux du Nil commencent à s’élever, et le souvenir de la déroute de Pélage et de Jean de Brienne éloignait la pensée de marcher contre la capitale de l’Égypte. Louis IX voulut attendre, pour poursuivre ses conquêtes, l’arrivée de son frère, le comte de Poitiers, qui avait dû s’embarquer avec l’arrière-ban du royaume de France. La plupart des historiens ont vu dans celte résolution la cause de tous les désastres qui arrivèrent dans la suite. Nous n’avons point assez de documents positifs pour apprécier ce qu’il y a de vrai dans leur opinion ; mais on peut dire avec certitude que l’inaction de l’armée chrétienne devint dès lors la source des plus funestes désordres

Ces désordres commencèrent à éclater lorsqu’on partagea le butin fait à la prise de Damiette. Pour animer le courage des croisés, on leur avait souvent parlé des trésors de cette ville, entrepôt des marchandises de l’Orient ; mais, comme les plus riches quartiers avaient été livrés aux flammes, comme les habitants dans leur fuite avaient emporté leurs effets les plus précieux, les dépouilles conquises sur l’ennemi se trouvèrent loin de répondre aux espérances de l’armée victorieuse. Malgré les menaces du légat, plusieurs croisés n’avaient point remis en commun ce qui était tombé entre leurs mains. Tout le butin fait dans la ville ne produisit qu’une somme de six mille livres tournois à partager entre les croisés, dont la surprise et l’indignation éclatèrent en violents murmures.

Comme il avait été décidé dans un conseil qu’on ne ferait point le partage des vivres et qu’on les conserverait dans les magasins du roi pour l’entretien de l’armée, cette résolution, contraire aux anciens usages, fît naître de vives réclamations. Joinville nous apprend que le prud’homme Jean de Valéry, dont l’armée admirait l’austère probité autant que la bravoure, adressa à ce sujet des représentations au roi de France. Jean de Valéry allégua les coutumes de la terre sainte ; il invoqua les lois de la féodalité, d’après lesquelles chaque seigneur faisait la guerre à ses frais et devait obtenir sa part de toutes les dépouilles de l’ennemi : on aurait pu répondre à cette réclamation, que Louis IX fournissait de l’argent à la plupart des chefs de l’armée, et que, par-là, les comtes et les barons avaient renoncé aux conditions du pacte féodal. Cette loi du partage des provisions, observée dans les croisades précédentes, n’avait été que trop funeste aux armées chrétiennes, presque toujours manquant de vivres et livrées à d’horribles misères. Le pieux monarque voulut éviter des malheurs., fruit de l’imprévoyance, et refusa de faire droit aux plaintes de la plupart des seigneurs français : ainsi demeura la besongne, dit Joinville, dont maintes gens se tinrent mal satisfaits.

Bientôt à cet esprit de mécontentement se joignirent d’autres désordres dont les suites devaient être encore plus déplorables. Les chevaliers oubliaient dans une funeste oisiveté leurs vertus belliqueuses et l’objet de la guerre sainte. Comme on leur promettait les richesses de l’Egypte et de l’Orient, les seigneurs et les barons se hâtaient de consumer en festins l’argent qu’ils tenaient des libéralités du roi, ou qu’ils avaient amassé en vendant leurs terres et leurs châteaux. La passion du jeu s’était emparée des chefs et des soldats ; après avoir perdu leur fortune, ils jouaient jusqu’à leurs chevaux et leurs armes. A l’ombre même des étendards de Jésus-Christ, les croisés se livraient à tous les excès de la débauche ; la contagion des vices les plus honteux s’étendait partout, et l’on trouvait des lieux de prostitution jusque dans le voisinage du pavillon qu’habitait le pieux monarque des Français.

Pour satisfaire le goût effréné du luxe et des plaisirs, on avait recours à toutes sortes de moyens violents. Les chefs de l’armée pillaient les marchands qui approvisionnaient le camp et la ville ; ils leur imposaient d’énormes tributs : ce qui amena la disette. Les plus ardents faisaient au loin des excursions, surprenaient les caravanes, dévastaient les bourgs et les campagnes, enlevaient les femmes des musulmans, qu’ils amenaient en triomphe à Damiette ; souvent le partage du butin enfantait de vives querelles, et le camp retentissait de plaintes et de menaces.

Un des traits les plus affligeants de ce tableau, c’est que l’autorité du roi était chaque jour moins respectée : à mesure que la corruption faisait des progrès, on perdait l’habitude de l’obéissance ; les lois étaient sans force, la vertu n’avait plus d’empire. Louis IX trouvait de l’opposition à ses volontés jusque dans les princes de sa famille. Le comte d’Artois, jeune prince ardent et présomptueux, ne pouvant supporter ni rivaux ni contradicteurs, fier de sa renommée militaire et plein de jalousie pour toute espèce de gloire, provoquait souvent les autres chefs, et les accablait sans motifs des plus sanglants outrages. Le comte de Salisbury, qu’il avait maltraité, porta ses plaintes à Louis IX, et, n’ayant pu obtenir la satisfaction qu’il demandait, fit entendre dans sa colère ces paroles mémorables : Vous n’êtes donc point roi, puisque vous ne pouvez faire justice ? Cette indocilité des princes, cette licence des grands, mirent le comble au désordre. Chaque jour il y avait plus de relâchement dans la discipline ; on veillait à peine à la garde du camp, qui s’étendait dans la plaine et sur la rive orientale du Nil ; les avant-postes de l’armée chrétienne étaient sans cesse exposés à l’attaque des ennemis, sans qu’on opposât d’autre moyen de résistance qu’une bravoure imprudente et téméraire qui ne faisait qu’accroître les périls.

Parmi les soldats musulmans envoyés pour harceler les croisés, on remarquait les Arabes bédouins, guerriers intrépides, cavaliers infatigables, qui n’avaient d’autre patrie que le désert, d’autre bien que leurs chevaux et leurs armes, à qui l’espoir du butin faisait supporter tous les travaux et braver tous les dangers. Aux Arabes du désert s’étaient réunis quelques cavaliers karismiens échappés à la ruine de leur nation belliqueuse. Accoutumés à vivre de brigandages, les uns et les autres veillaient nuit et jour pour épier les soldats chrétiens, et semblaient avoir l’activité et l’instinct de ces animaux sauvages qui rôdent sans cesse autour des demeures de l’homme pour chercher leur proie. Le sultan du Caire avait promis un besant d’or pour chaque tête de chrétien qu’on apporterait dans sa tente. Quelquefois les Arabes et les Karismiens surprenaient les croisés qui s’écartaient de l’armée ; souvent ils profitaient des ténèbres de la nuit pour pénétrer dans le camp : des sentinelles endormies, des chevaliers couchés dans leurs tentes, étaient frappés par une main invisible, et, quand le jour venait éclairer le carnage de la nuit, les barbares fuyaient le long du Nil, et couraient demander leur salaire au sultan d’Egypte.

Ces surprises, ces attaques nocturnes, servaient surtout à ranimer le courage des musulmans. Pour relever la confiance de la multitude et de l’armée, on affectait de leur montrer les têtes des chrétiens, on promenait les captifs en triomphe ; le moindre avantage remporté sur les Francs était célébré dans toute l’Égypte. Les historiens contemporains, entraînés par l’exagération commune, racontent les plus petits combats comme de mémorables victoires, et l’on s’étonne aujourd’hui de lire dans l’histoire d’une époque si féconde en grands événements militaires, qu’au mois de Ramadan il arriva au Caire trente-sept chrétiens chargés de chaînes, qu’ils furent suivis quelques jours après par trente-huit autres captifs, parmi lesquels on remarquait cinq chevaliers.

Negmeddin semblait redoubler d’activité à mesure que sa fin approchait. Il s’occupait de réunir ses troupes, toujours attentif à surveiller les mouvements des croisés et à tirer parti de leurs fautes. On travaillait jour et nuit à réparer les tours et les fortifications de Mansourah ; la flotte musulmane, qui avait remonté le Nil, était venue jeter l’ancre devant la ville. Au milieu de ces préparatifs, on reçut la nouvelle que les guerriers de Damas s’étaient emparés de la ville de Sidon, appartenant aux Francs, et que la place importante de Carac venait de se déclarer pour Negmeddin. Cette nouvelle inattendue, la vue des prisonniers, et surtout l’inaction de l’armée chrétienne qu’on ne manquait pas d’attribuer à la crainte, achevèrent de dissiper l’effroi des musulmans. Tandis que chaque jour il arrivait de nouveaux renforts à l’armée du sultan, le peuple se portait en foule dans les mosquées du Caire et des autres villes de l’Égypte, pour invoquer la protection du ciel et remercier le dieu de Mahomet de n’avoir pas permis aux chrétiens de profiter de leurs victoires.