Propositions de
l’empereur grec aux croisés : il fait proclamer la suprématie religieuse du
Saint-Siège ; expédition en Thrace ; Joanice, roi des Bulgares ; la moitié de
Constantinople est détruite par un incendie ; haine d’Isaac l’Ange contre son
fils ; Alexis Ducas (surnommé Murzuffle) ; événements en Palestine ; le peuple de
Constantinople essaie de brûler la flotte ; sédition excitée par Murzuffle ;
Alexis meurt empoisonné ; Isaac le suit au tombeau ; Murzuffle usurpe le
pouvoir ; les croisés emportent la ville d’assaut ; fuite de Murzuffle ;
Théodore Lascaris le remplace ; son départ clandestin ; partage des provinces
de l’empire ; Baudouin, comte de Flandre, reçoit la couronne ; le roi,
Boniface et Dandolo écrivent au pape ; l’excommunication est levée ; les
chrétiens de terre sainte accourent en Grèce ; mort de l’impératrice ;
réaction contre les vainqueurs ; démêlés entre Baudouin et Boniface ;
l’empereur assiège Andrinople ; bataille imprudemment livrée ; Baudouin est
fait prisonnier ; secours demandés aux puissances de l’Occident ; Henri de
Hainaut succède à son frère ; mort de Dandolo et de Boniface ; réponse de
Joanice au pape relativement au sort de Baudouin. — Récapitulation du livre
XI.
Lorsque
la guerre et les révolutions ont ébranlé un empire jusque dans ses
fondements, il est des maux que la sagesse humaine ne peut réparer. C’est
alors que les princes appelés sur le trône sont plus à plaindre que leurs
sujets, et que leur puissance doit plus exciter la commisération qu’elle ne
doit réveiller l’ambition et la haine des autres hommes. Le peuple, dans
l’excès de la misère, ne sait point mettre de bornes à ses espérances, et
demande toujours à l’avenir plus que l’avenir ne peut donner. Lorsqu’il
continue de souffrir des malheurs irréparables, il s’en prend à ses chefs,
dont il attendait toute espèce de prospérités ; les murmures d’une haine
injuste succèdent bientôt aux acclamations d’un enthousiasme irréfléchi, et
souvent la vertu elle-même est accusée d’avoir causé des maux qui sont
l’ouvrage de la révolte, de la guerre ou de la mauvaise fortune. Les
peuples mêmes, lorsqu’ils ont succombé et qu’ils ont perdu pour jamais leur
existence politique, ne sont pas jugés avec moins de sévérité et d’injustice
que les princes et les monarques : après la chute d’un empire, le terrible
axiome malheur aux vaincus reçoit son application jusque dans les jugements
de la postérité. Les générations, comme les contemporains, se laissent
éblouir par la victoire, et n’ont que du mépris pour les nations qui
succombent. Nous chercherons, en parlant des Grecs et de leurs princes, à
nous défendre des préventions que l’histoire nous a transmises, et, lorsque
nous porterons un jugement sévère sur le caractère et les peuples de la
Grèce, notre opinion sera toujours appuyée sur des traditions authentiques et
sur le témoignage des historiens de Byzance. Tant
que le jeune Alexis n’eut que des promesses à faire et des espérances à
donner, il n’entendit autour de lui que les bénédictions des Grecs et des
croisés ; mais lorsque le temps fut arrivé de faire tout ce qu’il avait
promis, il ne trouva plus que des ennemis et des obstacles. Dans la situation
où son retour l’avait placé, il lui était surtout difficile de conserver à la
fois la confiance de ses libérateurs et l’amour de ses sujets. Si, pour
remplir ses engagements, le nouvel empereur entreprenait de réunir l’Église
grecque à l’Église de Rome ; si, pour payer ce qu’il devait aux croisés, il
accablait le peuple d’impôts, il devait s’attendre à voir de violents
murmures s’élever dans son empire. Si, au contraire, il respectait la
religion de la Grèce, s’il allégeait le fardeau des tributs, les traités
restaient sans exécution, et le trône sur lequel il venait de monter pouvait
être renversé par les armes des Latins. Craignant
chaque jour de voir s’allumer la révolte ou la guerre, forcé de choisir entre
deux périls, ce prince, après avoir longtemps délibéré, n’osa point confier
sa destinée à la valeur équivoque des Grecs, et vint conjurer le doge de
Venise et les barons d’être une seconde fois ses libérateurs. Il se rendit
dans la tente du comte de Flandre, et parla ainsi aux chefs de la croisade
assemblés : « Seigneurs, leur dit-il, je puis dire qu’après Dieu, je
vous ai l’obligation entière d'être empereur ; vous m’avez rendu le plus
signalé service qu’on ait jamais pu rendre à un prince ; mais il faut que
vous sachiez que plusieurs me font bon visage, qui dans leur intérieur ne
m'aiment point, les Grecs ayant un grand dépit de ce que je suis rétabli dans
mes droits par votre moyen. Du reste, le terme approche où vous devez partir,
et votre association avec les Vénitiens ne doit durer que jusqu’à la
Saint-Michel ; comme ce terme est court, il me serait du tout impossible
d’accomplir les traités que j’ai faits avec vous. D’ailleurs, si vous
m’abandonnez, je serai en danger de perdre l’empire et même la vie, car les
Grecs me haïssent à cause de vous. Si vous le trouvez bon, faisons une chose
que je vais vous dire. Si vous voulez demeurer jusqu’au mois de mars, je me
charge de prolonger votre traité avec Venise, et de payer aux Vénitiens ce
qu’ils exigeront ; je vous fournirai en outre tout ce qui vous sera
nécessaire jusqu’aux prochaines fêtes de Pâques. Alors je n’aurai plus rien à
craindre pour ma couronne ; je vous aurai payé ce qui vous est dû. « J’aurai
aussi le temps de me pourvoir de vaisseaux pour m’en aller avec vous à
Jérusalem, ou y envoyer mes troupes, suivant les traités. » Un conseil
fut convoqué pour délibérer sur la proposition du jeune empereur. Ceux qui
avaient voulu se séparer de l’armée à Zara et à Corfou, représentèrent à
l’assemblée qu’on avait jusqu’alors combattu pour la gloire et les intérêts
des princes de la terre, mais que le temps était enfin venu de combattre pour
la religion et pour Jésus-Christ. Ils s’indignaient qu’on voulût mettre de
nouveaux retards à la sainte entreprise. Cette opinion fut vivement combattue
par le doge de Venise et les barons, qui, ayant mis leur gloire à
l’expédition de Constantinople, ne pouvaient se résoudre à perdre le fruit de
leurs travaux. « Souffrirons-nous, disaient-ils, qu’un jeune prince dont
nous avons fait triompher la cause soit livré à ses ennemis, qui sont aussi
les nôtres, et qu’une entreprise si glorieusement commencée devienne pour
nous une source de honte et de repentir ? Souffrirons-nous que l’hérésie,
étouffée par nos armes dans la Grèce soumise, relève ses autels impurs et
soit de nouveau un sujet de scandale pour l’Église chrétienne ?
laisserons-nous aux Grecs la dangereuse faculté de se déclarer contre nous,
et de s’allier avec les Sarrasins pour faire la guerre aux soldats de
Jésus-Christ ? » A ces graves motifs, les princes et les seigneurs
ne dédaignèrent pas de joindre les supplications et les prières. Enfin leur
avis triompha d’une opposition opiniâtre : le conseil décida que le départ de
l’armée serait différé jusqu’aux fêtes de Pâques de l’année suivante. Alexis,
de concert avec Isaac, remercia les croisés de leur résolution, et ne
négligea rien pour leur montrer sa reconnaissance. Afin de payer les sommes
qu’il avait promises, il épuisa ses trésors, il augmenta les impôts, et fit
fondre les images des saints et les vases sacrés. En voyant dépouiller les
églises, le peuple de Constantinople fut frappé de surprise et d’effroi, et
n’eut pas le courage de faire entendre ses plaintes. Nicétas reproche
amèrement à ses compatriotes d’être restés spectateurs immobiles d’un aussi
grand sacrilège, et les accuse d’avoir, par leur lâche indifférence, attiré
sur l’empire la colère du ciel. Les plus fervents des Grecs déploraient,
comme Nicétas, la violation des lieux saints ; mais des scènes plus
douloureuses devaient s’offrir bientôt à leurs regards. Les chefs de l’armée,
conduits par les conseils du clergé latin et par la crainte du pontife de
Rome, demandèrent que le patriarche, les prêtres et les moines de
Constantinople abjurassent les erreurs qui les séparaient de l’Église
romaine. Ni le clergé, ni le peuple, ni l’empereur, n’entreprirent de
résister à cette demande, qui alarmait toutes les consciences et révoltait
tous les esprits. Le patriarche, monté dans la chaire de Sainte-Sophie,
déclara en son nom, au nom des empereurs et de tout le peuple chrétien
d’Orient, qu’il reconnaissait Innocent, troisième du nom, pour successeur de
saint Pierre, premier vicaire de Jésus-Christ sur la terre, pasteur du
troupeau fidèle. Les Grecs qui assistaient à cette cérémonie, crurent voir
l’abomination de la désolation dans le saint lieu, et, s’ils pardonnèrent
dans la suite un aussi grand scandale au patriarche, ce fut dans l’étrange
persuasion où ils étaient que le chef de leur Église avait trompé les Latins,
et que l’imposture de ses paroles rachetait en quelque sorte le crime du
blasphème et la honte du parjure. Les
Grecs s’obstinaient à croire que le Saint-Esprit ne procède point du Fils, et
citaient, pour appuyer leur croyance, le symbole de Nicée ; la discipline de
leur Église différait en quelques points de celle de l’Église romaine. Dans
les premiers moments du schisme, il eût été facile d’opérer une réunion, mais
les disputes des théologiens avaient aigri les esprits. La haine des Grecs et
des Latins semblait devoir séparer à jamais les deux croyances. La loi qu’on
imposait aux Grecs ne faisait qu’accroître leur résistance invincible. Ceux
d’entre eux qui connaissaient à peine le sujet des longs débats élevés entre
Byzance et Rome, ne montraient pas moins de fanatisme et d’opposition que
tous les autres ; ceux mêmes qu’on accusait de manquer de foi adoptaient avec
chaleur les sentiments des théologiens, et semblaient tout à coup disposés à
mourir pour une cause qui jusque-là ne leur avait inspiré que de
l’indifférence. Le peuple grec, en un mot, qui se croyait supérieur à tous
les autres peuples, repoussait avec mépris les lumières qui lui venaient de
l’Occident, et ne pouvait consentir à reconnaître la supériorité des Latins.
Les croisés, qui avaient changé les empires, s’étonnaient de ne pouvoir
changer les cœurs ; mais, persuadés que tout devait céder enfin à leurs
armes, ils mirent à soumettre les esprits et les opinions une rigueur qui ne
fit qu’augmenter la haine des vaincus et préparer la chute des empereurs que
la victoire avait replacés sur le trône. Cependant
l’usurpateur Alexis, en fuyant de Constantinople, s’était retiré dans la
province de Thrace : plusieurs villes lui avaient ouvert leurs portes, et
quelques-uns de ses partisans s’étaient réunis sous ses drapeaux. Le fils
d’Isaac résolut d’aller combattre les rebelles. Henri de Hainaut, le comte de
Saint-Paul et plusieurs chevaliers l’accompagnèrent dans cette expédition. A
leur approche, l’usurpateur, enfermé dans Andrinople, se hâta d’abandonner la
ville et s’enfuit vers le mont Hémus. Tous les rebelles qui osèrent les
attendre furent vaincus et dispersés. Le jeune Alexis et les croisés qui
l’accompagnaient avaient un ennemi plus redoutable à combattre, c’était la
nation des Bulgares. Cette nation sauvage et féroce, soumise aux lois de
Constantinople au temps de la première croisade, avait profité des troubles
pour secouer le joug des empereurs grecs. Le chef des Bulgares, Joanice,
implacable ennemi des Grecs, avait embrassé la foi de l’Eglise romaine, et
s’était déclaré le vassal du souverain pontife pour en obtenir le titre de
roi ; il cachait sous le voile d’une religion nouvelle les fureurs de la
haine et de l’ambition, et se servait de l’appui et du crédit de la cour de
Rome pour faire la guerre aux maîtres de Byzance. Joanice faisait sans cesse
des incursions dans les contrées voisines de son territoire, et menaçait
d’envahir les plus riches provinces de l’empire. Si le jeune Alexis avait été
dirigé par de sages conseils, il aurait profité de la présence des croisés
pour intimider les Bulgares et les retenir au-delà du mont Hémus : cette
expédition lui eût mérité l’estime et la confiance des Grecs, aurait assuré
le repos de plusieurs de ses provinces ; mais, soit qu’il ne fût pas secondé
par les croisés, soit qu’il n’aperçût point les avantages de cette
entreprise, il se contenta de menacer Joanice ; et, sans avoir fait ni la
paix ni la guerre, après avoir reçu le serment des villes de la Thrace, il ne
songea plus qu’à retourner à Constantinople. La
capitale de l’empire, qui avait déjà souffert tant de maux, venait d’éprouver
une nouvelle calamité : la moitié de la cité avait été réduite en cendres. A
la suite d’une querelle survenue entre des croisés flamands et les habitants
d’un quartier voisin de la mer et situé entre les deux ports, le feu prit,
dit Nicétas, à une synagogue, et, de proche en proche, se communiqua avec
tant de violence qu’il fut impossible de l’arrêter. L’incendie dévora d’abord
toute cette région de la ville couverte alors d’une population industrieuse,
maintenant occupée par les jardins silencieux du sérail ; en peu d’instants,
il étendit ses ravages depuis Sainte-Irène jusqu’au voisinage de la grande
église ; le double rang de maisons qui commençait au milieu de la ville et finissait
au Philadelphin, le marché de Constantin, le quartier de Y Hippodrome,
devinrent la proie de ce rapide embrasement. Des tourbillons de flamme se
rassemblaient de plusieurs côtés à la fois, et, courant de maison en maison,
de quartier en quartier, consumaient comme de la paille les colonnes, les
galeries, les monuments des places publiques. Du foyer de l’incendie
s’élançaient çà et là des gerbes de feu qui tombaient sur des quartiers fort
éloignés. La flamme, qui avait d’abord été poussée par un vent du
septentrion, était tout à coup reportée, par des vents venus d’un autre point
de l’horizon, sur des lieux qui avaient paru jusque-là à l’abri de tout
danger. Ainsi l’incendie s’était répandu partout, il avait gagné jusqu’aux
faubourgs ; plusieurs galères, des navires à l’ancre dans le port, furent
brûlés au milieu des flots. L’embrasement dura plus d’une semaine. D’une mer
à l’autre, on ne voyait que des décombres et des ruines noircies par le feu ;
les amis ne se visitaient plus que dans des barques ; la plupart des
habitants étaient ruinés ; plusieurs avaient péri dans les flammes. Tel est
le récit de l’historien Nicétas, témoin oculaire ; Villehardouin, qui était
présent, a décrit aussi ce terrible fléau. « Une
querelle, dit le maréchal de Champagne, s’alluma entre les Grecs et les
Latins, dans laquelle je ne sais quels gens mirent malicieusement le feu dans
la ville. Le feu fut si grand et si terrible, qu’on ne le put éteindre ni
apaiser. Ce que les barons de l’armée ayant aperçu de Galata où ils étoient
logés, ils en furent fort dolents, et eurent grande compassion de voir ces
hautes églises et ces hauts palais tomber et se consumer en cendres. Ils se
lamentoient de voir ces grandes rues marchandes avec des richesses
inestimables, toutes en flamme et sans qu’ils pussent y porter secours et
remède. Ce feu prit depuis le quartier qui avoisine le port, et, gagnant le
plus épais de la ville, brûla tout ce qui se rencontra jusqu’à l’autre port
qui regarde la mer de la Propontide, le long de l’église de Sainte-Sophie, et
dura huit jours sans qu’il pust estre esteint, parcourant l’espace de plus
d’une lieue. Quant au dommage que causa l’incendie, c’est chose qu’on ne peut
estimer, non plus que le nombre des hommes, femmes et enfants « qui perdirent
la vie dans les flammes. » Beaucoup
de chevaliers étaient accourus pour arrêter les progrès du feu, et
gémissaient d’avoir à combattre un fléau contre lequel leur valeur était
impuissante. Les princes et les seigneurs envoyèrent une députation à
l’empereur Isaac, pour lui annoncer qu’ils partageaient son affliction. En
déplorant un si grand désastre, ils donnaient leurs malédictions à ses
coupables auteurs, et juraient de les punir, s’il s’en rencontrait parmi les
soldats de la croix. Toutes ces protestations, les secours qu’ils s’empressèrent
d’apporter aux victimes de l’embrasement, ne purent ni consoler ni apaiser
les Grecs, qui, à l’aspect des ruines et des malheurs de leur capitale,
accusaient les deux empereurs et n’épargnaient pas les Latins dans leurs
plaintes. Un
grand nombre de Francs étaient établis dans la capitale. Ils se trouvèrent
alors en butte aux menaces et aux violences d’un peuple au désespoir ; ils
abandonnèrent leurs maisons, et se retirèrent, avec leurs familles et ce
qu’ils avaient pu sauver, dans le quartier de Galata. Villehardouin porte le
nombre de ces malheureux fugitifs à plus de quinze mille. Tous se plaignaient
amèrement des Grecs, et, dans leurs misères, imploraient l'appui et les armes
des croisés. Ainsi les grandes calamités, qui auraient dû rapprocher les deux
peuples, ne faisaient que rallumer les haines et les animosités réciproques. Lorsque
Alexis revint à Constantinople, le peuple le reçut dans un morne silence ;
les croisés seuls applaudirent à la guerre qu’il venait de faire dans la
Thrace. Son triomphe, qui contrastait avec les malheurs publics, acheva de le
rendre odieux aux Grecs. Dès lors le jeune empereur fut obligé plus que
jamais de se jeter entre les bras des Latins : il passait les jours et les
nuits dans leur camp ; il partageait leurs jeux et s’associait à leurs fêtes
et à leurs orgies grossières. Dans l’ivresse des festins, les guerriers
francs le traitaient avec une insolente familiarité ; plus d’une fois ils
arrachèrent son diadème orné de pierreries, pour placer sur sa tête le bonnet
de laine des matelots de Venise. Les Grecs, qui mettaient leur orgueil dans
la magnificence du trône, n’avaient plus que des mépris pour un prince qui,
après avoir abjuré leur religion, avilissait la dignité impériale et ne
rougissait point d’adopter les usages des nations barbares. Nicétas,
dont les jugements sont ordinairement pleins de modération, ne parle du fils
d’Isaac qu’avec une sorte de colère et d’emportement : selon l’historien de
Byzance, « Alexis avait un visage semblable à « celui de l’ange exterminateur
; il était un véritable incendiaire ; et, loin de s’affliger de l’embrasement
de « la capitale, il eût souhaité que toute la ville fût réduite en cendres.
» Isaac lui-même accusait son fils d’avoir de pernicieuses inclinations, et
de se corrompre tous les jours par la société des méchants ; il s’indignait
qu’Alexis fût nommé à haute voix à la cour et dans les cérémonies publiques,
tandis qu’on prononçait à peine le nom d’Isaac. Dans son aveugle colère, il
chargeait d’imprécations le jeune empereur ; mais, conduit par une vaine
jalousie, bien plus que par le sentiment de sa dignité, lorsqu’il
applaudissait à la haine du peuple pour Alexis, il se dérobait lui-même au
fardeau de l’empire, et ne faisait rien pour mériter l’estime des hommes
vertueux ; il vivait retiré dans son palais, entouré de moines et
d’astrologues qui, en baisant ses mains meurtries encore des fers de sa
captivité, célébraient sa puissance, lui faisaient croire qu’il délivrerait
Jérusalem, qu’il placerait son trône sur le mont Liban, et régnerait sur tout
l’univers. Plein de confiance dans une image de la Vierge qu’il portail
toujours avec lui, et se vantant de connaître par l’astrologie tous les
secrets de la politique, il n’imagina, pour prévenir les séditions, d’autre
moyen que de faire transporter de l’Hippodrome dans son palais le sanglier de
Calydon, qu’on regardait comme le symbole de la révolte et l’image du peuple
en furie. Le
peuple de Constantinople, non moins superstitieux qu’Isaac, en déplorant les
maux de la patrie, s’en prenait au marbre et à l’airain. Une statue de
Minerve, qui décorait la place de Constantin, avait les yeux et les bras
tournés vers l’occident : on crut qu’elle avait appelé les barbares ; elle
fut renversée et mise en pièces par une multitude irritée : « Cruel
aveuglement des Grecs, s’écrie un historien bel esprit, qui s’armaient contre
eux-mêmes et ne pouvaient souffrir au milieu de leur ville l’image d’une
déesse qui préside à la prudence et à la valeur ! » [1204.]
Tandis que la capitale de l’empire était ainsi troublée par des scènes
populaires, les ministres d’Alexis et d’Isaac s’occupaient de lever des
impôts pour payer les sommes promises aux Latins. Les dilapidations, les abus
de pouvoir, les injustices, ajoutaient encore à l’infortune publique ; des
plaintes se faisaient entendre dans toutes les classes de citoyens. On voulut
d’abord faire peser les impôts sur le peuple ; mais le peuple, dit Nicétas,
se souleva comme une mer agitée par les vents. On fut obligé d’imposer des
tributs extraordinaires aux citoyens les plus riches, et de continuer de
dépouiller les églises de leurs ornements d’or et d’argent. Les trésors qu’on
put amasser ne remplissaient point les désirs insatiables des Latins, qui se
mirent à ravager les campagnes autour de la capitale et pillèrent les maisons
et les monastères de la Propontide. Les
hostilités, les violences des croisés, excitèrent l’indignation du peuple
encore plus que celle des grands et des patriciens. On peut s’étonner que,
dans le cours des révolutions, le sentiment de la patrie se retrouve souvent
dans la multitude lorsqu’il est éteint dans les classes les plus élevées.
Chez une nation corrompue, tant que les révolutions n’ont point éclaté et que
le jour du péril et de la destruction n’est point venu, la richesse des
citoyens est une sûre garantie de leur dévouement et de leur patriotisme ;
mais cette garantie n’est plus la même au plus fort du danger, lorsque la
société se trouve aux prises avec tous les ennemis de son existence et de son
repos : la fortune qu’on craint de perdre est souvent la cause de honteuses
transactions avec le parti des vainqueurs ; elle énerve plus qu’elle ne
fortifie les courages. Au milieu des plus grands périls, la multitude, qui
n’a rien à perdre, conserve quelquefois des passions généreuses qu’une
politique habile pourrait diriger avec avantage. Malheureusement cette
multitude n’obéit presque jamais qu’à un aveugle instinct ; et, dans les
moments de crise, elle devient un dangereux instrument entre les mains des
ambitieux qui abusent du nom de la liberté et de la patrie. C’est alors
qu’une nation n’a pas moins à se plaindre de ceux qui veulent la sauver que
de ceux qui n’osent la défendre, et qu’elle périt victime à la fois d’une
indifférence coupable et d’une ardeur insensée. Le
peuple de Constantinople, irrité contre les ennemis de l’empire et poussé par
un esprit de faction, se plaignit d’abord de ses chefs ; et, passant bientôt
de la plainte à la révolte, il se précipita en foule au palais des empereurs,
il leur reprocha d’abandonner la cause de Dieu, la cause de la patrie, et
demanda à grands cris des vengeurs et des armes. Parmi
ceux qui animaient la multitude, on remarquait un jeune prince de l’illustre
famille des Ducas. Il portait le nom d’Alexis, nom qui devait toujours être
associé à l’histoire des malheurs de l’empire ; on l’avait surnommé Murzuffle,
mot grec indiquant que ses deux sourcils étaient joints ensemble. Murzuffle
cachait une âme dissimulée sous cet air sévère et dur que le vulgaire ne
manque jamais de prendre pour le signe et le caractère de la franchise. Les
mots de patrie, de liberté, qui séduisent toujours le peuple ; les mots de
gloire, de religion, qui rappellent de nobles sentiments, étaient sans cesse
dans sa bouche, et ne servaient qu’à voiler les complots de son ambition. Au
milieu d’une cour timide et pusillanime, entouré de princes qui, selon l’expression
de Nicétas, craignaient plus de faire la guerre aux croisés que les cerfs ne
craindraient d’attaquer un lion, Murzuffle ne manquait point de bravoure, et
sa réputation de courage suffisait pour attirer sur lui tous les regards de
la capitale. Comme il avait la voix forte, le regard fier, le ton impérieux,
on le jugeait propre à commander. Plus il déclamait avec véhémence contre la
tyrannie, plus la multitude formait des vœux pour qu’il fût revêtu d’un grand
pouvoir. La haine qu’il affectait de montrer pour les étrangers donnait
l’espoir qu’il défendrait un jour l’empire, et le faisait regarder comme le
libérateur futur de Constantinople. Habile
à saisir toutes les occasions, à suivre tous les partis, Murzuffle, après
avoir rendu des services criminels à l’usurpateur, en recueillait le prix
sous le règne qui avait suivi l’usurpation, et celui qu’on accusait partout
d’avoir été le geôlier et le bourreau d’Isaac était devenu le favori du jeune
Alexis. Il ne négligeait aucun moyen de plaire à la multitude, pour se rendre
nécessaire au prince, et savait braver à propos la haine des courtisans pour
augmenter son crédit parmi le peuple. Il ne tarda pas à profiter de cette
double influence pour semer de nouveaux troubles et faire triompher son
ambition. Ses
discours persuadèrent au jeune Alexis qu’il fallait rompre avec les Latins et
se montrer ingrat envers ses libérateurs pour obtenir la confiance des Grecs
; il enflamma l’esprit du peuple contre les croisés, et, pour décider une
rupture, il prit lui-même les armes. Ses amis et quelques hommes du peuple
suivirent son exemple. Conduite par Murzuffle, une troupe nombreuse se
précipite hors de la ville, et croit surprendre les Latins ; mais la
multitude, toujours prête à déclamer contre les guerriers de l’Occident, ne
put supporter leur aspect. Murzuffle, abandonné sur le champ de bataille, fut
sur le point de tomber entre les mains des croisés. Cette action imprudente,
qui aurait dû le perdre, ne fit qu’augmenter son pouvoir et son crédit ; on
pouvait l’accuser d’avoir exposé le salut de l’empire, en provoquant la
guerre sans moyens de la soutenir ; mais le peuple vanta l’héroïsme d’un
jeune prince qui osait braver les phalanges belliqueuses des Francs ; ceux
mêmes qui l’avaient abandonné au milieu du combat, célébrèrent sa valeur, et
jurèrent comme lui d’exterminer les ennemis de la patrie. La
fureur des Grecs était à son comble ; de leur côté, les Latins faisaient
éclater leur mécontentement. Dans le faubourg de Galata qu’habitaient les
Français et les Vénitiens, dans les murs de Constantinople, on n’entendait
que des cris de guerre, et personne n'osait plus parler pour la paix. Ce fut
alors qu’on vit arriver dans le camp des croisés une députation des chrétiens
de la Palestine. Les députés, qui avaient à leur tête l’abbé Martin Litz,
étaient couverts de vêtements de deuil ; la tristesse peinte sur leurs
visages avertissait assez qu’ils venaient annoncer de grands malheurs. Leurs
récits arrachèrent des larmes à tous les pèlerins. Dans
l’année qui précéda l’expédition de Constantinople, on avait vu débarquer à
Ptolémaïs les croisés flamands et les champenois, partis des ports de Bruges
et de Marseille ; plusieurs guerriers anglais, commandés par les comtes de
Northumberland, de Norwick et de Salisbury ; un grand nombre de pèlerins de
la Basse-Bretagne, qui avaient pris pour chef le moine Héloin, un des
prédicateurs de la croisade. Ces croisés, réunis à ceux qui avaient quitté
l’armée chrétienne après le siège de Zara, se montrèrent impatients
d’attaquer les Turcs ; comme le roi de Jérusalem hésitait à rompre la trêve
faite avec les infidèles, la plupart d’entre eux quittèrent la Palestine pour
aller combattre sous les drapeaux du prince d’Antioche, qui était en guerre
avec le roi d’Arménie. Ayant refusé de prendre des guides, ils furent surpris
et dispersés par les musulmans que le prince d’Alep avait envoyés contre eux
; le petit nombre de ceux qui échappèrent au carnage, parmi lesquels
l’histoire nomme deux seigneurs de Neuilly, Bernard de Montmirail et Renard
de l’Dampierre, restèrent dans les fers des infidèles. Le moine Héloin eut la
douleur de voir périr sur le champ de bataille les plus braves des croisés
bretons, et revint presque seul à Ptolémaïs annoncer la sanglante défaite des
soldats de la croix. Une horrible famine avait, durant deux ans, désolé
l’Égypte et fait sentir ses ravages jusqu’en Syrie. Des maladies contagieuses
succédaient à la famine ; la peste moissonnait les habitants de la terre
sainte : plus de deux mille chrétiens avaient en un seul jour reçu la
sépulture dans la ville de Ptolémaïs. Les
députés de la terre sainte, en faisant ce lamentable récit, invoquaient par
leurs larmes et leurs sanglots les prompts secours de l’armée des croisés.
Mais les chevaliers et les barons ne pouvaient point abandonner leur
entreprise commencée : ils promirent aux envoyés de la Palestine de porter
leurs armes en Syrie dès qu’ils auraient soumis les Grecs, et, leur montrant
les murs de Constantinople, ils leur dirent : Voici le chemin du salut, voici
la route de Jérusalem. Alexis
devait payer aux Latins les sommes qu’il avait promises : s’il était fidèle
aux traités, il craignait la révolte des Grecs ; s’il ne remplissait point
ses engagements, il redoutait les armes des croisés. Effrayés de l’agitation
des esprits et retenus par une double crainte, les deux empereurs restaient
immobiles dans leur palais, et n’osaient ni rechercher la paix ni préparer la
guerre. Les
croisés, mécontents de la conduite d’Alexis, députèrent vers lui plusieurs
des barons et des chevaliers, pour lui demander s’il voulait être leur ami ou
leur ennemi. Les députés, en entrant dans Constantinople, entendirent partout
sur leur passage les injures et les menaces d’un peuple irrité. Reçus dans le
palais des Blaquernes, au milieu de la pompe du trône et de la cour, ils
s’adressèrent à l’empereur Alexis et lui exprimèrent les plaintes de leurs
compagnons d’armes. Conon de Béthune fut chargé de porter la parole, et
s’exprima ainsi : « Sire,
nous sommes ici envoyés vers vous de la part des barons françois et du duc de
Venise, pour vous remettre devant les yeux les grands services qu’ils vous
ont rendus, comme chacun sait, et que vous ne pouvez dénier. Vous leur aviez
juré, vous et votre père, de tenir les traitez que vous avez faits avec eux,
ainsi qu’il paroist par vos patentes, qui sont scellées de vostre grand sceau
; ce que vous n’avez pas fait toutefois, quoy que vous en soyez tenus. Ils
vous ont sommé plusieurs fois, et nous vous sommons encore de rechef, de leur
part, en présence de vos barons, que vous ayez à satisfaire aux articles
arrestez entre vous et eux. Si vous le faites, à la bonne heure, ils auront
occasion de se contenter ; si au contraire, sçachez que d’ores en avant ils
ne vous tiennent ny pour seigneur ni pour amy, mais vous déclarent qu’ils se
pourvoyront en toutes les manières qu’ils aviseront, et veulent bien vous
faire sçavoir qu’ils ne voudroient vous avoir couru sus, ni sur aucun autre
sans deffy, n’estant pas la coustume de leur pays d’en user autrement, ny de
surprendre aucun, ou faire trahison. C’est donc là le sujet de nostre
ambassade, sur quoy vous prendrez telle résolution qu’il vous plaira. » Dans ce
palais qui retentissait chaque jour des acclamations d’une cour respectueuse,
les souverains de Byzance n'avaient jamais entendu un langage aussi plein de
hauteur et de fierté. L’empereur Alexis, à qui ce ton menaçant semblait
révéler son impuissance et le malheureux état de l’empire, ne put retenir son
indignation. Les courtisans partageaient la colère de leur maître, et
voulaient punir sur l’heure l’insolent orateur des Latins, lorsque les
députés sortirent du palais des Blaquernes, et se hâtèrent de regagner le
camp des croisés. Le
conseil d’Alexis et d’Isaac ne respirait que la vengeance ; au retour des
députés, la guerre fut décidée dans le conseil des barons. Les Latins ne
songèrent plus qu’à attaquer Constantinople. Rien n’égalait la haine et la
fureur des Grecs ; mais la fureur et la haine ne leur tenaient point lieu de
courage. N’osant affronter leurs ennemis en pleine campagne, ils résolurent
de brûler la flotte des Vénitiens. Ils eurent alors recours à ce feu grégeois
qui, plus d’une fois, avait suppléé à leur bravoure et sauvé leur capitale.
Ce feu terrible, adroitement lancé, dévorait les vaisseaux, les soldats et
leurs armes ; semblable à la foudre du ciel, rien ne pouvait arrêter son
explosion et ses ravages : les flots de la mer, loin de l’éteindre, ne
faisaient que redoubler son activité. Dix-sept navires qu’on avait remplis de
feu grégeois et de matières combustibles, furent poussés par un vent
favorable vers le rivage du port où reposaient à l’ancre les vaisseaux de
Venise. Pour assurer le succès de cette tentative, les Grecs avaient profité
des ténèbres de la nuit. Le port, le golfe et le faubourg de Galata furent
tout à coup éclairés par une lueur menaçante et sinistre. A l’aspect du
danger, les trompettes sonnent l’alarme dans le camp des Latins : les
Français volent aux armes et se préparent au combat, tandis que les Vénitiens
se jettent dans des barques et vont au-devant des navires qui portaient dans
leurs flancs la destruction et l’incendie. La
foule des Grecs rassemblés sur le rivage applaudissait à ce spectacle et
jouissait de l’effroi des croisés. Plusieurs d’entre eux, embarqués dans des
nacelles, s’avançaient sur la mer, lançaient des flèches et s’efforçaient de
porter le désordre parmi les Vénitiens. Les croisés s’encourageaient les uns
les autres ; ils se précipitaient en foule au-devant du péril ; quelques-uns
poussaient jusqu’au ciel des cris plaintifs et déchirants ; d’autres
invoquaient contre les Grecs toutes les puissances de l’enfer. Sur les murs
de Constantinople, des battements de mains, des cris de joie, se faisaient
entendre, et redoublaient à l’approche des vaisseaux couverts de flammes.
Villehardouin, témoin oculaire, dit qu’au milieu de ce tumulte effroyable, la
nature semblait être bouleversée et la mer prête à engloutir la terre.
Cependant, à force de bras et de rames, les Vénitiens parvinrent à détourner
loin du port les dix-sept brûlots, qui furent bientôt emportés par les
courants au-delà du canal. Les croisés, rangés en bataille, debout sur leur
flotte ou dispersés dans des barques, rendirent grâces à Dieu de les avoir
sauvés d’un si grand désastre ; et les Grecs virent avec terreur leurs
vaisseaux enflammés se consumer, sans avoir fait aucun mal, sur les eaux de
la Propontide. Les
Latins irrités ne pouvaient pardonner à l’empereur Alexis sa perfidie et son
ingratitude : « Ce n’était point assez pour lui d’avoir manqué à tous
ses serments, il voulait brûler la flotte qui l’avait ramené triomphant au
sein de son empire ; le temps était venu de réprimer par le glaive les
entreprises des traîtres et de punir les lâches ennemis qui ne connaissaient
d’autres armes que la fourberie et la ruse, et qui, semblables aux plus vils
brigands, ne savaient porter leurs coups que dans l’ombre et le silence de la
nuit. » Alexis, effrayé de ces menaces, ne songea plus qu’à implorer la
clémence des croisés. Il leur fit de nouveaux serments, de nouvelles
promesses, et rejeta les hostilités sur la fureur du peuple qu’il ne pouvait
contenir. Il conjura ses amis, ses alliés, ses libérateurs, de venir défendre
un trône près de s’écrouler, et proposa de leur livrer son propre palais. Murzuffle
fut chargé de porter aux Latins les supplications et les paroles de
l’empereur ; et, profitant de cette occasion pour augmenter les alarmes et le
mécontentement de la multitude, il eut soin de faire répandre le bruit
qu’Alexis allait livrer Constantinople aux barbares de l’Occident. A cette
nouvelle, le peuple se rassemble en tumulte dans les rues et sur les places
publiques ; de toutes parts on répète que l’ennemi est déjà dans la ville,
qu’on n’a pas un moment à perdre pour prévenir de grands malheurs, que
l’empire a besoin d’un maître qui sache le défendre et le protéger. Tandis
que le jeune prince, saisi d’effroi, se renfermait dans son palais, la foule
des séditieux accourt dans l’église de Sainte-Sophie pour choisir un autre
empereur. Depuis
que les dynasties impériales étaient devenues le jouet des caprices de la
multitude et de l’ambition des conspirateurs, les Grecs se faisaient un jeu
de changer leurs souverains, sans songer qu’une révolution appelle toujours
d’autres révolutions, et que, pour éviter les malheurs présents, ils se
précipitaient dans des calamités nouvelles. Les plus sages du clergé et des
patriciens se présentent à l’église de Sainte-Sophie, et cherchent à prévenir
les maux dont la patrie est menacée. Vainement ils exposent qu’en changeant
de maître, on va renverser le trône et perdre l’empire. « Lorsqu’on me
demanda mon avis, dit l’historien Nicétas, je n’eus garde de consentir à la
déposition d’Isaac et d’Alexis, parce que j’étais assuré que celui qu’on
élirait à leur place ne serait pas le plus fort. » Mais le peuple,
ajoute le même historien, qui n’agit que par passion, ce peuple qui, vingt
ans auparavant, avait tué Andronic et couronné Isaac, ne pouvait plus
supporter son ouvrage et vivre sous des princes qu’il avait choisis lui-même.
Cette multitude furieuse reproche à ses souverains sa misère, triste fruit de
la guerre ; la faiblesse du gouvernement, ouvrage de la corruption générale.
Les victoires des Latins, l’impuissance des lois, les caprices de la fortune,
les volontés du ciel, tout devient un grief contre ceux qui gouvernent
l’empire. La foule éperdue attend tout d’une révolution ; un changement
d’empereur lui paraît le seul remède aux maux dont elle se plaint. On presse,
on sollicite les patriciens et les sénateurs ; on connaît à peine les noms de
ceux qu’on veut choisir pour maîtres ; mais tout autre qu’Alexis, tout autre
qu’Isaac, doit mériter l’estime et l’amour des Grecs : il suffit de porter
une robe de pourpre pour monter sur le trône de Constantin. Les uns
s’excusent sur leur âge, les autres sur leur incapacité ; on leur propose,
l’épée à la main, d’accepter l’autorité souveraine. Enfin, après trois jours
d’orageux débats, un jeune imprudent, appelé Canabe, se laissa
entraîner aux prières et aux menaces du peuple. Un fantôme d’empereur est
couronné dans l’église de Sainte-Sophie, et proclamé dans Constantinople.
Murzuffle n’était point étranger à cette révolution populaire. Plusieurs
historiens ont pensé qu’il avait fait élire un homme obscur, dans le but
d’essayer en quelque sorte le péril et de connaître la volonté et le pouvoir
du peuple, afin d’en profiter un jour pour lui-même. Alexis,
averti de cette révolution, tremble au fond de son palais désert ; il n’a
plus d’espoir que dans les Latins ; il sollicite par ses messagers l’appui
des comtes et des barons ; il implore la pitié du marquis de Montferrat, qui,
touché de ses prières, entre dans Constantinople au milieu de la nuit, et
vient, à la tête d’une troupe choisie, pour défendre le trône et la vie des
empereurs. Murzuffle, qui redoutait la présence des Latins, court auprès
d’Alexis, lui représente les croisés comme ses ennemis les plus dangereux, et
lui dit que tout est perdu si les Francs paraissent en armes dans son palais. Lorsque
Boniface se présente devant le palais des Blaquernes, il en trouve les portes
fermées ; Alexis lui fait dire qu’il n’est plus libre de le recevoir, et le
conjure de sortir de Constantinople avec ses soldats. La vue des guerriers de
l’Occident avait répandu l’effroi parmi le peuple : leur retraite ranime le
courage et la fureur de la multitude ; mille bruits différents se répandent
partout à la fois ; les places publiques retentissent de plaintes et
d’imprécations ; de moment en moment la foule s’accroît, le tumulte
s’augmente. On ferme les portes de la ville ; les soldats et les habitants
prennent les armes ; les uns veulent attaquer les Latins ; les autres parlent
d’assiéger les empereurs dans leur palais. Au milieu de la confusion et du
désordre, Murzuffle ne perd point de vue l’exécution de ses desseins : il
gagne par ses caresses les gardes impériales ; ses amis parcourent la
capitale, excitant par leurs discours la fureur et la rage de la multitude.
Bientôt une foule immense s’assemble devant le palais des Blaquernes, et fait
entendre des cris séditieux. Alors Murzuffle se présente devant Alexis ; il
redouble les alarmes du jeune prince, et, feignant de le plaindre et de le
protéger, il l’entraîne dans un appartement écarté, le fait charger de fers
et le jette dans un cachot. Il vient ensuite lui-même apprendre au peuple ce
qu’il a fait pour le salut de l’empire ; le trône, d’où il a précipité son
maître, son bienfaiteur et son ami, paraît une juste récompense de son
dévouement et de ses services : il est porté en triomphe dans l’église de
Sainte-Sophie, et couronné empereur aux acclamations de la multitude. A peine
Murzuffle est-il revêtu de la pourpre impériale, qu’il veut s’assurer le
fruit de son crime : redoutant les caprices du peuple et de la fortune, il se
rend dans la prison d’Alexis, lui fait avaler un breuvage empoisonné, et,
comme le jeune prince tardait à mourir, il l’étrangle de ses propres mains. Ainsi
périt, après un règne de six mois et quelques jours, l’empereur Alexis,
qu’une révolution avait porté sur le trône, et qui disparut dans les orages
d’une révolution nouvelle, sans avoir goûté les douceurs du rang suprême et
sans qu’on pût savoir s’il était digne d’y monter. Ce jeune prince, placé
dans la situation la plus difficile, n’eut point le pouvoir ni peut-être la
volonté de relever le courage des Grecs pour les opposer aux croisés. D’un
autre côté, il ne sut point se ménager l’appui des croisés pour contenir les
Grecs dans les bornes de l’obéissance. Dirigé par de perfides conseils,
flottant sans cesse entre le patriotisme et la reconnaissance, craignant tour
à tour d’aliéner des sujets malheureux, d’irriter des alliés formidables, il
périt victime de sa faiblesse et de son irrésolution. Isaac l’Ange, en
apprenant la fin tragique de son fils, mourut de frayeur et de désespoir ; il
épargna ainsi un nouveau parricide à Murzuffle, qui n’en fut pas moins accusé
de l’avoir fait périr. L’histoire ne parle plus de Canabe ; le désordre était
si grand, que les Grecs ne connurent point le sort de celui qu’ils avaient,
peu de temps auparavant, élevé à l’empire. Ainsi quatre empereurs étaient
descendus violemment du trône depuis l’arrivée des Latins, et la fortune
réservait le même sort à Murzuffle. Pour
mettre à profit le crime qui avait servi ses desseins ambitieux, le meurtrier
d’Alexis conçut le projet d’en commettre un autre, et de faire périr, par une
trahison, les principaux chefs des croisés. Un officier envoyé au camp des
Latins était chargé de dire qu’il venait de la part de l’empereur Alexis,
dont on ignorait encore la mort, engager le doge de Venise et les seigneurs
français à se rendre au palais des Blaquernes, où toutes les sommes promises
par les traités seraient remises entre leurs mains. Les seigneurs, les
barons, promirent d’abord de se rendre à l’invitation de l’empereur ; ils s’y
préparaient avec joie, lorsque Dandolo éveilla leur défiance et leur fit
craindre une nouvelle perfidie des Grecs. On ne tarda pas à être informé de
la mort d’Isaac, du meurtre d’Alexis et de tous les crimes de Murzuffle. A
cette nouvelle, l’indignation fut générale parmi les croisés ; les barons et
les chevaliers ne pouvaient croire à un aussi grand attentat ; chaque détail
qu’ils apprenaient les faisait frémir d’horreur ; ils oublièrent les torts
d’Alexis, et, déplorant sa fin malheureuse, ils jurèrent de la venger. Dans
le conseil, les chefs s’écrièrent qu’il fallait faire une guerre implacable à
Murzuffle, et punir une nation qui venait de couronner la trahison et le
parricide. Les prélats et les ecclésiastiques, plus animés que tous les
autres, invoquaient à la fois les foudres de la religion et celles de la
guerre contre l’usurpateur du trône impérial et contre les Grecs infidèles à
leur souverain, infidèles à Dieu lui-même. Ils ne pouvaient surtout pardonner
aux sujets de Murzuffle de rester plongés dans les ténèbres de l’hérésie, et
d’échapper par une révolte impie à la domination du Saint-Siège. Ils
promettaient toutes les indulgences du souverain pontife et toutes les
richesses de la Grèce aux guerriers appelés à venger la cause de Dieu et des
hommes. Tandis
que les croisés déclaraient ainsi la guerre à l’empereur et au peuple de
Constantinople, Murzuffle se préparait à repousser leurs attaques : il
s’efforçait d’enchaîner à sa cause les habitants de la capitale ; il
reprochait aux grands leur indifférence, et leur proposait l’exemple de la
multitude. Pour augmenter sa popularité et se procurer l’argent dont il avait
besoin, il persécutait les courtisans d’Alexis et d’Isaac, et confisquait les
biens de tous ceux qui s’étaient enrichis dans l’administration publique.
L’usurpateur s’occupait en même temps de rétablir la discipline des troupes,
d’augmenter les fortifications de la ville ; il ne connaissait plus ni les
plaisirs ni le repos. Comme on lui reprochait les plus grands crimes, il
n’avait pas seulement à combattre pour l’empire, mais pour l’impunité ; le
remords doublait son activité, et ne lui montrait son salut que dans la
victoire : on le voyait sans cesse parcourir les rues l’épée au côté, une
massue de fer à la main, animant le courage du peuple et des soldats. Cependant
les Grecs, après avoir fait une nouvelle tentative pour brûler la flotte des
pèlerins, s’étaient enfermés dans leurs murailles, où ils supportaient avec
patience les insultes et les menaces des Latins. Les croisés, toujours campés
sur la colline de Galata, n’avaient rien à redouter de leurs ennemis ; mais
les vivres commençaient à leur manquer, et ce qu’ils craignaient le plus,
c’était la disette. Henri de Hainaut, pour l’approvisionnement de l’armée,
entreprit une expédition : il s’empara de Phinée ou Phinopolis, où les
guerriers de la croix firent un butin considérable. On trouva dans la ville
conquise des vivres en abondance, et toutes sortes de provisions, qui furent
envoyées, par mer, au camp des Latins. Murzuffle, informé de l’excursion des
croisés, sortit pendant la nuit de Constantinople avec une troupe nombreuse,
et vint se placer en embuscade sur le chemin que devaient prendre Henri de
Hainaut et ses chevaliers pour retourner à leur camp. Les Grecs attaquèrent
les croisés à l’improviste, persuadés qu’ils les mettraient facilement en
déroute ; mais les guerriers francs, sans s’effrayer, se rangent en ordre de
bataille, et font une si vive résistance, que les Grecs sont bientôt obligés
de fuir. Murzuffle fut sur le point de tomber dans les mains de ses ennemis,
et ne dut son salut qu’à la vitesse de son cheval ; il laissa sur le champ de
bataille son bouclier, ses armes et l’étendard de la Vierge, que les
empereurs avaient coutume de faire porter devant eux dans les plus grands
périls. La perte de ce drapeau antique et révéré répandit le deuil et
l’effroi parmi les Grecs. Les croisés, en voyant flotter dans leurs rangs
victorieux l’étendard et l’image de la patronne de Byzance, furent persuadés
que la mère de Dieu abandonnait les Grecs, et se déclarait pour la cause des
Latins. Après
cette défaite, les Grecs crurent qu’il n’y avait plus pour eux de salut que
dans les fortifications de leur capitale : il leur était plus facile de
trouver des ouvriers que des soldats, cent mille hommes travaillaient jour et
nuit à la réparation des murailles ; les sujets de Murzuffle semblaient
persuadés que leurs remparts suffiraient pour les défendre, et maniaient sans
répugnance les instruments de maçonnerie, dans l’espoir qu’ils ne se
serviraient point de la lance ni de l’épée. Murzuffle
avait appris à redouter le courage de ses ennemis ; il se défiait de la
valeur des Grecs : avant de tenter encore les hasards de la guerre, il
rechercha la paix, et fit demander une entrevue aux chefs des croisés. Les
seigneurs elles barons refusèrent avec horreur de voir l’usurpateur du trône
impérial, le meurtrier, le bourreau d’Alexis ; cependant l’amour de la paix
fit consentir le doge de Venise à écouter les propositions de Murzuffle.
Henri Dandolo se rendit sur sa galère à la pointe du golfe ; l’usurpateur,
monté sur un cheval, s’approcha du rivage de la mer. La conférence fut longue
et animée : le doge exigeait de Murzuffle qu’il payât sur-le-champ cinq mille
livres pesant d’or, qu’il aidât les croisés dans leur expédition en Syrie,
qu’il jurât de nouveau obéissance à l’Église romaine. Après de longs débats,
Murzuffle promit de donner aux Latins l’argent et les secours qu’on lui
demandait ; mais il ne pouvait se résoudre à subir le joug de l’Église de
Rome. Le doge s’étonnait qu’après avoir outragé toutes les lois du ciel et de
la nature, on mît encore autant d’importance à des opinions religieuses :
jetant un regard de mépris sur Murzuffle, il lui demanda si la religion
grecque pardonnait la trahison et le parricide. L’usurpateur, irrité, dissimulait
sa colère, et s’efforçait de justifier sa conduite, lorsque la conférence fut
rompue par la présence de quelques cavaliers latins. Murzuffle,
de retour à Constantinople, ne s’occupa plus qu’à préparer la guerre, résolu
de mourir les armes à la main. Par ses ordres, on éleva de plusieurs pieds
les murs et les tours qui défendaient la ville du côté du port. On bâtit sur
les murailles des galeries à plusieurs étages, d’où les soldats devaient
lancer des flèches et faire mouvoir les batistes et les autres machines de
guerre ; au-dessus de chaque tour était placé un pont-levis qui, en
s’abattant sur les vaisseaux, pouvait offrir aux assiégés un moyen de
poursuivre les ennemis jusque dans leur flotte. Les
croisés, quoiqu’ils fussent remplis de bravoure, ne voyaient point ces
préparatifs avec indifférence. Les plus intrépides ne pouvaient se défendre
de quelque inquiétude, en comparant le petit nombre des Francs avec l’armée
impériale et la population de Constantinople : toutes les ressources qu’ils
avaient trouvées jusque-là dans l’alliance des empereurs allaient leur
manquer, sans qu’ils eussent l’espoir d’y suppléer autrement que par les
prodiges de la victoire ; ils n’avaient point de secours à espérer de
l’Occident. Chaque jour la guerre devenait plus périlleuse, la paix plus
difficile ; il n’était plus temps de songer à la retraite. Dans cette
situation, tels étaient l’esprit et le caractère des héros de cette croisade,
qu’ils puisèrent de nouvelles forces dans ce qui devait les abattre et les
remplir d’effroi ; plus le danger était grand, plus ils montrèrent de
résolution et de courage : menacés de tous côtés, craignant de ne plus
trouver d’asile ni sur la mer ni sur la terre, il ne leur restait d’autre
parti à prendre que d’assiéger une ville dont ils ne pouvaient plus
s’éloigner sans se précipiter vers une perte certaine. Aussi rien ne put
résister à leur invincible audace. A
l’aspect de ces tours qui faisaient la sécurité des Grecs, les chefs,
assemblés dans leur camp, se partageaient les dépouilles de l’empire et de la
capitale, dont ils se promettaient la conquête. On décida dans le conseil des
princes et des barons, qu’on nommerait un empereur à la place de Murzuffle,
et que cet empereur serait choisi dans l’armée victorieuse des Latins. Le
chef du nouvel empire devait posséder en domaine le quart de la conquête,
avec les deux palais de Bucoléon et des Blaquernes. Des villes et les terres
de l’empire, ainsi que le butin qu’on allait faire dans la capitale, devaient
être distribués entre les Français et les Vénitiens, avec la condition de
rendre foi et hommage à l’empereur. Dans le même conseil, on fit des
règlements pour fixer le sort du clergé latin, celui des barons et des
seigneurs. On régla d’après les lois féodales les droits et les devoirs des
empereurs et des sujets, des grands et des petits vassaux. Ainsi
Constantinople, au pouvoir des Grecs, voyait devant ses murailles une
assemblée de guerriers qui, le casque sur la tête et l’épée à la main,
abolissaient dans ses murs la législation de la Grèce, et lui imposaient
d’avance les lois de l’Occident. Par cette législation qu’ils apportaient de
leur pays, les chevaliers et les barons semblaient prendre possession de
l’empire, et, tandis qu’ils faisaient encore la guerre aux habitants de
Constantinople, ils pouvaient croire qu’ils combattaient déjà pour le salut
et pour la gloire de leur patrie. Dans le
premier siège de Byzance, les Français avaient voulu attaquer la ville par
terre ; mais l’expérience leur faisait enfin apprécier les sages conseils des
Vénitiens. Les chefs résolurent d’une voix unanime de diriger toutes leurs
attaques du côté de la mer. On transporta dans les vaisseaux les armes, les
vivres, les équipages. Toute l’armée s’embarqua le jeudi huitième jour
d’avril. Le lendemain, aux premiers rayons du soleil, la flotte, qui portait
les cavaliers et leurs chevaux, les pèlerins avec tous leurs biens, les
tentes, les machines des croisés et les destinées d’un grand empire, leva
l’ancre et s’approcha des murailles de la ville. Les vaisseaux et les
galères, rangés sur une seule ligne, s’étendaient à plus d’une demi-lieue
française : les croisés commencèrent une rude et cruelle attaque, prenant
terre en plusieurs endroits et poussant les béliers jusqu’au pied des
remparts ; en plusieurs lieux les échelles des navires furent approchées de
si près, que ceux qui étaient sur la flotte et ceux qui défendaient les
murailles et les tours, combattaient à coups de lance. Cependant les
chevaliers et les barons qui montaient les navires, ne savaient mie s'aider
sur mer comme sur terre, et leur bravoure se trouvait mal à l’aise sur un
champ de bataille mobile et flottant au gré des vents ; on se battait en
plusieurs lieux différents, on se battait avec fureur, mais sans ordre. Cette
attaque continua jusqu’à l’heure de none ; alors la mauvaise fortune, dit le
maréchal de Champagne, ou plutôt nos péchés voulurent que nous fussions
repoussés. Ceux qui étaient descendus à terre regagnèrent les vaisseaux, et
la flotte s’éloigna des remparts. Le peuple de Byzance courut dans les
églises remercier le ciel d’une si grande victoire, et l’excès même de sa
joie montra toute la crainte que lui inspiraient les Latins. Le soir
même de cette journée, le doge de Venise et les barons tinrent conseil dans
une église voisine de leur camp. Les chefs de la croisade durent porter dans
ce conseil de bien tristes pensées, car Villehardouin avoue que tous estoient
en grand émoi pour le malheur qui venoit de leur arriver ce jour-là. Il y
eut dans cette assemblée des barons plusieurs avis proposés et débattus sur
ce qu’il y avait à faire : quelques-uns étaient d’avis qu’il fallait attaquer
la ville du côté de la Propontide, parce que de ce côté elle était moins
fortifiée ; les Vénitiens, qui connaissaient la mer, répondaient que, sur ce
point, on ne pourrait livrer un assaut, et que la flotte ne manquerait pas
d’être entraînée par les courants. Du reste, ceux qui proposaient de changer
ainsi le point de l’attaque, n’écoutaient que leur désespoir, et, si nous en
croyons le maréchal de Champagne, il y en avoit qui eussent volontiers
désiré que la mer et le vent les eussent emportés bien loin de Constantinople.
Cependant le plus grand nombre ne se laissaient point décourager par l’échec
qu’on venait d’éprouver. Il fut décidé dans le conseil que l’attaque serait
reprise trois jours après, sur le même point où l’armée des pèlerins venait
d’être repoussée. On
était au vendredi après la mi-carême : on employa le samedi elle dimanche à
faire les dispositions pour un nouvel assaut. Les Grecs s’occupaient aussi de
leurs préparatifs de défense : Murzuffle, avec une partie de son armée, avait
planté ses tentes et ses pavillons sur la colline qui est appelée aujourd’hui
le quartier du Phanar. Le lundi, au lever du jour, on donna le signal de
l’attaque : tous les pèlerins prirent tes armes, et leur flotte s’avança vers
les remparts : ce que voyant ceux de la ville, ce sont les expressions de Villehardouin,
commencèrent à les craindre plus que devant. Les guerriers de la croix, de
leur côté, ne pouvaient se défendre de quelque crainte, en voyant tant de
monde dans les tours et sur les remparts de la cité : pour enflammer l’ardeur
et l’émulation des guerriers, les chefs des Latins firent publier par un
héraut d’armes que le premier qui arborerait l’étendard des croisés sur une
tour de la ville, recevrait cent cinquante marcs d’argent. Bientôt
l’attaque commence et devient générale. Le tumulte de la bataille était si
grand, qu’on eût pu croire que la terre allait s’abîmer. Dans la flotte, les
vaisseaux étaient joints ensemble et marchaient deux à deux, afin que, sur
chaque point de l’attaque, le nombre des assaillants pût répondre à celui des
assiégés. Cet assaut dura plusieurs heures ; à la fin, Dieu envoya un vent du
nord, qui poussa les navires près de la terre, de telle sorte que deux
navires liés ensemble, l’un appelé la Pèlerine, l’autre le Paradis, furent
portés au pied d’une tour, l’un d’un côté, l’autre de T autre. L’évêque de
Troyes et l’évêque de Soissons montaient ces deux vaisseaux. A peine les
échelles sont-elles appliquées aux murailles, qu’on voit deux guerriers
francs sur une tour de la ville. Ces deux guerriers, dont l’un était un
Français, nommé d'Urboise, et l’autre un Vénitien, Pierre Alberti, entraînent
sur leurs pas une foule de leurs compagnons. Les Grecs tombent sous le fer
des Latins ou prennent la fuite. Au milieu de la mêlée, le brave Alberti est
tué par un Français qui le prend pour un Grec, et qui, s’apercevant de son
erreur, veut lui-même se tuer de désespoir. Les croisés, animés au combat,
s’aperçoivent à peine de cette scène douloureuse et tragique ; les drapeaux
des évêques de Troyes et de Soissons sont plantés sur le haut de la tour, et
frappent les regards de toute l’armée. Cette vue enflamme ceux qui étaient
encore sur les vaisseaux : de toutes parts on se presse, on s’élance, on vole
à l’escalade. Les croisés s’emparent de quatre tours ; trois portes de la
ville s’écroulent sous les coups du bélier ; les cavaliers sortent des
navires avec leurs chevaux, toute l’armée des pèlerins se précipite à la fois
dans la ville. Un cavalier, Pierre Bracheux, qui était entré par la porte
Pétrion, pénétra presque seul jusque sur la colline où Murzuffle était campé.
Les Grecs, dans leur frayeur, le prirent pour un géant ; Nicétas dit lui-même
que son casque paraissait grand comme une tour. Les soldats de l’empereur ne
purent supporter.la vue d’un seul cavalier français. L’armée
des Latins s’avançait avec ses étendards. Alors, dit le maréchal de
Champagne, vous eussiez vu abattre Grecs de tous côtés ; les nôtres gagner
chevaux, palefrois, mulets et autre butin, et tant de morts et de blessés,
qu’ils ne se pouvaient nombrer. Les croisés mirent le feu au quartier qu’ils
avaient envahi, et les flammes poussées par le vent annoncèrent, jusqu’aux
extrémités de la ville, la présence d’un vainqueur irrité. La terreur était
au comble parmi le peuple. Tandis que tout fuyait devant eux, les croisés
s’étonnaient de leur victoire. A l’approche de la nuit, craignant quelque
surprise, ils vinrent s’établir à la portée de leur flotte et sous les
murailles et les tours qu’ils avaient prises. Le marquis de Montferrat avec
les siens alla camper dans un quartier d’où il pouvait veiller sur la ville ;
Henri de Hainaut dressa ses tentes devant le palais des Blaquernes ; le comte
de Flandre, par un heureux augure, occupa les tentes impériales, abandonnées
par Murzuffle. Ainsi Constantinople fut prise d’assaut le lundi après la
mi-carême, 10 avril, l’an de l’Incarnation 1204. Cependant
Murzuffle, parcourant les rues, fit tout ce qu’il put pour rallier ses
soldats dispersés ; mais ceux-ci, dit Nicétas, entraînés par le tourbillon du
désespoir, n’avaient point d’oreilles pour l’entendre, point de courage pour
le suivre. Villehardouin ajoute qu’à la fin Murzuffle s’éloigna le plus qu’il
put des lieux occupés par les croisés et qu’il gagna la porte Dorée, par où
il s’enfuit. Avec lui une grande multitude sortit de la ville, sans que les
Latins pussent s’en apercevoir. Lorsque le bruit de sa fuite se répandit dans
la capitale, on chargea son nom de malédictions, et, comme si l’empire à sa
dernière heure avait eu besoin de la présence d’un empereur, une foule
éperdue courut dans l’église de Sainte-Sophie pour choisir un nouveau maître. Théodore
Ducas et Théodore Lascaris se présentèrent aux suffrages de l’assemblée, et
se disputèrent un trône qui n’était plus. Lascaris fut nommé empereur, mais
il n’osa placer sur sa tête la couronne impériale. Ce prince avait de la
fermeté et de la bravoure ; les Grecs vantaient son habileté dans l’art de la
guerre. Il entreprit de ranimer leur courage et leur patriotisme : « Les
Latins, disait-il, sont en petit nombre, et s’avancent en tremblant dans une
ville qui a encore d’innombrables défenseurs ; les croisés n’osent s’éloigner
de leurs vaisseaux, leur seul refuge après une défaite ; pressés par
l’approche du péril, ils viennent d'appeler à leur secours l’incendie comme
leur fidèle auxiliaire, et cachent leur effroi derrière un rempart de
flammes, un amas de ruines. Les guerriers de l’Occident ne combattent ni pour
la religion ni pour la patrie, ni pour leurs biens, ni pour l’honneur de
leurs familles ; les Grecs, au contraire, défendent tout ce qu’ils ont de
plus cher, et doivent porter au combat tous les sentiments qui peuvent
redoubler le courage, enflammer la valeur des citoyens. Si vous êtes encore
Romains, ajoutait Lascaris, la victoire est facile : vingt mille barbares
sont venus s’enfermer dans vos murs ; la fortune les livre à nos armes. »
Le nouvel empereur s’adressait ensuite aux soldats, aux gardes impériales :
il leur représentait que leur salut était lié à celui de Constantinople ; que
l'ennemi ne leur pardonnerait point de l’avoir repoussé plusieurs fois loin
des remparts de la capitale ; que dans la victoire ils trouveraient tous les
avantages de la fortune, tous les agréments de la vie ; que dans la fuite, la
terre et la mer ne leur offriraient point d’asile, et que la honte, la
misère, la mort même, suivraient partout leurs pas. Lascaris ne négligea
point de flatter l’orgueil, de réveiller le zèle des patriciens. Il leur
rappelait les héros de l'ancienne Rome, et proposait à leur valeur les grands
exemples de l’histoire ; il leur disait que c’était à leurs armes que la
Providence avait confié le salut de la ville impériale ; que si, contre toute
espérance, la patrie venait à succomber, ils auraient peu de regrets à
abandonner la vie, et trouveraient peut-être quelque gloire à mourir le jour
même où devait tomber le vieil empire des Césars. Les
soldats ne répondirent à ce discours qu’en demandant leur solde ; le peuple
écoutait Lascaris avec plus de surprise que de confiance ; les patriciens
restaient dans un morne silence, et n’éprouvaient d’autre sentiment qu’un
profond désespoir. Bientôt les trompettes des croisés se font entendre : à ce
signal, la terreur s’empare des plus braves ; on ne songe plus à disputer la
victoire aux Latins. Lascaris, resté seul, est obligé d’abandonner lui-même
une ville que personne ne veut défendre. Ainsi Constantinople, qui avait vu
deux empereurs dans une nuit, se trouvait encore une fois sans maître, et ne
présentait plus que l’image d’un vaisseau sans gouvernail, battu par les
vents, et près de périr sous les coups de la tempête. L’incendie, allumé par
les Latins, embrasa plusieurs quartiers, et consuma, de l’aveu des barons,
plus de maisons que n’en contenaient les trois plus grandes villes de France
et d’Allemagne. L’embrasement dura toute la nuit. Quand le jour fut sur le
point de paraître, les croisés, à la lueur des flammes, se disposaient à
poursuivre leur victoire. Rangés en bataille, ils s’avançaient avec
précaution et défiance, lorsqu’ils entendirent des voix suppliantes qui
faisaient retentir l’air de prières et de gémissements. Des femmes, des enfants,
des vieillards, précédés du clergé, portant des croix et les images des
saints, venaient en procession se jeter aux pieds des vainqueurs. Les chefs
se laissèrent toucher par les cris de cette foule éplorée. Un héraut d’armes
parcourut les rangs, en proclamant les lois de la clémence : les soldats
reçurent l’ordre d’épargner la vie des habitants, de respecter l’honneur des
femmes et des filles. Le clergé latin réunit ses exhortations à celles des
chefs de l’armée, et menaça des foudres de l’Église tous ceux qui abuseraient
de la victoire pour outrager l’humanité. Cependant
les croisés s’avançaient au bruit des clairons et des trompettes. Bientôt
leurs drapeaux furent arborés dans les principaux quartiers de la ville.
Lorsque Boniface entra dans le palais de Bucoléon, qu’on croyait occupé par
des gardes impériales, il fut surpris d’y trouver un grand nombre de femmes
des premières maisons de l’empire, qui n’avaient pour défense que leurs
gémissements et leurs larmes. Marguerite, fille du roi de Hongrie et femme
d’Isaac ; Agnès, fille d’un roi de France, épouse de deux empereurs, se
jetèrent aux genoux des barons et des chevaliers, en implorant leur
miséricorde. Le marquis de Montferrat respecta leur infortune, et leur donna
des gardes. Pendant que Boni face s’emparait du palais de Bucoléon, Henri de
Hainaut prenait possession du palais des Blaquernes. Ces deux palais, remplis
d’immenses richesses, furent préservés du pillage, et n’offrirent point les
scènes lamentables qui désolèrent pendant plusieurs jours la ville de
Constantinople. Les
croisés, impatients de recueillir les trésors qu’ils s’étaient partagés
d’avance, se répandaient dans tous les quartiers de la capitale, et
enlevaient sans pitié tout ce qui s’offrait à leur avidité. Les maisons des
plus pauvres citoyens étaient envahies comme celles des riches. Les Grecs,
dépouillés de leurs biens, maltraités par les vainqueurs, imploraient
l’humanité des comtes et des barons, se pressaient autour du marquis de
Montferrat, en s’écriant : Saint roi marquis, ayez pitié de nous. Boniface était
touché de leurs plaintes, et s’efforçait de rappeler les croisés à des
sentiments de modération ; mais la licence des soldats croissait à la vue du
butin ; les plus dissolus, les plus indisciplinés donnaient le signal,
marchaient à la tête, et leur exemple entraînait tous les autres : l’ivresse
de la victoire n’avait plus de frein, ne connaissait ni la crainte ni la
pitié. Les
croisés, qui ne se livraient plus au carnage, employaient partout l’outrage
et la violence pour dépouiller les vaincus : Constantinople n’avait point de
lieu qui ne fût exposé à leur recherche brutale. Malgré les défenses
plusieurs fois renouvelées de leurs chefs et de leurs prêtres, ils ne
respectèrent ni la pudeur des femmes ni la sainteté des églises. Des soldats
et des valets de l’armée dépouillèrent les cercueils des empereurs ; le corps
de Justinien, que les siècles avaient épargné et qui s’offrit tout entier à
leurs regards, ne put arrêter leurs mains sacrilèges et leur faire respecter
la paix des tombeaux. On les voyait dans les temples porter leurs mains
avides partout où éclatait la soie, où brillait un peu d’or. L’autel de la
Vierge qui décorait l’église de Sainte-Sophie et qu’on admirait comme un
chef-d’œuvre de l’art, fut mis en pièces, et le voile du sanctuaire déchiré
en lambeaux. Les vainqueurs jouaient aux dés sur des tables de marbre qui
représentaient les apôtres, et s’enivraient dans des coupes réservées pour le
service divin. Des chevaux, des mulets, amenés jusque dans le sanctuaire,
succombaient sous le poids des dépouilles, et, percés de coups d’épée,
souillaient de leur sang et de leurs ordures le parvis de Sainte-Sophie. Une
fille prostituée, que Nicétas appelle la suivante des démons, la prêtresse
des Furies, monta dans la chaire patriarcale, entonna une chanson impudique
et dansa dans l’église, au milieu de la foule des soldats, comme pour
insulter aux cérémonies de la religion. Les
Grecs ne pouvaient voir sans frémir d’horreur ces scènes impies. Nicétas, en
déplorant les malheurs de l’empire et de l’Église grecque, déclame avec
véhémence contre la race barbare des Francs. « Voilà donc, s’écrie-t-il,
ce que nous promettaient ce hausse-col doré, cette humeur fière, ces sourcils
élevés, cette barbe rase, cette main prête à répandre le sang, ces narines
qui ne respirent que la colère, cet œil superbe, cet esprit cruel, cette prononciation
prompte et précipitée ! » L’historien de Byzance reproche aux
croisés d’avoir surpassé les Turcs en barbarie, et leur rappelle l’exemple
des soldats de Saladin, qui, maîtres de Jérusalem, ne violèrent point la
pudeur des matrones et des vierges, n’entassèrent point les cadavres
sanglants autour du sépulcre du Sauveur, ne firent ressentir aux chrétiens ni
le fer, ni le feu, ni la faim, ni la nudité. Les
campagnes voisines du Bosphore n’offraient pas un spectacle moins déplorable
que la capitale. Les villages, les églises, les maisons de plaisance, avaient
été dévastés et livrés au pillage. Une foule éperdue couvrait les chemins et
marchait au hasard, poursuivie par la crainte, succombant à la fatigue,
jetant des cris de désespoir. On voyait des sénateurs, des patriciens, issus
d’une famille d’empereurs, cherchant un misérable asile, errer couverts de
lambeaux autour de la ville impériale. Tandis que les croisés pillaient
l’église de Sainte-Sophie, le patriarche fuyait en implorant la charité des
passants ; tous les riches étaient tombés dans l’indigence, et n’inspiraient
que le mépris ; la noblesse la plus illustre, les plus grandes dignités,
l’éclat des talents et des vertus, n’avaient plus rien qui attirât le
respect. La misère, semblable à l’inévitable mort, avait effacé toutes les
distinctions, confondu tous les rangs ; les hommes de la lie du peuple
achevaient de dépouiller les fugitifs en insultant à leur malheur. On
entendait une multitude insensée se réjouir de l’infortune publique,
applaudir à l’abaissement des grands et des patriciens, nommer ces jours
désastreux les jours de la justice et de l’égalité. Nicétas
raconte lui-même son infortune et ses déplorables aventures. La maison qu’il
habitait sous le règne des empereurs avait été consumée par les flammes dans
le second incendie de Constantinople. S’étant retiré avec sa famille dans une
autre maison bâtie près de l’église de Sainte-Sophie, il se vit bientôt
menacé dans ce dernier asile, et ne dut son salut qu’au dévouement de
l’amitié et de la reconnaissance. Un marchand vénitien qu’il avait sauvé de
la fureur des Grecs, avant la fuite d’Alexis, voulut à son tour sauver son
bienfaiteur : il s’arma d’une épée et d’une lance, prit l’habit d’un soldat
de la croix, et, comme il parlait les langues de l’Occident, il défendit
l’entrée de la maison de Nicétas, en disant qu’elle était à lui, qu’elle
était le prix de son sang versé dans les combats. Cette sentinelle vigilante
repoussa d’abord tous les agresseurs, et brava mille dangers, modèle de la
fidélité et de la vertu au milieu des désordres sanglants qui désolaient
Constantinople. La
multitude turbulente des soldats remplissait toutes les rues, pénétrait
partout, et s’indignait qu’une seule maison pût ainsi se dérober à ses
brutales recherches. Le Vénitien, désespéré, vint à la fin avertir Nicétas
qu’il était dans l’impuissance de le défendre plus longtemps. « Si vous
restez ici, lui dit-il, demain peut-être vous serez chargé de chaînes, et
votre famille sera en proie à toutes les violences du vainqueur. Suivez-moi,
et je vous conduirai hors des portes de Constantinople. » Nicétas, avec sa
femme et ses enfants, suivit le fidèle Vénitien ; leur libérateur, couvert de
ses armes, marchait à leur tête, et les conduisait comme s’ils eussent été
ses prisonniers. Cette
malheureuse famille s’avançait remplie de crainte, et rencontrait à chaque
pas des soldats avides de pillage qui maltraitaient les Grecs après les avoir
dépouillés, et menaçaient toutes les femmes de leurs outrages. Nicétas, et
quelques-uns de ses amis et de ses parents qui étaient venus se joindre à
lui, portaient dans leurs bras leurs enfants, seul bien qu’ils eussent
conservé, et avaient pour toute défense la pitié que devaient inspirer leur
désespoir et leur misère. Ils marchèrent ensemble, et placèrent au milieu
d’eux leurs femmes et leurs filles, dont les plus jeunes s’étaient noirci le
visage avec de la terre. Malgré cette précaution, une jeune fille attira, par
sa beauté, les regards d’un soldat, et fut enlevée des bras de son père,
accablé de vieillesse et d’infirmités. Nicétas, touché des larmes du
vieillard, vole sur les pas du ravisseur ; s’adressant à tous les guerriers
qu’il rencontre, il implore leur pitié, les conjure au nom du ciel,
protecteur de la vertu, au nom de leurs propres familles, d’arracher une
fille au déshonneur, un père au désespoir. Les guerriers francs sont
attendris par ses prières ; bientôt le père infortuné voit revenir sa fille,
le seul espoir de son exil et la dernière consolation de ses cheveux blancs.
Nicétas et ses compagnons d’infortune coururent encore d’autres dangers, et
sortirent enfin de Constantinople par la porte Dorée, heureux de pouvoir
quitter une patrie naguère l’objet de toutes leurs affections. Le généreux
Vénitien reçut leurs adieux, et pria le ciel de les protéger dans leur exil. Nicétas
embrasse en pleurant son libérateur, qu’il ne devait plus revoir ; puis,
jetant un regard sur Constantinople, sur sa malheureuse patrie, il lui
adresse ces plaintes touchantes, qui expriment les chagrins de l’exil et que
lui-même nous a conservées : « Ô reine des villes ! qui a pu nous
séparer de toi ? Quelle consolation trouverons-nous en sortant de tes
murailles, aussi nus que nous sommes sortis du sein de nos mères ? Devenus la
fable des étrangers, les compagnons des animaux qui habitent les forêts, nous
ne pourrons plus visiter ton auguste enceinte, et désormais nous ne
paraîtrons qu’avec crainte autour de toi, comme des passereaux dont le nid
est dissipé. » Nicétas
arriva avec sa famille à Sélivrée, et se retira dans la suite à Nicée, où il
s’occupa de retracer l’histoire des malheurs de sa patrie. Constantinople
n’avait point cessé d’être le théâtre des violences que la guerre entraîne
après elle. Au milieu des jeux sanglants de la victoire, les Latins, pour
insulter aux mœurs efféminées des Grecs, se couvraient de longues robes
flottantes, peintes de diverses couleurs ; ils attachaient sur la tête de
leurs chevaux la coiffure orientale et les parures des Byzantins ;
quelques-uns parcouraient les rues, en portant à la main, au lieu de leur
épée, du papier et une écritoire, et raillaient ainsi les vaincus, qu’ils
appelaient des scribes et des copistes. Les
Grecs avaient plusieurs fois insulté à l’ignorance des Latins : les
chevaliers croisés, sans chercher à repousser les outrages de leurs ennemis,
n’estimaient que les trophées de la valeur, les travaux de la guerre, et
méprisaient les arts et les douces occupations de la paix. Avec ces
dispositions, ils ne devaient point épargner les monuments qui décoraient les
places, les palais et les édifices publics de Byzance. Constantinople, qui
jusqu’alors était restée debout au milieu des ruines de plusieurs empires,
avait recueilli le naufrage des arts, et montrait encore les chefs-d’œuvre
échappés au temps et à la barbarie. Le bronze, où respirait le génie de
l’antiquité, fut livré au fourneau et converti en monnaie, pour satisfaire
l’avidité des soldats. Les héros et les dieux du Nil, ceux de l’ancienne
Grèce, de la vieille Rome, les chefs-d’œuvre des Praxitèle, des Phidias,
tombèrent sous les coups du vainqueur. Nicétas,
qui déplore la perte de ces monuments, nous en a laissé une description dont
l’histoire de l’art s’est enrichie. L’historien de Byzance nous apprend que,
sur la place de Constantin, on voyait, avant le siège, la statue en bronze de
Junon, et celle de Paris offrant à Vénus le prix de la beauté ou la pomme de
discorde ; la statue de Junon, qui avait orné le temple de la déesse à Samos,
était d’une forme tellement colossale, que, lorsqu’elle fut renversée par les
croisés, huit bœufs attelés transportèrent avec peine sa tête gigantesque
jusque dans le palais de Bucoléon. Sur la même place s’élevait un obélisque
de forme carrée, qui étonnait les spectateurs par la multitude et la variété
des objets qu’il offrait à leurs regards. Sur les côtés de cet obélisque,
l’artiste avait représenté, en bas-relief, toutes sortes d’oiseaux saluant le
retour du soleil ; des villageois occupés de leurs travaux rustiques ; des
bergers jouant de la flûte, des moutons bêlants, des agneaux bondissant sur
l’herbe ; plus loin, une mer tranquille et des poissons de mille espèces, les
uns pris vivants, les autres rompant les filets et regagnant leurs retraites
profondes ; au fond d’un paysage, des amours nus, folâtrant et se jetant des
pommes ; au-dessus de l’obélisque, qui se terminait en pyramide, on voyait
une figure de femme qui tournait au moindre souffle et qu’on appelait la
Suivante du vent. Une
statue équestre décorait la place du Mont-Taurus : le cheval semblait frapper
la poussière de ses pieds et devancer les vents dans sa course. Comme le
cavalier avait le bras étendu vers le soleil, les uns pensaient y voir Josué
commandant à l’astre du jour de s’arrêter dans sa course ; les autres
croyaient que l’artiste avait représenté Bellérophon monté sur Pégase. Une
statue colossale d’Hercule, attribuée à Lysippe, était un des ornements de
l’Hippodrome : le demi-dieu n’avait ni son arc ni sa massue : il était assis
sur un lit d’osier, son genou gauche plié soutenait son coude ; il tenait sa
tête appuyée sur sa main gauche ; ses regards et son air pensif laissaient
voir le dépit et la tristesse que lui causait la jalousie d’Eurysthée.
Hercule avait les épaules et la poitrine larges, les cheveux crépus, les
membres nerveux ; sa jambe seule surpassait en hauteur la stature d’un homme
ordinaire. La peau du lion de Némée montrait, derrière les épaules du fils
d’Alcmène, sa crinière hérissée ; et la tête de l’animal, qu’on croyait
entendre rugir, effrayait les passants qui s’arrêtaient pour contempler la
statue. Non
loin du terrible Hercule on voyait un âne et son conducteur, qu’Auguste plaça
dans sa colonie de Nicopolis pour rappeler une circonstance singulière qui
lui avait présagé la victoire d’Actium ; l’hyène ou la louve qui allaita
Romulus et Rémus, monument des vieilles nations de l’Occident ; le sphinx au
visage de femme, traînant derrière lui d’affreux animaux ; le crocodile,
habitant du Nil, avec sa queue couverte d’horribles écailles ; un homme
combattant un lion ; l’éléphant avec sa trompe agile, et l’antique Scylla,
montrant par devant les traits d’une femme aux larges mamelles, à la figure
difforme, et par derrière, des monstres semblables à ceux qui avaient
poursuivi Ulysse et ses compagnons. Dans la même enceinte, un aigle déchirait
un serpent entre ses serres, et l’emportait vers la voûte azurée : on voyait
sur le bronze la douleur du reptile, la fierté de l’oiseau de Jupiter ;
lorsque le soleil brillait sur l'horizon, les ailes étendues du roi des airs
marquaient, par des lignes adroitement tracées, les douze heures du jour. Tous
ceux qui, dans ce siècle grossier, conservaient quelque goût pour les arts,
admiraient sur une colonne du cirque l’image d’une jeune femme, les cheveux
tressés sur le front et noués par derrière. Celte jeune femme, comme par
enchantement, portait à la main droite un cavalier dont elle tenait le cheval
par un pied ; le cavalier couvert d’une cuirasse, le cheval hennissant,
semblaient écouter la trompette guerrière et ne respirer que les combats.
Près de la borne orientale du cirque, étaient représentés sur le bronze les
conducteurs des chars qui avaient remporté le prix, et dont les triomphes,
dans des temps reculés, avaient souvent partagé l’empire en deux factions :
ils paraissaient debout sur leurs chars, courant dans la lice, retenant ou
lâchant tour à tour les rênes de leurs coursiers, les encourageant du geste
et de la voix. Non loin de là, sur une base de pierre, plusieurs animaux de
l’Egypte, l’aspic, le basilic et le crocodile, se livraient un combat mortel,
image de la guerre que se font les méchants : les formes hideuses de ces
animaux, la rage et la douleur exprimées dans tout leur corps, le poison
livide qui s’exhalait de leurs morsures, inspiraient un sentiment d’horreur
et d’effroi. Un autre chef-d’œuvre, fait pour charmer la vue, aurait dû
toucher et désarmer les vainqueurs : parmi les statues dont parle Nicétas, on
admirait une Hélène avec son sourire rempli de charme et son attitude
voluptueuse ; Hélène avec la parfaite régularité de ses traits, sa chevelure
flottant au gré des vents, ses yeux pleins de langueur, ses lèvres qui
paraissaient de rose sur l’airain, ses bras, dont le bronze même montrait la
blancheur ; Hélène enfin avec toute sa beauté, et telle qu’elle parut devant
les vieillards d'Ilion, ravis d’admiration à sa présence. Constantinople
renfermait plusieurs autres chefs-d’œuvre qu’avaient admirés les siècles
précédents. Presque tous ceux qui étaient de bronze furent condamnés à périr
: les croisés ne virent dans ces monuments des arts que le métal dont ils
étaient composés ; « ce que l’antiquité avait jugé d’un grand prix, dit
Nicétas, devint tout à coup une matière commune ; ce qui avait coûté
d’immenses trésors fut changé parles Latins en pièces de monnaie de peu de
valeur. » Les statues de marbre tentèrent moins la cupidité des vainqueurs,
et ne reçurent d’autres outrages que ceux qui étaient inséparables du tumulte
et du désordre de la guerre. Les
Grecs, qui paraissaient si fiers de leur savoir, négligeaient eux-mêmes
l’élude des beaux-arts. Les sciences de la Grèce, les lumières profanes de
l’Académie et du Lycée, avaient fait place parmi eux aux débats de la
scolastique ; ils passaient avec indifférence devant l’Hippodrome, et
n’avaient de vénération que pour les reliques et les images des saints. Ces
trésors religieux, conservés avec soin dans les églises et les palais de
Byzance, attiraient, depuis plusieurs siècles, les regards du monde chrétien
; dans les jours qui suivirent la conquête, ils tentèrent la pieuse cupidité
des croisés. Tandis que la plupart des guerriers enlevaient l’or, les
pierreries, les tapis et les riches étoffes de l’Orient, les plus dévots des
pèlerins, et surtout les ecclésiastiques, recueillaient un butin plus
innocent et plus fait pour des soldats de Jésus-Christ. Plusieurs bravèrent
les défenses de leurs chefs et de leurs supérieurs, et ne dédaignèrent point
d’employer tour à tour les supplications et les menaces, la ruse et la
violence, pour se procurer quelques reliques, objet de leur respect et de
leur vénération. L’histoire contemporaine en rapporte plusieurs exemples qui
serviront à faire connaître l’esprit des pèlerins vainqueurs de Byzance.
Martin Litz, abbé de Paris au diocèse de Bâle, entra dans une église qui
venait d’être livrée au pillage, et pénétra, sans être aperçu, jusque dans un
lieu retiré où de nombreuses reliques se trouvaient déposées sous la garde
d’un moine grec. Ce moine était alors en prières, et levait des mains
suppliantes vers le ciel ; sa vieillesse et ses cheveux blancs, sa piété
fervente, la douleur empreinte sur son front, devaient inspirer à la fois le
respect et la pitié. Martin s’approche, avec un air de colère, du vénérable
gardien du trésor sacré, et, prenant un ton menaçant, il lui dit : « Malheureux
vieillard, si tu ne me conduis au lieu où tu caches tes reliques, prépare-toi
à mourir sur l’heure. » Le moine, effrayé de cette menace, se leva en
tremblant, et montra un grand coffre de fer, où le pieux abbé enfonça avec
empressement ses deux mains, s’emparant de tout ce qu’il put trouver de plus
précieux. Ravi de cette conquête, il courut cacher son trésor sur un
vaisseau, et sut, par une sainte fraude, le dérober pendant plusieurs jours à
la connaissance de tous les chefs et de tous les prélats de l’armée, qui
avaient sévèrement ordonné aux pèlerins d’apporter dans un lieu désigné les
reliques tombées en leur pouvoir. Martin Litz retourna d’abord auprès des
chrétiens de la Palestine, qui l’avaient envoyé à Constantinople, et peu de
temps après revint en Occident, chargé des dépouilles conquises sur le clergé
de Byzance. Parmi les reliques qu’il rapportait avec lui, on remarquait un
morceau de la vraie croix, les ossements de saint Jean-Baptiste, un bras de
saint Jacques. La translation miraculeuse de ce trésor est célébrée avec
pompe par le moine Gunther, auquel elle causait plus de surprise et de joie
que la conquête d’un grand empire. Si l’on en croit la relation du moine
allemand, les anges descendaient du ciel pour veiller sur les reliques de
Martin Litz ; sur la route du saint abbé, les tempêtes delà mer se taisaient,
les pirates restaient immobiles ; les brigands, fléaux des voyageurs,
s’arrêtaient, saisis de respect et de crainte. Enfin Martin Litz fut reçu à
Bâle en triomphe, et les trésors qu’il avait sauvés de tant de périls furent
distribués aux principales églises de son diocèse. Un
autre prêtre, nommé Galon de Dampierre, du diocèse de Langres, moins adroit
ou moins heureux que Martin Litz, n’avait point eu de part aux dépouilles des
églises ; il alla se jeter aux pieds du légat du pape, et lui demanda, les
larmes aux yeux, la permission d’emporter dans son pays le chef de saint
Marnas ; un troisième ecclésiastique, qui était de la Picardie, ayant trouvé
le chef de saint George et le chef de saint Jean-Baptiste, cachés parmi des
ruines, se hâta de quitter Constantinople, et, chargé d’un si précieux butin,
vint offrir à la cathédrale d’Amiens, sa patrie, les reliques dont la
Providence l’avait rendu possesseur. Les princes et les barons ne
dédaignèrent point ces saintes dépouilles. Dandolo, ayant eu en partage un
morceau de la vraie croix que l’empereur Constantin faisait porter devant lui
à la guerre, en fit présent à la république de Venise. Baudouin garda pour
lui la couronne d’épines de Jésus-Christ et plusieurs autres reliques
trouvées dans le palais de Bucoléon. Il envoya à Philippe-Auguste, roi de
France, un morceau de la vraie croix qui avait un pied de long, les cheveux
de Jésus-Christ enfant, et le linge dont l'homme-Dieu fut enveloppé dans
l’étable où il naquit. Les
prêtres et les moines grecs, dépouillés ainsi par les vainqueurs,
abandonnèrent en pleurant les restes des saints qu’on avait confiés à leur
garde et qui chaque jour guérissaient les malades, faisaient marcher les
boiteux, rendaient la lumière aux aveugles, la force aux paralytiques. Ces
saintes dépouilles, que la dévotion des fidèles avait rassemblées de toutes
les contrées de l’Orient, vinrent orner les églises de France et d’Italie, et
furent reçues par les chrétiens d’Occident comme le trophée le plus glorieux
des victoires que Dieu avait fait remporter aux croisés. Constantinople
était tombée au pouvoir des Latins le dixième jour d’avril ; on approchait de
la fin du carême. Le maréchal de Champagne, après avoir raconté quelques-unes
des scènes que nous venons de décrire, dit avec naïveté : Ainsi se passèrent
les fêtes de Pâques fleuries. Le clergé appelait les croisés à la pénitence ;
la voix de la religion se fit entendre dans les cœurs endurcis par la
victoire ; les soldats accoururent dans les églises qu’ils avaient dévastées,
et célébrèrent les souffrances et la mort du Christ sur les débris de ses
propres autels. Cette
époque solennelle inspira sans doute quelques sentiments généreux ; tous les
Latins ne se montrèrent pas sourds au langage de la charité évangélique :
nous devons dire ici, à la gloire des chevaliers et des ecclésiastiques, que
la plupart d’entre eux protégèrent la liberté et la vie des citoyens,
l’honneur des matrones et des vierges ; mais tel était l’esprit qui animait
alors les guerriers, que tous les croisés se laissèrent entraîner à la soif
du butin, et que les chefs comme les soldats exercèrent, sans ménagement et
sans scrupule, le droit que leur donnait la victoire de dépouiller les
vaincus. On
avait désigné trois églises dans lesquelles toutes les dépouilles de
Constantinople devaient être déposées. Les chefs ordonnèrent aux croisés
d’apporter en commun le produit du butin, et menacèrent de la peine de mort
et de l’excommunication tous ceux qui déroberaient le prix de la valeur et la
récompense réservée aux travaux de toute l’armée. Plusieurs soldats, et même
quelques chevaliers, se laissèrent entraîner à l’avarice, et retinrent des
objets précieux tombés entre leurs mains : ce qui fit, dit le maréchal de
Champagne, que le Seigneur commença à les aimer moins. La justice des comtes
et des barons se montra inflexible pour les coupables ; le comte de
Saint-Paul fit pendre, l'écu au cou, un de ses chevaliers qui avait détourné
quelque chose du butin. Ainsi les Grecs, dépouillés par la violence, purent
assister au supplice de quelques-uns des ravisseurs de leurs biens, et virent
avec surprise les règlements d’une sévère équité mêlés aux désordres de la
victoire et du pillage. Après les fêtes de Pâques, les croisés se partagèrent
les richesses conquises : la quatrième partie du butin fut mise en réserve
pour celui des chefs qui serait nommé empereur, et le reste divisé entre les
Français et les Vénitiens. Les croisés français, qui avaient conquis Zara au
profit de Venise, ne payèrent pas moins les cinquante mille marcs d’argent
qu’ils devaient à la république ; on préleva cette somme sur la portion du
butin qui leur appartenait. Dans le partage qui se fit entre les guerriers de
la Lombardie, de l’Allemagne et de la France, chaque chevalier eut une part
égale à celle de deux cavaliers, et chaque cavalier une part égale à celle de
deux fantassins. Toutes les dépouilles des Grecs n’avaient produit qu’environ
onze cent mille marcs d’argent. Quoique cette somme surpassât de beaucoup les
revenus de tous les royaumes de l’Occident, elle était loin de représenter la
valeur des richesses accumulées dans Byzance. Si les barons et les seigneurs,
en se rendant maîtres de la ville, s’étaient contentés d’imposer un tribut
aux habitants, ils auraient pu recueillir une somme plus considérable ; mais
cette manière pacifique d’envahir des trésors ne convenait ni à leur
caractère ni à leur humeur. L’histoire rapporte que les Vénitiens, plus
éclairés, donnèrent dans cette circonstance de sages conseils, et firent des
propositions qui furent rejetées avec dédain. Les guerriers français ne
savaient point soumettre au calcul les avantages de la victoire. Le produit
du pillage était toujours à leurs yeux le plus digne fruit de la conquête et
la plus noble récompense de la valeur. Lorsque
les croisés se partageaient ainsi les riches dépouilles de l’empire d’Orient,
ils se livraient à la joie, et ne voyaient point la faute qu’ils avaient
faite en ruinant un pays qui allait devenir leur patrie : ils ne réfléchirent
pas que la ruine des vaincus pouvait entraîner un jour celle des vainqueurs,
et qu’ils deviendraient aussi pauvres que les Grecs qu’ils venaient de
dépouiller. Sans regrets et sans prévoyance, espérant tout de leur épée, ils
s’occupèrent de nommer un chef qui régnât sur un peuple en deuil et sur une
ville désolée. La pourpre impériale avait toujours le même éclat à leurs
yeux, et le trône ébranlé par leurs armes était encore l’objet de leur
ambition. Villehardouin ne s’étonne pas qu'il y eut tant d’aboyants après
une telle dignité et honneur que celle de l'empire. Six électeurs furent
choisis parmi les nobles vénitiens, et six autres parmi les ecclésiastiques
français, pour donner un maître à Constantinople ; les douze électeurs
s’assemblèrent dans la chapelle du palais de Bucoléon, et jurèrent sur
l’Évangile de ne couronner que le mérite et la vertu. Trois
des principaux chefs de la croisade méritaient également les suffrages des
électeurs. Si la pourpre était le prix de l’expérience, de l’habileté dans
les conseils, des services rendus à la cause des Latins, on devait en décorer
Henri Dandolo, qui avait été le mobile et l’âme de l’entreprise. Le marquis
de Montferrat réunissait également les titres les plus recommandables. Les
croisés l’avaient choisi pour leur chef, et les Grecs le reconnaissaient déjà
pour leur maître. Sa bravoure, éprouvée dans mille combats, promettait un
ferme et généreux soutien au trône, qui se relevait du sein des ruines. Sa
prudence, sa modération, pouvaient faire espérer aux Latins et aux peuples de
la Grèce, qu’une fois élevé à l’empire, il réparerait les malheurs de la guerre.
Baudouin n’avait pas moins de droits à la couronne impériale que ses deux
concurrents : le comte de Flandre était parent des plus puissants monarques
de l’Occident, et descendait, par les femmes, de Charlemagne. Il se faisait
chérir des soldats, dont il partageait tous les dangers ; il avait mérité
l’estime des Grecs, qui, au milieu même des désordres de la conquête, le
célébraient comme le champion de la chasteté et de l’honneur. Baudouin était
le protecteur des faibles, l’ami des pauvres ; il aimait la justice et ne
redoutait point la vérité. Sa jeunesse, qu’il avait honorée par de brillants
exploits et par de solides vertus, donnait aux sujets du nouvel empire
l’espérance d’un règne long et fortuné ; le rang qu’il tenait parmi les
guerriers et les princes, sa piété, ses lumières, son amour pour l’étude et
pour les savants, le rendaient digne de s’asseoir sur le trône d’Auguste et
de Constantin. Les
électeurs arrêtèrent d’abord leurs regards sur le vénérable Dandolo. Mais les
républicains de Venise tremblèrent de voir un empereur parmi leurs
concitoyens. « Que n’aurons-nous pas à craindre, disaient-ils, d’un
Vénitien devenu le maître de la Grèce et d’une partie de l’Orient ?
Serons-nous soumis à ses lois, ou bien demeurera-t-il soumis aux lois de
notre pays ? Sous son règne et sous celui de ses successeurs, qui nous
assurera que Venise, la reine des mers, ne deviendra pas une des villes de
cet empire ? » Les Vénitiens, en parlant ainsi, donnaient de justes éloges au
caractère et aux vertus de Dandolo ; ils ajoutaient que leur doge, parvenu au
terme d’une vie remplie de grandes actions, n’avait plus qu’à finir ses jours
avec gloire, et que lui-même trouverait plus glorieux d’être le chef d’une
république victorieuse, que le souverain d’un peuple vaincu. « Quel
Romain, s’écriaient-ils, aurait voulu quitter le titre de citoyen de Rome,
pour devenir le roi de Carthage ? » En
terminant leurs discours, les Vénitiens conjurèrent l’assemblée de choisir un
empereur parmi les autres chefs de l’armée. Dès lors le choix des électeurs
ne pouvait plus se porter que sur le comte de Flandre et le marquis de
Montferrat. Les plus sages craignaient que celui des deux concurrents qui
n’obtiendrait pas l’empire ne fît éclater son mécontentement, et ne désirât
la chute du trône occupé par son rival. On se ressouvenait encore des
violents débats qui, dans la première croisade, avaient suivi l’élection de
Godefroy de Bouillon, et des troubles suscités dans le royaume naissant de
Jérusalem par l’ambition jalouse de Raymond de Saint-Gilles. Pour prévenir
les effets d’une funeste discorde, on crut devoir arrêter d’avance que celui
des princes qui obtiendrait les suffrages pour la couronne impériale,
céderait à l’autre, sous la condition de foi et hommage, la propriété de
l’île de Candie et de toutes les terres de l’empire t situées au-delà du
Bosphore. Après cette décision, les électeurs ne s’occupèrent plus que de
l’élection d’un empereur : leur choix fut longtemps balancé. Le marquis de
Montferrat parut d’abord réunir les suffrages ; mais les Vénitiens
craignaient de voir sur le trône de Constantinople un prince qui avait
quelques possessions dans le voisinage de leur territoire : ils
représentèrent à l’assemblée que l’élection de Baudouin conviendrait mieux
aux croisés, et qu’elle aurait surtout le grand avantage d’intéresser à la
gloire et au maintien du nouvel empire la nation belliqueuse des Flamands et
des Français. Les intérêts et les jalousies de la politique, et sans doute
aussi la sagesse et l’équité, firent enfin tomber tous les suffrages sur le
comte de Flandre. Les
croisés, assemblés devant le palais de Bucoléon, attendaient avec impatience
la décision des électeurs. A l’heure de minuit, l’évêque de Soissons s’avança
sous le vestibule, et prononça à haute voix ces paroles : « Cette heure
de la nuit qui vit naître le Sauveur du monde, donne naissance à un nouvel
empire, sous la protection du Tout-Puissant. Vous avez pour empereur
Baudouin, comte de Flandre et de Hainaut. » Il s’éleva des cris de joie parmi
les Vénitiens et les Français. Le peuple de Constantinople, qui avait si
souvent changé de maître, reçut sans répugnance celui qu’on venait de lui
donner, et mêla ses acclamations à celles des Latins. Baudouin fut élevé sur
un bouclier et porté en triomphe dans l’église de Sainte-Sophie. Le marquis
de Montferrat suivait le cortège de son rival : la généreuse soumission dont
il donna l’exemple fut louée par ses compagnons d’armes, et sa présence
n’attira pas moins les regards que la pompe guerrière qui entourait le nouvel
empereur. La
cérémonie du couronnement fut renvoyée au quatrième dimanche après Pâques.
Dans l’intervalle, on célébra avec beaucoup d’éclat le mariage du marquis de
Montferrat avec Marguerite de Hongrie, veuve d’Isaac. Constantinople vit dans
ses murs les fêtes et les spectacles de l’Occident, et, pour la première
fois, les Grecs entendirent dans leurs églises les prières et les hymnes des
Latins. Au jour fixé pour son couronnement, l’empereur Baudouin se rendit à
Sainte-Sophie, accompagné des barons et du clergé. Là, pendant qu’on
célébrait le service divin, l’empereur fut élevé sur un trône d’or, et reçut
la pourpre des mains du légat du pape, qui remplissait les fonctions de
patriarche. Deux chevaliers portaient devant lui le laticlave des consuls
romains, et l’épée impériale, qu’on revoyait enfin dans la main des guerriers
et des héros. Le chef du clergé, debout devant l’autel, prononça dans la
langue grecque ces paroles : Il est digne de régner ; et tous les assistants
répétèrent en chœur : Il en est digne, il en est digne. Les croisés faisant
entendre leurs bruyantes acclamations, les chevaliers couverts de leurs
armes, la foule misérable des Grecs, le sanctuaire dépouillé de ses antiques
ornements et rempli d’une pompe étrangère, présentaient à la fois un
spectacle solennel et lugubre, et montraient tous les malheurs de la guerre
au milieu des trophées de la victoire. Entourés des ruines d’un empire, les
spectateurs les plus éclairés durent remarquer parmi les cérémonies de cette
journée celle dans laquelle, selon l’usage des Grecs, on offrit à Baudouin un
petit vase rempli de poussière et d’ossements, et un flocon d’étoupes
enflammées, symbole de la brièveté de la vie et du néant des grandeurs
humaines. Avant
la cérémonie de son couronnement, le nouvel empereur avait distribué à ses
compagnons d’armes les principales dignités de l’empire. Le maréchal de
Champagne, Villehardouin, obtint le titre de maréchal de Romanie ; le comte
de Saint-Paul, la dignité de connétable ; la charge de protovestiaire (grand maître
de la garde-robe),
celles de grand échanson et de bouteiller, furent données à Conon de Béthune,
à Macaire de Sainte-Menehould, à Milès de Brabant. Le doge de Venise, créé
despote ou prince de Romanie, eut le droit de porter des brodequins de
pourpre, privilège réservé chez les Grecs aux princes de la famille
impériale. Henri Dandolo représentait à Constantinople la république
vénitienne ; la moitié de la ville était son domaine et reconnaissait ses
lois : il s’élevait par sa dignité, autant que par ses exploits, au-dessus de
tous les princes, de tous les grands de la cour de Baudouin ; lui seul était
exempt de rendre foi et hommage à l’empereur pour les terres qu’il devait
posséder. Cependant
les seigneurs et les barons se montraient impatients de se partager les
villes et les provinces de l’empire. Dans un conseil composé de douze
patriciens de Venise et de douze chevaliers français, toutes les terres
conquises furent divisées entre les deux nations. La Bithynie, la Romanie ou
la Thrace, Thessalonique, toute la Grèce, depuis les Thermopyles jusqu’au cap
Sunium, les plus grandes îles de l’Archipel, tombèrent dans le partage et
sous la domination des Français. Les Vénitiens obtinrent les Cyclades et les
Sporades dans l’Archipel, les îles et la côte orientale du golfe Adriatique,
les côtes de la Propontide et celles du Pont-Euxin, les rives de l'Hèbre et
du Vardas, les villes de Cypsèle, de Didymotique, d'Andrinople, les contrées
maritimes de la Thessalie, etc. ; telle fut d’abord la distribution des
terres de l’empire. Mais des circonstances qu’on n’avait point prévues, la
diversité des intérêts, les rivalités de l’ambition, toutes les chances de la
fortune et de la guerre, apportèrent bientôt des changements à cette division
du territoire. L’histoire entreprendrait en vain de suivre les conquérants
dans les provinces tombées en leur pouvoir : il serait plus facile de marquer
le cours d’un torrent débordé et de retracer le chemin des tempêtes, que de
fixer l’état des possessions incertaines et passagères des vainqueurs de
Byzance. Les
terres situées au-delà du Bosphore avaient été érigées en royaume et données
avec l’île de Candie au marquis de Montferrat. Boniface les échangea contre
la province de Thessalonique, et vendit l’île de Candie à la république de
Venise pour trente livres pesant d’or. Les provinces d’Asie furent
abandonnées au comte de Blois, qui prit le titre de duc de Nicée et de
Bithynie. Dans la distribution des villes et des terres de l’empire, chacun
des seigneurs et des barons avait obtenu des domaines dont l’étendue et la
richesse étaient proportionnées au rang et aux services du nouveau
possesseur. Lorsqu’ils entendaient parler de tant de pays dont ils ne
connaissaient qu’à peine les noms, les guerriers de l’Occident s’étonnaient
de leurs conquêtes, et croyaient que la plus grande partie de l’univers était
promise à leur ambition. Dans l’ivresse de leur joie, ils se déclaraient les
maîtres de toutes les provinces qui avaient formé l’empire de Constantin. On
tira au sort le pays des Mèdes et des Parthes, les royaumes qui étaient sous
la domination des Turcs et des Sarrasins ; plusieurs barons voulaient régner
à Alexandrie ; d’autres se disputaient le palais des sultans d’Iconium ;
quelques chevaliers échangeaient contre des possessions nouvelles ce que le
sort leur avait donné ; d’autres se plaignaient de leur partage, et
demandaient une augmentation de territoire. Avec les trésors qui provenaient
du pillage de la capitale, les vainqueurs achetaient les provinces de
l’empire : on vendait, on jouait aux dés les cités et leurs habitants.
Constantinople fut pendant quelques jours un marché où l’on trafiquait de la
mer et de ses îles, des peuples et de leurs richesses ; où l’univers romain
était mis à l’enchère, et trouvait des acheteurs dans la foule obscure des
croisés. Tandis
que les barons et les chevaliers se distribuaient ainsi les villes et les
royaumes, l’ambition du clergé latin ne demeurait pas oisive, et s’occupait
d’envahir les dépouilles de l’Église grecque. Tous les sanctuaires de
Constantinople furent partagés entre les Français et les Vénitiens ; on nomma
des prêtres des deux nations pour desservir les temples enlevés aux vaincus,
et Constantinople ne vit plus dans ses murs que les cérémonies religieuses de
l’Occident. Les chefs de la croisade avaient décidé entre eux que, si
l’empereur de Constantinople était choisi parmi les Français, on prendrait le
patriarche parmi les Vénitiens. D’après cette convention, qui avait précédé
la conquête, Thomas Morosini fut élevé sur la chaire de Sainte-Sophie. Des
prêtres et des évêques latins furent envoyés en même temps dans les autres
villes conquises, et prirent possession des biens et des dignités du clergé
grec. Ainsi le culte de Rome s’associait aux victoires des croisés, et
faisait reconnaître son empire partout où flottaient les étendards des
vainqueurs. Rien ne résistait plus aux armes des croisés ; tout tremblait
devant eux ; la renommée publiait partout leurs exploits et leur puissance ;
mais, en jetant leurs regards dans l’avenir, les chefs devaient craindre que
la retraite ou la mort de leurs guerriers ne laissât sans défenseurs l’empire
fondé par les armes latines. Déjà la capitale et les provinces manquaient
d’habitants. La population, affaiblie et dispersée, ne pouvait suffire ni à
la culture des terres, ni aux travaux des villes. Dans celte conjoncture, les
comtes et les barons, qui attendaient toujours avec crainte les jugements du
chef de l’Église, redoublèrent de soumission pour le souverain pontife, et
recherchèrent son appui, dans l’espoir que le Saint-Siège ferait déclarer
l’Occident pour leur cause, et qu’à la voix du père des fidèles un grand
nombre de Français, d’Italiens et d’Allemands viendraient peupler et défendre
le nouvel empire. Après
son couronnement, Baudouin écrivit au pape pour lui annoncer les victoires
extraordinaires par lesquelles il avait plu à Dieu de couronner le zèle des
soldats de la croix. Le nouvel empereur, qui prenait le titre de chevalier du
Saint-Siège, rappelait au souverain pontife les perfidies et la longue
révolte des Grecs. « Nous avons soumis à vos lois, disait-il, cette
ville, qui, en haine du Saint-Siège, pouvait à peine entendre le nom du
prince des apôtres et n’accordait pas une seule église à celui qui a reçu du
Seigneur la suprématie sur toutes les églises. » Baudouin invitait dans sa
lettre le vicaire de Jésus-Christ à suivre l’exemple de ses prédécesseurs,
Jean, Agapet et Léon, qui avaient visité en personne l’église de Byzance.
Pour achever la justification des pèlerins devenus maîtres de l’empire grec,
l’empereur latin invoquait le témoignage de tous les chrétiens d’Orient. « Lorsque
nous sommes entrés dans cette capitale, disait-il, plusieurs habitants de la
terre sainte qui se trouvaient au milieu de nous, faisaient éclater leur joie
au-dessus «de tous les autres, et répétaient hautement qu’on avait rendu à
Dieu un service plus agréable que si on avait repris Jérusalem. » Le
marquis de Montferrat adressait en même temps au souverain pontife une lettre
dans laquelle il protestait de son humble obéissance à toutes les décisions
du Saint-Siège. « Pour moi, disait le roi de Thessalonique, qui n’ai
pris la croix que pour l’expiation de mes péchés, et non pour pécher avec
plus de licence sous prétexte de religion, je me soumets aveuglément à votre
volonté. Jugez-vous que ma présence soit utile en Romanie, j’y mourrai en
combattant vos ennemis et ceux de Jésus-Christ ; pensez-vous au contraire que
je doive abandonner ces riches contrées, n’ayez égard ni aux biens ni aux
dignités que j’y possède, je suis prêt à retourner en Occident ; car je ne
veux rien faire de ce qui peut attirer sur moi la colère du souverain juge. » Le doge
de Venise, qui jusqu’alors avait bravé avec tant de fierté les menaces et les
foudres de l’Église, reconnut la souveraine autorité du pape, et joignit ses
protestations et ses prières à celles de Boniface et de Baudouin. Pour
désarmer la colère d’Innocent, il lui représentait que la conquête de
Constantinople avait préparé la délivrance de Jérusalem, et vantait les
richesses d’un pays que les croisés venaient enfin de soumettre aux lois du
Saint-Siège. Dans toutes leurs lettres au souverain pontife et aux fidèles de
l’Occident, les conquérants de Byzance parlaient de l’empire grec comme d’une
nouvelle terre promise qui attendait les serviteurs de Dieu et les soldats de
Jésus-Christ. Innocent
avait été longtemps irrité de la désobéissance des croisés. Dans sa réponse,
il reprochait avec amertume à l’armée victorieuse des Latins d’avoir préféré
les richesses de la terre à celles du ciel ; il réprimandait les chefs
d’avoir exposé aux insultes des soldats et des valets de l’armée l’honneur
des femmes et des filles, celui des vierges consacrées au Seigneur ; d’avoir
ruiné Constantinople, pillé les grands et les petits, violé le sanctuaire, et
porté une main sacrilège sur les trésors des églises. Cependant le père des
fidèles n’osait sonder la profondeur des jugements de Dieu ; il se plaisait à
croire que les Grecs avaient été justement punis de leurs fautes, et que les
croisés étaient récompensés comme les instruments de la Providence, comme les
vengeurs de la justice divine. « Redoutez, disait-il aux Latins, la colère du
Seigneur ; espérez avec crainte qu’il vous pardonnera le passé, si vous
gouvernez les peuples avec équité, si vous êtes fidèles au Saint-Siège, et,
sur toute chose, si vous avez une ferme résolution d’accomplir votre vœu pour
la délivrance de la terre sainte. » Cependant le souverain pontife était
touché au fond du cœur des prières et de l’humble soumission des héros et des
princes dont les exploits faisaient trembler l’Orient. Le cardinal Pierre de
Capoue avait donné l’absolution aux Vénitiens excommuniés depuis le siège de
Zara. Innocent blâma d’abord l’indulgence de son légat, et finit par
confirmer le pardon accordé à Dandolo et à ses compatriotes. Le pape approuva
l’élection de Baudouin, qui témoignait tant de dévouement au Saint-Siège, et
consentit à reconnaître un empire auquel il devait donner des lois. Plus les
croisés se montraient soumis à son autorité, plus il lui semblait que leurs
conquêtes devaient intéresser la gloire de Dieu et celle du vicaire de
Jésus-Christ sur la terre. Il écrivit aux évêques de France, et leur dit que
le Seigneur avait voulu consoler l’Église par la conversion des hérétiques ;
que la Providence avait humilié les Grecs, peuple impie, superbe et rebelle,
et remis l’empire entre les mains des Latins, nation pieuse, humble et
docile. Le souverain pontife invitait, au nom de l’empereur Baudouin, les
Français de tout sexe et de toute condition à se rendre dans la Grèce pour y
recevoir des terres et des richesses selon leur mérite et leur qualité. Il
promettait les indulgences de la croisade même aux fidèles qui, partageant la
gloire des croisés, iraient défendre et faire fleurir le nouvel empire
d’Orient. Cependant
le pape ne perdait point de vue l’expédition de Syrie, et paraissait persuadé
que les secours envoyés à Constantinople devaient contribuer à la délivrance
des saints lieux. Le roi de Jérusalem implorait plus que jamais, par ses
lettres et ses ambassadeurs, la protection efficace du Saint-Siège et celle
des princes de l’Occident. Le
nouvel empereur de Byzance ne renonçait point à l’espoir de secourir les
colonies chrétiennes de Syrie, et pour relever le courage de ses frères de la
terre sainte, il envoya à Ptolémaïs la chaîne du port et les portes de
Constantinople. Lorsque ces trophées de la victoire arrivèrent dans la
Palestine, la disette, la famine, tous les fléaux d’une guerre malheureuse
ravageaient les villes et les campagnes. A la nouvelle d’un prochain secours,
le peuple de Ptolémaïs passa bientôt de l’excès de la douleur à tous les
transports de la joie. La renommée, en publiant les conquêtes miraculeuses
des compagnons de Baudouin et de Boniface, porta l’espérance et la sécurité
dans toutes les villes chrétiennes de Syrie, et répandit la terreur parmi les
musulmans. Maleck-Adhel venait de conclure une trêve avec les chrétiens, et
tremblait qu’elle ne fût rompue, lorsque tout à coup il dut son salut à
l’événement même qui avait causé ses alarmes. La
plupart des défenseurs de la terre sainte, qui n’avaient connu que les maux
de la guerre, voulurent partager la gloire et la fortune des Français et des
Vénitiens. Ceux mêmes qui avaient quitté l’armée victorieuse à Zara, qui
avaient blâmé l’expédition de Constantinople, crurent que la volonté du ciel
les appelait sur les rives du Bosphore ; ils abandonnèrent la terre sainte.
Le légat du pape, Pierre de Capoue, fut entraîné par l’exemple des autres
croisés, et vint animer par sa présence le zèle du clergé latin qui
travaillait à la conversion des Grecs. Les chevaliers de Saint-Jean et du
Temple accoururent aussi dans la Grèce, où la gloire et de riches domaines
étaient promis à leur valeur. Le roi de Jérusalem était resté à Ptolémaïs
presque seul et sans aucun moyen de faire respecter la trêve qu’il venait de
conclure avec les infidèles. Baudouin
s’empressa d’accueillir les défenseurs de la terre sainte ; mais la joie de
l’empereur à leur arrivée fut troublée par la nouvelle qu’il reçut de la mort
de sa femme, Marguerite de Flandre. Cette princesse, embarquée sur la flotte
de Jean de Nesle, croyait trouver son mari dans la Palestine : succombant à
la fatigue et peut-être au chagrin d’une longue absence, elle tomba malade à
Ptolémaïs, et mourut en apprenant que Baudouin venait d’être nommé empereur
de Constantinople. Le vaisseau destiné à ramener sur les rives du Bosphore la
nouvelle impératrice, ne rapporta que sa dépouille mortelle. Baudouin, au
milieu de ses chevaliers, pleura la mort d’une princesse qu’il aimait
tendrement et qui, par ses vertus et les grâces de sa jeunesse, devait être
l’ornement et l’exemple de la cour de Byzance. Il la fit ensevelir avec une
grande pompe dans l’église de Sainte-Sophie, où, peu de jours auparavant, il
avait reçu la couronne impériale. Ainsi le peuple de Constantinople vit
presque en même temps le couronnement d’un empereur et les funérailles d’une
impératrice ; les jours de triomphe et de joie furent mêlés à des jours de
deuil. Ce contraste des fêtes de la mort et des pompes de la victoire et du
trône semblait offrir une fidèle image de la gloire des conquérants et des
destinées futures du nouvel empire. L’empereur
et ses barons, avec les secours qu’ils venaient de recevoir, avaient à peine
vingt mille hommes pour défendre leurs conquêtes et contenir le peuple de la
capitale et des provinces. Le sultan d’Iconium et le roi des Bulgares
menaçaient depuis longtemps d’envahir les terres voisines de leurs États :
l’ébranlement et la chute de l’empire grec offraient à leur ambition et à
leur jalousie une occasion favorable d’éclater. Les peuples de la Grèce
étaient vaincus sans être soumis. Comme dans le désordre qui accompagna la
conquête de Byzance on ne reconnaissait plus d’autre droit que la force et
l’épée, tous les Grecs qui avaient encore les armes à la main voulurent se
faire une principauté ou un royaume. Partout des États et des empires
nouveaux s’élevaient du sein des ruines et menaçaient déjà celui que les
croisés venaient d’établir. Un
petit-fils d'Andronic fondait dans une province grecque de l’Asie Mineure la
principauté de Trébisonde ; Léon Sgurre, maître de la petite ville de Napoli,
avait étendu ses domaines par l’injustice et la violence, et, pour nous
servir d’une comparaison de Nicétas, il s’était agrandi comme le torrent qui
s’enfle dans l’orage et se grossit des eaux de la tempête. Conquérant
barbare, tyran farouche et cruel, il régnait, ou plutôt il répandait la
terreur dans l’Argolide et l’isthme de Corinthe. Michel l’Ange Comnène,
employant les armes de la trahison, relevait le royaume d’Épire et retenait
sous ses lois un peuple sauvage et belliqueux. Théodore Lascaris, qui, comme
Énée, avait fui sa patrie livrée aux flammes, rassemblait des troupes dans la
Bithynie et se faisait proclamer empereur à Nicée, d’où sa famille devait un
jour revenir en triomphe dans Constantinople. Si le
désespoir avait donné quelque courage aux deux empereurs fugitifs, ils
auraient pu entrer en partage de leurs propres dépouilles et conserver un
reste de puissance ; mais ils n’avaient point profité des leçons du malheur.
Murzuffle, qui avait achevé tous les crimes commencés par Alexis, ne craignit
point de se livrer à son malheureux rival, dont il avait épousé la fille. Les
méchants se chargent quelquefois du soin de se punir entre eux : Alexis,
après avoir accablé Murzuffle de caresses, l’attira dans sa maison, et lui
fit arracher les yeux. En cet état, Murzuffle, abandonné des siens, pour
lesquels il n’était plus qu’un objet d’horreur, allait cacher en Asie sa vie
et sa misère, lorsqu’il tomba au pouvoir des Latins. Conduit à Constantinople
et condamné à expier ses crimes par une mort ignominieuse, il fut précipité
du haut d’une colonne élevée par l’empereur Théodose sur la place du Taurus.
La multitude des Grecs qui avaient offert la pourpre à Murzuffle, assista à
sa fin tragique, et parut effrayée d’un supplice plus nouveau pour elle que
le crime que l’on voulait punir. Après l’exécution, la foule contempla avec
surprise sur la colonne de Théodose un bas-relief qui représentait un roi
tombant d’un lieu élevé et une ville escaladée du côté de la mer. Dans ces
temps de troubles et de calamités, on voyait partout des présages. Tout,
jusqu’au marbre et à la pierre, semblait avoir parlé des malheurs de
Constantinople. Nicétas s’étonnait que de si grandes infortunes n’eussent pas
été annoncées par une pluie de sang et quelques prodiges sinistres. Les Grecs
les plus éclairés expliquaient la chute de l’empire de Constantin par les
vers des poètes et des sibylles, ou par les prophéties de l’Écriture ; le
peuple lisait la mort de ses tyrans et ses propres misères dans les regards
des statues et sur les colonnes restées debout au milieu de la capitale. La
perfidie et la cruauté d’Alexis ne demeurèrent pas impunies. L’usurpateur fut
obligé d’errer de ville en ville et de cacher quelquefois la pourpre
impériale sous l’habit d’un mendiant. Il dut, pendant quelque temps, son
salut au mépris qu’il inspirait aux vainqueurs. Après avoir erré longtemps,
il fut livré, dit-on, au marquis de Montferrat, et conduit en Italie. Echappé
de sa prison, il repassa en Asie et trouva un asile chez le sultan d'Iconium.
Alexis ne put se résoudre à vivre en paix dans sa retraite, et se réunit aux
Turcs pour attaquer son gendre Lascaris, auquel il ne pouvait pardonner de
régner sur la Bithynie. Comme les Turcs furent battus, le prince fugitif
tomba enfin dans les mains de l’empereur de Nicée, qui le fit jeter dans un
monastère, où il mourut oublié des Grecs et des Latins. Il avait régné huit
ans trois mois et dix jours. Si nous
en croyons Nicétas, Alexis était rempli de douceur et de modération. Il ne
fit porter à aucune femme le deuil de son époux, et ne fit pleurer à personne
la perte de ses biens. Cet éloge de Nicétas ne saurait faire oublier
l’usurpation d’Alexis, source de tant de maux, et la lâcheté avec laquelle il
abandonna l’empire en péril. Sans doute que l’histoire doit flétrir les rois
qui ne respectent pas la vie des hommes et la fortune des citoyens ; mais ses
mépris doivent surtout tomber sur ceux que la voix du peuple ou la voix de
Dieu n’a point appelés, et qui, dans les temps difficiles, n’ont ni la force
ni le courage de la mission périlleuse qu’ils ont reçue ou qu’ils se sont
donnée : voilà les mauvais princes, voilà les princes des mauvais jours. Quant
à Murzuffle, la catastrophe qui termina sa vie ne nous inspire ni étonnement
ni compassion. On peut dire qu’il montra quelque énergie pour la défense de
Constantinople ; son ambition aurait pu passer pour du patriotisme, si elle
n’avait pas commencé par un grand crime. Ses efforts n’aboutirent qu’à
amasser de nouvelles calamités sur Byzance, car la Providence ne voulait
point qu’un grand empire dût son salut à la trahison et au parricide. Tandis
que les princes tombés du trône se faisaient ainsi la guerre et se
disputaient les ruines de l’empire, les comtes et les barons français
quittaient la capitale pour prendre possession des villes et des provinces
qu’ils avaient reçues en partage. Plusieurs d’entre eux furent obligés de
conquérir, les armes à la main, les terres qu’on leur avait données. Le
marquis de Montferrat se mit en marche pour visiter le royaume de
Thessalonique et recevoir l’hommage de ses nouveaux sujets. L’empereur Baudouin,
suivi de son frère Henri de Hainaut et d’un grand nombre de chevaliers,
parcourut la Thrace et la Remanie, et partout, sur son passage, entendit les
bruyantes acclamations d’un peuple toujours plus habile à flatter ses
vainqueurs qu’à combattre ses ennemis. Arrivé à Andrinople, où il fut reçu en
triomphe, le nouvel empereur annonça le projet de poursuivre sa marche
jusqu’à Thessalonique. Cette résolution inattendue surprit le marquis de
Montferrat, qui témoigna le désir d’aller seul dans son royaume. Boniface
promettait d’être soumis à l’empereur, d’employer toutes ses forces contre
les ennemis de l’empire ; mais il craignait la présence de l’armée de
Baudouin dans ses villes déjà épuisées par la guerre. Une vive querelle
s’éleva entre les deux princes. Le marquis de Montferrat accusait l’empereur
de vouloir s’emparer de ses États ; Baudouin croyait apercevoir dans la
résistance de Boniface le secret dessein de méconnaître la souveraineté du
chef de l’empire. Tous les deux ils aimaient la justice, et ne manquaient
point de modération ; mais, depuis qu’ils étaient devenus, l’un roi de
Thessalonique, l’autre empereur de Constantinople, ils avaient des courtisans
qui s’efforçaient d’aigrir leur querelle et d’enflammer leur animosité. Les
uns disaient à Boniface que Baudouin avait tous les torts, et qu’il abusait
d’une puissance qui aurait dû être le prix d’une autre vertu que la sienne.
Les autres reprochaient à l’empereur d’être trop généreux avec ses ennemis,
et, dans l’excès de leur flatterie, ils ne lui trouvaient qu’un seul tort,
celui d’avoir épargné trop longtemps un vassal infidèle. Malgré toutes les
représentations du marquis de Montferrat, Baudouin conduisit son armée dans
le royaume de Thessalonique. Boniface regarda cette obstination de l’empereur
comme un sanglant outrage, et jura d’en tirer vengeance le glaive à la main.
Poussé par la colère, il s’éloigna brusquement avec quelques chevaliers qui
s’étaient déclarés pour sa cause, et courut s’emparer de Didymotique, ville
de l’empereur, une bonne ville et forte d'assiette dit Villehardouin. Le
marquis de Montferrat emmenait avec lui sa femme, Marguerite de Hongrie,
veuve d’Isaac. La présence de cette princesse et l’espoir d’entretenir la
division parmi les Latins attiraient les Grecs sous les drapeaux de Boniface.
Il leur déclara qu’il combattait pour leur cause, et fit revêtir de la
pourpre impériale un jeune prince fils d’Isaac et de Marguerite de Hongrie.
Traînant à sa suite ce fantôme d’empereur, auquel venaient de toutes parts se
rallier les principaux habitants de la Romanie, il reprit le chemin
d'Andrinople, et fit des préparatifs pour assiéger cette ville. Boniface,
toujours plus irrité, n’écoutait ni les conseils ni les prières de ses
compagnons d’armes. La discorde allait faire couler le sang des Latins, si le
doge de Venise, le comte de Blois et les barons restés à Constantinople
n’avaient employé leur autorité et leur crédit pour prévenir les malheurs
dont le nouvel empire était menacé. Vivement affligés de tout ce qu’ils
avaient appris, ils envoyèrent des députés à l’empereur et au marquis de
Montferrat. Le maréchal de Champagne, envoyé auprès de Boniface, lui reprocha
sans ménagement d’avoir oublié la gloire et l’honneur des croisés, dont il
avait été le chef ; de compromettre, par un vain orgueil, la cause de
Jésus-Christ et le salut de l’empire ; de préparer des jours de triomphe et
de joie pour les Grecs, les Bulgares et les Turcs. Le marquis de Montferrat
fut touché des reproches de Villehardouin, qui était son ami et qui parlait
au nom de tous les croisés : il promit de faire cesser la guerre et de
soumettre sa querelle avec Baudouin au jugement des comtes et des barons. Cependant
Baudouin avait pris possession de Thessalonique. Aussitôt qu’il apprit les
hostilités du marquis de Montferrat, il se hâta de revenir avec son armée
vers Andrinople. Il roulait dans son âme des projets de vengeance, et
menaçait de repousser la force par la force, d’opposer la guerre à la guerre,
lorsqu’il rencontra plusieurs députés qui venaient, au nom des chefs de la
croisade, lui parler de la paix et rappeler dans son cœur des sentiments de
justice et d’humanité. Un chevalier du comte de Blois adressa à l’empereur un
discours que Villehardouin nous a conservé, et dans lequel nos lecteurs
aimeront sans doute à retrouver la noble franchise des vainqueurs de Byzance. « Sire,
lui dit-il, le doge de Venise, le comte Louis de Blois, mon très-honoré
seigneur, et tous les barons qui sont à Constantinople, vous saluent comme
leur souverain, et se plaignent à Dieu et à vous de ceux qui, par leurs
mauvais conseils, ont excité de funestes discordes. Vous fîtes, certes,
très-mal de prêter l’oreille à ces conseillers perfides, car ils sont nos
ennemis et les vôtres. Vous saurez que le marquis Boniface a soumis sa
querelle au jugement des barons ; les seigneurs et les princes espèrent que
vous ferez comme lui et que vous ne résisterez point à la justice. Ils ont
juré, et nous sommes chargés de vous le déclarer en leur nom, de ne point
souffrir plus longtemps le scandale d’une guerre allumée entre des croisés. » Baudouin
ne répondit point d’abord à ce discours, et parut surpris d’un tel langage ;
mais on lui parlait ainsi au nom du doge de Venise, dont il respectait la
vieillesse et qu’il aimait tendrement ; au nom des comtes et des barons, sans
le secours desquels il ne pouvait conserver l’empire : il écouta enfin la
voix de la raison et celle de l’amitié. Il promit de déposer les armes et de
se rendre à Constantinople pour terminer la querelle élevée entre lui et le
marquis de Montferrat. A son arrivée, les comtes et les barons ne lui
épargnèrent ni les plaintes ni les prières, et le trouvèrent docile à tous
leurs conseils. Le marquis de Montferrat, qui ne tarda pas à le suivre,
revenait avec crainte dans la capitale ; il était accompagné de cent
chevaliers avec leurs hommes d’armes. L’accueil qu’il reçut de Baudouin et
des autres chefs acheva d’apaiser tous ses ressentiments et de dissiper
toutes ses défiances. Dès lors on ne parla plus que de rétablir la paix et
l’harmonie parmi les croisés. Le doge de Venise, les comtes et les barons,
les plus sages des chevaliers, qui rappelaient aux maîtres du nouvel empire
l’institution redoutable des pairs de l’Occident, jugèrent la querelle qui
leur était soumise, et prononcèrent sans appel entre le roi de Thessalonique
et l’empereur de Constantinople. Les deux princes jurèrent de ne plus écouter
les perfides conseils, et s’embrassèrent en présence de l’armée, qui se
réjouit du retour de la concorde comme d’une grande victoire remportée sur
les ennemis de l’empire. « Grand mal pouvoient faire, dit Villehardouin,
ceux qui ce discord avoient suscité ; car si Dieu n’eust pris pitié des
croisés, ils estoient en danger de perdre leurs conquestes, et la chrétienté
en aventure de périr. » Aussitôt
que la paix fut rétablie, les chevaliers et les barons quittèrent de nouveau
la capitale pour parcourir et soumettre les provinces. Louis, comte de Blois,
qui avait eu en partage la Bithynie et qui avait pris le litre de duc de
Nicée, se trouvait retenu dans la capitale par une maladie grave. Il fit
partir, vers la Toussaint Pierre de Bracheux et Payen d’Orléans avec cent
chevaliers. Cette troupe de braves se rendit d’abord à Gallipoli, et, passant
l'Hellespont, aborda à Piga, ville habitée par des Latins, et parcourut sans
rencontrer d’ennemis la rive orientale de la Propontide. Ayant pénétré dans
l’intérieur du pays, elle battit une armée de Lascaris et s’empara de
Pénamène sur les confins de la Bithynie et de la Mysie ; marchant de triomphe
en triomphe, elle s’avança jusqu’au mont Olympe, et ne trouva de résistance
que sous les murs de Brousse. Dans le même temps, d’autres chevaliers de la
croix traversèrent le Bosphore à Chalcédoine, et suivirent les côtes de la
mer jusqu’à la ville de Nicomédie, qui leur ouvrit ses portes et dans
laquelle ils mirent une forte garnison. Vers le
mois de décembre, Henri de Hainaut, frère de Baudouin, qui avait obtenu
l’Anatolie, s’était rendu par mer à Abydos. Les plaines de la Troade, tous
les pays situés entre l’Hellespont et l’Ida, se soumirent d’autant plus
volontiers, que la plus grande partie de la population se composait
d’Arméniens, ennemis des Grecs. Henri, s’étant avancé jusqu’au canal de
Lesbos ou de Mételin, mit en fuite Constantin, frère de Lascaris, et fit
flotter ses drapeaux sur les murs d’Adramyte, ville située à la pointe du
golfe du même nom. D’un
autre côté, les guerriers vainqueurs de Byzance soumettaient à leurs armes
les villes et les seigneuries qu’ils avaient reçues dans la Romanie ou la
Thrace jusqu’à Philippopolis. Le marquis de Montferrat, paisible possesseur
de Thessalonique, entreprit de faire la conquête de la Grèce : il s’avança
dans la Thessalie, dépassa les chaînes de l’Olympe et de l’Ossa, et s’empara
de Larisse. Boni face et ses chevaliers, sans songer aux vieux Spartiates,
traversèrent le détroit des Thermopyles, et pénétrèrent dans la Béotie et
dans l’Attique ; ils mirent en fuite Léon Sgurre, fléau d’une vaste province,
et leurs exploits purent rappeler aux Grecs ces héros des premiers âges qui
parcouraient le monde en combattant les monstres et les tyrans. Pendant que
Boniface prenait possession de plusieurs contrées de la Grèce, Guillaume de
Champlitte, vicomte de Dijon, et Geoffroi de Villehardouin, neveu du maréchal
de Champagne, venus de France avec un grand nombre de chevaliers champenois
et bourguignons, fondaient dans le Péloponnèse une principauté qui devait
durer plus longtemps que l’empire latin de Byzance. Ils se rendirent maîtres
de l’Arcadie, de la Messénie, du territoire de Lacédémone, des rivages de la
mer depuis Patras et Modon jusqu’à Calamata. La Grèce, tout entière soumise
aux lois des Francs, eut bientôt des seigneurs d’Argos, de Corinthe, des
grands sires de Thèbes, des ducs d’Athènes, des princes d'Achaïe. Des
chevaliers français dictèrent des lois dans la ville d'Agamemnon, dans la
cité de Minerve, dans la patrie de Lycurgue, dans celle d'Épaminondas.
Etrange destinée des guerriers de cette croisade, qui avaient quitté
l’Occident pour conquérir la ville et la terre de Jésus-Christ, et que la
fortune conduisait dans les lieux remplis du souvenir des dieux d’Homère et
de la gloire profane de l’antiquité ! Les
croisés n’eurent pas longtemps à se féliciter de leurs conquêtes. Possesseurs
d’un empire plus difficile à conserver qu’à soumettre par les armes, ils ne
surent point maîtriser la fortune, ce qui leur ôta bientôt ce que la victoire
leur avait donné. Ils exercèrent leur pouvoir avec violence, et ne ménagèrent
ni leurs sujets ni leurs voisins. Le roi des Bulgares, Joanice, avait envoyé
à Baudouin une ambassade pour lui offrir son amitié : Baudouin répondit avec
hauteur, et menaça de faire descendre Joanice de son trône usurpé. En
dépouillant les Grecs de leurs biens, les croisés se fermèrent toute source
de prospérité, et réduisirent au désespoir des hommes auxquels ils n’avaient
laissé que la vie. Pour comble d’imprudence, ils refusèrent de recevoir dans
leurs armées les Grecs, qu’ils accablaient de leur mépris et qui devinrent
pour eux des ennemis implacables. Non contents de faire reconnaître leur
autorité dans les villes, ils voulurent asservir les cœurs, et réveillèrent
le fanatisme. D’injustes persécutions aigrirent l’esprit des prêtres grecs,
qui déclamèrent avec fureur contre la tyrannie, et qui, réduits à la misère,
furent écoutés comme des oracles et révérés comme des martyrs. Le
nouvel empire des Latins, dans lequel on avait introduit les lois féodales,
se trouvait partagé en mille principautés ou seigneuries, et n’était plus
qu’une espèce de république, difficile à gouverner. Les Vénitiens avaient
leur juridiction particulière, et la plupart des villes étaient régies tour à
tour par la législation de Venise et par le code de la féodalité. Les
seigneurs et les barons avaient entre eux des intérêts opposés et des
rivalités qui, chaque jour, pouvaient faire éclater la discorde et la guerre
civile. Les ecclésiastiques latins, qui avaient partagé les dépouilles de
l’Église grecque, n’invitaient point à la paix par leur exemple, et portaient
le scandale de leurs dissensions jusque dans le sanctuaire. Ils voulaient
sans cesse faire prévaloir les lois et l’autorité de la cour de Rome sur
celles des empereurs. Plusieurs d’entre eux avaient usurpé les fiefs sur les
barons, et, comme les fiefs qu’ils possédaient étaient exempts du service
militaire, l’empire se trouvait ainsi privé de ses défenseurs naturels. Le
climat et les richesses de la Grèce, le séjour de Byzance, avaient énervé le
courage des vainqueurs et porté la corruption parmi les soldats de la croix.
Les peuples méprisèrent enfin la puissance et les lois de ceux dont ils
méprisaient les mœurs. Comme les Latins s’étaient séparés, pour se rendre les
uns dans la Grèce, les autres dans l’Asie Mineure, les Grecs, qui ne voyaient
plus de grandes armées et qui avaient quelquefois résisté à leurs ennemis
avec avantage, commencèrent à croire que les guerriers de l’Occident
n’étaient point invincibles. Dans
leur désespoir, les vaincus résolurent de courir aux armes, et, cherchant
partout des ennemis aux croisés, ils implorèrent l’alliance et la protection
des Bulgares. Il se forma une vaste conjuration, dans laquelle entrèrent tous
ceux qui ne pouvaient plus supporter la servitude. Tout à coup l’orage éclata
par le massacre des Latins ; un cri de guerre se fit entendre depuis le mont
Hémus jusqu'à l'Hellespont ; les croisés, dispersés dans les villes et dans
les campagnes, furent surpris par un ennemi furieux et sans pitié. Les
Vénitiens et les Français qui gardaient Andrinople et Didymotique, ne purent
résister à la multitude des Grecs : les uns furent égorgés dans les rues ;
les autres se retirèrent en désordre, et, dans leur fuite, ils virent avec
douleur leurs drapeaux arrachés du sommet des tours et remplacés par les
étendards des Bulgares. Les chemins étaient couverts de guerriers fugitifs,
qui ne trouvaient point d’asile dans un pays naguère tremblant au bruit de
leurs armes. Chaque
ville assiégée par les Grecs ignorait le sort des autres villes confiées à la
garde des Latins ; les communications étaient interrompues ; de sinistres
rumeurs se répandaient dans les provinces et représentaient la capitale en
feu, toutes les cités livrées au pillage, toutes les armées des Francs
dispersées et anéanties. Les vieilles chroniques, en parlant de la barbarie
des Grecs, parlent aussi de l’effroi qui s’était emparé de quelques-uns des
chevaliers et des barons. La vue du danger semblait avoir étouffé dans leurs
cœurs tous les sentiments : on voyait des croisés abandonner leurs
compagnons, des frères abandonner leurs frères au moment du péril. Un vieux
chevalier, Robert de Trit, qui, malgré ses cheveux blancs, avait suivi ses
fils à la croisade, se trouvait assiégé par les Grecs dans Philippopolis : la
ville était entourée d’ennemis ; Robert n’avait presque plus d’espoir de
salut. Dans un aussi pressant danger, ses larmes et ses prières ne purent
retenir auprès de lui ni son gendre ni son fils. Villehardouin nous apprend
que ces lâches guerriers furent égorgés dans leur fuite, et que Dieu ne
voulut point sauver ceux qui avaient refusé de secourir leur père. Lorsque
le bruit de ces désastres parvint à Constantinople, Baudouin assembla les
comtes et les barons. On résolut de porter un prompt remède à tant de maux,
et de déployer toutes les forces de l’empire pour arrêter les progrès de la
révolte. Les croisés qui faisaient la guerre au-delà du Bosphore, reçurent
l’ordre d’abandonner leurs conquêtes, et de revenir sous les drapeaux de
l’armée. Baudouin les attendit pendant plusieurs jours ; mais, comme il était
impatient de commencer la guerre, et qu’il voulait étonner l’ennemi par la
promptitude de sa marche, il partit à la tête des chevaliers qui se
trouvaient dans la capitale, et, cinq jours après son départ, parut devant
les murs d'Andrinople. Les
chefs des croisés, accoutumés à braver tous les obstacles, n’étaient jamais
retenus ni parle petit nombre de leurs soldats, ni par la multitude de leurs
ennemis. La capitale de la Thrace, environnée d’inexpugnables remparts, était
défendue par cent mille Grecs, à qui l’ardeur de la vengeance tenait lieu de
courage ; Baudouin comptait à peine huit mille hommes sous ses drapeaux. Le
doge de Venise arriva bientôt avec sept à huit mille Vénitiens. Les Latins
fugitifs vinrent de toutes parts se réunir à cette petite armée. Les croisés
dressèrent leurs tentes, et se préparèrent à faire le siège de la ville.
Leurs préparatifs se poursuivaient lentement, et les vivres commençaient à
leur manquer, lorsque la renommée annonça la marche du roi des Bulgares.
Joanice, chef d’un peuple barbare et plus barbare lui-même que ses sujets,
s’avançait avec une armée formidable : il cachait les projets de son ambition
et de sa vengeance sous les apparences du zèle religieux, et faisait porter
devant lui un étendard de saint Pierre qu’il avait reçu du pape. Le nouvel
allié des Grecs se vantait d’être le chef d’une sainte entreprise, et
menaçait d’exterminer les Francs, qu’il accusait d’avoir pris la croix pour
ravager les provinces et piller les villes des chrétiens. Le roi
des Bulgares était précédé, dans sa marche, d’une troupe nombreuse de
Tartares ou Comans, que l’espoir du pillage avait fait sortir des montagnes
et des forêts voisines du Danube et du Borysthène. Les Comans, plus féroces
que les peuples du mont Hémus, buvaient, dit-on, le sang de leurs captifs, et
sacrifiaient les chrétiens sur les autels de leurs idoles. Accoutumés, comme
les guerriers de la Scythie, à combattre en fuyant, les cavaliers tartares
avaient reçu de Joanice l’ordre de provoquer l’ennemi jusque dans son camp,
et d’attirer dans une embuscade la pesante cavalerie des Francs. Les comtes
et les barons avaient prévu le danger : ils défendirent aux croisés de
quitter leurs tentes et de sortir de leurs retranchements. Mais tel était le
caractère des guerriers français, qu’à leurs yeux la prudence ôtait à la
bravoure tout son éclat, et qu’il leur paraissait honteux de supporter sans
combat les menaces et la présence de l’ennemi. A peine
les Tartares ont-ils paru aux abords du camp, que leur vue fait oublier aux
chefs mêmes des croisés l’ordre qu’ils ont donné la veille. Le comte de
Blois, le comte de Flandre, volent à la rencontre de l’ennemi, le mettent en
fuite, et le poursuivent pendant l’espace de deux lieues. Mais tout à coup
les Tartares se rallient et fondent à leur tour sur les croisés. Ceux-ci, qui
croyaient avoir remporté une victoire, se trouvent obligés dose défendre au
milieu d’un pays inconnu ; leurs escadrons, accablés de fatigue, sont
surpris, entourés par l’armée de Joanice. Enfoncés de toutes parts, ils font
de vains efforts pour reprendre leur ordre de bataille, et ne peuvent ni fuir
ni résister aux barbares. Le
comte de Blois s’efforce de réparer sa funeste imprudence par des prodiges de
valeur ; couvert de blessures, il est renversé de son cheval au milieu des
rangs ennemis. Un de ses chevaliers le relève et veut le retirer de la mêlée
: « Non, s’écrie ce brave prince, laissez-moi combattre et mourir. A
Dieu ne plaise qu’il me soit jamais reproché d’avoir fui du combat ! » En
achevant ces paroles, le comte de Blois tombe percé de coups, et son
chevalier fidèle expire à ses côtés. L’empereur
Baudouin disputait encore la victoire. Les plus braves des chevaliers et des
barons le suivaient dans la mêlée ; un carnage horrible marquait partout leur
passage à travers les rangs des barbares. Pierre, évêque de Bethléem,
Étienne, comte du Perche, Renaud de Montmirail, Mathieu de Valincourt, Robert
de Ronçai, une foule de seigneurs et de vaillants guerriers, perdent la vie
en défendant leur prince. Baudouin restait presque seul sur le champ de
bataille et combattait encore ; mais il est enfin accablé par le nombre, et
tombe entre les mains des Bulgares, qui le chargent de fers. Les débris de
l’armée se retirent dans le plus grand désordre, et ne doivent leur salut
qu’à la sage bravoure du doge de Venise et du maréchal de Champagne et de
Romanie, restés à la garde du camp. Dans la
nuit même qui suivit le combat, les croisés lèvent le siège d'Andrinople, et
reprennent, à travers mille dangers, le chemin de la capitale. Les Bulgares
et les Comans, fiers de leur victoire, poursuivaient sans relâche l’armée
qu’ils avaient vaincue. Cette armée, qui avait perdu la moitié de ses
soldats, manquait de vivres, et traînait avec peine ses bagages et ses
blessés. Les croisés étaient plongés dans un morne silence ; leur désespoir
se montrait dans leur contenance et sur leurs visages. Ils rencontrèrent à
Rodosto Henri de Hainaut et plusieurs chevaliers qui revenaient des provinces
d’Asie pour rejoindre l’armée d’Andrinople : ils racontent en gémissant leur
défaite et la captivité de Baudouin ; tous ces guerriers, qui n’avaient
jamais été vaincus, expriment à la fois leur surprise et leur douleur,
confondent leurs sanglots et leurs larmes, élèvent les yeux et les mains vers
le ciel pour implorer la miséricorde divine. Les croisés qui revenaient des
rives du Bosphore, s’adressent au maréchal de Romanie, et lui disent en
pleurant : « Envoyez-nous au plus fort du péril, car nous n’avons plus besoin
de la vie : ne sommes-nous pas assez malheureux de n’être pas venus assez tôt
pour secourir notre empereur ? » Ainsi les chevaliers de la croix, poursuivis
par un ennemi victorieux, ne connaissaient point la crainte ; la douleur que
leur donnait le souvenir de leur défaite, leur permettait à peine de voir les
périls dont ils étaient menacés. Cependant
tous les croisés ne montraient pas ce noble courage : plusieurs chevaliers,
que Villehardouin ne veut point nommer pour ne pas déshonorer leur mémoire,
avaient abandonné les drapeaux de l’armée, et s’étaient enfuis jusqu’à
Constantinople. Ils racontèrent les désastres des croisés, et, pour excuser
leur désertion, ils firent un tableau lamentable des maux qui menaçaient
l’empire. Tous les Francs furent saisis de douleur et d’effroi en apprenant
qu’ils n’avaient plus d’empereur. Les Grecs qui habitaient la capitale,
applaudissaient en secret au triomphe des Bulgares ; leur joie, qu’ils
savaient mal dissimuler, augmentait encore les alarmes des Latins. Un grand
nombre de chevaliers, accablés de tant de revers, ne virent plus leur salut
que dans la fuite, et s’embarquèrent à la hâte sur des vaisseaux vénitiens.
En vain le légat du pape et plusieurs chefs de l’armée cherchèrent à les
retenir, en les menaçant de la colère de Dieu et du mépris des hommes : ils
renoncèrent à leur propre gloire, ils abandonnèrent un empire fondé par leurs
armes, et vinrent annoncer la captivité de Baudouin dans les villes de
l’Occident, où l’on faisait encore des réjouissances publiques pour les
premières victoires des croisés. Cependant
Joanice était à la poursuite de l’armée vaincue. Les Grecs, réunis aux
Bulgares, s’emparaient de toutes les provinces et ne laissaient point de
repos aux Latins. Parmi les désastres dont l’histoire contemporaine nous a
transmis le déplorable récit, nous ne devons pas oublier le massacre de vingt
mille Arméniens. Cette peuplade nombreuse avait quitté les bords de
l’Euphrate, et s’était établie dans les contrées de l’Anatolie. Après la
conquête de Constantinople, elle se déclara pour les croisés ; et, lorsque
les Latins éprouvèrent des revers, se voyant menacée et poursuivie par les
Grecs, elle traversa le Bosphore, et suivit Henri de Hainaut qui marchait
vers Andrinople. Ces Arméniens conduisaient avec eux leurs troupeaux et leurs
familles ; ils traînaient sur des chariots tout ce qu’ils avaient pu emporter
de plus précieux, et, dans leur marche à travers les montagnes de la Thrace,
ne suivaient qu’avec peine l’armée des croisés. Ce malheureux peuple fut
surpris par les Tartares, et péril tout entier sous le glaive d’un
impitoyable vainqueur. Les Francs pleurèrent la défaite et la destruction des
Arméniens, sans pouvoir les venger ; ils n’avaient plus que des ennemis dans
les vastes provinces de l’empire ; ils ne conservaient au-delà du Bosphore
que le château de Péges ; du côté de l’Europe, que Rodosto et Sélivrée. Leurs
conquêtes dans l’ancienne Grèce n’étaient pas encore menacées par les
Bulgares, mais ces conquêtes éloignées ne servaient qu’à diviser leurs
forces. Henri de Hainaut, qui prit le titre de régent, fit des prodiges de
valeur pour reprendre quelques-unes des villes de la Thrace, et perdit dans
des combats sans gloire un grand nombre des guerriers qui restaient sous ses
drapeaux. [1206.]
L’évêque de Soissons et plusieurs croisés, tristes messagers d’un empire en
deuil, furent envoyés en Italie, en France et dans le comté de Flandre, pour
solliciter les secours des chevaliers et des barons ; mais les secours qu’on
espérait ne pouvaient arriver que lentement, et l’ennemi faisait de rapides
progrès. L’armée
des Bulgares, comme un violent orage, s’avançait de tous côtés ; elle
désolait les campagnes de la Romanie, étendait ses ravages dans le royaume de
Thessalonique, repassait le mont Hémus, et revenait plus nombreuse et plus
formidable jusque sur les bords de l'Hèbre, menaçant les rives de
l'Hellespont. L’empire latin n’avait plus de défenseurs qu’un petit nombre de
guerriers répandus dans les villes et les forteresses ; chaque jour la guerre
et la désertion diminuaient le nombre et les forces des malheureux vainqueurs
de Byzance. Cinq cents chevaliers, l’élite de l’armée des croisés, furent
attaqués devant les murs de Rusium et taillés en pièces par la multitude
innombrable des Gomans et des Bulgares. Cette défaite ne fut pas moins
funeste que la bataille d’Andrinople : les hordes du mont Hémus et des rives
du Borysthène n’eurent plus d’ennemis à combattre. Sur leur passage les
campagnes étaient en flammes, les villes n’avaient point de moyens de défense
et n’offraient aucun refuge. La terre était couverte de soldats qui
égorgeaient tout ce qui s’offrait à leurs coups ; la mer, couverte de pirates
qui menaçaient toutes les côtes de leurs brigandages. Constantinople
s’attendait chaque jour à voir sous ses remparts les étendards victorieux de
Joanice, et ne dut son salut qu’à l’excès des maux qui désolaient les
provinces de l’empire. Le roi
des Bulgares n’épargnait pas plus ses alliés que ses ennemis. Les villes
tombées en son pouvoir ne présentaient qu’un amas de ruines ; il dépouillait
les habitants, les traînait à sa suite comme des captifs, et leur faisait
éprouver, avec toutes les calamités de la guerre, tous les excès d’une
tyrannie jalouse et barbare. Les Grecs, qui avaient sollicité son secours,
furent enfin réduits à implorer l’appui des Latins contre leurs féroces
alliés. Les croisés acceptèrent avec joie l’alliance des Grecs, qu’ils
n’auraient jamais dû repousser, et rentrèrent dans Andrinople. Didymotique et
la plupart des villes de la Remanie secouèrent le joug insupportable des
Bulgares et se soumirent aux Latins. Les Grecs, que Joanice avait poussés au
désespoir, montrèrent quelque bravoure, et devinrent pour les croisés
d’utiles auxiliaires ; mais que pouvait la valeur dans des villes désertes,
dans des provinces ravagées, dans un empire détruit ? Les hordes de la
Bulgarie, victorieuses ou vaincues, poursuivaient leurs ravages ; leur chef
renouvelait chaque jour ses invasions, et ne laissait point de repos aux
Francs. Abandonné par les Grecs de la Romanie, il invoqua les armes des Grecs
de Nicée, et fit une alliance avec Lascaris, implacable ennemi des Latins. Le pape
avait en vain exhorté les peuples de France et d’Italie à s’armer pour
secourir les vainqueurs de Byzance : il ne put réveiller leur enthousiasme
pour une cause qui n’offrait plus à ses défenseurs que des malheurs certains
et des dangers sans gloire. Au
milieu des périls qui se multipliaient chaque jour, les croisés ignoraient
encore le sort de Baudouin : tantôt on racontait qu’il avait brisé ses fers
et qu’il avait été vu errant dans les forêts de la Servie ; tantôt, qu’il
était mort de douleur dans sa prison ; tantôt enfin, qu’il avait été
massacré, au milieu d’un festin, par le roi des Bulgares, que ses membres
mutilés avaient été jetés sur des rochers sauvages, et que son crâne,
enchâssé dans l’or, servait de coupe à son barbare vainqueur. Plusieurs
messagers envoyés par Henri de Hainaut parcoururent les villes de la Bulgarie
pour connaître le sort de Baudouin, et revinrent à Constantinople sans avoir
rien appris. Un an après la bataille d'Andrinople, le pape, sollicité par les
croisés, avait conjuré Joanice de rendre aux Latins de Byzance le chef de
leur nouvel empire. Le roi des Bulgares se contenta de répondre que Baudouin
avait payé le tribut à la nature et que sa délivrance n’était plus au pouvoir
des mortels. Cette réponse fît perdre toute espérance de revoir le monarque
prisonnier, et les Latins ne doutèrent plus de la mort de leur empereur.
Henri de Hainaut recueillit le déplorable héritage de son frère, et lui
succéda à l’empire au milieu de la douleur publique. Pour comble de malheurs,
les Latins eurent à pleurer la perte de Dandolo, qui venait de terminer à
Constantinople sa glorieuse carrière et dont les derniers regards virent la
rapide décadence d’un empire qu’il avait fondé. Dandolo fut magnifiquement
enseveli dans Sainte-Sophie, et son mausolée subsista jusqu’au temps de
Mahomet H. Le vainqueur de Byzance fit démolir le tombeau du doge lorsqu’il
changea l’église de Sainte-Sophie en mosquée. Un peintre vénitien qui avait
travaillé plusieurs années à la cour de Mahomet, retournant dans sa patrie,
obtint de ce sultan la cuirasse, le casque, les éperons et la toge de
Dandolo, dont il fit présent à la famille de ce grand homme. La
plupart des chefs de la croisade avaient péri dans les combats, ou s’étaient
retirés en Occident. Boniface, dans une expédition contre les Bulgares du
Rhodope, reçut une blessure mortelle, et sa tête fut portée en triomphe au
farouche Joanice, qui avait déjà immolé un monarque à son ambition et à sa
vengeance. La succession de Boniface fit naître de vives dissensions parmi
les croisés, et le royaume de Thessalonique, qui avait jeté quelque éclat
pendant sa courte durée, disparut dans le bruit et les orages d’une guerre
civile et d’une guerre étrangère. Le frère et le successeur de Baudouin
joignait les vertus civiles aux vertus militaires ; mais il ne pouvait
relever une puissance de toutes parts ébranlée. Je n’ai
pas le courage de poursuivre cette histoire, et de montrer les Latins dans
l’excès de leur abaissement et de leur misère. En commençant mon récit, je
disais : Malheur aux vaincus ! en le terminant, je ne puis
m’empêcher de dire : Malheur aux vainqueurs ! Un
vieil empire qui s’écroule, un empire nouveau tout près de tomber en ruine,
tels sont les tableaux que nous présente celte croisade. Jamais aucune époque
n’offrit de plus grands exploits à l’admiration et de plus grands malheurs à
déplorer. Au milieu de ces scènes glorieuses et tragiques, l’imagination est
vivement émue et marche sans cesse de surprise en surprise. On s’étonne
d’abord de voir une armée de trente mille hommes s’embarquer pour conquérir
un pays qui pouvait compter plusieurs millions de défenseurs. Une tempête,
une maladie épidémique, le manque de vivres, la division parmi les chefs, une
bataille indécise, tout pouvait perdre l’armée des croisés et faire échouer
leur entreprise. Par un bonheur inouï, rien de ce qu’ils avaient à craindre
ne leur arrive. Ils triomphent de tous les dangers ; ils surmontent tous les
obstacles ; sans avoir aucun parti parmi les Grecs, ils s’emparent de la
capitale et des provinces ; et, lorsqu’on voit partout leurs étendards
triomphants, c’est alors que la fortune les abandonne et que leur ruine
commence. Grande leçon donnée aux peuples par la Providence, qui se sert
quelquefois des conquérants pour châtier les nations et les princes et se
plaît à briser ensuite les instruments de sa justice ! Sans doute que
cette Providence, qui protège les empires, ne permet point que de grands
États soient impunément renversés : pour effrayer ceux qui veulent tout
soumettre à leurs armes, elle a voulu que la victoire ne portât que des
fruits amers. Les
Grecs, nation dégénérée, n’honorèrent leurs malheurs par aucune vertu. Ils
n’eurent ni assez de courage pour prévenir les revers de la guerre, ni assez
de résignation pour les supporter. Quand ils furent réduits au désespoir, ils
montrèrent quelque valeur ; mais cette valeur fut imprudente et aveugle :
elle les précipita dans de nouvelles calamités, et leur donna des maîtres
plus barbares que ceux dont ils voulaient secouer le joug. Ils n’avaient
point de chef qui pût les conduire, point de sentiment patriotique qui pût
les rallier : déplorable exemple d’une nation abandonnée à elle-même, qui a
perdu ses mœurs et n’a de confiance ni dans ses lois ni dans son gouvernement
! Les
Francs avaient sur leurs ennemis tous les avantages que les barbares du Nord
avaient eus sur les Romains du Bas-Empire. Dans cette lutte terrible, la
simplicité des mœurs, l’énergie d’un peuple nouveau pour la civilisation,
l’ardeur du pillage et l’orgueil de la victoire, durent l’emporter sur
l’amour du luxe, sur les habitudes formées au milieu de la corruption, sur la
vanité qui met du prix aux choses frivoles et ne conserve qu’un vain souvenir
de la véritable grandeur. Les
événements que nous venons de raconter suffisent sans doute pour faire
connaître les mœurs et l’esprit des Grecs et des Latins. Deux historiens qui
nous ont servi de guides dans cette histoire, peuvent ajouter, par la nature
de leur style et même le caractère de leurs ouvrages, à l’idée que nous avons
du génie des deux peuples. Le Grec
Nicétas fait de longues lamentations sur l’infortune des vaincus : il déplore
avec amertume la perte des monuments, des statues, des richesses qui
entretenaient le luxe de ses compatriotes. Ses récits, remplis d’exagérations
et d’hyperboles, semés partout de passages tirés de l’Écriture et des auteurs
profanes, s’éloignent presque toujours delà noble simplicité de l’histoire,
et ne montrent qu’une vaine affectation de savoir. Nicétas, dans l’excès de
sa vanité, hésite à prononcer le nom des Francs, et croit les punir en
gardant le silence sur leurs exploits ; lorsqu’il décrit les malheurs de
l’empire, il ne sait que pleurer et gémir ; mais, en gémissant, il veut
encore plaire, et paraît plus occupé de son livre que de sa patrie. Le
maréchal de Champagne ne se pique point d’érudition et paraît fier de son
ignorance. Sa narration, dépouillée de tout esprit de recherche, mais vive et
animée, rappelle partout le langage et la noble franchise d’un preux
chevalier. Villehardouin excelle surtout à faire parler les héros, et se
plaît à louer la bravoure de ses compagnons ; s’il ne nomme jamais les
guerriers de la Grèce, c’est parce qu’il ne les connaît point et qu’il ne
veut point les connaître. Le maréchal de Champagne ne s’attendrit point sur
les maux de la guerre, et ne trouve de paroles que pour peindre des traits
d’héroïsme : l'enthousiasme de la victoire, le spectacle des grandes choses,
les nobles émotions ou les sentiments religieux peuvent seuls lui arracher
des larmes. Quand les Latins ont éprouvé de grands revers, il ne sait point
pleurer ; il se tait, et l’on voit qu’il a quitté son livre pour aller
combattre. Il est
un autre historien contemporain dont le caractère peut aussi nous faire juger
le siècle où il a vécu et les événements qu’il raconte. Gunther, moine de
l’ordre de Cîteaux, qui écrivait sous la dictée de Martin Litz, s’étend
beaucoup sur la prédication de la croisade et sur les vertus de son abbé, qui
se mit à la tête des croisés du diocèse de Bâle. Lorsque la république de
Venise entraîne les pèlerins au siège de Zara, il se rappelle les ordres du
pape, et garde le silence. Les prières et les infortunes du fils d’Isaac, la
conquête de l’empire d’Orient, ne le touchent point. Toujours préoccupé de la
terre sainte, il ne comprend point comment des chevaliers chrétiens peuvent
avoir d’autre pensée et faire d’autre promesse que celle de délivrer le tombeau
de Jésus-Christ. Mettant peu de prix à des victoires profanes, il ne s’arrête
pas longtemps à décrire le siège de Constantinople ; et, lorsque la ville est
prise, il ne voit plus dans la foule des conquérants d’un grand empire que
l’abbé de son monastère, chargé des pieuses dépouilles de la Grèce. En
lisant les trois histoires contemporaines de l’expédition de Constantinople,
on voit que la première appartient à un Grec élevé à la cour de Byzance, la
seconde à un chevalier français, la troisième à un moine. Si les deux
premiers historiens, par leur manière d’écrire et les sentiments qu’ils
expriment, nous donnent une idée juste de la nation grecque et des héros de
l’Occident, le dernier peut aussi nous expliquer les opinions et le caractère
de la plupart des croisés qui parlaient sans cesse de quitter l’armée partie
de Venise, qui s’effrayaient des menaces de la cour de Rome, et qui avaient
été conduits en Orient par une ardente dévotion, bien plus que par l’amour
des conquêtes. Au
reste, ces pèlerins n’ayant pour mobile que la piété n’étaient qu’en
très-petit nombre dans l’armée chrétienne, et furent entraînés par l’esprit
général qui animait les chevaliers et les barons. Les autres guerres saintes
avaient été prêchées dans les conciles ; cette croisade fut proclamée dans
les tournois ; aussi la plupart des croisés se montrèrent-ils plus fidèles
aux vertus et aux lois de la chevalerie qu’aux volontés du Saint-Siège. Ces
guerriers si fiers et si braves étaient pleins de respect pour l’autorité et
les jugements du pape ; mais, poussés par l’honneur, placés entre leurs
premiers serments et leur parole donnée aux Vénitiens, ils jurèrent souvent
de délivrer Jérusalem, et furent conduits, sans y songer, sous les murs de
Constantinople ; armés pour venger la cause de Jésus-Christ, ils servirent
l’ambition de Venise, à laquelle ils se croyaient liés par la reconnaissance,
et renversèrent le trône de Constantinople pour payer cinquante mille marcs
d’argent qu’ils devaient à la république. L’esprit
chevaleresque, un des caractères particuliers de cette guerre et du siècle où
elle fut entreprise, entretenait dans le cœur des croisés l’ambition et
l’amour de la gloire. Dans les premiers temps de la chevalerie, les
chevaliers s’étaient déclarés les champions de la beauté et de l’innocence ;
d’abord on leur demandait justice contre les injures et les brigandages ;
bientôt des princes et des princesses dépouillés par la violence vinrent leur
demander des provinces et des royaumes. Les champions du malheur et de la
beauté devinrent alors d’illustres libérateurs et de véritables conquérants. En même
temps qu’un jeune prince venait implorer le secours des croisés pour faire
remonter son père sur le trône de Constantinople, une jeune princesse, fille
d’Isaac, roi de Chypre, dépouillée par Richard Cœur-de-lion, se rendait à
Marseille pour solliciter l’appui des guerriers qui s’embarquaient pour la
Palestine. Elle épousa un chevalier flamand et le chargea de reconquérir le
royaume de son père. Ce chevalier flamand, que l’histoire ne nomme point et
qui appartenait à la famille du comte Baudouin, lorsqu’il arriva en Orient,
s’adressa au roi de Jérusalem, et lui demanda le royaume de Chypre ; il fut
appuyé dans sa demande par le châtelain de Bruges et la plupart de ses
compatriotes qui avaient pris la croix. Amaury, qui avait reçu du pape et de
l’empereur d’Allemagne le titre de roi de Chypre, loin de céder a de pareilles
prétentions, ordonna au chevalier flamand, à Jean de Nesles et à leurs
compagnons, de quitter ses États. Les chevaliers qui avaient embrassé la
cause de la fille d’Isaac, ne songèrent plus à reprendre le royaume de
Chypre, et, sans s’arrêter dans la terre sainte, qu’ils avaient juré de
défendre, ils allèrent sur les bords de l’Euphrate et de l’Oronte chercher
d’autres pays à conquérir. Avant
qu’il fut question d’attaquer Constantinople, nous avons vu une fille de
Tancrède, dernier roi de Sicile, épouser un chevalier français et lui
remettre le soin de venger sa famille, de faire valoir ses droits sur le
royaume fondé par les chevaliers normands. Gauthier de Brienne, après son
mariage, était parti pour l’Italie avec mille livres tournois et soixante
chevaliers. Ayant reçu à Rome la bénédiction du pape, il avait déclaré la
guerre aux Allemands, maîtres de la Pouille et de la Sicile, s’était emparé
des principales forteresses, et pouvait jouir en paix du fruit de ses
victoires, lorsqu’il fut surpris dans sa tente et tomba, couvert de
blessures, entre les mains de ses ennemis. On lui promit de briser ses fers
s’il renonçait à la couronne de Sicile ; mais il préféra le titre de roi à la
liberté, et se laissa mourir de faim plutôt que d’abandonner ses droits sur
un royaume que lui avait donné la victoire. Cet
esprit de conquête, qui semblait général parmi les chevaliers, put favoriser
l’expédition de Constantinople ; mais il nuisit à la guerre sainte, en
détournant les croisés de l’objet principal de la croisade. Les héros de
cette guerre sainte ne firent rien pour la délivrance de Jérusalem, dont ils
parlaient sans cesse dans leurs lettres adressées au pape. La conquête de
Byzance, bien loin d’être, comme le croyaient les chevaliers, le chemin de la
terre de Jésus-Christ, ne fut qu’un nouvel obstacle à la conquête de la
sainte cité ; leurs imprudents exploits mirent les colonies chrétiennes dans
le plus grand péril, et n’aboutirent qu’à renverser de fond en comble, sans
la remplacer, une puissance qui pouvait opposer une barrière aux Turcs. Les
Vénitiens profitèrent habilement de cette disposition des chevaliers français
; Venise parvint à étouffer la voix du souverain pontife, qui souvent donnait
aux croisés des conseils dictés par l’esprit de l’Évangile. La république eut
la plus grande influence sur les événements de cette guerre, ainsi que sur
l’esprit des barons et des chevaliers, qui se laissèrent entraîner tantôt par
le sentiment de l’honneur, tantôt par le besoin d’acquérir de riches
domaines, et montrèrent ainsi dans toute leur conduite un bizarre mélange de
générosité et d’avarice. L’envie
de s’enrichir par la victoire n’eut surtout plus de bornes, lorsque les
croisés eurent vu Constantinople : l’ambition remplaça dans leurs cœurs tous
les sentiments généreux, et ne laissa plus rien de cet enthousiasme, premier
mobile des croisades. Aucun prodige, aucune apparition miraculeuse, ne
vinrent seconder la valeur des chevaliers, auxquels il suffisait de montrer
les richesses de la Grèce. Dans les croisades précédentes, les évêques et les
ecclésiastiques promettaient les indulgences de l’Église et la vie éternelle
aux combattants ; mais, dans cette guerre, comme les croisés avaient encouru
la disgrâce du chef des fidèles, ils ne pouvaient être soutenus dans les
périls par l’espoir du martyre ; et les chefs, qui connaissaient l’esprit des
guerriers, se contentèrent de promettre une somme d’argent à celui des
soldats qui monterait le premier sur les remparts de Constantinople.
Lorsqu’on eut pillé la ville, les chevaliers et les barons s’écrièrent, dans
l’ivresse de leur joie, qu’on n’avait jamais vu un si riche butin depuis la
création du monde. Nous
avons remarqué que, dans la conquête des provinces, chaque chevalier voulut
obtenir une principauté ; chaque comte, chaque seigneur voulut avoir un
royaume. Le clergé lui-même ne fut point exempt d’ambition, et se plaignit
plusieurs fois au pape de n’avoir pas été favorisé dans le partage des
dépouilles de l’empire grec. Pour
résumer en peu de mots notre opinion sur les événements et les suites de
cette croisade, nous devons dire que l’esprit de chevalerie et l’esprit de
conquête enfantèrent d’abord des merveilles, mais qu’ils ne purent suffire à
maintenir les croisés dans leurs possessions. Cet esprit conquérant, porté
jusqu’aux plus aveugles excès, ne leur permit pas de penser qu’au milieu des
plus grands triomphes, il est un terme où la victoire et la force elles-mêmes
sont impuissantes, si la prudence et la sagesse ne viennent au secours de la
valeur. Les
Francs, leurs ancêtres, qui étaient partis du Nord pour envahir les plus
riches provinces de l’empire romain, avaient été mieux secondés par la
fortune et surtout par leur propre génie. Respectant les usages des pays
soumis à leurs armes, ils ne virent dans les vaincus que des concitoyens et
des soutiens de leur propre puissance ; ils ne formèrent point une nation
étrangère au milieu des nations qu’ils avaient désolées par leurs victoires.
Les croisés, au contraire, lorsqu’ils furent maîtres de Constantinople,
montrèrent un profond mépris pour les Grecs, dont ils auraient dû rechercher
l’alliance et l’appui ; ils voulurent réformer les mœurs et les opinions,
entreprise plus difficile que la conquête d’un empire, et ne trouvèrent que
des ennemis dans un pays qui pouvait leur donner d’utiles auxiliaires. Nous
devons ajouter que la politique du Saint-Siège, qui d’abord entreprit de
détourner les guerriers latins de l’expédition de Constantinople, devint par
la suite un des plus grands obstacles à la conservation de leur conquête. Les
comtes et les barons, qui se reprochaient d’avoir manqué d’obéissance au
souverain pontife, suivirent enfin avec scrupule les instructions du père des
fidèles, qui demandait à leurs armes la soumission de l’Église grecque et ne
leur pardonnait qu’à ce prix une guerre faite contre sa volonté. Pour obtenir
leur pardon et l’approbation du Saint-Siège, ils employèrent la violence
contre le schisme et l’hérésie, et perdirent leur conquête à force de vouloir
la justifier aux yeux du souverain pontife. Le pape lui-même n’obtint point ce
qu’il désirait ardemment. La réunion de l’Église grecque à l’Église romaine
ne pouvait s’opérer au milieu des menaces de la victoire et des malheurs de
la guerre ; les armes des vainqueurs n’eurent pas plus de pouvoir que les
anathèmes de l’Eglise pour ramener les Grecs au culte des Latins. La violence
ne fit qu’irriter les esprits, et consomma la rupture au lieu de la faire
cesser. Le souvenir des persécutions et des outrages, un mépris réciproque,
une haine implacable, vinrent se placer entre les deux croyances et les
séparèrent pour jamais. L’histoire
ne peut affirmer que cette croisade ait fait faire de grands progrès à la
civilisation de l’Europe. Les Grecs avaient conservé la jurisprudence de
Justinien ; l’empire avait de sages règlements sur la levée des impôts et sur
l’administration des deniers publics ; mais les Latins dédaignèrent ces
monuments de la sagesse humaine et de l’expérience de plusieurs siècles ; ils
n’envièrent aux vaincus que leur territoire et leurs trésors. La plupart des
chevaliers s’applaudissaient de leur ignorance, et parmi les richesses de
Constantinople ils ne recherchèrent point les ingénieuses productions de la
Grèce. Au milieu des incendies qui embrasaient les maisons et les palais de
la capitale, ils virent avec indifférence les bibliothèques livrées aux flammes.
Il faut avouer cependant que, dans ces grands désastres, les muses n’eurent à
pleurer la perte d’aucun des chefs-d’œuvre qu’elles avaient inspirés. Si les
vainqueurs ne surent point apprécier les trésors du génie, ce riche dépôt ne
devait pas être perdu pour leurs descendants. Presque tous les livres de
l’antiquité qui étaient connus au temps d’Eustathe, et dont ce savant
philologue avait fait la nomenclature quelques années avant la cinquième
croisade, enrichirent la France et l’Italie à la renaissance des lettres. Nous
devons ajouter que la nécessité, pour les vaincus et les vainqueurs, de
communiquer entre eux, dut contribuer à répandre la langue latine parmi les
Grecs, et la langue grecque parmi les Latins. Les peuples de la Grèce furent
obligés d’apprendre l’idiome du clergé de Rome, pour faire entendre leurs
réclamations et leurs plaintes ; les ecclésiastiques chargés par le pape de
convertir les Grecs ne purent se dispenser d’étudier la langue de Platon et
de Démosthène, pour enseigner aux disciples de Photius les vérités de la
religion catholique et romaine. Nous
avons parlé de la destruction des chefs-d’œuvre de la sculpture ; nous devons
dire néanmoins que plusieurs de ces chefs-d’œuvre échappèrent à la barbarie
des vainqueurs. Les Vénitiens, plus éclairés que les autres croisés et nés
dans une ville construite et embellie par les arts, firent transporter en
Italie quelques-uns des monuments de Byzance. Quatre chevaux de bronze qui,
au milieu des révolutions des empires, avaient passé de la Grèce à Rome el de
Rome à Constantinople, vinrent décorer la place de Saint-Marc : plusieurs siècles
après cette croisade, ils devaient être enlevés à Venise, envahie à son tour
par des armées victorieuses, et retourner de nouveau sur les bords de
l’Adriatique, comme les éternels trophées de la guerre et les fidèles
compagnons de la victoire. Les
croisés profitèrent encore de quelques inventions utiles, et les transmirent
à leurs compatriotes. Les champs et les jardins de l’Italie et de la France
s’enrichirent de quelques plantes inconnues dans l’Occident. Boniface envoya
dans son marquisat la semence du maïs qu’on n’y connaissait point : un
procès-verbal parvenu jusqu’à nous atteste la reconnaissance du peuple de
Montferrat. Les magistrats reçurent avec solennité les dons innocents de la
victoire, et firent bénir sur les autels une production de la Grèce qui
devait faire un jour la richesse des campagnes de l’Italie. La
Flandre, la Champagne, et la plupart des provinces de France qui avaient
envoyé leurs plus braves guerriers à la croisade, prodiguèrent sans fruit
leur population et leurs trésors dans la conquête de Byzance. On peut dire
que nos intrépides aïeux ne gagnèrent à cette guerre merveilleuse que la
gloire d’avoir donné, pour un moment, des maîtres à Constantinople et des
seigneurs à la Grèce. Cependant ces conquêtes lointaines et cet empire
nouveau, qui retenaient loin de la France des princes ambitieux et turbulents,
durent être favorables à la monarchie française. Philippe-Auguste eut à
s’applaudir de l’absence des grands vassaux de la couronne, et dut apprendre
avec joie que le comte de Flandre, voisin incommode et vassal peu soumis,
possédait un empire en Orient. Notre monarchie trouva donc quelque avantage à
cette croisade, mais elle en profita beaucoup moins que la république de
Venise. Cette république, qui ne comptait pas deux cent mille citoyens et ne pouvait faire respecter son autorité sur le continent, se servit d’abord des armes des croisés pour soumettre des villes qu’elle ne serait point parvenue, sans leur secours, à faire rentrer sous sa domination. Dans la conquête de Constantinople, elle étendit son crédit et son commerce en Orient, et vil sous ses lois les plus riches possessions des empereurs grecs. Elle augmenta la réputation de sa marine, et s’éleva au-dessus de tous les peuples maritimes de l’Europe. Les croisés vénitiens, sous les étendards de la croix, ne cessaient jamais de combattre pour les intérêts et la gloire de leur patrie, tandis que les chevaliers français ne combattaient guère que pour leur gloire personnelle et leur propre ambition. La république de Venise, accoutumée à calculer les avantages et les dépenses de la guerre, se hâta de renoncer à toutes les conquêtes dont la conservation pouvait lui devenir onéreuse, et ne garda de ses nouvelles possessions en Orient que celles qu’elle jugea nécessaires à la prospérité de son commerce, à l’entretien de sa marine. Trois ans après la prise de Constantinople, le sénat de Venise publia un édit par lequel il permettait à tous les citoyens de conquérir les îles de l’Archipel et leur cédait la propriété des pays conquis. On vit bientôt des princes de Naxos, des ducs de Paros, des sires de Mycone, comme on avait vu des ducs d’Athènes, des sires de Thèbes, des princes d’Achaïe ; mais les ducs et les princes de l’Archipel n’étaient que des vassaux de la république. Ainsi Venise, plus heureuse que la France, faisait servir à ses intérêts la valeur et l’ambition de ses citoyens et de ses guerriers. |