Septième croisade. —
L’empereur Frédéric II accepte le royaume de Jérusalem ; mécontentement de
Jean de Brienne, son beau-père ; état général de l’Europe ; mort d’Honoré III
; Grégoire IX ; ses démêlés avec l’empereur d’Allemagne ; Frédéric à
Ptolémaïs ; ses négociations avec Malek-Kamel ; il entre à Jérusalem, revient
à Ptolémaïs, fait voile pour l’Italie, et traite avec le pape. — Thibaut V,
comte de Champagne et roi de Navarre, prend la croix ; il a beaucoup
d’imitateurs ; décadence de l’empire franc de Constantinople ; Grégoire IX
s’oppose au départ des croisés ; ils persistent dans leur résolution ; mort
de Malek-Kamel ; expédition contre Damas ; expédition contre Gaza ; les
chrétiens y sont vaincus ; les Français se rembarquent ; Richard de Cornouailles
; Innocent IV. — Coup d’œil général sur la septième croisade.
En
commençant cet ouvrage, j’étais bien loin de connaître la tâche que je
m’étais imposée ; animé par l’intérêt de mon sujet, plein d’une trop grande
confiance en mes forces, je croyais sans cesse toucher au terme de mon
travail, semblable à ces pauvres villageois qui, partis pour la première
croisade, croyaient, à chaque ville qu’ils rencontraient, être arrivés à
Jérusalem. Nous
avons laissé les croisés s’éloignant tristement d’une terre qu’ils avaient
conquise. La sixième croisade avait été déjà signalée par de grandes
victoires, par de grands revers, et le prince que le chef de l’Eglise
désignait pour commander les saintes expéditions en Orient, n’avait point
quitté l’Europe. La domination de la Sicile et de l’Italie attirait tour à
tour l’attention de la cour de Rome et celle de l’empereur d’Allemagne, et la
délivrance des saints lieux servait de voile aux entreprises de la politique.
Les pontifes avaient, sans doute, le projet sincère de secourir les colonies
chrétiennes. L’histoire contemporaine raconte leurs prédications, leurs
travaux et les prodiges de leur zèle infatigable. Mais l’ambition de Frédéric
II cachait d’autres desseins ; l’agrandissement de son empire en Occident
occupait plus ses pensées que la conquête de Jérusalem. Avant
la prise de Damiette, Frédéric avait envoyé en Égypte, comme ses lieutenants,
le duc de Bavière et Mathieu, comte de la Pouille. R leur avait ordonné de
s’entendre avec le légat du pape et de ne faire la paix avec les Turcs que du
consentement de l’Église romaine. Malgré cette déférence pour le Saint-Siège,
lorsque les chrétiens vaincus dans Mansourah furent obligés d’abandonner leur
conquête, des plaintes s’élevèrent de toutes parts contre l’empereur
d’Allemagne, et le pape lui-même l’accusa d’avoir, par ses retards, contribué
aux désastres de l’armée chrétienne. Frédéric rappela avec chaleur les
services qu’il avait rendus à la croisade ; comme la cour de Rome persistait
à l’accuser, au lieu de protester de son innocence, il fit éclater sa colère.
Dès lors, Honoré, soit qu’il fut intimidé par les discours de Frédéric, soit
qu’il obéît à la modération de son caractère, ne s’occupa plus que d’apaiser
un prince qu’avaient irrité ses menaces. Pour intéresser Frédéric au projet
de la croisade, il eut la pensée de lui offrir un royaume en Asie, et lui
proposa d’épouser Yolande, fille et héritière du roi de Jérusalem. Les grands
maîtres des templiers, des hospitaliers, de l’ordre teutonique, le
patriarche, le roi de Jérusalem, appelés en Italie pour délibérer sur les
affaires de la croisade, applaudirent à cette union qui leur assurait le
secours d’un puissant monarque. Frédéric accepta un royaume qu’il promit de
défendre, et consentit à être excommunié s’il manquait à ses promesses. [1223.]
Après la conférence tenue en Campanie, le roi Jean de Brienne alla solliciter
des secours pour la terre sainte dans les principaux États de l’Europe.
Lorsque le roi de Jérusalem arriva en France, les Français pleuraient la mort
de Philippe-Auguste. Jean de Brienne assista aux funérailles de son
bienfaiteur, qui avait légué, en mourant, trois mille marcs d’argent aux
défenseurs de la Palestine. Après avoir rendu les derniers devoirs à
Philippe, le roi de Jérusalem passa en Angleterre et en Allemagne, où sa
présence et ses discours rappelèrent aux chrétiens les malheurs de la terre
sainte. De son
côté, l’empereur Frédéric faisait tous les préparatifs nécessaires pour une
expédition qu’il devait diriger en personne. On construisait, par ses ordres,
dans tous les ports de la Sicile, des vaisseaux pour le transport des
croisés. « Le ciel et la terre, écrivait-il au pape, me sont témoins que
je désire de toute mon âme le triomphe des armes chrétiennes, et que je ne
néglige rien pour assurer le succès de la sainte expédition. » Dans toutes
ses lettres, Frédéric exhortait le souverain pontife à ne rien négliger pour
augmenter le nombre des soldats de Jésus-Christ. Devenu tout à coup plus zélé
pour la croisade que le pape lui-même, il reprochait à la cour de Rome
d’épargner les indulgences et de confier la prédication de la guerre sainte à
des orateurs vulgaires ; il conseillait au pape de redoubler d’efforts pour
apaiser les querelles entre les princes chrétiens et faire signer la paix aux
rois de France et d’Angleterre, afin que la noblesse et le peuple de ces deux
royaumes pussent prendre part à la croisade. Frédéric, ne pouvant se rendre
en Allemagne, y envoya le grand maître de l’ordre teutonique, et le chargea
d’exhorter le landgrave de Thuringe, le duc d’Autriche, le roi de Hongrie et
les autres princes de l’Empire à faire le serment de combattre les infidèles.
Il s’engageait à fournir aux croisés des vaisseaux, des vivres, des armes, et
tout ce qui leur serait nécessaire pour l’expédition d’outre-mer. Enfin
l’empereur déployait tant d’activité, montrait tant d'ardeur et de zèle, que
toute l’attention des chrétiens se portait vers lui, et qu’il était regardé
comme l’âme, le mobile et le chef de la sainte entreprise. Cependant
le pape, de son côté, ne négligeait point les intérêts de la croisade : il
pressait le départ du duc de Brabant, et promettait quinze mille marcs
d’argent au marquis de Montferrat décidé à passer les mers à la tête d’une
troupe choisie. Le souverain pontife, qui avait exhorté Philippe-Auguste à se
joindre à Frédéric, recommanda aussi les intérêts de Jérusalem à son
successeur Louis VIII ; il l’invita à se réconcilier avec le roi
d’Angleterre, afin de concourir à l’expédition de la terre sainte. Honoré
reçut du patriarche d’Alexandrie une curieuse lettre que nous devons
reproduire ici, parce qu’elle nous fait connaître la situation des chrétiens
d’Orient à cette époque. « Les
archevêques, les évêques, les prêtres, les clercs, et généralement tous les
chrétiens qui sont en Égypte, adressent à Votre Sainteté leurs supplications
mêlées de soupirs et de larmes... Nous n’osons point avoir des chevaux dans
nos maisons, ni porter nos morts à travers la ville avec la croix ; si une église
chrétienne vient à tomber par quelque accident, nous n’osons point la
réédifier d’aucune manière. Depuis quatorze ans, chaque chrétien d’Egypte
paie le djéziéh, que les Latins appellent tribut, et qui est
d’un besant d’or et de quatorze karoubas ; s’il est pauvre, on le jette en
prison, et il ne peut en sortir qu’en acquittant tout le tribut. Les
chrétiens sont en si grand nombre en Égypte, que, chaque année, il faut payer
au trésor du sultan dix mille besants sarrasins d’or, monnaie de Babylone.
Que vous dire de plus, lorsque les chrétiens sont employés aux ouvrages les
plus avilissants et les plus bas, même à nettoyer les places de la ville, ce
qui fait la honte de toute la chrétienté ? On ne doit point vous rappeler
dans quel état de ruine, de désolation et d’abandon, demeure Jérusalem,
élevée au rang des villes. Le monde entier connaît ce qui s’est passé à
Damiette et ce qui s’y est fait ; il ne faut point consigner dans des lettres
ce qui est honteux à dire. « Ayez
pitié de nous, Seigneur, ayez pitié de nous. Venez, et délivrez-nous, notre
père spirituel. De même que les saints attendaient, avant la venue du Christ,
la rédemption et la délivrance des hommes par le Fils de Dieu, ainsi nous
soupirons après l’arrivée de votre fils l’empereur. On ne doit point oublier,
mais il faut au contraire bien se rappeler la conduite que doit suivre
l’empereur lorsqu’il viendra. Voici la voie à tenir pour arriver sain et sauf
et sans dommage avec l’agrément de Dieu. Que les galères et les vaisseaux (galeæ naves), quels qu’ils soient, entrent
par la branche du Nil qui débouche à Rosette, et jettent l’ancre près d’une
ville, située dans une île du fleuve, nommée Foha. En agissant ainsi, on
obtiendra, Dieu le permettant, toute la terre d’Égypte, sans éprouver de désastre.
Le bras de Rosette est profond et large ; l’île indiquée abonde en toutes
sortes de biens, ainsi que le porteur des présentes, homme fidèle et l’un de
nos familiers, pourra vous le dire ; nous vous l’avons envoyé, parce que nous
connaissons sa prudence et sa sagesse à cet égard. L’événement le plus
déplorable arrivé en Égypte par la conquête de Damiette, et qui tourne au
déshonneur du christianisme, c’est que cent cinquante églises ont été
détruites : par celui qui vit dans les siècles, je ne mens point dans ce
récit. Que votre main triomphe des ennemis du Christ ! Les Sarrasins, appelés
molana, c’est-à-dire seigneurs, qui occupaient l’Égypte avant Saladin,
supplient et conjurent Votre Sainteté, par le nom de Dieu, de vous hâter
d’envoyer celui que vous nous destinez, parce que la terre d’Égypte est à
vous. » [1224.]
Le bruit des préparatifs de Frédéric était parvenu jusque chez les peuples de
la Géorgie. La reine de cette contrée écrivait au chef de l’Église de Rome
que le connétable de son royaume et un grand nombre de ses sujets
n’attendaient que l’arrivée de l’empereur d’Allemagne pour voler au secours
de la Palestine. Les Géorgiens passaient pour un peuple belliqueux : ils
étaient redoutés des musulmans, leurs pèlerins avaient le privilège d’entrer
à Jérusalem sans payer le tribut imposé aux autres chrétiens. Lorsque le
prince de Damas fit démolir les remparts de la ville sainte, les guerriers de
la Géorgie jurèrent de venger cet outrage fait à la cité de Dieu ; mais
l’invasion des Tartares les empêcha de sortir de leur territoire. Depuis
cette époque, les hordes de la Tartarie ayant porté leurs ravages vers
d’autres contrées, les croisés du Caucase et des bords de la mer Caspienne
promettaient de se réunir dans les pays de la Syrie et de l'Egypte aux
croisés venus des bords du Rhin et du Danube. Cependant
Frédéric ne pouvait point encore remplir ses promesses tant de fois répétées.
Le royaume de Sicile et de Naples renfermait des germes de discorde et de
rébellion ; les républiques de Lombardie se déclaraient ouvertement contre
l’empereur d’Allemagne ; le Saint-Siège, qui voyait avec peine les projets
ambitieux de Frédéric sur l’Italie, encourageait tous les ennemis d’une
puissance dont il redoutait le voisinage. Ainsi la politique de la cour de
Rome, les révoltés de la Sicile, les entreprises des républiques italiennes,
ne permettaient point à l’empereur de conduire ses armées en Asie. Frédéric
demanda au pape un délai de deux années pour accomplir son serment. Il fonda
sa demande sur la nécessité d’assembler ses armées, et déclara qu’il voulait attendre,
pour commencer la guerre sainte, l’expiration de la trêve faite avec les
musulmans, montrant ainsi pour les traités conclus avec les infidèles plus de
respect qu’on n’en montrait parmi les chrétiens, plus de respect qu’il n’en
avait lui-même. Le pape, mécontent, ne pouvait refuser le délai que lui
demandait l’empereur ; il dissimula sa colère et se contenta d’exiger de
nouvelles promesses, qui furent faites, comme toutes les autres, avec la plus
grande solennité. Les
nouveaux serments de Frédéric avaient surtout pour garantie son mariage avec
l’héritière du roi de Jérusalem ; ce mariage fut célébré à Brindes, en 1225,
au milieu des bénédictions du clergé et des acclamations du peuple. L’année
suivante, à Rome, Yolande fut couronnée impératrice et reine de Jérusalem par
le pape dans l’église de Saint-Pierre. Tous les chrétiens de l’Occident en
apprirent la nouvelle avec joie. Cette union leur semblait être le gage le
plus assuré des victoires que les croisés remporteraient sur les infidèles.
Jean de Brienne, qui avait assisté à la cérémonie du mariage, s’applaudissait
d’avoir un empereur pour gendre et pour appui ; mais sa joie ne lut pas de
longue durée. Bientôt l’ambition, la jalousie, tout ce qu’il y a de plus profane
dans les passions humaines, vint troubler une union contractée au nom de
Jésus-Christ. Frédéric, après son mariage, dédaigna sa nouvelle épouse, et ne
vit plus dans Jean de Brienne, qui prit vivement la défense de sa fille
délaissée, que le frère de ce Gauthier qui avait porté le titre de roi de
Naples et de Sicile. Il le regarda comme un ennemi de sa puissance, et lui
disputa la possession du royaume de Jérusalem. Le pape, charmé de voir
l’ambition de Frédéric intéressée à la puissance des chrétiens en Orient, ne
s’opposa que faiblement à une prétention dont il espérait tirer parti pour le
succès de la croisade. L’empereur se fit reconnaître sans peine comme roi de
Jérusalem ; il envoya Hugues de Montbéliard administrer en son nom les
affaires de la terre sainte. Ainsi Jean de Brienne, qui s’était montré
jusque-là le plus ardent apôtre de la guerre d’outre-mer, outragé comme père
et comme roi, dépouillé de sa couronne et désormais étranger aux affaires de
la terre sainte, fut obligé d’attendre, dans le silence et la retraite, une
occasion favorable pour se venger de son gendre et retrouver un royaume. [1226.]
Frédéric poursuivait les préparatifs de la guerre sainte, et semblait, plus
que jamais, disposé à partir pour l’Orient. Dans tous les royaumes de
l’Europe on prêchait la croisade au nom du chef de l’Église. Le souverain
pontife écrivit à tous les princes pour les exhorter à suspendre leurs
divisions et à ne s’occuper que de la guerre d’outre-mer. Comme les
hostilités venaient de recommencer entre l’Angleterre et la France, Honoré
ordonna à Louis VIII de déposer les armes, elle menaça de l’excommunication
s’il ne faisait promptement la paix. Le roi de France, avant d’obéir aux
ordres du pape, voulut faire la conquête du Poitou ; et, tandis que les
foudres de Rome grondaient sur sa tête, le peuple et le clergé remerciaient
le ciel de ses victoires dans toutes les églises du royaume. La
guerre contre les Anglais n’était point le seul obstacle au départ des
croisés français : on poursuivait l’expédition contre les Albigeois. Lorsque
Louis VIII eut conclu une trêve avec l’Angleterre, il se décida enfin à
prendre la croix, et fit le serment, non point d’aller combattre les
infidèles en Asie, mais les hérétiques dans le Languedoc. Dans cette
croisade, le roi de France avait le double avantage de ne point sortir de ses
États et de faire des conquêtes qui devaient agrandir un jour son royaume.
Les seigneurs et les barons suivirent Louis VIII dans les provinces
méridionales, et ne songèrent point à délivrer Jérusalem. Dans le
même temps, les envoyés du pape et ceux de Frédéric exhortaient les peuples
d’Allemagne à secourir les chrétiens de la Palestine. Leurs prédications, qui
avaient d’abord obtenu un grand succès, finirent par inspirer peu de
confiance et d’enthousiasme. Comme le pape avait recommandé aux prédicateurs
delà croisade de prodiguer les indulgences de l’Église, on vit avec
étonnement les plus grands criminels prendre la croix et faire le serment
d’expier leurs péchés par le saint pèlerinage. On se rappelle que saint
Bernard avait appelé à la défense de Jésus-Christ les voleurs et les
meurtriers ; mais les opinions et les mœurs commençaient à changer, et ce qui
avait réussi dans le siècle précédent, n’était plus qu’une source de
scandale. Un moine d’Ursperg, auteur contemporain, nous apprend que la
facilité accordée aux hommes les plus pervers de racheter leurs forfaits en
prenant la croix et les armes, ne fit que multiplier les grands criminels et
refroidir le zèle des véritables défenseurs de Jésus-Christ. Les
orateurs qui prêchaient la croisade en Angleterre recueillirent plus de fruit
de leurs travaux, et durent surtout leurs succès à des phénomènes célestes
dont l’apparition vint seconder les efforts de leur éloquence. Un crucifix
lumineux, avec les marques des cinq plaies du Sauveur, parut tout à coup dans
le ciel. Cette vue miraculeuse enflamma l’enthousiasme du peuple ; et, si
l’on en croit Mathieu Pâris, plus de soixante mille Anglais firent le serment
de prendre les armes pour délivrer les saints lieux. L’Espagne
était toujours le théâtre d’une guerre sanglante entre les Maures et les
chrétiens. Soutenus, les uns par des guerriers venus d’Afrique, les autres
par des chevaliers et des soldats accourus des provinces de France, ils se
livraient chaque jour des combats, sans détruire réciproquement leurs moyens
d’attaque ou de défense. Au milieu de ces guerres où l’on invoquait tour à
tour Mahomet et Jésus-Christ, l’Espagne n’entendait point les plaintes et les
gémissements de Jérusalem. Un
autre enthousiasme que celui des croisades, celui de la liberté, agitait
alors les plus belles contrées de l’Italie. La plupart des villes, entraînées
par la jalousie et toutes les passions des républiques, se déclaraient la
guerre entre elles, combattaient tantôt pour leur territoire, tantôt pour
leur indépendance. Dans chacun de ces petits États, les partis s’attaquaient, se poursuivaient
avec fureur, se disputaient les armes à la main l’exercice du pouvoir. Les villes, les
principautés, les seigneuries, invoquaient, les unes l’autorité des papes,
les autres l’autorité des empereurs d’Allemagne ; les factions des Guelfes et
des Gibelins troublaient toutes les cités, divisaient toutes les familles.
Ces discordes, ces guerres civiles, détournaient les peuples de la guerre
d’outre-mer. Les
villes de la Lombardie avaient formé une puissante confédération qui donnait
de continuelles inquiétudes à Frédéric et le retenait en Occident. Honoré
employa tous les moyens en son pouvoir pour rétablir la paix et diriger tous
les esprits vers la croisade. Il fit enfin promettre aux républiques
lombardes de se réunir à l’empereur d’Allemagne pour la délivrance de la
terre sainte. [1227.]
Quoique les peuples eussent perdu quelque chose de leur enthousiasme pour la
guerre sacrée, on pouvait encore former une armée redoutable, en rassemblant
tous les guerriers qui avaient pris la croix dans plusieurs contrées de
l’Europe. Les nouveaux croisés devaient se réunir dans le port de Brindes, où
l’on préparait des vaisseaux pour les transporter en Orient. A leur arrivée
dans le royaume de Naples, l’empereur d’Allemagne leur fournissait des vivres
et des armes. Tout était prêt pour l’expédition ; le pape allait enfin voir
ses vœux accomplis et recueillir le prix de ses travaux et de ses
prédications, lorsque la mort l’enleva à la chrétienté. Grégoire
IX, qui lui succéda, avait les lumières, les vertus et l’ambition d’Innocent
III. Dans l’exécution de ses desseins, il ne craignait ni les difficultés ni
les périls ; les obstacles qu’on ne pouvait briser que par la violence
n’effrayaient point son audace, et n’ébranlaient jamais sa volonté opiniâtre.
A peine Grégoire fut-il monté sur le trône pontifical, que les préparatifs de
la croisade fixèrent toutes ses pensées et devinrent le principal objet de
son active sollicitude. Les croisés rassemblés dans la Pouille eurent
beaucoup à souffrir de l’influence du climat et de la saison ; le souverain
pontife ne négligea rien pour adoucir leurs maux et pour hâter leur départ.
Il exhorta l’empereur à s’embarquer, en disant : « Le Seigneur vous a
mis en ce monde comme un chérubin armé d’un glaive tournoyant, pour montrer à
ceux qui s’égarent le chemin de l’arbre de la vie. » Cependant la mort
moissonnait chaque jour un grand nombre de croisés ; les pèlerins avaient
déjà vu les funérailles du landgrave de Thuringe et de plusieurs seigneurs
allemands, lorsque Frédéric, n’osant plus résister aux volontés du
Saint-Siège, donna enfin le signal du départ. Dans toutes les provinces de
son empire on adressait au ciel des prières pour le succès de son pèlerinage
; mais il se trouvait à la tête d’une armée découragée par toutes sortes de
souffrances, et lui-même paraissait peu ferme dans sa résolution. A peine la
flotte était-elle sortie du port de Brindes, qu’elle fut assaillie et
dispersée par une violente tempête ; l’empereur tomba malade, et, redoutant
les suites de son mal, les écueils de la mer, peut-être aussi les projets de
ses ennemis, touché des plaintes de ceux qui l’accompagnaient, il renonça
tout à coup à son entreprise lointaine, et débarqua dans le port d’Otrante. Grégoire
avait célébré le départ de Frédéric comme un triomphe de l’Église ; il
regarda son retour comme une véritable révolte contre le Saint-Siège. La
petite ville d’Agnani, où le pape s’était retiré, fut témoin de sa colère, et
vit naître le formidable orage qui troubla si longtemps le monde chrétien.
Accompagné des cardinaux et des évêques, Grégoire se rendit dans la
principale église, et, monté en chaire, il prononça devant tout le peuple
assemblé un sermon qui avait pour texte : Il est nécessaire qu'il arrive des
scandales. Après avoir cité les prophètes, parlé du triomphe de saint Michel
sur le dragon, il lança contre Frédéric les anathèmes de l’Eglise. L’empereur
envoya d’abord au pape des ambassadeurs pour expliquer et justifier sa
conduite. Grégoire inexorable refusa de les entendre, s’adressa à tous les
souverains de l’Europe, et leur représenta Frédéric comme un prince infidèle
et parjure ; il l’accusait d’avoir exposé les croisés à périr de faim, de
soif et de chaleur dans les campagnes de la Pouille, d’avoir enfin, sous le
vain prétexte d’une maladie, violé son serment et déserté les drapeaux de
Jésus-Christ pour retourner aux délices ordinaires de son royaume. Frédéric
irrité répondit avec amertume aux accusations de Grégoire ; dans son
apologie, qu’il envoya à tous les princes de la chrétienté, il se plaignait
des usurpations du Saint-Siège, et montrait sous les couleurs les plus
odieuses la politique et les desseins ambitieux de la cour de Rome. «
L’Église romaine, disait-il, envoie partout des légats avec pouvoir de punir,
de suspendre, d'excommunier, non dans le dessein de répandre la parole de
Dieu, mais pour ramasser de l'argent et recueillir ce qu’ils n'ont pas semé.
L’empereur rappelait dans ses lettres les violences exercées par les papes
envers le comte de Toulouse, envers le roi d’Angleterre ; il ajoutait que les
domaines du clergé ne suffisaient plus à l’ambition du Saint-Siège, et que les
souverains pontifes voulaient étendre leurs mains sur tous les royaumes. Dès
lors la guerre se trouva déclarée entre le pape et l’empereur : ils n’avaient
ni l’un ni l’autre le caractère et l’humeur pacifiques ; tous deux, jaloux de
leur pouvoir jusqu’à l’excès, poursuivaient leurs desseins avec une constance
que rien ne pouvait ébranler. Grégoire, quoique dans un âge très-avancé,
montrait une activité infatigable, ne laissait point de repos à ses ennemis,
invoquait à la fois contre eux les foudres de la religion et celles de la
guerre ; il ne dédaignait point les armes d’une éloquence véhémente et
passionnée : les manifestes qu’il publiait rappelaient sans cesse les menaces
faites par les prophètes ; ces menaces, mêlées à d’obscures allégories,
donnaient à ses paroles une teinte sombre et mystérieuse qui le faisait
regarder comme l’interprète du ciel irrité. Frédéric n’était pas un prince
moins habile, un ennemi moins redoutable : l’art de la guerre n’avait point
de secrets ni de stratagèmes qu’il ne connût, la politique point de moyens
qu’il ne sût employer ; doué d’un esprit vif et pénétrant, versé dans les
sciences humaines, il savait confondre ses ennemis Mans une discussion, comme
il savait les vaincre sur le champ de bataille ; descendant, parles femmes,
de ces fameux Normands qui avaient conquis la Sicile et le royaume de Naples,
il unissait comme eux le courage et la ruse, l’audace et la dissimulation ;
pour plaire à la cour de Rome, il avait fait des lois barbares contre les
hérétiques ; devenu l’ennemi des papes, il ne craignait point d’armer les
hérétiques et les musulmans contre la cour de Rome. Lorsqu’on lui offrit le
royaume de Jérusalem, il ne mettait pas un grand prix à cette possession,
mais il l’accepta avec joie pour augmenter sa popularité dans le monde
chrétien, et pour s’armer un jour contre les souverains pontifes d’un titre
qui était alors en vénération. [1228.]
Une guerre entre de pareils ennemis devait être terrible et répandre la
désolation et le trouble dans toute la chrétienté. Grégoire, de retour à
Rome, renouvela son excommunication dans l’église de Saint-Pierre ; Frédéric,
pour s’en venger, attira dans son parti la noblesse romaine, qui prit les
armes, insulta le souverain pontife jusqu’au pied des autels, et le força
d’abandonner la capitale du monde chrétien. Le pape, chassé de Rome,
poursuivit son ennemi avec plus de fureur, et, déployant la formidable
autorité de l’Église universelle, il délia les sujets de Frédéric du serment
de fidélité, en leur rappelant qu’on ne doit point d’obéissance à ceux qui s'opposent
à Dieu et à ses saints. Cependant
les chrétiens de la Palestine ne cessaient pas d’implorer les armes de
l’Occident. Une lettre du patriarche de Jérusalem, des évêques de Césarée, de
Bethléem, des grands maîtres des trois ordres militaires, vint apprendre au
souverain pontife le désespoir dans lequel étaient tombés les fidèles
d’Orient, lorsqu’on leur avait annoncé que Frédéric différait son départ. Le
pape accueillit leurs plaintes, et mit d’autant plus de zèle à les faire
connaître à tous les chrétiens, qu’elles lui fournissaient une nouvelle
occasion d’accuser l’empereur d’Allemagne. Mais les plaintes de la Palestine
et les pressantes exhortations de Grégoire ne purent émouvoir les peuples de
l’Occident, occupés de leurs propres dangers et consternés à la vue des
violents orages qui venaient d’éclater. Ainsi, dans cette circonstance
malheureuse, les colonies chrétiennes, abandonnées à elles-mêmes et livrées
aux plus grands désordres, auraient pu être envahies et détruites de fond en
comble, si la Providence n'eût suscité de nouvelles discordes parmi leurs
ennemis. Pendant le siège de Damiette, le danger avait réuni les enfants de
Malek-Adhel. Après la victoire, l’ambition reprit la place de la crainte :
les princes ayoubites se disputèrent les villes et les provinces que leur union
avait sauvées de l’invasion des chrétiens. Goraddin, prince de Damas,
redoutant les entreprises de son frère Malek-Kamel, sultan d’Egypte, venait
d’appeler à son secours Gelal-Eddin, souverain du vaste empire du Karisme. Le
sultan du Caire craignit pour lui-même les suites de cette alliance, et
tourna ses regards vers les princes de l’Occident. Depuis plusieurs années,
le seul bruit des préparatifs de Frédéric jetait l’effroi parmi les
puissances musulmanes. L’empereur d’Allemagne était regardé dans l’Orient
comme le chef de toutes les nations de l’Europe. Le sultan d’Égypte mettait
le plus grand prix à désarmer un ennemi formidable ; et, comme les plaintes
du pape, comme le bruit des discordes qui avaient éclaté parmi les chrétiens,
étaient parvenus jusqu’à lui, il conçut l’espoir de trouver dans Frédéric un
allié sincère, un auxiliaire puissant. Malek-Kamel
envoya des présents et des ambassadeurs à l’empereur d’Allemagne : il
invitait Frédéric à se rendre en Orient, et promettait de lui livrer
Jérusalem. Cette proposition causa autant de joie que de surprise à
l’empereur, qui envoya à son tour en Égypte un ambassadeur chargé de
connaître les intentions du sultan du Caire et de lui offrir son amitié.
L’envoyé de Frédéric fut reçu à la cour du sultan avec de grands honneurs, et
revint annoncer à son maître que Malek-Kamel était prêt à le seconder dans
son expédition d’outre-mer. Cette
négociation, qui fut ignorée du pape et de tous les chrétiens de l’Occident,
détermina Frédéric à poursuivre le projet de la croisade ; il avait plusieurs
autres motifs pour ne point renoncer à son expédition d’Orient. Il savait que
Jean de Brienne était sur le point de retourner en Palestine et de se
remettre en possession du royaume de Jérusalem. Le pape continuait à le
représenter comme l’ennemi de Jésus-Christ et le fléau des chrétiens. Pour
faire échouer le projet de Jean de Brienne et répondre au souverain pontife
d’une manière victorieuse, Frédéric résolut de s’embarquer pour la terre
sainte. Il voulut proclamer son dessein avec le plus grand appareil, et fit
placer dans la plaine de Barlette un trône magnifique sur lequel il monta en
présence d’une foule innombrable de spectateurs. Dans tout l’éclat de la
magnificence impériale, il parut revêtu de la croix des pèlerins, et lui-même
annonça au peuple assemblé qu’il allait partir pour la Syrie. Afin de donner
plus de solennité à cette pompeuse cérémonie, et pour toucher les cœurs de la
multitude, l’empereur fit lire à haute voix son testament ; les barons et les
seigneurs jurèrent au pied de son trône de faire exécuter ses dernières
volontés, s’il venait à perdre la vie au milieu des périls de la mer et de la
guerre d’Orient. Cette
manière toute profane de proclamer une guerre sainte ne devait point
réveiller l’enthousiasme dans les esprits. Ce qui étonne le plus au milieu
d’une cérémonie si nouvelle dans l’histoire des croisades, c’est l’absence
même de la religion, qu'on avait la prétention de servir, et le silence de
cette foule de croisés prosternés devant les trônes de la terre, osant à
peine invoquer le Dieu pour lequel ils allaient combattre. Qu’on se reporte
par la pensée au concile de Clermont, présidé par Urbain, et qu’on juge la
différence des temps, des mœurs et des opinions. Lorsque
le pape apprit cette résolution de Frédéric, il lui envoya des
ecclésiastiques pour lui défendre de s’embarquer. Le souverain pontife
reprochait à l’empereur d’offrir au monde le scandale d’une croisade dirigée
par un prince réprouvé de Dieu. Comme la flotte de Frédéric n’était composée
que de vingt galères et qu’il n’emmenait avec lui que six cents chevaliers,
Grégoire l’accusait de n’avoir point rempli ses promesses, et comparait sa
tentative imprudente à l’expédition d’un chef de pirates. L’empereur ne
répondit point aux envoyés du pape. Plus le chef de l’Eglise mettait
d’opposition à son départ, plus Frédéric se montrait impatient de partir et
d’accomplir son dessein : dans son indignation, il s’applaudissait d’avoir à
braver tout ensemble les foudres de Rome et les armes des musulmans. Il
laissait en Sicile la plus grande partie de son armée ; le duc de Spolète,
son lieutenant, était chargé tout à la fois de négocier la paix avec le pape
et de poursuivre la guerre commencée contre l’État romain. Lorsqu’il
apprit le départ de l’empereur, Grégoire se trouvait dans la petite ville
d’Assise, occupé de la canonisation de saint François. Pendant plusieurs
jours, il avait chanté les hymnes de l’espérance et de la joie : « François,
disait-il, avait paru comme l'étoile du matin, comme la lune dans son éclat.
» Ce langage de paix, cet appareil de fête, fut tout à coup interrompu par
les malédictions que le pape prononça contre Frédéric. Le souverain pontife
se rendit au pied des autels et conjura le ciel de confondre l’orgueil des
monarques impies et de faire échouer leurs entreprises sacrilèges. Cependant
l’empereur était arrivé sur les côtes de Syrie : il fut reçu à Ptolémaïs par
le patriarche, le clergé et les grands maîtres des ordres militaires. Pendant
plusieurs jours les chrétiens d’Orient virent en lui le libérateur et le roi
de Jérusalem ; mais il s’opéra bientôt un changement dans les esprits. Deux
disciples de saint François, envoyés par le pape, vinrent annoncer au
patriarche, aux trois grands maîtres des ordres militaires, à tous les
fidèles, qu’ils avaient reçu un prince rebelle aux volontés de l’Église. Dès
lors le mépris, la haine, la défiance, prirent la place du respect et de la
soumission. On commença à s’apercevoir que Frédéric n’était suivi que d’un
petit nombre de guerriers, et qu’il n’avait point assez de troupes pour se
faire redouter des infidèles ou des chrétiens. On ne parlait dans Ptolémaïs
que de l’excommunication du pape, des moyens de se soustraire à l’obéissance
d’un prince hérétique : jamais on n’avait moins songé à la délivrance de
Jérusalem. Au
moment où Frédéric arrivait en Syrie, Coraddin, souverain de Damas, venait de
mourir, laissant ses États aux mains d’un jeune prince incapable de les
défendre. L’esprit de licence qu’on remarquait déjà dans les dernières
guerres parmi les troupes de la Syrie et de l’Égypte, faisait chaque jour de
nouveaux progrès, et mettait en péril tous les trônes musulmans. Le sultan du
Caire était venu, à la tête d’une armée, dans la Palestine, pour s’en emparer
sur le fils de Coraddin. La renommée annonçait qu’il venait pour défendre
Jérusalem et pour combattre les chrétiens ; mais son véritable dessein était
de profiter des événements de la guerre et des discordes qui éclataient de
toutes parts, pour s’emparer de Damas et triompher des ennemis que la
jalousie et l’ambition lui avaient suscités parmi les musulmans et les
princes de sa propre famille. L’empereur
d’Allemagne sortit de Ptolémaïs avec son armée et vint camper entre Césarée
et Joppé. Il avait envoyé auprès de Malek-Kamel le seigneur de Sidon et le
comte Thomas de Célano, pour lui rappeler ses promesses et lui dire que,
maître des plus vastes provinces de l’Occident, il ne venait point en Asie
pour faire des conquêtes, qu’il n’avait d’autre projet que de visiter les
saints lieux et de prendre possession du royaume de Jérusalem qui lui
appartenait. Lorsque
les ambassadeurs chrétiens arrivèrent auprès de l’armée musulmane, campée
dans le voisinage de la ville sainte, les circonstances qui avaient engagé
Malek-Kamel à solliciter le secours de Frédéric étaient changées, et le
sultan se trouvait dans une position embarrassante. On ne redoutait plus
l’invasion des Karismiens, mais celle des guerriers de l’Occident. Naguère il
avait promis de livrer Jérusalem à l’empereur des Francs ; alors, pour
obtenir la possession de Damas, il venait de promettre aux princes musulmans
de conserver la Judée sous les lois de l’islamisme. Le sultan reçut avec
distinction les députés de Frédéric, mais il ne répondit point à leurs
propositions ; toutefois, il envoya à l’empereur une ambassade, chargée
d’exprimer son désir de la paix et son estime particulière pour le plus grand
prince de la croyance d’Issa. On était alors au milieu de l’hiver, et les
deux armées ennemies n’attendaient point le signal des combats. Des
négociations pacifiques s’établirent, dans lesquelles l’empereur d’Allemagne
et le sultan du Caire se témoignèrent une affection réciproque. Frédéric,
dont le nom seul avait répandu l’effroi parmi les infidèles, excitait
vivement leur attention et leur curiosité. On parlait des puissants royaumes
qui formaient son empire au-delà des mers. Ce prince, si l’on en croit les
chroniques musulmanes, était roux et chauve, il avait la stature petite, la
vue faible, ce qui faisait dire aux Orientaux que <9 il eut été esclave,
on n’en aurait pas donné deux cents drachmes. Cependant on admirait ses
vertus guerrières et sa magnificence impériale. On vantait à la cour du
sultan ses lumières dans la médecine, dans la dialectique, dans la géométrie,
et les musulmans de la Syrie et de l’Égypte se plaisaient d’autant plus à
relever le mérite de ses connaissances, qu’ils les attribuaient aux leçons
des Arabes de la Sicile. D’un
autre côté, Malek-Kamel n’était pas moins digne de fixer l’attention et
d’attirer l’estime de ses ennemis. Ce prince avait souvent montré une
modération qu’on aurait pu regarder, en Orient, comme un phénomène ; les
chrétiens n’avaient pas sans doute oublié que, dans la dernière guerre, il
avait sauvé de la mort l’armée prisonnière du roi de Jérusalem. Le sultan du
Caire passait aussi pour aimer les savants et pour cultiver les lettres. Il
se montrait si passionné pour la poésie, comme on a pu le voir dans cette
histoire, qu’il écrivait quelquefois en vers à ses lieutenants, à ses alliés,
et que ceux-ci, pour obtenir son amitié ou sa faveur, lui répondaient dans le
même langage. L’émir Fakr-Eddin, que Malek-Kamel avait envoyé auprès de
Frédéric en Sicile, et qui, à l’époque dont nous parlons, était chargé des
négociations pour la paix, connaissait les lois et les mœurs de l’Occident.
Fils d’un des scheiks les plus savants de l’Egypte, il avait lui-même une
grande réputation de savoir et d’habileté. Aussi, dans les fréquentes
conférences qui eurent lieu entre les musulmans et les chrétiens, on parla
bien plus souvent de la géométrie d’Euclide, des aphorismes d'Averroès et de
la philosophie d’Aristote, que de la religion de Jésus-Christ et de celle de
Mahomet. Imitant en quelque sorte ces rois d’Orient qui, au temps de Salomon,
envoyaient à leurs voisins des énigmes à deviner, Frédéric adressa plusieurs
fois au sultan du Caire des problèmes de géométrie et de philosophie. Le
sultan, après avoir consulté les scheiks les plus savants, chargeait ses
ambassadeurs de porter sa réponse à l’empereur, et lui envoyait à son tour de
nouveaux problèmes à résoudre. Quoique
Jérusalem fût le principal et même l’unique objet des négociations, aucun des
deux princes ne paraissait mettre un grand prix à la possession de la ville
sainte. Malek-Kamel n’y voyait que des églises et des maisons en ruines.
Frédéric écrivit au sultan pour réclamer l’accomplissement de sa promesse, et
voici sa lettre qui nous a été conservée par l’historien arabe Dehebi : « Je
suis ton ami. Tu n’ignores pas combien je suis au-dessus de tous les princes
de l’Occident. C’est toi qui m’as engagé à venir ici ; les rois et le pape
sont instruits de mon voyage : si je m’en retournais sans avoir rien obtenu,
je perdrais toute considération à leurs yeux. Après tout, cette Jérusalem
n’est-elle pas le berceau de la religion chrétienne ? N’est-ce pas vous qui
l’avez renversée ? elle est maintenant réduite à la dernière misère. De
grâce, rendez-la-moi dans l’état où elle est, afin qu’à mon retour je puisse
lever la tête parmi les rois. Je renonce d’avance à tous les avantages que je
pourrais en retirer. » Ce fut
un singulier spectacle dans cette croisade, que celui de deux grands
monarques opposés par la religion, rapprochés par une tolérance réciproque,
peut-être par l’indifférence, unis par les mêmes goûts et confondant leurs
vœux pour la paix, tandis qu’au tour d’eux tout respirait la haine, la
barbarie et la guerre. Dans l’armée chrétienne, on faisait un crime à
Frédéric d’avoir envoyé au sultan du Caire sa cuirasse et son épée comme un
gage de ses dispositions pacifiques. Parmi les musulmans, on reprochait à
Malek-Kamel de rechercher l’alliance des ennemis de l’islamisme, en envoyant
au chef des Francs un éléphant, des chameaux, et les plus rares productions
de l’Arabie, de l’Inde et de l’Égypte. Le mécontentement s’accrut encore dans
les deux camps lorsque l’empereur reçut en présent, du sultan du Caire, une
troupe de jeunes femmes élevées, selon l’usage des Orientaux, pour danser
dans la salle des festins. Les
muezzins ou crieurs publics affectaient d’annoncer la prière à une heure
indue devant la tente du sultan, comme pour lui reprocher l’oubli de la foi
musulmane. Les prédicateurs de l’islamisme accusaient hautement Malek-Kamel
de trahir à la fois la religion du prophète et la gloire de Saladin.
L’empereur des Francs n’était pas traité plus favorablement parmi les
chrétiens. Les chevaliers de Saint-Jean et du Temple s’étaient séparés de lui
et le suivaient de loin. Dans le camp, on n’osait prononcer le nom du chef de
l’armée. Frédéric avait été obligé de faire disparaître l’étendard de
l’Empire, et ses ordres n’étaient proclamés qu'au nom de Jésus-Christ et de
la république chrétienne. Les
préventions et la haine éclatèrent à la fin par la trahison et les complots
les plus odieux. L’empereur, ayant visité presque seul le Château des
Pèlerins, et témoignant le désir de l’occuper pendant la guerre, les
templiers, à qui ce château appartenait, le menacèrent de le jeter dans un
lieu d'où il ne sortirait plus. Comme ce prince avait formé le projet d’aller
se baigner dans les eaux du Jourdain, les mêmes templiers adressèrent une
lettre à Malek-Kamel, et lui indiquèrent les moyens de surprendre le chef de
l’armée chrétienne dans son pèlerinage. Le sultan méprisa cette trahison, et
renvoya à Frédéric la lettre qu’il avait reçue. [1229.]
C’est au milieu de cette agitation générale des esprits que le sultan du
Caire et l’empereur d’Allemagne poursuivaient depuis plusieurs mois les
négociations pour la paix. En butte aux complots de la haine, environnés de
dangers dans leur propre camp, ils résolurent de se rapprocher et de conclure
un traité qui leur permît de disposer de leurs forces pour leur sûreté ou
leur ambition personnelle. Une trêve fut enfin conclue le 20 février 1229,
pour dix ans six mois et dix jours. Malek-Kamel abandonna à Frédéric
Jérusalem, Bethléem et tous les villages situés sur la route de Joppé et de
Ptolémaïs ; de plus, la cité de Nazareth, le territoire de Thoron et Sidon
avec ses dépendances. Il était permis aux chrétiens de relever les châteaux
de Joppé, de Césarée et de Sidon, celui de Sainte-Marie qui avait été bâti
par les chevaliers de l’Ordre Teutonique sur les hauteurs voisines de
Saint-Jean-d'Acre. D’après les conditions du traité, les musulmans devaient
conserver dans la ville sainte la mosquée d’Omar et le libre exercice de leur
culte. La principauté d’Antioche et le comté de Tripoli n’étaient point
compris dans la trêve. L’empereur d’Allemagne s’engageait à détourner les
Francs de toute espèce d’hostilité contre les sujets et les terres du sultan. Lorsque
l’on connut les dispositions du traité, la paix fut regardée dans les deux
camps comme impie et sacrilège. Les musulmans qui habitaient Jérusalem
abandonnèrent en pleurant leurs demeures, et maudirent le nom de Malek-Kamel.
Les poètes déplorèrent les conquêtes des chrétiens dans des vers lugubres ou
satiriques que l’histoire orientale nous a conservés. Quand la nouvelle de la
trêve parvint dans la capitale de la Syrie, un des plus célèbres orateurs de
l’islamisme prononça dans la grande mosquée le panégyrique de Jérusalem, et,
rappelant en termes pathétiques la perte que venaient de faire les musulmans,
il arracha des larmes à tout le peuple assemblé. L’indignation
et la douleur éclatèrent plus vivement encore parmi les chrétiens. Les
prélats et les évêques déclamaient avec véhémence contre un traité qui
laissait subsister des mosquées en présence du saint sépulcre, et confondait
en quelque sorte le culte de Mahomet avec la religion de Jésus-Christ.
L’archevêque de Césarée jeta un interdit sur les saints lieux recouvrés, et
le patriarche de la Judée refusa aux pèlerins la permission de visiter le
tombeau du Sauveur. Jérusalem n’était plus pour les fidèles la ville sainte
et l’héritage du Fils de Dieu. Lorsque
Frédéric y fit son entrée, un morne silence régnait sur son passage :
accompagné des barons allemands et des chevaliers teutoniques, revêtu de ses
habits impériaux, il se rendit à l’église de la Résurrection, qui était
tendue de deuil et qui semblait gardée par l’ange de la mort. Après une
courte prière, il fit mettre une couronne d’or sur le grand autel. Tous les
ecclésiastiques, gardiens du saint tombeau, avaient déserté le sanctuaire, où
ils croyaient voir l'abomination de la désolation annoncée par les menaces de
l’Écriture. Frédéric prit lui-même la couronne, et, la plaçant sur sa tête,
il fut proclamé roi de Jérusalem sans aucune cérémonie religieuse. Les images
des apôtres et des saints étaient voilées. On ne vit au pied des autels que
des épées et des lances, et les voûtes sacrées ne retentirent alors que des
bruyantes acclamations des guerriers. Après
son couronnement, Frédéric écrivit au pape et à tous les princes de
l’Occident qu’il avait reconquis Jérusalem sans effusion de sang et comme par
miracle. Il invitait les rois et les princes chrétiens à rendre de
solennelles actions de grâces à Dieu, qui manifeste quelquefois sa puissance,
non par l’appareil et le nombre des chevaux et des chars, mais par des moyens
faibles en apparence, et qui est toujours admirable dans ses vues sur les
enfants des hommes. Dans le même temps, le patriarche adressait une lettre à
Grégoire et à tous les fidèles de la chrétienté, pour leur montrer l’impiété
et la honte du traité que venait de conclure l’empereur d’Allemagne. En
apprenant le succès de Frédéric, le souverain pontife déplora la conquête de
Jérusalem comme on aurait déploré sa perte, et compara le nouveau roi de la
Judée à ces monarques impies que la colère de Dieu avait fait asseoir sur le
trône de David. Frédéric
ne put rester longtemps dans la ville sainte, qui retentissait d’imprécations
contre lui ; il revint à Ptolémaïs, où il ne trouva que des sujets révoltés
et des chrétiens scandalisés de ses succès. Le patriarche et le clergé
avaient jeté un interdit sur la ville pendant le temps que l’empereur devait
y rester. Tout exercice du culte était interrompu : les autels étaient
dépouillés de leurs ornements, et les croix, les reliques, les images des
saints, renversées par terre ; on n’entendait plus le son des cloches ni les
hymnes religieuses. Un silence lugubre régnait dans le sanctuaire, où les
prêtres célébraient la messe à voix basse et les portes fermées. Les morts
étaient enterrés dans les champs, sans prières et sans cérémonies funèbres.
Tout annonçait le temps des grandes calamités et l’effroi des vengeances du
ciel. Ce fut ainsi qu’on reçut à Ptolémaïs le libérateur de Jérusalem. On
était alors dans la semaine sainte ; cette époque religieuse donnait plus de
crédit au clergé et plus de solennité aux menaces et aux malédictions de
l’Église. Frédéric se vit obligé de négocier la paix avec les chrétiens comme
il l’avait fait avec les infidèles, et, ne pouvant réussir à ramener les
esprits, il les anima encore davantage par ses violences. Il fit fermer les
portes de la ville, défendit qu’on apportât des vivres aux habitants, plaça
partout des archers et des arbalétriers pour insulter les templiers et les
pèlerins ; enfin des frères prêcheurs furent enlevés au pied des autels, et
battus de verges sur la place publique. On
porta de part et d’autre la haine et la vengeance jusqu’aux derniers excès.
L’empereur, entouré d’ennemis, ne pouvait rester longtemps à Ptolémaïs ;
chaque jour, d’ailleurs, il recevait d’Italie des lettres qui le rappelaient
en Europe. Le pape avait déclaré la guerre à son implacable ennemi : une
armée pontificale était entrée dans le territoire de Naples. Les soldats du
pontife portaient une clef sur leurs habits, pour montrer qu’ils combattaient
pour les droits et l’autorité de saint Pierre. Grégoire avait confié le
commandement de cette armée et le soin de sa vengeance à Jean de Brienne et à
deux capitaines siciliens qui avaient à se plaindre de Frédéric. L’empereur,
averti de ces hostilités, se hâta de quitter la Palestine et de revenir dans
ses États menacés. Lorsqu’il partit de Ptolémaïs, on chanta les hymnes de la
délivrance et de la joie. Il avait accusé les templiers d’avoir voulu le
livrer aux musulmans ; les templiers l’accusèrent à leur tour d’avoir voulu
livrer les villes chrétiennes au sultan du Caire. Ces accusations et mille
autres, dictées par la haine, doivent inspirer une juste défiance à
l’historien. Les chrétiens pouvaient faire à Frédéric un reproche plus
raisonnable : il n’avait pris aucune mesure pour conserver sa conquête ; on
était fondé à croire qu’il n’avait fait son entrée à Jérusalem que dans la
vue de confondre le Saint-Siège et de dater de la cité de Dieu une réponse
aux inculpations de Grégoire. Parvenu à son but, il avait trompé les fidèles,
en les appelant dans une ville qu’il ne voulait ni défendre ni fortifier.
Après la conclusion du traité, le sultan d’Égypte s’était emparé de Damas, et
Frédéric savait combien ce voisinage formidable devait jeter d’alarmes parmi
le peuple nouveau de la ville sainte. L’empereur, au reste, était peu ébloui
lui-même des avantages qu’il faisait célébrer dans le monde chrétien. La
plupart des vieux chroniqueurs s’accordent à dire que pendant son séjour à
Jérusalem, il montra peu de respect pour les lieux saints, et, si on en croit
les auteurs arabes, les musulmans eux-mêmes furent quelquefois étonnés de son
indifférence pour une cause qu’il était venu défendre en Asie. A son
retour en Italie, il trouva une guerre plus sérieuse que celle qu’il venait
de soutenir en Syrie. Non-seulement le pape avait levé des troupes pour
ravager ses Etats, mais encore il avait excité contre lui les républiques
lombardes. Jean de Brienne, dépouillé du titre de roi de Jérusalem, songeait
à se faire reconnaître empereur, et ses prétentions étaient appuyées de tout
ce qu’il y avait alors de plus sacré : l’autorité de l’Eglise et le droit de
la victoire. La présence de Frédéric rendit le courage à ses sujets, dont on
n’avait point encore ébranlé la fidélité ; il livra à ses ennemis plusieurs
combats dans lesquels il obtint l’avantage ; l’armée de Jean de Brienne fut
dispersée, les troupes pontificales quittèrent en désordre les villes et les
provinces qu’elles venaient de conquérir. Le
pape, apprenant que la fortune abandonnait ses drapeaux, appela de nouveau à
son secours les foudres de la religion, et accomplit la plus terrible de ses
menaces contre Frédéric : il déclara excommuniés tous ceux qui
entretiendraient quelque commerce avec l’empereur, qui s’assiéraient à sa
table, assisteraient à ses conseils, célébreraient devant lui le service
divin, et lui donneraient quelques marques d’attachement et de respect.
Frédéric fut effrayé de cette sentence publiée avec solennité dans toute l’Europe
et dans ses propres États : il envoya des ambassadeurs au pape, qui, malgré
les foudres dont il était armé, craignait les suites de la guerre et se
montra disposé à recevoir la soumission d’un ennemi qu’il redoutait. [1230.]
Après une négociation qui dura plusieurs mois, on fit un traité dans lequel
le pape vaincu imposa des lois à l’empereur victorieux, et parut, en recevant
la paix, accorder un pardon. Malgré ce traité de paix, les effets de la
discorde subsistaient encore et se faisaient sentir jusque dans l’Orient, où
les débats élevés au nom de l’Église avaient divisé les esprits et affaibli
les courages. Les États chrétiens, pour lesquels l’Europe avait pris les
armes, étaient restés sans appui et sans défense. Depuis que Frédéric avait
abandonné Jérusalem sans la fortifier, les fidèles qui habitaient la ville
sainte redoutaient sans cesse l’invasion des musulmans qui habitaient les
montagnes de Naplouse et les rives du Jourdain ; plusieurs fois des cris
d’alarme s’étaient fait entendre sur le mont Sion, et les chrétiens avaient
cherché un asile, les uns dans la forteresse de David, restée debout au
milieu des ruines, les autres dans les lieux déserts. Le patriarche de
Jérusalem, les prélats, les barons et le peuple de la Palestine, qui
n’avaient plus de chef, plus de roi, imploraient en vain les secours des
guerriers et des princes de l’Occident. Des prières et des plaintes si
fréquemment répétées ne réveillaient plus dans le cœur des fidèles ni le
sentiment de la pitié, ni cet enthousiasme qui, tant de fois, leur avait fait
prendre la croix et les armes. On ne pouvait croire à des périls qui
suivaient de si près la victoire ; on désespérait surtout de pouvoir jamais
assurer la délivrance d’un pays qu’il fallait délivrer si souvent. [1232.]
Cependant le pape n’avait point oublié le projet de la croisade et conservait
encore l’espoir de ranimer par ses exhortations l’ardeur et le zèle des
guerriers chrétiens. Il convoqua à Spolette une assemblée à laquelle assista
Frédéric avec les patriarches de Constantinople, d’Antioche et de Jérusalem.
On résolut dans cette assemblée de recommencer la guerre en Palestine, malgré
la trêve conclue avec le sultan du Caire. Grégoire était impatient
d’accomplir ses desseins et de proclamer les lois de l’Église dans les riches
contrées de l’Orient : en attendant qu’on pût y envoyer des guerriers, il
ordonna à plusieurs missionnaires de traverser les mers, et d’aller, armés du
glaive de la parole, convertir les infidèles de la Syrie et de l’Égypte. Le
souverain pontife était si persuadé du succès de cette croisade qu’il écrivit
au calife de Bagdad, au prince de Damas, aux principaux chefs des musulmans,
pour les exhorter à embrasser le christianisme. Dans ses lettres, le pape
s’efforce de faire comprendre aux princes infidèles que le Christ a été
annoncé par les prophètes, et que de nombreux miracles ont attesté sa
divinité ; il menace le prince de Damas de la colère céleste, s’il refuse de
croire en Jésus-Christ. L’histoire ne dit pas quel fut le sort des frères
prêcheurs en Orient ; mais le calife de Bagdad et les princes musulmans ne
cessèrent point d’être les ennemis des chrétiens. Grégoire IX fut mieux
inspiré et plus heureux lorsqu’il envoya dans plusieurs provinces de
l’Occident des orateurs sacrés, pour apaiser les troubles et les guerres
civiles, qui nuisaient au triomphe de la religion et détournaient les peuples
de la grande entreprise des guerres saintes. [1234.]
Les disciples de saint Dominique et ceux de saint François d’Assise, chargés
d’une mission digne de l’Évangile, parcoururent les campagnes et les cités en
prêchant la paix et la concorde. Parmi les prédicateurs envoyés pour pacifier
les États, frère Jean de Vicence se fit remarquer par les prodiges
qu’opéraient ses paroles ; il avait eu pour but principal de ramener la
concorde dans les villes de Florence et de Sienne. Une chronique publiée par
Muratori nous apprend que Jean de Vicence s’était arrogé le souverain pouvoir
à Vérone, non dans une vue d’ambition, mais pour apaiser les troubles et
réformer les lois et les mœurs. Dans tous les pays qu’il parcourait, les
nobles, les paysans, les bourgeois, les guerriers, accouraient pour
l’entendre, juraient d’oublier leurs injures, de terminer leurs querelles.
Après avoir rétabli la paix dans plusieurs villes troublées par l’esprit de
jalousie et par toutes les passions orageuses de la liberté, il annonça qu’il
prêcherait dans la plaine de Peschiera, sur les bords de l’Adige. Tous les
habitants des cités voisines, ayant à leur tête leur clergé et leurs
magistrats, se rendirent au lieu indiqué, pour entendre l’ange de la concorde
et l’orateur de la paix publique. En présence de plus de quatre cent mille
auditeurs, frère Jean monta dans une chaire élevée au milieu de la plaine de
Peschiera ; un profond silence régnait dans l’assemblée ; tous les regards
étaient fixés sur le saint prédicateur ; ses paroles semblaient descendre du
ciel. Il avait pris pour texte ces paroles de l’Écriture : Je vous donne ma
paix, je vous laisse ma paix. Après avoir fait un tableau effrayant des
malheurs de la guerre et des effets de la discorde, il ordonna aux villes
lombardes de renoncer à leurs inimitiés, et leur dicta, au nom de l’Église,
un traité de pacification universelle. Jamais le moyen âge n’avait offert un
spectacle plus touchant et plus sublime ; l’historien de cette époque, qui
n’a que des troubles et des guerres à raconter, doit se plaire à décrire une
scène imposante et solennelle, où la religion rappelle aux peuples assemblés
tout ce que ses maximes renferment de plus consolant et de plus salutaire. Le
discours du frère Jean remplit son auditoire d’un saint amour pour la paix,
et les villes qui se faisaient la guerre jurèrent devant lui d’oublier à
jamais le sujet de leurs longues divisions et de leurs éternelles rivalités. [1235.]
Ces prédications évangéliques rendirent à l’Italie quelques jours de paix, et
permirent au Saint-Siège de faire prêcher avec succès la nouvelle croisade.
Grégoire adressa des instructions pastorales à tous les évêques et prélats de
la chrétienté. Dans ses lettres aux évêques de France, il appliquait à la
guerre sainte ces paroles de Jésus-Christ : Si quelqu'un veut venir avec moi,
qu'il renonce à soi-même, qu'il porte ma croix tous les jours et me suive-,
qui voudra sauver sa vie, la perdra, et qui la perdra pour l'amour de moi, la
sauvera. Le souverain pontife déclarait coupables de trahison ceux qui ne
feraient pas tous leurs efforts pour conquérir l’héritage du Sauveur ; les
circulaires du pape recommandaient à tous les fidèles de l’un et de l’autre
sexe de payer un denier par semaine pour les frais de la croisade. Le chef de
l’Église comparait ces aumônes à celles que sollicitait saint Paul pour les
pauvres de Jérusalem, et ne craignait point d’assurer d’avance qu’elles
suffiraient à entretenir l’armée des croisés pendant dix ans. La
prédication de cette croisade fut confiée aux religieux de Saint-Dominique et
de Saint-François, qui avaient en Asie des missionnaires pour la conversion
des infidèles, et dans tout l’Occident des prédicateurs pour rétablir la paix
entre les chrétiens. Les nouveaux apôtres de la guerre sainte reçurent du
pape le pouvoir non-seulement de donner la croix, mais encore de commuer le
vœu du pèlerinage en aumône pécuniaire, ce qu’on n’avait vu que rarement
depuis le commencement des croisades ; ils avaient aussi la faculté
d’accorder des indulgences de plusieurs jours aux fidèles qui venaient
entendre leurs sermons. D’après l’esprit de leur institution, les disciples
de saint François et de saint Dominique vivaient dans les austérités de la
pénitence ; ils se vouaient à la pauvreté, et devaient donner l’exemple de
l’humilité chrétienne ; mais, dans cette circonstance, le pape voulut qu’ils
fussent reçus avec pompe dans les monastères et dans les villes, que le
clergé vînt à leur rencontre avec la bannière et les plus beaux ornements des
églises. Soit que cette magnificence eût altéré la simplicité de leurs mœurs,
soit que les peuples ne pussent s’accoutumer à voir dans un pompeux
cérémonial ceux qu’on voyait naguère voués à la pauvreté évangélique, les
prédicateurs de la croisade n’inspirèrent ni estime ni respect à leurs
auditeurs, dont la foule diminuait chaque jour. Comme ils recevaient
d’abondantes aumônes dont on n’apercevait point l’emploi, la solennité de
leur mission, la sainteté de leur caractère, ne purent les défendre des
accusations et des défiances de la multitude : les murmures et les plaintes
qui s’élevèrent de toutes parts affaiblirent enfin l’autorité de leurs
paroles, et contribuèrent à refroidir le zèle et la dévotion des chrétiens
pour la guerre sainte. L’enthousiasme
des peuples, que ne pouvait ranimer l’éloquence chrétienne, avait besoin,
pour se montrer encore, de l’exemple des princes et des guerriers les plus
illustres. C’était surtout du royaume de France que la chrétienté attendait
le signal, de ce royaume d’où lui étaient venus tant de modèles d’un pieux
héroïsme et que les colonies chrétiennes d’Orient regardaient comme leur
véritable appui. Mais, à cette époque, la France venait d’épuiser ses forces
dans la malheureuse guerre des Albigeois, et la minorité de Louis IX, en
donnant aux grands vassaux l’espoir de secouer le joug de la couronne, avait
répandu parmi les seigneurs et les barons un dangereux esprit de faction et
de discorde. A la tête de la ligue formée contre la royauté, on remarquait le
duc de Bourgogne, Hugues IV, Thibaut V, comte de Champagne et roi de Navarre,
Pierre de Dreux, comte de Bretagne, que ses démêlés avec le clergé avaient
fait surnommer Mauclerc. La fermeté de la régente et le caractère de Thibaut,
qui ne put se montrer constant ni dans sa soumission ni dans sa révolte,
firent à la fin échouer les entreprises plusieurs fois renouvelées des
factieux et des rebelles. Comme on prêchait alors dans tout l’Occident la
croisade contre les musulmans et la paix entre les princes chrétiens,
l’ambition déçue des chefs de la ligue, leur orgueil trompé par la fortune
des armes, se changèrent tout à coup en un sentiment religieux qui leur
inspira la résolution d’expier dans une guerre sainte les crimes de la guerre
civile. Thibaut avait moins de réputation parmi les guerriers que parmi les
troubadours, et la postérité connaît plus son goût pour la poésie, ses mœurs
chevaleresques et galantes, que ses exploits et ses travaux militaires. Ses
chansons, retracées sur les murs des palais de Provins et de Troyes,
apprirent à ses contemporains quelle était la dame de ses pensées, et les
traditions historiques nous autorisent à croire que des souvenirs d’amour, et
peut-être aussi le vertueux ascendant d’une reine longtemps l’objet de ses
poétiques hommages, bien plus encore que le repentir et la piété, décidèrent
le comte de Champagne à partir pour l’Orient. Sa muse, qui n’avait chanté que
des amours profanes, fit entendre les plaintes de Jérusalem, et éveilla par
des chansons chrétiennes l’ardeur des soldats de la croix. « Apprenez,
disait-il dans ses vers, que le ciel est fermé à tous ceux qui ne
traverseront pas la mer pour visiter et défendre le tombeau de Dieu. Oui,
tous les braves qui aiment Dieu et la gloire n’hésiteront pas à prendre la
croix et les armes ; ceux qui préfèrent le repos à l’honneur, ceux qui
redoutent les périls resteront seuls dans leurs foyers. Jésus-Christ, au jour
du jugement, dira aux uns : Vous qui m’aidâtes à porter ma croix, montez au
lieu qu’habitent les anges et ma mère Marie ; il dira aux autres : Vous
qui ne m’avez point secouru, descendez au séjour des méchants. » [1236.]
L’exemple du duc de Bourgogne et du comte de Bretagne, les poétiques
exhortations de Thibaut, réunies aux prédications du Saint-Siège,
réveillèrent un moment l’enthousiasme des croisades dans les provinces de la
France. Les comtes de Bar, de Forez, de Mâcon, de Joigny, de Nevers ; Amauri,
fils de Simon de Montfort ; André de Vitri, Geoffroi d'Ancenis, une foule de
barons et de seigneurs prirent la croix et firent le serment d’aller en Asie
combattre les infidèles. Comme
la prédication de la croisade avait été accompagnée de plusieurs abus qui
pouvaient nuire au succès de la sainte expédition, un concile assemblé à
Tours s’occupa d’y remédier et d’arrêter le mal dans sa source. On a vu
précédemment que les prédicateurs de la guerre sainte, en recevant les
criminels sous les bannières de la guerre sainte, avaient scandalisé les
chevaliers chrétiens ; les croisades, ainsi qu’on l’avait vu dans le douzième
siècle, n’étaient plus regardées comme un moyen de salut pour tous les
fidèles et comme la voie du Seigneur dans laquelle tout le monde pouvait
entrer. Les grands coupables ne trouvaient plus leur place dans les rangs des
pieux défenseurs de Jésus-Christ. Le concile de Tours décida que les croisés
arrêtés par la justice seraient remis entre les mains d’un juge
ecclésiastique qui n’aurait aucun égard à leurs privilèges et leur ôterait
même la croix s’il les trouvait coupables d’homicide ou de quelque autre
grand forfait commis contre les lois divines et les lois humaines. Ainsi
que dans les autres croisades, le peuple s’était porté à de violents excès
contre les juifs, qu’on accusait d’avoir immolé le Dieu pour lequel on allait
combattre, et qui retenaient entre leurs mains d’immenses trésors, tandis que
les croisés étaient obligés d’engager leurs biens pour faire le voyage de la
Palestine. Afin d’arrêter le cours des violences populaires, le concile
défendit, sous peine des censures ecclésiastiques, de maltraiter les juifs,
de les dépouiller de leurs biens et de leur faire aucun outrage. On
avait remarqué un autre abus non moins préjudiciable à la croisade que tous
les autres. Les prédicateurs de la guerre sainte et plusieurs théologiens
permettaient aux croisés de se racheter de leur vœu en payant la somme qu’ils
auraient dépensée dans leur pèlerinage : cet abus causa un grand scandale
parmi les fidèles, mais le Saint-Siège, qui en retirait des sommes
considérables, n’eut aucun égard aux plaintes qui s’élevèrent à ce sujet en
Angleterre et dans plusieurs États de l’Europe. [1238.]
Les croisés s’occupaient des préparatifs de leur départ, lorsque tout à coup
un nouveau cri d’alarme retentit dans l’Occident. L’empire des Latins à
Constantinople était réduit à la dernière extrémité. Après le règne de
Baudouin de Flandre et de son frère Henri, la famille de Courtenay, appelée
au trône impérial, n’avait connu des grandeurs que les chagrins et les revers
qu’elles entraînent après elles dans un empire qui s’écroule. Pierre de
Courtenay, comte d’Auxerre, lorsqu’il allait prendre possession du trône de
Baudouin, fut surpris dans la Macédoine et immolé par les ordres de Théodore
Comnène, prince d’Épire. Peu de temps après, l’impératrice, qui s’était
rendue par mer à Constantinople, mourut de douleur en apprenant la fin
tragique de son époux. Robert de Courtenay, second fils de Pierre, ne monta
sur le trône que pour voir la rapide décadence de l’empire latin : vaincu
dans une grande bataille par Vatace, successeur de Lascaris, il perdit toutes
les provinces situées au-delà du Bosphore et de l'Hellespont ; d’un autre
côté, le prince d’Épire s’empara de la Thessalie et d’une grande partie de la
Thrace. Constantinople, menacée par des ennemis formidables, voyait du haut
de ses tours flotter les étendards des Grecs de Nicée et des barbares du mont
Hémus. Au milieu des désastres qui désolaient l’empire, Robert mourut,
n’ayant pour successeur que son frère Baudouin encore dans l’enfance. Jean de
Brienne, que la fortune fit un moment roi de Jérusalem, avait été appelé sur
le trône chancelant de Constantin. Les Grecs et les Bulgares, animés par
l’ardeur du pillage, étaient aux portes de la capitale. Leurs flottes
pénétrèrent jusque dans le port ; leurs innombrables bataillons se
préparaient à escalader les remparts de la ville : le nouvel empereur leur
livra plusieurs batailles, s’empara de leurs vaisseaux et dispersa leurs
armées. Les victoires miraculeuses de Jean de Brienne augmentèrent sa
renommée, mais ne firent qu’épuiser ses forces : après avoir vaincu ses
ennemis, il se trouva sans armée, et, tandis que les poètes le comparaient à
Hector, à Roland, à Judas Macchabée, il était obligé d’attendre dans sa
capitale des secours qu’on lui avait promis et qui n’arrivaient point. Agé de
plus de quatre-vingts ans, il termina sa carrière en disputant aux barbares
les restes d’une puissance que les armes avaient fondée et dont les
misérables débris ne purent être sauvés par les prodiges de la valeur. Les
ruines qui l’entouraient à ses derniers moments durent lui faire sentir le
néant des grandeurs humaines et le ramener aux sentiments de l’humilité
chrétienne. Il avait passé les premiers jours de sa jeunesse dans les
austérités du cloître. A son lit de mort, il déposa la pourpre impériale et
voulut rendre les derniers soupirs sous l’habit d’un disciple de saint
François d’Assise. Un simple chevalier français, assis pendant quelques jours
sur deux trônes près de s’écrouler, gendre de deux rois, beau-père de deux
empereurs, Jean de Brienne, ne laissa en mourant que le souvenir de ses
exploits et l’exemple d’une étrange destinée. Lejeune Baudouin, qui avait
épousé sa fille et qui devait lui succéder, ne put recueillir son déplorable
héritage : sorti comme un fugitif de sa capitale, il parcourut l’Europe dans
une attitude de suppliant, implorant la charité des fidèles et n’obtenant
souvent que leur mépris. Revenu en France, il réclama les domaines de sa
famille qu’il avait quittés pour l’empire d’Orient, et reprit les armes à la
main la petite principauté de Namur, qu’il engagea ensuite pour une somme
modique. Baudouin obtint avec peine un secours de sept cents marcs d’argent
du roi d’Angleterre, qui lui avait d’abord refusé l’entrée de son royaume.
Louis IX lui abandonna l’argent confisqué sur les juifs, argent qu’on
regardait comme le produit honteux de l’usure et qu’on croyait en quelque
sorte purifier en l’employant dans une guerre sainte. Pendant
que l’empereur d’Orient parcourait l’Italie, la France et l’Angleterre,
Constantinople était sans armée, et sacrifiait pour la défense de l’État,
jusqu’aux reliques, objet de la vénération du peuple et derniers trésors de
l’empire. Le souverain pontife fut touché de la misère et de l’abaissement de
Baudouin, et ne put entendre sans pitié les gémissements de l’Église latine
de Byzance. Il publia une nouvelle croisade pour la délivrance de l’empire
d’Orient. Les
croisés qui devaient partir pour la terre sainte furent invités à secourir
leurs frères de Constantinople ; mais les prières et les exhortations du
Saint-Siège ne produisirent que de faibles secours ; les esprits étaient
divisés : les uns voulaient défendre l’empire des Latins, les autres le
royaume de Jérusalem. Pierre de Dreux, duc de Bretagne, et plusieurs autres
seigneurs, soit pour complaire au pape, soit parce que l’entreprise en faveur
de Constantinople leur paraissait moins difficile et moins dangereuse,
s’attachèrent d’abord à Baudouin ; mais le roi de Navarre, le duc de
Bourgogne et les comtes de Bar, de Vendôme et de Montfort, trouvaient étrange
qu’on ruinât ou du moins qu’on affaiblit une croisade pour une autre. Ils se
plaignirent au pape et lui reprochèrent son changement. Grégoire répondit
qu’on ne pourrait jamais chasser les infidèles de la terre sainte, si l’on
n’assurait la conquête de Constantinople. [1239.]
Cependant les princes et les seigneurs français persistaient dans leur
résolution d’aller combattre les musulmans en Asie. Les barons et les
chevaliers engageaient ou vendaient leurs terres pour acheter des chevaux ou
des armes, quittaient leurs donjons et leurs châteaux, s’arrachaient aux
embrassements de leurs épouses. Thibaut, leur chef et leur interprète,
faisait ses adieux à la France dans des vers qui nous sont restés et qui
expriment à la fois la dévotion des chrétiens et le caractère de la chevalerie.
Sa muse, en même temps pieuse et profane, déplorait les tourments de l’amour,
les chagrins de l’absence, et célébrait la gloire des, soldats de
Jésus-Christ. Pour se consoler d’avoir perdu la dame de ses pensées, le roi
de Navarre invoquait la vierge Marie, dame des deux, et finissait sa plainte
par ce vers qui peint si bien les mœurs du temps : Quand dame perds, dame me soit aidant. D’autres
troubadours, à l’exemple du roi de Navarre, chantaient le départ des pèlerins
; ils promettaient dans leurs vers les indulgences de la croisade aux
guerriers qui partaient pour la Syrie, et conseillaient aux dames et aux
demoiselles de ne point écouter ceux qui restaient en Europe ; car,
disaient-ils, il ne restera que des lâches : tous les braves vont chercher en
Orient la gloire des combats. Tandis
que la France répétait les chansons des troubadours, on adressait au ciel,
dans toutes les églises, de ferventes prières pour le succès des expéditions
d’outre-mer. Toutefois il se mêlait aux chants de la poésie et aux hymnes de
la piété un spectacle douloureux et trop digne d’un siècle barbare. La guerre
des Albigeois avait jeté dans le cœur des peuples un esprit ardent de
persécution et d’intolérance. Au moment même où les chevaliers et les barons
se disposaient à porter la guerre aux pays des infidèles, on dressait dans
plusieurs cités du royaume des bûchers pour les fauteurs de l’hérésie. Peu de
jours avant son départ pour la croisade, le comte de Champagne assista au
supplice de cent quatre-vingt-trois de ses vassaux qui furent brûlés comme
hérétiques. A ces scènes déplorables se joignaient les tristes effets des
démêlés du pape et de l’empereur, démêlés qui jetaient le trouble dans le
sanctuaire comme hors du sanctuaire et répandaient partout les germes d’une
funeste discorde entre la noblesse et le clergé, entre l’autorité civile et
l’autorité religieuse. Au
milieu de la fermentation générale des esprits et des hostilités toujours
prêtes à éclater, le souverain pontife, à la voix duquel les croisés avaient
pris les armes, n’applaudissait plus à leur enthousiasme ; Grégoire, qui
s’était créé de formidables ennemis en Occident, paraissait avoir oublié une
guerre qu’il avait prêchée et ne songeait plus qu’à ses propres périls. La
plupart des chefs de la croisade d’outre-mer étaient assemblés à Lyon pour
délibérer sur leur entreprise, lorsqu’ils reçurent un nonce du souverain
pontife qui leur ordonna de retourner dans leurs foyers. Cet ordre inattendu
de Grégoire IX scandalisa les princes et les barons, qui répondirent à
l’envoyé de la cour de Rome que le pape pouvait changer de politique,
désapprouver ce que lui-même avait ordonné ; mais que les défenseurs de la
croix, ceux qui s’étaient voués au service de Jésus-Christ, restaient
inébranlables dans leurs desseins : « Nous avons fait, ajoutaient-ils,
tous nos préparatifs ; nous avons engagé ou vendu nos terres, nos maisons et
nos meubles ; nous avons quitté nos amis et nos familles, annoncé notre
arrivée en Palestine : la religion et l’honneur nous défendent de retourner
sur nos pas. » Comme
le nonce du pape voulut faire parler l'autorité de l’Église et qu’il accusa
les barons de trahir la cause qu’ils allaient défendre, les guerriers
chrétiens ne purent contenir leur indignation : les soldats et les chefs
s’emportèrent au point de maltraiter l’ambassadeur du souverain pontife ; ils
l’auraient immolé à leur colère sans les conseils et les prières des prélats
et des évêques. A peine
les croisés venaient de renvoyer avec mépris le nonce du pape, qu’ils virent
arriver des députés de l’empereur d’Allemagne, qui les suppliaient également
de suspendre leur marche et d’attendre que lui-même eût rassemblé ses troupes
pour se mettre à leur tête. Les chevaliers et les barons, animés d’un zèle
sincère pour la délivrance des saints lieux, ne pouvaient concevoir ces
retards qu’on voulait mettre à leur entreprise, et gémissaient sur
l’aveuglement des puissances qui voulaient les détourner de la voie du salut.
Le roi de Navarre, les ducs de Bretagne et de Bourgogne, la plupart des
seigneurs qui avaient pris la croix, persistèrent dans le dessein d’accomplir
leur serment, et s’embarquèrent à Marseille pour se rendre en Syrie. Un
nouveau démêlé venait d’éclater entre le pape et Frédéric, qui se disputaient
la souveraineté de la Sardaigne. Toutes les passions se mêlèrent bientôt à
cette querelle, et s’armèrent tour à tour des vengeances du ciel et des
fureurs de la guerre. Grégoire, après avoir de nouveau excommunié Frédéric,
voulut attaquer sa renommée et le poursuivre dans l’opinion de ses
contemporains. On lut dans toutes les églises de l’Europe des monitoires et
des brefs du pape dans lesquels l’empereur était représenté comme un impie,
comme un complice des hérétiques et des musulmans, comme un oppresseur de la
religion et de l’humanité. Frédéric répondit par de violentes déclamations
aux accusations du souverain pontife ; il s’adressa aux Romains pour les
exciter à la révolte contre le Saint-Siège, il appela tous les princes de
l’Europe à défendre sa cause : « Rois et princes de la terre, disait-il,
regardez l’injure qui nous est faite comme la vôtre ; apportez de l’eau
pour éteindre le feu allumé dans votre voisinage : un pareil danger vous
menace. » Le pape irrité lança toutes les foudres de l’Église contre son
adversaire ; il alla même jusqu’à prêcher une croisade contre l’empereur,
disant qu’il y avait plus de mérite à combattre un prince rebelle aux
successeurs de saint Pierre qu’à délivrer Jérusalem. Au milieu de la lutte
scandaleuse qui venait de s’élever, les partis étaient tellement animés, que,
pour les uns, l’Église n’avait plus rien de sacré, et, pour les autres,
l’autorité des princes rien de légitime. D’un côté, le souverain pontife et
ses partisans regardaient les sujets restés fidèles à l’empereur comme les
ministres et les complices du démon ; d’un autre côté, l’empereur et ceux qui
défendaient sa cause ne voulaient point reconnaître le pape pour le vicaire
de Jésus-Christ. Enfin, Grégoire promit la couronne impériale à celui des
princes qui prendrait les armes contre Frédéric et le ferait descendre du
trône. Une lettre apostolique fut lue devant Louis IX et ses barons, dans
laquelle le souverain pontife donnait à Robert, frère du roi, la couronne
impériale et la couronne de Sicile, si la France se déclarait contre
l’empereur d’Allemagne. Les seigneurs du royaume, remplis de surprise,
protestèrent de leur zèle pour la défense de la foi et de leur respect pour
l’Église ; mais tous déclarèrent qu’ils ne pouvaient servir la colère de
Grégoire, qu’ils croyaient injuste, ni profiter de la disgrâce de Frédéric,
dont ils ignoraient les motifs. On en
vint bientôt aux hostilités. Frédéric, après avoir remporté une grande
victoire sur les Milanais et semé l’effroi dans toutes les républiques de
Lombardie, marcha vers Rome à la tête d’une armée. Grégoire, qui n’avait
point de troupes, parcourut sa capitale à la tête d’une procession. Il montra
aux Romains les reliques des apôtres, et, fondant en larmes, il leur dit
qu’il ne pouvait défendre ce sacré dépôt sans leur secours. La noblesse et le
peuple, touchés des prières du pape, jurèrent de mourir pour la défense du
Saint-Siège. On fit des préparatifs de guerre ; on fortifia à la hâte la
ville de Rome, et, lorsque l’empereur s’approcha des portes, il vit ces mêmes
Romains qui peu de temps auparavant avaient embrassé sa cause contre le pape,
rangés en bataille sur les remparts et déterminés à mourir pour le chef de
l’Église. Frédéric assiégea la ville sans pouvoir s’en emparer ; dans sa
colère il accusa les Romains de perfidie et se vengea par d’horribles
cruautés exercées sur les prisonniers. Bientôt la haine allumée entre
l’empereur et le souverain pontife passa dans l’esprit des peuples, et les
fureurs de la guerre civile ravagèrent toute l’Italie. Au
milieu du désordre et de l’agitation générale, on n’entendit plus les cris et
les prières des chrétiens de la Palestine. A l’expiration de la trêve conclue
avec Frédéric, le prince de Garac était rentré dans Jérusalem, avait détruit
la tour de David et les faibles remparts élevés par les chrétiens. Cette
conquête, qui ranimait le courage des musulmans, jetait dans le désespoir les
malheureux habitants de la terre sainte. Au lieu de recevoir dans ses murs
les armées innombrables qu’annonçait la renommée, Ptolémaïs ne voyait plus
arriver que des pèlerins sans armes qui racontaient les déplorables querelles
des princes et des monarques chrétiens. La plupart des communications étaient
fermées avec l’Orient ; toutes les flottes maritimes de l’Italie disputaient
l’empire de la mer, tantôt à la ligue du souverain pontife, tantôt à celle de
l’empereur. Plusieurs des croisés qui avaient fait le serment de se rendre à
Constantinople ou à Ptolémaïs, prirent parti dans la croisade prêchée contre
Frédéric ; d’autres résolurent d’aller par terre en Syrie, et périrent
presque tous dans les montagnes et les déserts de l’Asie Mineure ; les
princes et les seigneurs français qui, malgré les ordres du pape, partirent
pour l’Asie et s’embarquèrent dans les ports de Provence, ne purent conduire
avec eux en Palestine qu’un petit nombre de guerriers. A
l’arrivée des croisés, l’Orient n’était pas moins troublé que l’Occident. Le
sultan du Caire, Malek-Kamel, venait de mourir ; sa mort était devenue le
signal de plusieurs guerres sanglantes entre les princes de sa famille, qui
se disputaient tour à tour le royaume d’Égypte, les principautés de Damas,
d’Alep, de Hamah. Au milieu de ces divisions, les émirs elles mameluks, dont
on implorait sans cesse le dangereux appui, s’étaient accoutumés à disposer
de la puissance, et se montraient plus redoutables à leurs souverains qu’aux
ennemis de l’islamisme. L’autorité suprême semblait être le prix de la
victoire ou de l’habileté dans la trahison ; les trônes musulmans se
trouvaient environnés de tant de périls, qu’on vit un prince de Damas
abandonner le sceptre et se vouer à la retraite, en disant qu'un épervier et
un chien de chasse lui plaisaient mieux que l’empire. Les princes divisés
entre eux avaient appelé à leur secours les Karismiens et d’autres peuples
barbares qui brûlaient les villes, pillaient les provinces, achevaient de
détruire les puissances qu’ils venaient défendre, et mettaient le comble à
tous les maux enfantés par la discorde. Les croisés auraient pu profiter des
troubles de l’Orient ; mais ils ne réunirent jamais leurs efforts contre les
ennemis qu’ils avaient juré de combattre ; le royaume de Jérusalem n’avait
point de gouvernement qui dirigeât les forces de la croisade ; la foule des
pèlerins n’avait point de lien, point d’intérêt commun qui pût les tenir
longtemps rassemblés sous les mêmes étendards. On voyait partout des troupes
de soldats, mais nulle part une armée ; chacun des chefs et des princes
suivait un plan de campagne, déclarait la guerre, proclamait la paix en son
nom, et semblait ne combattre que pour son ambition et sa renommée. Le duc
de Bretagne, suivi de ses chevaliers, porta la guerre sur les terres de
Damas, et revint au camp des croisés avec une multitude de chameaux, de
bœufs, de chevaux, d’ânes et de buffles enlevés aux musulmans. Le comte de
Bar, le duc de Bourgogne et autres grands barons de l’ost, dit une
relation manuscrite que nous avons sous les yeux, orent grant envie et
grant despit de cette proie que le comte de Bretagne avoit gaignée sur les
mescréants. Ils résolurent donc de faire à leur tour quelque expédition où
ils pussent s’enrichir des dépouilles de l’ennemi, et se disposèrent à
marcher sur le territoire de Gaza, dont la renommée vantait les riches
pâturages et les abondantes moissons. Quand leur dessein fut connu, les plus
sages des seigneurs et des barons vinrent auprès d’eux et les conjurèrent de
ne pas se séparer de l’armée chrétienne. Le comte de Champagne, qu’on avait
nommé le chef de la croisade, leur ordonna, au nom de Jésus-Christ, de rester
au camp. Toutes les remontrances, toutes les prières furent vaines, les
comtes de Bar, de Montfort, plusieurs autres seigneurs se contentèrent de
répondre qu’ils étaient venus en Syrie pour guerroyer les infidèles, et
partirent avec leurs hommes d’armes. Ceux qui restaient au camp, redoutant
quelque malheur, prirent le parti de suivre de loin leurs compagnons
imprudents et se dirigèrent vers Ascalon. La troupe qui avait abandonné les
drapeaux de l’armée, arriva, vers la fin de la journée, au ruisseau que
l’Écriture appelle Ægyptus et qui bornait le royaume de Jérusalem du côté de
l’Égypte. Malgré les conseils de Gauthier, comte de Joppé, elle marcha toute
la nuit dans l’espoir d’atteindre une vaste prairie où paissaient les
troupeaux des musulmans. A l’approche du jour, les croisés fatigués se
trouvèrent dans un défilé situé entre des collines de sable, et suspendirent
leur marche, attendant que les bestes fussent envoyées aux champs et que les
gents fussent au labourage. La chronique que nous venons de citer décrit ici
la halte de cette troupe aventureuse : Les riches homes firent mettre les
nappes et se mirent à mangier le pain, les gallines et chapons, la chair
cuite qu’ils avaient apportée avec eux, sans oublier le vin en bouteilles et
en barils. Les uns mangeaient, ajoute le chroniqueur, les autres dormaient,
d’autres soignaient leurs chevaux ; telle était leur aveugle sécurité, qu’ils
songeaient à peine aux ennemis qu’ils allaient chercher : ils ne tardèrent
pas à s’apercevoir que nostre sire Jésus-Christ ne veult mie que on le
serve en telle manière. Le
commandant de Gaza, averti de l’arrivée des chrétiens, avait fait allumer
pendant la nuit de grands feux qui furent comme un signal d’alarme pour tous
les habitants. De toutes parts les musulmans accoururent en armes. A
l’approche des ennemis, le comte de Bar se mit à la tête de ses cavaliers, et
s’avança dans la plaine pour reconnaître le nombre et la force des musulmans.
Des cris menaçants, le bruit des tambours, des cornets, retentissaient dans
toute la contrée ; des hommes armés couvraient la campagne ; les frondeurs et
les archers occupaient les hauteurs. Alors les chefs des croisés tinrent
conseil : le comte de Joppé, le duc de Bourgogne, étaient d’avis que les
chrétiens s’en retournassent et qu'ils n’attendissent mie la bataille,
attendu qu’ils avaient du sable jusqu’aux genoux et que les musulmans étaient
treize contre un. Les comtes de Bar et de Montfort voulaient qu’on se battît,
et la raison qu’ils en donnaient, c’est que l’ennemi était présent et qu’il y
avait plus de péril et surtout plus de honte à se retirer qu’à combattre. Le
comte de Joppé et le duc de Bourgogne répondaient qu'ils ne voulaient mie
perdre eux-mêmes et leurs gents, et donnèrent le signal de la retraite. Les
pèlerins qui persistaient à rester en présence d’un ennemi redoutable,
sentaient tout le danger du parti qu’ils avaient pris, et, voyant leurs
compagnons s’éloigner et prendre le chemin d’Ascalon, ils les conjurèrent
d’engager le roi de Navarre et les autres chefs à venir au plus tôt les
secourir. En vain le duc de Bourgogne et le comte de Joppé les supplièrent de
nouveau de se dérober à une perte certaine, ils ne purent vaincre leur
obstination. Déjà les musulmans donnaient le signal du combat, une grêle de
traits fut lancée contre les croisés ; les archers chrétiens firent d’abord
reculer l’ennemi ; mais les traits et les flèches leur manquèrent, ce qui
redoubla le courage des musulmans. Plusieurs fois, ayant à leur tête les
comtes de Bar et de Montfort, les cavaliers se précipitèrent sur les
infidèles. Après avoir dispersé l’immense multitude qu’ils avaient devant
eux, ils revinrent occuper le défilé où ils avaient dressé leurs tentes et
qui leur servait de camp retranché. Après plusieurs attaques, le commandant
de Gaza les attira dans la plaine, en feignant de fuir, et dans le même temps
il ordonna à ses soldats placés sur les collines de s’emparer du lieu
qu’occupaient les chrétiens. Cette manœuvre lui ayant réussi, les croisés se
trouvèrent environnés et assaillis de toutes parts, sans autre espoir que de
vendre chèrement leur vie. Les comtes de Bar, de Montfort, et quelques barons
et chevaliers, résistèrent encore longtemps et firent merveille d’armes ; à
la fin ils succombèrent, accablés de fatigue et couverts de blessures. Cependant
les croisés arrivés avec le roi de Navarre dans les murs d’Ascalon, apprirent
bientôt que leurs téméraires compagnons d’armes étaient en danger de périr.
Les plus braves se précipitèrent sur la route de Gaza. Lorsqu’ils
approchèrent du lieu du combat, les guerriers chrétiens ne résistaient plus :
les musulmans s’occupaient de lier leurs prisonniers et de dépouiller les
morts. L’ennemi n’attendit point les croisés, et se retira emportant son
butin et traînant à sa suite les captifs. Le champ de bataille était couvert
de cadavres nus ; quelques blessés qui vivaient encore furent placés sur les
écus des chevaliers pour être transportés à Ascalon. Comme plusieurs des
pèlerins demandaient qu’on poursuivît les ennemis dans leur retraite, le roi
de Navarre et les autres chefs prirent conseil des chevaliers du Temple et de
Saint-Jean, qui connaissaient le pays. Ceux-ci répondirent qu’il serait
dangereux d’attaquer les musulmans, protégés par leurs forteresses, et qu’une
poursuite imprudente pouvait compromettre la vie des prisonniers chrétiens.
Les amis et les parents de ceux qui avaient été pris par les infidèles,
n’écoutaient qu’un aveugle désespoir ; mais de si grands malheurs avaient
déjà marqué cette journée, qu’on ne voulut point tenter de nouveaux périls ;
il fut décidé qu’on reprendrait le chemin d’Ascalon, où il y eust grant
criées et grant brairies pour cette doloreuse aventure. Amaury
de Montfort et plusieurs autres seigneurs tombèrent aux mains des infidèles
et furent donnés en spectacle dans la capitale de l’Égypte ; on ne put jamais
savoir ce qu’était devenu le comte de Bar, et l’incertitude de son sort avait
fait naître une foule de récits merveilleux qu’on répéta longtemps parmi les
croisés. L’armée chrétienne revint tristement à Ptolémaïs ; elle se rendit
ensuite à Sidon, à Tyr, à Tripoli, et autres bonnes villes chrétiennes. A
leur arrivée en Syrie, les chefs de la croisade avaient eu le dessein
d’assiéger Damas ; mais cette entreprise était abandonnée. Les chefs, qui
s’étaient ruinés pour la guerre et qui comptaient sur la guerre pour réparer
leurs pertes, n’osaient plus risquer le sort des combats, dans la crainte de
tout perdre et de devenir eux-mêmes la proie ou le butin de l’ennemi. Le roi
de Navarre, dont les chansons avaient excité les guerriers à prendre les
armes, gardait le silence, et sa muse n’entreprit pas même d’exhorter ses
compagnons découragés à la patience et à la résignation. Néanmoins, parmi les
chevaliers et sous les tentes des soldats de la croix, il se rencontra
plusieurs troubadours qui chantèrent les douleurs de l’exil et dont les
pèlerins répétaient les tristes complaintes. A l’exemple des prophètes, dont
les chants avaient retenti dans les mêmes lieux, ils annonçaient les malheurs
du peuple choisi, et déploraient l’inaction et les misères d’une armée à qui
le ciel irrité refusait son appui. Les ecclésiastiques prêchaient contre
l’orgueil, la jalousie, l’avarice des seigneurs, qu’on accusait de montrer
peu de zèle pour le triomphe de la croix. Maître Guillaume légat du pape,
terminait chacun de ses sermons par ces paroles : Pour Dieu, belles gents,
priez Dieu qu’il rende les cœurs aux hauts hommes de cet ost. Au
milieu de l’oisiveté naquirent de grands débats dans lesquels les chefs se
reprochaient réciproquement les malheurs et la honte des croisés. Dans
l’impossibilité de faire triompher leurs armes, ils traitèrent séparément
avec les infidèles, et firent la paix comme ils avaient fait la guerre. Les
templiers et quelques chefs convinrent d’une trêve avec le prince de Damas,
et obtinrent la restitution des saints lieux ; de leur côté, les
hospitaliers, le comte de Champagne, les ducs de Bretagne et de Bourgogne,
conclurent un traité avec le Soudan d’Égypte, et s’engagèrent à le défendre
contre les musulmans de Syrie, qui assuraient aux chrétiens la possession de
Jérusalem. Après
avoir troublé la Palestine par leurs désordres, les croisés français
l’abandonnèrent pour revenir en Europe, et furent remplacés à Ptolémaïs par
des Anglais arrivés sous la conduite de Richard de Cornouailles, frère de
Henri III. Richard, qui possédait les mines d’étain et de plomb du comté de Cornouailles,
était un des princes les plus riches de l’Occident ; si l’on en croit les
vieilles chroniques, Grégoire IX chercha à le détourner de son pèlerinage de
la terre sainte, dans l’espoir que ses trésors et ses soldats pourraient être
employés, soit à défendre l’empire latin de Constantinople, soit à soutenir
la cause de Rome dans la guerre déclarée à Frédéric. Richard résista à toutes
les prières du pape, et, lorsqu’il arriva devant Ptolémaïs, le peuple et le
clergé allèrent au-devant de lui en répétant ces paroles de l’Évangile : Béni
soit celui qui vient au nom de Dieu. Ce prince était neveu de Richard
Cœur-de-Lion, que son courage et ses exploits avaient rendu célèbre dans tout
l’Orient. Le seul nom de Richard jetait l’effroi parmi les musulmans ; le
prince de Cornouailles rappelait son oncle par sa bravoure : il était plein
de zèle et d’ardeur, et son armée partageait son enthousiasme pour la
religion et pour la gloire. Tout semblait lui présager des succès ; mais,
après quelques jours de marche et quelques avantages remportés sur les
ennemis, il se trouva abandonné par les hospitaliers, qui voulaient qu’on
respectât la trêve faite avec le sultan d’Égypte, et par les templiers, qui
refusaient de rompre la trêve faite avec le souverain de Damas. Se voyant peu
secondé par les chrétiens du pays, il fut obligé de renoncer à la guerre et
de renouveler les traités de paix. Pour tout fruit de son expédition, il ne
put obtenir que l’échange des prisonniers et la permission de rendre les
honneurs de la sépulture aux chrétiens tués à la bataille de Gaza. Après
avoir visité Jérusalem, délivrée pour la seconde fois depuis la croisade de
Frédéric II, Richard s’embarqua pour l’Italie. Il vit l’empereur Frédéric, son
beau-frère, qui le reçut avec beaucoup d’éclat et de magnificence. Mathieu
Pâris, dans son récit des fêtes données au comte de Cornouailles, parle du
spectacle de deux femmes musulmanes élégamment vêtues qui, placées chacune
sur deux globes au milieu d’un parquet uni, exécutaient divers tours de
souplesse, battant des mains, chantant des chansons de leur pays, ou jouant
des castagnettes et s’agitant d’une façon prodigieuse. Ces deux musulmanes
étaient évidemment des aimées que Frédéric avait amenées d’Orient. L’empereur
d’Allemagne chargea Richard de négociations pacifiques auprès du souverain
pontife, mais le comte de Cornouailles ne put fléchir Grégoire ardemment
occupé de poursuivre ses projets menaçants. Toute l’Europe était en feu ; un
concile convoqué pour la paix de l’Église n’avait pu s’assembler. Au milieu
du désordre universel, Grégoire mourut en maudissant son redoutable
adversaire, et fut remplacé par Célestin IV, qui ne porta la tiare que seize
jours. La guerre était continuée avec une nouvelle fureur ; l’Église resta
sans chef, et Jésus-Christ sans vicaire sur la terre ; les cardinaux erraient
dispersés ; Frédéric en retenait plusieurs dans les fers. La cour de Rome,
dit Fleury, était désolée et tombée dans un grand mépris. Cette déplorable
anarchie dura près de deux ans ; toute la chrétienté faisait entendre ses
gémissements, et demandait au ciel un pape qui pût réparer les malheurs de
l’Europe et de l’Église. Le conclave se réunit enfin ; mais l’élection
d’Innocent IV, faite au milieu du trouble et des discordes, n’arrêta ni le
scandale, ni les fureurs de la guerre qui désolait les chrétiens. Le nouveau
pontife suivit l’exemple d’Innocent III, de Grégoire IX, et le désordre alla
toujours croissant. On oublia en Europe les chrétiens de la Grèce et ceux de
la Palestine ; des missionnaires parcouraient vainement les royaumes de
l’Occident pour exhorter les fidèles à faire la paix entre eux, à tourner
leurs armes contre les musulmans ; plusieurs de ces anges de paix furent
proscrits par Frédéric, qui était à la fois en guerre avec le souverain
pontife, avec l’empereur d’Orient, et avec tous ceux qui, en prenant la
croix, avaient juré de défendre Rome, de délivrer Constantinople ou
Jérusalem. Nous ne raconterons point les violences dont l’Occident et surtout
l’Italie furent le théâtre : l’attention se fatigue de rester longtemps sur
les mêmes tableaux ; les guerres, les révolutions, qui prêtent tant de vie à
l’histoire, finissent par n’offrir qu’un récit fastidieux, et c’est ici
surtout que le lecteur peut s’apercevoir que les passions ont aussi leur
uniformité et les orages leur monotonie. On a pu
voir que cette sixième croisade, qui renferme un espace de près de trente
ans, fut plus féconde en débats scandaleux, en discordes civiles, qu’en
glorieux événements. Chose remarquable ! plus les chefs de l’Église
s’efforçaient de soumettre les expéditions d’Orient à leur direction suprême,
plus ces expéditions semblaient s’éloigner de cet esprit de dévotion ardente
qui les avait fait naître. Dans les premières croisades, l’ambition, l’amour
de la gloire, l’amour des périls, furent sans doute de puissants mobiles,
mais ces sentiments se mêlaient et se confondaient avec l’enthousiasme
religieux, dont l’entraînement paraissait dominer toutes les opinions. Peu à
peu les passions de ce monde terrestre se montrèrent davantage, et la
révolution qui s’opéra insensiblement dans les esprits arriva au point que la
voix de la religion était à peine entendue dans les guerres saintes. Qui
aurait pu croire, par exemple, après avoir eu sous les yeux le spectacle des
croisades précédentes, qu’une croisade dût jamais être regardée comme une
entreprise impie, et la conquête de Jérusalem comme une profanation des
saints lieux ? Tel fut du moins le jugement qu’on porta dans la chrétienté
sur l’expédition de Frédéric. Le
souverain pontife et la plupart des fidèles jugèrent l’entreprise de
l’empereur d’Allemagne, comme Dieu juge les actions humaines, d’après les
intentions cachées et les sentiments secrets de la conscience. Cette justice
qui sonde les reins et les cœurs et qui n’est point de ce monde, cette sainte
colère de l’Evangile, que l’Évangile n’avait pas toujours allumée, n’était
point propre à favoriser les progrès, à conserver les fruits salutaires d’une
croisade où s’introduisirent toutes les passions de la politique. Lorsqu’on
vit les malédictions du ciel tomber ainsi sur le libérateur du saint
sépulcre, il arriva que les chrétiens de la Palestine mirent moins de zèle à
la conservation de Jérusalem, et que les chrétiens d’Occident ne
s’empressèrent plus de prendre les armes pour défendre une conquête profane.
On a vu, dans la première croisade et même dans celle de Richard,
l’enthousiasme des croisés à l’approche de la ville sainte. Dans celle-ci on
ne vit rien de semblable, et le nom de Jérusalem était à peine prononcé dans
le camp des chrétiens. Il faut
avouer aussi que Frédéric ne cherchait point à relever par ses discours
l’importance de la conquête qu’il venait de faire. On rapporte que depuis son
retour il avait coutume de dire que, si Dieu avait connu le royaume de
Naples, il ne lui aurait pas préféré les rochers stériles de la Judée : ces
paroles sacrilèges devaient être un grand scandale pour les pèlerins. La
plupart des guerres saintes ont trouvé des chroniqueurs qui nous les ont
racontées avec fidélité ; l’expédition de Frédéric est restée presque sans
historiens. C’est la piété et la dévotion qui avaient inspiré les récits des
autres entreprises en Orient. En racontant celle d’un prince excommunié, les
pieux cénobites qui se chargeaient de nous transmettre l’histoire des
croisades, n’auraient pas cru faire une chose agréable à Dieu. L’expédition
du roi de Navarre et des autres grands vassaux de la couronne de France ne
présente pas un spectacle plus édifiant. Une ambition désordonnée, une
activité inquiète, l’impuissance de faire la guerre dans leur propre pays,
qu’on décorait du nom de repentir religieux, poussèrent en Orient ces
nouveaux champions de la croix. Leur chef, qui se vantait d’être inspiré à la
fois par l’amour de Dieu et par l’amour des dames, montra sous les drapeaux
de Jésus-Christ l’inconstance et la légèreté qu’on avait remarquées jusque-là
dans sa conduite et dans ses sentiments. Aussi ne vit-on plus dans une guerre
qu’il conduisait les hauts faits d’armes et les grands coups de lance des
anciens preux ; la Palestine, après avoir retenti si longtemps du signal des
formidables combats, n’entendit plus que les chansons et les complaintes des
troubadours. Il nous reste de cette époque plusieurs pièces de vers qui en
peignent assez fidèlement le caractère et l’esprit. Si nous avions
quelques-uns des sermons dans lesquels on reprochait aux croisés leur
inaction, leur orgueil, leur avarice, leurs discordes, il ne nous manquerait
rien pour compléter l’histoire de cette croisade. On peut la regarder en
quelque sorte comme une condition de la royauté qui imposa la peine de l’exil
à ceux qu’elle avait vaincus et dont elle redoutait les complots. Si la Judée
ne recueillit aucun avantage de leur expédition, le royaume profita du moins
de leur absence. Richard de Cornouailles, qui s’était ruiné en Syrie, ne put,
à son retour, prendre possession du duché de Poitiers sur lequel il avait des
droits. Henri III reconnut dans les plaines de Taillebourg et de Saintes
qu’il avait perdu ses plus puissants auxiliaires sur le continent. Tels
furent les heureux fruits de cette croisade pour la France. Remontant
à des considérations plus générales, nous devons dire ici qu’à l’époque dont
nous venons de retracer l’histoire, on prêcha trop de croisades à la fois
pour que les regards des fidèles ne fussent pas détournés du premier objet de
ces saintes expéditions. Parmi tant de causes à défendre, on ne savait plus
quelle était la cause de Dieu et de Jésus-Christ ; tant d’intérêts présentés
en même temps à l’attention des chrétiens et recommandés à la bravoure des
guerriers, firent naître l’incertitude ; l’incertitude amena l’indifférence.
L’Europe, longtemps agitée, éprouvait l’inquiétude vague d’un changement ;
les États songeaient davantage à leur indépendance, les peuples à leur
liberté. Les passions que la politique fait naître, prenaient la place des passions
dont la religion est le mobile. Les
sanglants démêlés de l’empereur et des papes contribuèrent à la révolution
qui se faisait dans les esprits. Le motif qui animait les chefs de l’Eglise
n’était pas tout à fait religieux : les empereurs d’Allemagne et les pontifes
de Rome avaient eu des prétentions à la domination de l’Italie, et se
trouvaient depuis longtemps en rivalité d’ambition. Grégoire voyait avec
peine Frédéric maître du royaume de Naples ; lorsqu’il le pressait d’aller en
Asie pour faire la guerre aux musulmans, on aurait pu le comparer à ce
personnage de la Fable qui, pour se défaire de son rival, l’envoya combattre
la Chimère. Quatre
papes d’un caractère différent et qui se trouvèrent dans les mêmes
circonstances, suivirent la même politique. Frédéric, par ses cruautés, ses
injustices, son ambition extrême, justifia souvent les violences du
Saint-Siège, dont il fut tour à tour le pupille, le protecteur et l’ennemi ;
comme ses prédécesseurs, il ne cachait point le projet de relever l’empire
des Césars, et, sans l’influence des papes, il est probable que l’Europe
aurait subi le joug des empereurs de la Germanie. La
politique des souverains pontifes favorisait en Allemagne la liberté des
villes, l’accroissement et la durée des petits États. Nous ne craignons pas
d’ajouter ici que les foudres du Saint-Siège sauvèrent au moins pour un temps
l’indépendance de l’Italie, et peut-être celle de la France, qui fut moins
maltraitée par la cour de Rome que les royaumes voisins. Sans
vouloir juger la domination des papes, on peut dire qu’ils furent amenés à
s’emparer du suprême pouvoir par les circonstances où se trouvait l’Europe
dans le onzième et le douzième siècle. La société européenne, sans
expérience, sans lois, plongée dans l’ignorance et l’anarchie, s’était jetée
dans les bras des papes, et croyait se mettre sous la protection du ciel :
comme les peuples n’avaient d’autres idées de civilisation que celles qui
leur avaient été données par la religion chrétienne, les souverains pontifes
se trouvèrent naturellement les arbitres suprêmes des nations. Lorsqu’on
parcourt les annales du moyen âge, on ne peut s’empêcher d’admirer un des
plus beaux spectacles qu’aient offerts les sociétés humaines, celui de
l’Europe chrétienne ne reconnaissant qu’une religion, n’obéissant qu’à une
seule loi, ne formant en quelque sorte qu’un seul empire, gouvernée par un
même chef qui parlait au nom de Dieu, et dont la mission était de faire
régner l’Évangile sur la terre. Dans le
onzième et le douzième siècle, les nations de l’Europe, soumises à l’autorité
de saint Pierre, étaient unies entre elles par un lien plus fort que celui
des lumières, dirigées par un mobile plus puissant que celui de la liberté :
ce mobile, ce lien, qui était celui de l’Église universelle, entretint et
favorisa longtemps l’enthousiasme et les progrès des guerres saintes. Quelle
que soit l’origine des croisades, il est certain qu’elles n’auraient jamais
pu être entreprises sans cette unité de sentiments religieux qui doublait la
force de la république chrétienne. Les peuples, par l’accord de leurs
sentiments et de leurs passions, montrèrent au monde tout ce que peut le
zèle, l’enthousiasme qui s’accroît en se communiquant, tout ce que peut une
croyance qui entraîne vers le même but cent nations diverses, et dont les
inspirations, selon les expressions de l’Évangile, transportent les
montagnes. A mesure que les peuples, d’abord unis par un même esprit,
commencèrent à se diviser et cessèrent de faire cause commune, il devint plus
difficile de réunir les forces de l’Occident et de poursuivre ces guerres
dont les prodiges nous remplissent aujourd’hui d’étonnement. On a pu
remarquer que l’autorité pontificale et l’enthousiasme des croisades
éprouvèrent les mêmes vicissitudes ; l’exaltation de l’esprit religieux, qui
faisait prendre les armes contre les musulmans, dut accroître d’abord
l’influence des souverains pontifes ; mais un ressort aussi actif, aussi
puissant, ne devait pas tarder à se briser par la violence avec laquelle on
le fit agir. Les
papes, revêtus d’une autorité sans bornes, ne l’exercèrent pas toujours avec
modération, et, comme l’abus d’un pouvoir entraîne tôt ou tard sa ruine,
l’empire des souverains pontifes finit par décliner comme tous les empires.
Leurs longues contestations avec Frédéric commencèrent cette décadence :
toute l’Europe fut appelée à juger leur cause : la puissance du Saint-Siège,
fondée sur les croyances religieuses et dont l’origine n’est pas de ce monde,
perdit beaucoup à être livrée aux jugements et aux disputes des hommes. En
même temps que les souverains pontifes abusaient de leur pouvoir, on abusait
de l’esprit et de l’enthousiasme qui avaient produit les guerres saintes. Les
princes chrétiens prenaient la croix, tantôt pour obtenir la protection des
chefs de l’Église, tantôt pour avoir un prétexte de lever des impôts,
d’assembler des armées, et pour jouir par-là des avantages temporels accordés
aux soldats de Jésus-Christ ; les monarques de la chrétienté, sans avoir
provoqué les guerres d’Orient, voulurent en profiter, d’abord pour étendre
leur empire, ensuite pour satisfaire des passions violentes. Dès lors on dut
voir les sociétés chercher un autre appui que celui du Saint-Siège, les
guerriers une autre gloire que celle des croisades. Dans les Considérations
qui terminent cet ouvrage, nous aurons à revenir sur l’influence de la
papauté au moyen âge. Thibaut,
roi de Navarre, qui dans ses vers avait prêché la guerre d’outre-mer, était
scandalisé des troubles excités en Europe par le chef de l’Église, et
déplorait avec amertume un temps plein de félonie, d’envie et de trahison. Il
accusait les princes et les barons d’être sans courtoisie, et reprochait aux
papes d’excommunier ceux qui avaient le plus raison. Si quelques troubadours
faisaient encore entendre leurs voix pour exhorter les chrétiens à prendre la
croix et les armes, plusieurs ne partageaient plus l’enthousiasme des guerres
saintes, et ne voyaient dans le pèlerinage d’outre-mer que les chagrins d’une
longue absence et les rigueurs d’un pieux exil. Dans
cette croisade, on poussa jusqu’à l’excès le mépris de la foi jurée et
l’oubli du droit des gens. En signant une trêve on préparait une guerre ;
souvent les armées chrétiennes durent leur salut à un traité de paix, et le
souverain pontife, loin d’en respecter les conditions, prêchait une nouvelle
croisade contre les infidèles. Il faut dire aussi que les engagements les
plus solennels furent souvent violés par les musulmans. La durée de la paix
ne reposait jamais que sur l’impuissance où l’on était de combattre avec
quelque avantage. Le moindre espoir de succès faisait reprendre les armes ;
la plus légère circonstance suffisait pour ranimer toutes les fureurs de la
guerre. Le continuateur de Guillaume de Tyr dit naïvement, en parlant de la
mort d’un souverain de Damas : Quand le sultan fut mort, toutes les trêves
furent mortes. Ces mots seuls peuvent donner une idée de l’état de l’Orient
pendant la sixième croisade et du peu de respect qu’on avait alors pour les
lois de la paix et de la guerre. Pendant la durée des autres croisades, la religion et la morale de l’Évangile reprenaient leur empire, et répandaient partout leurs bienfaits ; à la voix des saints orateurs, on faisait pénitence, les chrétiens réformaient leurs mœurs, tous les orages politiques s’apaisaient au seul nom de Jérusalem, et l’Occident restait dans une profonde paix. Il n’en fut pas de même à l’époque que nous venons de décrire : jamais l’Europe n’avait été plus agitée et peut-être plus corrompue que pendant les trente années que dura cette croisade. |