HISTOIRE DES CROISADES

TOME PREMIER

 

LIVRE DOUZIÈME. — DEPUIS LA MORT D’AMAURY JUSQU’À LA REDDITION DE DAMIETTE PAR LES CROISÉS. - 1200-1221.

 

 

Sixième croisade. — Famine, peste, tremblement de terre en Égypte et en Syrie ; mort d’Amaury et d’Isabelle ; ambassade envoyée à Philippe-Auguste ; on refuse à Malek-Adhel de prolonger la trêve ; Jean de Brienne, roi désigné, débarque à Ptolémaïs ; il est vaincu ; guerres religieuses en Europe : les Albigeois, les Sarrasins d’Espagne ; la croisade est commencée par 50.000 enfants ; lettre du pape à Malek-Adhel ; le cardinal de Courçon prêche la croisade ; Jacques de Vitri, évêque de Ptolémaïs ; subside accordé par le roi de France ; Jean-sans-Terre feint de prendre la croix ; Othon de Saxe ; concile œcuménique de Latran ; mort du souverain pontife ; son successeur Honoré III ; dénombrement des princes croisés ; origine des anciens peuples de la Prusse ; l’empereur Frédéric III diffère son départ ; André Béla, roi de Hongrie, reçoit le commandement et le remet à son fils ; départ des croisés ; Malek-Kamel, fils et successeur de Malek-Adhel ; les chrétiens sont mis en fuite au mont Thabor ; mort du roi de Chypre ; André retourne en Europe avec ses Hongrois ; expédition en Egypte ; siège de Damiette ; mort de Malek-Adhel ; portrait de ce prince ; les cardinaux de Courçon et Pélage ; les musulmans s'avancent au secours de Damiette ; les assiégeants sont battus ; Malek-Kamel offre la paix ; prise de Damiette et occupation de la basse Égypte ; Pélage fait décider l’attaque du Caire ; désastres ; entrevue du roi de Jérusalem avec le sultan ; Damiette est remise aux musulmans. — Comparaison du caractère particulier des six premières croisades.

 

Dans les livres précédents, nous avons eu sous les yeux l’imposant spectacle d’un vieil empire qui tombe, d’un nouvel empire qui s’élève et s’écroule à son tour. L’imagination de l’homme aime à s’arrêter sur des ruines, et les plus sanglantes catastrophes lui présentent toujours des tableaux attachants. Nous devons nous attendre que notre récit inspirera moins d’intérêt, éveillera moins la curiosité, lorsque, après les grandes révolutions que nous venons de raconter, nous reporterons nos regards sur les petits États que les chrétiens avaient fondés en Syrie et pour le salut desquels l’Occident ne cessait point de prendre les armes.

On a quelque peine à comprendre aujourd’hui cet enthousiasme qui animait tous les peuples pour la délivrance des saints lieux, et ce puissant intérêt qui dirigeait toutes les pensées vers des contrées presque oubliées de l’Europe moderne. Dans la ferveur des croisades, la prise d’une ville ou d’un bourg de la Judée causait plus de joie que la conquête de Byzance, et Jérusalem était plus chère aux chrétiens de l’Occident que leur propre patrie. Cet enthousiasme, dont notre indifférence peut à peine se faire une idée, rend difficile la tâche de l’historien, et le fait souvent hésiter dans le choix des événements que l’histoire doit rappeler. Lorsque les opinions ont changé, tout a changé avec elles ; la gloire elle-même a perdu de son éclat ; ce qui paraissait grand aux yeux des hommes, ne leur semble plus que bizarre et vulgaire ; les époques héroïques de nos annales sont devenues l’objet de nos superbes mépris ; et, lorsque, sans nous reporter aux siècles des guerres saintes, nous voulons soumettre aux calculs de la raison ces entreprises extraordinaires, nous ressemblons à ces modernes voyageurs qui n’ont trouvé qu’un faible ruisseau à la place de ce fameux Scamandre, dont l’imagination des anciens et surtout la muse d’Homère avaient fait un fleuve majestueux. Au reste, si nous n’avons plus à raconter les révolutions et la chute des empires, l’époque dont nous retraçons le tableau ne nous offrira que trop encore de ces grandes calamités qui donnent la vie à l’histoire.

Tandis que la Grèce était en proie à tous les ravages de la guerre, des fléaux plus cruels désolaient l’Égypte et la Syrie. Le Nil, suspendant son cours accoutumé, cessa d’inonder ses rivages et de fertiliser les moissons. La dernière année de ce siècle s’annonça, dit un auteur arabe, comme un monstre dont la fureur allait tout dévorer. Quand la famine eut commencé à se faire sentir, le peuple fut condamné à se nourrir de l’herbe des champs et de la fiente des animaux. On voyait les pauvres fouiller les cimetières et disputer aux vers les dépouilles des cercueils. Quand le fléau devint plus général, la population des villes et des campagnes, comme si elle eût été poursuivie par un ennemi impitoyable, fuyait en désordre, errait au hasard de cité en cité, de village en village, et trouvait partout le mal qu’elle voulait éviter. Dans tous les lieux habités, on ne pouvait faire un pas sans être frappé de la vue d’un cadavre ou de quelque malheureux sur le point d’expirer.

Ce qu’il y avait de plus affreux dans cette calamité universelle, c’est que le besoin de vivre faisait commettre les plus grands crimes et rendait tous les hommes ennemis les uns des autres. Dans les premiers temps, on voyait avec horreur ceux qui se nourrissaient de chair humaine ; mais les exemples d’un aussi grand scandale se multiplièrent tellement, qu’on n’en parla plus qu’avec indifférence. Les hommes, aux prises avec la faim, qui n’épargnait pas plus les riches que les pauvres, ne connurent plus la pitié, la honte, le remords, et ne furent retenus ni par le respect des lois, ni par la crainte des supplices. Ils en vinrent enfin à se dévorer entre eux comme des bêtes féroces. Au Caire, trente femmes, en un seul jour, périrent sur un bûcher, convaincues d’avoir tué et mangé des enfants. L’historien Abdallatif raconte une foule de traits barbares et monstrueux dont le récit fait frémir d’horreur et que nous ne rapporterons point dans cette histoire, de peur d’être accusé de calomnier la nature humaine.

Bientôt la peste vint ajouter ses ravages à ceux de la famine. Dieu seul, dit l’histoire contemporaine, connaît le nombre de ceux qui moururent de faim et de maladie. La capitale de l’Égypte, dans l’espace de quelques mois, compta cent onze mille funérailles. A la fin, on ne pouvait suffire à enterrer les morts ; on se contentait de les jeter hors des remparts. La même mortalité se fit sentir dans les villes de Damiette, de Kous, d’Alexandrie. Ce fut à l’époque des semailles que la peste redoubla ses ravages ; ceux qui ensemencèrent ne furent pas les mêmes que ceux qui avaient labouré, et ceux qui avaient ensemencé moururent avant d’avoir fait la moisson. Les villages étaient déserts, et rappelaient aux voyageurs ces expressions du Coran : Nous les avons tous moissonnés et exterminés ; un cri s’est fait entendre, et ils ont tous péri. Des cadavres flottaient sur le Nil, aussi nombreux que les plantes bulbeuses qui, dans un certain temps, couvrent les eaux du fleuve. Un pêcheur en vit passer sous ses yeux plus de quatre cents dans une seule journée ; on n’apercevait de toutes parts que des amas d’ossements humains ; les chemins, pour nous servir de l’expression des auteurs arabes, étaient comme un champ ensemencé de corps morts, et les provinces les plus peuplées comme une salle de festin pour les oiseaux de proie.

L’Égypte perdit plus d’un million de ses habitants. La famine et la peste se firent sentir jusqu’en Syrie, et n’épargnèrent pas plus les villes chrétiennes que les cités musulmanes. Depuis les bords de la mer Rouge jusqu’aux rives de l’Oronte et de l’Euphrate, toutes les contrées n’offraient que des scènes de deuil et de désolation. Comme si la colère du ciel n’eût pas été satisfaite, elle ne tarda pas à se manifester par un troisième fléau, non moins terrible que tous les autres.

Un violent tremblement de terre dévasta les villes et les provinces que la famine et la peste avaient épargnées. Les secousses ressemblaient au mouvement d’un crible, ou à celui que fait un oiseau lorsqu’il relève et abaisse ses ailes. Le soulèvement de la mer et l’agitation des flots présentaient un aspect horrible : les navires se trouvèrent tout à coup portés sur la terre ; une grande quantité de poissons furent jetés sur le rivage. Les hauteurs du Liban s’entr’ouvrirent et s’abaissèrent en plusieurs endroits. Les peuples de la Mésopotamie, de la Syrie et de l’Égypte crurent voir le tremblement de terre qui doit précéder le jugement dernier. Beaucoup de lieux habités disparurent totalement ; une multitude d’hommes périrent ; les forteresses de Hamah, de Balbec, furent renversées ; il ne resta debout, dans la ville de Naplouse, que la rue des Samaritains ; Damas vit s’écrouler ses plus superbes édifices ; la ville de Tyr ne conserva que quelques maisons ; les remparts de Ptolémaïs et de Tripoli n’étaient plus qu’un amas de ruines. Les secousses se firent sentir avec moins de violence sur le territoire de Jérusalem, et, dans la calamité générale, les chrétiens et les musulmans se réunirent pour remercier le ciel d’avoir épargné dans sa colère la ville des prophètes et des miracles.

De si grandes calamités auraient dû faire respecter les traités conclus entre les barons de la Palestine et les infidèles. Dans la cinquième croisade, le souverain pontife engageait les guerriers chrétiens à profiter de ces jours désastreux pour envahir les provinces musulmanes de la Syrie et de l’Égypte ; mais, si l’avis du pape eût été suivi, si l’armée chrétienne, sortie de Venise, eût dirigé sa marche vers des contrées ravagées par la peste et la famine, il est probable que, vainqueurs et vaincus, tout aurait péri. La mort, comme une sentinelle formidable, veillait alors sur les frontières des chrétiens et des musulmans. Tous les fléaux de la nature étaient devenus les terribles gardiens des provinces, et défendaient l’approche et l’entrée des villes, mieux que n’auraient pu le faire de grandes armées.

Cependant les colonies chrétiennes commençaient, non pas à réparer leurs pertes, mais à oublier les maux qu’elles avaient soufferts. Le roi de Jérusalem, Amaury, donnait à ses barons l’exemple de la sagesse et de la résignation évangélique. Les trois ordres militaires, qui avaient épuisé leurs trésors pour nourrir leurs soldats et leurs chevaliers dans le temps de la famine, invoquaient, par leurs lettres et par leurs envoyés, la charité des fidèles de l’Occident. On s’occupa de rebâtir les villes qui avaient été ébranlées par le tremblement de terre, les sommes amassées par Foulques de Neuilly, prédicateur de la dernière croisade, furent employées à relever les murailles de Ptolémaïs. Comme les chrétiens manquaient d’ouvriers, ils firent travailler les prisonniers musulmans. Parmi les prisonniers condamnés à ces sortes de travaux, l’histoire n’oubliera pas le célèbre poète persan Saadi, tombé entre les mains des Francs, lorsqu’il se rendait en pèlerinage à Jérusalem. L’auteur du Jardin des roses et de plusieurs autres ouvrages qui devaient faire un jour l’admiration de l’Orient et de l’Occident, fut chargé de fers, conduit à Tripoli et confondu avec la foule des captifs qui travaillaient aux fortifications de cette ville.

La trêve qu’on avait conclue avec les infidèles subsistait encore ; mais il s’élevait chaque jour des prétentions et des querelles suivies le plus souvent de quelques hostilités. Les chrétiens étaient toujours sous les armes, et la paix offrait quelquefois plus de troubles et de périls qu’une guerre ouverte et déclarée. Il régnait d’ailleurs à cette époque une grande confusion parmi les colonies chrétiennes, et même parmi les puissances musulmanes. Le prince d’Alep était en paix avec le roi de Jérusalem, tandis que le comte de Tripoli, le prince d’Antioche, les templiers, les hospitaliers, faisaient la guerre aux princes de Hamah, d’Émèse, ou à quelques émirs de la Syrie. Chacun à son gré prenait ou quittait les armes, sans qu’aucune puissance pût faire respecter les traités.

On ne livrait point de grandes batailles, mais on tentait des incursions sur le territoire ennemi : on surprenait des villes, on pillait les campagnes, on revenait chargé de butin. Au milieu de ces désordres, qu’on appelait les Jours de la trêve, les chrétiens de la Palestine eurent à pleurer la mort de leur roi. Amaury, suivant l’usage des fidèles, s’était rendu à Caïfa, pendant la semaine sainte, pour y cueillir des palmes. Ce prince tomba malade dans son pèlerinage, et revint mourir à Ptolémaïs. Ainsi le sceptre du royaume de Jérusalem resta de nouveau entre les mains d'Isabelle, qui n’avait ni le pouvoir ni l’habileté nécessaires pour gouverner les États chrétiens. Dans le même temps, un fils de Bohémond, prince d’Antioche, expira dans les accès d’une violente frénésie. Bohémond III, dans un âge très-avancé, vit, avant de mourir, la guerre allumée entre son second fils Raymond, comte de Tripoli, et Livon, prince d’Arménie. L’ordre des templiers et celui des hospitaliers avaient pris parti dans cette guerre, et s’étaient armés l'un contre l’autre. Le prince d’Alep, les Turcs venus de l’Asie Mineure, se mêlaient aux querelles des chrétiens, et profitaient de leurs divisions pour ravager le territoire d’Antioche. Les États chrétiens de Syrie ne recevaient plus aucun secours de l’Occident. Le souvenir des fléaux qui avaient ravagé les contrées d’outre-mer devait refroidir le zèle et l’ardeur des pèlerins ; les guerriers de l’Europe, accoutumés à voir de sang-froid tous les périls de la guerre, ne se sentaient point assez de courage pour braver la peste et la famine. Un grand nombre de barons et de chevaliers de la Palestine avaient eux-mêmes abandonné une terre trop longtemps désolée, pour se rendre, les uns à Constantinople, et les autres dans les provinces de l’Occident.

Innocent, qui avait fait jusque-là de vains efforts pour la délivrance des saints lieux et qui ne se consolait pas d’avoir vu se dissiper sans fruit de grandes armées chrétiennes dans la conquête de la Grèce, ne renonçait point à l’exécution de ses vastes desseins. Depuis le commencement de son règne, le souverain pontife montrait aux peuples chrétiens la terre sainte comme le chemin et la voie du salut. À l’exemple de ses prédécesseurs, il n’appelait pas seulement à la défense des colonies chrétiennes la piété et la vertu, mais encore le remords et le repentir. Tous ceux qui venaient lui confesser de grands péchés ne pouvaient expier leurs crimes qu’en traversant la mer pour combattre les infidèles.

Parmi les pécheurs condamnés à ce genre de pénitence, l’histoire cite les meurtriers de Conrad, évêque de Wurtzbourg et chancelier de l’Empire. Les coupables s’étant présentés devant le pape, nu-pieds, en caleçon, la corde au cou, jurèrent, en présence des cardinaux, de passer leur vie dans les plus austères mortifications et de porter les armes pendant quatre ans contre les Turcs. Les coupables furent en outre condamnés à ne porter ni vair, ni petit-gris, ni hermine, ni étoffe de couleur ; à n’assister jamais aux jeux publics, à ne point se remarier étant veufs, à marcher nu-pieds et vêtus de laine, à jeûner au pain et à l’eau les mercredis et les vendredis, les Quatre-Temps et les Vigiles, à faire trois carêmes dans l’année, à réciter cent fois le Pater, à faire cent génuflexions par jour. Un chevalier nommé Robert avait scandalisé toute la cour de Rome en confessant à haute voix qu’étant captif en Égypte pendant la famine, il avait tué sa femme et sa fille pour se nourrir de leur chair. Le pape imposa à Robert les pénitences les plus rigoureuses, et lui ordonna, pour achever l’expiation d’un si grand forfait, de passer trois années à visiter les lieux saints.

Innocent cherchait ainsi à entretenir dans les cœurs la dévotion des pèlerinages qui avaient donné naissance aux croisades et pouvaient encore ranimer le zèle et l’ardeur des guerres sacrées. D’après l’opinion que le souverain pontife cherchait à répandre parmi les fidèles et dont il semblait pénétré lui-même, ce monde corrompu n’avait point de crimes pour lesquels Dieu n’ouvrît les trésors de sa miséricorde, lorsqu’on courait les dangers du voyage d’outre-mer. Cependant les peuples restaient persuadés que les péchés et les erreurs d’un siècle perverti avaient irrité le Dieu des chrétiens, et que la gloire de conquérir la terre sainte était réservée à un siècle meilleur, à une génération plus digne d’attirer les regards et les bénédictions du ciel.

Cette opinion des peuples de l’Occident était peu favorable aux États chrétiens de la Syrie, qui marchaient chaque jour vers leur décadence. Isabelle, qui ne régnait plus que sur des villes dépeuplées, mourut peu de mois après son époux. Un fils, qu’elle avait eu d’Amaury, l’avait précédée au tombeau. Le royaume de Jérusalem devenait l’héritage d’une jeune princesse, fille d’Isabelle et de Conrad, marquis de Tyr. Les barons et les seigneurs restés en Syrie sentirent plus que jamais la nécessité d’avoir à leur tête un prince qui pût les gouverner, et s’occupèrent de choisir un époux pour la jeune reine de Jérusalem.

Leur choix aurait pu tomber sur un d’entre eux ; mais ils craignirent que la jalousie ne fît naître de nouvelles discordes et que l’esprit de rivalité et de faction n’affaiblît l’autorité de celui qui serait appelé à gouverner le royaume. L’assemblée des barons résolut de demander un roi à l’Occident et de s’adresser à la patrie des Godefroy et des Baudouin, à cette nation qui avait fourni tant de héros aux croisades, tant d’illustres défenseurs à la terre sainte.

Cette résolution des seigneurs et des barons de la Palestine avait non-seulement l’avantage de conserver la paix dans le royaume de Jésus-Christ, mais aussi celui de réveiller en Europe l’esprit de la chevalerie et de l’intéresser à la cause des chrétiens en Orient. Aymar, seigneur de Césarée, et l’évêque de Ptolémaïs, traversèrent la mer, et vinrent solliciter Philippe-Auguste, au nom des chrétiens de la terre sainte, de leur donner un chevalier ou un baron qui pût sauver ce qui restait du malheureux royaume de Jérusalem. La main d’une jeune reine, une couronne et les bénédictions du ciel, devaient récompenser la bravoure et le dévouement de celui qui viendrait combattre pour l’héritage du fils de Dieu. Les députés furent reçus avec de grands honneurs à la cour du roi de France : quoique la couronne qu’ils venaient offrir ne fût plus qu’un vain litre, elle n’en éblouit pas moins les chevaliers français : leur valeureuse ambition était séduite par l’espoir d’acquérir une grande renommée et de relever le trône qu’avait fondé la bravoure de Godefroy de Bouillon et de ses compagnons.

Parmi les seigneurs de sa cour, Philippe distingua Jean de Brienne, frère de Gauthier, qui était mort dans la Pouille avec la réputation d’un héros et le titre de roi. Dans sa jeunesse, Jean de Brienne avait été destiné à l’état ecclésiastique ; mais, élevé dans une famille de guerriers et moins sensible aux charmes de la piété qu’ébloui par ceux de la gloire, il refusa d’obéir à la volonté de ses parents. Comme son père voulut employer la force pour l’y contraindre, il alla chercher dans le monastère de Cîteaux un asile contre la colère paternelle. Dans cette retraite, Jean de Brienne fut confondu avec la foule des cénobites, et se livra comme eux au jeûne et à la mortification. Cependant les austérités du cloître ne pouvaient s’allier avec son ardeur, avec sa passion naissante pour le métier des armes ; souvent, au milieu de la prière et des cérémonies religieuses, les images des tournois et des combats venaient distraire sa pensée et troubler son esprit. Un de ses oncles l’ayant trouvé à la porte du monastère, dans un état peu convenable à un gentilhomme, prit pitié de ses pleurs, l’emmena chez lui, encouragea ses dispositions naturelles. Dès lors Jean de Brienne ne fut plus occupé que de la gloire des combats, et celui qu’on destinait au service de Dieu, à la paix des autels, ne tarda pas à se faire une grande renommée par sa bravoure et ses exploits.

A l’époque de la dernière croisade, Jean de Brienne suivit son frère dans la conquête du royaume de Naples, et le vit périr en combattant pour un trône qui devait être le prix de la victoire. Il avait la même fortune à espérer et les mêmes dangers à courir, s’il épousait l’héritière du royaume de Jérusalem. Il accepta avec joie la main d’une jeune reine, avec un État qu’il fallait disputer aux Turcs ; il chargea les ambassadeurs de la Palestine d’aller annoncer sa prochaine arrivée, et, plein de confiance dans la cause qu’il allait défendre, leur promit de les suivre à la tête d’une armée.

Lorsque Aymar de Césarée et l’évêque de Ptolémaïs furent de retour dans la terre sainte, les promesses de Jean de Brienne relevèrent le courage abattu des chrétiens, et, comme il arrive souvent dans des temps malheureux, on passa du désespoir à de folles espérances. Il fut publié partout qu’une croisade formidable se préparait, et que les plus puissants monarques de l’Occident devaient y prendre part. Le bruit d’un armement extraordinaire en Europe jeta un moment l’effroi parmi les infidèles. Malek-Adhel, qui, depuis la mort de Malek-Aziz, régnait sur la Syrie et sur l’Égypte, craignit les entreprises des chrétiens, et, comme la trêve faite avec les Francs était sur le point d’expirer, il proposa de la renouveler, offrant de livrer dix châteaux ou forteresses pour gage de sa foi et de son amour de la paix. Cette proposition aurait dû être accueillie par les chrétiens de la Palestine ; mais l’espoir des secours de l’Occident avait banni du conseil des barons et des chevaliers tout esprit de modération et de prévoyance. Les plus sages des guerriers chrétiens, parmi lesquels on remarquait le grand maître de l’ordre de Saint-Jean, étaient d’avis qu’on prolongeât la trêve. Ils rappelaient que plusieurs fois l’Occident avait promis des secours à la terre sainte et que ces secours n’étaient point arrivés ; que, dans la dernière croisade, une grande armée attendue en Palestine avait dirigé sa marche vers Constantinople. Ils ajoutaient qu’il était prudent de ne point tenter la fortune des combats sur la foi d’une vaine promesse, et qu’on devait attendre les événements avant de prendre une détermination d’où pouvait dépendre le salut ou la ruine des chrétiens en Orient. Ces discours étaient pleins de sagesse et déraison ; mais, comme les hospitaliers parlaient en faveur de la trêve, les templiers se déclarèrent avec chaleur pour la guerre : tel était d’ailleurs l’esprit des guerriers chrétiens, que la prudence, la modération et toutes les vertus de la paix, leur inspiraient une sorte de dédain ; que pour eux la raison était toujours du côté des périls, et qu’il suffisait de leur parler de courir aux armes pour réunir tous les suffrages. L’assemblée des chevaliers et des barons refusa de prolonger la trêve faite avec les Turcs.

Cette détermination devait être d’autant plus funeste, que la situation de la France et de l’Europe ne permettait guère à Jean de Brienne de remplir ses promesses et de lever une armée pour la terre sainte.

L’Allemagne était toujours troublée par les prétentions d’Othon et de Philippe de Souabe ; le roi Jean était sous le poids d’une excommunication, et le royaume d’Angleterre en interdit. Philippe-Auguste cherchait à profiter des troubles élevés de toutes parts autour de lui, soit pour étendre son influence en Allemagne, soit pour affaiblir la puissance des Anglais, maîtres de plusieurs provinces du royaume. Jean de Brienne arriva à Ptolémaïs avec le cortège d’un roi ; mais il n’amenait que trois cents chevaliers pour défendre son royaume, et n’avait pour ressource pécuniaire que 80.000 livres, dont la moitié donnée par le roi de France, et l’autre moitié donnée par les Romains à la sollicitation du pape. Ses nouveaux sujets, toujours remplis d’espérance, ne le reçurent pas moins comme un libérateur. Son mariage fut célébré avec une grande pompe, en présence des barons, des princes et des évêques de la Palestine. Comme la trêve allait expirer, les Turcs prirent les armes et vinrent troubler les fêtes du couronnement. Malek-Adhel entra dans la Palestine à la tête d’une armée : les infidèles assiégèrent Tripoli et menacèrent Ptolémaïs.

Le nouveau roi, à la tête d’un petit nombre de fidèles, fit admirer sa valeur sur le champ de bataille ; mais il ne put délivrer les provinces chrétiennes de la présence d’un ennemi formidable. Les guerriers de la Palestine, en comparant leur petit nombre à la multitude de leurs ennemis, tombèrent tout à coup dans le découragement ; ceux qui naguère ne voulaient point de paix avec les infidèles ne se sentaient ni la force ni le courage de braver leurs attaques. La plupart des chevaliers français qui avaient accompagné le nouveau roi, quittèrent un royaume qu’ils étaient venus secourir, et retournèrent en Europe. Jean de Brienne n’avait plus que la ville de Ptolémaïs, et point d’armée pour la défendre : il s’aperçut alors qu’il avait entrepris une tâche difficile et périlleuse, et qu’il ne pouvait longtemps résister aux forces réunies des Turcs. Des ambassadeurs furent envoyés à Rome pour faire connaître au pape les dangers des États chrétiens en Asie, et pour implorer de nouveau l’appui des princes de l’Europe, et surtout des chevaliers français.

Ces nouveaux cris d’alarme furent à peine entendus des peuples de l’Occident. Les troubles qui agitaient l’Europe au départ de Jean de Brienne pour la Palestine, étaient loin d’être calmés, et ne permettaient point à la France surtout de secourir les colonies chrétiennes de l’Orient. Le Languedoc et la plupart des provinces méridionales du royaume étaient alors désolées par des guerres religieuses qui occupaient la bravoure des barons et des chevaliers.

Un esprit de raisonnement et d’indocilité qui s’était élevé au milieu des fidèles et que saint Bernard avait reproché à son siècle, faisait chaque jour des progrès funestes. Les plus saints des docteurs avaient déjà plusieurs fois exprimé leur douleur sur l’avilissement de la parole divine, dont chacun s’établissait le juge et l’arbitre, et qui était traitée, disait Étienne de Tournay dans ses lettres au pape, avec aussi peu de discernement que les choses saintes données aux chiens, et les perles foulées aux pieds des pourceaux. Cet esprit d’indépendance et d’orgueil, joint à l’amour du paradoxe et de la nouveauté, à la décadence des bonnes études, au relâchement de la discipline ecclésiastique, avaient enfanté les hérésies qui déchiraient alors le sein de l’Église.

La plus dangereuse de toutes les sectes nouvelles était celle des Albigeois, qui tiraient leur nom de la ville d’Albi, dans laquelle ils avaient tenu leurs premières assemblées. Ces nouveaux sectaires, ne pouvant s’expliquer l’existence du mal sous un Dieu juste et bon, adoptèrent deux principes comme les manichéens. Selon leur croyance, Dieu avait d’abord créé Lucifer et ses anges ; Lucifer, s’étant révolté contre Dieu, fut banni du ciel et produisit le monde visible sur lequel il régnait. Dieu, pour rétablir l’ordre, créa un second fils, Jésus-Christ, qui devait être le génie du bien, comme Lucifer était le génie du mal.

Plusieurs écrivains contemporains nous représentent les Albigeois sous les couleurs les plus odieuses, et nous les montrent livrés à tous les genres de scandale. Cette opinion ne saurait être adoptée dans toute sa rigueur par l’histoire impartiale. Nous devons dire ici, à l’honneur de l’espèce humaine, que jamais une secte religieuse n’osa se présenter au monde en donnant l’exemple des mauvaises mœurs ; et que, dans aucun siècle, chez aucun peuple, une fausse doctrine ne put jamais séduire et entraîner un grand nombre d’hommes, sans être recommandée au moins par les apparences de la vertu.

Les plus sages des chrétiens désiraient alors une réforme dans le clergé. « Mais il y avait, dit Bossuet, des esprits superbes, pleins d’aigreur, qui, frappés des désordres qui régnaient dans l’Église et principalement parmi ses ministres, ne croyaient pas que les promesses de son éternelle durée pussent subsister parmi ces abus. Ceux-ci, devenus superbes et par là devenus faibles, succombèrent à la tentation qui porte à haïr la chaire en haine de ceux qui y président ; et, comme si la malice de l’homme pouvait anéantir l’œuvre de Dieu, l’aversion qu’ils avaient conçue pour les docteurs leur faisait haïr, tout ensemble, et la doctrine qu’ils enseignaient, et l’autorité qu’ils avaient reçue de Dieu.’

Cette disposition des esprits donna aux apôtres de l’erreur le plus déplorable ascendant, et multiplia le nombre de leurs disciples. On distinguait, dans la foule des nouveaux sectaires, les Vaudois ou pauvres de Lyon, qui se vouaient à une pauvreté oisive et méprisaient le clergé, qu’ils accusaient de vivre dans le luxe et dans la mollesse ; les apostoliques, qui se vantaient d’être le seul corps mystique de Jésus-Christ ; les popelicains, qui détestaient l’eucharistie, le mariage et les autres sacrements ; les aymeristes, dont les chefs annonçaient au monde l’établissement futur d’un culte purement spirituel, et niaient l’existence de l’enfer et du paradis, persuadés que le péché trouvait en soi sa punition et la vertu sa récompense. Comme la plupart de ces hérétiques montraient un grand mépris pour l’autorité de l’Église, qui était alors la première de toutes les autorités, tous ceux qui voulaient secouer le joug des lois divines, ceux mêmes à qui leurs passions rendaient insupportable le frein des lois humaines, vinrent à la fin se ranger sous les bannières des novateurs, et furent accueillis par une secte avide de s’agrandir, de se fortifier, et toujours disposée à regarder comme ses partisans et ses défenseurs les hommes que la société rejetait de son sein, qui redoutaient la justice et ne pouvaient supporter l’ordre établi. Ainsi, les prétendus réformateurs du treizième siècle, en affectant eux-mêmes des mœurs austères, en proclamant le triomphe de la vérité et de la vertu, admettaient dans leur sein la corruption et la licence, détruisaient toute espèce de règle et d’autorité, abandonnaient tout au caprice des passions, ne laissaient aucun lien à la société, aucune force à la morale, aucun frein à la multitude.

[1210.] Les hérésies nouvelles avaient été condamnées dans plusieurs conciles ; mais, comme on employa quelquefois la violence pour faire exécuter les décisions de l’Eglise, la persécution ne fit qu’aigrir les esprits au lieu de les ramener à la vérité. Des missionnaires, des légats du pape, furent envoyés en Languedoc pour convertir les hommes égarés ; leurs prédications restèrent sans fruit, et la voix du mensonge prévalut sur la parole de Dieu. Les prédicateurs de la foi, à qui les hérétiques reprochaient leur ignorance, leur luxe, le relâchement des mœurs, n’eurent ni assez de résignation, ni assez d’humilité pour supporter de pareils outrages et les offrir à Jésus-Christ dont ils étaient les apôtres. En butte aux railleries des sectaires, ne recueillant des travaux de leur mission que des humiliations et des mépris, ils s’accoutumèrent à voir des ennemis personnels dans ceux qu’ils étaient chargés de convertir ; un esprit de vengeance et d’orgueil, qui ne venait point du ciel, leur fit croire qu’on devait ramener par la force des armes ceux qui avaient méconnu leur pouvoir et résisté à leur éloquence. Le souverain pontife, qui s’occupait sans cesse de la guerre d’outre-mer, hésitait à faire prêcher une croisade contre les Albigeois ; mais il fut entraîné par l’opinion du clergé, peut-être aussi par celle de son siècle, et promit enfin à tous les chrétiens qui prendraient les armes contre les Albigeois, les privilèges réservés aux croisades contre les musulmans. Simon de Montfort, le duc de Bourgogne, le duc de Nevers, obéirent aux ordres du Saint-Siège. La haine qu’inspirait la secte nouvelle, et surtout la facilité de gagner les indulgences du souverain pontife sans quitter l’Europe, firent accourir un grand nombre de guerriers sous les drapeaux de cette croisade, dans laquelle naquit l’inquisition, et qui fut à la fois funeste à l’humanité, à la religion et à la patrie. De toutes parts s’élevèrent des bûchers ; des villes furent prises d’assaut, leurs habitants passés au fil de l’épée. Les violences et les cruautés qui accompagnèrent cette guerre malheureuse ont été racontées par ceux mêmes qui y prirent la part la plus active ; leurs récits, qu’on a peine à croire, ressemblent quelquefois au langage du mensonge et de l’exagération. Dans les temps de vertige et de fureur, lorsque les passions violentes viennent égarer l’opinion et la conscience des peuples, il n’est pas rare de rencontrer des hommes qui exagèrent les excès auxquels ils se sont livrés et se vantent du mal qu’ils n’ont pas fait.

Au reste, la guerre désastreuse des Albigeois n’entre point dans le plan de cette histoire ; et, si nous en parlons ici, c’est pour faire connaître la situation de la France à cette époque et les obstacles qui s’opposaient alors aux entreprises d’outre-mer. Au milieu de ces obstacles sans cesse renaissants, Innocent III s’affligeait de ne pouvoir envoyer des secours aux chrétiens de la Palestine. Son affliction fut d’autant plus vive, que, dans le même temps où l’on combattait les Albigeois et le comte de Toulouse, les Sarrasins devenaient plus formidables en Espagne. Le roi de Castille, menacé par une armée innombrable, venait d’appeler à son secours tous les Français en état de porter les armes. Le pape lui-même avait écrit à tous les évêques de France, leur recommandant d’exhorter les fidèles de leurs diocèses à se trouver à une grande bataille qui devait se livrer entre les Espagnols et les Maures, vers l’octave de la Pentecôte. Innocent promettait aux guerriers qui se rendraient en Espagne les indulgences des guerres saintes. On fit à Rome une procession solennelle pour demander à Dieu la destruction des Maures et des Sarrasins. Les archevêques de Narbonne et de Bordeaux, l’évêque de Nantes, un grand nombre de seigneurs français, traversèrent les Pyrénées suivis de deux mille chevaliers avec leurs écuyers et leurs sergents d’armes. L’armée chrétienne rencontra les Maures dans les plaines de Las-Navas de Tolosa, et leur livra un combat dans lequel plus de deux cent mille infidèles perdirent la vie ou la liberté. Les vainqueurs, chargés de dépouilles, entourés de morts, chantèrent le Te Deum sur le champ de bataille. L’étendard du chef des Almoades fut envoyé à Rome comme un trophée de la victoire accordée aux prières de l’Église chrétienne.

En apprenant la bataille de Tolosa, le souverain pontife, au milieu de tout le peuple romain, remercia Dieu d’avoir dispersé les ennemis de son peuple, et fit des prières pour que le ciel, dans sa miséricorde, délivrât enfin les chrétiens de la Syrie, comme il venait de délivrer les chrétiens de l’Espagne. Il renouvela ses exhortations aux fidèles pour la défense du royaume de Jésus-Christ. Mais, au milieu des troubles et des guerres civiles qu’il avait lui-même allumées, il ne put faire entendre les plaintes de Jérusalem, et versa des larmes de désespoir sur l’indifférence des peuples de l’Occident.

On vit alors ce qu’on n’avait point encore vu dans ces temps si féconds en prodiges et en événements extraordinaires. Cinquante mille enfants, en France et en Allemagne, bravant l’autorité paternelle, s’attroupèrent et parcoururent les villes et les campagnes, en chantant ces paroles : Seigneur Jésus, rendez-nous votre sainte croix. Lorsqu’on leur demandait où ils allaient et ce qu’ils voulaient faire, ils répondaient : Nous allons à Jérusalem pour délivrer le sépulcre du Sauveur. Quelques ecclésiastiques aveuglés par un faux zèle avaient prêché cette singulière croisade ; la plupart des fidèles n’y voyaient qu’une inspiration du ciel, et pensaient que Jésus-Christ, pour faire éclater sa puissance divine, pour confondre l’orgueil des plus grands capitaines, des puissants et des sages de la terre, avait remis sa cause aux mains de la simple et timide enfance.

Des femmes de mauvaise vie et quelques hommes pervers se mêlèrent à la foule des nouveaux soldats de la croix, pour les séduire. Une grande partie de cette jeune milice traversa les Alpes pour s’embarquer dans les ports de l’Italie. Ceux qui venaient des provinces de France se rendirent à Marseille. Sur la foi d’une révélation miraculeuse, on leur avait fait croire que, cette année, la sécheresse serait si grande, que le soleil dissiperait les eaux de la mer, et qu’un chemin facile conduirait les pèlerins, à travers le lit de la Méditerranée, jusque sur les côtes de Syrie. Plusieurs de ces jeunes croisés s’égarèrent dans les forêts, périrent de chaleur, de faim, de soif et de fatigue ; d’autres revinrent dans leurs foyers, honteux de leur imprudence, et disant qu’ils ne savaient pas pourquoi ils étaient partis. Parmi ceux qui s’embarquèrent, quelques-uns firent naufrage, ou furent livrés aux musulmans qu’ils allaient combattre ; plusieurs, disent les vieilles chroniques, recueillirent les palmes du martyre, et donnèrent aux infidèles le spectacle édifiant de la fermeté et du courage que la religion chrétienne peut inspirer à l’âge le plus tendre comme à l’âge mûr.

Ceux de ces enfants qui parvinrent jusqu’à Ptolémaïs durent y porter l’effroi, et faire croire aux chrétiens d’Orient que l’Europe n’avait plus de gouvernement, plus de lois, plus d’hommes sages ni dans les conseils des princes, ni dans ceux de l’Église. Rien ne caractérise mieux l’esprit de ces temps-là, que l’indifférence avec laquelle on vit de pareils désordres. Aucune autorité n’entreprit de les prévenir ou de les arrêter : lorsqu’on vint annoncer au pape que la mort avait moissonné la fleur de la jeunesse de France et d’Allemagne, il se contenta de dire : Ces enfants nous font un reproche de nous endormir, lorsqu’ils volent au secours de la terre sainte.

Le souverain pontife, pour accomplir ses desseins et réchauffer l’enthousiasme des fidèles, avait besoin de frapper vivement l’imagination des peuples et d’offrir un grand spectacle au monde chrétien. Innocent résolut d’assembler à Rome un concile général, pour y délibérer sur l’état de l’Église et sur le sort des chrétiens en Orient. « La nécessité de secourir la terre sainte, disait-il dans ses lettres de convocation, l’espérance de vaincre les Sarrasins est plus grande que jamais. Nous renouvelons nos cris et nos prières pour vous exciter à cette noble entreprise. Sans doute, ajoutait Innocent, que Dieu n’a pas besoin de vos armes pour délivrer Jérusalem ; mais il vous offre une occasion de faire pénitence et de montrer votre amour pour lui. Ô mes frères ! combien d’avantages l’Église chrétienne n’a-t-elle pas déjà retirés de tous les fléaux qui font désolée et qui la désolent encore ! Que de crimes expiés par le repentir ! Que de vertus se raniment au feu de la charité ! Que de conversions faites parmi les pécheurs, à la voix gémissante de Jérusalem ! Bénissez donc l’ingénieuse miséricorde, le généreux artifice de Jésus-Christ, qui cherche à toucher vos cœurs, à séduire votre piété, et veut devoir à ses disciples égarés une victoire qu’il tient dans sa main toute puissante. »

Le pape compare ensuite Jésus-Christ, banni de son héritage, à un des rois de la terre qui serait chassé de ses États : « Quels sont les vassaux, ajoutait-il, qui n’exposeront pas leur fortune et leur vie pour faire rentrer leur souverain dans son royaume ? Ceux des sujets et des serviteurs du monarque qui n’auront rien fait pour sa cause, ne doivent-ils pas être rangés parmi les rebelles et subir la peine réservée à la révolte et à la trahison ? C’est ainsi que Jésus-Christ traitera ceux qui resteront indifférents à ses outrages et ne prendront point les armes pour combattre ses ennemis. »

Pour relever les espérances et le courage des chrétiens, le saint-père terminait son exhortation aux fidèles, en disant : « la puissance de Mahomet touche à sa fin ; car cette puissance n’est autre chose que la bête de l’Apocalypse, qui ne doit pas passer le nombre de six cent soixante-six années, et déjà six siècles « sont accomplis. » Ces dernières paroles du pape étaient appuyées sur des prédictions populaires qui se répandaient dans l’Occident et faisaient croire à la destruction prochaine des musulmans.

Comme on l’avait vu dans les autres croisades, le souverain pontife promettait à tous ceux qui prendraient les armes contre les infidèles la rémission des péchés et la protection spéciale de l’Église. Dans une occasion si importante, le chef des chrétiens ouvrait le trésor des miséricordes divines à tous les fidèles, en proportion de leur zèle et de leurs libéralités. Tous les prélats et les ecclésiastiques, les habitants des villes et des campagnes, étaient invités à fournir un certain nombre de guerriers et à les entretenir pendant trois ans selon leurs facultés. Le pape exhortait les princes et les seigneurs qui ne prendraient pas la croix à seconder le zèle des croisés par tous les moyens en leur pouvoir ; le chef de l’Église demandait à tous les fidèles leurs prières, aux riches des aumônes et des tributs, aux chevaliers l’exemple du courage, aux villes maritimes des vaisseaux ; il s’engageait lui-même à faire les plus grands sacrifices. Des processions devaient être faites chaque mois dans toutes les paroisses afin d’obtenir les bénédictions du ciel ; tous les efforts, tous les vœux, toutes les pensées des chrétiens, devaient se porter vers l’objet de la guerre sainte. Pour que rien ne pût détourner les fidèles de l’expédition contre les Turcs, le Saint-Siège révoquait les indulgences accordées à ceux qui abandonnaient leurs foyers pour aller combattre les Albigeois en Languedoc, et les Maures au-delà des Pyrénées.

On voit que le souverain pontife ne négligeait rien pour assurer le succès de la sainte entreprise. Un historien moderne remarque avec raison qu’il employa tous les moyens, même ceux qui ne devaient pas réussir ; car il écrivit à Malek-Adhel, sultan de Damas et du Caire, pour le faire entrer dans ses desseins. « Le prophète Daniel nous apprend, disait le pape au prince musulman, qu’il y a au ciel un Dieu qui révèle les mystères, change les temps, transporte les royaumes, et que le Très-Haut donne l’empire à qui il veut. Il a permis que le pays de Jérusalem fût livré à votre frère Saladin, bien moins à cause de sa valeur qu’en punition des péchés du peuple chrétien. Maintenant, ramenés à Dieu, nous espérons qu’il aura pitié de nous ; car, selon le prophète, la miséricorde succède toujours à la divine colère. C’est pourquoi, voulant l’imiter, lui qui a dit dans son Evangile : apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, nous prions humblement Votre Grandeur d’empêcher que désormais la possession de la terre sainte n’occasionne l’effusion du sang humain ; suivez notre salutaire conseil : rendez cette terre pour la conservation de laquelle vous auriez plus de peine que de profit. Après cette restitution, nous nous renverrons mutuellement nos prisonniers, et nous oublierons nos réciproques injures. »

Ce n’était pas la première fois que le chef de l’Eglise adressait des prières et des avertissements aux puissances musulmanes. Deux ans auparavant il avait écrit au prince d’Alep, fils de Saladin, Malek-Daher-Gaist-Eddin-Gazi, dans l’espoir qu’il le ramènerait à la vérité évangélique et qu’il en ferait un fidèle auxiliaire des chrétiens. Toutes ces tentatives, qui n’aboutirent à rien, prouvent assez que le pape ne connaissait point l’esprit et le caractère des musulmans. Le souverain pontife ne fut pas plus heureux lorsque, dans ses lettres, il engagea le patriarche de Jérusalem à faire tous ses efforts pour arrêter les progrès de la licence et de la corruption parmi les chrétiens de la Palestine. Les chrétiens de la Syrie ne changèrent point leurs mœurs, et toutes les passions continuèrent à régner au milieu d’eux. Les musulmans fortifièrent Jérusalem, qu’on leur demandait, et ne songèrent qu’à prendre les armes pour résister aux ennemis de l’islamisme.

Rien n’égalait l’ardeur et l’activité du souverain pontife. L’histoire peut à peine le suivre cherchant partout des ennemis aux musulmans et s’adressant tour à tour au patriarche d’Alexandrie, à celui d’Antioche, à tous les princes de l’Arménie et de la Syrie. Ses regards embrassaient à la fois l’Orient et l’Occident. Ses lettres et ses ambassadeurs allaient sans cesse remuer l’Europe et l’Asie. Innocent envoya la convocation pour le concile et la bulle de la croisade dans toutes les provinces de la chrétienté, et ses exhortations apostoliques retentirent depuis les bords du Danube et de la Vistule jusqu’aux rives du Tage et de la Tamise.

[1214.] Des commissaires furent choisis pour faire connaître à tous les chrétiens les décisions du Saint-Siège ; ils avaient la mission de prêcher la guerre sainte et la réforme des mœurs, d’invoquer à la fois les lumières des docteurs et le courage des guerriers. Dans plusieurs provinces, la mission de prêcher la croisade fut confiée à des évêques ; le cardinal Pierre Robert de Courçon, qui se trouvait alors en France comme légat du pape, reçut de grands pouvoirs du Saint-Siège, et parcourut le royaume en exhortant les chrétiens à prendre la croix et les armes.

Le cardinal de Courçon, Anglais d’origine, avait étudié à l’université de Paris, et s’était lié dès lors avec Lothaire, qui devint pape sous le nom d’Innocent III. Il fut dans sa jeunesse le disciple de Foulques de Neuilly, et s’était fait une grande renommée par son éloquence. Partout la multitude accourait pour entendre un orateur célèbre dans l’art de la parole, et revêtu de tout l’éclat de la puissance romaine. « Le légat, dit Fleury, avait le pouvoir de régler tout ce qui concernait les tournois, et ce qui paraîtra plus singulier, la faculté d’accorder une certaine indulgence à ceux qui assistaient aux sermons dans lesquels il prêchait la croisade. » Fidèle à l’esprit de la religion de Jésus-Christ, le cardinal de Courçon donna la croix à tous les chrétiens qui la demandaient, sans songer que les femmes, les enfants, les vieillards, les sourds, les aveugles, les boiteux, ne pouvaient faire la guerre aux musulmans, et qu’on ne forme point une armée comme l’Évangile compose le festin du père de famille. Aussi cette liberté d’entrer dans la sainte milice, accordée sans distinction et sans choix, ne fit que scandaliser les chevaliers et les barons et refroidir le zèle des guerriers.

Parmi les orateurs que le pape avait associés au cardinal de Courçon, on remarquait Jacques de Vitri, que l’Église plaçait déjà au rang de ses plus célèbres docteurs. Tandis qu’il prêchait la croisade dans les différentes provinces de France, la renommée de ses talents et de ses vertus s’était répandue jusqu’en Orient. Les chanoines de Ptolémaïs l’avaient demandé au pape pour leur pasteur et leur évêque. Les vœux des chrétiens de la Palestine ne tardèrent pas à être remplis ; Jacques de Vitri, après avoir excité les guerriers de l’Occident à prendre les armes, fut dans la suite témoin de leurs travaux, et les raconta dans une histoire qui est parvenue jusqu’à nous.

Les prédications de la guerre sainte réveillèrent la charité des fidèles. Philippe-Auguste abandonna le quarantième de ses revenus domaniaux pour les dépenses de la croisade ; un grand nombre de seigneurs et de prélats suivirent l’exemple du roi de France. Comme des troncs avaient été placés dans toutes les églises pour recevoir les aumônes des fidèles, ces aumônes mirent des sommes immenses entre les mains du cardinal de Courçon, qui fut accusé d’avoir détourné les dons offerts à Jésus-Christ. Ces accusations furent d’autant mieux accueillies que le légat du pape exerçait, au nom du Saint-Siège, une autorité qui déplaisait au monarque et aux peuples du royaume. Le cardinal, sans l’approbation du roi, levait des tributs, enrôlait des guerriers, abolissait des dettes, prodiguait les peines et les récompenses, usurpait, en un mot, toutes les prérogatives de la souveraineté. L’exercice d’un aussi grand pouvoir portait le trouble dans les provinces. Pour prévenir les désordres, Philippe-Auguste crut devoir faire un règlement qui statuait, jusqu’au concile œcuménique, sur le sort personnel des croisés, et sur les exemptions et les privilèges dont ils devaient jouir.

Tandis que le cardinal de Courçon continuait à prêcher la croisade dans les différentes provinces de France, l’archevêque de Cantorbéry exhortait aussi les peuples d’Angleterre à prendre les armes contre les infidèles. Depuis longtemps le royaume d’Angleterre était troublé par l’opposition violente des communes, des barons et même du clergé, qui avaient profité des excommunications lancées par le pape contre le roi Jean pour obtenir la confirmation de leurs libertés. Le monarque anglais, en souscrivant aux conditions qui lui étaient faites, avait cédé à la nécessité et à la force, bien plus qu’à sa propre inclination ; il voulut revenir sur ce qu’il avait accordé, et, pour mettre sa couronne sous la protection de l’Église, il prit la croix et fit serment d’aller combattre les Turcs. Le souverain pontife crut à la soumission et aux promesses du roi d’Angleterre. Après avoir prêché une croisade contre ce prince, qu’il accusait d’être l’ennemi de l’Eglise, il employa poulie défendre toute l’autorité du Saint-Siège et toutes les foudres de la religion.

Le roi Jean, en prenant la croix, n’avait d’autre intention que de tromper le pape et d’obtenir la protection de l’Église ; le signe des croisés n’était pour lui qu’un moyen de conserver sa puissance : politique fausse et mensongère qui n’accrut point son autorité et contribua sans doute à affaiblir dans l’esprit des peuples l’enthousiasme de la guerre sainte. Les barons d’Angleterre, excommuniés à leur tour par le Saint-Siège, s’occupèrent de défendre leurs libertés, et n’écoutèrent point les saints orateurs qui les appelaient à combattre en Asie.

L’empire d’Allemagne n’était pas moins troublé que le royaume d’Angleterre. Othon de Saxe, après avoir été, pendant dix ans, l’objet de toutes les prédilections du Saint-Siège, s’attira tout à coup la haine implacable d’Innocent, pour avoir porté une vue ambitieuse sur quelques domaines de l’Église et sur le royaume de Naples et de Sicile. Non-seulement il fut excommunié, mais les villes mêmes qui lui restaient fidèles furent frappées de l’excommunication et de l’interdit. Le souverain pontife opposa Frédéric II, fils de Henri VI, à Othon, comme il avait opposé Othon à Philippe de Souabe. L’Allemagne et l’Italie furent remplies d’agitation et de troubles. Frédéric, qui fut alors couronné roi des Romains à Aix-la-Chapelle, prit la croix, conduit par un sentiment de reconnaissance et dans l’espoir de conserver l’appui du Saint-Siège pour parvenir au trône impérial.

Cependant, Othon ne négligeait rien pour conserver l’empire et pour résister aux entreprises et aux poursuites de la cour de Rome. Il fit la guerre au pape, et s’allia à tous les ennemis de Philippe-Auguste, qui s’était déclaré pour Frédéric. Une ligue formidable, dans laquelle étaient entrés le roi d’Angleterre, les comtes de Flandre, de Hollande, de Boulogne, menaçait la France d’une invasion. La capitale et les provinces du royaume étaient déjà partagées entre les chefs de la ligue, lorsque Philippe remporta la victoire de Bouvines. Cette victoire mémorable sauva l’indépendance et l’honneur de la monarchie française, et rendit la paix à l’Europe. Othon, vaincu, perdit ses alliés, et succomba sous les foudres de l’Église.

Le moment était venu où le concile convoqué par le pape devait se réunir. De toutes les parties de l’Europe, les ecclésiastiques, les seigneurs, les princes et leurs ambassadeurs, se rendirent dans la capitale du monde chrétien. On vit alors arriver à Rome les députés d’Antioche et d’Alexandrie, les patriarches de Constantinople et de Jérusalem, qui venaient implorer l’appui des peuples de la chrétienté ; les ambassadeurs de Frédéric, de Philippe-Auguste, des rois d’Angleterre et de Hongrie, venaient, au nom de leurs souverains, prendre place dans le concile. Cette assemblée, qui représentait l’Église universelle et dans laquelle on comptait près de cinq cents évêques et archevêques, plus de cent abbés et prélats venus de toutes les provinces de l’Orient et de l’Occident, se réunit dans l’église de Latran, et fut présidée par le souverain pontife. Innocent fit l’ouverture du concile par un sermon dans lequel il déplora les erreurs de son siècle et les malheurs de l’Église. Après avoir exhorté le clergé et les fidèles à sanctifier par leurs mœurs les mesures qu’on allait prendre contre les hérétiques et les Turcs, il représenta Jérusalem couverte de deuil, montrant les fers de sa captivité et faisant parler tous ses prophètes pour toucher le cœur des chrétiens.

« Ô vous, qui passez dans les chemins, disait Jérusalem par la bouche du pontife, regardez et voyez si jamais il y eut une douleur semblable à la mienne ! Accourez donc tous, ô vous qui me chérissez, pour me délivrer de l’excès de mes misères ! Moi, qui étais la reine de toutes les nations, je suis maintenant asservie au tribut ; moi, qui étais remplie de peuple, je suis restée presque seule. Les chemins de Sion sont en deuil, parce que personne ne vient à mes solennités. Mes ennemis ont écrasé ma tête ; tous les lieux saints sont profanés ; le saint sépulcre, naguère si rempli d’éclat, est maintenant couvert d’opprobre ; on adore le fils de la perdition et de l’enfer là où les fidèles adoraient le fils de Dieu. Les enfants de l’étranger m’accablent d’outrages, et, montrant la croix de Jésus, ils me disent : Tu as mis toute ta confiance dans un bois vil ; nous verrons si ce bois te sauvera au jour du danger. »

Innocent, après avoir fait parler ainsi Jérusalem, conjurait les fidèles de prendre pitié de ses maux et de s’armer pour sa délivrance. Il terminait son exhortation par ces paroles, où respiraient sa douleur et son zèle ardent : « Mes chers frères, je me livre tout entier à vous ; si vous le jugez à propos, je promets d’aller en personne chez les rois, les princes et les peuples ; vous verrez si, par la force de mes cris et de mes prières, je pourrai les exciter à combattre pour le Seigneur, à venger l’injure du crucifié, que nos péchés ont banni de cette terre arrosée de sang et sanctifiée par le mystère de notre rédemption. »

Le discours du pontife fut écouté dans un silence religieux ; mais, comme Innocent y parlait de plusieurs objets à la fois et que ses paroles étaient remplies d’allégories, il n’enflamma point l’enthousiasme de l’assemblée. Les pères du concile ne paraissaient pas moins frappés des abus qui s’introduisaient dans l’Église que des revers des chrétiens en Orient ; mais l’assemblée s’occupa d’abord des moyens de réformer la discipline ecclésiastique et d’arrêter les progrès de l’hérésie.

Dans une déclaration de foi, le concile exposa la doctrine des chrétiens, et leur rappela le symbole de la croyance évangélique. Il opposa la vérité à l’erreur, la persuasion à la violence, les vertus de l’Évangile aux passions des sectaires et des novateurs. Heureuse alors l’Église chrétienne, si le pape eût suivi cet exemple de modération, et si, en défendant les droits de la religion, il n’eût pas méconnu les droits des souverains ! Par une décision apostolique, proclamée au milieu du concile, Innocent déposa le comte de Toulouse, qu’on regardait comme le protecteur de l’hérésie, et donna ses États à Simon de Montfort, qui avait combattu les Albigeois.

Innocent ne pouvait pardonner au comte de Toulouse d’avoir excité une guerre qui avait troublé la chrétienté et suspendu l’exécution de ses desseins pour la croisade d’outre-mer. La politique violente du souverain pontife avait pour but d’effrayer les hérétiques et d’encourager tous les chrétiens à prendre les armes pour la cause de Jésus-Christ et celle de son vicaire sur la terre.

Après avoir condamné les erreurs nouvelles et prononcé les anathèmes de l’Église contre tous ceux qui s’écartaient de la foi, le souverain pontife et les pères du concile s’occupèrent du sort des chrétiens en Orient et des moyens de secourir promptement la terre sainte. Toutes les dispositions exprimées dans la bulle de convocation furent confirmées. On arrêta que les ecclésiastiques paieraient, pour les dépenses de la croisade, le vingtième de leurs revenus, le pape et les cardinaux le dixième, et qu’il y aurait une trêve de quatre ans entre tous les princes chrétiens. Le concile lança les foudres de l’excommunication contre les pirates qui troublaient la marche des pèlerins, et contre tous ceux qui fourniraient des vivres et des armes aux infidèles. Le souverain pontife promit de diriger les préparatifs de la guerre, de fournir trois mille marcs d’argent et d’armer à ses frais plusieurs vaisseaux pour le transport des croisés.

Les décisions du concile et les discours du pape firent une profonde impression sur l’esprit des chrétiens. Tous les prédicateurs de la guerre sainte étaient formellement invités à rappeler les fidèles à la pénitence, à interdire les danses, les tournois, les jeux publics ; à réformer les mœurs, à faire revivre dans tous les cœurs l’amour de la religion et de la vertu. Ils devaient, à l’exemple du souverain pontife, faire retentir les plaintes de Jérusalem dans les palais des princes et solliciter les monarques et les grands de prendre la croix, afin que le peuple fût entraîné par leur exemple.

Les décrets sur la guerre sainte furent proclamés dans toutes les églises de l’Occident. Dans plusieurs provinces, et surtout dans le nord de l’Europe, on revit les prodiges, les apparitions miraculeuses qui avaient excité l’enthousiasme des chrétiens à l’époque des premières croisades ; des croix lumineuses parurent dans le ciel, et firent croire aux habitants de Cologne et des villes voisines du Rhin que Dieu favorisait la sainte entreprise, et que la puissance divine promettait aux armes des croisés la défaite et la ruine des infidèles.

Les saints orateurs redoublèrent d’ardeur et de zèle pour engager les fidèles à prendre part à la guerre sainte. Partout la chaire évangélique retentissait d’imprécations contre les musulmans ; partout on répétait ces paroles de Jésus-Christ : Je suis venu pour établir la guerre. Les prélats, les évêques, tous les pasteurs, n’avaient plus d’éloquence que pour appeler aux armes les guerriers chrétiens. La voix des orateurs ne fut point la seule qui se fit entendre : la poésie elle-même, qui venait de renaître dans nos provinces méridionales, choisit les saintes expéditions pour le sujet de ses chants, et la muse profane des troubadours mêla ses accents à ceux de l’éloquence sacrée. Les Pierre d'Auvergne, les Ponce de Capdeuil, les Folquet de Romans, cessèrent de chanter l’amour des dames et la courtoisie des chevaliers, pour célébrer dans leurs vers les souffrances de Jésus-Christ et la captivité de Jérusalem. « Il est venu le temps, disaient-ils, où l’on verra quels sont les « hommes dignes de servir l’Éternel. Dieu appelle aujourd’hui les vaillants et les preux. Ceux-là seront à jamais les siens, qui, sachant souffrir pour leur foi, se dévouer et combattre pour leur Dieu, se montreront pleins de franchise et de générosité, de loyauté et de bravoure ; qu’ils restent ici ceux qui aiment la vie, ceux qui aiment l’or. Dieu ne veut que les bons et les braves ; il veut aujourd’hui que ses fidèles serviteurs fassent leur salut par de hauts faits d’armes et que la gloire des combats leur ouvre les portes du ciel. » Un des chantres de la guerre sainte célébrait dans ses vers le zèle, la prudence, le courage du chef de l’Église ; et, pour déterminer les fidèles à prendre la croix, il leur disait : Nous avons un guide sûr et valeureux, le souverain pontife innocent.

On espérait alors voir le père des chrétiens conduire lui-même les croisés et sanctifier par sa présence l’expédition d’outre-mer. Le pape, dans le concile de Latran, avait exprimé le désir de prendre la croix et d’aller en personne se mettre en possession de l’héritage de Jésus-Christ ; mais l’état où se trouvait l’Europe, les progrès de l’hérésie, et sans doute aussi les conseils des évêques et des cardinaux, l’empêchèrent d’accomplir son dessein.

Des germes de division subsistant entre plusieurs États de l’Europe, et ces discordes pouvant nuire aux succès de la guerre sainte, le pape Innocent envoya partout des députés conciliateurs et des anges de paix ; il se transporta lui-même en Toscane pour apaiser les discordes élevées entre les Pisans et les Génois. Ses exhortations avaient réuni tous les cœurs ; à sa voix, les ennemis les plus implacables juraient d’oublier leurs querelles pour combattre les musulmans ; ses vœux les plus ardents allaient être remplis, et tout l’Occident, docile à ses volontés souveraines, était prêt à s’ébranler, pour se précipiter sur l’Asie, lorsqu’il tomba malade et mourut à Pérouse, au mois de juillet de l’année 1216, laissant à ses successeurs le soin et l’honneur d’achever une si grande entreprise.

Comme tous les hommes qui ont exercé une grande puissance au milieu des orages politiques, Innocent, après sa mort, fut blâmé et loué tour à tour avec l’exagération de l’amour et de la haine. Les uns disaient qu’il avait été rappelé par la Jérusalem céleste et que Dieu voulait récompenser son zèle pour la délivrance des saints lieux. Les autres eurent recours à de miraculeuses apparitions, et firent parler les saints pour condamner sa mémoire : tantôt on l’avait vu poursuivi par un dragon qui demandait justice contre lui ; tantôt il s’était montré environné des flammes du purgatoire. L’Europe fut sans cesse troublée sous son pontificat : il n’était point de royaume sur lequel la colère du pontife n’eût éclaté. Tant d’excès, tant de malheurs avaient aigri l’esprit des peuples, et l’on dut prendre quelque plaisir à croire que le vicaire de Jésus-Christ sur la terre allait être puni dans une autre vie. Innocent était cependant irréprochable dans ses mœurs ; il avait d’abord montré quelque modération ; il aimait la vérité et la justice ; mais l’état malheureux où se trouvait l’Église, les obstacles de toute espèce qu’il rencontra dans son gouvernement spirituel, irritèrent son caractère et le jetèrent dans tous les excès d’une politique violente. A la fin, ne gardant plus aucun ménagement, il en vint jusqu’à prononcer ces paroles terribles : glaive, glaive, sors du fourreau, et aiguise-toi pour tuer. Comme il avait voulu trop entreprendre, il laissa de grands embarras à ceux qui devaient lui succéder : telle était la situation où sa politique avait placé le Saint-Siège, que ses successeurs furent obligés de suivre ses maximes et d’achever le bien et le mal qu’il avait commencé. Désormais l’histoire des croisades sera sans cesse interrompue par les querelles des papes et des princes, et nous ne suivrons plus les pèlerins dans la terre sainte qu’au bruit des foudres lancées par les chefs de l’Église.

Censius Savelli, cardinal de Sainte-Luce, fut choisi par le conclave pour succéder à Innocent, et gouverna l’Église sous le nom d’Honoré III. Le lendemain de son couronnement, le nouveau pape écrivit au roi de Jérusalem pour lui annoncer son élévation et ranimer l’espérance des chrétiens de Syrie. « Que la mort d’Innocent, disait-il, ne vous abatte point le courage : quoique je sois loin d’égaler son mérite, je montrerai le même zèle pour délivrer la terre sainte, et je ferai tous mes efforts pour vous secourir quand le temps sera venu. » Une lettre du pontife, adressée à tous les évêques, les exhorta à poursuivre la prédication de la croisade.

Pour assurer le succès de l’expédition d’Orient, Innocent avait d’abord cherché à rétablir la paix en Europe : la nécessité où se trouvaient alors les papes de rappeler les peuples à la concorde, était sans doute un des plus grands bienfaits des guerres saintes. Honoré suivit l’exemple de son prédécesseur, et voulut calmer toutes les discordes, même celles qui devaient leur origine aux prétentions de la cour de Rome. Louis VIII, fils de Philippe-Auguste, à la sollicitation du Saint-Siège, avait pris les armes contre l’Angleterre, et ne renonçait point au projet d’envahir un royaume longtemps accablé par les foudres de l’Église. Le souverain pontife s’abaissa jusqu’aux supplications, pour désarmer le redoutable ennemi du monarque anglais. Il espérait que l’Angleterre et la France, après avoir suspendu les hostilités, réuniraient leurs efforts pour la délivrance des saints lieux : ses espérances ne furent point remplies. Henri III, monté sur le trône d’Angleterre après la mort du roi Jean, prit la croix pour s’attirer la faveur du souverain pontife ; mais il ne songea point à quitter son royaume. Le roi de France, toujours occupé de la guerre des Albigeois, et peut-être aussi des secrets desseins de son ambition, se contenta de montrer un grand respect pour l’autorité du Saint-Siège, et ne prit aucune part à la croisade.

La plupart des évêques et des prélats du royaume, à qui le souverain pontife avait recommandé de donner l’exemple du dévouement, montrèrent en cette occasion plus d’empressement et de zèle que les barons et les chevaliers : un grand nombre d’entre eux prirent la croix et se disposèrent à partir pour l’Orient. Frédéric, qui devait la couronne impériale à la protection de l’Eglise, renouvela dans deux assemblées solennelles le serment de faire la guerre aux musulmans. L’exemple et les promesses de l’empereur, quoiqu’on pût douter de leur sincérité, entraînèrent les princes et les peuples de l’Allemagne : les habitants des bords du Rhin, ceux de la Frise, de la Bavière, de la Saxe, de la Norvège ; les ducs d’Autriche, de Moravie, de Brabant, de Limbourg ; les comtes de Juliers, de Hollande, de Wit, de Loos ; l’archevêque de Mayence, les évêques de Bamberg, de Passau, de Strasbourg, de Munster, d’Utrecht, se rangèrent à l’envi sous les bannières de la croix, et se préparèrent à quitter l’Occident pour se rendre en Asie.

Parmi les princes qui jurèrent de traverser la mer pour combattre les musulmans, on remarquait André H, roi de Hongrie. Bela, père du monarque hongrois, avait fait le vœu d’aller dans la terre sainte, et, n’ayant pu entreprendre le saint pèlerinage, il avait, au lit de mort, fait jurer à son fils de remplir son serment. André, après avoir pris la croix, fut longtemps retenu dans ses États par des troubles que son ambition avait fait naître et qu’il ne sut point apaiser. Gertrude, qu’il avait épousée avant la cinquième croisade, arma contre elle la cour et la noblesse par son orgueil et ses intrigues. Cette princesse impérieuse fit aux grands du royaume de si sanglants outrages, elle leur inspira une haine si violente, qu’on forma des complots contre sa vie et qu’elle trouva des meurtriers dans sa propre cour. Des désordres, des malheurs sans nombre, suivirent cet attentat, et le plus grand de tous fut sans doute l’impunité des coupables.

En de pareilles circonstances, la politique faisait peut-être un devoir au roi de Hongrie de rester dans ses États ; mais le spectacle de tant de crimes impunis effraya sans doute sa faiblesse, et lui inspira le désir de s’éloigner d’une cour remplie de ses ennemis. Comme sa mère Marguerite, la veuve de Bela, il croyait trouver aux lieux consacrés par les souffrances de Jésus-Christ un asile contre les chagrins qui poursuivaient sa vie. Le monarque hongrois pouvait penser aussi que le saint pèlerinage le ferait respecter de ses sujets, et que l’Église, toujours armée en faveur des princes croisés, défendrait mieux que lui-même les droits de sa couronne. Il résolut enfin de remplir le vœu qu’il avait fait devant son père mourant, et s’occupa des préparatifs de son départ pour la Syrie.

André régnait alors sur un vaste royaume : la Hongrie, la Dalmatie, la Croatie, la Bosnie, la Galicie et la province de Lodomérie, obéissaient à ses lois et lui payaient des tributs. Dans toutes ces provinces, naguère ennemies des chrétiens, on prêcha la croisade. Des peuplades errantes dans les forêts entendirent les plaintes de Sion, et jurèrent de combattre les infidèles. Parmi les peuples de Hongrie qui, un siècle auparavant, avaient été la terreur des compagnons de Pierre l’Ermite, une foule de guerriers s’empressèrent de prendre la croix, et promirent de suivre leur monarque à la terre sainte.

Dans tous les ports de la Baltique, de l’Océan et de la Méditerranée, on équipait des vaisseaux et des flottes pour le transport des croisés. Dans le même temps une autre croisade était prêchée contre les habitants de la Prusse, restés dans les ténèbres de l’idolâtrie. La Pologne, la Saxe, la Norvège, la Livonie, armaient leurs guerriers pour renverser sur les rives de l’Oder et de la Vistule les idoles du paganisme, tandis que les autres nations de l’Occident se préparaient à faire la guerre aux musulmans dans les pays de Judée et de Syrie.

Les peuples encore sauvages de la Prusse, séparés par leur croyance et leurs usages des autres peuples de l’Europe, offraient alors au milieu de la chrétienté une image vivante de l’antiquité païenne et de la superstition des vieilles nations du Nord. Leur caractère et leurs mœurs méritent de fixer l’attention de l’historien et celle des lecteurs, fatigués peut-être de voir toujours sous leurs yeux le tableau des prédications de la guerre sainte et des expéditions lointaines des croisés.

On a beaucoup discuté sur l’origine des anciens peuples de la Prusse ; nous n’avons sur ce point que des conjectures et des systèmes. Les Prussiens avaient l’extérieur semblable à celui des Germains : les yeux bleus, le regard vif, les joues merveilles, une taille élevée, le corps robuste, la chevelure blonde. Cette ressemblance avec les autres Allemands était produite par le climat, et non par le mélange des nations. Les habitants de la Prusse avaient plus de rapport avec les Lithuaniens, dont ils parlaient la langue et qu’ils imitaient dans leurs vêtements. Ils se nourrissaient de la chasse, de la pêche, de la chair des troupeaux ; l’agriculture ne leur était point connue ; les cavales leur fournissaient du lait, les brebis de la laine, les abeilles du miel ; dans les relations du commerce, ils faisaient peu de cas de l’argent ; apprêter du lin et du cuir, tendre des pierres, aiguiser des armes, façonner l’ambre jaune, c’était là toute leur industrie. Ils marquaient le temps par des nœuds sur des courroies, et les heures par les mots de crépuscule, de lueur, d'aurore, de lever du soleil, de soir, de premier sommeil, etc. ; l’apparition des pléiades les dirigeait dans leurs travaux.

Les mois de l’année portaient les noms des productions de la terre et des objets qui s’offraient à leurs yeux dans chaque saison : ils avaient le mois des corneilles, le mois des pigeons, celui des coucous, des bouleaux verts, des tilleuls, du blé, du départ des oiseaux, de la chute des feuilles, etc. Les guerres, l’incendie des grandes forêts, les ouragans, les inondations, formaient les principales époques de leur histoire.

Le peuple habitait des huttes bâties de terre ; les riches, des maisons construites en bois de chêne ; la Prusse n’avait point de villes, quelques châteaux forts s’élevaient sur les collines. Cette nation, encore sauvage, reconnaissait des princes et des nobles ; celui qui avait vaincu les ennemis, celui qui excellait à dompter les chevaux, parvenait à la noblesse. Les seigneurs avaient droit de vie et de mort sur leurs vassaux. Les Prussiens ne faisaient point la guerre pour conquérir un pays ennemi, mais pour défendre leurs foyers et leurs dieux. Leurs armes étaient la lance et le javelot, qu’ils maniaient avec beaucoup d’adresse. Les guerriers nommaient leur chef, qui était béni parle grand prêtre. Avant d’aller au combat, les Prussiens choisissaient un de leurs prisonniers de guerre, l’attachaient à un arbre et le perçaient de flèches. Ils croyaient aux présages : l’aigle, le pigeon blanc, le corbeau, la grue, l’outarde, promettaient la victoire ; le cerf, le loup, le lynx, la souris, la vue d’un malade ou bien d’une vieille femme, annonçaient des revers. En présentant leur main, ils offraient la paix ; pour jurer les traités, ils posaient une main sur leur poitrine, et l’autre sur le chêne sacré. Victorieux, ils jugeaient les prisonniers de guerre ; le plus distingué d’entre les captifs, immolé aux dieux du pays, expirait sur un bûcher.

Au milieu de leurs usages barbares, les sauvages habitants de la Prusse avaient la réputation de respecter les lois de l’hospitalité : les étrangers, les naufragés, étaient sûrs de trouver chez eux un asile et des secours. Intrépides à la guerre, simples et doux au milieu de la paix, reconnaissants et vindicatifs, respectant le malheur, ils avaient plus de vertus que de vices, et n’étaient corrompus que par l’excès de leur superstition.

Les Prussiens croyaient à une autre vie. Ils appelaient l’enfer Pekla : des chaînes, d’épaisses ténèbres, des eaux fétides, faisaient le supplice des méchants. Dans les Champs-Élysées, qu’on appelait Rogus, de belles femmes, des festins, une boisson choisie, des danses, des couches molles, de beaux vêtements, étaient la récompense de la vertu.

Dans un lieu appelé Romové s’élevait un chêne verdoyant qui avait vu cent générations et dont le tronc colossal renfermait trois images des dieux principaux ; le feuillage dégouttait du sang des victimes immolées chaque jour : c’était là que le grand prêtre avait établi sa demeure et rendait la justice. Les prêtres seuls osaient approcher de ce lieu sacré ; le coupable s’en éloignait en tremblant. Perkunas, dieu du tonnerre et du feu, était le premier parmi les dieux des Prussiens : il avait le visage d’un homme courroucé, la barbe crépue et la tête environnée de flammes. Le peuple appelait les éclats de la foudre la marche et les pas de Perkunas. Près du bosquet de Romové, aux bords d’une source sulfureuse, un feu éternel brûlait en l’honneur du dieu du tonnerre.

Auprès de Perkunas, Potrimpus paraissait sous la forme d’un adolescent, portant une couronne d’épis : on l’adorait comme le dieu des eaux et des fleuves ; il préservait les hommes du fléau de la guerre et présidait aux plaisirs de la paix. Par un étrange contraste, on offrait à celte divinité pacifique le sang des animaux et des captifs égorgés au pied du chêne ; quelquefois on lui sacrifiait des enfants. Les prêtres lui avaient consacré un serpent, symbole de la fortune.

Sous l’ombrage de l’arbre sacré on voyait encore Pycollos, dieu des morts : il avait la forme d’un vieillard les cheveux gris, les yeux gris, le visage pâle et la tête enveloppée d’un drap mortuaire ; ses autels étaient des amas d’ossements ; les divinités infernales obéissaient à ses lois ; il inspirait la tristesse et la terreur.

Une quatrième divinité, Curko, dont l’image ornait les branches du chêne de Romové, procurait aux hommes les choses nécessaires à la vie. Chaque année, on renouvelait aux semailles d’automne son image, qui consistait en une peau de chèvre élevée sur une perche de huit pieds et couronnée de gerbes de blé ; pendant que la jeunesse entourait l’idole, le prêtre offrait sur une pierre du miel, du lait et les fruits des champs. Les Prussiens célébraient en l’honneur du même dieu plusieurs autres fêtes dans le printemps et dans l’été. A la fête du printemps, qui avait lieu le 22 mars, on adressait à Curko ces paroles : « C’est toi qui as chassé l’hiver et qui ramènes les beaux jours ; par toi les jardins et les champs refleurissent ; par toi les forêts et les bois reprennent leur verdure. »

Les habitants de la Prusse avaient une foule d’autres dieux qu’ils invoquaient pour les troupeaux, pour les abeilles, pour les forêts, pour les eaux, les moissons, le commerce, la paix des familles et le bonheur conjugal ; une divinité aux cent yeux veillait sur le seuil des maisons ; un dieu gardait la basse-cour, un autre l’étable ; le chasseur entendait bruire l’Esprit de la forêt sur le sommet des arbres ; le marin se recommandait au dieu de la mer. Laimelé était invoquée par la femme en couches, et filait la vie des hommes. Des divinités tutélaires arrêtaient les incendies, faisaient découler la sève du bouleau, gardaient les chemins, éveillaient avant l’aube les ouvriers et les laboureurs. L’air, la terre et les eaux étaient peuplés de gnomes ou petits dieux, de spectres, de lutins, qu’on nommait Arvans. Partout on croyait que le chêne était un arbre cher aux dieux ; son ombrage offrait un asile contre la violence des hommes et les coups du sort. Outre le chêne de Romové, les Prussiens avaient plusieurs chênes qu’ils regardaient comme les sanctuaires de leurs divinités. On consacrait aussi des tilleuls, des sapins, des érables, des forêts entières ; on consacrait des fontaines, des lacs, des montagnes ; on adorait des serpents, des hiboux, des cigognes et d’autres animaux ; enfin, dans les contrées habitées par les Prussiens, toute la nature était remplie de divinités, et, jusque dans le quatorzième siècle de l’ère chrétienne, on pouvait dire d’un peuple de l’Europe ce que Bossuet dit de l’ancien paganisme : Tout y était Dieu, excepté Dieu lui-même.

Longtemps avant les croisades, saint Adalbert avait quitté la Bohème sa patrie pour parcourir les forêts de la Prusse et convertir les Prussiens au christianisme. Son éloquence, sa modération, sa charité, ne purent désarmer la fureur des prêtres de Perkunas : Adalbert mourut percé de flèches, et reçut la palme du martyr. D’autres missionnaires eurent le même sort. Leur sang s’éleva contre leurs meurtriers, et le bruit de leur mort, le récit des cruautés d’un peuple barbare, allèrent partout solliciter la vengeance des chrétiens du Nord. Chez tous les peuples voisins, on parlait sans cesse de prendre les armes contre les idolâtres de la Prusse. Un abbé du monastère d’Oliva, plus habile et surtout plus heureux que ses prédécesseurs, entreprit la conversion des païens de l’Oder et de la Vistule, et parvint, avec le secours du Saint-Siège, à former une croisade contre les adorateurs des faux dieux. Un grand nombre de chrétiens prirent la croix, à la voix de Christian, qui leur promit la vie éternelle s’ils succombaient dans les combats ; des terres et des trésors, s’ils triomphaient des ennemis de Jésus-Christ. Bientôt les chevaliers du Christ et les chevaliers de l’Epée, institués pour combattre les païens de la Livonie ; les chevaliers teutoniques, qui, dans la Palestine, rivalisaient de puissance et de gloire avec les deux ordres des templiers et des hospitaliers, vinrent grossir les armées rassemblées pour envahir la Prusse et convertir ses habitants. Cette guerre dura près de deux siècles. Dans cette lutte sanglante, si la religion chrétienne inspira quelquefois ses vertus aux combattants, le plus souvent les chefs de cette longue croisade furent conduits par la vengeance, l’ambition et l’avarice. Les chevaliers de l’ordre teutonique, qui portèrent presque toujours la bravoure jusqu'à l'héroïsme, restèrent les maîtres du pays conquis par leurs armes. Ces moines conquérants n’édifièrent jamais les vaincus ni par leur modération ni par leur charité, et furent souvent accusés au tribunal du chef de l’Eglise d'avoir converti les Prussiens, non pour en faire des serviteurs de Jésus-Christ, mais pour augmenter le nombre de leurs sujets et de leurs esclaves.

Nous n’avons parlé des peuples de la Prusse et de la guerre suscitée contre eux, que pour faire connaître une nation et des usages presque ignorés des savants modernes, et pour montrer combien l’ambition et la soif des conquêtes pouvaient abuser de l’esprit des croisades ; nous nous hâtons de revenir à l’expédition qui se préparait contre les musulmans.

[1217.] L’Allemagne regardait Frédéric II comme le chef de la guerre qu’on allait faire en Asie ; mais le nouvel empereur, assis sur un trône longtemps ébranlé par les guerres civiles, redoutant les entreprises des républiques d’Italie et peut-être celles des papes ses protecteurs, crut devoir différer son départ pour la Palestine.

Cependant le zèle des croisés n’était point ralenti, et, dans leur impatience, ils jetèrent les yeux sur le roi de Hongrie pour les conduire dans la guerre sainte. André, accompagné du duc de Bavière, du duc d’Autriche et des seigneurs allemands qui avaient pris la croix, partit pour l’Orient à la tête d’une nombreuse armée, et se rendit d’abord à Spalatro, où des vaisseaux de Venise, de Zara, d’Ancône et des autres villes de l’Adriatique, attendaient les croisés pour les transporter dans la Palestine.

Dans tous les pays qu’il traversa, le roi de Hongrie fut accompagné des bénédictions du peuple. Lorsqu’il s’approcha de la ville de Spalatro, les habitants et le clergé vinrent en procession au-devant de lui, et le conduisirent dans leur principale église, où tous les fidèles rassemblés invoquèrent la miséricorde du ciel pour les guerriers chrétiens. Peu de jours après, la flotte des croisés sortit du port et fit voile pour l’île de Chypre, où s’étaient rendus les députés du roi et du patriarche de Jérusalem, des ordres du Temple, de Saint-Jean et des chevaliers teutoniques.

Une foule de croisés embarqués à Brindes, à Gênes et à Marseille, avaient précédé le roi de Hongrie et son armée. Le roi de Chypre, Lusignan, et la plupart de ses barons, entraînés par l’exemple de tant d’illustres princes, prirent la croix et promirent de les accompagner dans la terre sainte. Bientôt tous les croisés partirent ensemble du port de Limisso, et débarquèrent en triomphe à Ptolémaïs.

Un historien arabe dit que, depuis le temps de Saladin, les chrétiens n’avaient point eu d’armée aussi nombreuse dans la Syrie. Dans toutes les églises on remercia le ciel du puissant secours qu’il envoyait à la terre sainte ; mais la joie des chrétiens de la Palestine ne tarda pas à être troublée par la difficulté de trouver des vivres pour une aussi grande multitude de pèlerins.

Cette année avait été stérile dans les plus riches contrées de la Syrie ; les vaisseaux qui arrivaient d'Occident n’avaient apporté en Palestine que des machines de guerre, des armes et des bagages. Bientôt la disette se fit sentir parmi les croisés, et porta les soldats à la licence et au brigandage. Les Bavarois commirent les plus grands désordres, pillèrent les maisons et les monastères, dévastèrent les campagnes ; les chefs ne purent rétablir l’ordre et la paix dans l’armée qu’en donnant le signal de la guerre contre les Turcs ; et, pour sauver les terres et les maisons des chrétiens, ils proposèrent à leurs soldats de ravager les campagnes et les villes des infidèles.

Toute l’armée, commandée par les rois de Jérusalem, de Chypre et de Hongrie, alla camper sur les bords du torrent de Cison. Le patriarche de la ville sainte, pour frapper l’imagination des croisés et leur rappeler l’objet de leur entreprise, se rendit au camp des chrétiens, portant une partie du bois de la vraie croix qu’on prétendait avoir été sauvée à la bataille de Tibériade. Les rois et les princes vinrent au-devant de lui les pieds nus, et reçurent avec respect le signe de la rédemption. Cette cérémonie enflamma le zèle et l’enthousiasme des croisés, qui ne songèrent plus qu’à combattre pour Jésus-Christ. L’armée traversa le torrent, s’avança vers la vallée de Jesraël, entre le mont Hermon et le mont Gelboé, sans rencontrer un ennemi. Les chefs et les soldats se baignèrent dans les eaux du Jourdain, et parcoururent les rives du lac de Génésareth. L'armée chrétienne marchait en chantant des cantiques : la religion et ses souvenirs avaient ramené la discipline et la paix parmi les soldats. Tout ce qu’ils voyaient autour d’eux les remplissait d’une pieuse vénération pour la terre sainte. Dans cette campagne, qui fut un véritable pèlerinage, ils firent un grand nombre de prisonniers sans livrer de combats, et revinrent à Ptolémaïs chargés de butin.

A l’époque de cette croisade, Malek-Adhel ne régnait plus ni sur la Syrie ni sur l’Égypte. Après être monté sur le trône de Saladin par l’injustice et la violence, il en était descendu volontairement. Vainqueur de tous les obstacles et n’ayant plus de vœux à former, il sentait le vide des grandeurs humaines, et quitta les rênes d’un empire que personne ne pouvait lui disputer. Malek-Kamel, l’aîné de ses fils, était sultan du Caire ; Corradin, son second fils, souverain de Damas. Ses autres fils avaient reçu en partage les principautés de Bosra, de Baalbec, de la Mésopotamie, etc. Malek-Adhel, libre des soins de l’empire, visitait tour à tour ses enfants, et maintenait la paix au milieu d’eux. Il n’avait conservé de son pouvoir passé que l’ascendant d’une grande renommée et d’une gloire acquise par de nombreux exploits ; mais cet ascendant subjuguait les princes, le peuple et l’armée. Dans les moments de péril, ses conseils étaient des lois ; les soldats le regardaient comme leur chef, ses fils comme leur arbitre souverain, tous les musulmans comme leur défenseur et leur appui.

La nouvelle croisade avait jeté l’épouvante parmi les infidèles. Malek-Adhel calma leurs alarmes, en disant que les chrétiens seraient bientôt divisés, et que leur formidable expédition ressemblait aux orages qui grondent sur le Liban et qui se dissipent d’eux-mêmes. Ni les armées de Syrie ni les armées d’Égypte ne parurent dans la Judée ; les croisés, rassemblés à Ptolémaïs, s’étonnaient de n’avoir point d’ennemis à combattre. Les chefs de l’armée chrétienne avaient résolu de porter leurs armes sur les bords du Nil ; mais l’hiver, qui venait de commencer, ne permettait pas d’entreprendre une expédition lointaine. Pour occuper les soldats, que l’oisiveté portait toujours à la licence, on forma le projet d’attaquer la montagne du Thabor, où s’étaient fortifiés les musulmans.

Le mont Thabor, si célèbre dans l’Ancien et le Nouveau Testament, s’élève comme un dôme superbe à l’extrémité orientale de la belle et vaste plaine d’Esdrelon. Le penchant de la montagne est couvert en été de fleurs, de verdure et d’arbres odoriférants. De la cime du Thabor, qui forme un plateau d’un mille d’étendue, on aperçoit le lac de Tibériade, la mer de Syrie, et la plupart des lieux où Jésus-Christ opéra ses miracles.

Une église, qu’on devait à la piété de sainte Hélène, élevée au lieu même où le Sauveur s’était transfiguré en présence de ses disciples, avait longtemps attiré la foule des pèlerins. Deux monastères bâtis au sommet du Thabor rappelèrent pendant plusieurs siècles la mémoire d’Élie et de Moïse, dont ils portaient le nom ; mais, depuis le règne de Saladin, l’étendard de Mahomet flottait sur cette montagne sainte. L’église de Sainte-Hélène, les monastères d’Élie et de Moïse, avaient été démolis, et sur leurs ruines s’élevait une forteresse d’où les musulmans menaçaient les établissements chrétiens.

On ne pouvait arriver sur le Thabor sans affronter mille dangers. Bien n’intimida les guerriers chrétiens ; le patriarche de Jérusalem, qui marchait à la tête des croisés, leur montrait le signe de la rédemption et les animait par son exemple et ses discours. D’énormes pierres roulaient des hauteurs occupées par les infidèles. L’ennemi faisait pleuvoir une grêle de javelots sur tous les chemins qui conduisaient à la cime de la montagne. La valeur des soldats de la croix brava tous les efforts des Turcs ; le roi de Jérusalem se signala par des prodiges de bravoure, et tua de sa main deux émirs. Parvenus au sommet du Thabor, les croisés dispersèrent les musulmans ; ils les poursuivirent jusqu’aux portes de la forteresse : rien ne pouvait résister à leurs armes. Mais tout à coup quelques-uns des chefs redoutèrent les entreprises du prince de Damas, et la crainte d’une surprise agit d’autant plus vivement sur les esprits, que personne n’avait rien prévu. Tandis que les musulmans se retiraient pleins d’effroi derrière leurs remparts, une terreur subite s’empara des vainqueurs ; les croisés renoncèrent à l’attaque de la forteresse, et l’armée chrétienne se retira sans rien entreprendre, comme si elle ne fût venue sur le mont Thabor que pour y contempler le lieu consacré par la transfiguration du Sauveur.

On ne pourrait croire à cette fuite précipitée sans le témoignage des historiens contemporains. Les anciennes chroniques, selon leur usage, ne manquent pas d’expliquer par la trahison un événement qu’elles ne peuvent comprendre ; il nous parait cependant plus naturel d’attribuer la retraite des croisés à l’esprit de discorde et d’imprévoyance qu’ils portaient dans toutes leurs expéditions. D’ailleurs il n’y a ni source ni fontaine sur le Thabor, et le manque d’eau put empêcher les croisés d’entreprendre le siège de la forteresse.

Cette retraite eut les suites les plus funestes. Tandis que les chefs se reprochaient entre eux la honte de l’armée et la faute qu’ils avaient faite, les chevaliers et les soldats étaient tombés dans le découragement. Le patriarche de Jérusalem refusa de porter désormais devant les croisés la croix de Jésus-Christ, dont la vue ne pouvait ranimer ni leur piété ni leur courage. Les princes et les rois qui dirigeaient la croisade, voulant réparer un revers si honteux avant de rentrer dans Ptolémaïs, conduisirent l’armée vers la Phénicie. Dans cette nouvelle campagne aucun exploit ne signala leurs armes. Comme on était en hiver, un grand nombre de soldats surpris par le froid restèrent abandonnés sur les chemins ; d’autres tombèrent entre les mains des Arabes bédouins. La veille de Noël, les croisés, qui campaient entre Tyr et Sarepta, furent surpris par une violente tempête : les vents, la pluie, la grêle, les tourbillons, les coups redoublés du tonnerre, tuèrent leurs chevaux, enlevèrent leurs lentes, dispersèrent leurs bagages. Ce désastre acheva de les décourager, et leur fit croire que le ciel leur refusait son appui.

Comme ils manquaient de vivres et que toute l’armée ne pouvait subsister dans le même lieu, ils résolurent de se séparer en quatre corps différents jusqu’à la fin de l’hiver. Celte séparation, qui se fit au milieu de plaintes mutuelles, parut être l’ouvrage de la discorde bien plus que celui de la nécessité. Le roi de Jérusalem, le duc d’Autriche, le grand maître de Saint-Jean, allèrent camper dans les plaines de Césarée ; le roi de Hongrie, le roi de Chypre, Raymond, fils du prince d’Antioche, se retirèrent à Tripoli. Le grand maître du Temple, celui des chevaliers teutoniques, André d’Avesnes avec les croisés flamands, allèrent fortifier un château bâti au pied du mont Carmel ; les autres croisés se retirèrent à Ptolémaïs avec le dessein de retourner en Europe.

Le roi de Chypre tomba malade, et mourut lorsqu’il était sur le point de retourner dans son royaume. Le roi de Hongrie était découragé, et commençait à désespérer du succès d’une guerre aussi malheureusement commencée. Ce prince, après un séjour de trois mois dans la Palestine, crut que son vœu était accompli, et résolut tout à coup de retourner dans ses États.

L’Occident avait été surpris sans doute de voir André abandonner son royaume, déchiré par les factions, pour se rendre dans la Syrie : on ne s’étonna pas moins en Orient de voir ce prince abandonner la Palestine, sans avoir rien fait pour la délivrance des saints lieux. Le patriarche de Jérusalem accusa son inconstance, et s’efforça de le retenir sous les drapeaux de la croisade : comme André ne se rendait point aux prières du patriarche, celui-ci recourut aux menaces, et déploya le formidable appareil des foudres de l’Eglise. Rien ne put ébranler la résolution du roi de Hongrie, qui se contenta, pour ne pas paraître déserter la cause de Jésus-Christ, de laisser la moitié de ses troupes au roi de Jérusalem.

Après avoir quitté la Palestine, André s’arrêta longtemps en Arménie, et parut oublier ses propres ennemis comme il oubliait ceux de Jésus-Christ. Il revint en Occident par l’Asie Mineure, et vit, en passant à Constantinople, les tristes débris de l’empire latin, qui auraient dû émouvoir son indolente légèreté et lui rappeler la ruine qui menaçait son propre royaume. Le monarque hongrois, qui avait laissé son armée en Syrie, rapportait avec lui plusieurs reliques, telles que la tête de saint Pierre, la main droite de l’apôtre Thomas, un des sept vases dans lesquels Jésus-Christ changea l’eau en vin aux noces de Cana. Sa confiance dans ces objets révérés lui fit négliger les moyens de la prudence humaine. Si l’on en croit une chronique contemporaine, lorsqu’il fut de retour en Hongrie, les reliques qu’il rapportait de la terre sainte suffirent pour apaiser les troubles de ses Etals, et faire fleurir dans toutes les provinces la paix, les lois et la justice. La plupart des historiens hongrois tiennent un autre langage, et reprochent à leur monarque d’avoir dissipé ses trésors et ses armées dans une expédition imprudente et malheureuse. Le retour d’André ne fut salué par aucun mouvement joyeux : on obtint avec peine de quelques prélats qu’ils allassent à sa rencontre. La noblesse et le peuple profitèrent de sa longue absence pour lui imposer des lois, et pour obtenir des libertés et des privilèges qui affaiblirent la puissance royale et jetèrent dans le royaume de Hongrie les germes d’une rapide décadence.

Après le départ du roi de Hongrie, on vit arriver à Ptolémaïs un grand nombre de croisés partis des ports de la Hollande, de la France, de l’Italie. Les croisés de la Frise, ceux de Cologne et des bords du Rhin, s’étaient arrêtés sur les côtes de Portugal ; ils avaient vaincu les Maures dans plusieurs grandes batailles, tué deux princes sarrasins, et fait flotter les drapeaux de la croix sur les murs d’Alcaçar. Ils racontaient les miracles par lesquels le ciel avait secondé leur valeur et l’apparition des anges revêtus d’armes étincelantes, qui avaient combattu sur les rives du Tage avec les soldats de Jésus-Christ. L’arrivée de ces guerriers, le récit de leurs victoires, ranimèrent le courage des croisés restés en Palestine sous les ordres de Léopold, duc d’Autriche ; avec un aussi puissant renfort, on ne parla plus que de recommencer la guerre contre les musulmans.

Le projet de conquérir les bords du Nil avait souvent occupé les chrétiens. Depuis que l’idée d’une guerre en Egypte avait été exprimée par le pape lui-même au milieu du concile de Latran, on regardait ce projet comme une inspiration du ciel ; on ne songeait plus qu’aux avantages d’une riche conquête, et les périls d’une entreprise aussi difficile ne se présentaient plus à la pensée des soldats de la croix. « Au mois de mai, après l’Ascension, dit Olivier Scholastique, une flotte étant préparée et armée, le roi de Jérusalem, le patriarche, les évêques de Nicosie, de Bethléem et de Ptolémaïs, le duc d’Autriche, les trois ordres des chevaliers et une grande multitude de croisés, s’embarquèrent sur les vaisseaux et se rendirent au château des Pèlerins, bâti entre Caïphas et Césarée. Une partie de la flotte, voguant à pleines voiles et n’ayant pu s’arrêter sur la côte, arriva devant Damiette le troisième jour. Les chefs, qui s’étaient arrêtés au château des Pèlerins, restèrent trois jours de plus dans la traversée ; d’autres, poussés par des vents contraires, n’arrivèrent sur les côtes d’Egypte qu’au bout de quatre semaines. L’archevêque de Reims et l’évêque de Limoges, à qui leur grand âge ne permit point de suivre leurs compagnons, moururent, le premier à Ptolémaïs, l’autre en repassant la mer. Ceux qui arrivèrent d’abord devant Damiette prirent pour chef le comte de Saarbruck, et débarquèrent à l’occident de l’embouchure du Nil ; le roi de Jérusalem débarqua peu de temps après, sans rencontrer aucune résistance. L’armée de la croix planta ses tentes dans une campagne sablonneuse qui faisait partie de l’île de Mehallé ou du Delta. »

Damiette, ou l’ancienne Damiatis, bâtie sur la rive droite du Nil, à un mille de l’embouchure du fleuve, était une des villes les plus considérables de l’Egypte. Elle fut, dans l’antiquité, la rivale de Thanis et de Péluse, et, dans le temps des croisades, elle conservait encore quelque chose de son antique splendeur. Son territoire, arrosé par le Nil, que les pèlerins appelaient le fleuve du paradis, se couvrait de toutes sortes de moissons. On y voyait, de tous côtés, des forêts de palmiers, d’orangers et de sycomores. A l’orient s’étendait le lac de Menzaleh. Damiette recevait par l’embouchure du Nil les richesses de la Syrie, de l’Asie Mineure et de l’Archipel. Comme cette ville était une des portes de l’Egypte et qu’elle avait été attaquée plusieurs fois par les chrétiens, les maîtres du Caire n’avaient rien négligé pour la fortifier. Elle était entourée de fossés profonds et d’un triple rang de murailles. Au milieu du Nil s’élevait une tour à laquelle aboutissait une chaîne qui fermait le passage du fleuve et défendait l’approche de la ville. La cité avait une garnison composée de vingt mille soldats d’élite, et la population pouvait mettre quarante mille hommes sous les armes.

Dans nos courses en Égypte, nous avons vu la plage où débarquèrent les croisés et la plaine où ils dressèrent leurs tentes. Ils voyaient devant eux les tours et les remparts de Damiette, et les forêts de palmiers et de sycomores qui couvraient la rive orientale du fleuve ; derrière eux s’étendait une campagne aride, bornée au nord par la mer, au midi par le lac Bourlos, à l’orient par des collines de sable. A peine venaient-ils d’établir leur camp qu’ils furent témoins d’une éclipse de lune : cette éclipse fut regardée comme un sûr présage de la défaite des infidèles ; car la lune, si nous en croyons les chroniqueurs du temps, passait pour avoir une grande influence sur les destinées des musulmans. Lorsque Alexandre eut débarqué en Asie, ajoute Olivier Scholastique, un phénomène semblable lui avait annoncé les victoires qu’il allait remporter sur Darius.

Avant d’attaquer la ville, il fallait s’emparer de la tour bâtie au milieu du Nil. Le duc d’Autriche, le comte Adolphe de Mons, les hospitaliers et les templiers, montés sur des navires avec un grand nombre de Teutons et de Frisons, s’approchèrent de la forteresse musulmane, et livrèrent plusieurs assauts sans pouvoir s’en rendre maîtres. Pendant toutes ces attaques, une grêle de pierres et de traits étaient lancés des remparts de la ville contre les assaillants ; le feu grégeois roulait comme un fleuve sur ceux qui essayaient d’atteindre aux créneaux ; plusieurs guerriers, couverts de leurs armes, tombèrent dans le Nil, et leurs âmes, disent les chroniques, allaient rejoindre dans le ciel les saints et les martyrs. Chaque jour, après un combat de plusieurs heures, les vaisseaux des chrétiens s’éloignaient de la tour, les mâts et les cordages rompus, la proue fracassée, criblés de javelots au dedans et au dehors, à demi brûlés par le feu grégeois. Cependant les pèlerins, loin de se décourager, redoublaient d’efforts, et renouvelaient sans cesse leurs attaques. Les plus légers de leurs navires remontèrent le Nil, et vinrent jeter l’ancre au-dessus de la tour bâtie au milieu du fleuve ; on rompit la chaîne qui empêchait le passage des vaisseaux ; on renversa le pont de bois qui communiquait de la tour à la ville. On inventa des moyens d’attaque et des machines dont la guerre n’avait point encore offert de modèle : un énorme château de bois fut construit sur deux navires liés ensemble par des solives ; ce château flottant, doublé de cuivre, avait des galeries destinées à recevoir des combattants, et un pont-levis qui devait s’abattre sur la tour des Égyptiens. Un pauvre prêtre de l’église de Cologne, qui avait prêché la croisade sur les bords du Rhin et suivi l’armée chrétienne en Égypte, s’était chargé de diriger la construction de cet édifice redoutable. Comme les papes, dans leurs lettres, recommandaient toujours aux croisés de se faire accompagner en Orient par des hommes exercés aux arts mécaniques, l’armée chrétienne ne manqua point d’ouvriers pour faire les travaux les plus difficiles. Les aumônes des chefs et des soldats fournirent aux dépenses nécessaires.

Tous les croisés attendaient avec impatience le moment où l’énorme forteresse pourrait s’approcher de la tour du Nil. Dans le camp des chrétiens, on fit des prières pour obtenir la protection du ciel ; le patriarche et le roi de Jérusalem, le clergé et les soldats, se livrèrent pendant quelques jours aux austérités de la pénitence ; toute l’armée, les pieds nus, alla en procession jusqu’au bord de la mer. Les chefs avaient choisi, pour donner l’assaut, la fête de l’apôtre saint Barthélemi. Tous les croisés étaient remplis d’espérance et d’ardeur ; tous enviaient la gloire de combattre. On prit l’élite des soldats de chaque nation ; et Léopold, duc d’Autriche, le modèle des chevaliers chrétiens, obtint l’honneur de commander une expédition à laquelle se trouvait attaché tout le succès de la croisade.

Au jour indiqué, les deux navires surmontés du château de bois reçurent le signal du départ. Ils portaient trois cents guerriers couverts de leurs armes. Une multitude innombrable de musulmans rassemblés sur les remparts de la ville contemplaient ce spectacle avec une surprise mêlée d’effroi. Les deux navires liés ensemble s’avançaient en silence au milieu du fleuve ; tous les croisés, rangés en bataille sur la rive gauche du Nil, ou dispersés sur les collines du voisinage, saluèrent par de nombreuses acclamations la forteresse mobile qui portait la fortune et l’espoir de l’armée chrétienne. Arrivés près des murailles, les deux vaisseaux jettent leurs ancres, les soldats se préparent à l’assaut ; tandis que lés chrétiens lancent leurs javelots et se disposent à se servir de la lance et de l’épée, les assiégés font pleuvoir des torrents de feu grégeois, et réunissent tous leurs efforts pour livrer aux flammes le château de bois où combattaient leurs ennemis. Les uns étaient animés par les applaudissements de l’armée chrétienne, les autres encouragés par les acclamations mille fois répétées des habitants de Damiette. Au milieu du combat, tout à coup la machine des croisés paraît en feu ; le pont-levis, appliqué sur les murailles de la tour, chancelle ; le porte-enseigne du duc d’Autriche tombe dans le Nil ; le drapeau des chrétiens reste au pouvoir des ennemis. A cette vue, les musulmans poussent des cris de joie, et de longs gémissements se font entendre sur le rivage où campaient les croisés ; le patriarche de Jérusalem, le clergé, l’armée tout entière étaient tombés à genoux et levaient des mains suppliantes vers le ciel.

Bientôt, comme si Dieu eût voulu exaucer leurs prières, la flamme s’éteint, la machine est réparée, le pont-levis rétabli ; les compagnons de Léopold renouvellent leur attaque avec plus d’ardeur ; du haut de leur forteresse ils dominent sur les murailles de la tour, et combattent à grands coups de sabres, de piques, de haches d’armes et de massues de fer. Deux soldats s’élancent sur la plate-forme où se défendaient les Égyptiens ; ils portent l’épouvante parmi les assiégés, qui descendent en tumulte dans le premier étage de la tour. Ceux-ci mettent le feu au plancher et cherchent à opposer un rempart de flammes à leurs ennemis qui se précipitent à leur poursuite : ces derniers efforts de la bravoure et du désespoir n’offrent aux soldats chrétiens qu’une vaine résistance ; les musulmans sont attaqués de toutes parts ; partout leurs murailles ébranlées par les machines de guerre, s’écroulent autour d’eux et menacent de les ensevelir sous leurs ruines ; bientôt ils mettent bas les armes et demandent la vie à leurs vainqueurs.

Les croisés restèrent ainsi maîtres de la tour du Nil, et la ville commença à être menacée. L’armée chrétienne, qui avait été témoin du combat, vit avec joie les prisonniers égyptiens promenés en triomphe dans le camp ; conduits devant les princes et les chefs assemblés, les captifs racontèrent les prodiges de la bravoure chrétienne, et demandèrent à voir les hommes vêtus de blanc et couverts d'armes blanches qu’ils avaient eus à combattre. On leur présenta les guerriers qui les avaient vaincus ; mais ils ne reconnurent point dans ceux-ci cet aspect terrible et cette vertu céleste dont le souvenir les remplissait encore de terreur. Alors, dit un témoin oculaire, les pèlerins comprirent que Notre-Seigneur Jésus-Christ avait envoyé ses anges pour attaquer la tour.

Vers le même temps, Malek-Adhel, qui s’était rendu si redoutable aux chrétiens, mourut en Syrie. Avant sa mort, il avait appris la victoire que les croisés venaient de remporter devant Damiette : les chrétiens ne manquèrent pas de dire qu’il avait succombé au désespoir et qu'il emportait avec lui au tombeau la puissance et la gloire des musulmans.

Les chrétiens, dans leurs histoires, ont représenté Malek-Adhel comme un prince ambitieux, cruel et farouche. Les auteurs orientaux célèbrent sa piété et sa douceur ; un historien arabe vante son amour pour la justice et la vérité, et peint d’un seul trait la modération des monarques absolus de l’Asie, en disant que le frère de Saladin écoutait sans colère ce qui lui déplaisait.

Tous les historiens se réunissent pour louer la bravoure du prince musulman et l’habileté qu’il mit dans l’exécution de tous ses desseins. Aucun prince ne sut mieux que lui se faire obéir et donner au pouvoir suprême cet éclat extérieur qui frappe l’imagination des peuples et les dispose à la soumission. Dans sa cour, il paraissait toujours entouré du faste de l’Orient. Son palais était comme un sanctuaire dont personne n’osait approcher. Il paraissait rarement en public, et ne se montrait jamais que dans un appareil qui inspirait la crainte. Comme il fut heureux dans toutes ses entreprises, les musulmans n’eurent pas de peine à croire que le favori de la fortune était le favori du ciel : le calife de Bagdad lui avait envoyé des ambassadeurs pour le saluer roi des rois. Malek-Adhel se plaisait à porter dans les camps le nom de Séif-eddin (Épée de la religion) ; et ce nom glorieux, qu’il avait mérité en combattant les chrétiens, lui attirait la confiance et l’amour des soldats de l’islamisme. Par son abdication, il étonna l’Orient, comme il l’avait étonné par ses victoires : la surprise qu’il causa ne fit qu’ajouter à sa gloire comme à sa puissance ; et, pour que sa destinée fût en tout point extraordinaire, la fortune voulut qu’en descendant du trône il restât toujours le maître. Ses quinze fils, dont plusieurs étaient souverains, tremblaient encore devant lui ; les peuples se prosternaient sur son passage ; jusqu’à l’heure où il ferma les yeux, sa présence, son nom seul maintint la paix dans sa famille et dans les provinces, l’ordre et la discipline dans les armées.

A sa mort, tout commença à changer de face : l’empire des Ayoubites, qu’il avait relevé par ses exploits et dont il était le plus ferme appui, pencha vers sa décadence ; l’ambition des émirs, longtemps contenue, éclata par des complots formés contre l’autorité suprême ; un esprit de licence se répandit dans les armées musulmanes, et surtout parmi les troupes qui défendaient l’Égypte.

Les croisés auraient dû profiter de la mort de Malek-Adhel et des suites qu’elle devait entraîner, en attaquant sans relâche les musulmans découragés. Mais au lieu de poursuivre leurs succès, soit qu’ils manquassent de navires pour traverser le Nil, soit que la rive où était bâtie Damiette fût défendue par des fortifications redoutables, ils restèrent dans leur camp et s’abandonnèrent à un funeste repos, oubliant tout à coup les travaux, les périls et l’objet de la guerre commencée. Un grand nombre d’entre eux, persuadés qu’ils avaient assez fait pour la cause de Jésus-Christ, ne songeaient plus qu’à s’embarquer pour retourner en Europe. Chaque vaisseau qui sortait du port rappelait aux pèlerins les souvenirs de la patrie ; et le beau ciel de Damiette, qui avait enflammé leur enthousiasme au commencement du siège, ne suffisait plus pour les retenir dans un pays qu’ils commençaient à regarder comme une terre d’exil.

Cependant le clergé censurait vivement la retraite ou la désertion des croisés, et conjurait le ciel de punir les lâches soldats qui abandonnaient ainsi les drapeaux de la croix. En parlant de ces déserteurs, Olivier Scholastique nous dit qu'ils s’aimaient plus eux-mêmes qu’ils n’avaient de compassion pour leurs frères. Six mille pèlerins de la Bretagne qui retournaient en Europe sous la conduite d’Honoré de Léon, firent naufrage après avoir été longtemps battus par la tempête vers les côtes de la Pouille, et périrent presque tous en vue de Brindes. Les ecclésiastiques et les plus ardents des croisés ne manquèrent pas de voir dans un si grand désastre la manifestation de la colère divine. Lorsque les croisés de la Frise, après avoir déserté les drapeaux de la terre sainte, furent de retour en Occident, l’Océan rompit tout à coup ses digues et franchit ses rivages ; les plus riches provinces de la Hollande furent submergées ; cent mille habitants et des villes entières disparurent sous les eaux. Un grand nombre de chrétiens attribuèrent cette calamité à la retraite coupable des Frisons et des Hollandais.

Le pape voyait avec douleur le retour des pèlerins déserteurs de la cause de Jésus-Christ. Honoré ne négligeait rien pour assurer le succès d’une guerre qu’il avait prêchée ; chaque jour ses prières et ses menaces pressaient le départ de ceux qui, après avoir pris la croix, différaient d’accomplir leur serment.

D’après l’ancien usage des navigateurs, deux époques de l’année étaient fixées pour traverser la mer. Les pèlerins s’embarquaient presque toujours au mois de mars et au mois de septembre, soit pour se rendre en Orient, soit pour retourner en Europe : ce qui les faisait comparer à ces oiseaux voyageurs qui changent de climat à l’approche de la saison nouvelle et vers la fin de l’été. A chaque passage, la Méditerranée était couverte de vaisseaux qui transportaient des croisés, les uns revenant dans leurs foyers, les autres allant combattre les infidèles. Lorsque l’armée chrétienne déplorait encore la retraite des guerriers Frisons et des Hollandais, on vit arriver au camp de Damiette des guerriers venus d’Allemagne, de Pise, de Gènes, de Venise et de plusieurs provinces de France.

Parmi les guerriers français, l’histoire cite Hervé, comte de Ne vers ; Hugues, comte de la Marche ; Milès de Bar-sur-Seine, les seigneurs Jean d’Artois et Ponce de Crancey, Ithier de Thacy, Savary de Mauléon ; ils étaient accompagnés de l’archevêque de Bordeaux, des évêques d’Angers, d’Autun, de Beauvais, de Paris, de Meaux, de Noyon, etc. L’Angleterre envoyait aussi en Égypte les plus braves de ses chevaliers. Henri III avait pris la croix après le concile de Latran ; mais, comme il ne pouvait quitter ses Etats, épuisés par la guerre, troublés par la discorde, les comtes d’Harcourt, de Chester, d'Arundel, et le prince Olivier, furent chargés d’acquitter en son nom le vœu qu’il avait fait d’aller combattre en Orient pour la cause de Jésus- Christ.

A la tête des pèlerins qui arrivèrent successivement en Égypte, se trouvaient deux cardinaux que le pape envoyait auprès de l’armée chrétienne. Robert de Courçon, un des prédicateurs de la croisade, avait la mission de prêcher la morale de Jésus-Christ dans le camp des croisés, et de réchauffer par son éloquence le zèle et la dévotion des soldats de la croix. Le cardinal Pélage, évêque d’Albano, était revêtu de toute la confiance du Saint-Siège ; il apportait avec lui des trésors destinés aux dépenses de la guerre ; les croisés de Rome et de plusieurs autres villes d’Italie marchaient sous ses ordres et le reconnaissaient comme leur chef militaire.

Le cardinal Pélage était appelé à exercer une grande autorité parmi les soldats de la croix, et son caractère naturellement impérieux devait encore ajouter à la puissance qu’il avait reçue du Saint-Siège. En quelque mission qu’il fût employé, il ne reconnaissait point d’égal et ne pouvait souffrir de supérieur. On l’avait vu résister au souverain pontife dans le sein du conclave ; il aurait résisté aux plus puissants monarques dans leur conseil. Le cardinal Pélage, persuadé que la providence devait se servir de lui pour accomplir de grands desseins, se croyait propre à tous les travaux, appelé à tous les genres de gloire. Lorsqu’il avait pris une détermination, il la soutenait avec une opiniâtreté invincible, et n’était arrêté ni par les obstacles, ni par les périls, ni par les leçons de l’expérience. Si, dans un conseil, Pélage ouvrait un avis, il l’appuyait de toutes les menaces de la cour de Rome, et souvent on aurait pu croire que les foudres de l’Église n’avaient été remises entre ses mains que pour faire triompher ses propres opinions.

A peine arrivé en Égypte, le légat du pape voulut prendre part à la guerre : dans un combat, qui se livra le jour de la Saint-Denis, il marcha à la tête de l’armée, tenant à la main une croix, adressant au ciel d’ardentes prières pour le triomphe des armes chrétiennes. La victoire se déclara pour les croisés. Dès lors, Pélage voulut être le chef de la croisade, et disputa le commandement de l’armée au roi de Jérusalem. Pour appuyer ses prétentions, il disait que les croisés avaient pris les armes à la voix du souverain pontife et qu’ils étaient les soldats de l’Église. La multitude des pèlerins se soumit à ses lois, persuadée que Dieu le voulait ainsi ; mais cette prétention de diriger la guerre révolta les princes elles barons. Dès lors il fut aisé de prévoir que la discorde viendrait par celui dont la mission était de rétablir la paix, et que l’envoyé du pape, chargé de prêcher l’humilité parmi les chrétiens, allait tout perdre par sa folle présomption. Le cardinal de Courçon mourut peu de temps après son arrivée. Le continuateur de Guillaume de Tyr, en déplorant la mort de ce légat, qui s’était fait remarquer par sa modération, caractérise d’un seul mot la conduite de Pélage et les suites qu’elle devait avoir, en disant : Alors mourut le cardinal Pierre, et Pélage vécut, dont ce fut grand dommage.

Cependant l’approche du danger avait réuni les princes musulmans. Le calife de Bagdad, que Jacques de Vitri appelle le pape des infidèles, exhorta les peuples à prendre les armes contre les chrétiens. Malek-Kamel envoya des ambassadeurs à tous les princes musulmans de la Syrie et de la Mésopotamie, pour les avertir du danger qui menaçait l’Égypte. Le sultan du Caire campait toujours avec son armée dans le voisinage de Damiette, où il attendait les princes de sa famille. La garnison de la ville recevait chaque jour des vivres et des renforts, et pouvait résister longtemps à l’armée chrétienne.

Les préparatifs et l’approche des musulmans firent enfin sortir les croisés de leur inaction. Animés par leurs chefs, surtout par la vue du danger et par la présence d’un ennemi formidable, les soldats chrétiens reprirent les travaux du siège, et livrèrent plusieurs assauts à la ville du côté du Nil.

Le fleuve fut le théâtre de plusieurs combats, où les croisés ne purent triompher de leurs ennemis. Dans un de ces combats, un vaisseau des templiers se trouva entraîné par le vent sous les murs de la ville : les ennemis, accourant sur une foule débarquée, s’en emparèrent ; mais les templiers, préférant la mort à l’esclavage, percèrent le fond du navire, et, tout à coup, les habitants de Damiette, qui applaudissaient au triomphe des Turcs, ne virent plus sur les flots que la pointe d’un mât et l’étendard où brillait la croix de Jésus-Christ.

Cependant les croisés commençaient à murmurer contre le légal du pape. « Pourquoi, s’écriaient-ils, nous a-t-on amenés sur ce sable désert ? Notre pays manquait-il de sépulcres ? » Pélage mêla ses larmes à celles des pèlerins ; il les exhorta à la patience ; et, pour obtenir l’appui et les conseils de la sagesse divine, il ordonna des prières, des processions, des jeûnes. Les croisés, remplis d’ardeur, allaient recevoir le signal d’un nouveau combat, mais tout à coup une violente tempête s’élève, des torrents de pluie tombent du ciel, le fleuve et la mer sortent de leur lit ; la plaine où campaient les chrétiens est inondée ; en un moment l’armée a perdu ses tentes, ses bagages, ses vivres ; les pèlerins consternés tremblent que Dieu ne veuille punir une seconde fois les péchés des hommes par un déluge. Cet orage épouvantable se prolongea pendant trois jours. Le légal et le clergé étaient en prières, les croisés invoquaient à genoux la miséricorde divine, lorsque le soleil reparut sur l’horizon, le ciel reprit sa sérénité, les eaux se retirèrent. Les chrétiens crurent alors que Dieu les avait sauvés par un miracle : celte persuasion ranima leur courage, et leur donna la force de supporter leurs maux. Rien n’égale la constance héroïque avec laquelle ils bravèrent, pendant tout l’hiver, le froid, la pluie, la faim, les maladies, toutes les fatigues de la guerre.

[1219.] Toujours campés sur la rive occidentale du Nil, ils ne pouvaient assiéger la ville du côté de la terre qu’en traversant le fleuve. Le passage était difficile et périlleux : le sultan du Caire avait placé son camp sur le rivage opposé ; la plaine où les chrétiens voulaient établir leurs lentes, était couverte de soldats musulmans. Un événement inattendu vint tout à coup aplanir tous les obstacles.

Nous avons parlé de l’esprit séditieux des émirs, qui, depuis la mort de Malek-Adhel, laissaient éclater ouvertement leur ambition et cherchaient à jeter le trouble dans les armées musulmanes. On remarquait parmi ces émirs le chef d’une troupe de Curdes, nommé Emad-Eddin, qui était le fils de Maschtoub le Sillonné, devenu si fameux sous Saladin par la défense de Ptolémaïs contre toutes les forces de l’Occident. Associé aux destinées des fils d’Ayoub, cet émir avait vu tomber et s’élever plusieurs dynasties musulmanes, et méprisait des puissances dont il connaissait la source et l’origine. Soldat intrépide, sujet peu fidèle, toujours prêt à servir ses souverains dans un combat, à les trahir dans un complot, Emad-Eddin ne pouvait supporter un prince qui régnait par les lois de la paix, ni reconnaître un pouvoir qui n’était point le fruit de ses intrigues ou d’une révolution. Comme la fortune avait toujours favorisé son audace et qu’il avait reçu le prix de toutes ses trahisons, chaque révolte augmentait son crédit et sa renommée. Ennemi de toute autorité reconnue, l’appui de tous les mécontents, l’espoir de tous ceux qui aspiraient à l’empire, il était presque aussi redoutable que le vieux de la Montagne, dont les menaces faisaient trembler les monarques les plus puissants. Emad-Eddin résolut de changer le gouvernement de l’Égypte, et conçut le projet de détrôner le sultan du Caire pour mettre à sa place un autre fils de Malek-Adhel.

Plusieurs émirs avaient été entraînés dans cette conspiration. Au jour indiqué, on devait entrer dans la tente de Malek-Kamel, et le contraindre, par la violence, à renoncer à l’autorité suprême. Le sultan fut averti de la conjuration tramée contre sa personne, et, la veille du jour où le complot devait éclater, il sortit de son camp au milieu de la nuit. Cette fuite déconcerta les plus audacieux des conjurés, et leur ôta tout espoir d’achever le crime commencé, qui ne leur offrait plus que des périls. Le lendemain, au lever du jour, des bruits sinistres se répandent, on s’interroge avec inquiétude ; tandis que les chefs du complot restent immobiles, une foule agitée s’assemble devant les tentes des principaux émirs ; aucun d’eux n’ose prendre le commandement et donner des ordres : les chefs se défiaient des soldats, les soldats de leurs chefs. Le plus grand tumulte régnait dans le camp ; on craignait d’être attaqué et surpris par les chrétiens. Enfin une terreur générale s’empare de l’armée, qui abandonne ses tentes, ses bagages, et se précipite en désordre sur les traces du sultan fugitif.

Tel est le récit des auteurs arabes ; d’après celui des auteurs latins, la retraite des musulmans fut l’effet d’un miracle. Saint George et des guerriers célestes, couverts d’armes et de robes blanches, apparurent dans le camp des Turcs ; ceux-ci avaient entendu pendant trois jours une voix terrible qui courait dans toute l’armée et leur criait : « Fuyez, sinon vous mourrez. » Après ces prodiges (c’était le jour de la Sainte-Agathe), une autre voix se fit entendre le long du fleuve, et, s’adressant aux chrétiens, leur dit : « Que faites-vous ? voilà tous les Sarrasins qui s’enfuient. » Alors l’armée chrétienne se hâta de traverser le Nil, s’empara du camp des musulmans, fit un immense butin, et s’approcha des murailles de Damiette.

Cependant le sultan s’était enfui du côté du Caire sur les bords du canal d’Aschmoun. Quelques jours après, son frère, le prince de Damas, arriva avec toutes les forces de la Syrie. L’armée égyptienne, naguère dispersée, se rallia bientôt sous les drapeaux de Malek-Kamel. Émad-Eddin et les autres chefs de la révolte furent arrêtés et conduits au-delà du désert. L’ordre et la discipline se rétablirent parmi les Égyptiens. L’armée chrétienne eut alors à combattre toutes les forces réunies des infidèles, impatients de réparer leur échec et de reprendre les avantages qu’ils avaient perdus.

Le souverain de Damas, avant de prendre le chemin de l’Égypte, avait fait plusieurs incursions sur le territoire de Ptolémaïs. Ensuite, craignant que les chrétiens ne profitassent de son absence pour s’emparer de Jérusalem et s’y fortifier, il fit démolir les remparts de la ville sainte. Les tours et les murailles que Saladin avait réparées furent abattues ; il ne resta debout que la tour de David. On détruisit aussi la forteresse de Thabor et toutes celles que les musulmans conservaient sur les côtes de la Palestine, mesure pleine de vigueur qui affligea les infidèles, et qui dut affliger encore plus les chrétiens, en leur montrant qu’ils avaient à combattre des ennemis animés par le désespoir et disposés à tout sacrifier pour leur défense.

Dans le même temps, le sultan du Caire écrivit de nouveau aux princes musulmans de Syrie et de Mésopotamie qui ne s’étaient pas encore mis en marche, pour les conjurer de presser leur départ. S’adressant à son frère le prince de Kélat, dans la grande Arménie : « Ô ma bonne étoile, lui écrivait-il, si tu veux me secourir, lève-toi sans retard ; si lu arrives bientôt, tu me trouveras au milieu de mes guerriers, armé de l'épée et de la lance ; si tu tardes à venir, nous ne nous verrons plus qu’au jour de la résurrection, dans la plaine du dernier jugement. » Ce qu’il y a de plus remarquable dans ce message, c’est qu’il était écrit en vers, et que le langage de la poésie avait paru nécessaire au monarque égyptien pour exprimer les alarmes de son peuple et les périls de l’islamisme.

Les chrétiens avaient conservé leur camp sur la rive occidentale du Nil, et communiquaient entre eux par un pont de bateaux. Ils avaient à combattre la garnison de la ville, et l’armée musulmane qui les menaçait à la fois sur les deux rivages du fleuve. Leur bravoure repoussait toutes les attaques, et dans les périls ils s’encourageaient les uns les autres, en disant : « Si Dieu est pour nous, qui peut triompher de nous ? » Les Turcs, pour combattre les croisés, choisissaient souvent les jours où ceux-ci s’occupaient de leurs solennités religieuses. Le dernier dimanche de carême, lorsque l’armée chrétienne se disposait à célébrer l’entrée de Jésus-Christ dans Jérusalem, les musulmans se rangèrent en bataille dans la plaine, et leur flotte s’avança sur le Nil. Le fleuve et le rivage furent tout à coup couverts de bataillons et de vaisseaux ennemis qui tout à la fois attaquèrent les ponts, les galères et le camp des croisés. Le combat dura depuis l’aurore jusqu'à la nuit ; les Turcs perdirent cinq mille de leurs guerriers et trente de leurs navires. Les chroniques contemporaines, pour célébrer ce triomphe des chrétiens, disent qu’ils fêtèrent ainsi le dimanche des Rameaux, et que leurs épées nues, leurs lances ensanglantées, furent les seules palmes qu’ils portèrent dans cette sainte journée.

Cependant le siège n’avançait point, et les croisés continuaient de souffrir toutes sortes de privations et de misères. Ils les avaient supportées pendant tout l’hiver avec une résignation évangélique ; mais la vue du printemps, l’aspect des vaisseaux qui arrivaient d’Europe, semblaient amollir leur courage. Pendant l’octave de Pâques, le duc d’Autriche, qui les avait si souvent conduits à la victoire, résolut de retourner en Occident. Cette résolution plongea tous les pèlerins dans le deuil et le découragement. Pour les retenir sous les drapeaux de la croix, le légat du pape fut obligé de renouveler et de multiplier les indulgences de l’Église, qu’il étendit au père, à la mère, à l’épouse, aux frères et sœurs, aux enfants de chacun des croisés qui resteraient au camp. La promesse de ces trésors spirituels, l’arrivée de nouveaux pèlerins, quelques avantages remportés sur l’ennemi, soutinrent le courage de l’armée et la patience des soldats de Jésus-Christ.

Comme rien n’était plus difficile que d’établir la discipline dans l’armée chrétienne et de rallier dans la mêlée tant de guerriers qui parlaient des langues diverses, on construisit un carroccio à la manière des Lombards, sur lequel on plaça l’étendard de la croisade. La vue de ce char, au rapport des chroniqueurs contemporains, effraya les musulmans, et donna une confiance nouvelle aux soldats chrétiens. Les croisés ne passaient pas une semaine sans livrer un assaut à la ville, ou sans combattre l’armée musulmane ; les Turcs marchaient au combat en invoquant Mahomet ; les chrétiens en invoquant les noms de Jésus-Christ et de saint George. Plusieurs fois les musulmans pénétrèrent dans les retranchements des croisés, sans pouvoir y arborer leur étendard ; plusieurs fois les assiégeants parvinrent jusque sur les remparts de Damiette, et leurs bataillons, disent les chroniques, seraient entrés dans la ville si la seule dévotion, et non l’amour d’une vaine gloire, avait dirigé leur bravoure.

Pendant qu’on se battait sur le Nil et sur les remparts, les chevaliers et tous ceux qui avaient coutume de combattre à cheval restaient oisifs sous leurs tentes : ceux des croisés qui combattaient à pied et qui se mesuraient chaque jour avec un ennemi redoutable, firent entendre des murmures, et se plaignirent d’être abandonnés par ceux-là mêmes qui les avaient conduits à la croisade. Aussitôt que ces plaintes commencent à se faire entendre, les barons, les chefs et les soldats, tout s’émeut dans le camp ; on donne le signal du combat. Dès le lever du jour, les cavaliers et les fantassins sortent des retranchements pour aller chercher l’ennemi. Bientôt l’armée chrétienne arrive en présence des musulmans, qui se hâtent de ployer leurs tentes et de prendre la fuite. Comme cette retraite subite paraît être une ruse de guerre, les chefs des croisés s’assemblent pour délibérer sur le parti qu’ils ont à prendre : les uns veulent qu’on poursuive l’ennemi, les autres qu’on reste sur la défensive. Pendant que les chefs délibèrent, l’armée s’impatiente, la confusion s’introduit dans les rangs, et, lorsque le plus grand désordre règne parmi les croisés, l’ennemi revient sur ses pas et se dispose au combat. Les premiers bataillons qui se présentent devant lui sont saisis de surprise et d'effroi ; les soldats de Chypre, ceux d’Italie, se retirent avec précipitation ; en vain le légat et le patriarche cherchent à ranimer leur courage ; l’épouvante gagne toute l’armée. Le roi Jean avec ses soldats, les comtes de Hollande, de Witt, de Chester, secondés par les chevaliers de l’Hôpital et du Temple, font des prodiges de valeur pour arrêter l’impétuosité des musulmans et pour sauver la multitude dispersée des chrétiens.

Un grand nombre de croisés perdirent la vie dans cette journée. Le lendemain le clergé déplora dans ses chants lugubres ce jour de colère et de calamité, et remercia le ciel de n’avoir pas épuisé toutes les flèches de son courroux contre une armée qui avait cédé au démon de la jalousie et de l’orgueil. On était d’ailleurs persuadé dans tout le camp que les anges avaient consolé ceux qui venaient de tomber sous le glaive des musulmans. Comme ce désastre arriva le jour de la décollation de saint Jean-Baptiste, une chronique contemporaine fait remarquer à ce sujet que saint Jean voulut avoir ce jour-là des compagnons de son martyre. Pour proclamer son triomphe, le sultan du Caire envoya les têtes des martyrs de la croix dans toutes ses provinces, et des hérauts d’armes annoncèrent dans les cités musulmanes que ceux qui voulaient avoir des esclaves, n’avaient qu’à venir au camp de Damiette.

Dans ce temps-là on vit arriver à l’armée chrétienne un saint personnage appelé François d’Assise. Sa réputation de piété s’était répandue dans le monde chrétien, et l’avait précédé en Orient. Dès sa plus tendre jeunesse, François avait quitté la maison paternelle pour mener une vie d’édification. Un jour qu’il assistait à la célébration de la messe dans une église d’Italie, il fut frappé du passage de l’Évangile où Notre-Seigneur dit à ses disciples : Ne portez ni or, ni argent, ni autre monnaie, ni sacs pour le voyage, ni sandales ni bâtons. Dès lors François avait vu en pitié toutes les richesses de ce monde, et s’était voué à la pauvreté des apôtres. Il parcourait les villes en invitant les peuples à la pénitence. Les disciples qui le suivaient, bravaient le mépris de la multitude, et s’en faisaient une gloire devant Dieu ; lorsqu’on leur demandait d’où ils venaient, ils avaient coutume de répondre : Nous sommes de pauvres pénitents venus d’Assise.

François fut attiré en Égypte par le bruit de la croisade et par l’espoir d’y faire quelque grande conversion. Le jour qui précéda la dernière bataille, il avait eu un pressentiment miraculeux de la défaite des chrétiens. François fit part de sa prédiction aux chefs de l’armée, qui l’écoutèrent avec indifférence. Mécontent des croisés et dévoré du zèle de la maison de Dieu, il conçut alors le projet de faire triompher la foi par son éloquence et par les seules armes de l’Évangile. Il s’avança vers le camp ennemi, et se fit prendre par les soldats musulmans, qui le conduisirent devant le sultan. Alors François d’Assise s’adressa à Malek-Kamel, et lui dit : « C’est Dieu qui m’envoie vers vous pour vous montrer la voie du salut. » Après ces paroles, le missionnaire exhorta le Soudan à embrasser l’Évangile ; il défia en sa présence tous les docteurs de la loi, et proposa de se jeter dans un bûcher allumé, pour confondre l’imposture, et prouver la vérité de la religion chrétienne. Le sultan, étonné, congédia le zélé prédicateur, qui n’obtint rien de ce qu’il souhaitait ardemment ; car il ne convertit pas le chef des infidèles, et ne cueillit point la palme du martyre.

Après cette aventure, saint François d’Assise revint en Europe, où il fonda l’ordre religieux des Frères mineurs, qui ne possédaient d’abord ni églises ni monastères, ni terres ni troupeaux, et qui, répandus dans les provinces de l’Occident, travaillaient à la conversion des pécheurs. Les disciples de saint François portèrent quelquefois la parole de Dieu jusque chez les peuples sauvages. Quelques-uns allèrent en Afrique et en Asie, cherchant, comme leur maître, des erreurs à combattre et des maux à souffrir ; ils plantèrent la croix de Jésus-Christ sur les terres des infidèles ; dans leur croisade d’apôtres, ils répétaient ces paroles évangéliques : que la paix soit avec vous ; ils n’étaient armés que de leurs prières et n’aspiraient qu’à la gloire de mourir pour la foi.

Le printemps et l’été s’étaient passés dans des combats continuels, et les croisés, quoiqu’ils eussent essuyé une défaite, conservaient encore une attitude formidable. Les musulmans avaient perdu l’espoir de triompher d’un ennemi qui résistait à tous les fléaux de la guerre et du climat. Un grand nombre de pèlerins profitèrent du passage de septembre pour retourner en Europe, mais chaque jour il en venait d’autres. On annonçait l’arrivée prochaine de l’empereur d’Allemagne, qui avait pris la croix : cette nouvelle soutenait le courage des chrétiens ; les musulmans tremblaient d’avoir à combattre le plus puissant des monarques de l’Occident. Le sultan du Caire, au nom de tous les princes de sa famille, envoya des ambassadeurs au camp des croisés pour demander la paix. Il proposait d’abandonner aux Francs le royaume et la ville de Jérusalem, et ne se réservait que les places de Carac et Montréal, pour lesquelles il offrait de payer un tribut. Comme on venait de démolir les remparts et les tours de la ville sainte, les musulmans s’engageaient à payer deux cent mille dinars pour les rebâtir ; ils promettaient encore de rendre tous les prisonniers faits sur les chrétiens depuis la mort de Saladin.

Les principaux chefs de l’armée chrétienne furent assemblés pour délibérer sur les propositions des musulmans. Le roi de Jérusalem, les barons français, anglais, hollandais, allemands, furent d’avis d’accepter la paix ; le roi de Jérusalem rentrait par-là dans son royaume ; les barons de l’Occident voyaient finir une guerre qui les retenait depuis trop longtemps loin de leur patrie.

« En acceptant la paix, on atteignait le but de la croisade, la délivrance des saints lieux Les guerriers chrétien s'assiégeaient Damiette depuis dix-sept mois ; le siège pouvait se prolonger encore... Beaucoup de croisés retournaient chaque jour en Europe ; chaque jour une foule de guerriers musulmans accouraient sous les drapeaux des sultans du Caire et de Damas... Lorsqu’on aurait pris Damiette, on serait trop heureux de l’échanger contre le royaume de Jérusalem... Les musulmans offraient de donner avant la victoire tout ce qu’on pouvait obtenir et désirer après la conquête... Il n’était pas sage de refuser ce que la fortune venait offrir sans combats et sans périls. On devait éviter l’effusion du sang, et penser que les victoires achetées par la mort des soldats de la croix n’étaient point celles qui plaisaient le plus au Dieu des chrétiens. »

Le roi de Jérusalem et la plupart des barons parlaient ainsi, et cherchaient à ramener à leur opinion les seigneurs italiens et la plupart des prélats que le cardinal entraînait dans un sentiment contraire. Le légat du pape se regardait comme le chef de cette guerre ; il voulait la continuer pour prolonger sa puissance et se faire une grande renommée. « Il ne voyait dans les propositions de l’ennemi qu’un nouvel artifice pour retarder la prise de Damiette et gagner du temps... Les Sarrasins n’offraient que des campagnes désertes et des villes démolies, qui retomberaient en leur pouvoir... Ils ne songeaient qu’à désarmer les chrétiens, à leur fournir un prétexte pour retourner en Occident... Les choses avaient été poussées trop loin pour qu’on pût s’arrêter sans déshonneur... Il était honteux pour les chrétiens de renoncer à la conquête d’une ville qu’ils assiégeaient depuis dix-sept mois et qui ne pouvait plus se défendre. Il fallait d’abord s’en emparer, on saurait ensuite ce qu’on aurait à faire : maîtres de Damiette, les croisés pouvaient conclure une paix glorieuse et recueillir tous les avantages de la victoire... »

Les motifs allégués par le cardinal Pélage n’étaient point dépourvus de raison ; mais l’esprit de parti et de faction régnait dans le conseil des chefs de la croisade. Comme il arrive toujours en de semblables circonstances, chacun formait son opinion, non sur ce qu’il croyait utile et juste, mais sur ce qui lui paraissait le plus favorable au parti qu’il avait embrassé : les uns voulaient qu’on poursuivît le siège parce que le roi de Jérusalem avait soutenu un avis contraire ; les autres voulaient accepter la capitulation proposée, parce que cette capitulation était rejetée par le légat du pape. L’armée chrétienne présentait alors un étrange spectacle : d’un côté, Jean de Brienne et les guerriers les plus renommés se déclaraient pour la paix ; de l’autre, le légat et la plupart des ecclésiastiques demandaient avec chaleur la continuation delà guerre. On délibéra pendant plusieurs jours, sans que les deux partis pussent se rapprocher ; et, tandis que la discussion s’échauffait dans le conseil, les hostilités recommencèrent. Alors tous les croisés se réunirent pour poursuivre le siège de Damiette.

Le sultan du Caire, abandonné par plusieurs de ses alliés, fit tous ses efforts pour ranimer le courage de son armée. Quelques soldats musulmans, profitant des ténèbres de la nuit, tentèrent de se jeter dans la place. Quelques-uns purent atteindre et franchir les portes ; le plus grand nombre furent surpris et massacrés par les croisés, qui veillaient sans cesse autour des murailles.

Les nouvelles que le sultan Malek-Kamel recevait de Damiette devenaient chaque jour plus alarmantes. Les musulmans eurent recours à toutes sortes de stratagèmes pour faire arriver des vivres à la garnison : tantôt on remplissait de provisions quelques sacs de peau, qu’on abandonnait au cours du Nil et qui venaient flotter sous les remparts de la ville ; tantôt on cachait des pains dans des linceuls qui enveloppaient des cadavres et qui, portés par les eaux, étaient arrêtés au passage par les assiégés. Ces stratagèmes ne tardèrent pas à être découverts par les chrétiens. Alors la famine fît d’horribles ravages : les soldats, accablés par la fatigue, poursuivis par la faim, n’avaient plus la force de combattre et de garder les tours et les remparts. Les habitants, livrés au désespoir, abandonnaient leurs maisons et fuyaient une cité remplie de funèbres images. Plusieurs vinrent implorer la compassion des croisés. Le commandant de Damiette adressa au sultan du Caire un message dans lequel il déplorait la profonde détresse du peuple et des soldats ; il faisait parler Damiette elle-même, qui exprimait en vers plaintifs ses chagrins et ses alarmes : « Ô souverain de l’Égypte ! s’écriait la cité en deuil ; si tu tardes à me secourir, c’en est fait de ma puissance, c’en est fait de ma gloire : bientôt la croix va se déployer sur mes édifices en ruines, et la cloche des infidèles proclamera dans mes remparts désolés le triomphe de l’Évangile. » Damiette et son commandant ne reçurent aucune réponse à leur message lamentable : en vain des plongeurs musulmans, s’avançant sous les eaux du Nil, s’efforçaient de pénétrer jusqu’à la ville, ils se trouvaient pris dans des filets tendus sur leur chemin ; et ceux qui les surprenaient de la sorte étaient appelés, dans l’armée chrétienne, des pêcheurs d'hommes. Enfin toute communication fut interrompue ; ni le sultan du Caire ni les croisés ne purent plus savoir ce qui se passait dans la place assiégée, où régnait le silence de la mort et qui, selon l’expression d’un auteur arabe, n’était plus qu'un sépulcre fermé.

Le cardinal Pélage, qui avait prêché la guerre dans le conseil des princes, la poursuivait avec toute l’énergie de son caractère. Sans cesse il ranimait les croisés par ses discours ; le camp retentissait chaque jour de ses prières adressées au Dieu des armées. L’histoire nous a conservé plusieurs des belliqueuses oraisons que le prélat récitait sur le champ de bataille pour enflammer le zèle et l’ardeur des guerriers chrétiens. Il prodiguait tour à tour les promesses et les menaces de l’Eglise ; il avait des indulgences pour les périls, il en avait pour les misères que souffraient les croisés, pour tous les travaux qu’il leur commandait.

Quelques pèlerins infidèles se retirèrent alors parmi les musulmans, oubliant leur religion et leur patrie. D’autres, plus pervers, entreprirent de livrer aux ennemis les postes qui leur étaient confiés ; mais le Dieu qui voit tout, disent les chroniques, découvrit leurs complots, et confondit les déserteurs et les traîtres. Le légat et les chefs de l’armée, pour maintenir l’ordre et la discipline, invoquèrent tour à tour la sévérité des lois humaines et celle des lois divines. Un chevalier qui s’éloignait du lieu du péril perdait ses chevaux et ses armes, et était chassé honteusement de l’armée ; un fantassin qui abandonnait son poste, un marchand ou une femme qui se mêlait dans les rangs sans combattre, était condamné à perdre la main droite et tout ce qu’il possédait. L’excommunication fut prononcée contre tout homme ou femme, préposé à la garde des pavillons, qui serait trouvé sans armes. Toutes ces mesures répandirent une crainte salutaire parmi les pèlerins, et l’histoire ne parle pas d’une seule infraction aux lois qui furent alors promulguées ; aussi tous les stratagèmes des ennemis, toutes les tentatives du désespoir vinrent échouer contre la surveillance active des chefs et la bravoure docile des soldats.

Dans les premiers jours de novembre, tout étant prêt pour un dernier assaut, des hérauts d’armes parcoururent le camp et répétèrent ces paroles : Au nom du Seigneur et de la Vierge, nous allons attaquer Damiette, avec le secours de Dieu, nous la prendrons. Tous les croisés répondirent : Que la volonté de Dieu soit faite. Le légat traversa les rangs en promettant la victoire aux pèlerins ; on préparait les échelles ; chaque soldat apprêtait ses armes. Pélage avait résolu de profiter des ténèbres de la nuit pour une entreprise décisive. Quand la nuit fut avancée, on donna le signal. Un violent orage grondait, on n’entendait aucun bruit sur les remparts ni dans la ville ; les croisés montèrent en silence sur les murailles, et tuèrent quelques musulmans qu’ils y trouvèrent. Maîtres d’une tour, ils appelèrent à leur aide les guerriers qui les suivaient, et, ne trouvant plus d’ennemis à combattre, ils chantèrent à haute voix Kyrie eleison. L’armée, rangée en bataille au pied des remparts, répondit par ces mots : Gloria in excelsis. Le légat, qui commandait l’attaque, se mit aussitôt à entonner le cantique de la victoire, Te Deum laudamus. Les chevaliers, les templiers, tous les croisés accoururent. Deux portes de la ville, brisées à coups de hache et consumées par le feu, laissèrent un libre passage à la multitude des assiégeants. Ainsi s’écrie le vieil historien dont nous suivons le récit, Damiette fut prise parla grâce de Dieu. Au lever du jour, les soldats de la croix, l’épée nue à la main, se disposaient à poursuivre les infidèles dans leurs derniers retranchements ; mais, lorsqu’ils pénètrent dans les rues, une odeur infecte empoisonne l’air qu’ils respirent, un affreux spectacle les fait reculer d’horreur. Les places publiques, les maisons, les mosquées, toute la ville était remplie de cadavres : la vieillesse, l’enfance, l’âge mûr, tout avait péri dans les calamités du siège. Damiette comptait, à l’arrivée des croisés, soixante et dix mille habitants ; il n’en restait que trois mille des plus robustes, qui étaient près d’expirer et se traînaient, comme de pâles ombres, au milieu des tombeaux et des ruines.

Cet horrible tableau toucha le cœur des croisés, et mêla un sentiment de tristesse à la joie que leur donnait la victoire. Les vainqueurs trouvèrent dans la cité conquise d’immenses richesses en épiceries, en diamants, en étoffes précieuses. Quand ils eurent pillé la ville, on aurait pu croire, dit un historien, que les guerriers de l’Occident venaient de conquérir la Perse, l’Arabie et les Indes. Les ecclésiastiques lancèrent les foudres de l’excommunication contre tous ceux qui détourneraient quelque chose du butin ; mais ces menaces n’effrayèrent point la cupidité des soldats : toutes les richesses trouvées dans la ville ne produisirent que deux cent mille écus, qui furent distribués à l’armée victorieuse.

Damiette avait une célèbre mosquée, ornée de six vastes galeries et de cent cinquante colonnes de marbre, surmontée d’un dôme superbe qui s’élevait au-dessus de tous les édifices de la ville. Cette mosquée, où la veille les musulmans éplorés invoquaient encore Mahomet, fut consacrée à la Vierge, mère de Jésus-Christ. Toute l’armée chrétienne vint y remercier le ciel du triomphe accordé aux armes des croisés. Le lendemain, les barons et les prélats s’y rendirent encore pour délibérer sur leur conquête, et, par une résolution unanime, donnèrent la ville de Damiette au roi de Jérusalem. On s’occupa ensuite du sort des malheureux habitants qui avaient échappé à la peste et à la famine. Jacques de Vitri, en décrivant les désastres de Damiette, en montrant l’horrible faim moissonnant toutes les familles pendant le siège, donne surtout des larmes aux petits enfants qui demandaient du pain à leurs parents décédés. Le sort de ces petits êtres, qu’on trouva encore en vie, toucha le vertueux évêque de Ptolémaïs, qui en fit acheter plusieurs pour leur donner le baptême et les faire élever dans la religion chrétienne. La pieuse charité du prélat ne put leur procurer que la vie éternelle, car ils moururent presque tous après avoir été baptisés. Tous les musulmans qui avaient assez de force pour travailler, reçurent la liberté et du pain, et furent employés à nettoyer la ville. Tandis que les chefs veillaient sur une cité en deuil et s’occupaient de prévenir des calamités nouvelles, l’état affreux de Damiette et l’air empoisonné qu’on y respirait obligèrent l’armée chrétienne de retourner dans son camp et d’attendre le moment où la ville conquise pourrait être habitée sans danger.

Lorsque la nouvelle de la prise de Damiette se répandit en Syrie et dans la haute Egypte, tous les musulmans saisis d’effroi coururent dans leurs mosquées implorer leur prophète contre les ennemis de l’islamisme. Le sultan du Caire et le prince de Damas envoyèrent des ambassadeurs au calife de Bagdad, et le conjurèrent d’exhorter tous les vrais croyants à prendre les armes pour défendre la religion de Mahomet. Le calife vit avec douleur les calamités qui allaient tomber sur les princes de la famille de Saladin, mais d’autres dangers le menaçaient lui-même. Les hordes des Tartares étaient sorties de leurs montagnes, et, après avoir envahi plusieurs provinces de la Perse, s’avançaient vers les rives de l’Euphrate. Le calife, loin de pouvoir secourir par ses exhortations et ses prières les musulmans de la Syrie et de l’Egypte, invoquait leur secours pour défendre sa capitale et pour arrêter l’orage prêt à fondre sur tout l’Orient. Quand les ambassadeurs musulmans revinrent à Damas et au Caire, leurs récits ajoutèrent de nouvelles alarmes à celles qu’inspiraient déjà les conquêtes des chrétiens.

Cependant les princes Ayoubites n’hésitèrent point à réunir tous leurs efforts contre les croisés, et résolurent entre eux d’attendre un moment plus favorable pour défendre le chef de l’islamisme. Les nations musulmanes redoutaient plus l’invasion des chrétiens que celles des hordes de la Tartarie. Les conquérants que les peuples craignent le plus, sont ceux qui veulent changer les lois et la religion du pays conquis. Les Tartares, qui n’avaient point de mœurs et d’habitudes formées, prenaient celles des peuples vaincus ; les chrétiens ne faisaient la guerre que pour tout détruire et tout asservir. Déjà de riches cités, de grandes provinces, étaient en leur pouvoir : tout avait changé de forme sous leur domination. Ainsi les princes et les peuples musulmans, depuis l’Euphrate jusqu’à la mer Rouge, oublièrent l’orage qui grondait sur la Perse, qui s’avançait lentement vers la Syrie, et résolurent de prendre les armes contre les croisés maîtres des rives du Nil.

Après la prise de Damiette, les soldats musulmans qui défendaient l’Égypte avaient d’abord été frappés d’une si grande terreur, que pendant plusieurs jours aucun d’eux n’osa paraître devant les soldats chrétiens. Les guerriers égyptiens qui gardaient la forteresse de Thanis, bâtie au milieu du lac Menzaleh, abandonnèrent leurs remparts à l’approche de quelques croisés, et un des plus fermes boulevards de l’empire musulman tomba sans défense au pouvoir des Francs. Dès lors les chrétiens purent croire qu’ils n’avaient plus d’ennemis sur les bords du Nil. Au milieu des rigueurs de l’hiver, plusieurs des pèlerins étaient retournés en Europe. Ceux qui restaient sous les drapeaux de la croisade, oublièrent les travaux et les périls de la guerre, et se livrèrent à la mollesse, à la volupté, à tous les plaisirs que leur inspiraient l’approche du printemps, le climat et le beau ciel de Damiette.

Dans les loisirs de la paix, on vit bientôt renaître les divisions qui avaient éclaté pendant la guerre. La prise de Damiette avait enflé l’orgueil du cardinal Pélage, qui dans l’armée chrétienne parlait en vainqueur et commandait en maître. Leroi de Jérusalem, dit à cette occasion le continuateur de Guillaume de Tyr, fut mult ennuyé, parce que le légat avoit seigneurie sur lui, et avait deffendu qu’on ne fist rien pour lui en l’ost. Ce prince, mécontent, abandonna l’armée dont il n’était plus le chef, et une ville qu’on lui avait donnée, mais qu’il ne gouvernait point. Dès lors Pélage ne trouva plus pour ses prétentions ni de résistance ni de rivalité, et resta, selon l’expression des chroniques du temps, le sire de l’ost. On ne pouvait venir à l’armée chrétienne, ni s’en éloigner, sans une permission revêtue de son sceau. Ce qui acheva de soulever tous les esprits, ce fut l’ordre qu’il donna de retenir au profit de l’Église les dépouilles de tous ceux qui étaient morts dans la croisade. Il appelait sans cesse les censures ecclésiastiques au secours de son autorité, et la moindre désobéissance était punie par l’excommunication. Cependant on voyait arriver chaque jour de nouveaux croisés, impatients de signaler leur bravoure contre les musulmans. Le duc de Bavière et quatre cents barons et chevaliers allemands envoyés par Frédéric II débarquèrent sur les bords du Nil. Peu de temps après, l’armée chrétienne reçut dans ses rangs des croisés de Milan, de Pise, de Gènes ; des prélats et des archevêques conduisaient la foule des défenseurs de la croix qui arrivaient de toutes les provinces de l’Allemagne, de la France et de l’Italie. Le souverain pontife n’avait rien négligé pour le succès de la guerre sainte ; il envoyait au cardinal Pélage des vivres pour l’armée, et des sommes considérables, les unes tirées de son propre trésor, les autres offertes par la charité des fidèles de l’Occident. Le légat voulut profiter de tous les secours qu’il venait de recevoir, il proposa de poursuivre la guerre et de marcher contre la capitale de l’Égypte. Le clergé adopta l’avis de Pélage ; mais les chevaliers et les barons, qui ne pouvaient supporter son autorité, ne voulurent point l’accompagner dans sa nouvelle expédition. Ce fut en vain qu’il invoqua la puissance et la volonté du Saint-Siège : le plus grand nombre des croisés, même les Italiens, refusèrent de lui obéir ; et, comme on alléguait l’absence du roi de Jérusalem, il fut obligé d’envoyer des députés à Jean de Brienne, pour le conjurer de revenir au camp et de reprendre le commandement de l’armée chrétienne.

Tandis que les croisés restaient ainsi dans l’inaction, les musulmans volaient aux armes : les souverains d’Emèse, de Damas et de l’Arménie, les princes de Hamah, de Baalbec, de l’Arabie, rassemblaient de nouvelles armées. Après la prise de Damiette, le sultan du Caire s’était retiré avec ses troupes dans le lieu où se séparent les deux branches orientales du Nil : c’est là qu’il voyait arriver chaque jour sous ses drapeaux les princes et les guerriers musulmans ; il avait fait construire un palais au milieu de son camp, entouré de murs. Les musulmans y avaient bâti des maisons, des bains, des bazars. Le camp du sultan devint bientôt une ville qu’on appela Mansourah (la victorieuse) et qui devait être célèbre dans l’histoire par la défaite et la ruine des armées chrétiennes.

Dès que le roi de Jérusalem fut revenu à Damiette, les chefs des croisés se réunirent en conseil pour délibérer sur ce qu’ils avaient à faire. Le légat du pape ouvrit le premier son avis, et proposa de marcher contre la capitale de l’Égypte. « Il fallait attaquer le mal dans sa source, et, pour vaincre les Sarrasins, détruire le fondement de leur puissance... L’Égypte leur fournissait des soldats, des vivres et des armes. En s’emparant de l’Égypte, on les privait de toutes leurs ressources... Jamais les soldats de la croix n’avaient eu plus de zèle ; les infidèles plus de découragement... C’était trahir la cause commune que de perdre une aussi belle occasion... Lorsqu’on attaquait un puissant empire, la prudence ordonnait de ne mettre bas les armes qu’après l’avoir renversé... En s’arrêtant après la première victoire, on montrait plus de faiblesse que de modération... Le monde chrétien avait les yeux sur l’armée des croisés ; il n’attendait pas de leur valeur la délivrance des saints lieux seulement, mais la mort de tous les ennemis de Jésus-Christ, la destruction de tous les peuples qui avaient imposé un joug sacrilège à la cité de Dieu. »

Les évêques, les prélats, la plupart des ecclésiastiques, applaudirent aux discours belliqueux du légat ; l’avis de Pélage fut soutenu aussi par le comte Célano et Mathieu de la Pouille, que Frédéric II avait envoyés en Égypte avec quelques troupes, pour combattre à outrance les ennemis de Jésus-Christ : ils étaient chargés d’annoncer l’arrivée de Frédéric lui-même, et de poursuivre sans relâche la guerre commencée. Cependant les seigneurs et les barons, les grands maîtres du Temple et de Saint-Jean, tous les chefs qui avaient quelque expérience et qui connaissaient l’Égypte, redoutaient les suites de l’expédition proposée par le légat. Le roi de Jérusalem se chargea d’exprimer leurs craintes dans le conseil. On était alors au mois de juillet, temps où le Nil commence à croître, où tous les chemins du Caire allaient être ensevelis sous les eaux. « Connaissez-vous, dit Jean de Brienne, tous les périls, tous les maux qui vous attendent dans l’expédition qu’on vous propose ? Nous allons marcher sur une terre inconnue, au milieu d’une nation ennemie : vaincus, il ne nous restera plus d’asile ; vainqueurs, nos victoires ne feront qu’affaiblir notre armée... S’il nous est facile de conquérir des provinces, il nous sera peut-être impossible de les défendre... Les croisés, toujours prêts à retourner en Europe, valent mieux pour gagner des batailles que pour assurer la possession des pays conquis... Sans doute qu’avec les soldats de la croix, nous ne craignons point les armées musulmanes, qui se rassemblent de toutes parts ; mais, pour assurer notre salut, il ne suffira pas de vaincre nos ennemis, il faudra les exterminer. Nous n’avons pas affaire à une armée, mais à tout un peuple animé par le désespoir... On n’avait point oublié les expéditions imprudentes d’Amaury sur les terres d’Égypte, expéditions qui n’avaient eu d’autre résultat que d’élever la domination de Saladin et de préparer la décadence du royaume de Jérusalem. »

Jean de Brienne fondait son opinion sur beaucoup d’autres motifs que lui suggéraient ses connaissances dans l’art de la guerre. Il termina son discours en disant que Damiette et Thanis suffisaient pour contenir les peuples de l’Égypte ; qu’il fallait reprendre les villes qu’on avait perdues, avant de songer à conquérir des pays qu’on n’avait jamais possédés ; qu'enfin on ne s’était point réuni sous les drapeaux de la croix pour assiéger Thèbes, Babylone et Memphis, mais pour délivrer Jérusalem qui ouvrait ses portes aux chrétiens et dans laquelle on pouvait se fortifier contre toutes les attaques des infidèles ; que, puisque le puissant empereur d’Allemagne faisait annoncer son arrivée en Orient, il était sage de l’attendre pour porter les derniers coups aux Sarrasins.

La plupart des barons et des chevaliers se réunirent au roi de Jérusalem, et virent, comme lui, plus de périls que d’avantages pour les chrétiens dans l’expédition proposée. Pélage n’écouta leurs discours qu’avec une vive impatience : il répondit que la faiblesse et la timidité se couvraient souvent du voile de la prudence et de la modération ; que Jésus-Christ n’appelait point à sa défense des guerriers aussi sages, aussi prévoyants, mais des soldats qui cherchaient les combats plutôt que des raisons et voyaient la grandeur, la gloire d’une entreprise, et non ses périls. Le légat ajouta plusieurs motifs à ceux qu’il avait déjà donnés, et les exprima avec une grande amertume ; enfin il déclara d’un ton de colère que l’invasion de l’Égypte était une résolution de l’Église elle-même, et menaça des foudres de Rome tous ceux qui tenteraient de s’opposer aux desseins de Dieu. Le roi de Jérusalem et la plupart des chefs, craignant d’être excommuniés, redoutant plus encore de voir leur bravoure exposée au moindre soupçon, cédèrent à la volonté opiniâtre de Pélage : le conseil des barons et des évêques décida que l’armée chrétienne partirait de Damiette pour marcher vers le Caire.

Le 16 des calendes d’août — nous abrégeons le récit d’Olivier —, les croisés se mirent en marche. Ils s’avançaient, sur la rive droite du Nil, en ordre de bataille : on comptait dans les rangs plus de douze cents chevaliers avec leurs écuyers et leurs sergents d’armes ; les fantassins étaient si nombreux, que les Turcs comparaient leur multitude à un nuage de sauterelles ; quatre mille archers étaient répandus en avant et sur la gauche de l’armée ; une flotte composée de six cent trente vaisseaux, grands et petits, remontait en même temps le fleuve ; les bagages, la troupe sans armes, le clergé et les femmes, marchaient au milieu des bataillons. Quatre mille cavaliers musulmans vinrent attaquer les chrétiens à plusieurs reprises, mais ils furent toujours repoussés. L’armée chrétienne avait dépassé Pharescour, Saremsac et Baramoun ; les habitants fuyaient avec leurs femmes et leurs enfants. Enfin, la veille de la Saint-Jacques, le présomptueux cardinal se flattait déjà qu’il allait abattre le culte de Mahomet et faire triompher dans tout l’Orient la religion de la croix.

Sans livrer un seul combat, l’armée chrétienne arriva à la pointe du Delta de Damiette. Elle dressa ses tentes dans le lieu où le canal d’Aschmoun se sépare du Nil ; de l’autre côté du canal était Mansourah, où se trouvait rassemblée l’armée musulmane.

Le souverain de Damas, les princes d’Alep, d’Émèse, de Bosrha, conduisant de nombreuses troupes, s’étaient mis en marche pour venir au secours de l’Égypte. Dans toutes les cités égyptiennes, des hérauts d’armes proclamaient une loi du sultan qui ordonnait à tout le peuple de se lever en armes ; d’énormes tributs étaient levés dans toutes les provinces, et la mort ou la prison punissait la résistance des pauvres comme des riches. Un historien arabe nous représente la terreur universelle du pays, par ces seules paroles : le Nil sortait de son lit, et personne n’y prenait garde. Tout ce que l’Égypte renfermait de trésors, d’armes, de vivres, tout ce qu’elle avait d’hommes en état de combattre, prenait la route de Mansourah. Cependant Malek-Kamel n’osait se mesurer avec les croisés, et redoutait leur audace éprouvée tant de fois. Le bruit de l’arrivée de Frédéric et de l’approche des Tartares, la multitude même qui accourait pour défendre le pays, donnaient aux princes musulmans de sérieuses alarmes, et leur faisaient désirer de terminer une guerre qui épuisait leurs ressources, consumait leurs forces, et ne leur offrait pas même dans la victoire les dédommagements de tant d’efforts et de sacrifices.

Des ambassadeurs vinrent proposer la paix aux chefs de l’armée chrétienne : les musulmans offraient à leurs ennemis, s’ils consentaient à déposer les armes, de leur rendre tout le royaume de Jérusalem. Jean de Brienne et la plupart des barons, qui voyaient les difficultés et les périls de l’expédition commencée, écoutèrent avec autant de surprise que de joie les propositions des infidèles, et n’hésitèrent point à les accepter ; mais ils n’avaient plus aucun pouvoir dans l’armée. Le légat, qui exerçait une autorité absolue et qui rêvait sans cesse des conquêtes, prit des dispositions pacifiques pour un effet de la crainte, et ne songea qu’à combattre un ennemi qui demandait grâce.

Les ambassadeurs, revenus au camp des musulmans, annoncèrent que les chrétiens refusaient la paix. Leur récit excita l’indignation, et l’indignation releva les courages : le sultan du Caire ne songea plus qu’à se défendre ; son camp prenait chaque jour un aspect plus formidable. Bientôt un terrible auxiliaire, auquel Pélage ne songeait point, devait protéger les infidèles contre leurs ennemis et les faire triompher sans combats et sans périls.

Tout le pays retentissait du bruit des clairons et des trompettes ; en deçà comme au-delà du canal on ne voyait au loin que des boucliers et des lances. La chronique de Tours fait ici une description curieuse de l’armée chrétienne. « Les Romains, dit-elle, au milieu desquels se trouvait le légat, ne cessaient d’étaler leur orgueil ; les Espagnols et les Gascons, de faire entendre leur babil facétieux ; les Allemands, de montrer l’entêtement de leur caractère. La milice des Français, qu’on reconnaissait à leur modestie, à la simplicité de leurs mœurs et à l’éclat de leurs armes, s’était réunie autour du roi de Jérusalem avec les templiers et les hospitaliers, et se tenait loin du bruit et des clameurs, toujours prête à repousser les attaques des Sarrasins. Les Génois, les Pisans, les Vénitiens, les croisés de la Pouille et de la Sicile, campaient sur le rivage du Nil, chargés de la garde des vaisseaux. » Dans l’état d’inaction où restait l’armée, plusieurs se lassèrent d’une guerre où l’on ne livrait point de batailles ; d’autres crurent qu’on n’avait pas besoin de leurs secours ; quelques-uns plus prévoyants craignirent de prochains revers ; plus de dix mille croisés abandonnèrent le camp, et retournèrent à Damiette.

L’armée chrétienne était depuis plus de trois semaines en présence de l’ennemi, attendant toujours le signal des victoires qu’on lui avait promises. Enfin le débordement des eaux du Nil vint troubler l’imprudente sécurité des soldats de la croix, et fournit à leurs ennemis les moyens de les attaquer avec succès. La flotte musulmane, transportée tantôt par terre, et tantôt s’avançant par les canaux du Delta, entra dans le fleuve en face de Sarensah. Dès lors toute communication se trouva interrompue entre Damiette et le camp des croisés ; plusieurs vaisseaux chrétiens furent pris par les infidèles ; l’armée chrétienne manquait de vivres, et n’avait plus de moyens de s’en procurer ; elle ne pouvait plus marcher vers le Caire. Les chefs, s’étant assemblés en conseil, délibérèrent sur le parti qu’ils avaient à prendre. Après une longue délibération, on donna le signal de la retraite ; mais, tandis que l’armée, à l’entrée de la nuit, se préparait à partir, la multitude imprudente mit le feu aux pavillons, et les musulmans furent avertis par la lueur des flammes. Un grand nombre de pèlerins qui avaient bu le vin qu’on ne pouvait emporter, accablés par l’ivresse, se traînaient avec peine ou restaient endormis sur les chemins ; les croisés, marchant au milieu des ténèbres, ne suivaient plus leurs drapeaux, et s’égaraient dans des campagnes inconnues. Trois cents prêtres, après en avoir obtenu la permission du légat, se précipitèrent dans des navires ; mais ils périrent presque tous ; ils reçurent, dit la chronique de Tours, la palme du martyre, et Dieu commença ainsi par son sanctuaire.

Au lever du jour, l’armée chrétienne vit accourir la cavalerie musulmane, qui la pressait sur l’aile droite et cherchait à la pousser dans le Nil. Sur les derrières de l’armée se précipitaient une multitude d’Ethiopiens à la couleur noire et dont l’affreuse nudité répandait l’effroi. La bravoure du roi Jean, des chevaliers du Temple et de l’Hôpital, arrêta l’impétuosité des musulmans, et les soldats d’Éthiopie, pressés par le glaive, se jetèrent dans le fleuve, semblables, dit Olivier, à une troupe de grenouilles qui sautent dans les marécages. Mais, la nuit suivante, tandis que l’armée chrétienne prenait un peu de repos, le sultan du Caire fit lever toutes les écluses, et Veau du Nil coula sur la tête de ceux qui dormaient. Bientôt on vit reparaître les Ethiopiens, avides du sang des croisés : le désordre se met dans l'armée, qui ne peut se ranger en bataille. La multitude des musulmans occupait les lieux élevés ; les soldats chrétiens erraient au hasard dans la plaine, poursuivis par les flots débordés et par un ennemi auquel on venait de refuser la paix.

Dans cette extrémité, le roi de Jérusalem et les principaux chefs des croisés envoyèrent plusieurs de leurs chevaliers aux musulmans pour leur proposer le combat ; mais ceux-ci ne furent ni assez imprudents, ni assez généreux pour accepter une proposition inspirée par le désespoir. Les chrétiens étaient épuisés de faim et de fatigue ; la cavalerie, enfoncée dans la vase, ne pouvait avancer ni reculer ; les fantassins avaient jeté leurs armes ; les bagages de l’armée flottaient sur les eaux ; on n’entendait plus que des gémissements et des plaintes. « Lorsque les guerriers francs, dit un historien arabe, ne virent plus devant eux que la mort, leurs âmes tombèrent dans l’avilissement, et leurs dos se courbèrent sous la verge du Dieu à qui toute louange appartient. »

Pélage dut sentir alors toute l’étendue de sa faute. On pouvait approuver son projet de marcher sur le Caire ; mais ce projet, pour être exécuté, avait besoin d’un chef habile qui méritât l’amour et la confiance des croisés. Le légat présomptueux dédaigna tous les conseils et ne prévit aucun des obstacles ; il conduisait une armée pleine de mécontents ; il avait révolté tous les chefs par son orgueil, et ceux à qui il avait confié tous ses secrets le trahirent. Au milieu des cris et des plaintes de l’armée à laquelle il avait promis la victoire, Pélage fut obligé de négocier la paix, et sa fierté s’abaissa jusqu’à implorer la clémence des musulmans. Des ambassadeurs chrétiens, parmi lesquels on remarquait l’évêque de Ptolémaïs, allèrent proposer aux vainqueurs une capitulation ; ils offraient de rendre la ville de Damiette, et demandaient pour l’armée chrétienne la liberté de retourner en Palestine. Les princes musulmans s’assemblèrent en conseil pour délibérer sur la proposition des croisés. Les uns étaient d’avis d’accepter la capitulation ; les autres voulaient que tous les chrétiens fussent faits prisonniers de guerre. Parmi ceux qui proposaient les mesures les plus rigoureuses, se faisait remarquer le prince de Damas, implacable ennemi des Francs. « On ne pouvait faire un traité, disait-il, avec des guerriers sans humanité et sans foi. On devait se rappeler leur barbarie dans la guerre, leurs trahisons dans la paix Ils étaient armés pour ravager les provinces, pour détruire les cités, pour renverser le culte de Mahomet Puisque la fortune mettait entre les mains des vrais croyants les plus cruels ennemis de l’islamisme et les dévastateurs de l’Orient, on devait les immoler au salut des nations musulmanes, et profiter de la victoire pour effrayer à jamais tous les peuples de la croyance d’Issa. »

La plupart des princes et des émirs, animés par le fanatisme et la vengeance, applaudissaient à ces discours violents. Le sultan du Caire, plus modéré et sans doute aussi plus prévoyant que les autres chefs, redoutant toujours l’arrivée de Frédéric, l’invasion des Tartares et peut-être aussi l’abandon de ses alliés, celui de ses propres soldats, combattit l’opinion du prince de Damas, et proposa d’accepter la capitulation des chrétiens. « Tous les Francs n’étaient point dans cette armée qu’on pouvait retenir prisonnière ; d’autres croisés gardaient Damiette et pouvaient la défendre. Les musulmans avaient soutenu un siège de dix-huit mois ; les chrétiens pouvaient résister aussi longtemps... Il était plus avantageux pour les princes de la famille de Saladin de rentrer dans leurs cités, que de retenir quelques-uns de leurs ennemis dans les fers... Si l’on détruisait une armée chrétienne, l’Occident, pour venger la honte et la défaite de ses guerriers, allait envoyer en Orient d'innombrables légions... On ne devait pas oublier que les provinces musulmanes étaient épuisées ; que toutes sortes de violences avaient été employées pour se procurer de l’argent, pour lever des troupes D’autres ennemis que les chrétiens maintenant désarmés, d’autres périls que ceux auxquels on venait d’échapper, pouvaient bientôt menacer la Syrie et l’Égypte... Il était sage de faire la paix dans le moment même, pour se préparer à des combats nouveaux, à des guerres plus cruelles peut-être que celle qu’on venait de faire et qui avait un terme si glorieux pour les musulmans. »

Le discours de Malek-Kamel ramena les princes de sa famille à des sentiments de modération : la capitulation fut acceptée. Le sultan du Caire envoya son propre fils au camp des chrétiens pour gage de sa parole. Le roi de Jérusalem, le duc de Bavière, le légat du pape et les principaux chefs de l’armée chrétienne, se rendirent au camp des Turcs et restèrent en otage jusqu’à l’accomplissement du traité.

Lorsque les députés de l’armée prisonnière vinrent à Damiette, et qu’ils annoncèrent le désastre et la captivité des chrétiens, leur récit arracha des larmes à la foule des croisés qui arrivaient alors de l’Occident. Lorsque ces mêmes députés annoncèrent que la ville devait être rendue aux infidèles, la plupart des Francs ne purent retenir leur indignation, et refusèrent de reconnaître un traité aussi honteux pour les soldats de la croix. Les uns voulaient retourner en Europe, et se préparaient à déserter les drapeaux de la croisade ; les autres couraient vers les remparts, s’emparaient des tours et juraient de les défendre.

Peu de jours après, de nouveaux députés vinrent annoncer que le roi de Jérusalem et les autres chefs de l’armée allaient livrer Ptolémaïs aux musulmans si l’on refusait de rendre Damiette. Pour achever de vaincre l’opiniâtre résistance de ceux qui voulaient défendre la ville et qui reprochaient à l’armée prisonnière la honte des chrétiens, ils ajoutèrent que cette armée, dans sa défaite, avait obtenu un prix digne de ses premiers exploits, et que les Turcs s’étaient engagés à restituer la véritable croix du Sauveur tombée au pouvoir de Saladin à la bataille de Tibériade. Les plus ardents des pèlerins cédèrent enfin aux prières des députés. Alors le peuple et les soldats se répandirent dans la ville, pour y enlever tout ce qu’elle renfermait de richesses, tandis que le clergé, poussé par le désespoir, brisait dans les églises les autels et les images des saints, qui allaient être exposés aux outrages des infidèles. Ce fut au milieu de la douleur générale et des plus violents désordres que Damiette fut rendue aux Turcs.

Cependant l’armée chrétienne avait perdu ses tentes et ses bagages ; elle avait passé plusieurs jours et plusieurs nuits dans une plaine couverte des eaux du Nil. La faim, les maladies, l’inondation, allaient la faire périr tout entière. Le roi de Jérusalem, qui se trouvait alors au camp des Turcs, informé de l’horrible détresse des chrétiens, alla conjurer Malek-Kamel de prendre pitié de ses ennemis désarmés. Le continuateur de Guillaume de Tyr, qui nous sert ici de guide dans notre récit, rapporte, dans son vieux langage, l’entrevue touchante de Jean de Brienne et du sultan d’Égypte. « Le roi s’assit devant le Soudan et se mist à plorer ; le Soudan regarda le roi qui ploroit, et lui dist : Sire, pourquoi plorez-vous ? — Sire, j’ai raison, répondis ! le roi, car je vois le peuple, dont Dieu m’a chargé, périr au milieu de l’eau et mourir de faim. Le Soudan eut pitié de ce qu’il vit le roi plorer ; si plora aussi ; lors envoya trente mille pains as pauvres et as riches ; ainsi leur envoya quatre jours de suite. »

Malek-Kamel fit fermer les écluses, et la plaine cessa bientôt d'être inondée. Lorsque Damiette eut été rendue aux musulmans, l’armée chrétienne commença à faire sa retraite. Les croisés, qui devaient la liberté et la vie aux Turcs, traversèrent la ville qui leur avait coûté tant de combats et de travaux, et quittèrent les rivages du Nil, où, quelques jours auparavant, ils juraient de faire triompher la cause de Jésus-Christ. Ils emportaient tristement la vraie croix, dont ils auraient dû suspecter l’authenticité et la découverte puisqu’elle n’opérait plus de prodiges et qu’elle n’était plus pour eux le signal de la victoire. Le sultan d’Égypte les avait fait accompagner par un de ses frères, chargé de pourvoir à tous leurs besoins sur la route. Les chefs des musulmans étaient impatients de voir partir une armée qui avait menacé leur empire ; ils pouvaient à peine croire à leur triomphe, et quelques alarmes se mêlaient sans doute à la pitié que leur inspiraient des ennemis vaincus.

On avait fait à Ptolémaïs des réjouissances pour les victoires des chrétiens sur les bords du Nil ; on croyait déjà voir les saints lieux délivrés et l’empire des musulmans détruit. Le retour de l’armée fit succéder le deuil et la consternation à la sécurité et à la joie. Dans toutes les villes musulmanes, on célébra par des fêtes publiques la délivrance de l’Égypte ; les chants des poètes comparaient le sultan du Caire au prophète Mahomet, dont la religion triomphante dominait sur de vastes contrées soumises autrefois aux lois de Moïse et de Jésus-Christ. Son frère, le prince de Kélat, appelé Moussa ou Moïse, était comparé au législateur des Hébreux, dont la verge miraculeuse avait appelé les vengeances du ciel sur les ennemis d’Israël et suscité enfin contre eux la colère des flots. L’Egypte cependant, au milieu de ces hymnes de triomphe, était encore plongée dans la désolation. Les Arabes Bédouins, par ordre du sultan, avaient ravagé toutes les provinces voisines du théâtre de la guerre ; tous ceux qui se livraient à l’industrie et qu’on soupçonnait d’avoir de l’or, avaient été persécutés et dépouillés : les terres les plus fécondes étaient devenues stériles, les riches étaient devenus pauvres. Dans cette calamité générale, les chrétiens ne devaient point être épargnés : on leur enleva leurs biens, on les précipita dans les cachots, plusieurs perdirent la vie, et, ce qui fut pour eux le plus grand sujet d’affliction, on ferma leurs oratoires, on démolit leurs églises.

Tels furent les premiers résultats d’une croisade décidée dans un concile, prêchée au nom du Saint-Siège dans le monde chrétien, et dont les préparatifs avaient occupé l’Europe pendant plusieurs années.

Chacune des croisades précédentes avait un objet distinct, une marche facile à suivre, et n’était remarquable que par de grands exploits ou de grands revers. Celle dont nous parlons maintenant et qui doit embrasser encore un espace de vingt années, se mêle à tant d’événements divers, à tant d’intérêts opposés, à tant de passions étrangères aux guerres saintes, qu’elle ne présente d’abord qu’un tableau confus, et que l’historien, sans cesse occupé de faire connaître les révolutions de l’Orient et de l’Occident, peut avec raison être accusé d’avoir, comme l’Europe chrétienne, oublié Jérusalem et la cause de Jésus-Christ.

En lisant le douzième livre de cette histoire, on s’aperçoit qu’on est déjà loin du siècle qui vit naître les croisades et qui fut témoin de leurs progrès éclatants. Si on rapproche cette guerre de celles qui l’ont précédée, il est facile de voir qu’elle a un caractère différent, non-seulement dans la manière dont elle fut conduite, mais encore dans les moyens employés pour enflammer le zèle des chrétiens et leur faire prendre les armes.

Lorsqu’on a vu les incroyables efforts des papes pour armer les peuples de l’Occident, on s’étonne d’abord du peu de succès qu’obtinrent leurs exhortations, leurs menaces et leurs prières. Il suffit de comparer le concile de Clermont, tenu par Urbain, avec le concile de Latran, présidé par Innocent : dans le premier, les plaintes de Jérusalem excitent les sanglots de tout l’auditoire ; dans le second, mille objets différents viennent occuper l’attention des pères de l’Église, qui s’expriment sans émotion et sans douleur sur les malheurs de la terre sainte. A la voix d’Urbain, les chevaliers, les barons, les ecclésiastiques, jurèrent tous ensemble d’aller combattre les infidèles ; le concile devint tout d’un coup une assemblée d’intrépides guerriers : il n’en fut pas de même du concile de Latran, où personne ne prit la croix et ne fit éclater ce vif enthousiasme que le pape voulait réveiller dans tous les cœurs.

Nous avons fait remarquer dans notre récit que les prédicateurs de la guerre sainte permettaient aux pèlerins de se racheter de leur vœu en payant une somme d’argent : cette manière d’expier ses péchés parut une innovation scandaleuse ; et l’indulgence des missionnaires de la croisade, qui dispensaient ainsi du pèlerinage ceux qui avaient pris la croix, leur fit perdre quelque chose de leur ascendant. Ils n’étaient plus, comme auparavant, les envoyés du ciel ; la multitude ne leur reconnaissait plus le don des miracles ; quelquefois ils se trouvèrent obligés d’employer les menaces et les promesses de l’Église pour attirer des auditeurs à leurs sermons ; souvent même le peuple cessa de les regarder comme les interprètes de l’Évangile, et ne vit en eux que les percepteurs des deniers du Saint-Siège. Ce trafic des privilèges de la croisade, achetés au poids de l’or, dut arrêter l’essor des passions généreuses, et confondre dans l’esprit des chrétiens les choses de la terre avec les pensées qui viennent du ciel.

On trouve une autre différence remarquable dans la prédication de cette croisade : le refus d’admettre les grands coupables sous la bannière de la croix, l’étonnement que causait aux chevaliers chrétiens l’enrôlement de la foule obscure du peuple dans la sainte milice, suffisent pour marquer un changement dans les mœurs et dans les opinions des croisés. Le sentiment de l’honneur, qui lient à l’amour de la gloire et tend à établir des distinctions parmi les hommes, semblait avoir prévalu sur le sentiment purement religieux, qui inspire l’humilité, reconnaît à tous les chrétiens des droits égaux, et confond le repentir avec la vertu. La croisade, où l’on n’admettait que les hommes dont on estimait la bravoure et la conduite, cessait en quelque sorte d’être une guerre véritablement religieuse, et commençait à ressembler aux guerres ordinaires, dans lesquelles les chefs sont les maîtres de choisir leurs soldats.

L’enthousiasme des guerres saintes ne se réveillait plus que par intervalles, comme un feu près de s’éteindre ; les peuples avaient besoin d’un grand événement, d’une circonstance extraordinaire, de l’exemple des princes, pour s’armer contre les infidèles. Les subtilités des théologiens, qui voulurent tout soumettre à leurs discussions, contribuèrent à refroidir ce qui restait de cette ardeur pieuse et guerrière que, jusqu’alors, il avait fallu modérer et contenir dans de justes bornes. On disputa, dans les écoles, sur la question de savoir dans quel cas un chrétien était exempt d’accomplir son vœu ; quelle somme il fallait payer pour se racheter d’une promesse faite à Jésus-Christ ; si certains exercices de piété suffisaient pour remplacer le pèlerinage ; si un héritier devait remplir le serment d’un testateur ; si le pèlerin qui mourait en allant à la croisade avait plus de mérite aux yeux de Dieu que celui qui mourait à son retour ; si la femme pouvait se croiser sans le consentement de son mari, et le mari sans le consentement de sa femme, etc. Du moment que toutes ces questions furent solennellement discutées, que sur plusieurs points les avis furent partagés parmi les théologiens, l’enthousiasme, qui ne raisonne point, s’affaiblit devant la froide raison des docteurs, et les pèlerins parurent moins céder aux transports d’un sentiment généreux qu’à la nécessité de remplir un devoir et de suivre une règle établie.

Au milieu des prédications et des préparatifs de cette croisade, l’Europe offre un spectacle nouveau qui a dû vivement frapper l’attention des observateurs éclairés : c’est une croisade d’enfants. Ceux qui cherchent à expliquer le cœur humain par les événements historiques, ne trouvent aucun phénomène semblable dans l’histoire ancienne et l’histoire moderne. On ne pouvait plus ranimer l’enthousiasme des croisades, et tout à coup la timide enfance est appelée à donner l’exemple. On a pu remarquer que, lorsque les passions et les opinions qui dominent les sociétés tendent à s’affaiblir, il s’y mêle souvent quelque chose de singulier et de bizarre qui atteste leur discrédit ou leur décadence, et montre les vains efforts tentés pour leur rendre la force et la vie.

Dans cette sixième croisade, les chrétiens ne réunirent jamais tous leurs efforts contre les infidèles ; aucun esprit d’ordre ne présida à leurs entreprises ; les croisés, qui ne tenaient leur mission que de leur zèle, ne partaient qu’au gré de leur volonté et de leur fantaisie : les uns revenaient en Europe sans avoir combattu les musulmans ; les autres abandonnaient les drapeaux de la croisade après une victoire ou une défaite ; et de nouveaux croisés étaient sans cesse appelés pour défendre les conquêtes ou réparer les fautes de ceux qui les avaient précédés. Quoique dans cette croisade l’Occident eût compté plus de cinq cent mille guerriers partant pour la Palestine ou pour l’Égypte, les bords du Jourdain et du Nil virent rarement de grandes armées. Comme les croisés ne furent jamais réunis en grand nombre, ils n’eurent à éprouver ni la famine, ni les fléaux qui avaient moissonné les armées des premiers défenseurs de la croix ; mais, s’ils éprouvèrent moins de revers, s’ils furent plus disciplinés, on peut dire aussi qu’ils ne montrèrent point cette ardeur et ces vives passions que les hommes se communiquent entre eux, et qui prennent un nouveau degré de force et d’activité au milieu d’une multitude assemblée pour la même cause et sous les mêmes drapeaux. En plaçant le théâtre de la guerre en Égypte, les chrétiens n’eurent plus sous les yeux, comme dans la Palestine, les monuments et les lieux révérés qui pouvaient leur rappeler la religion et le Dieu pour lequel ils allaient combattre ; ils n’avaient plus devant eux et autour d’eux le fleuve du Jourdain, le Liban, le Thabor, la montagne de Sion, dont l’aspect frappait si vivement l’imagination des premiers croisés.

Dans les autres croisades, les papes s’étaient contentés d’exciter l’enthousiasme des pèlerins et d’adresser au ciel des prières pour les conquêtes des croisés ; dans cette guerre, les chefs de l’Église voulurent diriger toutes les expéditions et conduire, par leurs légats, les opérations militaires des armées chrétiennes. L’invasion de l’Égypte avait été décidée dans le concile de Latran, sans qu’on eût écouté les avis des plus habiles guerriers. Lorsque les hostilités eurent commencé, on vit les envoyés du pape présider à tous les événements de la guerre ; par leurs ambitieuses prétentions autant que par leur ignorance, ils affaiblirent la confiance et l’ardeur des soldats de la croix, ils perdirent tous les fruits de la victoire, et firent naître une fâcheuse rivalité entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel.

Si dans la croisade précédente l’expédition des soldats chrétiens contre la Grèce n’avait pas procuré à l’Occident de grands avantages, elle illustra du moins les armes des Vénitiens et des Français. Dans la guerre que nous venons de raconter, les chevaliers et les barons qui prirent la croix n’ajoutèrent rien à leur gloire et à leur renommée. Les croisés qui purent revoir leur patrie, n’y rapportèrent que le souvenir des plus honteux désordres. Un grand nombre d’entre eux, revenus en Europe, ne montrèrent à leurs compatriotes que les fers de leur captivité et les maladies contagieuses de l’Orient.

Les historiens que nous avons suivis ne parlent point des ravages de la lèpre parmi les peuples de l’Occident ; mais le testament de Louis VIII, monument historique de cette époque, atteste l’existence de deux mille léproseries dans le seul royaume de France. Ce spectacle douloureux dut être un sujet d’effroi pour les plus fervents des chrétiens, et les désenchanta de ces régions de l’Orient où, jusque-là, leur imagination n’avait vu que des prodiges et des merveilles.

Le siège de Damiette ne fut point cependant sans gloire, et peut être comparé, pour sa durée et pour la résistance qu’éprouvèrent les croisés, au siège si célèbre de Ptolémaïs. Toutefois l’Orient ne vit alors ni de grands princes ni de grands capitaines ; et, comme le légat et les ecclésiastiques dirigeaient presque seuls la croisade, les combattants montrèrent plus de dévotion que d’enthousiasme belliqueux. En célébrant l’entreprise hardie, mais malheureuse, de quelques guerriers chrétiens qui attaquèrent Damiette du côté du fleuve, un chroniqueur, témoin oculaire, ajoute que ces guerriers n’étaient pas de ceux dont le ciel devait protéger les armes, car le seul amour de la gloire les portait à combattre. Cette réflexion d’Olivier Scholastique nous fait voir quels sentiments animaient la plupart des croisés.

Les miracles, les visions célestes, se mêlent sans cesse, dans les chroniques contemporaines, au récit des événements du siège. Les historiens n’oublient ni les jeûnes ni les processions ordonnés par le clergé, ni les prières prononcées à haute voix sur le champ de bataille ; leur relation est sans cesse interrompue par des maximes pieuses ou des citations de l’Écriture ; et, lorsque, arrivés au dernier assaut livré à la ville, ils nous montrent l’armée chrétienne précédée de ses prêtres et chantant sur les remparts et au pied des remparts les cantiques de l’Église, leur récit semble bien moins nous offrir la description d’un combat que le spectacle d’une cérémonie religieuse.

Parmi les peuples qui combattaient alors sous les drapeaux de la croix, l’histoire doit distinguer les pèlerins de Cologne, ceux de la Frise et de la Hollande. En mémoire des glorieux travaux de cette guerre, Frédéric II reçut chevalier Guillaume, comte de Hollande, et permit aux habitants de Harlem d'ajouter une épée d’argent aux quatre étoiles peintes sur leur étendard. Dans la capitale de la Frise, l’usage s’était conservé jusqu’aux temps modernes de porter en procession l’image du vaisseau qui avait rompu la chaîne du Nil. Deux cloches provenant du butin fait dans la croisade et suspendues au haut d’une tour, retentissaient chaque soir pour rappeler les exploits des Frisons et des Hollandais pendant le siège de Damiette.

Un des traits caractéristiques du temps dont nous parlons, c’est l’esprit de prosélytisme poussé jusqu’à l’excès et l’extrême confiance des fidèles dans le don de persuasion accordé à l’Église. Nous avons vu le pape Innocent envoyer des ambassadeurs et des messages aux princes musulmans de la Syrie, persuadé que les infidèles eux-mêmes ne résisteraient point à ses exhortations apostoliques. Nos lecteurs ont remarqué avec quelle pieuse audace saint François d’Assise avait bravé la présence et le glaive des Turcs, n’ayant pour sauvegarde et pour appui que le bâton des pèlerins et les paroles de l’Évangile. Il nous reste une lettre fort curieuse adressée au sultan du Caire par Olivier Scholastique, après la reddition de Damiette et la défaite des chrétiens. Dans cette lettre destinée à convertir le sultan et à obtenir la restitution du royaume de Jérusalem, Olivier remerciait le prince musulman de l’humanité qu’il avait montrée envers les croisés. « Vous avez, lui disait-il, comblé nos otages de tous les biens dont l’Égypte abonde ; vous nous avez envoyé chaque jour vingt ou trente mille pains, avec des fourrages ; vous avez construit un pont et desséché les chemins que l’eau avait rendus impraticables ; vous nous avez fait garder comme la prunelle de vos yeux. Lorsqu’une bête de somme était égarée, vous donniez des ordres pour qu’elle fût reconduite à son maître ; vous avez fait transporter à vos dépens les malades et les infirmes ; et, ce qui est plus généreux encore, vous avez défendu, sous des peines terribles, qu’on insultât les chrétiens par des paroles et même par des signes. » Olivier Scholastique, qui joignait les lumières de son temps à une grande simplicité de cœur, avait plus de foi dans la puissance de ses raisonnements que dans les prodiges de la bravoure. Cette ardeur de convertir les musulmans tenait sans doute à une conviction profonde des vérités de l’Évangile ; maison peut dire qu’elle tenait aussi à cet orgueil, né dans les controverses de l’école, pour lequel les disputes théologiques étaient de véritables combats et qui se persuadait chaque jour davantage que Dieu avait promis de soumettre le monde aux argumentations et aux subtilités des docteurs.

Une dernière réflexion achèvera de faire connaître l’époque que nous venons de décrire : parmi les abus qu’on fit alors de l’esprit des croisades et les malheurs qu’elles entraînèrent après elles, on ne peut oublier les guerres civiles et religieuses dont la France et plusieurs contrées de l’Europe furent le théâtre. Le désir violent de réunir tous les hommes par les liens de la foi orthodoxe dut souvent armer les peuples les uns contre les autres. Dans leurs expéditions en Orient, les chrétiens s’étaient familiarisés avec l’idée d’employer la force et la violence pour changer les cœurs et les opinions. Comme on avait fait longtemps la guerre aux infidèles, on voulut aussi la faire aux hérétiques : on s’arma d’abord contre les Albigeois, ensuite contre les païens de la Prusse, par la même raison qu’on s’était armé contre les musulmans.

Les écrivains modernes ont déclamé avec une véhémence éloquente contre ces guerres désastreuses ; mais, longtemps avant le siècle où nous sommes, l’Église avait condamné les excès d’un aveugle fanatisme. Saint Augustin, saint Ambroise, les pères des conciles avaient enseigné dès longtemps au monde chrétien qu’on ne détruit point l’erreur par le glaive et qu’on ne doit point prêcher aux hommes les vérités de l’Évangile au milieu des menaces et des violences de la guerre.

La croisade contre les Prussiens nous montre tout ce que l’ambition, l’avarice, la tyrannie, ont déplus cruel et déplus barbare. Le tribunal de l’histoire ne saurait juger avec trop de sévérité les chefs de cette guerre, dont les ravages et les fureurs se prolongèrent pendant plus d’un siècle ; mais, tout en condamnant les excès des conquérants de la Prusse, il faut convenir des avantages que l’Europe put retirer de leurs exploits et de leurs victoires. Une nation séparée de tous les autres peuples par ses mœurs et ses usages cessa d’être étrangère à la république chrétienne. L’industrie, les lois, la religion, qui marchaient à la suite des vainqueurs pour adoucir les maux de la guerre, répandirent leurs bienfaits parmi des hordes sauvages. Plusieurs villes florissantes s’élevèrent du sein des forêts, et le chêne de Romové, à l'ombre duquel on immolait des victimes humaines, fut remplacé par des églises où l’on prêcha la charité et les vertus de l’Évangile. Les conquêtes des Romains furent quelquefois plus injustes, leurs guerres plus barbares ; elles offraient moins d’avantages au monde civilisé, et cependant elles n’ont point cessé d’être l’objet de l’admiration et quelquefois même des éloges de la postérité.

La guerre des Albigeois fut plus cruelle et plus malheureuse que la croisade dirigée contre les peuples de la Prusse. Les missionnaires et les guerriers outragèrent par leur conduite toutes les lois de la justice et de la religion qu’ils voulaient faire triompher. Les hérétiques usèrent souvent de représailles envers leurs ennemis. De part et d’autre on s’arma du fer des meurtriers et des bourreaux ; de part et d’autre l’humanité eut à déplorer les plus coupables excès.

En parcourant les sanglantes annales du moyen âge, on s’afflige surtout de voir des guerres entreprises et poursuivies au nom d’une religion de paix, tandis qu’on trouve à peine un exemple de guerre religieuse chez les anciens et sous les lois du paganisme. On doit croire que les peuples modernes et ceux de l’antiquité ont eu les mêmes passions ; mais, chez les anciens, la religion entrait moins avant dans le cœur de l’homme et dans l’esprit des institutions sociales. Le culte des faux dieux n’avait aucun dogme positif ; il n’ajoutait rien à la morale, il ne prescrivait point de devoirs aux citoyens, il n’était point lié aux maximes de la législation, et se trouvait en quelque sorte en dehors de la société. Lorsqu’on attaquait le paganisme ou qu’on changeait quelque chose au culte des faux dieux, on ne blessait point profondément les affections, les mœurs, les intérêts des sociétés païennes. Il n’en est pas de même du christianisme, qui, surtout au moyen âge, se mêlait à toutes les lois civiles, rappelait à l’homme tous ses devoirs envers la patrie, s’unissait à tous les principes de l’ordre social. Au milieu de la civilisation naissante de l’Europe, la religion chrétienne se trouvait confondue avec tous les intérêts des peuples ; elle était en quelque sorte le fondement de toute société ; elle était la société elle-même : on ne doit donc pas s’étonner que les hommes fussent disposés à se passionner pour sa défense. Alors tous ceux qui se séparaient de la religion chrétienne, se séparaient de la société ; et tous ceux qui rejetaient les lois de l’Église, cessaient par-là de reconnaître les lois de la patrie. C’est sous ce point de vue qu’il faut considérer les croisades des Albigeois et des Prussiens, qui étaient moins des guerres religieuses que des guerres sociales. -

 

FIN DU TOME PREMIER