Sixième croisade. —
Famine, peste, tremblement de terre en Égypte et en Syrie ; mort d’Amaury et
d’Isabelle ; ambassade envoyée à Philippe-Auguste ; on refuse à Malek-Adhel
de prolonger la trêve ; Jean de Brienne, roi désigné, débarque à Ptolémaïs ;
il est vaincu ; guerres religieuses en Europe : les Albigeois, les Sarrasins
d’Espagne ; la croisade est commencée par 50.000 enfants ; lettre du pape à
Malek-Adhel ; le cardinal de Courçon prêche la croisade ; Jacques de Vitri,
évêque de Ptolémaïs ; subside accordé par le roi de France ; Jean-sans-Terre
feint de prendre la croix ; Othon de Saxe ; concile œcuménique de Latran ;
mort du souverain pontife ; son successeur Honoré III ; dénombrement des
princes croisés ; origine des anciens peuples de la Prusse ; l’empereur
Frédéric III diffère son départ ; André Béla, roi de Hongrie, reçoit le
commandement et le remet à son fils ; départ des croisés ; Malek-Kamel, fils
et successeur de Malek-Adhel ; les chrétiens sont mis en fuite au mont Thabor
; mort du roi de Chypre ; André retourne en Europe avec ses Hongrois ;
expédition en Egypte ; siège de Damiette ; mort de Malek-Adhel ; portrait de
ce prince ; les cardinaux de Courçon et Pélage ; les musulmans s'avancent au
secours de Damiette ; les assiégeants sont battus ; Malek-Kamel offre la paix
; prise de Damiette et occupation de la basse Égypte ; Pélage fait décider
l’attaque du Caire ; désastres ; entrevue du roi de Jérusalem avec le sultan
; Damiette est remise aux musulmans. — Comparaison du caractère particulier
des six premières croisades.
Dans
les livres précédents, nous avons eu sous les yeux l’imposant spectacle d’un
vieil empire qui tombe, d’un nouvel empire qui s’élève et s’écroule à son
tour. L’imagination de l’homme aime à s’arrêter sur des ruines, et les plus
sanglantes catastrophes lui présentent toujours des tableaux attachants. Nous
devons nous attendre que notre récit inspirera moins d’intérêt, éveillera
moins la curiosité, lorsque, après les grandes révolutions que nous venons de
raconter, nous reporterons nos regards sur les petits États que les chrétiens
avaient fondés en Syrie et pour le salut desquels l’Occident ne cessait point
de prendre les armes. On a
quelque peine à comprendre aujourd’hui cet enthousiasme qui animait tous les
peuples pour la délivrance des saints lieux, et ce puissant intérêt qui
dirigeait toutes les pensées vers des contrées presque oubliées de l’Europe
moderne. Dans la ferveur des croisades, la prise d’une ville ou d’un bourg de
la Judée causait plus de joie que la conquête de Byzance, et Jérusalem était
plus chère aux chrétiens de l’Occident que leur propre patrie. Cet
enthousiasme, dont notre indifférence peut à peine se faire une idée, rend
difficile la tâche de l’historien, et le fait souvent hésiter dans le choix
des événements que l’histoire doit rappeler. Lorsque les opinions ont changé,
tout a changé avec elles ; la gloire elle-même a perdu de son éclat ; ce qui
paraissait grand aux yeux des hommes, ne leur semble plus que bizarre et
vulgaire ; les époques héroïques de nos annales sont devenues l’objet de nos
superbes mépris ; et, lorsque, sans nous reporter aux siècles des guerres
saintes, nous voulons soumettre aux calculs de la raison ces entreprises
extraordinaires, nous ressemblons à ces modernes voyageurs qui n’ont trouvé
qu’un faible ruisseau à la place de ce fameux Scamandre, dont l’imagination
des anciens et surtout la muse d’Homère avaient fait un fleuve majestueux. Au
reste, si nous n’avons plus à raconter les révolutions et la chute des
empires, l’époque dont nous retraçons le tableau ne nous offrira que trop
encore de ces grandes calamités qui donnent la vie à l’histoire. Tandis
que la Grèce était en proie à tous les ravages de la guerre, des fléaux plus
cruels désolaient l’Égypte et la Syrie. Le Nil, suspendant son cours
accoutumé, cessa d’inonder ses rivages et de fertiliser les moissons. La
dernière année de ce siècle s’annonça, dit un auteur arabe, comme un monstre
dont la fureur allait tout dévorer. Quand la famine eut commencé à se faire
sentir, le peuple fut condamné à se nourrir de l’herbe des champs et de la
fiente des animaux. On voyait les pauvres fouiller les cimetières et disputer
aux vers les dépouilles des cercueils. Quand le fléau devint plus général, la
population des villes et des campagnes, comme si elle eût été poursuivie par
un ennemi impitoyable, fuyait en désordre, errait au hasard de cité en cité,
de village en village, et trouvait partout le mal qu’elle voulait éviter.
Dans tous les lieux habités, on ne pouvait faire un pas sans être frappé de
la vue d’un cadavre ou de quelque malheureux sur le point d’expirer. Ce
qu’il y avait de plus affreux dans cette calamité universelle, c’est que le
besoin de vivre faisait commettre les plus grands crimes et rendait tous les
hommes ennemis les uns des autres. Dans les premiers temps, on voyait avec
horreur ceux qui se nourrissaient de chair humaine ; mais les exemples d’un
aussi grand scandale se multiplièrent tellement, qu’on n’en parla plus
qu’avec indifférence. Les hommes, aux prises avec la faim, qui n’épargnait
pas plus les riches que les pauvres, ne connurent plus la pitié, la honte, le
remords, et ne furent retenus ni par le respect des lois, ni par la crainte
des supplices. Ils en vinrent enfin à se dévorer entre eux comme des bêtes
féroces. Au Caire, trente femmes, en un seul jour, périrent sur un bûcher,
convaincues d’avoir tué et mangé des enfants. L’historien Abdallatif raconte
une foule de traits barbares et monstrueux dont le récit fait frémir
d’horreur et que nous ne rapporterons point dans cette histoire, de peur
d’être accusé de calomnier la nature humaine. Bientôt
la peste vint ajouter ses ravages à ceux de la famine. Dieu seul, dit
l’histoire contemporaine, connaît le nombre de ceux qui moururent de faim et
de maladie. La capitale de l’Égypte, dans l’espace de quelques mois, compta
cent onze mille funérailles. A la fin, on ne pouvait suffire à enterrer les
morts ; on se contentait de les jeter hors des remparts. La même mortalité se
fit sentir dans les villes de Damiette, de Kous, d’Alexandrie. Ce fut à
l’époque des semailles que la peste redoubla ses ravages ; ceux qui
ensemencèrent ne furent pas les mêmes que ceux qui avaient labouré, et ceux
qui avaient ensemencé moururent avant d’avoir fait la moisson. Les villages
étaient déserts, et rappelaient aux voyageurs ces expressions du Coran : Nous
les avons tous moissonnés et exterminés ; un cri s’est fait entendre, et ils
ont tous péri. Des cadavres flottaient sur le Nil, aussi nombreux que les
plantes bulbeuses qui, dans un certain temps, couvrent les eaux du fleuve. Un
pêcheur en vit passer sous ses yeux plus de quatre cents dans une seule
journée ; on n’apercevait de toutes parts que des amas d’ossements humains ;
les chemins, pour nous servir de l’expression des auteurs arabes, étaient
comme un champ ensemencé de corps morts, et les provinces les plus peuplées
comme une salle de festin pour les oiseaux de proie. L’Égypte
perdit plus d’un million de ses habitants. La famine et la peste se firent
sentir jusqu’en Syrie, et n’épargnèrent pas plus les villes chrétiennes que
les cités musulmanes. Depuis les bords de la mer Rouge jusqu’aux rives de
l’Oronte et de l’Euphrate, toutes les contrées n’offraient que des scènes de
deuil et de désolation. Comme si la colère du ciel n’eût pas été satisfaite,
elle ne tarda pas à se manifester par un troisième fléau, non moins terrible
que tous les autres. Un
violent tremblement de terre dévasta les villes et les provinces que la
famine et la peste avaient épargnées. Les secousses ressemblaient au
mouvement d’un crible, ou à celui que fait un oiseau lorsqu’il relève et
abaisse ses ailes. Le soulèvement de la mer et l’agitation des flots
présentaient un aspect horrible : les navires se trouvèrent tout à coup
portés sur la terre ; une grande quantité de poissons furent jetés sur le
rivage. Les hauteurs du Liban s’entr’ouvrirent et s’abaissèrent en plusieurs
endroits. Les peuples de la Mésopotamie, de la Syrie et de l’Égypte crurent
voir le tremblement de terre qui doit précéder le jugement dernier. Beaucoup
de lieux habités disparurent totalement ; une multitude d’hommes périrent ;
les forteresses de Hamah, de Balbec, furent renversées ; il ne resta debout,
dans la ville de Naplouse, que la rue des Samaritains ; Damas vit s’écrouler
ses plus superbes édifices ; la ville de Tyr ne conserva que quelques maisons
; les remparts de Ptolémaïs et de Tripoli n’étaient plus qu’un amas de
ruines. Les secousses se firent sentir avec moins de violence sur le
territoire de Jérusalem, et, dans la calamité générale, les chrétiens et les
musulmans se réunirent pour remercier le ciel d’avoir épargné dans sa colère
la ville des prophètes et des miracles. De si
grandes calamités auraient dû faire respecter les traités conclus entre les
barons de la Palestine et les infidèles. Dans la cinquième croisade, le
souverain pontife engageait les guerriers chrétiens à profiter de ces jours
désastreux pour envahir les provinces musulmanes de la Syrie et de l’Égypte ;
mais, si l’avis du pape eût été suivi, si l’armée chrétienne, sortie de
Venise, eût dirigé sa marche vers des contrées ravagées par la peste et la
famine, il est probable que, vainqueurs et vaincus, tout aurait péri. La
mort, comme une sentinelle formidable, veillait alors sur les frontières des
chrétiens et des musulmans. Tous les fléaux de la nature étaient devenus les
terribles gardiens des provinces, et défendaient l’approche et l’entrée des
villes, mieux que n’auraient pu le faire de grandes armées. Cependant
les colonies chrétiennes commençaient, non pas à réparer leurs pertes, mais à
oublier les maux qu’elles avaient soufferts. Le roi de Jérusalem, Amaury,
donnait à ses barons l’exemple de la sagesse et de la résignation
évangélique. Les trois ordres militaires, qui avaient épuisé leurs trésors
pour nourrir leurs soldats et leurs chevaliers dans le temps de la famine,
invoquaient, par leurs lettres et par leurs envoyés, la charité des fidèles
de l’Occident. On s’occupa de rebâtir les villes qui avaient été ébranlées
par le tremblement de terre, les sommes amassées par Foulques de Neuilly,
prédicateur de la dernière croisade, furent employées à relever les murailles
de Ptolémaïs. Comme les chrétiens manquaient d’ouvriers, ils firent
travailler les prisonniers musulmans. Parmi les prisonniers condamnés à ces
sortes de travaux, l’histoire n’oubliera pas le célèbre poète persan Saadi,
tombé entre les mains des Francs, lorsqu’il se rendait en pèlerinage à
Jérusalem. L’auteur du Jardin des roses et de plusieurs autres ouvrages qui
devaient faire un jour l’admiration de l’Orient et de l’Occident, fut chargé
de fers, conduit à Tripoli et confondu avec la foule des captifs qui
travaillaient aux fortifications de cette ville. La
trêve qu’on avait conclue avec les infidèles subsistait encore ; mais il
s’élevait chaque jour des prétentions et des querelles suivies le plus
souvent de quelques hostilités. Les chrétiens étaient toujours sous les
armes, et la paix offrait quelquefois plus de troubles et de périls qu’une
guerre ouverte et déclarée. Il régnait d’ailleurs à cette époque une grande
confusion parmi les colonies chrétiennes, et même parmi les puissances
musulmanes. Le prince d’Alep était en paix avec le roi de Jérusalem, tandis
que le comte de Tripoli, le prince d’Antioche, les templiers, les
hospitaliers, faisaient la guerre aux princes de Hamah, d’Émèse, ou à
quelques émirs de la Syrie. Chacun à son gré prenait ou quittait les armes,
sans qu’aucune puissance pût faire respecter les traités. On ne
livrait point de grandes batailles, mais on tentait des incursions sur le
territoire ennemi : on surprenait des villes, on pillait les campagnes, on
revenait chargé de butin. Au milieu de ces désordres, qu’on appelait les
Jours de la trêve, les chrétiens de la Palestine eurent à pleurer la mort de
leur roi. Amaury, suivant l’usage des fidèles, s’était rendu à Caïfa, pendant
la semaine sainte, pour y cueillir des palmes. Ce prince tomba malade dans
son pèlerinage, et revint mourir à Ptolémaïs. Ainsi le sceptre du royaume de
Jérusalem resta de nouveau entre les mains d'Isabelle, qui n’avait ni le
pouvoir ni l’habileté nécessaires pour gouverner les États chrétiens. Dans le
même temps, un fils de Bohémond, prince d’Antioche, expira dans les accès
d’une violente frénésie. Bohémond III, dans un âge très-avancé, vit, avant de
mourir, la guerre allumée entre son second fils Raymond, comte de Tripoli, et
Livon, prince d’Arménie. L’ordre des templiers et celui des hospitaliers
avaient pris parti dans cette guerre, et s’étaient armés l'un contre l’autre.
Le prince d’Alep, les Turcs venus de l’Asie Mineure, se mêlaient aux
querelles des chrétiens, et profitaient de leurs divisions pour ravager le
territoire d’Antioche. Les États chrétiens de Syrie ne recevaient plus aucun
secours de l’Occident. Le souvenir des fléaux qui avaient ravagé les contrées
d’outre-mer devait refroidir le zèle et l’ardeur des pèlerins ; les guerriers
de l’Europe, accoutumés à voir de sang-froid tous les périls de la guerre, ne
se sentaient point assez de courage pour braver la peste et la famine. Un
grand nombre de barons et de chevaliers de la Palestine avaient eux-mêmes
abandonné une terre trop longtemps désolée, pour se rendre, les uns à
Constantinople, et les autres dans les provinces de l’Occident. Innocent,
qui avait fait jusque-là de vains efforts pour la délivrance des saints lieux
et qui ne se consolait pas d’avoir vu se dissiper sans fruit de grandes
armées chrétiennes dans la conquête de la Grèce, ne renonçait point à
l’exécution de ses vastes desseins. Depuis le commencement de son règne, le
souverain pontife montrait aux peuples chrétiens la terre sainte comme le
chemin et la voie du salut. À l’exemple de ses prédécesseurs, il n’appelait
pas seulement à la défense des colonies chrétiennes la piété et la vertu,
mais encore le remords et le repentir. Tous ceux qui venaient lui confesser
de grands péchés ne pouvaient expier leurs crimes qu’en traversant la mer
pour combattre les infidèles. Parmi
les pécheurs condamnés à ce genre de pénitence, l’histoire cite les
meurtriers de Conrad, évêque de Wurtzbourg et chancelier de l’Empire. Les
coupables s’étant présentés devant le pape, nu-pieds, en caleçon, la corde au
cou, jurèrent, en présence des cardinaux, de passer leur vie dans les plus
austères mortifications et de porter les armes pendant quatre ans contre les
Turcs. Les coupables furent en outre condamnés à ne porter ni vair, ni
petit-gris, ni hermine, ni étoffe de couleur ; à n’assister jamais aux jeux
publics, à ne point se remarier étant veufs, à marcher nu-pieds et vêtus de
laine, à jeûner au pain et à l’eau les mercredis et les vendredis, les
Quatre-Temps et les Vigiles, à faire trois carêmes dans l’année, à réciter
cent fois le Pater, à faire cent génuflexions par jour. Un chevalier nommé
Robert avait scandalisé toute la cour de Rome en confessant à haute voix
qu’étant captif en Égypte pendant la famine, il avait tué sa femme et sa
fille pour se nourrir de leur chair. Le pape imposa à Robert les pénitences
les plus rigoureuses, et lui ordonna, pour achever l’expiation d’un si grand
forfait, de passer trois années à visiter les lieux saints. Innocent
cherchait ainsi à entretenir dans les cœurs la dévotion des pèlerinages qui
avaient donné naissance aux croisades et pouvaient encore ranimer le zèle et
l’ardeur des guerres sacrées. D’après l’opinion que le souverain pontife
cherchait à répandre parmi les fidèles et dont il semblait pénétré lui-même,
ce monde corrompu n’avait point de crimes pour lesquels Dieu n’ouvrît les
trésors de sa miséricorde, lorsqu’on courait les dangers du voyage
d’outre-mer. Cependant les peuples restaient persuadés que les péchés et les
erreurs d’un siècle perverti avaient irrité le Dieu des chrétiens, et que la
gloire de conquérir la terre sainte était réservée à un siècle meilleur, à
une génération plus digne d’attirer les regards et les bénédictions du ciel. Cette
opinion des peuples de l’Occident était peu favorable aux États chrétiens de
la Syrie, qui marchaient chaque jour vers leur décadence. Isabelle, qui ne
régnait plus que sur des villes dépeuplées, mourut peu de mois après son
époux. Un fils, qu’elle avait eu d’Amaury, l’avait précédée au tombeau. Le
royaume de Jérusalem devenait l’héritage d’une jeune princesse, fille
d’Isabelle et de Conrad, marquis de Tyr. Les barons et les seigneurs restés
en Syrie sentirent plus que jamais la nécessité d’avoir à leur tête un prince
qui pût les gouverner, et s’occupèrent de choisir un époux pour la jeune
reine de Jérusalem. Leur
choix aurait pu tomber sur un d’entre eux ; mais ils craignirent que la
jalousie ne fît naître de nouvelles discordes et que l’esprit de rivalité et
de faction n’affaiblît l’autorité de celui qui serait appelé à gouverner le
royaume. L’assemblée des barons résolut de demander un roi à l’Occident et de
s’adresser à la patrie des Godefroy et des Baudouin, à cette nation qui avait
fourni tant de héros aux croisades, tant d’illustres défenseurs à la terre
sainte. Cette
résolution des seigneurs et des barons de la Palestine avait non-seulement
l’avantage de conserver la paix dans le royaume de Jésus-Christ, mais aussi
celui de réveiller en Europe l’esprit de la chevalerie et de l’intéresser à
la cause des chrétiens en Orient. Aymar, seigneur de Césarée, et l’évêque de
Ptolémaïs, traversèrent la mer, et vinrent solliciter Philippe-Auguste, au
nom des chrétiens de la terre sainte, de leur donner un chevalier ou un baron
qui pût sauver ce qui restait du malheureux royaume de Jérusalem. La main
d’une jeune reine, une couronne et les bénédictions du ciel, devaient
récompenser la bravoure et le dévouement de celui qui viendrait combattre
pour l’héritage du fils de Dieu. Les députés furent reçus avec de grands
honneurs à la cour du roi de France : quoique la couronne qu’ils venaient
offrir ne fût plus qu’un vain litre, elle n’en éblouit pas moins les
chevaliers français : leur valeureuse ambition était séduite par l’espoir
d’acquérir une grande renommée et de relever le trône qu’avait fondé la
bravoure de Godefroy de Bouillon et de ses compagnons. Parmi
les seigneurs de sa cour, Philippe distingua Jean de Brienne, frère de
Gauthier, qui était mort dans la Pouille avec la réputation d’un héros et le
titre de roi. Dans sa jeunesse, Jean de Brienne avait été destiné à l’état
ecclésiastique ; mais, élevé dans une famille de guerriers et moins sensible
aux charmes de la piété qu’ébloui par ceux de la gloire, il refusa d’obéir à
la volonté de ses parents. Comme son père voulut employer la force pour l’y
contraindre, il alla chercher dans le monastère de Cîteaux un asile contre la
colère paternelle. Dans cette retraite, Jean de Brienne fut confondu avec la
foule des cénobites, et se livra comme eux au jeûne et à la mortification.
Cependant les austérités du cloître ne pouvaient s’allier avec son ardeur, avec
sa passion naissante pour le métier des armes ; souvent, au milieu de la
prière et des cérémonies religieuses, les images des tournois et des combats
venaient distraire sa pensée et troubler son esprit. Un de ses oncles l’ayant
trouvé à la porte du monastère, dans un état peu convenable à un gentilhomme,
prit pitié de ses pleurs, l’emmena chez lui, encouragea ses dispositions
naturelles. Dès lors Jean de Brienne ne fut plus occupé que de la gloire des
combats, et celui qu’on destinait au service de Dieu, à la paix des autels,
ne tarda pas à se faire une grande renommée par sa bravoure et ses exploits. A
l’époque de la dernière croisade, Jean de Brienne suivit son frère dans la
conquête du royaume de Naples, et le vit périr en combattant pour un trône
qui devait être le prix de la victoire. Il avait la même fortune à espérer et
les mêmes dangers à courir, s’il épousait l’héritière du royaume de
Jérusalem. Il accepta avec joie la main d’une jeune reine, avec un État qu’il
fallait disputer aux Turcs ; il chargea les ambassadeurs de la Palestine
d’aller annoncer sa prochaine arrivée, et, plein de confiance dans la cause
qu’il allait défendre, leur promit de les suivre à la tête d’une armée. Lorsque
Aymar de Césarée et l’évêque de Ptolémaïs furent de retour dans la terre
sainte, les promesses de Jean de Brienne relevèrent le courage abattu des
chrétiens, et, comme il arrive souvent dans des temps malheureux, on passa du
désespoir à de folles espérances. Il fut publié partout qu’une croisade
formidable se préparait, et que les plus puissants monarques de l’Occident
devaient y prendre part. Le bruit d’un armement extraordinaire en Europe jeta
un moment l’effroi parmi les infidèles. Malek-Adhel, qui, depuis la mort de
Malek-Aziz, régnait sur la Syrie et sur l’Égypte, craignit les entreprises
des chrétiens, et, comme la trêve faite avec les Francs était sur le point
d’expirer, il proposa de la renouveler, offrant de livrer dix châteaux ou
forteresses pour gage de sa foi et de son amour de la paix. Cette proposition
aurait dû être accueillie par les chrétiens de la Palestine ; mais l’espoir
des secours de l’Occident avait banni du conseil des barons et des chevaliers
tout esprit de modération et de prévoyance. Les plus sages des guerriers
chrétiens, parmi lesquels on remarquait le grand maître de l’ordre de
Saint-Jean, étaient d’avis qu’on prolongeât la trêve. Ils rappelaient que
plusieurs fois l’Occident avait promis des secours à la terre sainte et que
ces secours n’étaient point arrivés ; que, dans la dernière croisade, une
grande armée attendue en Palestine avait dirigé sa marche vers
Constantinople. Ils ajoutaient qu’il était prudent de ne point tenter la
fortune des combats sur la foi d’une vaine promesse, et qu’on devait attendre
les événements avant de prendre une détermination d’où pouvait dépendre le
salut ou la ruine des chrétiens en Orient. Ces discours étaient pleins de
sagesse et déraison ; mais, comme les hospitaliers parlaient en faveur de la
trêve, les templiers se déclarèrent avec chaleur pour la guerre : tel était
d’ailleurs l’esprit des guerriers chrétiens, que la prudence, la modération
et toutes les vertus de la paix, leur inspiraient une sorte de dédain ; que
pour eux la raison était toujours du côté des périls, et qu’il suffisait de
leur parler de courir aux armes pour réunir tous les suffrages. L’assemblée
des chevaliers et des barons refusa de prolonger la trêve faite avec les
Turcs. Cette
détermination devait être d’autant plus funeste, que la situation de la
France et de l’Europe ne permettait guère à Jean de Brienne de remplir ses
promesses et de lever une armée pour la terre sainte. L’Allemagne
était toujours troublée par les prétentions d’Othon et de Philippe de Souabe
; le roi Jean était sous le poids d’une excommunication, et le royaume
d’Angleterre en interdit. Philippe-Auguste cherchait à profiter des troubles
élevés de toutes parts autour de lui, soit pour étendre son influence en
Allemagne, soit pour affaiblir la puissance des Anglais, maîtres de plusieurs
provinces du royaume. Jean de Brienne arriva à Ptolémaïs avec le cortège d’un
roi ; mais il n’amenait que trois cents chevaliers pour défendre son royaume,
et n’avait pour ressource pécuniaire que 80.000 livres, dont la moitié donnée
par le roi de France, et l’autre moitié donnée par les Romains à la
sollicitation du pape. Ses nouveaux sujets, toujours remplis d’espérance, ne
le reçurent pas moins comme un libérateur. Son mariage fut célébré avec une
grande pompe, en présence des barons, des princes et des évêques de la
Palestine. Comme la trêve allait expirer, les Turcs prirent les armes et
vinrent troubler les fêtes du couronnement. Malek-Adhel entra dans la
Palestine à la tête d’une armée : les infidèles assiégèrent Tripoli et
menacèrent Ptolémaïs. Le
nouveau roi, à la tête d’un petit nombre de fidèles, fit admirer sa valeur
sur le champ de bataille ; mais il ne put délivrer les provinces chrétiennes
de la présence d’un ennemi formidable. Les guerriers de la Palestine, en
comparant leur petit nombre à la multitude de leurs ennemis, tombèrent tout à
coup dans le découragement ; ceux qui naguère ne voulaient point de paix avec
les infidèles ne se sentaient ni la force ni le courage de braver leurs
attaques. La plupart des chevaliers français qui avaient accompagné le
nouveau roi, quittèrent un royaume qu’ils étaient venus secourir, et
retournèrent en Europe. Jean de Brienne n’avait plus que la ville de
Ptolémaïs, et point d’armée pour la défendre : il s’aperçut alors qu’il avait
entrepris une tâche difficile et périlleuse, et qu’il ne pouvait longtemps
résister aux forces réunies des Turcs. Des ambassadeurs furent envoyés à Rome
pour faire connaître au pape les dangers des États chrétiens en Asie, et pour
implorer de nouveau l’appui des princes de l’Europe, et surtout des
chevaliers français. Ces
nouveaux cris d’alarme furent à peine entendus des peuples de l’Occident. Les
troubles qui agitaient l’Europe au départ de Jean de Brienne pour la
Palestine, étaient loin d’être calmés, et ne permettaient point à la France
surtout de secourir les colonies chrétiennes de l’Orient. Le Languedoc et la
plupart des provinces méridionales du royaume étaient alors désolées par des
guerres religieuses qui occupaient la bravoure des barons et des chevaliers. Un
esprit de raisonnement et d’indocilité qui s’était élevé au milieu des
fidèles et que saint Bernard avait reproché à son siècle, faisait chaque jour
des progrès funestes. Les plus saints des docteurs avaient déjà plusieurs
fois exprimé leur douleur sur l’avilissement de la parole divine, dont chacun
s’établissait le juge et l’arbitre, et qui était traitée, disait Étienne de
Tournay dans ses lettres au pape, avec aussi peu de discernement que les
choses saintes données aux chiens, et les perles foulées aux pieds des
pourceaux. Cet esprit d’indépendance et d’orgueil, joint à l’amour du
paradoxe et de la nouveauté, à la décadence des bonnes études, au relâchement
de la discipline ecclésiastique, avaient enfanté les hérésies qui déchiraient
alors le sein de l’Église. La plus
dangereuse de toutes les sectes nouvelles était celle des Albigeois, qui
tiraient leur nom de la ville d’Albi, dans laquelle ils avaient tenu leurs
premières assemblées. Ces nouveaux sectaires, ne pouvant s’expliquer
l’existence du mal sous un Dieu juste et bon, adoptèrent deux principes comme
les manichéens. Selon leur croyance, Dieu avait d’abord créé Lucifer et ses
anges ; Lucifer, s’étant révolté contre Dieu, fut banni du ciel et produisit
le monde visible sur lequel il régnait. Dieu, pour rétablir l’ordre, créa un
second fils, Jésus-Christ, qui devait être le génie du bien, comme Lucifer
était le génie du mal. Plusieurs
écrivains contemporains nous représentent les Albigeois sous les couleurs les
plus odieuses, et nous les montrent livrés à tous les genres de scandale.
Cette opinion ne saurait être adoptée dans toute sa rigueur par l’histoire
impartiale. Nous devons dire ici, à l’honneur de l’espèce humaine, que jamais
une secte religieuse n’osa se présenter au monde en donnant l’exemple des
mauvaises mœurs ; et que, dans aucun siècle, chez aucun peuple, une fausse
doctrine ne put jamais séduire et entraîner un grand nombre d’hommes, sans
être recommandée au moins par les apparences de la vertu. Les
plus sages des chrétiens désiraient alors une réforme dans le clergé. « Mais
il y avait, dit Bossuet, des esprits superbes, pleins d’aigreur, qui, frappés
des désordres qui régnaient dans l’Église et principalement parmi ses
ministres, ne croyaient pas que les promesses de son éternelle durée pussent
subsister parmi ces abus. Ceux-ci, devenus superbes et par là devenus
faibles, succombèrent à la tentation qui porte à haïr la chaire en haine de
ceux qui y président ; et, comme si la malice de l’homme pouvait anéantir
l’œuvre de Dieu, l’aversion qu’ils avaient conçue pour les docteurs leur
faisait haïr, tout ensemble, et la doctrine qu’ils enseignaient, et
l’autorité qu’ils avaient reçue de Dieu.’ Cette
disposition des esprits donna aux apôtres de l’erreur le plus déplorable
ascendant, et multiplia le nombre de leurs disciples. On distinguait, dans la
foule des nouveaux sectaires, les Vaudois ou pauvres de Lyon, qui se vouaient
à une pauvreté oisive et méprisaient le clergé, qu’ils accusaient de vivre
dans le luxe et dans la mollesse ; les apostoliques, qui se vantaient d’être
le seul corps mystique de Jésus-Christ ; les popelicains, qui détestaient
l’eucharistie, le mariage et les autres sacrements ; les aymeristes, dont les
chefs annonçaient au monde l’établissement futur d’un culte purement
spirituel, et niaient l’existence de l’enfer et du paradis, persuadés que le
péché trouvait en soi sa punition et la vertu sa récompense. Comme la plupart
de ces hérétiques montraient un grand mépris pour l’autorité de l’Église, qui
était alors la première de toutes les autorités, tous ceux qui voulaient
secouer le joug des lois divines, ceux mêmes à qui leurs passions rendaient
insupportable le frein des lois humaines, vinrent à la fin se ranger sous les
bannières des novateurs, et furent accueillis par une secte avide de
s’agrandir, de se fortifier, et toujours disposée à regarder comme ses
partisans et ses défenseurs les hommes que la société rejetait de son sein,
qui redoutaient la justice et ne pouvaient supporter l’ordre établi. Ainsi,
les prétendus réformateurs du treizième siècle, en affectant eux-mêmes des
mœurs austères, en proclamant le triomphe de la vérité et de la vertu,
admettaient dans leur sein la corruption et la licence, détruisaient toute
espèce de règle et d’autorité, abandonnaient tout au caprice des passions, ne
laissaient aucun lien à la société, aucune force à la morale, aucun frein à
la multitude. [1210.]
Les hérésies nouvelles avaient été condamnées dans plusieurs conciles ; mais,
comme on employa quelquefois la violence pour faire exécuter les décisions de
l’Eglise, la persécution ne fit qu’aigrir les esprits au lieu de les ramener
à la vérité. Des missionnaires, des légats du pape, furent envoyés en
Languedoc pour convertir les hommes égarés ; leurs prédications restèrent
sans fruit, et la voix du mensonge prévalut sur la parole de Dieu. Les
prédicateurs de la foi, à qui les hérétiques reprochaient leur ignorance,
leur luxe, le relâchement des mœurs, n’eurent ni assez de résignation, ni
assez d’humilité pour supporter de pareils outrages et les offrir à
Jésus-Christ dont ils étaient les apôtres. En butte aux railleries des
sectaires, ne recueillant des travaux de leur mission que des humiliations et
des mépris, ils s’accoutumèrent à voir des ennemis personnels dans ceux
qu’ils étaient chargés de convertir ; un esprit de vengeance et d’orgueil,
qui ne venait point du ciel, leur fit croire qu’on devait ramener par la
force des armes ceux qui avaient méconnu leur pouvoir et résisté à leur
éloquence. Le souverain pontife, qui s’occupait sans cesse de la guerre
d’outre-mer, hésitait à faire prêcher une croisade contre les Albigeois ;
mais il fut entraîné par l’opinion du clergé, peut-être aussi par celle de
son siècle, et promit enfin à tous les chrétiens qui prendraient les armes
contre les Albigeois, les privilèges réservés aux croisades contre les
musulmans. Simon de Montfort, le duc de Bourgogne, le duc de Nevers, obéirent
aux ordres du Saint-Siège. La haine qu’inspirait la secte nouvelle, et
surtout la facilité de gagner les indulgences du souverain pontife sans quitter
l’Europe, firent accourir un grand nombre de guerriers sous les drapeaux de
cette croisade, dans laquelle naquit l’inquisition, et qui fut à la fois
funeste à l’humanité, à la religion et à la patrie. De toutes parts
s’élevèrent des bûchers ; des villes furent prises d’assaut, leurs habitants
passés au fil de l’épée. Les violences et les cruautés qui accompagnèrent
cette guerre malheureuse ont été racontées par ceux mêmes qui y prirent la
part la plus active ; leurs récits, qu’on a peine à croire, ressemblent
quelquefois au langage du mensonge et de l’exagération. Dans les temps de
vertige et de fureur, lorsque les passions violentes viennent égarer
l’opinion et la conscience des peuples, il n’est pas rare de rencontrer des
hommes qui exagèrent les excès auxquels ils se sont livrés et se vantent du
mal qu’ils n’ont pas fait. Au
reste, la guerre désastreuse des Albigeois n’entre point dans le plan de
cette histoire ; et, si nous en parlons ici, c’est pour faire connaître la
situation de la France à cette époque et les obstacles qui s’opposaient alors
aux entreprises d’outre-mer. Au milieu de ces obstacles sans cesse
renaissants, Innocent III s’affligeait de ne pouvoir envoyer des secours aux
chrétiens de la Palestine. Son affliction fut d’autant plus vive, que, dans
le même temps où l’on combattait les Albigeois et le comte de Toulouse, les
Sarrasins devenaient plus formidables en Espagne. Le roi de Castille, menacé
par une armée innombrable, venait d’appeler à son secours tous les Français
en état de porter les armes. Le pape lui-même avait écrit à tous les évêques
de France, leur recommandant d’exhorter les fidèles de leurs diocèses à se
trouver à une grande bataille qui devait se livrer entre les Espagnols et les
Maures, vers l’octave de la Pentecôte. Innocent promettait aux guerriers qui
se rendraient en Espagne les indulgences des guerres saintes. On fit à Rome
une procession solennelle pour demander à Dieu la destruction des Maures et
des Sarrasins. Les archevêques de Narbonne et de Bordeaux, l’évêque de
Nantes, un grand nombre de seigneurs français, traversèrent les Pyrénées
suivis de deux mille chevaliers avec leurs écuyers et leurs sergents d’armes.
L’armée chrétienne rencontra les Maures dans les plaines de Las-Navas de
Tolosa, et leur livra un combat dans lequel plus de deux cent mille infidèles
perdirent la vie ou la liberté. Les vainqueurs, chargés de dépouilles,
entourés de morts, chantèrent le Te Deum sur le champ de bataille. L’étendard
du chef des Almoades fut envoyé à Rome comme un trophée de la victoire
accordée aux prières de l’Église chrétienne. En
apprenant la bataille de Tolosa, le souverain pontife, au milieu de tout le
peuple romain, remercia Dieu d’avoir dispersé les ennemis de son peuple, et
fit des prières pour que le ciel, dans sa miséricorde, délivrât enfin les
chrétiens de la Syrie, comme il venait de délivrer les chrétiens de
l’Espagne. Il renouvela ses exhortations aux fidèles pour la défense du
royaume de Jésus-Christ. Mais, au milieu des troubles et des guerres civiles
qu’il avait lui-même allumées, il ne put faire entendre les plaintes de
Jérusalem, et versa des larmes de désespoir sur l’indifférence des peuples de
l’Occident. On vit
alors ce qu’on n’avait point encore vu dans ces temps si féconds en prodiges
et en événements extraordinaires. Cinquante mille enfants, en France et en
Allemagne, bravant l’autorité paternelle, s’attroupèrent et parcoururent les
villes et les campagnes, en chantant ces paroles : Seigneur Jésus,
rendez-nous votre sainte croix. Lorsqu’on leur demandait où ils allaient et
ce qu’ils voulaient faire, ils répondaient : Nous allons à Jérusalem pour
délivrer le sépulcre du Sauveur. Quelques ecclésiastiques aveuglés par un
faux zèle avaient prêché cette singulière croisade ; la plupart des fidèles
n’y voyaient qu’une inspiration du ciel, et pensaient que Jésus-Christ, pour
faire éclater sa puissance divine, pour confondre l’orgueil des plus grands
capitaines, des puissants et des sages de la terre, avait remis sa cause aux
mains de la simple et timide enfance. Des
femmes de mauvaise vie et quelques hommes pervers se mêlèrent à la foule des
nouveaux soldats de la croix, pour les séduire. Une grande partie de cette
jeune milice traversa les Alpes pour s’embarquer dans les ports de l’Italie.
Ceux qui venaient des provinces de France se rendirent à Marseille. Sur la
foi d’une révélation miraculeuse, on leur avait fait croire que, cette année,
la sécheresse serait si grande, que le soleil dissiperait les eaux de la mer,
et qu’un chemin facile conduirait les pèlerins, à travers le lit de la
Méditerranée, jusque sur les côtes de Syrie. Plusieurs de ces jeunes croisés
s’égarèrent dans les forêts, périrent de chaleur, de faim, de soif et de
fatigue ; d’autres revinrent dans leurs foyers, honteux de leur imprudence,
et disant qu’ils ne savaient pas pourquoi ils étaient partis. Parmi ceux qui
s’embarquèrent, quelques-uns firent naufrage, ou furent livrés aux musulmans
qu’ils allaient combattre ; plusieurs, disent les vieilles chroniques,
recueillirent les palmes du martyre, et donnèrent aux infidèles le spectacle
édifiant de la fermeté et du courage que la religion chrétienne peut inspirer
à l’âge le plus tendre comme à l’âge mûr. Ceux de
ces enfants qui parvinrent jusqu’à Ptolémaïs durent y porter l’effroi, et
faire croire aux chrétiens d’Orient que l’Europe n’avait plus de
gouvernement, plus de lois, plus d’hommes sages ni dans les conseils des
princes, ni dans ceux de l’Église. Rien ne caractérise mieux l’esprit de ces
temps-là, que l’indifférence avec laquelle on vit de pareils désordres.
Aucune autorité n’entreprit de les prévenir ou de les arrêter : lorsqu’on
vint annoncer au pape que la mort avait moissonné la fleur de la jeunesse de
France et d’Allemagne, il se contenta de dire : Ces enfants nous font
un reproche de nous endormir, lorsqu’ils volent au secours de la terre sainte. Le
souverain pontife, pour accomplir ses desseins et réchauffer l’enthousiasme
des fidèles, avait besoin de frapper vivement l’imagination des peuples et
d’offrir un grand spectacle au monde chrétien. Innocent résolut d’assembler à
Rome un concile général, pour y délibérer sur l’état de l’Église et sur le
sort des chrétiens en Orient. « La nécessité de secourir la terre
sainte, disait-il dans ses lettres de convocation, l’espérance de vaincre les
Sarrasins est plus grande que jamais. Nous renouvelons nos cris et nos
prières pour vous exciter à cette noble entreprise. Sans doute, ajoutait
Innocent, que Dieu n’a pas besoin de vos armes pour délivrer Jérusalem ; mais
il vous offre une occasion de faire pénitence et de montrer votre amour pour
lui. Ô mes frères ! combien d’avantages l’Église chrétienne n’a-t-elle
pas déjà retirés de tous les fléaux qui font désolée et qui la désolent
encore ! Que de crimes expiés par le repentir ! Que de vertus se
raniment au feu de la charité ! Que de conversions faites parmi les pécheurs,
à la voix gémissante de Jérusalem ! Bénissez donc l’ingénieuse miséricorde,
le généreux artifice de Jésus-Christ, qui cherche à toucher vos cœurs, à
séduire votre piété, et veut devoir à ses disciples égarés une victoire qu’il
tient dans sa main toute puissante. » Le pape
compare ensuite Jésus-Christ, banni de son héritage, à un des rois de la
terre qui serait chassé de ses États : « Quels sont les vassaux,
ajoutait-il, qui n’exposeront pas leur fortune et leur vie pour faire rentrer
leur souverain dans son royaume ? Ceux des sujets et des serviteurs du
monarque qui n’auront rien fait pour sa cause, ne doivent-ils pas être rangés
parmi les rebelles et subir la peine réservée à la révolte et à la trahison ?
C’est ainsi que Jésus-Christ traitera ceux qui resteront indifférents à ses
outrages et ne prendront point les armes pour combattre ses ennemis. » Pour
relever les espérances et le courage des chrétiens, le saint-père terminait
son exhortation aux fidèles, en disant : « la puissance de Mahomet
touche à sa fin ; car cette puissance n’est autre chose que la bête de
l’Apocalypse, qui ne doit pas passer le nombre de six cent soixante-six
années, et déjà six siècles « sont accomplis. » Ces dernières paroles du pape
étaient appuyées sur des prédictions populaires qui se répandaient dans
l’Occident et faisaient croire à la destruction prochaine des musulmans. Comme
on l’avait vu dans les autres croisades, le souverain pontife promettait à
tous ceux qui prendraient les armes contre les infidèles la rémission des
péchés et la protection spéciale de l’Église. Dans une occasion si
importante, le chef des chrétiens ouvrait le trésor des miséricordes divines
à tous les fidèles, en proportion de leur zèle et de leurs libéralités. Tous
les prélats et les ecclésiastiques, les habitants des villes et des
campagnes, étaient invités à fournir un certain nombre de guerriers et à les
entretenir pendant trois ans selon leurs facultés. Le pape exhortait les
princes et les seigneurs qui ne prendraient pas la croix à seconder le zèle
des croisés par tous les moyens en leur pouvoir ; le chef de l’Église
demandait à tous les fidèles leurs prières, aux riches des aumônes et des
tributs, aux chevaliers l’exemple du courage, aux villes maritimes des
vaisseaux ; il s’engageait lui-même à faire les plus grands sacrifices. Des
processions devaient être faites chaque mois dans toutes les paroisses afin
d’obtenir les bénédictions du ciel ; tous les efforts, tous les vœux, toutes
les pensées des chrétiens, devaient se porter vers l’objet de la guerre
sainte. Pour que rien ne pût détourner les fidèles de l’expédition contre les
Turcs, le Saint-Siège révoquait les indulgences accordées à ceux qui
abandonnaient leurs foyers pour aller combattre les Albigeois en Languedoc,
et les Maures au-delà des Pyrénées. On voit
que le souverain pontife ne négligeait rien pour assurer le succès de la
sainte entreprise. Un historien moderne remarque avec raison qu’il employa
tous les moyens, même ceux qui ne devaient pas réussir ; car il
écrivit à Malek-Adhel, sultan de Damas et du Caire, pour le faire entrer dans
ses desseins. « Le prophète Daniel nous apprend, disait le pape au
prince musulman, qu’il y a au ciel un Dieu qui révèle les mystères, change
les temps, transporte les royaumes, et que le Très-Haut donne l’empire à qui
il veut. Il a permis que le pays de Jérusalem fût livré à votre frère
Saladin, bien moins à cause de sa valeur qu’en punition des péchés du peuple
chrétien. Maintenant, ramenés à Dieu, nous espérons qu’il aura pitié de nous
; car, selon le prophète, la miséricorde succède toujours à la divine colère.
C’est pourquoi, voulant l’imiter, lui qui a dit dans son Evangile : apprenez
de moi que je suis doux et humble de cœur, nous prions humblement Votre
Grandeur d’empêcher que désormais la possession de la terre sainte
n’occasionne l’effusion du sang humain ; suivez notre salutaire conseil :
rendez cette terre pour la conservation de laquelle vous auriez plus de peine
que de profit. Après cette restitution, nous nous renverrons mutuellement nos
prisonniers, et nous oublierons nos réciproques injures. » Ce
n’était pas la première fois que le chef de l’Eglise adressait des prières et
des avertissements aux puissances musulmanes. Deux ans auparavant il avait
écrit au prince d’Alep, fils de Saladin, Malek-Daher-Gaist-Eddin-Gazi, dans
l’espoir qu’il le ramènerait à la vérité évangélique et qu’il en ferait un
fidèle auxiliaire des chrétiens. Toutes ces tentatives, qui n’aboutirent à
rien, prouvent assez que le pape ne connaissait point l’esprit et le
caractère des musulmans. Le souverain pontife ne fut pas plus heureux
lorsque, dans ses lettres, il engagea le patriarche de Jérusalem à faire tous
ses efforts pour arrêter les progrès de la licence et de la corruption parmi
les chrétiens de la Palestine. Les chrétiens de la Syrie ne changèrent point
leurs mœurs, et toutes les passions continuèrent à régner au milieu d’eux.
Les musulmans fortifièrent Jérusalem, qu’on leur demandait, et ne songèrent
qu’à prendre les armes pour résister aux ennemis de l’islamisme. Rien
n’égalait l’ardeur et l’activité du souverain pontife. L’histoire peut à
peine le suivre cherchant partout des ennemis aux musulmans et s’adressant
tour à tour au patriarche d’Alexandrie, à celui d’Antioche, à tous les
princes de l’Arménie et de la Syrie. Ses regards embrassaient à la fois
l’Orient et l’Occident. Ses lettres et ses ambassadeurs allaient sans cesse
remuer l’Europe et l’Asie. Innocent envoya la convocation pour le concile et
la bulle de la croisade dans toutes les provinces de la chrétienté, et ses
exhortations apostoliques retentirent depuis les bords du Danube et de la
Vistule jusqu’aux rives du Tage et de la Tamise. [1214.]
Des commissaires furent choisis pour faire connaître à tous les chrétiens les
décisions du Saint-Siège ; ils avaient la mission de prêcher la guerre sainte
et la réforme des mœurs, d’invoquer à la fois les lumières des docteurs et le
courage des guerriers. Dans plusieurs provinces, la mission de prêcher la
croisade fut confiée à des évêques ; le cardinal Pierre Robert de Courçon,
qui se trouvait alors en France comme légat du pape, reçut de grands pouvoirs
du Saint-Siège, et parcourut le royaume en exhortant les chrétiens à prendre
la croix et les armes. Le
cardinal de Courçon, Anglais d’origine, avait étudié à l’université de Paris,
et s’était lié dès lors avec Lothaire, qui devint pape sous le nom d’Innocent
III. Il fut dans sa jeunesse le disciple de Foulques de Neuilly, et s’était
fait une grande renommée par son éloquence. Partout la multitude accourait
pour entendre un orateur célèbre dans l’art de la parole, et revêtu de tout
l’éclat de la puissance romaine. « Le légat, dit Fleury, avait le
pouvoir de régler tout ce qui concernait les tournois, et ce qui paraîtra
plus singulier, la faculté d’accorder une certaine indulgence à ceux qui
assistaient aux sermons dans lesquels il prêchait la croisade. » Fidèle
à l’esprit de la religion de Jésus-Christ, le cardinal de Courçon donna la
croix à tous les chrétiens qui la demandaient, sans songer que les femmes,
les enfants, les vieillards, les sourds, les aveugles, les boiteux, ne
pouvaient faire la guerre aux musulmans, et qu’on ne forme point une armée
comme l’Évangile compose le festin du père de famille. Aussi cette liberté
d’entrer dans la sainte milice, accordée sans distinction et sans choix, ne
fit que scandaliser les chevaliers et les barons et refroidir le zèle des
guerriers. Parmi
les orateurs que le pape avait associés au cardinal de Courçon, on remarquait
Jacques de Vitri, que l’Église plaçait déjà au rang de ses plus célèbres
docteurs. Tandis qu’il prêchait la croisade dans les différentes provinces de
France, la renommée de ses talents et de ses vertus s’était répandue jusqu’en
Orient. Les chanoines de Ptolémaïs l’avaient demandé au pape pour leur
pasteur et leur évêque. Les vœux des chrétiens de la Palestine ne tardèrent
pas à être remplis ; Jacques de Vitri, après avoir excité les guerriers de
l’Occident à prendre les armes, fut dans la suite témoin de leurs travaux, et
les raconta dans une histoire qui est parvenue jusqu’à nous. Les
prédications de la guerre sainte réveillèrent la charité des fidèles.
Philippe-Auguste abandonna le quarantième de ses revenus domaniaux pour les
dépenses de la croisade ; un grand nombre de seigneurs et de prélats
suivirent l’exemple du roi de France. Comme des troncs avaient été placés
dans toutes les églises pour recevoir les aumônes des fidèles, ces aumônes
mirent des sommes immenses entre les mains du cardinal de Courçon, qui fut
accusé d’avoir détourné les dons offerts à Jésus-Christ. Ces accusations
furent d’autant mieux accueillies que le légat du pape exerçait, au nom du
Saint-Siège, une autorité qui déplaisait au monarque et aux peuples du
royaume. Le cardinal, sans l’approbation du roi, levait des tributs, enrôlait
des guerriers, abolissait des dettes, prodiguait les peines et les
récompenses, usurpait, en un mot, toutes les prérogatives de la souveraineté.
L’exercice d’un aussi grand pouvoir portait le trouble dans les provinces.
Pour prévenir les désordres, Philippe-Auguste crut devoir faire un règlement
qui statuait, jusqu’au concile œcuménique, sur le sort personnel des croisés,
et sur les exemptions et les privilèges dont ils devaient jouir. Tandis
que le cardinal de Courçon continuait à prêcher la croisade dans les
différentes provinces de France, l’archevêque de Cantorbéry exhortait aussi
les peuples d’Angleterre à prendre les armes contre les infidèles. Depuis
longtemps le royaume d’Angleterre était troublé par l’opposition violente des
communes, des barons et même du clergé, qui avaient profité des
excommunications lancées par le pape contre le roi Jean pour obtenir la
confirmation de leurs libertés. Le monarque anglais, en souscrivant aux conditions
qui lui étaient faites, avait cédé à la nécessité et à la force, bien plus
qu’à sa propre inclination ; il voulut revenir sur ce qu’il avait accordé,
et, pour mettre sa couronne sous la protection de l’Église, il prit la croix
et fit serment d’aller combattre les Turcs. Le souverain pontife crut à la
soumission et aux promesses du roi d’Angleterre. Après avoir prêché une
croisade contre ce prince, qu’il accusait d’être l’ennemi de l’Eglise, il
employa poulie défendre toute l’autorité du Saint-Siège et toutes les foudres
de la religion. Le roi
Jean, en prenant la croix, n’avait d’autre intention que de tromper le pape
et d’obtenir la protection de l’Église ; le signe des croisés n’était pour
lui qu’un moyen de conserver sa puissance : politique fausse et mensongère
qui n’accrut point son autorité et contribua sans doute à affaiblir dans
l’esprit des peuples l’enthousiasme de la guerre sainte. Les barons
d’Angleterre, excommuniés à leur tour par le Saint-Siège, s’occupèrent de
défendre leurs libertés, et n’écoutèrent point les saints orateurs qui les
appelaient à combattre en Asie. L’empire
d’Allemagne n’était pas moins troublé que le royaume d’Angleterre. Othon de
Saxe, après avoir été, pendant dix ans, l’objet de toutes les prédilections
du Saint-Siège, s’attira tout à coup la haine implacable d’Innocent, pour
avoir porté une vue ambitieuse sur quelques domaines de l’Église et sur le
royaume de Naples et de Sicile. Non-seulement il fut excommunié, mais les
villes mêmes qui lui restaient fidèles furent frappées de l’excommunication
et de l’interdit. Le souverain pontife opposa Frédéric II, fils de Henri VI,
à Othon, comme il avait opposé Othon à Philippe de Souabe. L’Allemagne et
l’Italie furent remplies d’agitation et de troubles. Frédéric, qui fut alors
couronné roi des Romains à Aix-la-Chapelle, prit la croix, conduit par un
sentiment de reconnaissance et dans l’espoir de conserver l’appui du
Saint-Siège pour parvenir au trône impérial. Cependant,
Othon ne négligeait rien pour conserver l’empire et pour résister aux
entreprises et aux poursuites de la cour de Rome. Il fit la guerre au pape,
et s’allia à tous les ennemis de Philippe-Auguste, qui s’était déclaré pour
Frédéric. Une ligue formidable, dans laquelle étaient entrés le roi
d’Angleterre, les comtes de Flandre, de Hollande, de Boulogne, menaçait la
France d’une invasion. La capitale et les provinces du royaume étaient déjà
partagées entre les chefs de la ligue, lorsque Philippe remporta la victoire
de Bouvines. Cette victoire mémorable sauva l’indépendance et l’honneur de la
monarchie française, et rendit la paix à l’Europe. Othon, vaincu, perdit ses
alliés, et succomba sous les foudres de l’Église. Le
moment était venu où le concile convoqué par le pape devait se réunir. De
toutes les parties de l’Europe, les ecclésiastiques, les seigneurs, les
princes et leurs ambassadeurs, se rendirent dans la capitale du monde
chrétien. On vit alors arriver à Rome les députés d’Antioche et d’Alexandrie,
les patriarches de Constantinople et de Jérusalem, qui venaient implorer
l’appui des peuples de la chrétienté ; les ambassadeurs de Frédéric, de
Philippe-Auguste, des rois d’Angleterre et de Hongrie, venaient, au nom de
leurs souverains, prendre place dans le concile. Cette assemblée, qui
représentait l’Église universelle et dans laquelle on comptait près de cinq
cents évêques et archevêques, plus de cent abbés et prélats venus de toutes
les provinces de l’Orient et de l’Occident, se réunit dans l’église de
Latran, et fut présidée par le souverain pontife. Innocent fit l’ouverture du
concile par un sermon dans lequel il déplora les erreurs de son siècle et les
malheurs de l’Église. Après avoir exhorté le clergé et les fidèles à
sanctifier par leurs mœurs les mesures qu’on allait prendre contre les
hérétiques et les Turcs, il représenta Jérusalem couverte de deuil, montrant
les fers de sa captivité et faisant parler tous ses prophètes pour toucher le
cœur des chrétiens. « Ô
vous, qui passez dans les chemins, disait Jérusalem par la bouche du pontife,
regardez et voyez si jamais il y eut une douleur semblable à la mienne !
Accourez donc tous, ô vous qui me chérissez, pour me délivrer de l’excès de
mes misères ! Moi, qui étais la reine de toutes les nations, je suis
maintenant asservie au tribut ; moi, qui étais remplie de peuple, je suis
restée presque seule. Les chemins de Sion sont en deuil, parce que personne
ne vient à mes solennités. Mes ennemis ont écrasé ma tête ; tous les lieux
saints sont profanés ; le saint sépulcre, naguère si rempli d’éclat, est
maintenant couvert d’opprobre ; on adore le fils de la perdition et de
l’enfer là où les fidèles adoraient le fils de Dieu. Les enfants de
l’étranger m’accablent d’outrages, et, montrant la croix de Jésus, ils me
disent : Tu as mis toute ta confiance dans un bois vil ; nous verrons si ce
bois te sauvera au jour du danger. » Innocent,
après avoir fait parler ainsi Jérusalem, conjurait les fidèles de prendre
pitié de ses maux et de s’armer pour sa délivrance. Il terminait son
exhortation par ces paroles, où respiraient sa douleur et son zèle ardent : «
Mes chers frères, je me livre tout entier à vous ; si vous le jugez à propos,
je promets d’aller en personne chez les rois, les princes et les peuples ;
vous verrez si, par la force de mes cris et de mes prières, je pourrai les
exciter à combattre pour le Seigneur, à venger l’injure du crucifié, que nos
péchés ont banni de cette terre arrosée de sang et sanctifiée par le mystère
de notre rédemption. » Le
discours du pontife fut écouté dans un silence religieux ; mais, comme
Innocent y parlait de plusieurs objets à la fois et que ses paroles étaient
remplies d’allégories, il n’enflamma point l’enthousiasme de l’assemblée. Les
pères du concile ne paraissaient pas moins frappés des abus qui
s’introduisaient dans l’Église que des revers des chrétiens en Orient ; mais
l’assemblée s’occupa d’abord des moyens de réformer la discipline
ecclésiastique et d’arrêter les progrès de l’hérésie. Dans
une déclaration de foi, le concile exposa la doctrine des chrétiens, et leur
rappela le symbole de la croyance évangélique. Il opposa la vérité à
l’erreur, la persuasion à la violence, les vertus de l’Évangile aux passions
des sectaires et des novateurs. Heureuse alors l’Église chrétienne, si le
pape eût suivi cet exemple de modération, et si, en défendant les droits de
la religion, il n’eût pas méconnu les droits des souverains ! Par une
décision apostolique, proclamée au milieu du concile, Innocent déposa le
comte de Toulouse, qu’on regardait comme le protecteur de l’hérésie, et donna
ses États à Simon de Montfort, qui avait combattu les Albigeois. Innocent
ne pouvait pardonner au comte de Toulouse d’avoir excité une guerre qui avait
troublé la chrétienté et suspendu l’exécution de ses desseins pour la
croisade d’outre-mer. La politique violente du souverain pontife avait pour
but d’effrayer les hérétiques et d’encourager tous les chrétiens à prendre
les armes pour la cause de Jésus-Christ et celle de son vicaire sur la terre. Après
avoir condamné les erreurs nouvelles et prononcé les anathèmes de l’Église
contre tous ceux qui s’écartaient de la foi, le souverain pontife et les
pères du concile s’occupèrent du sort des chrétiens en Orient et des moyens
de secourir promptement la terre sainte. Toutes les dispositions exprimées
dans la bulle de convocation furent confirmées. On arrêta que les
ecclésiastiques paieraient, pour les dépenses de la croisade, le vingtième de
leurs revenus, le pape et les cardinaux le dixième, et qu’il y aurait une
trêve de quatre ans entre tous les princes chrétiens. Le concile lança les
foudres de l’excommunication contre les pirates qui troublaient la marche des
pèlerins, et contre tous ceux qui fourniraient des vivres et des armes aux
infidèles. Le souverain pontife promit de diriger les préparatifs de la
guerre, de fournir trois mille marcs d’argent et d’armer à ses frais
plusieurs vaisseaux pour le transport des croisés. Les
décisions du concile et les discours du pape firent une profonde impression
sur l’esprit des chrétiens. Tous les prédicateurs de la guerre sainte étaient
formellement invités à rappeler les fidèles à la pénitence, à interdire les
danses, les tournois, les jeux publics ; à réformer les mœurs, à faire
revivre dans tous les cœurs l’amour de la religion et de la vertu. Ils
devaient, à l’exemple du souverain pontife, faire retentir les plaintes de
Jérusalem dans les palais des princes et solliciter les monarques et les
grands de prendre la croix, afin que le peuple fût entraîné par leur exemple. Les
décrets sur la guerre sainte furent proclamés dans toutes les églises de
l’Occident. Dans plusieurs provinces, et surtout dans le nord de l’Europe, on
revit les prodiges, les apparitions miraculeuses qui avaient excité
l’enthousiasme des chrétiens à l’époque des premières croisades ; des croix
lumineuses parurent dans le ciel, et firent croire aux habitants de Cologne
et des villes voisines du Rhin que Dieu favorisait la sainte entreprise, et
que la puissance divine promettait aux armes des croisés la défaite et la
ruine des infidèles. Les
saints orateurs redoublèrent d’ardeur et de zèle pour engager les fidèles à
prendre part à la guerre sainte. Partout la chaire évangélique retentissait
d’imprécations contre les musulmans ; partout on répétait ces paroles de
Jésus-Christ : Je suis venu pour établir la guerre. Les prélats, les évêques,
tous les pasteurs, n’avaient plus d’éloquence que pour appeler aux armes les
guerriers chrétiens. La voix des orateurs ne fut point la seule qui se fit
entendre : la poésie elle-même, qui venait de renaître dans nos provinces
méridionales, choisit les saintes expéditions pour le sujet de ses chants, et
la muse profane des troubadours mêla ses accents à ceux de l’éloquence
sacrée. Les Pierre d'Auvergne, les Ponce de Capdeuil, les Folquet de Romans,
cessèrent de chanter l’amour des dames et la courtoisie des chevaliers, pour
célébrer dans leurs vers les souffrances de Jésus-Christ et la captivité de
Jérusalem. « Il est venu le temps, disaient-ils, où l’on verra quels sont les
« hommes dignes de servir l’Éternel. Dieu appelle aujourd’hui les vaillants
et les preux. Ceux-là seront à jamais les siens, qui, sachant souffrir pour
leur foi, se dévouer et combattre pour leur Dieu, se montreront pleins de
franchise et de générosité, de loyauté et de bravoure ; qu’ils restent ici
ceux qui aiment la vie, ceux qui aiment l’or. Dieu ne veut que les bons et
les braves ; il veut aujourd’hui que ses fidèles serviteurs fassent leur
salut par de hauts faits d’armes et que la gloire des combats leur ouvre les
portes du ciel. » Un des chantres de la guerre sainte célébrait dans ses vers
le zèle, la prudence, le courage du chef de l’Église ; et, pour déterminer
les fidèles à prendre la croix, il leur disait : Nous avons un guide sûr et
valeureux, le souverain pontife innocent. On
espérait alors voir le père des chrétiens conduire lui-même les croisés et
sanctifier par sa présence l’expédition d’outre-mer. Le pape, dans le concile
de Latran, avait exprimé le désir de prendre la croix et d’aller en personne
se mettre en possession de l’héritage de Jésus-Christ ; mais l’état où se
trouvait l’Europe, les progrès de l’hérésie, et sans doute aussi les conseils
des évêques et des cardinaux, l’empêchèrent d’accomplir son dessein. Des
germes de division subsistant entre plusieurs États de l’Europe, et ces
discordes pouvant nuire aux succès de la guerre sainte, le pape Innocent
envoya partout des députés conciliateurs et des anges de paix ; il se
transporta lui-même en Toscane pour apaiser les discordes élevées entre les
Pisans et les Génois. Ses exhortations avaient réuni tous les cœurs ; à sa
voix, les ennemis les plus implacables juraient d’oublier leurs querelles
pour combattre les musulmans ; ses vœux les plus ardents allaient être
remplis, et tout l’Occident, docile à ses volontés souveraines, était prêt à
s’ébranler, pour se précipiter sur l’Asie, lorsqu’il tomba malade et mourut à
Pérouse, au mois de juillet de l’année 1216, laissant à ses successeurs le
soin et l’honneur d’achever une si grande entreprise. Comme
tous les hommes qui ont exercé une grande puissance au milieu des orages
politiques, Innocent, après sa mort, fut blâmé et loué tour à tour avec
l’exagération de l’amour et de la haine. Les uns disaient qu’il avait été
rappelé par la Jérusalem céleste et que Dieu voulait récompenser son zèle
pour la délivrance des saints lieux. Les autres eurent recours à de
miraculeuses apparitions, et firent parler les saints pour condamner sa
mémoire : tantôt on l’avait vu poursuivi par un dragon qui demandait justice
contre lui ; tantôt il s’était montré environné des flammes du purgatoire.
L’Europe fut sans cesse troublée sous son pontificat : il n’était point de
royaume sur lequel la colère du pontife n’eût éclaté. Tant d’excès, tant de
malheurs avaient aigri l’esprit des peuples, et l’on dut prendre quelque
plaisir à croire que le vicaire de Jésus-Christ sur la terre allait être puni
dans une autre vie. Innocent était cependant irréprochable dans ses mœurs ;
il avait d’abord montré quelque modération ; il aimait la vérité et la
justice ; mais l’état malheureux où se trouvait l’Église, les obstacles de
toute espèce qu’il rencontra dans son gouvernement spirituel, irritèrent son
caractère et le jetèrent dans tous les excès d’une politique violente. A la
fin, ne gardant plus aucun ménagement, il en vint jusqu’à prononcer ces
paroles terribles : glaive, glaive, sors du fourreau, et aiguise-toi pour
tuer. Comme il avait voulu trop entreprendre, il laissa de grands embarras à
ceux qui devaient lui succéder : telle était la situation où sa politique
avait placé le Saint-Siège, que ses successeurs furent obligés de suivre ses
maximes et d’achever le bien et le mal qu’il avait commencé. Désormais
l’histoire des croisades sera sans cesse interrompue par les querelles des papes
et des princes, et nous ne suivrons plus les pèlerins dans la terre sainte
qu’au bruit des foudres lancées par les chefs de l’Église. Censius
Savelli, cardinal de Sainte-Luce, fut choisi par le conclave pour succéder à
Innocent, et gouverna l’Église sous le nom d’Honoré III. Le lendemain de son
couronnement, le nouveau pape écrivit au roi de Jérusalem pour lui annoncer
son élévation et ranimer l’espérance des chrétiens de Syrie. « Que la mort
d’Innocent, disait-il, ne vous abatte point le courage : quoique je sois loin
d’égaler son mérite, je montrerai le même zèle pour délivrer la terre sainte,
et je ferai tous mes efforts pour vous secourir quand le temps sera venu. »
Une lettre du pontife, adressée à tous les évêques, les exhorta à poursuivre
la prédication de la croisade. Pour
assurer le succès de l’expédition d’Orient, Innocent avait d’abord cherché à
rétablir la paix en Europe : la nécessité où se trouvaient alors les papes de
rappeler les peuples à la concorde, était sans doute un des plus grands
bienfaits des guerres saintes. Honoré suivit l’exemple de son prédécesseur,
et voulut calmer toutes les discordes, même celles qui devaient leur origine
aux prétentions de la cour de Rome. Louis VIII, fils de Philippe-Auguste, à
la sollicitation du Saint-Siège, avait pris les armes contre l’Angleterre, et
ne renonçait point au projet d’envahir un royaume longtemps accablé par les
foudres de l’Église. Le souverain pontife s’abaissa jusqu’aux supplications,
pour désarmer le redoutable ennemi du monarque anglais. Il espérait que l’Angleterre
et la France, après avoir suspendu les hostilités, réuniraient leurs efforts
pour la délivrance des saints lieux : ses espérances ne furent point
remplies. Henri III, monté sur le trône d’Angleterre après la mort du roi
Jean, prit la croix pour s’attirer la faveur du souverain pontife ; mais il
ne songea point à quitter son royaume. Le roi de France, toujours occupé de
la guerre des Albigeois, et peut-être aussi des secrets desseins de son
ambition, se contenta de montrer un grand respect pour l’autorité du
Saint-Siège, et ne prit aucune part à la croisade. La
plupart des évêques et des prélats du royaume, à qui le souverain pontife
avait recommandé de donner l’exemple du dévouement, montrèrent en cette
occasion plus d’empressement et de zèle que les barons et les chevaliers : un
grand nombre d’entre eux prirent la croix et se disposèrent à partir pour
l’Orient. Frédéric, qui devait la couronne impériale à la protection de
l’Eglise, renouvela dans deux assemblées solennelles le serment de faire la
guerre aux musulmans. L’exemple et les promesses de l’empereur, quoiqu’on pût
douter de leur sincérité, entraînèrent les princes et les peuples de
l’Allemagne : les habitants des bords du Rhin, ceux de la Frise, de la
Bavière, de la Saxe, de la Norvège ; les ducs d’Autriche, de Moravie, de
Brabant, de Limbourg ; les comtes de Juliers, de Hollande, de Wit, de Loos ;
l’archevêque de Mayence, les évêques de Bamberg, de Passau, de Strasbourg, de
Munster, d’Utrecht, se rangèrent à l’envi sous les bannières de la croix, et
se préparèrent à quitter l’Occident pour se rendre en Asie. Parmi
les princes qui jurèrent de traverser la mer pour combattre les musulmans, on
remarquait André H, roi de Hongrie. Bela, père du monarque hongrois, avait
fait le vœu d’aller dans la terre sainte, et, n’ayant pu entreprendre le
saint pèlerinage, il avait, au lit de mort, fait jurer à son fils de remplir
son serment. André, après avoir pris la croix, fut longtemps retenu dans ses
États par des troubles que son ambition avait fait naître et qu’il ne sut
point apaiser. Gertrude, qu’il avait épousée avant la cinquième croisade,
arma contre elle la cour et la noblesse par son orgueil et ses intrigues.
Cette princesse impérieuse fit aux grands du royaume de si sanglants
outrages, elle leur inspira une haine si violente, qu’on forma des complots
contre sa vie et qu’elle trouva des meurtriers dans sa propre cour. Des
désordres, des malheurs sans nombre, suivirent cet attentat, et le plus grand
de tous fut sans doute l’impunité des coupables. En de
pareilles circonstances, la politique faisait peut-être un devoir au roi de
Hongrie de rester dans ses États ; mais le spectacle de tant de crimes
impunis effraya sans doute sa faiblesse, et lui inspira le désir de
s’éloigner d’une cour remplie de ses ennemis. Comme sa mère Marguerite, la
veuve de Bela, il croyait trouver aux lieux consacrés par les souffrances de
Jésus-Christ un asile contre les chagrins qui poursuivaient sa vie. Le
monarque hongrois pouvait penser aussi que le saint pèlerinage le ferait
respecter de ses sujets, et que l’Église, toujours armée en faveur des
princes croisés, défendrait mieux que lui-même les droits de sa couronne. Il
résolut enfin de remplir le vœu qu’il avait fait devant son père mourant, et
s’occupa des préparatifs de son départ pour la Syrie. André
régnait alors sur un vaste royaume : la Hongrie, la Dalmatie, la Croatie, la
Bosnie, la Galicie et la province de Lodomérie, obéissaient à ses lois et lui
payaient des tributs. Dans toutes ces provinces, naguère ennemies des
chrétiens, on prêcha la croisade. Des peuplades errantes dans les forêts
entendirent les plaintes de Sion, et jurèrent de combattre les infidèles.
Parmi les peuples de Hongrie qui, un siècle auparavant, avaient été la
terreur des compagnons de Pierre l’Ermite, une foule de guerriers
s’empressèrent de prendre la croix, et promirent de suivre leur monarque à la
terre sainte. Dans
tous les ports de la Baltique, de l’Océan et de la Méditerranée, on équipait
des vaisseaux et des flottes pour le transport des croisés. Dans le même
temps une autre croisade était prêchée contre les habitants de la Prusse,
restés dans les ténèbres de l’idolâtrie. La Pologne, la Saxe, la Norvège, la
Livonie, armaient leurs guerriers pour renverser sur les rives de l’Oder et
de la Vistule les idoles du paganisme, tandis que les autres nations de
l’Occident se préparaient à faire la guerre aux musulmans dans les pays de
Judée et de Syrie. Les
peuples encore sauvages de la Prusse, séparés par leur croyance et leurs
usages des autres peuples de l’Europe, offraient alors au milieu de la
chrétienté une image vivante de l’antiquité païenne et de la superstition des
vieilles nations du Nord. Leur caractère et leurs mœurs méritent de fixer
l’attention de l’historien et celle des lecteurs, fatigués peut-être de voir
toujours sous leurs yeux le tableau des prédications de la guerre sainte et
des expéditions lointaines des croisés. On a
beaucoup discuté sur l’origine des anciens peuples de la Prusse ; nous
n’avons sur ce point que des conjectures et des systèmes. Les Prussiens
avaient l’extérieur semblable à celui des Germains : les yeux bleus, le
regard vif, les joues merveilles, une taille élevée, le corps robuste, la
chevelure blonde. Cette ressemblance avec les autres Allemands était produite
par le climat, et non par le mélange des nations. Les habitants de la Prusse
avaient plus de rapport avec les Lithuaniens, dont ils parlaient la langue et
qu’ils imitaient dans leurs vêtements. Ils se nourrissaient de la chasse, de
la pêche, de la chair des troupeaux ; l’agriculture ne leur était point
connue ; les cavales leur fournissaient du lait, les brebis de la laine, les
abeilles du miel ; dans les relations du commerce, ils faisaient peu de cas
de l’argent ; apprêter du lin et du cuir, tendre des pierres, aiguiser des
armes, façonner l’ambre jaune, c’était là toute leur industrie. Ils
marquaient le temps par des nœuds sur des courroies, et les heures par les
mots de crépuscule, de lueur, d'aurore, de lever du soleil, de soir, de
premier sommeil, etc. ; l’apparition des pléiades les dirigeait dans leurs
travaux. Les
mois de l’année portaient les noms des productions de la terre et des objets
qui s’offraient à leurs yeux dans chaque saison : ils avaient le mois des
corneilles, le mois des pigeons, celui des coucous, des bouleaux verts, des
tilleuls, du blé, du départ des oiseaux, de la chute des feuilles, etc. Les
guerres, l’incendie des grandes forêts, les ouragans, les inondations,
formaient les principales époques de leur histoire. Le
peuple habitait des huttes bâties de terre ; les riches, des maisons
construites en bois de chêne ; la Prusse n’avait point de villes, quelques
châteaux forts s’élevaient sur les collines. Cette nation, encore sauvage,
reconnaissait des princes et des nobles ; celui qui avait vaincu les ennemis,
celui qui excellait à dompter les chevaux, parvenait à la noblesse. Les
seigneurs avaient droit de vie et de mort sur leurs vassaux. Les Prussiens ne
faisaient point la guerre pour conquérir un pays ennemi, mais pour défendre
leurs foyers et leurs dieux. Leurs armes étaient la lance et le javelot,
qu’ils maniaient avec beaucoup d’adresse. Les guerriers nommaient leur chef,
qui était béni parle grand prêtre. Avant d’aller au combat, les Prussiens
choisissaient un de leurs prisonniers de guerre, l’attachaient à un arbre et
le perçaient de flèches. Ils croyaient aux présages : l’aigle, le pigeon
blanc, le corbeau, la grue, l’outarde, promettaient la victoire ; le cerf, le
loup, le lynx, la souris, la vue d’un malade ou bien d’une vieille femme,
annonçaient des revers. En présentant leur main, ils offraient la paix ; pour
jurer les traités, ils posaient une main sur leur poitrine, et l’autre sur le
chêne sacré. Victorieux, ils jugeaient les prisonniers de guerre ; le plus
distingué d’entre les captifs, immolé aux dieux du pays, expirait sur un
bûcher. Au
milieu de leurs usages barbares, les sauvages habitants de la Prusse avaient
la réputation de respecter les lois de l’hospitalité : les étrangers, les
naufragés, étaient sûrs de trouver chez eux un asile et des secours.
Intrépides à la guerre, simples et doux au milieu de la paix, reconnaissants
et vindicatifs, respectant le malheur, ils avaient plus de vertus que de
vices, et n’étaient corrompus que par l’excès de leur superstition. Les
Prussiens croyaient à une autre vie. Ils appelaient l’enfer Pekla : des
chaînes, d’épaisses ténèbres, des eaux fétides, faisaient le supplice des
méchants. Dans les Champs-Élysées, qu’on appelait Rogus, de belles femmes,
des festins, une boisson choisie, des danses, des couches molles, de beaux
vêtements, étaient la récompense de la vertu. Dans un
lieu appelé Romové s’élevait un chêne verdoyant qui avait vu cent générations
et dont le tronc colossal renfermait trois images des dieux principaux ; le
feuillage dégouttait du sang des victimes immolées chaque jour : c’était là
que le grand prêtre avait établi sa demeure et rendait la justice. Les
prêtres seuls osaient approcher de ce lieu sacré ; le coupable s’en éloignait
en tremblant. Perkunas, dieu du tonnerre et du feu, était le premier parmi
les dieux des Prussiens : il avait le visage d’un homme courroucé, la barbe
crépue et la tête environnée de flammes. Le peuple appelait les éclats de la
foudre la marche et les pas de Perkunas. Près du bosquet de Romové, aux bords
d’une source sulfureuse, un feu éternel brûlait en l’honneur du dieu du
tonnerre. Auprès
de Perkunas, Potrimpus paraissait sous la forme d’un adolescent, portant une
couronne d’épis : on l’adorait comme le dieu des eaux et des fleuves ; il
préservait les hommes du fléau de la guerre et présidait aux plaisirs de la
paix. Par un étrange contraste, on offrait à celte divinité pacifique le sang
des animaux et des captifs égorgés au pied du chêne ; quelquefois on lui
sacrifiait des enfants. Les prêtres lui avaient consacré un serpent, symbole
de la fortune. Sous
l’ombrage de l’arbre sacré on voyait encore Pycollos, dieu des morts : il
avait la forme d’un vieillard les cheveux gris, les yeux gris, le visage pâle
et la tête enveloppée d’un drap mortuaire ; ses autels étaient des amas
d’ossements ; les divinités infernales obéissaient à ses lois ; il inspirait
la tristesse et la terreur. Une
quatrième divinité, Curko, dont l’image ornait les branches du chêne de
Romové, procurait aux hommes les choses nécessaires à la vie. Chaque année,
on renouvelait aux semailles d’automne son image, qui consistait en une peau
de chèvre élevée sur une perche de huit pieds et couronnée de gerbes de blé ;
pendant que la jeunesse entourait l’idole, le prêtre offrait sur une pierre
du miel, du lait et les fruits des champs. Les Prussiens célébraient en
l’honneur du même dieu plusieurs autres fêtes dans le printemps et dans
l’été. A la fête du printemps, qui avait lieu le 22 mars, on adressait à
Curko ces paroles : « C’est toi qui as chassé l’hiver et qui ramènes les
beaux jours ; par toi les jardins et les champs refleurissent ; par toi les
forêts et les bois reprennent leur verdure. » Les
habitants de la Prusse avaient une foule d’autres dieux qu’ils invoquaient
pour les troupeaux, pour les abeilles, pour les forêts, pour les eaux, les
moissons, le commerce, la paix des familles et le bonheur conjugal ; une
divinité aux cent yeux veillait sur le seuil des maisons ; un dieu gardait la
basse-cour, un autre l’étable ; le chasseur entendait bruire l’Esprit de la
forêt sur le sommet des arbres ; le marin se recommandait au dieu de la mer.
Laimelé était invoquée par la femme en couches, et filait la vie des hommes.
Des divinités tutélaires arrêtaient les incendies, faisaient découler la sève
du bouleau, gardaient les chemins, éveillaient avant l’aube les ouvriers et
les laboureurs. L’air, la terre et les eaux étaient peuplés de gnomes ou petits
dieux, de spectres, de lutins, qu’on nommait Arvans. Partout on croyait que
le chêne était un arbre cher aux dieux ; son ombrage offrait un asile contre
la violence des hommes et les coups du sort. Outre le chêne de Romové, les
Prussiens avaient plusieurs chênes qu’ils regardaient comme les sanctuaires
de leurs divinités. On consacrait aussi des tilleuls, des sapins, des
érables, des forêts entières ; on consacrait des fontaines, des lacs, des
montagnes ; on adorait des serpents, des hiboux, des cigognes et d’autres
animaux ; enfin, dans les contrées habitées par les Prussiens, toute la
nature était remplie de divinités, et, jusque dans le quatorzième siècle de
l’ère chrétienne, on pouvait dire d’un peuple de l’Europe ce que Bossuet dit
de l’ancien paganisme : Tout y était Dieu, excepté Dieu lui-même. Longtemps
avant les croisades, saint Adalbert avait quitté la Bohème sa patrie pour
parcourir les forêts de la Prusse et convertir les Prussiens au
christianisme. Son éloquence, sa modération, sa charité, ne purent désarmer
la fureur des prêtres de Perkunas : Adalbert mourut percé de flèches, et
reçut la palme du martyr. D’autres missionnaires eurent le même sort. Leur
sang s’éleva contre leurs meurtriers, et le bruit de leur mort, le récit des
cruautés d’un peuple barbare, allèrent partout solliciter la vengeance des
chrétiens du Nord. Chez tous les peuples voisins, on parlait sans cesse de
prendre les armes contre les idolâtres de la Prusse. Un abbé du monastère
d’Oliva, plus habile et surtout plus heureux que ses prédécesseurs, entreprit
la conversion des païens de l’Oder et de la Vistule, et parvint, avec le
secours du Saint-Siège, à former une croisade contre les adorateurs des faux
dieux. Un grand nombre de chrétiens prirent la croix, à la voix de Christian,
qui leur promit la vie éternelle s’ils succombaient dans les combats ; des
terres et des trésors, s’ils triomphaient des ennemis de Jésus-Christ.
Bientôt les chevaliers du Christ et les chevaliers de l’Epée, institués pour
combattre les païens de la Livonie ; les chevaliers teutoniques, qui, dans la
Palestine, rivalisaient de puissance et de gloire avec les deux ordres des
templiers et des hospitaliers, vinrent grossir les armées rassemblées pour
envahir la Prusse et convertir ses habitants. Cette guerre dura près de deux
siècles. Dans cette lutte sanglante, si la religion chrétienne inspira
quelquefois ses vertus aux combattants, le plus souvent les chefs de cette
longue croisade furent conduits par la vengeance, l’ambition et l’avarice.
Les chevaliers de l’ordre teutonique, qui portèrent presque toujours la
bravoure jusqu'à l'héroïsme, restèrent les maîtres du pays conquis par leurs
armes. Ces moines conquérants n’édifièrent jamais les vaincus ni par leur
modération ni par leur charité, et furent souvent accusés au tribunal du chef
de l’Eglise d'avoir converti les Prussiens, non pour en faire des serviteurs
de Jésus-Christ, mais pour augmenter le nombre de leurs sujets et de leurs
esclaves. Nous
n’avons parlé des peuples de la Prusse et de la guerre suscitée contre eux,
que pour faire connaître une nation et des usages presque ignorés des savants
modernes, et pour montrer combien l’ambition et la soif des conquêtes
pouvaient abuser de l’esprit des croisades ; nous nous hâtons de revenir à
l’expédition qui se préparait contre les musulmans. [1217.]
L’Allemagne regardait Frédéric II comme le chef de la guerre qu’on allait
faire en Asie ; mais le nouvel empereur, assis sur un trône longtemps ébranlé
par les guerres civiles, redoutant les entreprises des républiques d’Italie
et peut-être celles des papes ses protecteurs, crut devoir différer son
départ pour la Palestine. Cependant
le zèle des croisés n’était point ralenti, et, dans leur impatience, ils
jetèrent les yeux sur le roi de Hongrie pour les conduire dans la guerre
sainte. André, accompagné du duc de Bavière, du duc d’Autriche et des
seigneurs allemands qui avaient pris la croix, partit pour l’Orient à la tête
d’une nombreuse armée, et se rendit d’abord à Spalatro, où des vaisseaux de
Venise, de Zara, d’Ancône et des autres villes de l’Adriatique, attendaient
les croisés pour les transporter dans la Palestine. Dans
tous les pays qu’il traversa, le roi de Hongrie fut accompagné des
bénédictions du peuple. Lorsqu’il s’approcha de la ville de Spalatro, les
habitants et le clergé vinrent en procession au-devant de lui, et le
conduisirent dans leur principale église, où tous les fidèles rassemblés
invoquèrent la miséricorde du ciel pour les guerriers chrétiens. Peu de jours
après, la flotte des croisés sortit du port et fit voile pour l’île de
Chypre, où s’étaient rendus les députés du roi et du patriarche de Jérusalem,
des ordres du Temple, de Saint-Jean et des chevaliers teutoniques. Une
foule de croisés embarqués à Brindes, à Gênes et à Marseille, avaient précédé
le roi de Hongrie et son armée. Le roi de Chypre, Lusignan, et la plupart de
ses barons, entraînés par l’exemple de tant d’illustres princes, prirent la
croix et promirent de les accompagner dans la terre sainte. Bientôt tous les
croisés partirent ensemble du port de Limisso, et débarquèrent en triomphe à
Ptolémaïs. Un
historien arabe dit que, depuis le temps de Saladin, les chrétiens n’avaient
point eu d’armée aussi nombreuse dans la Syrie. Dans toutes les églises on
remercia le ciel du puissant secours qu’il envoyait à la terre sainte ; mais
la joie des chrétiens de la Palestine ne tarda pas à être troublée par la
difficulté de trouver des vivres pour une aussi grande multitude de pèlerins. Cette
année avait été stérile dans les plus riches contrées de la Syrie ; les
vaisseaux qui arrivaient d'Occident n’avaient apporté en Palestine que des
machines de guerre, des armes et des bagages. Bientôt la disette se fit
sentir parmi les croisés, et porta les soldats à la licence et au brigandage.
Les Bavarois commirent les plus grands désordres, pillèrent les maisons et
les monastères, dévastèrent les campagnes ; les chefs ne purent rétablir
l’ordre et la paix dans l’armée qu’en donnant le signal de la guerre contre
les Turcs ; et, pour sauver les terres et les maisons des chrétiens, ils
proposèrent à leurs soldats de ravager les campagnes et les villes des
infidèles. Toute
l’armée, commandée par les rois de Jérusalem, de Chypre et de Hongrie, alla
camper sur les bords du torrent de Cison. Le patriarche de la ville sainte,
pour frapper l’imagination des croisés et leur rappeler l’objet de leur
entreprise, se rendit au camp des chrétiens, portant une partie du bois de la
vraie croix qu’on prétendait avoir été sauvée à la bataille de Tibériade. Les
rois et les princes vinrent au-devant de lui les pieds nus, et reçurent avec
respect le signe de la rédemption. Cette cérémonie enflamma le zèle et
l’enthousiasme des croisés, qui ne songèrent plus qu’à combattre pour
Jésus-Christ. L’armée traversa le torrent, s’avança vers la vallée de
Jesraël, entre le mont Hermon et le mont Gelboé, sans rencontrer un ennemi.
Les chefs et les soldats se baignèrent dans les eaux du Jourdain, et
parcoururent les rives du lac de Génésareth. L'armée chrétienne marchait en
chantant des cantiques : la religion et ses souvenirs avaient ramené la
discipline et la paix parmi les soldats. Tout ce qu’ils voyaient autour d’eux
les remplissait d’une pieuse vénération pour la terre sainte. Dans cette
campagne, qui fut un véritable pèlerinage, ils firent un grand nombre de
prisonniers sans livrer de combats, et revinrent à Ptolémaïs chargés de
butin. A
l’époque de cette croisade, Malek-Adhel ne régnait plus ni sur la Syrie ni
sur l’Égypte. Après être monté sur le trône de Saladin par l’injustice et la
violence, il en était descendu volontairement. Vainqueur de tous les
obstacles et n’ayant plus de vœux à former, il sentait le vide des grandeurs
humaines, et quitta les rênes d’un empire que personne ne pouvait lui
disputer. Malek-Kamel, l’aîné de ses fils, était sultan du Caire ; Corradin,
son second fils, souverain de Damas. Ses autres fils avaient reçu en partage
les principautés de Bosra, de Baalbec, de la Mésopotamie, etc. Malek-Adhel,
libre des soins de l’empire, visitait tour à tour ses enfants, et maintenait
la paix au milieu d’eux. Il n’avait conservé de son pouvoir passé que
l’ascendant d’une grande renommée et d’une gloire acquise par de nombreux
exploits ; mais cet ascendant subjuguait les princes, le peuple et l’armée.
Dans les moments de péril, ses conseils étaient des lois ; les soldats le
regardaient comme leur chef, ses fils comme leur arbitre souverain, tous les
musulmans comme leur défenseur et leur appui. La
nouvelle croisade avait jeté l’épouvante parmi les infidèles. Malek-Adhel
calma leurs alarmes, en disant que les chrétiens seraient bientôt divisés, et
que leur formidable expédition ressemblait aux orages qui grondent sur le
Liban et qui se dissipent d’eux-mêmes. Ni les armées de Syrie ni les armées
d’Égypte ne parurent dans la Judée ; les croisés, rassemblés à Ptolémaïs,
s’étonnaient de n’avoir point d’ennemis à combattre. Les chefs de l’armée
chrétienne avaient résolu de porter leurs armes sur les bords du Nil ; mais
l’hiver, qui venait de commencer, ne permettait pas d’entreprendre une
expédition lointaine. Pour occuper les soldats, que l’oisiveté portait
toujours à la licence, on forma le projet d’attaquer la montagne du Thabor,
où s’étaient fortifiés les musulmans. Le mont
Thabor, si célèbre dans l’Ancien et le Nouveau Testament, s’élève comme un
dôme superbe à l’extrémité orientale de la belle et vaste plaine d’Esdrelon.
Le penchant de la montagne est couvert en été de fleurs, de verdure et
d’arbres odoriférants. De la cime du Thabor, qui forme un plateau d’un mille
d’étendue, on aperçoit le lac de Tibériade, la mer de Syrie, et la plupart
des lieux où Jésus-Christ opéra ses miracles. Une
église, qu’on devait à la piété de sainte Hélène, élevée au lieu même où le
Sauveur s’était transfiguré en présence de ses disciples, avait longtemps
attiré la foule des pèlerins. Deux monastères bâtis au sommet du Thabor
rappelèrent pendant plusieurs siècles la mémoire d’Élie et de Moïse, dont ils
portaient le nom ; mais, depuis le règne de Saladin, l’étendard de Mahomet
flottait sur cette montagne sainte. L’église de Sainte-Hélène, les monastères
d’Élie et de Moïse, avaient été démolis, et sur leurs ruines s’élevait une
forteresse d’où les musulmans menaçaient les établissements chrétiens. On ne
pouvait arriver sur le Thabor sans affronter mille dangers. Bien n’intimida
les guerriers chrétiens ; le patriarche de Jérusalem, qui marchait à la tête
des croisés, leur montrait le signe de la rédemption et les animait par son
exemple et ses discours. D’énormes pierres roulaient des hauteurs occupées
par les infidèles. L’ennemi faisait pleuvoir une grêle de javelots sur tous
les chemins qui conduisaient à la cime de la montagne. La valeur des soldats
de la croix brava tous les efforts des Turcs ; le roi de Jérusalem se signala
par des prodiges de bravoure, et tua de sa main deux émirs. Parvenus au
sommet du Thabor, les croisés dispersèrent les musulmans ; ils les
poursuivirent jusqu’aux portes de la forteresse : rien ne pouvait résister à
leurs armes. Mais tout à coup quelques-uns des chefs redoutèrent les
entreprises du prince de Damas, et la crainte d’une surprise agit d’autant
plus vivement sur les esprits, que personne n’avait rien prévu. Tandis que
les musulmans se retiraient pleins d’effroi derrière leurs remparts, une
terreur subite s’empara des vainqueurs ; les croisés renoncèrent à l’attaque
de la forteresse, et l’armée chrétienne se retira sans rien entreprendre,
comme si elle ne fût venue sur le mont Thabor que pour y contempler le lieu
consacré par la transfiguration du Sauveur. On ne
pourrait croire à cette fuite précipitée sans le témoignage des historiens
contemporains. Les anciennes chroniques, selon leur usage, ne manquent pas
d’expliquer par la trahison un événement qu’elles ne peuvent comprendre ; il
nous parait cependant plus naturel d’attribuer la retraite des croisés à
l’esprit de discorde et d’imprévoyance qu’ils portaient dans toutes leurs
expéditions. D’ailleurs il n’y a ni source ni fontaine sur le Thabor, et le
manque d’eau put empêcher les croisés d’entreprendre le siège de la
forteresse. Cette
retraite eut les suites les plus funestes. Tandis que les chefs se
reprochaient entre eux la honte de l’armée et la faute qu’ils avaient faite,
les chevaliers et les soldats étaient tombés dans le découragement. Le
patriarche de Jérusalem refusa de porter désormais devant les croisés la
croix de Jésus-Christ, dont la vue ne pouvait ranimer ni leur piété ni leur
courage. Les princes et les rois qui dirigeaient la croisade, voulant réparer
un revers si honteux avant de rentrer dans Ptolémaïs, conduisirent l’armée
vers la Phénicie. Dans cette nouvelle campagne aucun exploit ne signala leurs
armes. Comme on était en hiver, un grand nombre de soldats surpris par le
froid restèrent abandonnés sur les chemins ; d’autres tombèrent entre les
mains des Arabes bédouins. La veille de Noël, les croisés, qui campaient
entre Tyr et Sarepta, furent surpris par une violente tempête : les vents, la
pluie, la grêle, les tourbillons, les coups redoublés du tonnerre, tuèrent
leurs chevaux, enlevèrent leurs lentes, dispersèrent leurs bagages. Ce
désastre acheva de les décourager, et leur fit croire que le ciel leur
refusait son appui. Comme
ils manquaient de vivres et que toute l’armée ne pouvait subsister dans le
même lieu, ils résolurent de se séparer en quatre corps différents jusqu’à la
fin de l’hiver. Celte séparation, qui se fit au milieu de plaintes mutuelles,
parut être l’ouvrage de la discorde bien plus que celui de la nécessité. Le
roi de Jérusalem, le duc d’Autriche, le grand maître de Saint-Jean, allèrent
camper dans les plaines de Césarée ; le roi de Hongrie, le roi de Chypre,
Raymond, fils du prince d’Antioche, se retirèrent à Tripoli. Le grand maître
du Temple, celui des chevaliers teutoniques, André d’Avesnes avec les croisés
flamands, allèrent fortifier un château bâti au pied du mont Carmel ; les
autres croisés se retirèrent à Ptolémaïs avec le dessein de retourner en Europe. Le roi
de Chypre tomba malade, et mourut lorsqu’il était sur le point de retourner
dans son royaume. Le roi de Hongrie était découragé, et commençait à
désespérer du succès d’une guerre aussi malheureusement commencée. Ce prince,
après un séjour de trois mois dans la Palestine, crut que son vœu était
accompli, et résolut tout à coup de retourner dans ses États. L’Occident
avait été surpris sans doute de voir André abandonner son royaume, déchiré
par les factions, pour se rendre dans la Syrie : on ne s’étonna pas moins en
Orient de voir ce prince abandonner la Palestine, sans avoir rien fait pour
la délivrance des saints lieux. Le patriarche de Jérusalem accusa son
inconstance, et s’efforça de le retenir sous les drapeaux de la croisade :
comme André ne se rendait point aux prières du patriarche, celui-ci recourut
aux menaces, et déploya le formidable appareil des foudres de l’Eglise. Rien
ne put ébranler la résolution du roi de Hongrie, qui se contenta, pour ne pas
paraître déserter la cause de Jésus-Christ, de laisser la moitié de ses
troupes au roi de Jérusalem. Après
avoir quitté la Palestine, André s’arrêta longtemps en Arménie, et parut
oublier ses propres ennemis comme il oubliait ceux de Jésus-Christ. Il revint
en Occident par l’Asie Mineure, et vit, en passant à Constantinople, les
tristes débris de l’empire latin, qui auraient dû émouvoir son indolente
légèreté et lui rappeler la ruine qui menaçait son propre royaume. Le
monarque hongrois, qui avait laissé son armée en Syrie, rapportait avec lui
plusieurs reliques, telles que la tête de saint Pierre, la main droite de
l’apôtre Thomas, un des sept vases dans lesquels Jésus-Christ changea l’eau
en vin aux noces de Cana. Sa confiance dans ces objets révérés lui fit
négliger les moyens de la prudence humaine. Si l’on en croit une chronique
contemporaine, lorsqu’il fut de retour en Hongrie, les reliques qu’il
rapportait de la terre sainte suffirent pour apaiser les troubles de ses
Etals, et faire fleurir dans toutes les provinces la paix, les lois et la
justice. La plupart des historiens hongrois tiennent un autre langage, et
reprochent à leur monarque d’avoir dissipé ses trésors et ses armées dans une
expédition imprudente et malheureuse. Le retour d’André ne fut salué par
aucun mouvement joyeux : on obtint avec peine de quelques prélats qu’ils
allassent à sa rencontre. La noblesse et le peuple profitèrent de sa longue
absence pour lui imposer des lois, et pour obtenir des libertés et des
privilèges qui affaiblirent la puissance royale et jetèrent dans le royaume
de Hongrie les germes d’une rapide décadence. Après
le départ du roi de Hongrie, on vit arriver à Ptolémaïs un grand nombre de
croisés partis des ports de la Hollande, de la France, de l’Italie. Les
croisés de la Frise, ceux de Cologne et des bords du Rhin, s’étaient arrêtés
sur les côtes de Portugal ; ils avaient vaincu les Maures dans plusieurs
grandes batailles, tué deux princes sarrasins, et fait flotter les drapeaux
de la croix sur les murs d’Alcaçar. Ils racontaient les miracles par lesquels
le ciel avait secondé leur valeur et l’apparition des anges revêtus d’armes
étincelantes, qui avaient combattu sur les rives du Tage avec les soldats de
Jésus-Christ. L’arrivée de ces guerriers, le récit de leurs victoires,
ranimèrent le courage des croisés restés en Palestine sous les ordres de
Léopold, duc d’Autriche ; avec un aussi puissant renfort, on ne parla plus
que de recommencer la guerre contre les musulmans. Le
projet de conquérir les bords du Nil avait souvent occupé les chrétiens.
Depuis que l’idée d’une guerre en Egypte avait été exprimée par le pape
lui-même au milieu du concile de Latran, on regardait ce projet comme une
inspiration du ciel ; on ne songeait plus qu’aux avantages d’une riche
conquête, et les périls d’une entreprise aussi difficile ne se présentaient
plus à la pensée des soldats de la croix. « Au mois de mai, après
l’Ascension, dit Olivier Scholastique, une flotte étant préparée et armée, le
roi de Jérusalem, le patriarche, les évêques de Nicosie, de Bethléem et de
Ptolémaïs, le duc d’Autriche, les trois ordres des chevaliers et une grande
multitude de croisés, s’embarquèrent sur les vaisseaux et se rendirent au
château des Pèlerins, bâti entre Caïphas et Césarée. Une partie de la flotte,
voguant à pleines voiles et n’ayant pu s’arrêter sur la côte, arriva devant
Damiette le troisième jour. Les chefs, qui s’étaient arrêtés au château des
Pèlerins, restèrent trois jours de plus dans la traversée ; d’autres, poussés
par des vents contraires, n’arrivèrent sur les côtes d’Egypte qu’au bout de
quatre semaines. L’archevêque de Reims et l’évêque de Limoges, à qui leur
grand âge ne permit point de suivre leurs compagnons, moururent, le premier à
Ptolémaïs, l’autre en repassant la mer. Ceux qui arrivèrent d’abord devant
Damiette prirent pour chef le comte de Saarbruck, et débarquèrent à
l’occident de l’embouchure du Nil ; le roi de Jérusalem débarqua peu de temps
après, sans rencontrer aucune résistance. L’armée de la croix planta ses
tentes dans une campagne sablonneuse qui faisait partie de l’île de Mehallé
ou du Delta. » Damiette,
ou l’ancienne Damiatis, bâtie sur la rive droite du Nil, à un mille de
l’embouchure du fleuve, était une des villes les plus considérables de
l’Egypte. Elle fut, dans l’antiquité, la rivale de Thanis et de Péluse, et,
dans le temps des croisades, elle conservait encore quelque chose de son
antique splendeur. Son territoire, arrosé par le Nil, que les pèlerins
appelaient le fleuve du paradis, se couvrait de toutes sortes de moissons. On
y voyait, de tous côtés, des forêts de palmiers, d’orangers et de sycomores.
A l’orient s’étendait le lac de Menzaleh. Damiette recevait par l’embouchure
du Nil les richesses de la Syrie, de l’Asie Mineure et de l’Archipel. Comme
cette ville était une des portes de l’Egypte et qu’elle avait été attaquée
plusieurs fois par les chrétiens, les maîtres du Caire n’avaient rien négligé
pour la fortifier. Elle était entourée de fossés profonds et d’un triple rang
de murailles. Au milieu du Nil s’élevait une tour à laquelle aboutissait une
chaîne qui fermait le passage du fleuve et défendait l’approche de la ville.
La cité avait une garnison composée de vingt mille soldats d’élite, et la
population pouvait mettre quarante mille hommes sous les armes. Dans
nos courses en Égypte, nous avons vu la plage où débarquèrent les croisés et
la plaine où ils dressèrent leurs tentes. Ils voyaient devant eux les tours
et les remparts de Damiette, et les forêts de palmiers et de sycomores qui
couvraient la rive orientale du fleuve ; derrière eux s’étendait une campagne
aride, bornée au nord par la mer, au midi par le lac Bourlos, à l’orient par
des collines de sable. A peine venaient-ils d’établir leur camp qu’ils furent
témoins d’une éclipse de lune : cette éclipse fut regardée comme un sûr
présage de la défaite des infidèles ; car la lune, si nous en croyons les
chroniqueurs du temps, passait pour avoir une grande influence sur les
destinées des musulmans. Lorsque Alexandre eut débarqué en Asie, ajoute
Olivier Scholastique, un phénomène semblable lui avait annoncé les victoires
qu’il allait remporter sur Darius. Avant
d’attaquer la ville, il fallait s’emparer de la tour bâtie au milieu du Nil.
Le duc d’Autriche, le comte Adolphe de Mons, les hospitaliers et les
templiers, montés sur des navires avec un grand nombre de Teutons et de
Frisons, s’approchèrent de la forteresse musulmane, et livrèrent plusieurs
assauts sans pouvoir s’en rendre maîtres. Pendant toutes ces attaques, une
grêle de pierres et de traits étaient lancés des remparts de la ville contre
les assaillants ; le feu grégeois roulait comme un fleuve sur ceux qui
essayaient d’atteindre aux créneaux ; plusieurs guerriers, couverts de leurs
armes, tombèrent dans le Nil, et leurs âmes, disent les chroniques, allaient
rejoindre dans le ciel les saints et les martyrs. Chaque jour, après un
combat de plusieurs heures, les vaisseaux des chrétiens s’éloignaient de la
tour, les mâts et les cordages rompus, la proue fracassée, criblés de
javelots au dedans et au dehors, à demi brûlés par le feu grégeois. Cependant
les pèlerins, loin de se décourager, redoublaient d’efforts, et renouvelaient
sans cesse leurs attaques. Les plus légers de leurs navires remontèrent le
Nil, et vinrent jeter l’ancre au-dessus de la tour bâtie au milieu du fleuve
; on rompit la chaîne qui empêchait le passage des vaisseaux ; on renversa le
pont de bois qui communiquait de la tour à la ville. On inventa des moyens
d’attaque et des machines dont la guerre n’avait point encore offert de
modèle : un énorme château de bois fut construit sur deux navires liés
ensemble par des solives ; ce château flottant, doublé de cuivre, avait des
galeries destinées à recevoir des combattants, et un pont-levis qui devait
s’abattre sur la tour des Égyptiens. Un pauvre prêtre de l’église de Cologne,
qui avait prêché la croisade sur les bords du Rhin et suivi l’armée
chrétienne en Égypte, s’était chargé de diriger la construction de cet
édifice redoutable. Comme les papes, dans leurs lettres, recommandaient
toujours aux croisés de se faire accompagner en Orient par des hommes exercés
aux arts mécaniques, l’armée chrétienne ne manqua point d’ouvriers pour faire
les travaux les plus difficiles. Les aumônes des chefs et des soldats
fournirent aux dépenses nécessaires. Tous
les croisés attendaient avec impatience le moment où l’énorme forteresse
pourrait s’approcher de la tour du Nil. Dans le camp des chrétiens, on fit
des prières pour obtenir la protection du ciel ; le patriarche et le roi de
Jérusalem, le clergé et les soldats, se livrèrent pendant quelques jours aux
austérités de la pénitence ; toute l’armée, les pieds nus, alla en procession
jusqu’au bord de la mer. Les chefs avaient choisi, pour donner l’assaut, la
fête de l’apôtre saint Barthélemi. Tous les croisés étaient remplis
d’espérance et d’ardeur ; tous enviaient la gloire de combattre. On prit
l’élite des soldats de chaque nation ; et Léopold, duc d’Autriche, le modèle
des chevaliers chrétiens, obtint l’honneur de commander une expédition à
laquelle se trouvait attaché tout le succès de la croisade. Au jour
indiqué, les deux navires surmontés du château de bois reçurent le signal du
départ. Ils portaient trois cents guerriers couverts de leurs armes. Une
multitude innombrable de musulmans rassemblés sur les remparts de la ville
contemplaient ce spectacle avec une surprise mêlée d’effroi. Les deux navires
liés ensemble s’avançaient en silence au milieu du fleuve ; tous les croisés,
rangés en bataille sur la rive gauche du Nil, ou dispersés sur les collines
du voisinage, saluèrent par de nombreuses acclamations la forteresse mobile
qui portait la fortune et l’espoir de l’armée chrétienne. Arrivés près des
murailles, les deux vaisseaux jettent leurs ancres, les soldats se préparent
à l’assaut ; tandis que lés chrétiens lancent leurs javelots et se disposent
à se servir de la lance et de l’épée, les assiégés font pleuvoir des torrents
de feu grégeois, et réunissent tous leurs efforts pour livrer aux flammes le
château de bois où combattaient leurs ennemis. Les uns étaient animés par les
applaudissements de l’armée chrétienne, les autres encouragés par les
acclamations mille fois répétées des habitants de Damiette. Au milieu du
combat, tout à coup la machine des croisés paraît en feu ; le pont-levis,
appliqué sur les murailles de la tour, chancelle ; le porte-enseigne du duc
d’Autriche tombe dans le Nil ; le drapeau des chrétiens reste au pouvoir des
ennemis. A cette vue, les musulmans poussent des cris de joie, et de longs
gémissements se font entendre sur le rivage où campaient les croisés ; le
patriarche de Jérusalem, le clergé, l’armée tout entière étaient tombés à
genoux et levaient des mains suppliantes vers le ciel. Bientôt,
comme si Dieu eût voulu exaucer leurs prières, la flamme s’éteint, la machine
est réparée, le pont-levis rétabli ; les compagnons de Léopold renouvellent
leur attaque avec plus d’ardeur ; du haut de leur forteresse ils dominent sur
les murailles de la tour, et combattent à grands coups de sabres, de piques,
de haches d’armes et de massues de fer. Deux soldats s’élancent sur la
plate-forme où se défendaient les Égyptiens ; ils portent l’épouvante parmi
les assiégés, qui descendent en tumulte dans le premier étage de la tour.
Ceux-ci mettent le feu au plancher et cherchent à opposer un rempart de
flammes à leurs ennemis qui se précipitent à leur poursuite : ces derniers
efforts de la bravoure et du désespoir n’offrent aux soldats chrétiens qu’une
vaine résistance ; les musulmans sont attaqués de toutes parts ; partout
leurs murailles ébranlées par les machines de guerre, s’écroulent autour
d’eux et menacent de les ensevelir sous leurs ruines ; bientôt ils mettent
bas les armes et demandent la vie à leurs vainqueurs. Les
croisés restèrent ainsi maîtres de la tour du Nil, et la ville commença à
être menacée. L’armée chrétienne, qui avait été témoin du combat, vit avec
joie les prisonniers égyptiens promenés en triomphe dans le camp ; conduits
devant les princes et les chefs assemblés, les captifs racontèrent les
prodiges de la bravoure chrétienne, et demandèrent à voir les hommes vêtus de
blanc et couverts d'armes blanches qu’ils avaient eus à combattre. On leur
présenta les guerriers qui les avaient vaincus ; mais ils ne reconnurent
point dans ceux-ci cet aspect terrible et cette vertu céleste dont le
souvenir les remplissait encore de terreur. Alors, dit un témoin oculaire,
les pèlerins comprirent que Notre-Seigneur Jésus-Christ avait envoyé ses
anges pour attaquer la tour. Vers le
même temps, Malek-Adhel, qui s’était rendu si redoutable aux chrétiens,
mourut en Syrie. Avant sa mort, il avait appris la victoire que les croisés
venaient de remporter devant Damiette : les chrétiens ne manquèrent pas de
dire qu’il avait succombé au désespoir et qu'il emportait avec lui au tombeau
la puissance et la gloire des musulmans. Les
chrétiens, dans leurs histoires, ont représenté Malek-Adhel comme un prince
ambitieux, cruel et farouche. Les auteurs orientaux célèbrent sa piété et sa
douceur ; un historien arabe vante son amour pour la justice et la vérité, et
peint d’un seul trait la modération des monarques absolus de l’Asie, en
disant que le frère de Saladin écoutait sans colère ce qui lui déplaisait. Tous
les historiens se réunissent pour louer la bravoure du prince musulman et
l’habileté qu’il mit dans l’exécution de tous ses desseins. Aucun prince ne
sut mieux que lui se faire obéir et donner au pouvoir suprême cet éclat
extérieur qui frappe l’imagination des peuples et les dispose à la
soumission. Dans sa cour, il paraissait toujours entouré du faste de
l’Orient. Son palais était comme un sanctuaire dont personne n’osait
approcher. Il paraissait rarement en public, et ne se montrait jamais que dans
un appareil qui inspirait la crainte. Comme il fut heureux dans toutes ses
entreprises, les musulmans n’eurent pas de peine à croire que le favori de la
fortune était le favori du ciel : le calife de Bagdad lui avait envoyé des
ambassadeurs pour le saluer roi des rois. Malek-Adhel se plaisait à porter
dans les camps le nom de Séif-eddin (Épée de la religion) ; et ce nom glorieux, qu’il
avait mérité en combattant les chrétiens, lui attirait la confiance et
l’amour des soldats de l’islamisme. Par son abdication, il étonna l’Orient,
comme il l’avait étonné par ses victoires : la surprise qu’il causa ne fit
qu’ajouter à sa gloire comme à sa puissance ; et, pour que sa destinée fût en
tout point extraordinaire, la fortune voulut qu’en descendant du trône il
restât toujours le maître. Ses quinze fils, dont plusieurs étaient
souverains, tremblaient encore devant lui ; les peuples se prosternaient sur
son passage ; jusqu’à l’heure où il ferma les yeux, sa présence, son nom seul
maintint la paix dans sa famille et dans les provinces, l’ordre et la
discipline dans les armées. A sa
mort, tout commença à changer de face : l’empire des Ayoubites, qu’il avait
relevé par ses exploits et dont il était le plus ferme appui, pencha vers sa
décadence ; l’ambition des émirs, longtemps contenue, éclata par des complots
formés contre l’autorité suprême ; un esprit de licence se répandit dans les
armées musulmanes, et surtout parmi les troupes qui défendaient l’Égypte. Les
croisés auraient dû profiter de la mort de Malek-Adhel et des suites qu’elle
devait entraîner, en attaquant sans relâche les musulmans découragés. Mais au
lieu de poursuivre leurs succès, soit qu’ils manquassent de navires pour
traverser le Nil, soit que la rive où était bâtie Damiette fût défendue par
des fortifications redoutables, ils restèrent dans leur camp et
s’abandonnèrent à un funeste repos, oubliant tout à coup les travaux, les
périls et l’objet de la guerre commencée. Un grand nombre d’entre eux,
persuadés qu’ils avaient assez fait pour la cause de Jésus-Christ, ne
songeaient plus qu’à s’embarquer pour retourner en Europe. Chaque vaisseau
qui sortait du port rappelait aux pèlerins les souvenirs de la patrie ; et le
beau ciel de Damiette, qui avait enflammé leur enthousiasme au commencement
du siège, ne suffisait plus pour les retenir dans un pays qu’ils commençaient
à regarder comme une terre d’exil. Cependant
le clergé censurait vivement la retraite ou la désertion des croisés, et
conjurait le ciel de punir les lâches soldats qui abandonnaient ainsi les
drapeaux de la croix. En parlant de ces déserteurs, Olivier Scholastique nous
dit qu'ils s’aimaient plus eux-mêmes qu’ils n’avaient de compassion pour
leurs frères. Six mille pèlerins de la Bretagne qui retournaient en Europe
sous la conduite d’Honoré de Léon, firent naufrage après avoir été longtemps
battus par la tempête vers les côtes de la Pouille, et périrent presque tous
en vue de Brindes. Les ecclésiastiques et les plus ardents des croisés ne
manquèrent pas de voir dans un si grand désastre la manifestation de la
colère divine. Lorsque les croisés de la Frise, après avoir déserté les
drapeaux de la terre sainte, furent de retour en Occident, l’Océan rompit
tout à coup ses digues et franchit ses rivages ; les plus riches provinces de
la Hollande furent submergées ; cent mille habitants et des villes entières
disparurent sous les eaux. Un grand nombre de chrétiens attribuèrent cette
calamité à la retraite coupable des Frisons et des Hollandais. Le pape
voyait avec douleur le retour des pèlerins déserteurs de la cause de
Jésus-Christ. Honoré ne négligeait rien pour assurer le succès d’une guerre
qu’il avait prêchée ; chaque jour ses prières et ses menaces pressaient le
départ de ceux qui, après avoir pris la croix, différaient d’accomplir leur
serment. D’après
l’ancien usage des navigateurs, deux époques de l’année étaient fixées pour
traverser la mer. Les pèlerins s’embarquaient presque toujours au mois de
mars et au mois de septembre, soit pour se rendre en Orient, soit pour
retourner en Europe : ce qui les faisait comparer à ces oiseaux voyageurs qui
changent de climat à l’approche de la saison nouvelle et vers la fin de
l’été. A chaque passage, la Méditerranée était couverte de vaisseaux qui
transportaient des croisés, les uns revenant dans leurs foyers, les autres
allant combattre les infidèles. Lorsque l’armée chrétienne déplorait encore
la retraite des guerriers Frisons et des Hollandais, on vit arriver au camp
de Damiette des guerriers venus d’Allemagne, de Pise, de Gènes, de Venise et
de plusieurs provinces de France. Parmi
les guerriers français, l’histoire cite Hervé, comte de Ne vers ; Hugues,
comte de la Marche ; Milès de Bar-sur-Seine, les seigneurs Jean d’Artois et
Ponce de Crancey, Ithier de Thacy, Savary de Mauléon ; ils étaient
accompagnés de l’archevêque de Bordeaux, des évêques d’Angers, d’Autun, de
Beauvais, de Paris, de Meaux, de Noyon, etc. L’Angleterre envoyait aussi en
Égypte les plus braves de ses chevaliers. Henri III avait pris la croix après
le concile de Latran ; mais, comme il ne pouvait quitter ses Etats, épuisés
par la guerre, troublés par la discorde, les comtes d’Harcourt, de Chester,
d'Arundel, et le prince Olivier, furent chargés d’acquitter en son nom le vœu
qu’il avait fait d’aller combattre en Orient pour la cause de Jésus- Christ. A la
tête des pèlerins qui arrivèrent successivement en Égypte, se trouvaient deux
cardinaux que le pape envoyait auprès de l’armée chrétienne. Robert de
Courçon, un des prédicateurs de la croisade, avait la mission de prêcher la
morale de Jésus-Christ dans le camp des croisés, et de réchauffer par son
éloquence le zèle et la dévotion des soldats de la croix. Le cardinal Pélage,
évêque d’Albano, était revêtu de toute la confiance du Saint-Siège ; il
apportait avec lui des trésors destinés aux dépenses de la guerre ; les
croisés de Rome et de plusieurs autres villes d’Italie marchaient sous ses
ordres et le reconnaissaient comme leur chef militaire. Le
cardinal Pélage était appelé à exercer une grande autorité parmi les soldats
de la croix, et son caractère naturellement impérieux devait encore ajouter à
la puissance qu’il avait reçue du Saint-Siège. En quelque mission qu’il fût
employé, il ne reconnaissait point d’égal et ne pouvait souffrir de
supérieur. On l’avait vu résister au souverain pontife dans le sein du
conclave ; il aurait résisté aux plus puissants monarques dans leur conseil.
Le cardinal Pélage, persuadé que la providence devait se servir de lui pour
accomplir de grands desseins, se croyait propre à tous les travaux, appelé à
tous les genres de gloire. Lorsqu’il avait pris une détermination, il la
soutenait avec une opiniâtreté invincible, et n’était arrêté ni par les
obstacles, ni par les périls, ni par les leçons de l’expérience. Si, dans un
conseil, Pélage ouvrait un avis, il l’appuyait de toutes les menaces de la
cour de Rome, et souvent on aurait pu croire que les foudres de l’Église
n’avaient été remises entre ses mains que pour faire triompher ses propres
opinions. A peine
arrivé en Égypte, le légat du pape voulut prendre part à la guerre : dans un
combat, qui se livra le jour de la Saint-Denis, il marcha à la tête de
l’armée, tenant à la main une croix, adressant au ciel d’ardentes prières
pour le triomphe des armes chrétiennes. La victoire se déclara pour les
croisés. Dès lors, Pélage voulut être le chef de la croisade, et disputa le
commandement de l’armée au roi de Jérusalem. Pour appuyer ses prétentions, il
disait que les croisés avaient pris les armes à la voix du souverain pontife
et qu’ils étaient les soldats de l’Église. La multitude des pèlerins se
soumit à ses lois, persuadée que Dieu le voulait ainsi ; mais cette
prétention de diriger la guerre révolta les princes elles barons. Dès lors il
fut aisé de prévoir que la discorde viendrait par celui dont la mission était
de rétablir la paix, et que l’envoyé du pape, chargé de prêcher l’humilité
parmi les chrétiens, allait tout perdre par sa folle présomption. Le cardinal
de Courçon mourut peu de temps après son arrivée. Le continuateur de
Guillaume de Tyr, en déplorant la mort de ce légat, qui s’était fait
remarquer par sa modération, caractérise d’un seul mot la conduite de Pélage
et les suites qu’elle devait avoir, en disant : Alors mourut le cardinal
Pierre, et Pélage vécut, dont ce fut grand dommage. Cependant
l’approche du danger avait réuni les princes musulmans. Le calife de Bagdad,
que Jacques de Vitri appelle le pape des infidèles, exhorta les peuples à
prendre les armes contre les chrétiens. Malek-Kamel envoya des ambassadeurs à
tous les princes musulmans de la Syrie et de la Mésopotamie, pour les avertir
du danger qui menaçait l’Égypte. Le sultan du Caire campait toujours avec son
armée dans le voisinage de Damiette, où il attendait les princes de sa
famille. La garnison de la ville recevait chaque jour des vivres et des
renforts, et pouvait résister longtemps à l’armée chrétienne. Les
préparatifs et l’approche des musulmans firent enfin sortir les croisés de
leur inaction. Animés par leurs chefs, surtout par la vue du danger et par la
présence d’un ennemi formidable, les soldats chrétiens reprirent les travaux
du siège, et livrèrent plusieurs assauts à la ville du côté du Nil. Le
fleuve fut le théâtre de plusieurs combats, où les croisés ne purent
triompher de leurs ennemis. Dans un de ces combats, un vaisseau des templiers
se trouva entraîné par le vent sous les murs de la ville : les ennemis,
accourant sur une foule débarquée, s’en emparèrent ; mais les templiers,
préférant la mort à l’esclavage, percèrent le fond du navire, et, tout à
coup, les habitants de Damiette, qui applaudissaient au triomphe des Turcs,
ne virent plus sur les flots que la pointe d’un mât et l’étendard où brillait
la croix de Jésus-Christ. Cependant
les croisés commençaient à murmurer contre le légal du pape. « Pourquoi,
s’écriaient-ils, nous a-t-on amenés sur ce sable désert ? Notre pays
manquait-il de sépulcres ? » Pélage mêla ses larmes à celles des pèlerins ;
il les exhorta à la patience ; et, pour obtenir l’appui et les conseils de la
sagesse divine, il ordonna des prières, des processions, des jeûnes. Les
croisés, remplis d’ardeur, allaient recevoir le signal d’un nouveau combat,
mais tout à coup une violente tempête s’élève, des torrents de pluie tombent
du ciel, le fleuve et la mer sortent de leur lit ; la plaine où campaient les
chrétiens est inondée ; en un moment l’armée a perdu ses tentes, ses bagages,
ses vivres ; les pèlerins consternés tremblent que Dieu ne veuille punir une
seconde fois les péchés des hommes par un déluge. Cet orage épouvantable se
prolongea pendant trois jours. Le légal et le clergé étaient en prières, les
croisés invoquaient à genoux la miséricorde divine, lorsque le soleil reparut
sur l’horizon, le ciel reprit sa sérénité, les eaux se retirèrent. Les
chrétiens crurent alors que Dieu les avait sauvés par un miracle : celte
persuasion ranima leur courage, et leur donna la force de supporter leurs
maux. Rien n’égale la constance héroïque avec laquelle ils bravèrent, pendant
tout l’hiver, le froid, la pluie, la faim, les maladies, toutes les fatigues
de la guerre. [1219.]
Toujours campés sur la rive occidentale du Nil, ils ne pouvaient assiéger la
ville du côté de la terre qu’en traversant le fleuve. Le passage était
difficile et périlleux : le sultan du Caire avait placé son camp sur le
rivage opposé ; la plaine où les chrétiens voulaient établir leurs lentes,
était couverte de soldats musulmans. Un événement inattendu vint tout à coup
aplanir tous les obstacles. Nous
avons parlé de l’esprit séditieux des émirs, qui, depuis la mort de
Malek-Adhel, laissaient éclater ouvertement leur ambition et cherchaient à
jeter le trouble dans les armées musulmanes. On remarquait parmi ces émirs le
chef d’une troupe de Curdes, nommé Emad-Eddin, qui était le fils de Maschtoub
le Sillonné, devenu si fameux sous Saladin par la défense de Ptolémaïs contre
toutes les forces de l’Occident. Associé aux destinées des fils d’Ayoub, cet
émir avait vu tomber et s’élever plusieurs dynasties musulmanes, et méprisait
des puissances dont il connaissait la source et l’origine. Soldat intrépide,
sujet peu fidèle, toujours prêt à servir ses souverains dans un combat, à les
trahir dans un complot, Emad-Eddin ne pouvait supporter un prince qui régnait
par les lois de la paix, ni reconnaître un pouvoir qui n’était point le fruit
de ses intrigues ou d’une révolution. Comme la fortune avait toujours
favorisé son audace et qu’il avait reçu le prix de toutes ses trahisons,
chaque révolte augmentait son crédit et sa renommée. Ennemi de toute autorité
reconnue, l’appui de tous les mécontents, l’espoir de tous ceux qui
aspiraient à l’empire, il était presque aussi redoutable que le vieux de la
Montagne, dont les menaces faisaient trembler les monarques les plus
puissants. Emad-Eddin résolut de changer le gouvernement de l’Égypte, et
conçut le projet de détrôner le sultan du Caire pour mettre à sa place un
autre fils de Malek-Adhel. Plusieurs
émirs avaient été entraînés dans cette conspiration. Au jour indiqué, on
devait entrer dans la tente de Malek-Kamel, et le contraindre, par la
violence, à renoncer à l’autorité suprême. Le sultan fut averti de la
conjuration tramée contre sa personne, et, la veille du jour où le complot
devait éclater, il sortit de son camp au milieu de la nuit. Cette fuite
déconcerta les plus audacieux des conjurés, et leur ôta tout espoir d’achever
le crime commencé, qui ne leur offrait plus que des périls. Le lendemain, au
lever du jour, des bruits sinistres se répandent, on s’interroge avec
inquiétude ; tandis que les chefs du complot restent immobiles, une foule
agitée s’assemble devant les tentes des principaux émirs ; aucun d’eux n’ose
prendre le commandement et donner des ordres : les chefs se défiaient des
soldats, les soldats de leurs chefs. Le plus grand tumulte régnait dans le
camp ; on craignait d’être attaqué et surpris par les chrétiens. Enfin une
terreur générale s’empare de l’armée, qui abandonne ses tentes, ses bagages,
et se précipite en désordre sur les traces du sultan fugitif. Tel est
le récit des auteurs arabes ; d’après celui des auteurs latins, la retraite
des musulmans fut l’effet d’un miracle. Saint George et des guerriers
célestes, couverts d’armes et de robes blanches, apparurent dans le camp des
Turcs ; ceux-ci avaient entendu pendant trois jours une voix terrible qui
courait dans toute l’armée et leur criait : « Fuyez, sinon vous mourrez. »
Après ces prodiges (c’était le jour de la Sainte-Agathe), une autre voix se
fit entendre le long du fleuve, et, s’adressant aux chrétiens, leur dit : «
Que faites-vous ? voilà tous les Sarrasins qui s’enfuient. » Alors l’armée
chrétienne se hâta de traverser le Nil, s’empara du camp des musulmans, fit
un immense butin, et s’approcha des murailles de Damiette. Cependant
le sultan s’était enfui du côté du Caire sur les bords du canal d’Aschmoun.
Quelques jours après, son frère, le prince de Damas, arriva avec toutes les
forces de la Syrie. L’armée égyptienne, naguère dispersée, se rallia bientôt
sous les drapeaux de Malek-Kamel. Émad-Eddin et les autres chefs de la
révolte furent arrêtés et conduits au-delà du désert. L’ordre et la
discipline se rétablirent parmi les Égyptiens. L’armée chrétienne eut alors à
combattre toutes les forces réunies des infidèles, impatients de réparer leur
échec et de reprendre les avantages qu’ils avaient perdus. Le
souverain de Damas, avant de prendre le chemin de l’Égypte, avait fait
plusieurs incursions sur le territoire de Ptolémaïs. Ensuite, craignant que
les chrétiens ne profitassent de son absence pour s’emparer de Jérusalem et
s’y fortifier, il fit démolir les remparts de la ville sainte. Les tours et
les murailles que Saladin avait réparées furent abattues ; il ne resta debout
que la tour de David. On détruisit aussi la forteresse de Thabor et toutes
celles que les musulmans conservaient sur les côtes de la Palestine, mesure
pleine de vigueur qui affligea les infidèles, et qui dut affliger encore plus
les chrétiens, en leur montrant qu’ils avaient à combattre des ennemis animés
par le désespoir et disposés à tout sacrifier pour leur défense. Dans le
même temps, le sultan du Caire écrivit de nouveau aux princes musulmans de
Syrie et de Mésopotamie qui ne s’étaient pas encore mis en marche, pour les
conjurer de presser leur départ. S’adressant à son frère le prince de Kélat,
dans la grande Arménie : « Ô ma bonne étoile, lui écrivait-il, si tu
veux me secourir, lève-toi sans retard ; si lu arrives bientôt, tu me
trouveras au milieu de mes guerriers, armé de l'épée et de la lance ; si tu
tardes à venir, nous ne nous verrons plus qu’au jour de la résurrection, dans
la plaine du dernier jugement. » Ce qu’il y a de plus remarquable dans ce
message, c’est qu’il était écrit en vers, et que le langage de la poésie
avait paru nécessaire au monarque égyptien pour exprimer les alarmes de son
peuple et les périls de l’islamisme. Les
chrétiens avaient conservé leur camp sur la rive occidentale du Nil, et
communiquaient entre eux par un pont de bateaux. Ils avaient à combattre la
garnison de la ville, et l’armée musulmane qui les menaçait à la fois sur les
deux rivages du fleuve. Leur bravoure repoussait toutes les attaques, et dans
les périls ils s’encourageaient les uns les autres, en disant : « Si Dieu est
pour nous, qui peut triompher de nous ? » Les Turcs, pour combattre les
croisés, choisissaient souvent les jours où ceux-ci s’occupaient de leurs
solennités religieuses. Le dernier dimanche de carême, lorsque l’armée
chrétienne se disposait à célébrer l’entrée de Jésus-Christ dans Jérusalem,
les musulmans se rangèrent en bataille dans la plaine, et leur flotte
s’avança sur le Nil. Le fleuve et le rivage furent tout à coup couverts de
bataillons et de vaisseaux ennemis qui tout à la fois attaquèrent les ponts,
les galères et le camp des croisés. Le combat dura depuis l’aurore jusqu'à la
nuit ; les Turcs perdirent cinq mille de leurs guerriers et trente de leurs
navires. Les chroniques contemporaines, pour célébrer ce triomphe des
chrétiens, disent qu’ils fêtèrent ainsi le dimanche des Rameaux, et que leurs
épées nues, leurs lances ensanglantées, furent les seules palmes qu’ils
portèrent dans cette sainte journée. Cependant
le siège n’avançait point, et les croisés continuaient de souffrir toutes
sortes de privations et de misères. Ils les avaient supportées pendant tout
l’hiver avec une résignation évangélique ; mais la vue du printemps, l’aspect
des vaisseaux qui arrivaient d’Europe, semblaient amollir leur courage.
Pendant l’octave de Pâques, le duc d’Autriche, qui les avait si souvent
conduits à la victoire, résolut de retourner en Occident. Cette résolution
plongea tous les pèlerins dans le deuil et le découragement. Pour les retenir
sous les drapeaux de la croix, le légat du pape fut obligé de renouveler et
de multiplier les indulgences de l’Église, qu’il étendit au père, à la mère,
à l’épouse, aux frères et sœurs, aux enfants de chacun des croisés qui
resteraient au camp. La promesse de ces trésors spirituels, l’arrivée de
nouveaux pèlerins, quelques avantages remportés sur l’ennemi, soutinrent le
courage de l’armée et la patience des soldats de Jésus-Christ. Comme
rien n’était plus difficile que d’établir la discipline dans l’armée
chrétienne et de rallier dans la mêlée tant de guerriers qui parlaient des
langues diverses, on construisit un carroccio à la manière des Lombards, sur
lequel on plaça l’étendard de la croisade. La vue de ce char, au rapport des
chroniqueurs contemporains, effraya les musulmans, et donna une confiance
nouvelle aux soldats chrétiens. Les croisés ne passaient pas une semaine sans
livrer un assaut à la ville, ou sans combattre l’armée musulmane ; les Turcs
marchaient au combat en invoquant Mahomet ; les chrétiens en invoquant les
noms de Jésus-Christ et de saint George. Plusieurs fois les musulmans
pénétrèrent dans les retranchements des croisés, sans pouvoir y arborer leur
étendard ; plusieurs fois les assiégeants parvinrent jusque sur les remparts
de Damiette, et leurs bataillons, disent les chroniques, seraient entrés dans
la ville si la seule dévotion, et non l’amour d’une vaine gloire, avait
dirigé leur bravoure. Pendant
qu’on se battait sur le Nil et sur les remparts, les chevaliers et tous ceux
qui avaient coutume de combattre à cheval restaient oisifs sous leurs tentes
: ceux des croisés qui combattaient à pied et qui se mesuraient chaque jour
avec un ennemi redoutable, firent entendre des murmures, et se plaignirent
d’être abandonnés par ceux-là mêmes qui les avaient conduits à la croisade.
Aussitôt que ces plaintes commencent à se faire entendre, les barons, les
chefs et les soldats, tout s’émeut dans le camp ; on donne le signal du
combat. Dès le lever du jour, les cavaliers et les fantassins sortent des
retranchements pour aller chercher l’ennemi. Bientôt l’armée chrétienne
arrive en présence des musulmans, qui se hâtent de ployer leurs tentes et de
prendre la fuite. Comme cette retraite subite paraît être une ruse de guerre,
les chefs des croisés s’assemblent pour délibérer sur le parti qu’ils ont à
prendre : les uns veulent qu’on poursuive l’ennemi, les autres qu’on reste
sur la défensive. Pendant que les chefs délibèrent, l’armée s’impatiente, la
confusion s’introduit dans les rangs, et, lorsque le plus grand désordre
règne parmi les croisés, l’ennemi revient sur ses pas et se dispose au
combat. Les premiers bataillons qui se présentent devant lui sont saisis de
surprise et d'effroi ; les soldats de Chypre, ceux d’Italie, se retirent avec
précipitation ; en vain le légat et le patriarche cherchent à ranimer leur
courage ; l’épouvante gagne toute l’armée. Le roi Jean avec ses soldats, les
comtes de Hollande, de Witt, de Chester, secondés par les chevaliers de
l’Hôpital et du Temple, font des prodiges de valeur pour arrêter
l’impétuosité des musulmans et pour sauver la multitude dispersée des
chrétiens. Un
grand nombre de croisés perdirent la vie dans cette journée. Le lendemain le
clergé déplora dans ses chants lugubres ce jour de colère et de calamité, et
remercia le ciel de n’avoir pas épuisé toutes les flèches de son courroux
contre une armée qui avait cédé au démon de la jalousie et de l’orgueil. On
était d’ailleurs persuadé dans tout le camp que les anges avaient consolé
ceux qui venaient de tomber sous le glaive des musulmans. Comme ce désastre
arriva le jour de la décollation de saint Jean-Baptiste, une chronique
contemporaine fait remarquer à ce sujet que saint Jean voulut avoir ce
jour-là des compagnons de son martyre. Pour proclamer son triomphe, le sultan
du Caire envoya les têtes des martyrs de la croix dans toutes ses provinces,
et des hérauts d’armes annoncèrent dans les cités musulmanes que ceux qui
voulaient avoir des esclaves, n’avaient qu’à venir au camp de Damiette. Dans ce
temps-là on vit arriver à l’armée chrétienne un saint personnage appelé
François d’Assise. Sa réputation de piété s’était répandue dans le monde
chrétien, et l’avait précédé en Orient. Dès sa plus tendre jeunesse, François
avait quitté la maison paternelle pour mener une vie d’édification. Un jour
qu’il assistait à la célébration de la messe dans une église d’Italie, il fut
frappé du passage de l’Évangile où Notre-Seigneur dit à ses disciples : Ne
portez ni or, ni argent, ni autre monnaie, ni sacs pour le voyage, ni
sandales ni bâtons. Dès lors François avait vu en pitié toutes les richesses
de ce monde, et s’était voué à la pauvreté des apôtres. Il parcourait les
villes en invitant les peuples à la pénitence. Les disciples qui le
suivaient, bravaient le mépris de la multitude, et s’en faisaient une gloire
devant Dieu ; lorsqu’on leur demandait d’où ils venaient, ils avaient coutume
de répondre : Nous sommes de pauvres pénitents venus d’Assise. François
fut attiré en Égypte par le bruit de la croisade et par l’espoir d’y faire
quelque grande conversion. Le jour qui précéda la dernière bataille, il avait
eu un pressentiment miraculeux de la défaite des chrétiens. François fit part
de sa prédiction aux chefs de l’armée, qui l’écoutèrent avec indifférence.
Mécontent des croisés et dévoré du zèle de la maison de Dieu, il conçut alors
le projet de faire triompher la foi par son éloquence et par les seules armes
de l’Évangile. Il s’avança vers le camp ennemi, et se fit prendre par les
soldats musulmans, qui le conduisirent devant le sultan. Alors François
d’Assise s’adressa à Malek-Kamel, et lui dit : « C’est Dieu qui m’envoie vers
vous pour vous montrer la voie du salut. » Après ces paroles, le missionnaire
exhorta le Soudan à embrasser l’Évangile ; il défia en sa présence tous les
docteurs de la loi, et proposa de se jeter dans un bûcher allumé, pour
confondre l’imposture, et prouver la vérité de la religion chrétienne. Le
sultan, étonné, congédia le zélé prédicateur, qui n’obtint rien de ce qu’il souhaitait
ardemment ; car il ne convertit pas le chef des infidèles, et ne cueillit
point la palme du martyre. Après
cette aventure, saint François d’Assise revint en Europe, où il fonda l’ordre
religieux des Frères mineurs, qui ne possédaient d’abord ni églises ni
monastères, ni terres ni troupeaux, et qui, répandus dans les provinces de
l’Occident, travaillaient à la conversion des pécheurs. Les disciples de
saint François portèrent quelquefois la parole de Dieu jusque chez les
peuples sauvages. Quelques-uns allèrent en Afrique et en Asie, cherchant,
comme leur maître, des erreurs à combattre et des maux à souffrir ; ils
plantèrent la croix de Jésus-Christ sur les terres des infidèles ; dans leur
croisade d’apôtres, ils répétaient ces paroles évangéliques : que la paix
soit avec vous ; ils n’étaient armés que de leurs prières et n’aspiraient
qu’à la gloire de mourir pour la foi. Le
printemps et l’été s’étaient passés dans des combats continuels, et les
croisés, quoiqu’ils eussent essuyé une défaite, conservaient encore une
attitude formidable. Les musulmans avaient perdu l’espoir de triompher d’un
ennemi qui résistait à tous les fléaux de la guerre et du climat. Un grand
nombre de pèlerins profitèrent du passage de septembre pour retourner en
Europe, mais chaque jour il en venait d’autres. On annonçait l’arrivée
prochaine de l’empereur d’Allemagne, qui avait pris la croix : cette nouvelle
soutenait le courage des chrétiens ; les musulmans tremblaient d’avoir à
combattre le plus puissant des monarques de l’Occident. Le sultan du Caire,
au nom de tous les princes de sa famille, envoya des ambassadeurs au camp des
croisés pour demander la paix. Il proposait d’abandonner aux Francs le
royaume et la ville de Jérusalem, et ne se réservait que les places de Carac
et Montréal, pour lesquelles il offrait de payer un tribut. Comme on venait
de démolir les remparts et les tours de la ville sainte, les musulmans
s’engageaient à payer deux cent mille dinars pour les rebâtir ; ils
promettaient encore de rendre tous les prisonniers faits sur les chrétiens
depuis la mort de Saladin. Les
principaux chefs de l’armée chrétienne furent assemblés pour délibérer sur
les propositions des musulmans. Le roi de Jérusalem, les barons français,
anglais, hollandais, allemands, furent d’avis d’accepter la paix ; le roi de
Jérusalem rentrait par-là dans son royaume ; les barons de l’Occident
voyaient finir une guerre qui les retenait depuis trop longtemps loin de leur
patrie. « En
acceptant la paix, on atteignait le but de la croisade, la délivrance des
saints lieux Les guerriers chrétien s'assiégeaient Damiette depuis dix-sept
mois ; le siège pouvait se prolonger encore... Beaucoup de croisés
retournaient chaque jour en Europe ; chaque jour une foule de guerriers
musulmans accouraient sous les drapeaux des sultans du Caire et de Damas...
Lorsqu’on aurait pris Damiette, on serait trop heureux de l’échanger contre
le royaume de Jérusalem... Les musulmans offraient de donner avant la
victoire tout ce qu’on pouvait obtenir et désirer après la conquête... Il
n’était pas sage de refuser ce que la fortune venait offrir sans combats et
sans périls. On devait éviter l’effusion du sang, et penser que les victoires
achetées par la mort des soldats de la croix n’étaient point celles qui
plaisaient le plus au Dieu des chrétiens. » Le roi
de Jérusalem et la plupart des barons parlaient ainsi, et cherchaient à
ramener à leur opinion les seigneurs italiens et la plupart des prélats que
le cardinal entraînait dans un sentiment contraire. Le légat du pape se
regardait comme le chef de cette guerre ; il voulait la continuer pour
prolonger sa puissance et se faire une grande renommée. « Il ne voyait
dans les propositions de l’ennemi qu’un nouvel artifice pour retarder la
prise de Damiette et gagner du temps... Les Sarrasins n’offraient que des
campagnes désertes et des villes démolies, qui retomberaient en leur pouvoir...
Ils ne songeaient qu’à désarmer les chrétiens, à leur fournir un prétexte
pour retourner en Occident... Les choses avaient été poussées trop loin pour
qu’on pût s’arrêter sans déshonneur... Il était honteux pour les chrétiens de
renoncer à la conquête d’une ville qu’ils assiégeaient depuis dix-sept mois
et qui ne pouvait plus se défendre. Il fallait d’abord s’en emparer, on
saurait ensuite ce qu’on aurait à faire : maîtres de Damiette, les croisés
pouvaient conclure une paix glorieuse et recueillir tous les avantages de la
victoire... » Les
motifs allégués par le cardinal Pélage n’étaient point dépourvus de raison ;
mais l’esprit de parti et de faction régnait dans le conseil des chefs de la
croisade. Comme il arrive toujours en de semblables circonstances, chacun
formait son opinion, non sur ce qu’il croyait utile et juste, mais sur ce qui
lui paraissait le plus favorable au parti qu’il avait embrassé : les uns
voulaient qu’on poursuivît le siège parce que le roi de Jérusalem avait
soutenu un avis contraire ; les autres voulaient accepter la capitulation
proposée, parce que cette capitulation était rejetée par le légat du pape.
L’armée chrétienne présentait alors un étrange spectacle : d’un côté, Jean de
Brienne et les guerriers les plus renommés se déclaraient pour la paix ; de
l’autre, le légat et la plupart des ecclésiastiques demandaient avec chaleur
la continuation delà guerre. On délibéra pendant plusieurs jours, sans que
les deux partis pussent se rapprocher ; et, tandis que la discussion
s’échauffait dans le conseil, les hostilités recommencèrent. Alors tous les
croisés se réunirent pour poursuivre le siège de Damiette. Le
sultan du Caire, abandonné par plusieurs de ses alliés, fit tous ses efforts
pour ranimer le courage de son armée. Quelques soldats musulmans, profitant
des ténèbres de la nuit, tentèrent de se jeter dans la place. Quelques-uns
purent atteindre et franchir les portes ; le plus grand nombre furent surpris
et massacrés par les croisés, qui veillaient sans cesse autour des murailles. Les
nouvelles que le sultan Malek-Kamel recevait de Damiette devenaient chaque
jour plus alarmantes. Les musulmans eurent recours à toutes sortes de
stratagèmes pour faire arriver des vivres à la garnison : tantôt on
remplissait de provisions quelques sacs de peau, qu’on abandonnait au cours
du Nil et qui venaient flotter sous les remparts de la ville ; tantôt on
cachait des pains dans des linceuls qui enveloppaient des cadavres et qui,
portés par les eaux, étaient arrêtés au passage par les assiégés. Ces stratagèmes
ne tardèrent pas à être découverts par les chrétiens. Alors la famine fît
d’horribles ravages : les soldats, accablés par la fatigue, poursuivis par la
faim, n’avaient plus la force de combattre et de garder les tours et les
remparts. Les habitants, livrés au désespoir, abandonnaient leurs maisons et
fuyaient une cité remplie de funèbres images. Plusieurs vinrent implorer la
compassion des croisés. Le commandant de Damiette adressa au sultan du Caire
un message dans lequel il déplorait la profonde détresse du peuple et des
soldats ; il faisait parler Damiette elle-même, qui exprimait en vers
plaintifs ses chagrins et ses alarmes : « Ô souverain de l’Égypte !
s’écriait la cité en deuil ; si tu tardes à me secourir, c’en est fait de ma
puissance, c’en est fait de ma gloire : bientôt la croix va se déployer sur
mes édifices en ruines, et la cloche des infidèles proclamera dans mes remparts
désolés le triomphe de l’Évangile. » Damiette et son commandant ne reçurent
aucune réponse à leur message lamentable : en vain des plongeurs musulmans,
s’avançant sous les eaux du Nil, s’efforçaient de pénétrer jusqu’à la ville,
ils se trouvaient pris dans des filets tendus sur leur chemin ; et ceux qui
les surprenaient de la sorte étaient appelés, dans l’armée chrétienne, des
pêcheurs d'hommes. Enfin toute communication fut interrompue ; ni le sultan
du Caire ni les croisés ne purent plus savoir ce qui se passait dans la place
assiégée, où régnait le silence de la mort et qui, selon l’expression d’un
auteur arabe, n’était plus qu'un sépulcre fermé. Le
cardinal Pélage, qui avait prêché la guerre dans le conseil des princes, la
poursuivait avec toute l’énergie de son caractère. Sans cesse il ranimait les
croisés par ses discours ; le camp retentissait chaque jour de ses prières
adressées au Dieu des armées. L’histoire nous a conservé plusieurs des
belliqueuses oraisons que le prélat récitait sur le champ de bataille pour
enflammer le zèle et l’ardeur des guerriers chrétiens. Il prodiguait tour à
tour les promesses et les menaces de l’Eglise ; il avait des indulgences pour
les périls, il en avait pour les misères que souffraient les croisés, pour
tous les travaux qu’il leur commandait. Quelques
pèlerins infidèles se retirèrent alors parmi les musulmans, oubliant leur
religion et leur patrie. D’autres, plus pervers, entreprirent de livrer aux
ennemis les postes qui leur étaient confiés ; mais le Dieu qui voit tout,
disent les chroniques, découvrit leurs complots, et confondit les déserteurs
et les traîtres. Le légat et les chefs de l’armée, pour maintenir l’ordre et
la discipline, invoquèrent tour à tour la sévérité des lois humaines et celle
des lois divines. Un chevalier qui s’éloignait du lieu du péril perdait ses
chevaux et ses armes, et était chassé honteusement de l’armée ; un fantassin
qui abandonnait son poste, un marchand ou une femme qui se mêlait dans les
rangs sans combattre, était condamné à perdre la main droite et tout ce qu’il
possédait. L’excommunication fut prononcée contre tout homme ou femme,
préposé à la garde des pavillons, qui serait trouvé sans armes. Toutes ces
mesures répandirent une crainte salutaire parmi les pèlerins, et l’histoire
ne parle pas d’une seule infraction aux lois qui furent alors promulguées ;
aussi tous les stratagèmes des ennemis, toutes les tentatives du désespoir
vinrent échouer contre la surveillance active des chefs et la bravoure docile
des soldats. Dans
les premiers jours de novembre, tout étant prêt pour un dernier assaut, des
hérauts d’armes parcoururent le camp et répétèrent ces paroles : Au nom du
Seigneur et de la Vierge, nous allons attaquer Damiette, avec le secours de
Dieu, nous la prendrons. Tous les croisés répondirent : Que la volonté de
Dieu soit faite. Le légat traversa les rangs en promettant la victoire aux
pèlerins ; on préparait les échelles ; chaque soldat apprêtait ses armes.
Pélage avait résolu de profiter des ténèbres de la nuit pour une entreprise
décisive. Quand la nuit fut avancée, on donna le signal. Un violent orage
grondait, on n’entendait aucun bruit sur les remparts ni dans la ville ; les
croisés montèrent en silence sur les murailles, et tuèrent quelques musulmans
qu’ils y trouvèrent. Maîtres d’une tour, ils appelèrent à leur aide les
guerriers qui les suivaient, et, ne trouvant plus d’ennemis à combattre, ils
chantèrent à haute voix Kyrie eleison. L’armée, rangée en bataille au pied
des remparts, répondit par ces mots : Gloria in excelsis. Le légat,
qui commandait l’attaque, se mit aussitôt à entonner le cantique de la
victoire, Te Deum laudamus. Les chevaliers, les templiers, tous les
croisés accoururent. Deux portes de la ville, brisées à coups de hache et
consumées par le feu, laissèrent un libre passage à la multitude des
assiégeants. Ainsi s’écrie le vieil historien dont nous suivons le récit,
Damiette fut prise parla grâce de Dieu. Au lever du jour, les soldats de la
croix, l’épée nue à la main, se disposaient à poursuivre les infidèles dans
leurs derniers retranchements ; mais, lorsqu’ils pénètrent dans les rues, une
odeur infecte empoisonne l’air qu’ils respirent, un affreux spectacle les
fait reculer d’horreur. Les places publiques, les maisons, les mosquées,
toute la ville était remplie de cadavres : la vieillesse, l’enfance, l’âge
mûr, tout avait péri dans les calamités du siège. Damiette comptait, à
l’arrivée des croisés, soixante et dix mille habitants ; il n’en restait que
trois mille des plus robustes, qui étaient près d’expirer et se traînaient,
comme de pâles ombres, au milieu des tombeaux et des ruines. Cet
horrible tableau toucha le cœur des croisés, et mêla un sentiment de
tristesse à la joie que leur donnait la victoire. Les vainqueurs trouvèrent
dans la cité conquise d’immenses richesses en épiceries, en diamants, en
étoffes précieuses. Quand ils eurent pillé la ville, on aurait pu croire, dit
un historien, que les guerriers de l’Occident venaient de conquérir la Perse,
l’Arabie et les Indes. Les ecclésiastiques lancèrent les foudres de
l’excommunication contre tous ceux qui détourneraient quelque chose du butin
; mais ces menaces n’effrayèrent point la cupidité des soldats : toutes les
richesses trouvées dans la ville ne produisirent que deux cent mille écus,
qui furent distribués à l’armée victorieuse. Damiette
avait une célèbre mosquée, ornée de six vastes galeries et de cent cinquante
colonnes de marbre, surmontée d’un dôme superbe qui s’élevait au-dessus de
tous les édifices de la ville. Cette mosquée, où la veille les musulmans
éplorés invoquaient encore Mahomet, fut consacrée à la Vierge, mère de
Jésus-Christ. Toute l’armée chrétienne vint y remercier le ciel du triomphe
accordé aux armes des croisés. Le lendemain, les barons et les prélats s’y
rendirent encore pour délibérer sur leur conquête, et, par une résolution
unanime, donnèrent la ville de Damiette au roi de Jérusalem. On s’occupa
ensuite du sort des malheureux habitants qui avaient échappé à la peste et à
la famine. Jacques de Vitri, en décrivant les désastres de Damiette, en
montrant l’horrible faim moissonnant toutes les familles pendant le siège,
donne surtout des larmes aux petits enfants qui demandaient du pain à leurs
parents décédés. Le sort de ces petits êtres, qu’on trouva encore en vie,
toucha le vertueux évêque de Ptolémaïs, qui en fit acheter plusieurs pour
leur donner le baptême et les faire élever dans la religion chrétienne. La
pieuse charité du prélat ne put leur procurer que la vie éternelle, car ils
moururent presque tous après avoir été baptisés. Tous les musulmans qui
avaient assez de force pour travailler, reçurent la liberté et du pain, et
furent employés à nettoyer la ville. Tandis que les chefs veillaient sur une
cité en deuil et s’occupaient de prévenir des calamités nouvelles, l’état
affreux de Damiette et l’air empoisonné qu’on y respirait obligèrent l’armée
chrétienne de retourner dans son camp et d’attendre le moment où la ville
conquise pourrait être habitée sans danger. Lorsque
la nouvelle de la prise de Damiette se répandit en Syrie et dans la haute
Egypte, tous les musulmans saisis d’effroi coururent dans leurs mosquées
implorer leur prophète contre les ennemis de l’islamisme. Le sultan du Caire
et le prince de Damas envoyèrent des ambassadeurs au calife de Bagdad, et le
conjurèrent d’exhorter tous les vrais croyants à prendre les armes pour
défendre la religion de Mahomet. Le calife vit avec douleur les calamités qui
allaient tomber sur les princes de la famille de Saladin, mais d’autres
dangers le menaçaient lui-même. Les hordes des Tartares étaient sorties de
leurs montagnes, et, après avoir envahi plusieurs provinces de la Perse,
s’avançaient vers les rives de l’Euphrate. Le calife, loin de pouvoir
secourir par ses exhortations et ses prières les musulmans de la Syrie et de
l’Egypte, invoquait leur secours pour défendre sa capitale et pour arrêter
l’orage prêt à fondre sur tout l’Orient. Quand les ambassadeurs musulmans
revinrent à Damas et au Caire, leurs récits ajoutèrent de nouvelles alarmes à
celles qu’inspiraient déjà les conquêtes des chrétiens. Cependant
les princes Ayoubites n’hésitèrent point à réunir tous leurs efforts contre
les croisés, et résolurent entre eux d’attendre un moment plus favorable pour
défendre le chef de l’islamisme. Les nations musulmanes redoutaient plus
l’invasion des chrétiens que celles des hordes de la Tartarie. Les
conquérants que les peuples craignent le plus, sont ceux qui veulent changer
les lois et la religion du pays conquis. Les Tartares, qui n’avaient point de
mœurs et d’habitudes formées, prenaient celles des peuples vaincus ; les
chrétiens ne faisaient la guerre que pour tout détruire et tout asservir.
Déjà de riches cités, de grandes provinces, étaient en leur pouvoir : tout
avait changé de forme sous leur domination. Ainsi les princes et les peuples
musulmans, depuis l’Euphrate jusqu’à la mer Rouge, oublièrent l’orage qui
grondait sur la Perse, qui s’avançait lentement vers la Syrie, et résolurent
de prendre les armes contre les croisés maîtres des rives du Nil. Après
la prise de Damiette, les soldats musulmans qui défendaient l’Égypte avaient
d’abord été frappés d’une si grande terreur, que pendant plusieurs jours
aucun d’eux n’osa paraître devant les soldats chrétiens. Les guerriers
égyptiens qui gardaient la forteresse de Thanis, bâtie au milieu du lac
Menzaleh, abandonnèrent leurs remparts à l’approche de quelques croisés, et
un des plus fermes boulevards de l’empire musulman tomba sans défense au
pouvoir des Francs. Dès lors les chrétiens purent croire qu’ils n’avaient
plus d’ennemis sur les bords du Nil. Au milieu des rigueurs de l’hiver,
plusieurs des pèlerins étaient retournés en Europe. Ceux qui restaient sous
les drapeaux de la croisade, oublièrent les travaux et les périls de la
guerre, et se livrèrent à la mollesse, à la volupté, à tous les plaisirs que
leur inspiraient l’approche du printemps, le climat et le beau ciel de
Damiette. Dans
les loisirs de la paix, on vit bientôt renaître les divisions qui avaient
éclaté pendant la guerre. La prise de Damiette avait enflé l’orgueil du
cardinal Pélage, qui dans l’armée chrétienne parlait en vainqueur et
commandait en maître. Leroi de Jérusalem, dit à cette occasion le
continuateur de Guillaume de Tyr, fut mult ennuyé, parce que le légat
avoit seigneurie sur lui, et avait deffendu qu’on ne fist rien pour lui en
l’ost. Ce prince, mécontent, abandonna l’armée dont il n’était plus le
chef, et une ville qu’on lui avait donnée, mais qu’il ne gouvernait point.
Dès lors Pélage ne trouva plus pour ses prétentions ni de résistance ni de
rivalité, et resta, selon l’expression des chroniques du temps, le sire de
l’ost. On ne pouvait venir à l’armée chrétienne, ni s’en éloigner, sans une
permission revêtue de son sceau. Ce qui acheva de soulever tous les esprits,
ce fut l’ordre qu’il donna de retenir au profit de l’Église les dépouilles de
tous ceux qui étaient morts dans la croisade. Il appelait sans cesse les
censures ecclésiastiques au secours de son autorité, et la moindre
désobéissance était punie par l’excommunication. Cependant on voyait arriver
chaque jour de nouveaux croisés, impatients de signaler leur bravoure contre
les musulmans. Le duc de Bavière et quatre cents barons et chevaliers
allemands envoyés par Frédéric II débarquèrent sur les bords du Nil. Peu de
temps après, l’armée chrétienne reçut dans ses rangs des croisés de Milan, de
Pise, de Gènes ; des prélats et des archevêques conduisaient la foule des
défenseurs de la croix qui arrivaient de toutes les provinces de l’Allemagne,
de la France et de l’Italie. Le souverain pontife n’avait rien négligé pour
le succès de la guerre sainte ; il envoyait au cardinal Pélage des vivres
pour l’armée, et des sommes considérables, les unes tirées de son propre
trésor, les autres offertes par la charité des fidèles de l’Occident. Le
légat voulut profiter de tous les secours qu’il venait de recevoir, il
proposa de poursuivre la guerre et de marcher contre la capitale de l’Égypte.
Le clergé adopta l’avis de Pélage ; mais les chevaliers et les barons, qui ne
pouvaient supporter son autorité, ne voulurent point l’accompagner dans sa
nouvelle expédition. Ce fut en vain qu’il invoqua la puissance et la volonté
du Saint-Siège : le plus grand nombre des croisés, même les Italiens,
refusèrent de lui obéir ; et, comme on alléguait l’absence du roi de
Jérusalem, il fut obligé d’envoyer des députés à Jean de Brienne, pour le
conjurer de revenir au camp et de reprendre le commandement de l’armée
chrétienne. Tandis
que les croisés restaient ainsi dans l’inaction, les musulmans volaient aux
armes : les souverains d’Emèse, de Damas et de l’Arménie, les princes de
Hamah, de Baalbec, de l’Arabie, rassemblaient de nouvelles armées. Après la
prise de Damiette, le sultan du Caire s’était retiré avec ses troupes dans le
lieu où se séparent les deux branches orientales du Nil : c’est là qu’il
voyait arriver chaque jour sous ses drapeaux les princes et les guerriers
musulmans ; il avait fait construire un palais au milieu de son camp, entouré
de murs. Les musulmans y avaient bâti des maisons, des bains, des bazars. Le
camp du sultan devint bientôt une ville qu’on appela Mansourah (la
victorieuse) et qui devait être célèbre dans l’histoire par la défaite et la
ruine des armées chrétiennes. Dès que
le roi de Jérusalem fut revenu à Damiette, les chefs des croisés se réunirent
en conseil pour délibérer sur ce qu’ils avaient à faire. Le légat du pape
ouvrit le premier son avis, et proposa de marcher contre la capitale de
l’Égypte. « Il fallait attaquer le mal dans sa source, et, pour vaincre
les Sarrasins, détruire le fondement de leur puissance... L’Égypte leur
fournissait des soldats, des vivres et des armes. En s’emparant de l’Égypte,
on les privait de toutes leurs ressources... Jamais les soldats de la croix
n’avaient eu plus de zèle ; les infidèles plus de découragement... C’était
trahir la cause commune que de perdre une aussi belle occasion... Lorsqu’on
attaquait un puissant empire, la prudence ordonnait de ne mettre bas les
armes qu’après l’avoir renversé... En s’arrêtant après la première victoire,
on montrait plus de faiblesse que de modération... Le monde chrétien avait
les yeux sur l’armée des croisés ; il n’attendait pas de leur valeur la
délivrance des saints lieux seulement, mais la mort de tous les ennemis de
Jésus-Christ, la destruction de tous les peuples qui avaient imposé un joug
sacrilège à la cité de Dieu. » Les
évêques, les prélats, la plupart des ecclésiastiques, applaudirent aux
discours belliqueux du légat ; l’avis de Pélage fut soutenu aussi par le
comte Célano et Mathieu de la Pouille, que Frédéric II avait envoyés en
Égypte avec quelques troupes, pour combattre à outrance les ennemis de
Jésus-Christ : ils étaient chargés d’annoncer l’arrivée de Frédéric lui-même,
et de poursuivre sans relâche la guerre commencée. Cependant les seigneurs et
les barons, les grands maîtres du Temple et de Saint-Jean, tous les chefs qui
avaient quelque expérience et qui connaissaient l’Égypte, redoutaient les
suites de l’expédition proposée par le légat. Le roi de Jérusalem se chargea
d’exprimer leurs craintes dans le conseil. On était alors au mois de juillet,
temps où le Nil commence à croître, où tous les chemins du Caire allaient
être ensevelis sous les eaux. « Connaissez-vous, dit Jean de Brienne,
tous les périls, tous les maux qui vous attendent dans l’expédition qu’on
vous propose ? Nous allons marcher sur une terre inconnue, au milieu d’une
nation ennemie : vaincus, il ne nous restera plus d’asile ; vainqueurs, nos
victoires ne feront qu’affaiblir notre armée... S’il nous est facile de
conquérir des provinces, il nous sera peut-être impossible de les défendre...
Les croisés, toujours prêts à retourner en Europe, valent mieux pour gagner
des batailles que pour assurer la possession des pays conquis... Sans doute
qu’avec les soldats de la croix, nous ne craignons point les armées musulmanes,
qui se rassemblent de toutes parts ; mais, pour assurer notre salut, il ne
suffira pas de vaincre nos ennemis, il faudra les exterminer. Nous n’avons
pas affaire à une armée, mais à tout un peuple animé par le désespoir... On
n’avait point oublié les expéditions imprudentes d’Amaury sur les terres
d’Égypte, expéditions qui n’avaient eu d’autre résultat que d’élever la
domination de Saladin et de préparer la décadence du royaume de Jérusalem. » Jean de
Brienne fondait son opinion sur beaucoup d’autres motifs que lui suggéraient
ses connaissances dans l’art de la guerre. Il termina son discours en disant
que Damiette et Thanis suffisaient pour contenir les peuples de l’Égypte ;
qu’il fallait reprendre les villes qu’on avait perdues, avant de songer à
conquérir des pays qu’on n’avait jamais possédés ; qu'enfin on ne s’était
point réuni sous les drapeaux de la croix pour assiéger Thèbes, Babylone et
Memphis, mais pour délivrer Jérusalem qui ouvrait ses portes aux chrétiens et
dans laquelle on pouvait se fortifier contre toutes les attaques des
infidèles ; que, puisque le puissant empereur d’Allemagne faisait annoncer
son arrivée en Orient, il était sage de l’attendre pour porter les derniers
coups aux Sarrasins. La
plupart des barons et des chevaliers se réunirent au roi de Jérusalem, et
virent, comme lui, plus de périls que d’avantages pour les chrétiens dans
l’expédition proposée. Pélage n’écouta leurs discours qu’avec une vive
impatience : il répondit que la faiblesse et la timidité se couvraient
souvent du voile de la prudence et de la modération ; que Jésus-Christ
n’appelait point à sa défense des guerriers aussi sages, aussi prévoyants,
mais des soldats qui cherchaient les combats plutôt que des raisons et voyaient
la grandeur, la gloire d’une entreprise, et non ses périls. Le légat ajouta
plusieurs motifs à ceux qu’il avait déjà donnés, et les exprima avec une
grande amertume ; enfin il déclara d’un ton de colère que l’invasion de
l’Égypte était une résolution de l’Église elle-même, et menaça des foudres de
Rome tous ceux qui tenteraient de s’opposer aux desseins de Dieu. Le roi de
Jérusalem et la plupart des chefs, craignant d’être excommuniés, redoutant
plus encore de voir leur bravoure exposée au moindre soupçon, cédèrent à la
volonté opiniâtre de Pélage : le conseil des barons et des évêques décida que
l’armée chrétienne partirait de Damiette pour marcher vers le Caire. Le 16
des calendes d’août — nous abrégeons le récit d’Olivier —, les croisés se
mirent en marche. Ils s’avançaient, sur la rive droite du Nil, en ordre de
bataille : on comptait dans les rangs plus de douze cents chevaliers avec
leurs écuyers et leurs sergents d’armes ; les fantassins étaient si nombreux,
que les Turcs comparaient leur multitude à un nuage de sauterelles ; quatre
mille archers étaient répandus en avant et sur la gauche de l’armée ; une
flotte composée de six cent trente vaisseaux, grands et petits, remontait en
même temps le fleuve ; les bagages, la troupe sans armes, le clergé et les
femmes, marchaient au milieu des bataillons. Quatre mille cavaliers musulmans
vinrent attaquer les chrétiens à plusieurs reprises, mais ils furent toujours
repoussés. L’armée chrétienne avait dépassé Pharescour, Saremsac et Baramoun
; les habitants fuyaient avec leurs femmes et leurs enfants. Enfin, la veille
de la Saint-Jacques, le présomptueux cardinal se flattait déjà qu’il allait
abattre le culte de Mahomet et faire triompher dans tout l’Orient la religion
de la croix. Sans
livrer un seul combat, l’armée chrétienne arriva à la pointe du Delta de
Damiette. Elle dressa ses tentes dans le lieu où le canal d’Aschmoun se
sépare du Nil ; de l’autre côté du canal était Mansourah, où se trouvait
rassemblée l’armée musulmane. Le
souverain de Damas, les princes d’Alep, d’Émèse, de Bosrha, conduisant de
nombreuses troupes, s’étaient mis en marche pour venir au secours de
l’Égypte. Dans toutes les cités égyptiennes, des hérauts d’armes proclamaient
une loi du sultan qui ordonnait à tout le peuple de se lever en armes ;
d’énormes tributs étaient levés dans toutes les provinces, et la mort ou la
prison punissait la résistance des pauvres comme des riches. Un historien
arabe nous représente la terreur universelle du pays, par ces seules paroles
: le Nil sortait de son lit, et personne n’y prenait garde. Tout ce que
l’Égypte renfermait de trésors, d’armes, de vivres, tout ce qu’elle avait
d’hommes en état de combattre, prenait la route de Mansourah. Cependant Malek-Kamel
n’osait se mesurer avec les croisés, et redoutait leur audace éprouvée tant
de fois. Le bruit de l’arrivée de Frédéric et de l’approche des Tartares, la
multitude même qui accourait pour défendre le pays, donnaient aux princes
musulmans de sérieuses alarmes, et leur faisaient désirer de terminer une
guerre qui épuisait leurs ressources, consumait leurs forces, et ne leur
offrait pas même dans la victoire les dédommagements de tant d’efforts et de
sacrifices. Des
ambassadeurs vinrent proposer la paix aux chefs de l’armée chrétienne : les
musulmans offraient à leurs ennemis, s’ils consentaient à déposer les armes,
de leur rendre tout le royaume de Jérusalem. Jean de Brienne et la plupart
des barons, qui voyaient les difficultés et les périls de l’expédition
commencée, écoutèrent avec autant de surprise que de joie les propositions
des infidèles, et n’hésitèrent point à les accepter ; mais ils n’avaient plus
aucun pouvoir dans l’armée. Le légat, qui exerçait une autorité absolue et
qui rêvait sans cesse des conquêtes, prit des dispositions pacifiques pour un
effet de la crainte, et ne songea qu’à combattre un ennemi qui demandait
grâce. Les
ambassadeurs, revenus au camp des musulmans, annoncèrent que les chrétiens
refusaient la paix. Leur récit excita l’indignation, et l’indignation releva
les courages : le sultan du Caire ne songea plus qu’à se défendre ; son camp
prenait chaque jour un aspect plus formidable. Bientôt un terrible
auxiliaire, auquel Pélage ne songeait point, devait protéger les infidèles
contre leurs ennemis et les faire triompher sans combats et sans périls. Tout le
pays retentissait du bruit des clairons et des trompettes ; en deçà comme
au-delà du canal on ne voyait au loin que des boucliers et des lances. La
chronique de Tours fait ici une description curieuse de l’armée chrétienne. « Les
Romains, dit-elle, au milieu desquels se trouvait le légat, ne cessaient
d’étaler leur orgueil ; les Espagnols et les Gascons, de faire entendre leur
babil facétieux ; les Allemands, de montrer l’entêtement de leur caractère.
La milice des Français, qu’on reconnaissait à leur modestie, à la simplicité
de leurs mœurs et à l’éclat de leurs armes, s’était réunie autour du roi de
Jérusalem avec les templiers et les hospitaliers, et se tenait loin du bruit
et des clameurs, toujours prête à repousser les attaques des Sarrasins. Les
Génois, les Pisans, les Vénitiens, les croisés de la Pouille et de la Sicile,
campaient sur le rivage du Nil, chargés de la garde des vaisseaux. » Dans
l’état d’inaction où restait l’armée, plusieurs se lassèrent d’une guerre où
l’on ne livrait point de batailles ; d’autres crurent qu’on n’avait pas
besoin de leurs secours ; quelques-uns plus prévoyants craignirent de
prochains revers ; plus de dix mille croisés abandonnèrent le camp, et
retournèrent à Damiette. L’armée
chrétienne était depuis plus de trois semaines en présence de l’ennemi,
attendant toujours le signal des victoires qu’on lui avait promises. Enfin le
débordement des eaux du Nil vint troubler l’imprudente sécurité des soldats
de la croix, et fournit à leurs ennemis les moyens de les attaquer avec
succès. La flotte musulmane, transportée tantôt par terre, et tantôt
s’avançant par les canaux du Delta, entra dans le fleuve en face de Sarensah.
Dès lors toute communication se trouva interrompue entre Damiette et le camp
des croisés ; plusieurs vaisseaux chrétiens furent pris par les infidèles ;
l’armée chrétienne manquait de vivres, et n’avait plus de moyens de s’en
procurer ; elle ne pouvait plus marcher vers le Caire. Les chefs, s’étant
assemblés en conseil, délibérèrent sur le parti qu’ils avaient à prendre.
Après une longue délibération, on donna le signal de la retraite ; mais,
tandis que l’armée, à l’entrée de la nuit, se préparait à partir, la
multitude imprudente mit le feu aux pavillons, et les musulmans furent
avertis par la lueur des flammes. Un grand nombre de pèlerins qui avaient bu
le vin qu’on ne pouvait emporter, accablés par l’ivresse, se traînaient avec
peine ou restaient endormis sur les chemins ; les croisés, marchant au milieu
des ténèbres, ne suivaient plus leurs drapeaux, et s’égaraient dans des
campagnes inconnues. Trois cents prêtres, après en avoir obtenu la permission
du légat, se précipitèrent dans des navires ; mais ils périrent presque tous
; ils reçurent, dit la chronique de Tours, la palme du martyre, et Dieu
commença ainsi par son sanctuaire. Au
lever du jour, l’armée chrétienne vit accourir la cavalerie musulmane, qui la
pressait sur l’aile droite et cherchait à la pousser dans le Nil. Sur les
derrières de l’armée se précipitaient une multitude d’Ethiopiens à la couleur
noire et dont l’affreuse nudité répandait l’effroi. La bravoure du roi Jean,
des chevaliers du Temple et de l’Hôpital, arrêta l’impétuosité des musulmans,
et les soldats d’Éthiopie, pressés par le glaive, se jetèrent dans le fleuve,
semblables, dit Olivier, à une troupe de grenouilles qui sautent dans les
marécages. Mais, la nuit suivante, tandis que l’armée chrétienne prenait un
peu de repos, le sultan du Caire fit lever toutes les écluses, et Veau du Nil
coula sur la tête de ceux qui dormaient. Bientôt on vit reparaître les Ethiopiens,
avides du sang des croisés : le désordre se met dans l'armée, qui ne peut se
ranger en bataille. La multitude des musulmans occupait les lieux élevés ;
les soldats chrétiens erraient au hasard dans la plaine, poursuivis par les
flots débordés et par un ennemi auquel on venait de refuser la paix. Dans
cette extrémité, le roi de Jérusalem et les principaux chefs des croisés
envoyèrent plusieurs de leurs chevaliers aux musulmans pour leur proposer le
combat ; mais ceux-ci ne furent ni assez imprudents, ni assez généreux pour
accepter une proposition inspirée par le désespoir. Les chrétiens étaient
épuisés de faim et de fatigue ; la cavalerie, enfoncée dans la vase, ne
pouvait avancer ni reculer ; les fantassins avaient jeté leurs armes ; les
bagages de l’armée flottaient sur les eaux ; on n’entendait plus que des
gémissements et des plaintes. « Lorsque les guerriers francs, dit un
historien arabe, ne virent plus devant eux que la mort, leurs âmes tombèrent
dans l’avilissement, et leurs dos se courbèrent sous la verge du Dieu à qui
toute louange appartient. » Pélage
dut sentir alors toute l’étendue de sa faute. On pouvait approuver son projet
de marcher sur le Caire ; mais ce projet, pour être exécuté, avait besoin
d’un chef habile qui méritât l’amour et la confiance des croisés. Le légat
présomptueux dédaigna tous les conseils et ne prévit aucun des obstacles ; il
conduisait une armée pleine de mécontents ; il avait révolté tous les chefs
par son orgueil, et ceux à qui il avait confié tous ses secrets le trahirent.
Au milieu des cris et des plaintes de l’armée à laquelle il avait promis la
victoire, Pélage fut obligé de négocier la paix, et sa fierté s’abaissa
jusqu’à implorer la clémence des musulmans. Des ambassadeurs chrétiens, parmi
lesquels on remarquait l’évêque de Ptolémaïs, allèrent proposer aux vainqueurs
une capitulation ; ils offraient de rendre la ville de Damiette, et
demandaient pour l’armée chrétienne la liberté de retourner en Palestine. Les
princes musulmans s’assemblèrent en conseil pour délibérer sur la proposition
des croisés. Les uns étaient d’avis d’accepter la capitulation ; les autres
voulaient que tous les chrétiens fussent faits prisonniers de guerre. Parmi
ceux qui proposaient les mesures les plus rigoureuses, se faisait remarquer
le prince de Damas, implacable ennemi des Francs. « On ne pouvait faire
un traité, disait-il, avec des guerriers sans humanité et sans foi. On devait
se rappeler leur barbarie dans la guerre, leurs trahisons dans la paix Ils
étaient armés pour ravager les provinces, pour détruire les cités, pour
renverser le culte de Mahomet Puisque la fortune mettait entre les mains des
vrais croyants les plus cruels ennemis de l’islamisme et les dévastateurs de
l’Orient, on devait les immoler au salut des nations musulmanes, et profiter
de la victoire pour effrayer à jamais tous les peuples de la croyance d’Issa. » La
plupart des princes et des émirs, animés par le fanatisme et la vengeance,
applaudissaient à ces discours violents. Le sultan du Caire, plus modéré et
sans doute aussi plus prévoyant que les autres chefs, redoutant toujours
l’arrivée de Frédéric, l’invasion des Tartares et peut-être aussi l’abandon
de ses alliés, celui de ses propres soldats, combattit l’opinion du prince de
Damas, et proposa d’accepter la capitulation des chrétiens. « Tous les
Francs n’étaient point dans cette armée qu’on pouvait retenir prisonnière ;
d’autres croisés gardaient Damiette et pouvaient la défendre. Les musulmans
avaient soutenu un siège de dix-huit mois ; les chrétiens pouvaient résister
aussi longtemps... Il était plus avantageux pour les princes de la famille de
Saladin de rentrer dans leurs cités, que de retenir quelques-uns de leurs
ennemis dans les fers... Si l’on détruisait une armée chrétienne, l’Occident,
pour venger la honte et la défaite de ses guerriers, allait envoyer en Orient
d'innombrables légions... On ne devait pas oublier que les provinces
musulmanes étaient épuisées ; que toutes sortes de violences avaient été
employées pour se procurer de l’argent, pour lever des troupes D’autres
ennemis que les chrétiens maintenant désarmés, d’autres périls que ceux auxquels
on venait d’échapper, pouvaient bientôt menacer la Syrie et l’Égypte... Il
était sage de faire la paix dans le moment même, pour se préparer à des
combats nouveaux, à des guerres plus cruelles peut-être que celle qu’on
venait de faire et qui avait un terme si glorieux pour les musulmans. » Le
discours de Malek-Kamel ramena les princes de sa famille à des sentiments de
modération : la capitulation fut acceptée. Le sultan du Caire envoya son
propre fils au camp des chrétiens pour gage de sa parole. Le roi de
Jérusalem, le duc de Bavière, le légat du pape et les principaux chefs de
l’armée chrétienne, se rendirent au camp des Turcs et restèrent en otage
jusqu’à l’accomplissement du traité. Lorsque
les députés de l’armée prisonnière vinrent à Damiette, et qu’ils annoncèrent
le désastre et la captivité des chrétiens, leur récit arracha des larmes à la
foule des croisés qui arrivaient alors de l’Occident. Lorsque ces mêmes
députés annoncèrent que la ville devait être rendue aux infidèles, la plupart
des Francs ne purent retenir leur indignation, et refusèrent de reconnaître
un traité aussi honteux pour les soldats de la croix. Les uns voulaient
retourner en Europe, et se préparaient à déserter les drapeaux de la croisade
; les autres couraient vers les remparts, s’emparaient des tours et juraient
de les défendre. Peu de
jours après, de nouveaux députés vinrent annoncer que le roi de Jérusalem et
les autres chefs de l’armée allaient livrer Ptolémaïs aux musulmans si l’on
refusait de rendre Damiette. Pour achever de vaincre l’opiniâtre résistance
de ceux qui voulaient défendre la ville et qui reprochaient à l’armée
prisonnière la honte des chrétiens, ils ajoutèrent que cette armée, dans sa
défaite, avait obtenu un prix digne de ses premiers exploits, et que les
Turcs s’étaient engagés à restituer la véritable croix du Sauveur tombée au
pouvoir de Saladin à la bataille de Tibériade. Les plus ardents des pèlerins
cédèrent enfin aux prières des députés. Alors le peuple et les soldats se
répandirent dans la ville, pour y enlever tout ce qu’elle renfermait de
richesses, tandis que le clergé, poussé par le désespoir, brisait dans les
églises les autels et les images des saints, qui allaient être exposés aux
outrages des infidèles. Ce fut au milieu de la douleur générale et des plus
violents désordres que Damiette fut rendue aux Turcs. Cependant
l’armée chrétienne avait perdu ses tentes et ses bagages ; elle avait passé
plusieurs jours et plusieurs nuits dans une plaine couverte des eaux du Nil.
La faim, les maladies, l’inondation, allaient la faire périr tout entière. Le
roi de Jérusalem, qui se trouvait alors au camp des Turcs, informé de
l’horrible détresse des chrétiens, alla conjurer Malek-Kamel de prendre pitié
de ses ennemis désarmés. Le continuateur de Guillaume de Tyr, qui nous sert
ici de guide dans notre récit, rapporte, dans son vieux langage, l’entrevue
touchante de Jean de Brienne et du sultan d’Égypte. « Le roi s’assit
devant le Soudan et se mist à plorer ; le Soudan regarda le roi qui ploroit,
et lui dist : Sire, pourquoi plorez-vous ? — Sire, j’ai raison, répondis ! le
roi, car je vois le peuple, dont Dieu m’a chargé, périr au milieu de l’eau et
mourir de faim. Le Soudan eut pitié de ce qu’il vit le roi plorer ; si plora
aussi ; lors envoya trente mille pains as pauvres et as riches ; ainsi leur
envoya quatre jours de suite. » Malek-Kamel
fit fermer les écluses, et la plaine cessa bientôt d'être inondée. Lorsque
Damiette eut été rendue aux musulmans, l’armée chrétienne commença à faire sa
retraite. Les croisés, qui devaient la liberté et la vie aux Turcs,
traversèrent la ville qui leur avait coûté tant de combats et de travaux, et
quittèrent les rivages du Nil, où, quelques jours auparavant, ils juraient de
faire triompher la cause de Jésus-Christ. Ils emportaient tristement la vraie
croix, dont ils auraient dû suspecter l’authenticité et la découverte
puisqu’elle n’opérait plus de prodiges et qu’elle n’était plus pour eux le
signal de la victoire. Le sultan d’Égypte les avait fait accompagner par un
de ses frères, chargé de pourvoir à tous leurs besoins sur la route. Les
chefs des musulmans étaient impatients de voir partir une armée qui avait
menacé leur empire ; ils pouvaient à peine croire à leur triomphe, et
quelques alarmes se mêlaient sans doute à la pitié que leur inspiraient des
ennemis vaincus. On
avait fait à Ptolémaïs des réjouissances pour les victoires des chrétiens sur
les bords du Nil ; on croyait déjà voir les saints lieux délivrés et l’empire
des musulmans détruit. Le retour de l’armée fit succéder le deuil et la
consternation à la sécurité et à la joie. Dans toutes les villes musulmanes,
on célébra par des fêtes publiques la délivrance de l’Égypte ; les chants des
poètes comparaient le sultan du Caire au prophète Mahomet, dont la religion
triomphante dominait sur de vastes contrées soumises autrefois aux lois de
Moïse et de Jésus-Christ. Son frère, le prince de Kélat, appelé Moussa ou
Moïse, était comparé au législateur des Hébreux, dont la verge miraculeuse
avait appelé les vengeances du ciel sur les ennemis d’Israël et suscité enfin
contre eux la colère des flots. L’Egypte cependant, au milieu de ces hymnes
de triomphe, était encore plongée dans la désolation. Les Arabes Bédouins,
par ordre du sultan, avaient ravagé toutes les provinces voisines du théâtre
de la guerre ; tous ceux qui se livraient à l’industrie et qu’on soupçonnait
d’avoir de l’or, avaient été persécutés et dépouillés : les terres les plus
fécondes étaient devenues stériles, les riches étaient devenus pauvres. Dans
cette calamité générale, les chrétiens ne devaient point être épargnés : on
leur enleva leurs biens, on les précipita dans les cachots, plusieurs
perdirent la vie, et, ce qui fut pour eux le plus grand sujet d’affliction,
on ferma leurs oratoires, on démolit leurs églises. Tels
furent les premiers résultats d’une croisade décidée dans un concile, prêchée
au nom du Saint-Siège dans le monde chrétien, et dont les préparatifs avaient
occupé l’Europe pendant plusieurs années. Chacune
des croisades précédentes avait un objet distinct, une marche facile à
suivre, et n’était remarquable que par de grands exploits ou de grands
revers. Celle dont nous parlons maintenant et qui doit embrasser encore un
espace de vingt années, se mêle à tant d’événements divers, à tant d’intérêts
opposés, à tant de passions étrangères aux guerres saintes, qu’elle ne
présente d’abord qu’un tableau confus, et que l’historien, sans cesse occupé
de faire connaître les révolutions de l’Orient et de l’Occident, peut avec
raison être accusé d’avoir, comme l’Europe chrétienne, oublié Jérusalem et la
cause de Jésus-Christ. En
lisant le douzième livre de cette histoire, on s’aperçoit qu’on est déjà loin
du siècle qui vit naître les croisades et qui fut témoin de leurs progrès
éclatants. Si on rapproche cette guerre de celles qui l’ont précédée, il est
facile de voir qu’elle a un caractère différent, non-seulement dans la
manière dont elle fut conduite, mais encore dans les moyens employés pour
enflammer le zèle des chrétiens et leur faire prendre les armes. Lorsqu’on
a vu les incroyables efforts des papes pour armer les peuples de l’Occident,
on s’étonne d’abord du peu de succès qu’obtinrent leurs exhortations, leurs
menaces et leurs prières. Il suffit de comparer le concile de Clermont, tenu
par Urbain, avec le concile de Latran, présidé par Innocent : dans le
premier, les plaintes de Jérusalem excitent les sanglots de tout l’auditoire
; dans le second, mille objets différents viennent occuper l’attention des
pères de l’Église, qui s’expriment sans émotion et sans douleur sur les
malheurs de la terre sainte. A la voix d’Urbain, les chevaliers, les barons,
les ecclésiastiques, jurèrent tous ensemble d’aller combattre les infidèles ;
le concile devint tout d’un coup une assemblée d’intrépides guerriers : il n’en
fut pas de même du concile de Latran, où personne ne prit la croix et ne fit
éclater ce vif enthousiasme que le pape voulait réveiller dans tous les
cœurs. Nous
avons fait remarquer dans notre récit que les prédicateurs de la guerre
sainte permettaient aux pèlerins de se racheter de leur vœu en payant une
somme d’argent : cette manière d’expier ses péchés parut une innovation
scandaleuse ; et l’indulgence des missionnaires de la croisade, qui
dispensaient ainsi du pèlerinage ceux qui avaient pris la croix, leur fit
perdre quelque chose de leur ascendant. Ils n’étaient plus, comme auparavant,
les envoyés du ciel ; la multitude ne leur reconnaissait plus le don des
miracles ; quelquefois ils se trouvèrent obligés d’employer les menaces et
les promesses de l’Église pour attirer des auditeurs à leurs sermons ;
souvent même le peuple cessa de les regarder comme les interprètes de
l’Évangile, et ne vit en eux que les percepteurs des deniers du Saint-Siège.
Ce trafic des privilèges de la croisade, achetés au poids de l’or, dut
arrêter l’essor des passions généreuses, et confondre dans l’esprit des
chrétiens les choses de la terre avec les pensées qui viennent du ciel. On
trouve une autre différence remarquable dans la prédication de cette croisade
: le refus d’admettre les grands coupables sous la bannière de la croix,
l’étonnement que causait aux chevaliers chrétiens l’enrôlement de la foule
obscure du peuple dans la sainte milice, suffisent pour marquer un changement
dans les mœurs et dans les opinions des croisés. Le sentiment de l’honneur,
qui lient à l’amour de la gloire et tend à établir des distinctions parmi les
hommes, semblait avoir prévalu sur le sentiment purement religieux, qui
inspire l’humilité, reconnaît à tous les chrétiens des droits égaux, et
confond le repentir avec la vertu. La croisade, où l’on n’admettait que les
hommes dont on estimait la bravoure et la conduite, cessait en quelque sorte
d’être une guerre véritablement religieuse, et commençait à ressembler aux
guerres ordinaires, dans lesquelles les chefs sont les maîtres de choisir
leurs soldats. L’enthousiasme
des guerres saintes ne se réveillait plus que par intervalles, comme un feu
près de s’éteindre ; les peuples avaient besoin d’un grand événement, d’une
circonstance extraordinaire, de l’exemple des princes, pour s’armer contre
les infidèles. Les subtilités des théologiens, qui voulurent tout soumettre à
leurs discussions, contribuèrent à refroidir ce qui restait de cette ardeur
pieuse et guerrière que, jusqu’alors, il avait fallu modérer et contenir dans
de justes bornes. On disputa, dans les écoles, sur la question de savoir dans
quel cas un chrétien était exempt d’accomplir son vœu ; quelle somme il
fallait payer pour se racheter d’une promesse faite à Jésus-Christ ; si
certains exercices de piété suffisaient pour remplacer le pèlerinage ; si un
héritier devait remplir le serment d’un testateur ; si le pèlerin qui mourait
en allant à la croisade avait plus de mérite aux yeux de Dieu que celui qui
mourait à son retour ; si la femme pouvait se croiser sans le consentement de
son mari, et le mari sans le consentement de sa femme, etc. Du moment que
toutes ces questions furent solennellement discutées, que sur plusieurs
points les avis furent partagés parmi les théologiens, l’enthousiasme, qui ne
raisonne point, s’affaiblit devant la froide raison des docteurs, et les
pèlerins parurent moins céder aux transports d’un sentiment généreux qu’à la
nécessité de remplir un devoir et de suivre une règle établie. Au
milieu des prédications et des préparatifs de cette croisade, l’Europe offre
un spectacle nouveau qui a dû vivement frapper l’attention des observateurs
éclairés : c’est une croisade d’enfants. Ceux qui cherchent à expliquer le
cœur humain par les événements historiques, ne trouvent aucun phénomène
semblable dans l’histoire ancienne et l’histoire moderne. On ne pouvait plus
ranimer l’enthousiasme des croisades, et tout à coup la timide enfance est
appelée à donner l’exemple. On a pu remarquer que, lorsque les passions et
les opinions qui dominent les sociétés tendent à s’affaiblir, il s’y mêle
souvent quelque chose de singulier et de bizarre qui atteste leur discrédit
ou leur décadence, et montre les vains efforts tentés pour leur rendre la
force et la vie. Dans
cette sixième croisade, les chrétiens ne réunirent jamais tous leurs efforts
contre les infidèles ; aucun esprit d’ordre ne présida à leurs entreprises ;
les croisés, qui ne tenaient leur mission que de leur zèle, ne partaient
qu’au gré de leur volonté et de leur fantaisie : les uns revenaient en Europe
sans avoir combattu les musulmans ; les autres abandonnaient les drapeaux de
la croisade après une victoire ou une défaite ; et de nouveaux croisés
étaient sans cesse appelés pour défendre les conquêtes ou réparer les fautes
de ceux qui les avaient précédés. Quoique dans cette croisade l’Occident eût
compté plus de cinq cent mille guerriers partant pour la Palestine ou pour
l’Égypte, les bords du Jourdain et du Nil virent rarement de grandes armées.
Comme les croisés ne furent jamais réunis en grand nombre, ils n’eurent à
éprouver ni la famine, ni les fléaux qui avaient moissonné les armées des
premiers défenseurs de la croix ; mais, s’ils éprouvèrent moins de revers,
s’ils furent plus disciplinés, on peut dire aussi qu’ils ne montrèrent point
cette ardeur et ces vives passions que les hommes se communiquent entre eux,
et qui prennent un nouveau degré de force et d’activité au milieu d’une
multitude assemblée pour la même cause et sous les mêmes drapeaux. En plaçant
le théâtre de la guerre en Égypte, les chrétiens n’eurent plus sous les yeux,
comme dans la Palestine, les monuments et les lieux révérés qui pouvaient
leur rappeler la religion et le Dieu pour lequel ils allaient combattre ; ils
n’avaient plus devant eux et autour d’eux le fleuve du Jourdain, le Liban, le
Thabor, la montagne de Sion, dont l’aspect frappait si vivement l’imagination
des premiers croisés. Dans
les autres croisades, les papes s’étaient contentés d’exciter l’enthousiasme
des pèlerins et d’adresser au ciel des prières pour les conquêtes des croisés
; dans cette guerre, les chefs de l’Église voulurent diriger toutes les
expéditions et conduire, par leurs légats, les opérations militaires des
armées chrétiennes. L’invasion de l’Égypte avait été décidée dans le concile
de Latran, sans qu’on eût écouté les avis des plus habiles guerriers. Lorsque
les hostilités eurent commencé, on vit les envoyés du pape présider à tous
les événements de la guerre ; par leurs ambitieuses prétentions autant que
par leur ignorance, ils affaiblirent la confiance et l’ardeur des soldats de
la croix, ils perdirent tous les fruits de la victoire, et firent naître une
fâcheuse rivalité entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Si dans
la croisade précédente l’expédition des soldats chrétiens contre la Grèce
n’avait pas procuré à l’Occident de grands avantages, elle illustra du moins
les armes des Vénitiens et des Français. Dans la guerre que nous venons de
raconter, les chevaliers et les barons qui prirent la croix n’ajoutèrent rien
à leur gloire et à leur renommée. Les croisés qui purent revoir leur patrie,
n’y rapportèrent que le souvenir des plus honteux désordres. Un grand nombre
d’entre eux, revenus en Europe, ne montrèrent à leurs compatriotes que les
fers de leur captivité et les maladies contagieuses de l’Orient. Les
historiens que nous avons suivis ne parlent point des ravages de la lèpre
parmi les peuples de l’Occident ; mais le testament de Louis VIII, monument
historique de cette époque, atteste l’existence de deux mille léproseries
dans le seul royaume de France. Ce spectacle douloureux dut être un sujet
d’effroi pour les plus fervents des chrétiens, et les désenchanta de ces
régions de l’Orient où, jusque-là, leur imagination n’avait vu que des
prodiges et des merveilles. Le
siège de Damiette ne fut point cependant sans gloire, et peut être comparé,
pour sa durée et pour la résistance qu’éprouvèrent les croisés, au siège si
célèbre de Ptolémaïs. Toutefois l’Orient ne vit alors ni de grands princes ni
de grands capitaines ; et, comme le légat et les ecclésiastiques dirigeaient
presque seuls la croisade, les combattants montrèrent plus de dévotion que
d’enthousiasme belliqueux. En célébrant l’entreprise hardie, mais
malheureuse, de quelques guerriers chrétiens qui attaquèrent Damiette du côté
du fleuve, un chroniqueur, témoin oculaire, ajoute que ces guerriers
n’étaient pas de ceux dont le ciel devait protéger les armes, car le seul
amour de la gloire les portait à combattre. Cette réflexion d’Olivier
Scholastique nous fait voir quels sentiments animaient la plupart des
croisés. Les
miracles, les visions célestes, se mêlent sans cesse, dans les chroniques
contemporaines, au récit des événements du siège. Les historiens n’oublient
ni les jeûnes ni les processions ordonnés par le clergé, ni les prières
prononcées à haute voix sur le champ de bataille ; leur relation est sans
cesse interrompue par des maximes pieuses ou des citations de l’Écriture ;
et, lorsque, arrivés au dernier assaut livré à la ville, ils nous montrent
l’armée chrétienne précédée de ses prêtres et chantant sur les remparts et au
pied des remparts les cantiques de l’Église, leur récit semble bien moins
nous offrir la description d’un combat que le spectacle d’une cérémonie
religieuse. Parmi
les peuples qui combattaient alors sous les drapeaux de la croix, l’histoire
doit distinguer les pèlerins de Cologne, ceux de la Frise et de la Hollande.
En mémoire des glorieux travaux de cette guerre, Frédéric II reçut chevalier
Guillaume, comte de Hollande, et permit aux habitants de Harlem d'ajouter une
épée d’argent aux quatre étoiles peintes sur leur étendard. Dans la capitale
de la Frise, l’usage s’était conservé jusqu’aux temps modernes de porter en
procession l’image du vaisseau qui avait rompu la chaîne du Nil. Deux cloches
provenant du butin fait dans la croisade et suspendues au haut d’une tour,
retentissaient chaque soir pour rappeler les exploits des Frisons et des
Hollandais pendant le siège de Damiette. Un des
traits caractéristiques du temps dont nous parlons, c’est l’esprit de
prosélytisme poussé jusqu’à l’excès et l’extrême confiance des fidèles dans
le don de persuasion accordé à l’Église. Nous avons vu le pape Innocent
envoyer des ambassadeurs et des messages aux princes musulmans de la Syrie,
persuadé que les infidèles eux-mêmes ne résisteraient point à ses
exhortations apostoliques. Nos lecteurs ont remarqué avec quelle pieuse
audace saint François d’Assise avait bravé la présence et le glaive des Turcs,
n’ayant pour sauvegarde et pour appui que le bâton des pèlerins et les
paroles de l’Évangile. Il nous reste une lettre fort curieuse adressée au
sultan du Caire par Olivier Scholastique, après la reddition de Damiette et
la défaite des chrétiens. Dans cette lettre destinée à convertir le sultan et
à obtenir la restitution du royaume de Jérusalem, Olivier remerciait le
prince musulman de l’humanité qu’il avait montrée envers les croisés. « Vous
avez, lui disait-il, comblé nos otages de tous les biens dont l’Égypte abonde
; vous nous avez envoyé chaque jour vingt ou trente mille pains, avec des
fourrages ; vous avez construit un pont et desséché les chemins que l’eau
avait rendus impraticables ; vous nous avez fait garder comme la prunelle de
vos yeux. Lorsqu’une bête de somme était égarée, vous donniez des ordres pour
qu’elle fût reconduite à son maître ; vous avez fait transporter à vos dépens
les malades et les infirmes ; et, ce qui est plus généreux encore, vous avez
défendu, sous des peines terribles, qu’on insultât les chrétiens par des
paroles et même par des signes. » Olivier Scholastique, qui joignait les
lumières de son temps à une grande simplicité de cœur, avait plus de foi dans
la puissance de ses raisonnements que dans les prodiges de la bravoure. Cette
ardeur de convertir les musulmans tenait sans doute à une conviction profonde
des vérités de l’Évangile ; maison peut dire qu’elle tenait aussi à cet
orgueil, né dans les controverses de l’école, pour lequel les disputes
théologiques étaient de véritables combats et qui se persuadait chaque jour
davantage que Dieu avait promis de soumettre le monde aux argumentations et
aux subtilités des docteurs. Une
dernière réflexion achèvera de faire connaître l’époque que nous venons de
décrire : parmi les abus qu’on fit alors de l’esprit des croisades et les
malheurs qu’elles entraînèrent après elles, on ne peut oublier les guerres
civiles et religieuses dont la France et plusieurs contrées de l’Europe
furent le théâtre. Le désir violent de réunir tous les hommes par les liens
de la foi orthodoxe dut souvent armer les peuples les uns contre les autres.
Dans leurs expéditions en Orient, les chrétiens s’étaient familiarisés avec
l’idée d’employer la force et la violence pour changer les cœurs et les
opinions. Comme on avait fait longtemps la guerre aux infidèles, on voulut
aussi la faire aux hérétiques : on s’arma d’abord contre les Albigeois,
ensuite contre les païens de la Prusse, par la même raison qu’on s’était armé
contre les musulmans. Les
écrivains modernes ont déclamé avec une véhémence éloquente contre ces
guerres désastreuses ; mais, longtemps avant le siècle où nous sommes,
l’Église avait condamné les excès d’un aveugle fanatisme. Saint Augustin,
saint Ambroise, les pères des conciles avaient enseigné dès longtemps au
monde chrétien qu’on ne détruit point l’erreur par le glaive et qu’on ne doit
point prêcher aux hommes les vérités de l’Évangile au milieu des menaces et
des violences de la guerre. La
croisade contre les Prussiens nous montre tout ce que l’ambition, l’avarice,
la tyrannie, ont déplus cruel et déplus barbare. Le tribunal de l’histoire ne
saurait juger avec trop de sévérité les chefs de cette guerre, dont les
ravages et les fureurs se prolongèrent pendant plus d’un siècle ; mais, tout
en condamnant les excès des conquérants de la Prusse, il faut convenir des
avantages que l’Europe put retirer de leurs exploits et de leurs victoires.
Une nation séparée de tous les autres peuples par ses mœurs et ses usages
cessa d’être étrangère à la république chrétienne. L’industrie, les lois, la
religion, qui marchaient à la suite des vainqueurs pour adoucir les maux de
la guerre, répandirent leurs bienfaits parmi des hordes sauvages. Plusieurs
villes florissantes s’élevèrent du sein des forêts, et le chêne de Romové, à
l'ombre duquel on immolait des victimes humaines, fut remplacé par des
églises où l’on prêcha la charité et les vertus de l’Évangile. Les conquêtes
des Romains furent quelquefois plus injustes, leurs guerres plus barbares ;
elles offraient moins d’avantages au monde civilisé, et cependant elles n’ont
point cessé d’être l’objet de l’admiration et quelquefois même des éloges de
la postérité. La
guerre des Albigeois fut plus cruelle et plus malheureuse que la croisade
dirigée contre les peuples de la Prusse. Les missionnaires et les guerriers
outragèrent par leur conduite toutes les lois de la justice et de la religion
qu’ils voulaient faire triompher. Les hérétiques usèrent souvent de
représailles envers leurs ennemis. De part et d’autre on s’arma du fer des
meurtriers et des bourreaux ; de part et d’autre l’humanité eut à déplorer
les plus coupables excès. En
parcourant les sanglantes annales du moyen âge, on s’afflige surtout de voir
des guerres entreprises et poursuivies au nom d’une religion de paix, tandis
qu’on trouve à peine un exemple de guerre religieuse chez les anciens et sous
les lois du paganisme. On doit croire que les peuples modernes et ceux de l’antiquité
ont eu les mêmes passions ; mais, chez les anciens, la religion entrait moins
avant dans le cœur de l’homme et dans l’esprit des institutions sociales. Le
culte des faux dieux n’avait aucun dogme positif ; il n’ajoutait rien à la
morale, il ne prescrivait point de devoirs aux citoyens, il n’était point lié
aux maximes de la législation, et se trouvait en quelque sorte en dehors de
la société. Lorsqu’on attaquait le paganisme ou qu’on changeait quelque chose
au culte des faux dieux, on ne blessait point profondément les affections,
les mœurs, les intérêts des sociétés païennes. Il n’en est pas de même du
christianisme, qui, surtout au moyen âge, se mêlait à toutes les lois
civiles, rappelait à l’homme tous ses devoirs envers la patrie, s’unissait à
tous les principes de l’ordre social. Au milieu de la civilisation naissante
de l’Europe, la religion chrétienne se trouvait confondue avec tous les
intérêts des peuples ; elle était en quelque sorte le fondement de toute
société ; elle était la société elle-même : on ne doit donc pas s’étonner que
les hommes fussent disposés à se passionner pour sa défense. Alors tous ceux
qui se séparaient de la religion chrétienne, se séparaient de la société ; et
tous ceux qui rejetaient les lois de l’Église, cessaient par-là de
reconnaître les lois de la patrie. C’est sous ce point de vue qu’il faut
considérer les croisades des Albigeois et des Prussiens, qui étaient moins
des guerres religieuses que des guerres sociales. - FIN DU TOME PREMIER
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