HISTOIRE DES CROISADES

TOME PREMIER

 

LIVRE ONZIÈME. — DEPUIS LA RESTAURATION D’ISAAC JUSQU’À LA MORT DE BAUDOUIN. - 1203-1206.

 

 

Propositions de l’empereur grec aux croisés : il fait proclamer la suprématie religieuse du Saint-Siège ; expédition en Thrace ; Joanice, roi des Bulgares ; la moitié de Constantinople est détruite par un incendie ; haine d’Isaac l’Ange contre son fils ; Alexis Ducas (surnommé Murzuffle) ; événements en Palestine ; le peuple de Constantinople essaie de brûler la flotte ; sédition excitée par Murzuffle ; Alexis meurt empoisonné ; Isaac le suit au tombeau ; Murzuffle usurpe le pouvoir ; les croisés emportent la ville d’assaut ; fuite de Murzuffle ; Théodore Lascaris le remplace ; son départ clandestin ; partage des provinces de l’empire ; Baudouin, comte de Flandre, reçoit la couronne ; le roi, Boniface et Dandolo écrivent au pape ; l’excommunication est levée ; les chrétiens de terre sainte accourent en Grèce ; mort de l’impératrice ; réaction contre les vainqueurs ; démêlés entre Baudouin et Boniface ; l’empereur assiège Andrinople ; bataille imprudemment livrée ; Baudouin est fait prisonnier ; secours demandés aux puissances de l’Occident ; Henri de Hainaut succède à son frère ; mort de Dandolo et de Boniface ; réponse de Joanice au pape relativement au sort de Baudouin. — Récapitulation du livre XI.

 

Lorsque la guerre et les révolutions ont ébranlé un empire jusque dans ses fondements, il est des maux que la sagesse humaine ne peut réparer. C’est alors que les princes appelés sur le trône sont plus à plaindre que leurs sujets, et que leur puissance doit plus exciter la commisération qu’elle ne doit réveiller l’ambition et la haine des autres hommes. Le peuple, dans l’excès de la misère, ne sait point mettre de bornes à ses espérances, et demande toujours à l’avenir plus que l’avenir ne peut donner. Lorsqu’il continue de souffrir des malheurs irréparables, il s’en prend à ses chefs, dont il attendait toute espèce de prospérités ; les murmures d’une haine injuste succèdent bientôt aux acclamations d’un enthousiasme irréfléchi, et souvent la vertu elle-même est accusée d’avoir causé des maux qui sont l’ouvrage de la révolte, de la guerre ou de la mauvaise fortune.

Les peuples mêmes, lorsqu’ils ont succombé et qu’ils ont perdu pour jamais leur existence politique, ne sont pas jugés avec moins de sévérité et d’injustice que les princes et les monarques : après la chute d’un empire, le terrible axiome malheur aux vaincus reçoit son application jusque dans les jugements de la postérité. Les générations, comme les contemporains, se laissent éblouir par la victoire, et n’ont que du mépris pour les nations qui succombent. Nous chercherons, en parlant des Grecs et de leurs princes, à nous défendre des préventions que l’histoire nous a transmises, et, lorsque nous porterons un jugement sévère sur le caractère et les peuples de la Grèce, notre opinion sera toujours appuyée sur des traditions authentiques et sur le témoignage des historiens de Byzance.

Tant que le jeune Alexis n’eut que des promesses à faire et des espérances à donner, il n’entendit autour de lui que les bénédictions des Grecs et des croisés ; mais lorsque le temps fut arrivé de faire tout ce qu’il avait promis, il ne trouva plus que des ennemis et des obstacles. Dans la situation où son retour l’avait placé, il lui était surtout difficile de conserver à la fois la confiance de ses libérateurs et l’amour de ses sujets. Si, pour remplir ses engagements, le nouvel empereur entreprenait de réunir l’Église grecque à l’Église de Rome ; si, pour payer ce qu’il devait aux croisés, il accablait le peuple d’impôts, il devait s’attendre à voir de violents murmures s’élever dans son empire. Si, au contraire, il respectait la religion de la Grèce, s’il allégeait le fardeau des tributs, les traités restaient sans exécution, et le trône sur lequel il venait de monter pouvait être renversé par les armes des Latins.

Craignant chaque jour de voir s’allumer la révolte ou la guerre, forcé de choisir entre deux périls, ce prince, après avoir longtemps délibéré, n’osa point confier sa destinée à la valeur équivoque des Grecs, et vint conjurer le doge de Venise et les barons d’être une seconde fois ses libérateurs. Il se rendit dans la tente du comte de Flandre, et parla ainsi aux chefs de la croisade assemblés : « Seigneurs, leur dit-il, je puis dire qu’après Dieu, je vous ai l’obligation entière d'être empereur ; vous m’avez rendu le plus signalé service qu’on ait jamais pu rendre à un prince ; mais il faut que vous sachiez que plusieurs me font bon visage, qui dans leur intérieur ne m'aiment point, les Grecs ayant un grand dépit de ce que je suis rétabli dans mes droits par votre moyen. Du reste, le terme approche où vous devez partir, et votre association avec les Vénitiens ne doit durer que jusqu’à la Saint-Michel ; comme ce terme est court, il me serait du tout impossible d’accomplir les traités que j’ai faits avec vous. D’ailleurs, si vous m’abandonnez, je serai en danger de perdre l’empire et même la vie, car les Grecs me haïssent à cause de vous. Si vous le trouvez bon, faisons une chose que je vais vous dire. Si vous voulez demeurer jusqu’au mois de mars, je me charge de prolonger votre traité avec Venise, et de payer aux Vénitiens ce qu’ils exigeront ; je vous fournirai en outre tout ce qui vous sera nécessaire jusqu’aux prochaines fêtes de Pâques. Alors je n’aurai plus rien à craindre pour ma couronne ; je vous aurai payé ce qui vous est dû. « J’aurai aussi le temps de me pourvoir de vaisseaux pour m’en aller avec vous à Jérusalem, ou y envoyer mes troupes, suivant les traités. » Un conseil fut convoqué pour délibérer sur la proposition du jeune empereur. Ceux qui avaient voulu se séparer de l’armée à Zara et à Corfou, représentèrent à l’assemblée qu’on avait jusqu’alors combattu pour la gloire et les intérêts des princes de la terre, mais que le temps était enfin venu de combattre pour la religion et pour Jésus-Christ. Ils s’indignaient qu’on voulût mettre de nouveaux retards à la sainte entreprise. Cette opinion fut vivement combattue par le doge de Venise et les barons, qui, ayant mis leur gloire à l’expédition de Constantinople, ne pouvaient se résoudre à perdre le fruit de leurs travaux. « Souffrirons-nous, disaient-ils, qu’un jeune prince dont nous avons fait triompher la cause soit livré à ses ennemis, qui sont aussi les nôtres, et qu’une entreprise si glorieusement commencée devienne pour nous une source de honte et de repentir ? Souffrirons-nous que l’hérésie, étouffée par nos armes dans la Grèce soumise, relève ses autels impurs et soit de nouveau un sujet de scandale pour l’Église chrétienne ? laisserons-nous aux Grecs la dangereuse faculté de se déclarer contre nous, et de s’allier avec les Sarrasins pour faire la guerre aux soldats de Jésus-Christ ? » A ces graves motifs, les princes et les seigneurs ne dédaignèrent pas de joindre les supplications et les prières. Enfin leur avis triompha d’une opposition opiniâtre : le conseil décida que le départ de l’armée serait différé jusqu’aux fêtes de Pâques de l’année suivante.

Alexis, de concert avec Isaac, remercia les croisés de leur résolution, et ne négligea rien pour leur montrer sa reconnaissance. Afin de payer les sommes qu’il avait promises, il épuisa ses trésors, il augmenta les impôts, et fit fondre les images des saints et les vases sacrés. En voyant dépouiller les églises, le peuple de Constantinople fut frappé de surprise et d’effroi, et n’eut pas le courage de faire entendre ses plaintes. Nicétas reproche amèrement à ses compatriotes d’être restés spectateurs immobiles d’un aussi grand sacrilège, et les accuse d’avoir, par leur lâche indifférence, attiré sur l’empire la colère du ciel. Les plus fervents des Grecs déploraient, comme Nicétas, la violation des lieux saints ; mais des scènes plus douloureuses devaient s’offrir bientôt à leurs regards. Les chefs de l’armée, conduits par les conseils du clergé latin et par la crainte du pontife de Rome, demandèrent que le patriarche, les prêtres et les moines de Constantinople abjurassent les erreurs qui les séparaient de l’Église romaine. Ni le clergé, ni le peuple, ni l’empereur, n’entreprirent de résister à cette demande, qui alarmait toutes les consciences et révoltait tous les esprits. Le patriarche, monté dans la chaire de Sainte-Sophie, déclara en son nom, au nom des empereurs et de tout le peuple chrétien d’Orient, qu’il reconnaissait Innocent, troisième du nom, pour successeur de saint Pierre, premier vicaire de Jésus-Christ sur la terre, pasteur du troupeau fidèle. Les Grecs qui assistaient à cette cérémonie, crurent voir l’abomination de la désolation dans le saint lieu, et, s’ils pardonnèrent dans la suite un aussi grand scandale au patriarche, ce fut dans l’étrange persuasion où ils étaient que le chef de leur Église avait trompé les Latins, et que l’imposture de ses paroles rachetait en quelque sorte le crime du blasphème et la honte du parjure.

Les Grecs s’obstinaient à croire que le Saint-Esprit ne procède point du Fils, et citaient, pour appuyer leur croyance, le symbole de Nicée ; la discipline de leur Église différait en quelques points de celle de l’Église romaine. Dans les premiers moments du schisme, il eût été facile d’opérer une réunion, mais les disputes des théologiens avaient aigri les esprits. La haine des Grecs et des Latins semblait devoir séparer à jamais les deux croyances. La loi qu’on imposait aux Grecs ne faisait qu’accroître leur résistance invincible. Ceux d’entre eux qui connaissaient à peine le sujet des longs débats élevés entre Byzance et Rome, ne montraient pas moins de fanatisme et d’opposition que tous les autres ; ceux mêmes qu’on accusait de manquer de foi adoptaient avec chaleur les sentiments des théologiens, et semblaient tout à coup disposés à mourir pour une cause qui jusque-là ne leur avait inspiré que de l’indifférence. Le peuple grec, en un mot, qui se croyait supérieur à tous les autres peuples, repoussait avec mépris les lumières qui lui venaient de l’Occident, et ne pouvait consentir à reconnaître la supériorité des Latins. Les croisés, qui avaient changé les empires, s’étonnaient de ne pouvoir changer les cœurs ; mais, persuadés que tout devait céder enfin à leurs armes, ils mirent à soumettre les esprits et les opinions une rigueur qui ne fit qu’augmenter la haine des vaincus et préparer la chute des empereurs que la victoire avait replacés sur le trône.

Cependant l’usurpateur Alexis, en fuyant de Constantinople, s’était retiré dans la province de Thrace : plusieurs villes lui avaient ouvert leurs portes, et quelques-uns de ses partisans s’étaient réunis sous ses drapeaux. Le fils d’Isaac résolut d’aller combattre les rebelles. Henri de Hainaut, le comte de Saint-Paul et plusieurs chevaliers l’accompagnèrent dans cette expédition. A leur approche, l’usurpateur, enfermé dans Andrinople, se hâta d’abandonner la ville et s’enfuit vers le mont Hémus. Tous les rebelles qui osèrent les attendre furent vaincus et dispersés. Le jeune Alexis et les croisés qui l’accompagnaient avaient un ennemi plus redoutable à combattre, c’était la nation des Bulgares. Cette nation sauvage et féroce, soumise aux lois de Constantinople au temps de la première croisade, avait profité des troubles pour secouer le joug des empereurs grecs. Le chef des Bulgares, Joanice, implacable ennemi des Grecs, avait embrassé la foi de l’Eglise romaine, et s’était déclaré le vassal du souverain pontife pour en obtenir le titre de roi ; il cachait sous le voile d’une religion nouvelle les fureurs de la haine et de l’ambition, et se servait de l’appui et du crédit de la cour de Rome pour faire la guerre aux maîtres de Byzance. Joanice faisait sans cesse des incursions dans les contrées voisines de son territoire, et menaçait d’envahir les plus riches provinces de l’empire. Si le jeune Alexis avait été dirigé par de sages conseils, il aurait profité de la présence des croisés pour intimider les Bulgares et les retenir au-delà du mont Hémus : cette expédition lui eût mérité l’estime et la confiance des Grecs, aurait assuré le repos de plusieurs de ses provinces ; mais, soit qu’il ne fût pas secondé par les croisés, soit qu’il n’aperçût point les avantages de cette entreprise, il se contenta de menacer Joanice ; et, sans avoir fait ni la paix ni la guerre, après avoir reçu le serment des villes de la Thrace, il ne songea plus qu’à retourner à Constantinople.

La capitale de l’empire, qui avait déjà souffert tant de maux, venait d’éprouver une nouvelle calamité : la moitié de la cité avait été réduite en cendres. A la suite d’une querelle survenue entre des croisés flamands et les habitants d’un quartier voisin de la mer et situé entre les deux ports, le feu prit, dit Nicétas, à une synagogue, et, de proche en proche, se communiqua avec tant de violence qu’il fut impossible de l’arrêter. L’incendie dévora d’abord toute cette région de la ville couverte alors d’une population industrieuse, maintenant occupée par les jardins silencieux du sérail ; en peu d’instants, il étendit ses ravages depuis Sainte-Irène jusqu’au voisinage de la grande église ; le double rang de maisons qui commençait au milieu de la ville et finissait au Philadelphin, le marché de Constantin, le quartier de Y Hippodrome, devinrent la proie de ce rapide embrasement. Des tourbillons de flamme se rassemblaient de plusieurs côtés à la fois, et, courant de maison en maison, de quartier en quartier, consumaient comme de la paille les colonnes, les galeries, les monuments des places publiques. Du foyer de l’incendie s’élançaient çà et là des gerbes de feu qui tombaient sur des quartiers fort éloignés. La flamme, qui avait d’abord été poussée par un vent du septentrion, était tout à coup reportée, par des vents venus d’un autre point de l’horizon, sur des lieux qui avaient paru jusque-là à l’abri de tout danger. Ainsi l’incendie s’était répandu partout, il avait gagné jusqu’aux faubourgs ; plusieurs galères, des navires à l’ancre dans le port, furent brûlés au milieu des flots. L’embrasement dura plus d’une semaine. D’une mer à l’autre, on ne voyait que des décombres et des ruines noircies par le feu ; les amis ne se visitaient plus que dans des barques ; la plupart des habitants étaient ruinés ; plusieurs avaient péri dans les flammes. Tel est le récit de l’historien Nicétas, témoin oculaire ; Villehardouin, qui était présent, a décrit aussi ce terrible fléau.

« Une querelle, dit le maréchal de Champagne, s’alluma entre les Grecs et les Latins, dans laquelle je ne sais quels gens mirent malicieusement le feu dans la ville. Le feu fut si grand et si terrible, qu’on ne le put éteindre ni apaiser. Ce que les barons de l’armée ayant aperçu de Galata où ils étoient logés, ils en furent fort dolents, et eurent grande compassion de voir ces hautes églises et ces hauts palais tomber et se consumer en cendres. Ils se lamentoient de voir ces grandes rues marchandes avec des richesses inestimables, toutes en flamme et sans qu’ils pussent y porter secours et remède. Ce feu prit depuis le quartier qui avoisine le port, et, gagnant le plus épais de la ville, brûla tout ce qui se rencontra jusqu’à l’autre port qui regarde la mer de la Propontide, le long de l’église de Sainte-Sophie, et dura huit jours sans qu’il pust estre esteint, parcourant l’espace de plus d’une lieue. Quant au dommage que causa l’incendie, c’est chose qu’on ne peut estimer, non plus que le nombre des hommes, femmes et enfants « qui perdirent la vie dans les flammes. »

Beaucoup de chevaliers étaient accourus pour arrêter les progrès du feu, et gémissaient d’avoir à combattre un fléau contre lequel leur valeur était impuissante. Les princes et les seigneurs envoyèrent une députation à l’empereur Isaac, pour lui annoncer qu’ils partageaient son affliction. En déplorant un si grand désastre, ils donnaient leurs malédictions à ses coupables auteurs, et juraient de les punir, s’il s’en rencontrait parmi les soldats de la croix. Toutes ces protestations, les secours qu’ils s’empressèrent d’apporter aux victimes de l’embrasement, ne purent ni consoler ni apaiser les Grecs, qui, à l’aspect des ruines et des malheurs de leur capitale, accusaient les deux empereurs et n’épargnaient pas les Latins dans leurs plaintes.

Un grand nombre de Francs étaient établis dans la capitale. Ils se trouvèrent alors en butte aux menaces et aux violences d’un peuple au désespoir ; ils abandonnèrent leurs maisons, et se retirèrent, avec leurs familles et ce qu’ils avaient pu sauver, dans le quartier de Galata. Villehardouin porte le nombre de ces malheureux fugitifs à plus de quinze mille. Tous se plaignaient amèrement des Grecs, et, dans leurs misères, imploraient l'appui et les armes des croisés. Ainsi les grandes calamités, qui auraient dû rapprocher les deux peuples, ne faisaient que rallumer les haines et les animosités réciproques.

Lorsque Alexis revint à Constantinople, le peuple le reçut dans un morne silence ; les croisés seuls applaudirent à la guerre qu’il venait de faire dans la Thrace. Son triomphe, qui contrastait avec les malheurs publics, acheva de le rendre odieux aux Grecs. Dès lors le jeune empereur fut obligé plus que jamais de se jeter entre les bras des Latins : il passait les jours et les nuits dans leur camp ; il partageait leurs jeux et s’associait à leurs fêtes et à leurs orgies grossières. Dans l’ivresse des festins, les guerriers francs le traitaient avec une insolente familiarité ; plus d’une fois ils arrachèrent son diadème orné de pierreries, pour placer sur sa tête le bonnet de laine des matelots de Venise. Les Grecs, qui mettaient leur orgueil dans la magnificence du trône, n’avaient plus que des mépris pour un prince qui, après avoir abjuré leur religion, avilissait la dignité impériale et ne rougissait point d’adopter les usages des nations barbares.

Nicétas, dont les jugements sont ordinairement pleins de modération, ne parle du fils d’Isaac qu’avec une sorte de colère et d’emportement : selon l’historien de Byzance, « Alexis avait un visage semblable à « celui de l’ange exterminateur ; il était un véritable incendiaire ; et, loin de s’affliger de l’embrasement de « la capitale, il eût souhaité que toute la ville fût réduite en cendres. » Isaac lui-même accusait son fils d’avoir de pernicieuses inclinations, et de se corrompre tous les jours par la société des méchants ; il s’indignait qu’Alexis fût nommé à haute voix à la cour et dans les cérémonies publiques, tandis qu’on prononçait à peine le nom d’Isaac. Dans son aveugle colère, il chargeait d’imprécations le jeune empereur ; mais, conduit par une vaine jalousie, bien plus que par le sentiment de sa dignité, lorsqu’il applaudissait à la haine du peuple pour Alexis, il se dérobait lui-même au fardeau de l’empire, et ne faisait rien pour mériter l’estime des hommes vertueux ; il vivait retiré dans son palais, entouré de moines et d’astrologues qui, en baisant ses mains meurtries encore des fers de sa captivité, célébraient sa puissance, lui faisaient croire qu’il délivrerait Jérusalem, qu’il placerait son trône sur le mont Liban, et régnerait sur tout l’univers. Plein de confiance dans une image de la Vierge qu’il portail toujours avec lui, et se vantant de connaître par l’astrologie tous les secrets de la politique, il n’imagina, pour prévenir les séditions, d’autre moyen que de faire transporter de l’Hippodrome dans son palais le sanglier de Calydon, qu’on regardait comme le symbole de la révolte et l’image du peuple en furie.

Le peuple de Constantinople, non moins superstitieux qu’Isaac, en déplorant les maux de la patrie, s’en prenait au marbre et à l’airain. Une statue de Minerve, qui décorait la place de Constantin, avait les yeux et les bras tournés vers l’occident : on crut qu’elle avait appelé les barbares ; elle fut renversée et mise en pièces par une multitude irritée : « Cruel aveuglement des Grecs, s’écrie un historien bel esprit, qui s’armaient contre eux-mêmes et ne pouvaient souffrir au milieu de leur ville l’image d’une déesse qui préside à la prudence et à la valeur ! »

[1204.] Tandis que la capitale de l’empire était ainsi troublée par des scènes populaires, les ministres d’Alexis et d’Isaac s’occupaient de lever des impôts pour payer les sommes promises aux Latins. Les dilapidations, les abus de pouvoir, les injustices, ajoutaient encore à l’infortune publique ; des plaintes se faisaient entendre dans toutes les classes de citoyens. On voulut d’abord faire peser les impôts sur le peuple ; mais le peuple, dit Nicétas, se souleva comme une mer agitée par les vents. On fut obligé d’imposer des tributs extraordinaires aux citoyens les plus riches, et de continuer de dépouiller les églises de leurs ornements d’or et d’argent. Les trésors qu’on put amasser ne remplissaient point les désirs insatiables des Latins, qui se mirent à ravager les campagnes autour de la capitale et pillèrent les maisons et les monastères de la Propontide.

Les hostilités, les violences des croisés, excitèrent l’indignation du peuple encore plus que celle des grands et des patriciens. On peut s’étonner que, dans le cours des révolutions, le sentiment de la patrie se retrouve souvent dans la multitude lorsqu’il est éteint dans les classes les plus élevées. Chez une nation corrompue, tant que les révolutions n’ont point éclaté et que le jour du péril et de la destruction n’est point venu, la richesse des citoyens est une sûre garantie de leur dévouement et de leur patriotisme ; mais cette garantie n’est plus la même au plus fort du danger, lorsque la société se trouve aux prises avec tous les ennemis de son existence et de son repos : la fortune qu’on craint de perdre est souvent la cause de honteuses transactions avec le parti des vainqueurs ; elle énerve plus qu’elle ne fortifie les courages. Au milieu des plus grands périls, la multitude, qui n’a rien à perdre, conserve quelquefois des passions généreuses qu’une politique habile pourrait diriger avec avantage. Malheureusement cette multitude n’obéit presque jamais qu’à un aveugle instinct ; et, dans les moments de crise, elle devient un dangereux instrument entre les mains des ambitieux qui abusent du nom de la liberté et de la patrie. C’est alors qu’une nation n’a pas moins à se plaindre de ceux qui veulent la sauver que de ceux qui n’osent la défendre, et qu’elle périt victime à la fois d’une indifférence coupable et d’une ardeur insensée.

Le peuple de Constantinople, irrité contre les ennemis de l’empire et poussé par un esprit de faction, se plaignit d’abord de ses chefs ; et, passant bientôt de la plainte à la révolte, il se précipita en foule au palais des empereurs, il leur reprocha d’abandonner la cause de Dieu, la cause de la patrie, et demanda à grands cris des vengeurs et des armes.

Parmi ceux qui animaient la multitude, on remarquait un jeune prince de l’illustre famille des Ducas. Il portait le nom d’Alexis, nom qui devait toujours être associé à l’histoire des malheurs de l’empire ; on l’avait surnommé Murzuffle, mot grec indiquant que ses deux sourcils étaient joints ensemble. Murzuffle cachait une âme dissimulée sous cet air sévère et dur que le vulgaire ne manque jamais de prendre pour le signe et le caractère de la franchise. Les mots de patrie, de liberté, qui séduisent toujours le peuple ; les mots de gloire, de religion, qui rappellent de nobles sentiments, étaient sans cesse dans sa bouche, et ne servaient qu’à voiler les complots de son ambition. Au milieu d’une cour timide et pusillanime, entouré de princes qui, selon l’expression de Nicétas, craignaient plus de faire la guerre aux croisés que les cerfs ne craindraient d’attaquer un lion, Murzuffle ne manquait point de bravoure, et sa réputation de courage suffisait pour attirer sur lui tous les regards de la capitale. Comme il avait la voix forte, le regard fier, le ton impérieux, on le jugeait propre à commander. Plus il déclamait avec véhémence contre la tyrannie, plus la multitude formait des vœux pour qu’il fût revêtu d’un grand pouvoir. La haine qu’il affectait de montrer pour les étrangers donnait l’espoir qu’il défendrait un jour l’empire, et le faisait regarder comme le libérateur futur de Constantinople.

Habile à saisir toutes les occasions, à suivre tous les partis, Murzuffle, après avoir rendu des services criminels à l’usurpateur, en recueillait le prix sous le règne qui avait suivi l’usurpation, et celui qu’on accusait partout d’avoir été le geôlier et le bourreau d’Isaac était devenu le favori du jeune Alexis. Il ne négligeait aucun moyen de plaire à la multitude, pour se rendre nécessaire au prince, et savait braver à propos la haine des courtisans pour augmenter son crédit parmi le peuple. Il ne tarda pas à profiter de cette double influence pour semer de nouveaux troubles et faire triompher son ambition.

Ses discours persuadèrent au jeune Alexis qu’il fallait rompre avec les Latins et se montrer ingrat envers ses libérateurs pour obtenir la confiance des Grecs ; il enflamma l’esprit du peuple contre les croisés, et, pour décider une rupture, il prit lui-même les armes. Ses amis et quelques hommes du peuple suivirent son exemple. Conduite par Murzuffle, une troupe nombreuse se précipite hors de la ville, et croit surprendre les Latins ; mais la multitude, toujours prête à déclamer contre les guerriers de l’Occident, ne put supporter leur aspect. Murzuffle, abandonné sur le champ de bataille, fut sur le point de tomber entre les mains des croisés. Cette action imprudente, qui aurait dû le perdre, ne fit qu’augmenter son pouvoir et son crédit ; on pouvait l’accuser d’avoir exposé le salut de l’empire, en provoquant la guerre sans moyens de la soutenir ; mais le peuple vanta l’héroïsme d’un jeune prince qui osait braver les phalanges belliqueuses des Francs ; ceux mêmes qui l’avaient abandonné au milieu du combat, célébrèrent sa valeur, et jurèrent comme lui d’exterminer les ennemis de la patrie.

La fureur des Grecs était à son comble ; de leur côté, les Latins faisaient éclater leur mécontentement. Dans le faubourg de Galata qu’habitaient les Français et les Vénitiens, dans les murs de Constantinople, on n’entendait que des cris de guerre, et personne n'osait plus parler pour la paix.

Ce fut alors qu’on vit arriver dans le camp des croisés une députation des chrétiens de la Palestine. Les députés, qui avaient à leur tête l’abbé Martin Litz, étaient couverts de vêtements de deuil ; la tristesse peinte sur leurs visages avertissait assez qu’ils venaient annoncer de grands malheurs. Leurs récits arrachèrent des larmes à tous les pèlerins.

Dans l’année qui précéda l’expédition de Constantinople, on avait vu débarquer à Ptolémaïs les croisés flamands et les champenois, partis des ports de Bruges et de Marseille ; plusieurs guerriers anglais, commandés par les comtes de Northumberland, de Norwick et de Salisbury ; un grand nombre de pèlerins de la Basse-Bretagne, qui avaient pris pour chef le moine Héloin, un des prédicateurs de la croisade. Ces croisés, réunis à ceux qui avaient quitté l’armée chrétienne après le siège de Zara, se montrèrent impatients d’attaquer les Turcs ; comme le roi de Jérusalem hésitait à rompre la trêve faite avec les infidèles, la plupart d’entre eux quittèrent la Palestine pour aller combattre sous les drapeaux du prince d’Antioche, qui était en guerre avec le roi d’Arménie. Ayant refusé de prendre des guides, ils furent surpris et dispersés par les musulmans que le prince d’Alep avait envoyés contre eux ; le petit nombre de ceux qui échappèrent au carnage, parmi lesquels l’histoire nomme deux seigneurs de Neuilly, Bernard de Montmirail et Renard de l’Dampierre, restèrent dans les fers des infidèles. Le moine Héloin eut la douleur de voir périr sur le champ de bataille les plus braves des croisés bretons, et revint presque seul à Ptolémaïs annoncer la sanglante défaite des soldats de la croix. Une horrible famine avait, durant deux ans, désolé l’Égypte et fait sentir ses ravages jusqu’en Syrie. Des maladies contagieuses succédaient à la famine ; la peste moissonnait les habitants de la terre sainte : plus de deux mille chrétiens avaient en un seul jour reçu la sépulture dans la ville de Ptolémaïs.

Les députés de la terre sainte, en faisant ce lamentable récit, invoquaient par leurs larmes et leurs sanglots les prompts secours de l’armée des croisés. Mais les chevaliers et les barons ne pouvaient point abandonner leur entreprise commencée : ils promirent aux envoyés de la Palestine de porter leurs armes en Syrie dès qu’ils auraient soumis les Grecs, et, leur montrant les murs de Constantinople, ils leur dirent : Voici le chemin du salut, voici la route de Jérusalem.

Alexis devait payer aux Latins les sommes qu’il avait promises : s’il était fidèle aux traités, il craignait la révolte des Grecs ; s’il ne remplissait point ses engagements, il redoutait les armes des croisés. Effrayés de l’agitation des esprits et retenus par une double crainte, les deux empereurs restaient immobiles dans leur palais, et n’osaient ni rechercher la paix ni préparer la guerre.

Les croisés, mécontents de la conduite d’Alexis, députèrent vers lui plusieurs des barons et des chevaliers, pour lui demander s’il voulait être leur ami ou leur ennemi. Les députés, en entrant dans Constantinople, entendirent partout sur leur passage les injures et les menaces d’un peuple irrité. Reçus dans le palais des Blaquernes, au milieu de la pompe du trône et de la cour, ils s’adressèrent à l’empereur Alexis et lui exprimèrent les plaintes de leurs compagnons d’armes. Conon de Béthune fut chargé de porter la parole, et s’exprima ainsi :

« Sire, nous sommes ici envoyés vers vous de la part des barons françois et du duc de Venise, pour vous remettre devant les yeux les grands services qu’ils vous ont rendus, comme chacun sait, et que vous ne pouvez dénier. Vous leur aviez juré, vous et votre père, de tenir les traitez que vous avez faits avec eux, ainsi qu’il paroist par vos patentes, qui sont scellées de vostre grand sceau ; ce que vous n’avez pas fait toutefois, quoy que vous en soyez tenus. Ils vous ont sommé plusieurs fois, et nous vous sommons encore de rechef, de leur part, en présence de vos barons, que vous ayez à satisfaire aux articles arrestez entre vous et eux. Si vous le faites, à la bonne heure, ils auront occasion de se contenter ; si au contraire, sçachez que d’ores en avant ils ne vous tiennent ny pour seigneur ni pour amy, mais vous déclarent qu’ils se pourvoyront en toutes les manières qu’ils aviseront, et veulent bien vous faire sçavoir qu’ils ne voudroient vous avoir couru sus, ni sur aucun autre sans deffy, n’estant pas la coustume de leur pays d’en user autrement, ny de surprendre aucun, ou faire trahison. C’est donc là le sujet de nostre ambassade, sur quoy vous prendrez telle résolution qu’il vous plaira. »

Dans ce palais qui retentissait chaque jour des acclamations d’une cour respectueuse, les souverains de Byzance n'avaient jamais entendu un langage aussi plein de hauteur et de fierté. L’empereur Alexis, à qui ce ton menaçant semblait révéler son impuissance et le malheureux état de l’empire, ne put retenir son indignation. Les courtisans partageaient la colère de leur maître, et voulaient punir sur l’heure l’insolent orateur des Latins, lorsque les députés sortirent du palais des Blaquernes, et se hâtèrent de regagner le camp des croisés.

Le conseil d’Alexis et d’Isaac ne respirait que la vengeance ; au retour des députés, la guerre fut décidée dans le conseil des barons. Les Latins ne songèrent plus qu’à attaquer Constantinople. Rien n’égalait la haine et la fureur des Grecs ; mais la fureur et la haine ne leur tenaient point lieu de courage. N’osant affronter leurs ennemis en pleine campagne, ils résolurent de brûler la flotte des Vénitiens. Ils eurent alors recours à ce feu grégeois qui, plus d’une fois, avait suppléé à leur bravoure et sauvé leur capitale. Ce feu terrible, adroitement lancé, dévorait les vaisseaux, les soldats et leurs armes ; semblable à la foudre du ciel, rien ne pouvait arrêter son explosion et ses ravages : les flots de la mer, loin de l’éteindre, ne faisaient que redoubler son activité. Dix-sept navires qu’on avait remplis de feu grégeois et de matières combustibles, furent poussés par un vent favorable vers le rivage du port où reposaient à l’ancre les vaisseaux de Venise. Pour assurer le succès de cette tentative, les Grecs avaient profité des ténèbres de la nuit. Le port, le golfe et le faubourg de Galata furent tout à coup éclairés par une lueur menaçante et sinistre. A l’aspect du danger, les trompettes sonnent l’alarme dans le camp des Latins : les Français volent aux armes et se préparent au combat, tandis que les Vénitiens se jettent dans des barques et vont au-devant des navires qui portaient dans leurs flancs la destruction et l’incendie.

La foule des Grecs rassemblés sur le rivage applaudissait à ce spectacle et jouissait de l’effroi des croisés. Plusieurs d’entre eux, embarqués dans des nacelles, s’avançaient sur la mer, lançaient des flèches et s’efforçaient de porter le désordre parmi les Vénitiens. Les croisés s’encourageaient les uns les autres ; ils se précipitaient en foule au-devant du péril ; quelques-uns poussaient jusqu’au ciel des cris plaintifs et déchirants ; d’autres invoquaient contre les Grecs toutes les puissances de l’enfer. Sur les murs de Constantinople, des battements de mains, des cris de joie, se faisaient entendre, et redoublaient à l’approche des vaisseaux couverts de flammes. Villehardouin, témoin oculaire, dit qu’au milieu de ce tumulte effroyable, la nature semblait être bouleversée et la mer prête à engloutir la terre. Cependant, à force de bras et de rames, les Vénitiens parvinrent à détourner loin du port les dix-sept brûlots, qui furent bientôt emportés par les courants au-delà du canal. Les croisés, rangés en bataille, debout sur leur flotte ou dispersés dans des barques, rendirent grâces à Dieu de les avoir sauvés d’un si grand désastre ; et les Grecs virent avec terreur leurs vaisseaux enflammés se consumer, sans avoir fait aucun mal, sur les eaux de la Propontide.

Les Latins irrités ne pouvaient pardonner à l’empereur Alexis sa perfidie et son ingratitude : « Ce n’était point assez pour lui d’avoir manqué à tous ses serments, il voulait brûler la flotte qui l’avait ramené triomphant au sein de son empire ; le temps était venu de réprimer par le glaive les entreprises des traîtres et de punir les lâches ennemis qui ne connaissaient d’autres armes que la fourberie et la ruse, et qui, semblables aux plus vils brigands, ne savaient porter leurs coups que dans l’ombre et le silence de la nuit. » Alexis, effrayé de ces menaces, ne songea plus qu’à implorer la clémence des croisés. Il leur fit de nouveaux serments, de nouvelles promesses, et rejeta les hostilités sur la fureur du peuple qu’il ne pouvait contenir. Il conjura ses amis, ses alliés, ses libérateurs, de venir défendre un trône près de s’écrouler, et proposa de leur livrer son propre palais.

Murzuffle fut chargé de porter aux Latins les supplications et les paroles de l’empereur ; et, profitant de cette occasion pour augmenter les alarmes et le mécontentement de la multitude, il eut soin de faire répandre le bruit qu’Alexis allait livrer Constantinople aux barbares de l’Occident. A cette nouvelle, le peuple se rassemble en tumulte dans les rues et sur les places publiques ; de toutes parts on répète que l’ennemi est déjà dans la ville, qu’on n’a pas un moment à perdre pour prévenir de grands malheurs, que l’empire a besoin d’un maître qui sache le défendre et le protéger.

Tandis que le jeune prince, saisi d’effroi, se renfermait dans son palais, la foule des séditieux accourt dans l’église de Sainte-Sophie pour choisir un autre empereur.

Depuis que les dynasties impériales étaient devenues le jouet des caprices de la multitude et de l’ambition des conspirateurs, les Grecs se faisaient un jeu de changer leurs souverains, sans songer qu’une révolution appelle toujours d’autres révolutions, et que, pour éviter les malheurs présents, ils se précipitaient dans des calamités nouvelles. Les plus sages du clergé et des patriciens se présentent à l’église de Sainte-Sophie, et cherchent à prévenir les maux dont la patrie est menacée. Vainement ils exposent qu’en changeant de maître, on va renverser le trône et perdre l’empire. « Lorsqu’on me demanda mon avis, dit l’historien Nicétas, je n’eus garde de consentir à la déposition d’Isaac et d’Alexis, parce que j’étais assuré que celui qu’on élirait à leur place ne serait pas le plus fort. » Mais le peuple, ajoute le même historien, qui n’agit que par passion, ce peuple qui, vingt ans auparavant, avait tué Andronic et couronné Isaac, ne pouvait plus supporter son ouvrage et vivre sous des princes qu’il avait choisis lui-même. Cette multitude furieuse reproche à ses souverains sa misère, triste fruit de la guerre ; la faiblesse du gouvernement, ouvrage de la corruption générale. Les victoires des Latins, l’impuissance des lois, les caprices de la fortune, les volontés du ciel, tout devient un grief contre ceux qui gouvernent l’empire. La foule éperdue attend tout d’une révolution ; un changement d’empereur lui paraît le seul remède aux maux dont elle se plaint. On presse, on sollicite les patriciens et les sénateurs ; on connaît à peine les noms de ceux qu’on veut choisir pour maîtres ; mais tout autre qu’Alexis, tout autre qu’Isaac, doit mériter l’estime et l’amour des Grecs : il suffit de porter une robe de pourpre pour monter sur le trône de Constantin. Les uns s’excusent sur leur âge, les autres sur leur incapacité ; on leur propose, l’épée à la main, d’accepter l’autorité souveraine. Enfin, après trois jours d’orageux débats, un jeune imprudent, appelé Canabe, se laissa entraîner aux prières et aux menaces du peuple. Un fantôme d’empereur est couronné dans l’église de Sainte-Sophie, et proclamé dans Constantinople. Murzuffle n’était point étranger à cette révolution populaire. Plusieurs historiens ont pensé qu’il avait fait élire un homme obscur, dans le but d’essayer en quelque sorte le péril et de connaître la volonté et le pouvoir du peuple, afin d’en profiter un jour pour lui-même.

Alexis, averti de cette révolution, tremble au fond de son palais désert ; il n’a plus d’espoir que dans les Latins ; il sollicite par ses messagers l’appui des comtes et des barons ; il implore la pitié du marquis de Montferrat, qui, touché de ses prières, entre dans Constantinople au milieu de la nuit, et vient, à la tête d’une troupe choisie, pour défendre le trône et la vie des empereurs. Murzuffle, qui redoutait la présence des Latins, court auprès d’Alexis, lui représente les croisés comme ses ennemis les plus dangereux, et lui dit que tout est perdu si les Francs paraissent en armes dans son palais.

Lorsque Boniface se présente devant le palais des Blaquernes, il en trouve les portes fermées ; Alexis lui fait dire qu’il n’est plus libre de le recevoir, et le conjure de sortir de Constantinople avec ses soldats. La vue des guerriers de l’Occident avait répandu l’effroi parmi le peuple : leur retraite ranime le courage et la fureur de la multitude ; mille bruits différents se répandent partout à la fois ; les places publiques retentissent de plaintes et d’imprécations ; de moment en moment la foule s’accroît, le tumulte s’augmente. On ferme les portes de la ville ; les soldats et les habitants prennent les armes ; les uns veulent attaquer les Latins ; les autres parlent d’assiéger les empereurs dans leur palais. Au milieu de la confusion et du désordre, Murzuffle ne perd point de vue l’exécution de ses desseins : il gagne par ses caresses les gardes impériales ; ses amis parcourent la capitale, excitant par leurs discours la fureur et la rage de la multitude. Bientôt une foule immense s’assemble devant le palais des Blaquernes, et fait entendre des cris séditieux. Alors Murzuffle se présente devant Alexis ; il redouble les alarmes du jeune prince, et, feignant de le plaindre et de le protéger, il l’entraîne dans un appartement écarté, le fait charger de fers et le jette dans un cachot. Il vient ensuite lui-même apprendre au peuple ce qu’il a fait pour le salut de l’empire ; le trône, d’où il a précipité son maître, son bienfaiteur et son ami, paraît une juste récompense de son dévouement et de ses services : il est porté en triomphe dans l’église de Sainte-Sophie, et couronné empereur aux acclamations de la multitude. A peine Murzuffle est-il revêtu de la pourpre impériale, qu’il veut s’assurer le fruit de son crime : redoutant les caprices du peuple et de la fortune, il se rend dans la prison d’Alexis, lui fait avaler un breuvage empoisonné, et, comme le jeune prince tardait à mourir, il l’étrangle de ses propres mains.

Ainsi périt, après un règne de six mois et quelques jours, l’empereur Alexis, qu’une révolution avait porté sur le trône, et qui disparut dans les orages d’une révolution nouvelle, sans avoir goûté les douceurs du rang suprême et sans qu’on pût savoir s’il était digne d’y monter. Ce jeune prince, placé dans la situation la plus difficile, n’eut point le pouvoir ni peut-être la volonté de relever le courage des Grecs pour les opposer aux croisés. D’un autre côté, il ne sut point se ménager l’appui des croisés pour contenir les Grecs dans les bornes de l’obéissance. Dirigé par de perfides conseils, flottant sans cesse entre le patriotisme et la reconnaissance, craignant tour à tour d’aliéner des sujets malheureux, d’irriter des alliés formidables, il périt victime de sa faiblesse et de son irrésolution. Isaac l’Ange, en apprenant la fin tragique de son fils, mourut de frayeur et de désespoir ; il épargna ainsi un nouveau parricide à Murzuffle, qui n’en fut pas moins accusé de l’avoir fait périr. L’histoire ne parle plus de Canabe ; le désordre était si grand, que les Grecs ne connurent point le sort de celui qu’ils avaient, peu de temps auparavant, élevé à l’empire. Ainsi quatre empereurs étaient descendus violemment du trône depuis l’arrivée des Latins, et la fortune réservait le même sort à Murzuffle.

Pour mettre à profit le crime qui avait servi ses desseins ambitieux, le meurtrier d’Alexis conçut le projet d’en commettre un autre, et de faire périr, par une trahison, les principaux chefs des croisés. Un officier envoyé au camp des Latins était chargé de dire qu’il venait de la part de l’empereur Alexis, dont on ignorait encore la mort, engager le doge de Venise et les seigneurs français à se rendre au palais des Blaquernes, où toutes les sommes promises par les traités seraient remises entre leurs mains. Les seigneurs, les barons, promirent d’abord de se rendre à l’invitation de l’empereur ; ils s’y préparaient avec joie, lorsque Dandolo éveilla leur défiance et leur fit craindre une nouvelle perfidie des Grecs. On ne tarda pas à être informé de la mort d’Isaac, du meurtre d’Alexis et de tous les crimes de Murzuffle. A cette nouvelle, l’indignation fut générale parmi les croisés ; les barons et les chevaliers ne pouvaient croire à un aussi grand attentat ; chaque détail qu’ils apprenaient les faisait frémir d’horreur ; ils oublièrent les torts d’Alexis, et, déplorant sa fin malheureuse, ils jurèrent de la venger. Dans le conseil, les chefs s’écrièrent qu’il fallait faire une guerre implacable à Murzuffle, et punir une nation qui venait de couronner la trahison et le parricide. Les prélats et les ecclésiastiques, plus animés que tous les autres, invoquaient à la fois les foudres de la religion et celles de la guerre contre l’usurpateur du trône impérial et contre les Grecs infidèles à leur souverain, infidèles à Dieu lui-même. Ils ne pouvaient surtout pardonner aux sujets de Murzuffle de rester plongés dans les ténèbres de l’hérésie, et d’échapper par une révolte impie à la domination du Saint-Siège. Ils promettaient toutes les indulgences du souverain pontife et toutes les richesses de la Grèce aux guerriers appelés à venger la cause de Dieu et des hommes.

Tandis que les croisés déclaraient ainsi la guerre à l’empereur et au peuple de Constantinople, Murzuffle se préparait à repousser leurs attaques : il s’efforçait d’enchaîner à sa cause les habitants de la capitale ; il reprochait aux grands leur indifférence, et leur proposait l’exemple de la multitude. Pour augmenter sa popularité et se procurer l’argent dont il avait besoin, il persécutait les courtisans d’Alexis et d’Isaac, et confisquait les biens de tous ceux qui s’étaient enrichis dans l’administration publique. L’usurpateur s’occupait en même temps de rétablir la discipline des troupes, d’augmenter les fortifications de la ville ; il ne connaissait plus ni les plaisirs ni le repos. Comme on lui reprochait les plus grands crimes, il n’avait pas seulement à combattre pour l’empire, mais pour l’impunité ; le remords doublait son activité, et ne lui montrait son salut que dans la victoire : on le voyait sans cesse parcourir les rues l’épée au côté, une massue de fer à la main, animant le courage du peuple et des soldats.

Cependant les Grecs, après avoir fait une nouvelle tentative pour brûler la flotte des pèlerins, s’étaient enfermés dans leurs murailles, où ils supportaient avec patience les insultes et les menaces des Latins. Les croisés, toujours campés sur la colline de Galata, n’avaient rien à redouter de leurs ennemis ; mais les vivres commençaient à leur manquer, et ce qu’ils craignaient le plus, c’était la disette. Henri de Hainaut, pour l’approvisionnement de l’armée, entreprit une expédition : il s’empara de Phinée ou Phinopolis, où les guerriers de la croix firent un butin considérable. On trouva dans la ville conquise des vivres en abondance, et toutes sortes de provisions, qui furent envoyées, par mer, au camp des Latins. Murzuffle, informé de l’excursion des croisés, sortit pendant la nuit de Constantinople avec une troupe nombreuse, et vint se placer en embuscade sur le chemin que devaient prendre Henri de Hainaut et ses chevaliers pour retourner à leur camp. Les Grecs attaquèrent les croisés à l’improviste, persuadés qu’ils les mettraient facilement en déroute ; mais les guerriers francs, sans s’effrayer, se rangent en ordre de bataille, et font une si vive résistance, que les Grecs sont bientôt obligés de fuir. Murzuffle fut sur le point de tomber dans les mains de ses ennemis, et ne dut son salut qu’à la vitesse de son cheval ; il laissa sur le champ de bataille son bouclier, ses armes et l’étendard de la Vierge, que les empereurs avaient coutume de faire porter devant eux dans les plus grands périls. La perte de ce drapeau antique et révéré répandit le deuil et l’effroi parmi les Grecs. Les croisés, en voyant flotter dans leurs rangs victorieux l’étendard et l’image de la patronne de Byzance, furent persuadés que la mère de Dieu abandonnait les Grecs, et se déclarait pour la cause des Latins.

Après cette défaite, les Grecs crurent qu’il n’y avait plus pour eux de salut que dans les fortifications de leur capitale : il leur était plus facile de trouver des ouvriers que des soldats, cent mille hommes travaillaient jour et nuit à la réparation des murailles ; les sujets de Murzuffle semblaient persuadés que leurs remparts suffiraient pour les défendre, et maniaient sans répugnance les instruments de maçonnerie, dans l’espoir qu’ils ne se serviraient point de la lance ni de l’épée.

Murzuffle avait appris à redouter le courage de ses ennemis ; il se défiait de la valeur des Grecs : avant de tenter encore les hasards de la guerre, il rechercha la paix, et fit demander une entrevue aux chefs des croisés. Les seigneurs elles barons refusèrent avec horreur de voir l’usurpateur du trône impérial, le meurtrier, le bourreau d’Alexis ; cependant l’amour de la paix fit consentir le doge de Venise à écouter les propositions de Murzuffle. Henri Dandolo se rendit sur sa galère à la pointe du golfe ; l’usurpateur, monté sur un cheval, s’approcha du rivage de la mer. La conférence fut longue et animée : le doge exigeait de Murzuffle qu’il payât sur-le-champ cinq mille livres pesant d’or, qu’il aidât les croisés dans leur expédition en Syrie, qu’il jurât de nouveau obéissance à l’Église romaine. Après de longs débats, Murzuffle promit de donner aux Latins l’argent et les secours qu’on lui demandait ; mais il ne pouvait se résoudre à subir le joug de l’Église de Rome. Le doge s’étonnait qu’après avoir outragé toutes les lois du ciel et de la nature, on mît encore autant d’importance à des opinions religieuses : jetant un regard de mépris sur Murzuffle, il lui demanda si la religion grecque pardonnait la trahison et le parricide. L’usurpateur, irrité, dissimulait sa colère, et s’efforçait de justifier sa conduite, lorsque la conférence fut rompue par la présence de quelques cavaliers latins.

Murzuffle, de retour à Constantinople, ne s’occupa plus qu’à préparer la guerre, résolu de mourir les armes à la main. Par ses ordres, on éleva de plusieurs pieds les murs et les tours qui défendaient la ville du côté du port. On bâtit sur les murailles des galeries à plusieurs étages, d’où les soldats devaient lancer des flèches et faire mouvoir les batistes et les autres machines de guerre ; au-dessus de chaque tour était placé un pont-levis qui, en s’abattant sur les vaisseaux, pouvait offrir aux assiégés un moyen de poursuivre les ennemis jusque dans leur flotte.

Les croisés, quoiqu’ils fussent remplis de bravoure, ne voyaient point ces préparatifs avec indifférence. Les plus intrépides ne pouvaient se défendre de quelque inquiétude, en comparant le petit nombre des Francs avec l’armée impériale et la population de Constantinople : toutes les ressources qu’ils avaient trouvées jusque-là dans l’alliance des empereurs allaient leur manquer, sans qu’ils eussent l’espoir d’y suppléer autrement que par les prodiges de la victoire ; ils n’avaient point de secours à espérer de l’Occident. Chaque jour la guerre devenait plus périlleuse, la paix plus difficile ; il n’était plus temps de songer à la retraite. Dans cette situation, tels étaient l’esprit et le caractère des héros de cette croisade, qu’ils puisèrent de nouvelles forces dans ce qui devait les abattre et les remplir d’effroi ; plus le danger était grand, plus ils montrèrent de résolution et de courage : menacés de tous côtés, craignant de ne plus trouver d’asile ni sur la mer ni sur la terre, il ne leur restait d’autre parti à prendre que d’assiéger une ville dont ils ne pouvaient plus s’éloigner sans se précipiter vers une perte certaine. Aussi rien ne put résister à leur invincible audace.

A l’aspect de ces tours qui faisaient la sécurité des Grecs, les chefs, assemblés dans leur camp, se partageaient les dépouilles de l’empire et de la capitale, dont ils se promettaient la conquête. On décida dans le conseil des princes et des barons, qu’on nommerait un empereur à la place de Murzuffle, et que cet empereur serait choisi dans l’armée victorieuse des Latins. Le chef du nouvel empire devait posséder en domaine le quart de la conquête, avec les deux palais de Bucoléon et des Blaquernes. Des villes et les terres de l’empire, ainsi que le butin qu’on allait faire dans la capitale, devaient être distribués entre les Français et les Vénitiens, avec la condition de rendre foi et hommage à l’empereur. Dans le même conseil, on fit des règlements pour fixer le sort du clergé latin, celui des barons et des seigneurs. On régla d’après les lois féodales les droits et les devoirs des empereurs et des sujets, des grands et des petits vassaux. Ainsi Constantinople, au pouvoir des Grecs, voyait devant ses murailles une assemblée de guerriers qui, le casque sur la tête et l’épée à la main, abolissaient dans ses murs la législation de la Grèce, et lui imposaient d’avance les lois de l’Occident. Par cette législation qu’ils apportaient de leur pays, les chevaliers et les barons semblaient prendre possession de l’empire, et, tandis qu’ils faisaient encore la guerre aux habitants de Constantinople, ils pouvaient croire qu’ils combattaient déjà pour le salut et pour la gloire de leur patrie.

Dans le premier siège de Byzance, les Français avaient voulu attaquer la ville par terre ; mais l’expérience leur faisait enfin apprécier les sages conseils des Vénitiens. Les chefs résolurent d’une voix unanime de diriger toutes leurs attaques du côté de la mer. On transporta dans les vaisseaux les armes, les vivres, les équipages. Toute l’armée s’embarqua le jeudi huitième jour d’avril. Le lendemain, aux premiers rayons du soleil, la flotte, qui portait les cavaliers et leurs chevaux, les pèlerins avec tous leurs biens, les tentes, les machines des croisés et les destinées d’un grand empire, leva l’ancre et s’approcha des murailles de la ville. Les vaisseaux et les galères, rangés sur une seule ligne, s’étendaient à plus d’une demi-lieue française : les croisés commencèrent une rude et cruelle attaque, prenant terre en plusieurs endroits et poussant les béliers jusqu’au pied des remparts ; en plusieurs lieux les échelles des navires furent approchées de si près, que ceux qui étaient sur la flotte et ceux qui défendaient les murailles et les tours, combattaient à coups de lance. Cependant les chevaliers et les barons qui montaient les navires, ne savaient mie s'aider sur mer comme sur terre, et leur bravoure se trouvait mal à l’aise sur un champ de bataille mobile et flottant au gré des vents ; on se battait en plusieurs lieux différents, on se battait avec fureur, mais sans ordre. Cette attaque continua jusqu’à l’heure de none ; alors la mauvaise fortune, dit le maréchal de Champagne, ou plutôt nos péchés voulurent que nous fussions repoussés. Ceux qui étaient descendus à terre regagnèrent les vaisseaux, et la flotte s’éloigna des remparts. Le peuple de Byzance courut dans les églises remercier le ciel d’une si grande victoire, et l’excès même de sa joie montra toute la crainte que lui inspiraient les Latins.

Le soir même de cette journée, le doge de Venise et les barons tinrent conseil dans une église voisine de leur camp. Les chefs de la croisade durent porter dans ce conseil de bien tristes pensées, car Villehardouin avoue que tous estoient en grand émoi pour le malheur qui venoit de leur arriver ce jour-là. Il y eut dans cette assemblée des barons plusieurs avis proposés et débattus sur ce qu’il y avait à faire : quelques-uns étaient d’avis qu’il fallait attaquer la ville du côté de la Propontide, parce que de ce côté elle était moins fortifiée ; les Vénitiens, qui connaissaient la mer, répondaient que, sur ce point, on ne pourrait livrer un assaut, et que la flotte ne manquerait pas d’être entraînée par les courants. Du reste, ceux qui proposaient de changer ainsi le point de l’attaque, n’écoutaient que leur désespoir, et, si nous en croyons le maréchal de Champagne, il y en avoit qui eussent volontiers désiré que la mer et le vent les eussent emportés bien loin de Constantinople. Cependant le plus grand nombre ne se laissaient point décourager par l’échec qu’on venait d’éprouver. Il fut décidé dans le conseil que l’attaque serait reprise trois jours après, sur le même point où l’armée des pèlerins venait d’être repoussée.

On était au vendredi après la mi-carême : on employa le samedi elle dimanche à faire les dispositions pour un nouvel assaut. Les Grecs s’occupaient aussi de leurs préparatifs de défense : Murzuffle, avec une partie de son armée, avait planté ses tentes et ses pavillons sur la colline qui est appelée aujourd’hui le quartier du Phanar. Le lundi, au lever du jour, on donna le signal de l’attaque : tous les pèlerins prirent tes armes, et leur flotte s’avança vers les remparts : ce que voyant ceux de la ville, ce sont les expressions de Villehardouin, commencèrent à les craindre plus que devant. Les guerriers de la croix, de leur côté, ne pouvaient se défendre de quelque crainte, en voyant tant de monde dans les tours et sur les remparts de la cité : pour enflammer l’ardeur et l’émulation des guerriers, les chefs des Latins firent publier par un héraut d’armes que le premier qui arborerait l’étendard des croisés sur une tour de la ville, recevrait cent cinquante marcs d’argent.

Bientôt l’attaque commence et devient générale. Le tumulte de la bataille était si grand, qu’on eût pu croire que la terre allait s’abîmer. Dans la flotte, les vaisseaux étaient joints ensemble et marchaient deux à deux, afin que, sur chaque point de l’attaque, le nombre des assaillants pût répondre à celui des assiégés. Cet assaut dura plusieurs heures ; à la fin, Dieu envoya un vent du nord, qui poussa les navires près de la terre, de telle sorte que deux navires liés ensemble, l’un appelé la Pèlerine, l’autre le Paradis, furent portés au pied d’une tour, l’un d’un côté, l’autre de T autre. L’évêque de Troyes et l’évêque de Soissons montaient ces deux vaisseaux. A peine les échelles sont-elles appliquées aux murailles, qu’on voit deux guerriers francs sur une tour de la ville. Ces deux guerriers, dont l’un était un Français, nommé d'Urboise, et l’autre un Vénitien, Pierre Alberti, entraînent sur leurs pas une foule de leurs compagnons. Les Grecs tombent sous le fer des Latins ou prennent la fuite. Au milieu de la mêlée, le brave Alberti est tué par un Français qui le prend pour un Grec, et qui, s’apercevant de son erreur, veut lui-même se tuer de désespoir. Les croisés, animés au combat, s’aperçoivent à peine de cette scène douloureuse et tragique ; les drapeaux des évêques de Troyes et de Soissons sont plantés sur le haut de la tour, et frappent les regards de toute l’armée. Cette vue enflamme ceux qui étaient encore sur les vaisseaux : de toutes parts on se presse, on s’élance, on vole à l’escalade. Les croisés s’emparent de quatre tours ; trois portes de la ville s’écroulent sous les coups du bélier ; les cavaliers sortent des navires avec leurs chevaux, toute l’armée des pèlerins se précipite à la fois dans la ville. Un cavalier, Pierre Bracheux, qui était entré par la porte Pétrion, pénétra presque seul jusque sur la colline où Murzuffle était campé. Les Grecs, dans leur frayeur, le prirent pour un géant ; Nicétas dit lui-même que son casque paraissait grand comme une tour. Les soldats de l’empereur ne purent supporter.la vue d’un seul cavalier français.

L’armée des Latins s’avançait avec ses étendards. Alors, dit le maréchal de Champagne, vous eussiez vu abattre Grecs de tous côtés ; les nôtres gagner chevaux, palefrois, mulets et autre butin, et tant de morts et de blessés, qu’ils ne se pouvaient nombrer. Les croisés mirent le feu au quartier qu’ils avaient envahi, et les flammes poussées par le vent annoncèrent, jusqu’aux extrémités de la ville, la présence d’un vainqueur irrité. La terreur était au comble parmi le peuple. Tandis que tout fuyait devant eux, les croisés s’étonnaient de leur victoire. A l’approche de la nuit, craignant quelque surprise, ils vinrent s’établir à la portée de leur flotte et sous les murailles et les tours qu’ils avaient prises. Le marquis de Montferrat avec les siens alla camper dans un quartier d’où il pouvait veiller sur la ville ; Henri de Hainaut dressa ses tentes devant le palais des Blaquernes ; le comte de Flandre, par un heureux augure, occupa les tentes impériales, abandonnées par Murzuffle. Ainsi Constantinople fut prise d’assaut le lundi après la mi-carême, 10 avril, l’an de l’Incarnation 1204.

Cependant Murzuffle, parcourant les rues, fit tout ce qu’il put pour rallier ses soldats dispersés ; mais ceux-ci, dit Nicétas, entraînés par le tourbillon du désespoir, n’avaient point d’oreilles pour l’entendre, point de courage pour le suivre. Villehardouin ajoute qu’à la fin Murzuffle s’éloigna le plus qu’il put des lieux occupés par les croisés et qu’il gagna la porte Dorée, par où il s’enfuit. Avec lui une grande multitude sortit de la ville, sans que les Latins pussent s’en apercevoir. Lorsque le bruit de sa fuite se répandit dans la capitale, on chargea son nom de malédictions, et, comme si l’empire à sa dernière heure avait eu besoin de la présence d’un empereur, une foule éperdue courut dans l’église de Sainte-Sophie pour choisir un nouveau maître.

Théodore Ducas et Théodore Lascaris se présentèrent aux suffrages de l’assemblée, et se disputèrent un trône qui n’était plus. Lascaris fut nommé empereur, mais il n’osa placer sur sa tête la couronne impériale. Ce prince avait de la fermeté et de la bravoure ; les Grecs vantaient son habileté dans l’art de la guerre. Il entreprit de ranimer leur courage et leur patriotisme : « Les Latins, disait-il, sont en petit nombre, et s’avancent en tremblant dans une ville qui a encore d’innombrables défenseurs ; les croisés n’osent s’éloigner de leurs vaisseaux, leur seul refuge après une défaite ; pressés par l’approche du péril, ils viennent d'appeler à leur secours l’incendie comme leur fidèle auxiliaire, et cachent leur effroi derrière un rempart de flammes, un amas de ruines. Les guerriers de l’Occident ne combattent ni pour la religion ni pour la patrie, ni pour leurs biens, ni pour l’honneur de leurs familles ; les Grecs, au contraire, défendent tout ce qu’ils ont de plus cher, et doivent porter au combat tous les sentiments qui peuvent redoubler le courage, enflammer la valeur des citoyens. Si vous êtes encore Romains, ajoutait Lascaris, la victoire est facile : vingt mille barbares sont venus s’enfermer dans vos murs ; la fortune les livre à nos armes. » Le nouvel empereur s’adressait ensuite aux soldats, aux gardes impériales : il leur représentait que leur salut était lié à celui de Constantinople ; que l'ennemi ne leur pardonnerait point de l’avoir repoussé plusieurs fois loin des remparts de la capitale ; que dans la victoire ils trouveraient tous les avantages de la fortune, tous les agréments de la vie ; que dans la fuite, la terre et la mer ne leur offriraient point d’asile, et que la honte, la misère, la mort même, suivraient partout leurs pas. Lascaris ne négligea point de flatter l’orgueil, de réveiller le zèle des patriciens. Il leur rappelait les héros de l'ancienne Rome, et proposait à leur valeur les grands exemples de l’histoire ; il leur disait que c’était à leurs armes que la Providence avait confié le salut de la ville impériale ; que si, contre toute espérance, la patrie venait à succomber, ils auraient peu de regrets à abandonner la vie, et trouveraient peut-être quelque gloire à mourir le jour même où devait tomber le vieil empire des Césars.

Les soldats ne répondirent à ce discours qu’en demandant leur solde ; le peuple écoutait Lascaris avec plus de surprise que de confiance ; les patriciens restaient dans un morne silence, et n’éprouvaient d’autre sentiment qu’un profond désespoir. Bientôt les trompettes des croisés se font entendre : à ce signal, la terreur s’empare des plus braves ; on ne songe plus à disputer la victoire aux Latins. Lascaris, resté seul, est obligé d’abandonner lui-même une ville que personne ne veut défendre. Ainsi Constantinople, qui avait vu deux empereurs dans une nuit, se trouvait encore une fois sans maître, et ne présentait plus que l’image d’un vaisseau sans gouvernail, battu par les vents, et près de périr sous les coups de la tempête. L’incendie, allumé par les Latins, embrasa plusieurs quartiers, et consuma, de l’aveu des barons, plus de maisons que n’en contenaient les trois plus grandes villes de France et d’Allemagne. L’embrasement dura toute la nuit. Quand le jour fut sur le point de paraître, les croisés, à la lueur des flammes, se disposaient à poursuivre leur victoire. Rangés en bataille, ils s’avançaient avec précaution et défiance, lorsqu’ils entendirent des voix suppliantes qui faisaient retentir l’air de prières et de gémissements. Des femmes, des enfants, des vieillards, précédés du clergé, portant des croix et les images des saints, venaient en procession se jeter aux pieds des vainqueurs. Les chefs se laissèrent toucher par les cris de cette foule éplorée. Un héraut d’armes parcourut les rangs, en proclamant les lois de la clémence : les soldats reçurent l’ordre d’épargner la vie des habitants, de respecter l’honneur des femmes et des filles. Le clergé latin réunit ses exhortations à celles des chefs de l’armée, et menaça des foudres de l’Église tous ceux qui abuseraient de la victoire pour outrager l’humanité.

Cependant les croisés s’avançaient au bruit des clairons et des trompettes. Bientôt leurs drapeaux furent arborés dans les principaux quartiers de la ville. Lorsque Boniface entra dans le palais de Bucoléon, qu’on croyait occupé par des gardes impériales, il fut surpris d’y trouver un grand nombre de femmes des premières maisons de l’empire, qui n’avaient pour défense que leurs gémissements et leurs larmes. Marguerite, fille du roi de Hongrie et femme d’Isaac ; Agnès, fille d’un roi de France, épouse de deux empereurs, se jetèrent aux genoux des barons et des chevaliers, en implorant leur miséricorde. Le marquis de Montferrat respecta leur infortune, et leur donna des gardes. Pendant que Boni face s’emparait du palais de Bucoléon, Henri de Hainaut prenait possession du palais des Blaquernes. Ces deux palais, remplis d’immenses richesses, furent préservés du pillage, et n’offrirent point les scènes lamentables qui désolèrent pendant plusieurs jours la ville de Constantinople.

Les croisés, impatients de recueillir les trésors qu’ils s’étaient partagés d’avance, se répandaient dans tous les quartiers de la capitale, et enlevaient sans pitié tout ce qui s’offrait à leur avidité. Les maisons des plus pauvres citoyens étaient envahies comme celles des riches. Les Grecs, dépouillés de leurs biens, maltraités par les vainqueurs, imploraient l’humanité des comtes et des barons, se pressaient autour du marquis de Montferrat, en s’écriant : Saint roi marquis, ayez pitié de nous. Boniface était touché de leurs plaintes, et s’efforçait de rappeler les croisés à des sentiments de modération ; mais la licence des soldats croissait à la vue du butin ; les plus dissolus, les plus indisciplinés donnaient le signal, marchaient à la tête, et leur exemple entraînait tous les autres : l’ivresse de la victoire n’avait plus de frein, ne connaissait ni la crainte ni la pitié.

Les croisés, qui ne se livraient plus au carnage, employaient partout l’outrage et la violence pour dépouiller les vaincus : Constantinople n’avait point de lieu qui ne fût exposé à leur recherche brutale. Malgré les défenses plusieurs fois renouvelées de leurs chefs et de leurs prêtres, ils ne respectèrent ni la pudeur des femmes ni la sainteté des églises. Des soldats et des valets de l’armée dépouillèrent les cercueils des empereurs ; le corps de Justinien, que les siècles avaient épargné et qui s’offrit tout entier à leurs regards, ne put arrêter leurs mains sacrilèges et leur faire respecter la paix des tombeaux. On les voyait dans les temples porter leurs mains avides partout où éclatait la soie, où brillait un peu d’or. L’autel de la Vierge qui décorait l’église de Sainte-Sophie et qu’on admirait comme un chef-d’œuvre de l’art, fut mis en pièces, et le voile du sanctuaire déchiré en lambeaux. Les vainqueurs jouaient aux dés sur des tables de marbre qui représentaient les apôtres, et s’enivraient dans des coupes réservées pour le service divin. Des chevaux, des mulets, amenés jusque dans le sanctuaire, succombaient sous le poids des dépouilles, et, percés de coups d’épée, souillaient de leur sang et de leurs ordures le parvis de Sainte-Sophie. Une fille prostituée, que Nicétas appelle la suivante des démons, la prêtresse des Furies, monta dans la chaire patriarcale, entonna une chanson impudique et dansa dans l’église, au milieu de la foule des soldats, comme pour insulter aux cérémonies de la religion.

Les Grecs ne pouvaient voir sans frémir d’horreur ces scènes impies. Nicétas, en déplorant les malheurs de l’empire et de l’Église grecque, déclame avec véhémence contre la race barbare des Francs. « Voilà donc, s’écrie-t-il, ce que nous promettaient ce hausse-col doré, cette humeur fière, ces sourcils élevés, cette barbe rase, cette main prête à répandre le sang, ces narines qui ne respirent que la colère, cet œil superbe, cet esprit cruel, cette prononciation prompte et précipitée ! » L’historien de Byzance reproche aux croisés d’avoir surpassé les Turcs en barbarie, et leur rappelle l’exemple des soldats de Saladin, qui, maîtres de Jérusalem, ne violèrent point la pudeur des matrones et des vierges, n’entassèrent point les cadavres sanglants autour du sépulcre du Sauveur, ne firent ressentir aux chrétiens ni le fer, ni le feu, ni la faim, ni la nudité.

Les campagnes voisines du Bosphore n’offraient pas un spectacle moins déplorable que la capitale. Les villages, les églises, les maisons de plaisance, avaient été dévastés et livrés au pillage. Une foule éperdue couvrait les chemins et marchait au hasard, poursuivie par la crainte, succombant à la fatigue, jetant des cris de désespoir. On voyait des sénateurs, des patriciens, issus d’une famille d’empereurs, cherchant un misérable asile, errer couverts de lambeaux autour de la ville impériale. Tandis que les croisés pillaient l’église de Sainte-Sophie, le patriarche fuyait en implorant la charité des passants ; tous les riches étaient tombés dans l’indigence, et n’inspiraient que le mépris ; la noblesse la plus illustre, les plus grandes dignités, l’éclat des talents et des vertus, n’avaient plus rien qui attirât le respect. La misère, semblable à l’inévitable mort, avait effacé toutes les distinctions, confondu tous les rangs ; les hommes de la lie du peuple achevaient de dépouiller les fugitifs en insultant à leur malheur. On entendait une multitude insensée se réjouir de l’infortune publique, applaudir à l’abaissement des grands et des patriciens, nommer ces jours désastreux les jours de la justice et de l’égalité.

Nicétas raconte lui-même son infortune et ses déplorables aventures. La maison qu’il habitait sous le règne des empereurs avait été consumée par les flammes dans le second incendie de Constantinople. S’étant retiré avec sa famille dans une autre maison bâtie près de l’église de Sainte-Sophie, il se vit bientôt menacé dans ce dernier asile, et ne dut son salut qu’au dévouement de l’amitié et de la reconnaissance. Un marchand vénitien qu’il avait sauvé de la fureur des Grecs, avant la fuite d’Alexis, voulut à son tour sauver son bienfaiteur : il s’arma d’une épée et d’une lance, prit l’habit d’un soldat de la croix, et, comme il parlait les langues de l’Occident, il défendit l’entrée de la maison de Nicétas, en disant qu’elle était à lui, qu’elle était le prix de son sang versé dans les combats. Cette sentinelle vigilante repoussa d’abord tous les agresseurs, et brava mille dangers, modèle de la fidélité et de la vertu au milieu des désordres sanglants qui désolaient Constantinople.

La multitude turbulente des soldats remplissait toutes les rues, pénétrait partout, et s’indignait qu’une seule maison pût ainsi se dérober à ses brutales recherches. Le Vénitien, désespéré, vint à la fin avertir Nicétas qu’il était dans l’impuissance de le défendre plus longtemps. « Si vous restez ici, lui dit-il, demain peut-être vous serez chargé de chaînes, et votre famille sera en proie à toutes les violences du vainqueur. Suivez-moi, et je vous conduirai hors des portes de Constantinople. » Nicétas, avec sa femme et ses enfants, suivit le fidèle Vénitien ; leur libérateur, couvert de ses armes, marchait à leur tête, et les conduisait comme s’ils eussent été ses prisonniers.

Cette malheureuse famille s’avançait remplie de crainte, et rencontrait à chaque pas des soldats avides de pillage qui maltraitaient les Grecs après les avoir dépouillés, et menaçaient toutes les femmes de leurs outrages. Nicétas, et quelques-uns de ses amis et de ses parents qui étaient venus se joindre à lui, portaient dans leurs bras leurs enfants, seul bien qu’ils eussent conservé, et avaient pour toute défense la pitié que devaient inspirer leur désespoir et leur misère. Ils marchèrent ensemble, et placèrent au milieu d’eux leurs femmes et leurs filles, dont les plus jeunes s’étaient noirci le visage avec de la terre. Malgré cette précaution, une jeune fille attira, par sa beauté, les regards d’un soldat, et fut enlevée des bras de son père, accablé de vieillesse et d’infirmités. Nicétas, touché des larmes du vieillard, vole sur les pas du ravisseur ; s’adressant à tous les guerriers qu’il rencontre, il implore leur pitié, les conjure au nom du ciel, protecteur de la vertu, au nom de leurs propres familles, d’arracher une fille au déshonneur, un père au désespoir. Les guerriers francs sont attendris par ses prières ; bientôt le père infortuné voit revenir sa fille, le seul espoir de son exil et la dernière consolation de ses cheveux blancs. Nicétas et ses compagnons d’infortune coururent encore d’autres dangers, et sortirent enfin de Constantinople par la porte Dorée, heureux de pouvoir quitter une patrie naguère l’objet de toutes leurs affections. Le généreux Vénitien reçut leurs adieux, et pria le ciel de les protéger dans leur exil.

Nicétas embrasse en pleurant son libérateur, qu’il ne devait plus revoir ; puis, jetant un regard sur Constantinople, sur sa malheureuse patrie, il lui adresse ces plaintes touchantes, qui expriment les chagrins de l’exil et que lui-même nous a conservées : « Ô reine des villes ! qui a pu nous séparer de toi ? Quelle consolation trouverons-nous en sortant de tes murailles, aussi nus que nous sommes sortis du sein de nos mères ? Devenus la fable des étrangers, les compagnons des animaux qui habitent les forêts, nous ne pourrons plus visiter ton auguste enceinte, et désormais nous ne paraîtrons qu’avec crainte autour de toi, comme des passereaux dont le nid est dissipé. »

Nicétas arriva avec sa famille à Sélivrée, et se retira dans la suite à Nicée, où il s’occupa de retracer l’histoire des malheurs de sa patrie.

Constantinople n’avait point cessé d’être le théâtre des violences que la guerre entraîne après elle. Au milieu des jeux sanglants de la victoire, les Latins, pour insulter aux mœurs efféminées des Grecs, se couvraient de longues robes flottantes, peintes de diverses couleurs ; ils attachaient sur la tête de leurs chevaux la coiffure orientale et les parures des Byzantins ; quelques-uns parcouraient les rues, en portant à la main, au lieu de leur épée, du papier et une écritoire, et raillaient ainsi les vaincus, qu’ils appelaient des scribes et des copistes.

Les Grecs avaient plusieurs fois insulté à l’ignorance des Latins : les chevaliers croisés, sans chercher à repousser les outrages de leurs ennemis, n’estimaient que les trophées de la valeur, les travaux de la guerre, et méprisaient les arts et les douces occupations de la paix. Avec ces dispositions, ils ne devaient point épargner les monuments qui décoraient les places, les palais et les édifices publics de Byzance. Constantinople, qui jusqu’alors était restée debout au milieu des ruines de plusieurs empires, avait recueilli le naufrage des arts, et montrait encore les chefs-d’œuvre échappés au temps et à la barbarie. Le bronze, où respirait le génie de l’antiquité, fut livré au fourneau et converti en monnaie, pour satisfaire l’avidité des soldats. Les héros et les dieux du Nil, ceux de l’ancienne Grèce, de la vieille Rome, les chefs-d’œuvre des Praxitèle, des Phidias, tombèrent sous les coups du vainqueur.

Nicétas, qui déplore la perte de ces monuments, nous en a laissé une description dont l’histoire de l’art s’est enrichie. L’historien de Byzance nous apprend que, sur la place de Constantin, on voyait, avant le siège, la statue en bronze de Junon, et celle de Paris offrant à Vénus le prix de la beauté ou la pomme de discorde ; la statue de Junon, qui avait orné le temple de la déesse à Samos, était d’une forme tellement colossale, que, lorsqu’elle fut renversée par les croisés, huit bœufs attelés transportèrent avec peine sa tête gigantesque jusque dans le palais de Bucoléon. Sur la même place s’élevait un obélisque de forme carrée, qui étonnait les spectateurs par la multitude et la variété des objets qu’il offrait à leurs regards. Sur les côtés de cet obélisque, l’artiste avait représenté, en bas-relief, toutes sortes d’oiseaux saluant le retour du soleil ; des villageois occupés de leurs travaux rustiques ; des bergers jouant de la flûte, des moutons bêlants, des agneaux bondissant sur l’herbe ; plus loin, une mer tranquille et des poissons de mille espèces, les uns pris vivants, les autres rompant les filets et regagnant leurs retraites profondes ; au fond d’un paysage, des amours nus, folâtrant et se jetant des pommes ; au-dessus de l’obélisque, qui se terminait en pyramide, on voyait une figure de femme qui tournait au moindre souffle et qu’on appelait la Suivante du vent.

Une statue équestre décorait la place du Mont-Taurus : le cheval semblait frapper la poussière de ses pieds et devancer les vents dans sa course. Comme le cavalier avait le bras étendu vers le soleil, les uns pensaient y voir Josué commandant à l’astre du jour de s’arrêter dans sa course ; les autres croyaient que l’artiste avait représenté Bellérophon monté sur Pégase. Une statue colossale d’Hercule, attribuée à Lysippe, était un des ornements de l’Hippodrome : le demi-dieu n’avait ni son arc ni sa massue : il était assis sur un lit d’osier, son genou gauche plié soutenait son coude ; il tenait sa tête appuyée sur sa main gauche ; ses regards et son air pensif laissaient voir le dépit et la tristesse que lui causait la jalousie d’Eurysthée. Hercule avait les épaules et la poitrine larges, les cheveux crépus, les membres nerveux ; sa jambe seule surpassait en hauteur la stature d’un homme ordinaire. La peau du lion de Némée montrait, derrière les épaules du fils d’Alcmène, sa crinière hérissée ; et la tête de l’animal, qu’on croyait entendre rugir, effrayait les passants qui s’arrêtaient pour contempler la statue.

Non loin du terrible Hercule on voyait un âne et son conducteur, qu’Auguste plaça dans sa colonie de Nicopolis pour rappeler une circonstance singulière qui lui avait présagé la victoire d’Actium ; l’hyène ou la louve qui allaita Romulus et Rémus, monument des vieilles nations de l’Occident ; le sphinx au visage de femme, traînant derrière lui d’affreux animaux ; le crocodile, habitant du Nil, avec sa queue couverte d’horribles écailles ; un homme combattant un lion ; l’éléphant avec sa trompe agile, et l’antique Scylla, montrant par devant les traits d’une femme aux larges mamelles, à la figure difforme, et par derrière, des monstres semblables à ceux qui avaient poursuivi Ulysse et ses compagnons. Dans la même enceinte, un aigle déchirait un serpent entre ses serres, et l’emportait vers la voûte azurée : on voyait sur le bronze la douleur du reptile, la fierté de l’oiseau de Jupiter ; lorsque le soleil brillait sur l'horizon, les ailes étendues du roi des airs marquaient, par des lignes adroitement tracées, les douze heures du jour.

Tous ceux qui, dans ce siècle grossier, conservaient quelque goût pour les arts, admiraient sur une colonne du cirque l’image d’une jeune femme, les cheveux tressés sur le front et noués par derrière. Celte jeune femme, comme par enchantement, portait à la main droite un cavalier dont elle tenait le cheval par un pied ; le cavalier couvert d’une cuirasse, le cheval hennissant, semblaient écouter la trompette guerrière et ne respirer que les combats. Près de la borne orientale du cirque, étaient représentés sur le bronze les conducteurs des chars qui avaient remporté le prix, et dont les triomphes, dans des temps reculés, avaient souvent partagé l’empire en deux factions : ils paraissaient debout sur leurs chars, courant dans la lice, retenant ou lâchant tour à tour les rênes de leurs coursiers, les encourageant du geste et de la voix. Non loin de là, sur une base de pierre, plusieurs animaux de l’Egypte, l’aspic, le basilic et le crocodile, se livraient un combat mortel, image de la guerre que se font les méchants : les formes hideuses de ces animaux, la rage et la douleur exprimées dans tout leur corps, le poison livide qui s’exhalait de leurs morsures, inspiraient un sentiment d’horreur et d’effroi. Un autre chef-d’œuvre, fait pour charmer la vue, aurait dû toucher et désarmer les vainqueurs : parmi les statues dont parle Nicétas, on admirait une Hélène avec son sourire rempli de charme et son attitude voluptueuse ; Hélène avec la parfaite régularité de ses traits, sa chevelure flottant au gré des vents, ses yeux pleins de langueur, ses lèvres qui paraissaient de rose sur l’airain, ses bras, dont le bronze même montrait la blancheur ; Hélène enfin avec toute sa beauté, et telle qu’elle parut devant les vieillards d'Ilion, ravis d’admiration à sa présence.

Constantinople renfermait plusieurs autres chefs-d’œuvre qu’avaient admirés les siècles précédents. Presque tous ceux qui étaient de bronze furent condamnés à périr : les croisés ne virent dans ces monuments des arts que le métal dont ils étaient composés ; « ce que l’antiquité avait jugé d’un grand prix, dit Nicétas, devint tout à coup une matière commune ; ce qui avait coûté d’immenses trésors fut changé parles Latins en pièces de monnaie de peu de valeur. » Les statues de marbre tentèrent moins la cupidité des vainqueurs, et ne reçurent d’autres outrages que ceux qui étaient inséparables du tumulte et du désordre de la guerre.

Les Grecs, qui paraissaient si fiers de leur savoir, négligeaient eux-mêmes l’élude des beaux-arts. Les sciences de la Grèce, les lumières profanes de l’Académie et du Lycée, avaient fait place parmi eux aux débats de la scolastique ; ils passaient avec indifférence devant l’Hippodrome, et n’avaient de vénération que pour les reliques et les images des saints. Ces trésors religieux, conservés avec soin dans les églises et les palais de Byzance, attiraient, depuis plusieurs siècles, les regards du monde chrétien ; dans les jours qui suivirent la conquête, ils tentèrent la pieuse cupidité des croisés. Tandis que la plupart des guerriers enlevaient l’or, les pierreries, les tapis et les riches étoffes de l’Orient, les plus dévots des pèlerins, et surtout les ecclésiastiques, recueillaient un butin plus innocent et plus fait pour des soldats de Jésus-Christ. Plusieurs bravèrent les défenses de leurs chefs et de leurs supérieurs, et ne dédaignèrent point d’employer tour à tour les supplications et les menaces, la ruse et la violence, pour se procurer quelques reliques, objet de leur respect et de leur vénération. L’histoire contemporaine en rapporte plusieurs exemples qui serviront à faire connaître l’esprit des pèlerins vainqueurs de Byzance. Martin Litz, abbé de Paris au diocèse de Bâle, entra dans une église qui venait d’être livrée au pillage, et pénétra, sans être aperçu, jusque dans un lieu retiré où de nombreuses reliques se trouvaient déposées sous la garde d’un moine grec. Ce moine était alors en prières, et levait des mains suppliantes vers le ciel ; sa vieillesse et ses cheveux blancs, sa piété fervente, la douleur empreinte sur son front, devaient inspirer à la fois le respect et la pitié. Martin s’approche, avec un air de colère, du vénérable gardien du trésor sacré, et, prenant un ton menaçant, il lui dit : « Malheureux vieillard, si tu ne me conduis au lieu où tu caches tes reliques, prépare-toi à mourir sur l’heure. » Le moine, effrayé de cette menace, se leva en tremblant, et montra un grand coffre de fer, où le pieux abbé enfonça avec empressement ses deux mains, s’emparant de tout ce qu’il put trouver de plus précieux. Ravi de cette conquête, il courut cacher son trésor sur un vaisseau, et sut, par une sainte fraude, le dérober pendant plusieurs jours à la connaissance de tous les chefs et de tous les prélats de l’armée, qui avaient sévèrement ordonné aux pèlerins d’apporter dans un lieu désigné les reliques tombées en leur pouvoir. Martin Litz retourna d’abord auprès des chrétiens de la Palestine, qui l’avaient envoyé à Constantinople, et peu de temps après revint en Occident, chargé des dépouilles conquises sur le clergé de Byzance. Parmi les reliques qu’il rapportait avec lui, on remarquait un morceau de la vraie croix, les ossements de saint Jean-Baptiste, un bras de saint Jacques. La translation miraculeuse de ce trésor est célébrée avec pompe par le moine Gunther, auquel elle causait plus de surprise et de joie que la conquête d’un grand empire. Si l’on en croit la relation du moine allemand, les anges descendaient du ciel pour veiller sur les reliques de Martin Litz ; sur la route du saint abbé, les tempêtes delà mer se taisaient, les pirates restaient immobiles ; les brigands, fléaux des voyageurs, s’arrêtaient, saisis de respect et de crainte. Enfin Martin Litz fut reçu à Bâle en triomphe, et les trésors qu’il avait sauvés de tant de périls furent distribués aux principales églises de son diocèse.

Un autre prêtre, nommé Galon de Dampierre, du diocèse de Langres, moins adroit ou moins heureux que Martin Litz, n’avait point eu de part aux dépouilles des églises ; il alla se jeter aux pieds du légat du pape, et lui demanda, les larmes aux yeux, la permission d’emporter dans son pays le chef de saint Marnas ; un troisième ecclésiastique, qui était de la Picardie, ayant trouvé le chef de saint George et le chef de saint Jean-Baptiste, cachés parmi des ruines, se hâta de quitter Constantinople, et, chargé d’un si précieux butin, vint offrir à la cathédrale d’Amiens, sa patrie, les reliques dont la Providence l’avait rendu possesseur. Les princes et les barons ne dédaignèrent point ces saintes dépouilles. Dandolo, ayant eu en partage un morceau de la vraie croix que l’empereur Constantin faisait porter devant lui à la guerre, en fit présent à la république de Venise. Baudouin garda pour lui la couronne d’épines de Jésus-Christ et plusieurs autres reliques trouvées dans le palais de Bucoléon. Il envoya à Philippe-Auguste, roi de France, un morceau de la vraie croix qui avait un pied de long, les cheveux de Jésus-Christ enfant, et le linge dont l'homme-Dieu fut enveloppé dans l’étable où il naquit.

Les prêtres et les moines grecs, dépouillés ainsi par les vainqueurs, abandonnèrent en pleurant les restes des saints qu’on avait confiés à leur garde et qui chaque jour guérissaient les malades, faisaient marcher les boiteux, rendaient la lumière aux aveugles, la force aux paralytiques. Ces saintes dépouilles, que la dévotion des fidèles avait rassemblées de toutes les contrées de l’Orient, vinrent orner les églises de France et d’Italie, et furent reçues par les chrétiens d’Occident comme le trophée le plus glorieux des victoires que Dieu avait fait remporter aux croisés.

Constantinople était tombée au pouvoir des Latins le dixième jour d’avril ; on approchait de la fin du carême. Le maréchal de Champagne, après avoir raconté quelques-unes des scènes que nous venons de décrire, dit avec naïveté : Ainsi se passèrent les fêtes de Pâques fleuries. Le clergé appelait les croisés à la pénitence ; la voix de la religion se fit entendre dans les cœurs endurcis par la victoire ; les soldats accoururent dans les églises qu’ils avaient dévastées, et célébrèrent les souffrances et la mort du Christ sur les débris de ses propres autels.

Cette époque solennelle inspira sans doute quelques sentiments généreux ; tous les Latins ne se montrèrent pas sourds au langage de la charité évangélique : nous devons dire ici, à la gloire des chevaliers et des ecclésiastiques, que la plupart d’entre eux protégèrent la liberté et la vie des citoyens, l’honneur des matrones et des vierges ; mais tel était l’esprit qui animait alors les guerriers, que tous les croisés se laissèrent entraîner à la soif du butin, et que les chefs comme les soldats exercèrent, sans ménagement et sans scrupule, le droit que leur donnait la victoire de dépouiller les vaincus.

On avait désigné trois églises dans lesquelles toutes les dépouilles de Constantinople devaient être déposées. Les chefs ordonnèrent aux croisés d’apporter en commun le produit du butin, et menacèrent de la peine de mort et de l’excommunication tous ceux qui déroberaient le prix de la valeur et la récompense réservée aux travaux de toute l’armée. Plusieurs soldats, et même quelques chevaliers, se laissèrent entraîner à l’avarice, et retinrent des objets précieux tombés entre leurs mains : ce qui fit, dit le maréchal de Champagne, que le Seigneur commença à les aimer moins. La justice des comtes et des barons se montra inflexible pour les coupables ; le comte de Saint-Paul fit pendre, l'écu au cou, un de ses chevaliers qui avait détourné quelque chose du butin. Ainsi les Grecs, dépouillés par la violence, purent assister au supplice de quelques-uns des ravisseurs de leurs biens, et virent avec surprise les règlements d’une sévère équité mêlés aux désordres de la victoire et du pillage. Après les fêtes de Pâques, les croisés se partagèrent les richesses conquises : la quatrième partie du butin fut mise en réserve pour celui des chefs qui serait nommé empereur, et le reste divisé entre les Français et les Vénitiens. Les croisés français, qui avaient conquis Zara au profit de Venise, ne payèrent pas moins les cinquante mille marcs d’argent qu’ils devaient à la république ; on préleva cette somme sur la portion du butin qui leur appartenait. Dans le partage qui se fit entre les guerriers de la Lombardie, de l’Allemagne et de la France, chaque chevalier eut une part égale à celle de deux cavaliers, et chaque cavalier une part égale à celle de deux fantassins. Toutes les dépouilles des Grecs n’avaient produit qu’environ onze cent mille marcs d’argent. Quoique cette somme surpassât de beaucoup les revenus de tous les royaumes de l’Occident, elle était loin de représenter la valeur des richesses accumulées dans Byzance. Si les barons et les seigneurs, en se rendant maîtres de la ville, s’étaient contentés d’imposer un tribut aux habitants, ils auraient pu recueillir une somme plus considérable ; mais cette manière pacifique d’envahir des trésors ne convenait ni à leur caractère ni à leur humeur. L’histoire rapporte que les Vénitiens, plus éclairés, donnèrent dans cette circonstance de sages conseils, et firent des propositions qui furent rejetées avec dédain. Les guerriers français ne savaient point soumettre au calcul les avantages de la victoire. Le produit du pillage était toujours à leurs yeux le plus digne fruit de la conquête et la plus noble récompense de la valeur.

Lorsque les croisés se partageaient ainsi les riches dépouilles de l’empire d’Orient, ils se livraient à la joie, et ne voyaient point la faute qu’ils avaient faite en ruinant un pays qui allait devenir leur patrie : ils ne réfléchirent pas que la ruine des vaincus pouvait entraîner un jour celle des vainqueurs, et qu’ils deviendraient aussi pauvres que les Grecs qu’ils venaient de dépouiller. Sans regrets et sans prévoyance, espérant tout de leur épée, ils s’occupèrent de nommer un chef qui régnât sur un peuple en deuil et sur une ville désolée. La pourpre impériale avait toujours le même éclat à leurs yeux, et le trône ébranlé par leurs armes était encore l’objet de leur ambition. Villehardouin ne s’étonne pas qu'il y eut tant d’aboyants après une telle dignité et honneur que celle de l'empire. Six électeurs furent choisis parmi les nobles vénitiens, et six autres parmi les ecclésiastiques français, pour donner un maître à Constantinople ; les douze électeurs s’assemblèrent dans la chapelle du palais de Bucoléon, et jurèrent sur l’Évangile de ne couronner que le mérite et la vertu.

Trois des principaux chefs de la croisade méritaient également les suffrages des électeurs. Si la pourpre était le prix de l’expérience, de l’habileté dans les conseils, des services rendus à la cause des Latins, on devait en décorer Henri Dandolo, qui avait été le mobile et l’âme de l’entreprise. Le marquis de Montferrat réunissait également les titres les plus recommandables. Les croisés l’avaient choisi pour leur chef, et les Grecs le reconnaissaient déjà pour leur maître. Sa bravoure, éprouvée dans mille combats, promettait un ferme et généreux soutien au trône, qui se relevait du sein des ruines. Sa prudence, sa modération, pouvaient faire espérer aux Latins et aux peuples de la Grèce, qu’une fois élevé à l’empire, il réparerait les malheurs de la guerre. Baudouin n’avait pas moins de droits à la couronne impériale que ses deux concurrents : le comte de Flandre était parent des plus puissants monarques de l’Occident, et descendait, par les femmes, de Charlemagne. Il se faisait chérir des soldats, dont il partageait tous les dangers ; il avait mérité l’estime des Grecs, qui, au milieu même des désordres de la conquête, le célébraient comme le champion de la chasteté et de l’honneur. Baudouin était le protecteur des faibles, l’ami des pauvres ; il aimait la justice et ne redoutait point la vérité. Sa jeunesse, qu’il avait honorée par de brillants exploits et par de solides vertus, donnait aux sujets du nouvel empire l’espérance d’un règne long et fortuné ; le rang qu’il tenait parmi les guerriers et les princes, sa piété, ses lumières, son amour pour l’étude et pour les savants, le rendaient digne de s’asseoir sur le trône d’Auguste et de Constantin.

Les électeurs arrêtèrent d’abord leurs regards sur le vénérable Dandolo. Mais les républicains de Venise tremblèrent de voir un empereur parmi leurs concitoyens. « Que n’aurons-nous pas à craindre, disaient-ils, d’un Vénitien devenu le maître de la Grèce et d’une partie de l’Orient ? Serons-nous soumis à ses lois, ou bien demeurera-t-il soumis aux lois de notre pays ? Sous son règne et sous celui de ses successeurs, qui nous assurera que Venise, la reine des mers, ne deviendra pas une des villes de cet empire ? » Les Vénitiens, en parlant ainsi, donnaient de justes éloges au caractère et aux vertus de Dandolo ; ils ajoutaient que leur doge, parvenu au terme d’une vie remplie de grandes actions, n’avait plus qu’à finir ses jours avec gloire, et que lui-même trouverait plus glorieux d’être le chef d’une république victorieuse, que le souverain d’un peuple vaincu. « Quel Romain, s’écriaient-ils, aurait voulu quitter le titre de citoyen de Rome, pour devenir le roi de Carthage ? »

En terminant leurs discours, les Vénitiens conjurèrent l’assemblée de choisir un empereur parmi les autres chefs de l’armée. Dès lors le choix des électeurs ne pouvait plus se porter que sur le comte de Flandre et le marquis de Montferrat. Les plus sages craignaient que celui des deux concurrents qui n’obtiendrait pas l’empire ne fît éclater son mécontentement, et ne désirât la chute du trône occupé par son rival. On se ressouvenait encore des violents débats qui, dans la première croisade, avaient suivi l’élection de Godefroy de Bouillon, et des troubles suscités dans le royaume naissant de Jérusalem par l’ambition jalouse de Raymond de Saint-Gilles. Pour prévenir les effets d’une funeste discorde, on crut devoir arrêter d’avance que celui des princes qui obtiendrait les suffrages pour la couronne impériale, céderait à l’autre, sous la condition de foi et hommage, la propriété de l’île de Candie et de toutes les terres de l’empire t situées au-delà du Bosphore. Après cette décision, les électeurs ne s’occupèrent plus que de l’élection d’un empereur : leur choix fut longtemps balancé. Le marquis de Montferrat parut d’abord réunir les suffrages ; mais les Vénitiens craignaient de voir sur le trône de Constantinople un prince qui avait quelques possessions dans le voisinage de leur territoire : ils représentèrent à l’assemblée que l’élection de Baudouin conviendrait mieux aux croisés, et qu’elle aurait surtout le grand avantage d’intéresser à la gloire et au maintien du nouvel empire la nation belliqueuse des Flamands et des Français. Les intérêts et les jalousies de la politique, et sans doute aussi la sagesse et l’équité, firent enfin tomber tous les suffrages sur le comte de Flandre.

Les croisés, assemblés devant le palais de Bucoléon, attendaient avec impatience la décision des électeurs. A l’heure de minuit, l’évêque de Soissons s’avança sous le vestibule, et prononça à haute voix ces paroles : « Cette heure de la nuit qui vit naître le Sauveur du monde, donne naissance à un nouvel empire, sous la protection du Tout-Puissant. Vous avez pour empereur Baudouin, comte de Flandre et de Hainaut. » Il s’éleva des cris de joie parmi les Vénitiens et les Français. Le peuple de Constantinople, qui avait si souvent changé de maître, reçut sans répugnance celui qu’on venait de lui donner, et mêla ses acclamations à celles des Latins. Baudouin fut élevé sur un bouclier et porté en triomphe dans l’église de Sainte-Sophie. Le marquis de Montferrat suivait le cortège de son rival : la généreuse soumission dont il donna l’exemple fut louée par ses compagnons d’armes, et sa présence n’attira pas moins les regards que la pompe guerrière qui entourait le nouvel empereur.

La cérémonie du couronnement fut renvoyée au quatrième dimanche après Pâques. Dans l’intervalle, on célébra avec beaucoup d’éclat le mariage du marquis de Montferrat avec Marguerite de Hongrie, veuve d’Isaac. Constantinople vit dans ses murs les fêtes et les spectacles de l’Occident, et, pour la première fois, les Grecs entendirent dans leurs églises les prières et les hymnes des Latins. Au jour fixé pour son couronnement, l’empereur Baudouin se rendit à Sainte-Sophie, accompagné des barons et du clergé. Là, pendant qu’on célébrait le service divin, l’empereur fut élevé sur un trône d’or, et reçut la pourpre des mains du légat du pape, qui remplissait les fonctions de patriarche. Deux chevaliers portaient devant lui le laticlave des consuls romains, et l’épée impériale, qu’on revoyait enfin dans la main des guerriers et des héros. Le chef du clergé, debout devant l’autel, prononça dans la langue grecque ces paroles : Il est digne de régner ; et tous les assistants répétèrent en chœur : Il en est digne, il en est digne. Les croisés faisant entendre leurs bruyantes acclamations, les chevaliers couverts de leurs armes, la foule misérable des Grecs, le sanctuaire dépouillé de ses antiques ornements et rempli d’une pompe étrangère, présentaient à la fois un spectacle solennel et lugubre, et montraient tous les malheurs de la guerre au milieu des trophées de la victoire. Entourés des ruines d’un empire, les spectateurs les plus éclairés durent remarquer parmi les cérémonies de cette journée celle dans laquelle, selon l’usage des Grecs, on offrit à Baudouin un petit vase rempli de poussière et d’ossements, et un flocon d’étoupes enflammées, symbole de la brièveté de la vie et du néant des grandeurs humaines.

Avant la cérémonie de son couronnement, le nouvel empereur avait distribué à ses compagnons d’armes les principales dignités de l’empire. Le maréchal de Champagne, Villehardouin, obtint le titre de maréchal de Romanie ; le comte de Saint-Paul, la dignité de connétable ; la charge de protovestiaire (grand maître de la garde-robe), celles de grand échanson et de bouteiller, furent données à Conon de Béthune, à Macaire de Sainte-Menehould, à Milès de Brabant. Le doge de Venise, créé despote ou prince de Romanie, eut le droit de porter des brodequins de pourpre, privilège réservé chez les Grecs aux princes de la famille impériale. Henri Dandolo représentait à Constantinople la république vénitienne ; la moitié de la ville était son domaine et reconnaissait ses lois : il s’élevait par sa dignité, autant que par ses exploits, au-dessus de tous les princes, de tous les grands de la cour de Baudouin ; lui seul était exempt de rendre foi et hommage à l’empereur pour les terres qu’il devait posséder.

Cependant les seigneurs et les barons se montraient impatients de se partager les villes et les provinces de l’empire. Dans un conseil composé de douze patriciens de Venise et de douze chevaliers français, toutes les terres conquises furent divisées entre les deux nations. La Bithynie, la Romanie ou la Thrace, Thessalonique, toute la Grèce, depuis les Thermopyles jusqu’au cap Sunium, les plus grandes îles de l’Archipel, tombèrent dans le partage et sous la domination des Français. Les Vénitiens obtinrent les Cyclades et les Sporades dans l’Archipel, les îles et la côte orientale du golfe Adriatique, les côtes de la Propontide et celles du Pont-Euxin, les rives de l'Hèbre et du Vardas, les villes de Cypsèle, de Didymotique, d'Andrinople, les contrées maritimes de la Thessalie, etc. ; telle fut d’abord la distribution des terres de l’empire. Mais des circonstances qu’on n’avait point prévues, la diversité des intérêts, les rivalités de l’ambition, toutes les chances de la fortune et de la guerre, apportèrent bientôt des changements à cette division du territoire. L’histoire entreprendrait en vain de suivre les conquérants dans les provinces tombées en leur pouvoir : il serait plus facile de marquer le cours d’un torrent débordé et de retracer le chemin des tempêtes, que de fixer l’état des possessions incertaines et passagères des vainqueurs de Byzance.

Les terres situées au-delà du Bosphore avaient été érigées en royaume et données avec l’île de Candie au marquis de Montferrat. Boniface les échangea contre la province de Thessalonique, et vendit l’île de Candie à la république de Venise pour trente livres pesant d’or. Les provinces d’Asie furent abandonnées au comte de Blois, qui prit le titre de duc de Nicée et de Bithynie. Dans la distribution des villes et des terres de l’empire, chacun des seigneurs et des barons avait obtenu des domaines dont l’étendue et la richesse étaient proportionnées au rang et aux services du nouveau possesseur. Lorsqu’ils entendaient parler de tant de pays dont ils ne connaissaient qu’à peine les noms, les guerriers de l’Occident s’étonnaient de leurs conquêtes, et croyaient que la plus grande partie de l’univers était promise à leur ambition. Dans l’ivresse de leur joie, ils se déclaraient les maîtres de toutes les provinces qui avaient formé l’empire de Constantin. On tira au sort le pays des Mèdes et des Parthes, les royaumes qui étaient sous la domination des Turcs et des Sarrasins ; plusieurs barons voulaient régner à Alexandrie ; d’autres se disputaient le palais des sultans d’Iconium ; quelques chevaliers échangeaient contre des possessions nouvelles ce que le sort leur avait donné ; d’autres se plaignaient de leur partage, et demandaient une augmentation de territoire. Avec les trésors qui provenaient du pillage de la capitale, les vainqueurs achetaient les provinces de l’empire : on vendait, on jouait aux dés les cités et leurs habitants. Constantinople fut pendant quelques jours un marché où l’on trafiquait de la mer et de ses îles, des peuples et de leurs richesses ; où l’univers romain était mis à l’enchère, et trouvait des acheteurs dans la foule obscure des croisés.

Tandis que les barons et les chevaliers se distribuaient ainsi les villes et les royaumes, l’ambition du clergé latin ne demeurait pas oisive, et s’occupait d’envahir les dépouilles de l’Église grecque. Tous les sanctuaires de Constantinople furent partagés entre les Français et les Vénitiens ; on nomma des prêtres des deux nations pour desservir les temples enlevés aux vaincus, et Constantinople ne vit plus dans ses murs que les cérémonies religieuses de l’Occident. Les chefs de la croisade avaient décidé entre eux que, si l’empereur de Constantinople était choisi parmi les Français, on prendrait le patriarche parmi les Vénitiens. D’après cette convention, qui avait précédé la conquête, Thomas Morosini fut élevé sur la chaire de Sainte-Sophie. Des prêtres et des évêques latins furent envoyés en même temps dans les autres villes conquises, et prirent possession des biens et des dignités du clergé grec. Ainsi le culte de Rome s’associait aux victoires des croisés, et faisait reconnaître son empire partout où flottaient les étendards des vainqueurs. Rien ne résistait plus aux armes des croisés ; tout tremblait devant eux ; la renommée publiait partout leurs exploits et leur puissance ; mais, en jetant leurs regards dans l’avenir, les chefs devaient craindre que la retraite ou la mort de leurs guerriers ne laissât sans défenseurs l’empire fondé par les armes latines. Déjà la capitale et les provinces manquaient d’habitants. La population, affaiblie et dispersée, ne pouvait suffire ni à la culture des terres, ni aux travaux des villes. Dans celte conjoncture, les comtes et les barons, qui attendaient toujours avec crainte les jugements du chef de l’Église, redoublèrent de soumission pour le souverain pontife, et recherchèrent son appui, dans l’espoir que le Saint-Siège ferait déclarer l’Occident pour leur cause, et qu’à la voix du père des fidèles un grand nombre de Français, d’Italiens et d’Allemands viendraient peupler et défendre le nouvel empire.

Après son couronnement, Baudouin écrivit au pape pour lui annoncer les victoires extraordinaires par lesquelles il avait plu à Dieu de couronner le zèle des soldats de la croix. Le nouvel empereur, qui prenait le titre de chevalier du Saint-Siège, rappelait au souverain pontife les perfidies et la longue révolte des Grecs. « Nous avons soumis à vos lois, disait-il, cette ville, qui, en haine du Saint-Siège, pouvait à peine entendre le nom du prince des apôtres et n’accordait pas une seule église à celui qui a reçu du Seigneur la suprématie sur toutes les églises. » Baudouin invitait dans sa lettre le vicaire de Jésus-Christ à suivre l’exemple de ses prédécesseurs, Jean, Agapet et Léon, qui avaient visité en personne l’église de Byzance. Pour achever la justification des pèlerins devenus maîtres de l’empire grec, l’empereur latin invoquait le témoignage de tous les chrétiens d’Orient. « Lorsque nous sommes entrés dans cette capitale, disait-il, plusieurs habitants de la terre sainte qui se trouvaient au milieu de nous, faisaient éclater leur joie au-dessus «de tous les autres, et répétaient hautement qu’on avait rendu à Dieu un service plus agréable que si on avait repris Jérusalem. »

Le marquis de Montferrat adressait en même temps au souverain pontife une lettre dans laquelle il protestait de son humble obéissance à toutes les décisions du Saint-Siège. « Pour moi, disait le roi de Thessalonique, qui n’ai pris la croix que pour l’expiation de mes péchés, et non pour pécher avec plus de licence sous prétexte de religion, je me soumets aveuglément à votre volonté. Jugez-vous que ma présence soit utile en Romanie, j’y mourrai en combattant vos ennemis et ceux de Jésus-Christ ; pensez-vous au contraire que je doive abandonner ces riches contrées, n’ayez égard ni aux biens ni aux dignités que j’y possède, je suis prêt à retourner en Occident ; car je ne veux rien faire de ce qui peut attirer sur moi la colère du souverain juge. »

Le doge de Venise, qui jusqu’alors avait bravé avec tant de fierté les menaces et les foudres de l’Église, reconnut la souveraine autorité du pape, et joignit ses protestations et ses prières à celles de Boniface et de Baudouin. Pour désarmer la colère d’Innocent, il lui représentait que la conquête de Constantinople avait préparé la délivrance de Jérusalem, et vantait les richesses d’un pays que les croisés venaient enfin de soumettre aux lois du Saint-Siège. Dans toutes leurs lettres au souverain pontife et aux fidèles de l’Occident, les conquérants de Byzance parlaient de l’empire grec comme d’une nouvelle terre promise qui attendait les serviteurs de Dieu et les soldats de Jésus-Christ.

Innocent avait été longtemps irrité de la désobéissance des croisés. Dans sa réponse, il reprochait avec amertume à l’armée victorieuse des Latins d’avoir préféré les richesses de la terre à celles du ciel ; il réprimandait les chefs d’avoir exposé aux insultes des soldats et des valets de l’armée l’honneur des femmes et des filles, celui des vierges consacrées au Seigneur ; d’avoir ruiné Constantinople, pillé les grands et les petits, violé le sanctuaire, et porté une main sacrilège sur les trésors des églises. Cependant le père des fidèles n’osait sonder la profondeur des jugements de Dieu ; il se plaisait à croire que les Grecs avaient été justement punis de leurs fautes, et que les croisés étaient récompensés comme les instruments de la Providence, comme les vengeurs de la justice divine. « Redoutez, disait-il aux Latins, la colère du Seigneur ; espérez avec crainte qu’il vous pardonnera le passé, si vous gouvernez les peuples avec équité, si vous êtes fidèles au Saint-Siège, et, sur toute chose, si vous avez une ferme résolution d’accomplir votre vœu pour la délivrance de la terre sainte. » Cependant le souverain pontife était touché au fond du cœur des prières et de l’humble soumission des héros et des princes dont les exploits faisaient trembler l’Orient. Le cardinal Pierre de Capoue avait donné l’absolution aux Vénitiens excommuniés depuis le siège de Zara. Innocent blâma d’abord l’indulgence de son légat, et finit par confirmer le pardon accordé à Dandolo et à ses compatriotes. Le pape approuva l’élection de Baudouin, qui témoignait tant de dévouement au Saint-Siège, et consentit à reconnaître un empire auquel il devait donner des lois. Plus les croisés se montraient soumis à son autorité, plus il lui semblait que leurs conquêtes devaient intéresser la gloire de Dieu et celle du vicaire de Jésus-Christ sur la terre. Il écrivit aux évêques de France, et leur dit que le Seigneur avait voulu consoler l’Église par la conversion des hérétiques ; que la Providence avait humilié les Grecs, peuple impie, superbe et rebelle, et remis l’empire entre les mains des Latins, nation pieuse, humble et docile. Le souverain pontife invitait, au nom de l’empereur Baudouin, les Français de tout sexe et de toute condition à se rendre dans la Grèce pour y recevoir des terres et des richesses selon leur mérite et leur qualité. Il promettait les indulgences de la croisade même aux fidèles qui, partageant la gloire des croisés, iraient défendre et faire fleurir le nouvel empire d’Orient.

Cependant le pape ne perdait point de vue l’expédition de Syrie, et paraissait persuadé que les secours envoyés à Constantinople devaient contribuer à la délivrance des saints lieux. Le roi de Jérusalem implorait plus que jamais, par ses lettres et ses ambassadeurs, la protection efficace du Saint-Siège et celle des princes de l’Occident.

Le nouvel empereur de Byzance ne renonçait point à l’espoir de secourir les colonies chrétiennes de Syrie, et pour relever le courage de ses frères de la terre sainte, il envoya à Ptolémaïs la chaîne du port et les portes de Constantinople. Lorsque ces trophées de la victoire arrivèrent dans la Palestine, la disette, la famine, tous les fléaux d’une guerre malheureuse ravageaient les villes et les campagnes. A la nouvelle d’un prochain secours, le peuple de Ptolémaïs passa bientôt de l’excès de la douleur à tous les transports de la joie. La renommée, en publiant les conquêtes miraculeuses des compagnons de Baudouin et de Boniface, porta l’espérance et la sécurité dans toutes les villes chrétiennes de Syrie, et répandit la terreur parmi les musulmans. Maleck-Adhel venait de conclure une trêve avec les chrétiens, et tremblait qu’elle ne fût rompue, lorsque tout à coup il dut son salut à l’événement même qui avait causé ses alarmes.

La plupart des défenseurs de la terre sainte, qui n’avaient connu que les maux de la guerre, voulurent partager la gloire et la fortune des Français et des Vénitiens. Ceux mêmes qui avaient quitté l’armée victorieuse à Zara, qui avaient blâmé l’expédition de Constantinople, crurent que la volonté du ciel les appelait sur les rives du Bosphore ; ils abandonnèrent la terre sainte. Le légat du pape, Pierre de Capoue, fut entraîné par l’exemple des autres croisés, et vint animer par sa présence le zèle du clergé latin qui travaillait à la conversion des Grecs. Les chevaliers de Saint-Jean et du Temple accoururent aussi dans la Grèce, où la gloire et de riches domaines étaient promis à leur valeur. Le roi de Jérusalem était resté à Ptolémaïs presque seul et sans aucun moyen de faire respecter la trêve qu’il venait de conclure avec les infidèles.

Baudouin s’empressa d’accueillir les défenseurs de la terre sainte ; mais la joie de l’empereur à leur arrivée fut troublée par la nouvelle qu’il reçut de la mort de sa femme, Marguerite de Flandre. Cette princesse, embarquée sur la flotte de Jean de Nesle, croyait trouver son mari dans la Palestine : succombant à la fatigue et peut-être au chagrin d’une longue absence, elle tomba malade à Ptolémaïs, et mourut en apprenant que Baudouin venait d’être nommé empereur de Constantinople. Le vaisseau destiné à ramener sur les rives du Bosphore la nouvelle impératrice, ne rapporta que sa dépouille mortelle. Baudouin, au milieu de ses chevaliers, pleura la mort d’une princesse qu’il aimait tendrement et qui, par ses vertus et les grâces de sa jeunesse, devait être l’ornement et l’exemple de la cour de Byzance. Il la fit ensevelir avec une grande pompe dans l’église de Sainte-Sophie, où, peu de jours auparavant, il avait reçu la couronne impériale. Ainsi le peuple de Constantinople vit presque en même temps le couronnement d’un empereur et les funérailles d’une impératrice ; les jours de triomphe et de joie furent mêlés à des jours de deuil. Ce contraste des fêtes de la mort et des pompes de la victoire et du trône semblait offrir une fidèle image de la gloire des conquérants et des destinées futures du nouvel empire.

L’empereur et ses barons, avec les secours qu’ils venaient de recevoir, avaient à peine vingt mille hommes pour défendre leurs conquêtes et contenir le peuple de la capitale et des provinces. Le sultan d’Iconium et le roi des Bulgares menaçaient depuis longtemps d’envahir les terres voisines de leurs États : l’ébranlement et la chute de l’empire grec offraient à leur ambition et à leur jalousie une occasion favorable d’éclater. Les peuples de la Grèce étaient vaincus sans être soumis. Comme dans le désordre qui accompagna la conquête de Byzance on ne reconnaissait plus d’autre droit que la force et l’épée, tous les Grecs qui avaient encore les armes à la main voulurent se faire une principauté ou un royaume. Partout des États et des empires nouveaux s’élevaient du sein des ruines et menaçaient déjà celui que les croisés venaient d’établir.

Un petit-fils d'Andronic fondait dans une province grecque de l’Asie Mineure la principauté de Trébisonde ; Léon Sgurre, maître de la petite ville de Napoli, avait étendu ses domaines par l’injustice et la violence, et, pour nous servir d’une comparaison de Nicétas, il s’était agrandi comme le torrent qui s’enfle dans l’orage et se grossit des eaux de la tempête. Conquérant barbare, tyran farouche et cruel, il régnait, ou plutôt il répandait la terreur dans l’Argolide et l’isthme de Corinthe. Michel l’Ange Comnène, employant les armes de la trahison, relevait le royaume d’Épire et retenait sous ses lois un peuple sauvage et belliqueux. Théodore Lascaris, qui, comme Énée, avait fui sa patrie livrée aux flammes, rassemblait des troupes dans la Bithynie et se faisait proclamer empereur à Nicée, d’où sa famille devait un jour revenir en triomphe dans Constantinople.

Si le désespoir avait donné quelque courage aux deux empereurs fugitifs, ils auraient pu entrer en partage de leurs propres dépouilles et conserver un reste de puissance ; mais ils n’avaient point profité des leçons du malheur. Murzuffle, qui avait achevé tous les crimes commencés par Alexis, ne craignit point de se livrer à son malheureux rival, dont il avait épousé la fille. Les méchants se chargent quelquefois du soin de se punir entre eux : Alexis, après avoir accablé Murzuffle de caresses, l’attira dans sa maison, et lui fit arracher les yeux. En cet état, Murzuffle, abandonné des siens, pour lesquels il n’était plus qu’un objet d’horreur, allait cacher en Asie sa vie et sa misère, lorsqu’il tomba au pouvoir des Latins. Conduit à Constantinople et condamné à expier ses crimes par une mort ignominieuse, il fut précipité du haut d’une colonne élevée par l’empereur Théodose sur la place du Taurus. La multitude des Grecs qui avaient offert la pourpre à Murzuffle, assista à sa fin tragique, et parut effrayée d’un supplice plus nouveau pour elle que le crime que l’on voulait punir. Après l’exécution, la foule contempla avec surprise sur la colonne de Théodose un bas-relief qui représentait un roi tombant d’un lieu élevé et une ville escaladée du côté de la mer. Dans ces temps de troubles et de calamités, on voyait partout des présages. Tout, jusqu’au marbre et à la pierre, semblait avoir parlé des malheurs de Constantinople. Nicétas s’étonnait que de si grandes infortunes n’eussent pas été annoncées par une pluie de sang et quelques prodiges sinistres. Les Grecs les plus éclairés expliquaient la chute de l’empire de Constantin par les vers des poètes et des sibylles, ou par les prophéties de l’Écriture ; le peuple lisait la mort de ses tyrans et ses propres misères dans les regards des statues et sur les colonnes restées debout au milieu de la capitale.

La perfidie et la cruauté d’Alexis ne demeurèrent pas impunies. L’usurpateur fut obligé d’errer de ville en ville et de cacher quelquefois la pourpre impériale sous l’habit d’un mendiant. Il dut, pendant quelque temps, son salut au mépris qu’il inspirait aux vainqueurs. Après avoir erré longtemps, il fut livré, dit-on, au marquis de Montferrat, et conduit en Italie. Echappé de sa prison, il repassa en Asie et trouva un asile chez le sultan d'Iconium. Alexis ne put se résoudre à vivre en paix dans sa retraite, et se réunit aux Turcs pour attaquer son gendre Lascaris, auquel il ne pouvait pardonner de régner sur la Bithynie. Comme les Turcs furent battus, le prince fugitif tomba enfin dans les mains de l’empereur de Nicée, qui le fit jeter dans un monastère, où il mourut oublié des Grecs et des Latins. Il avait régné huit ans trois mois et dix jours.

Si nous en croyons Nicétas, Alexis était rempli de douceur et de modération. Il ne fit porter à aucune femme le deuil de son époux, et ne fit pleurer à personne la perte de ses biens. Cet éloge de Nicétas ne saurait faire oublier l’usurpation d’Alexis, source de tant de maux, et la lâcheté avec laquelle il abandonna l’empire en péril. Sans doute que l’histoire doit flétrir les rois qui ne respectent pas la vie des hommes et la fortune des citoyens ; mais ses mépris doivent surtout tomber sur ceux que la voix du peuple ou la voix de Dieu n’a point appelés, et qui, dans les temps difficiles, n’ont ni la force ni le courage de la mission périlleuse qu’ils ont reçue ou qu’ils se sont donnée : voilà les mauvais princes, voilà les princes des mauvais jours. Quant à Murzuffle, la catastrophe qui termina sa vie ne nous inspire ni étonnement ni compassion. On peut dire qu’il montra quelque énergie pour la défense de Constantinople ; son ambition aurait pu passer pour du patriotisme, si elle n’avait pas commencé par un grand crime. Ses efforts n’aboutirent qu’à amasser de nouvelles calamités sur Byzance, car la Providence ne voulait point qu’un grand empire dût son salut à la trahison et au parricide.

Tandis que les princes tombés du trône se faisaient ainsi la guerre et se disputaient les ruines de l’empire, les comtes et les barons français quittaient la capitale pour prendre possession des villes et des provinces qu’ils avaient reçues en partage. Plusieurs d’entre eux furent obligés de conquérir, les armes à la main, les terres qu’on leur avait données. Le marquis de Montferrat se mit en marche pour visiter le royaume de Thessalonique et recevoir l’hommage de ses nouveaux sujets. L’empereur Baudouin, suivi de son frère Henri de Hainaut et d’un grand nombre de chevaliers, parcourut la Thrace et la Remanie, et partout, sur son passage, entendit les bruyantes acclamations d’un peuple toujours plus habile à flatter ses vainqueurs qu’à combattre ses ennemis. Arrivé à Andrinople, où il fut reçu en triomphe, le nouvel empereur annonça le projet de poursuivre sa marche jusqu’à Thessalonique. Cette résolution inattendue surprit le marquis de Montferrat, qui témoigna le désir d’aller seul dans son royaume. Boniface promettait d’être soumis à l’empereur, d’employer toutes ses forces contre les ennemis de l’empire ; mais il craignait la présence de l’armée de Baudouin dans ses villes déjà épuisées par la guerre. Une vive querelle s’éleva entre les deux princes. Le marquis de Montferrat accusait l’empereur de vouloir s’emparer de ses États ; Baudouin croyait apercevoir dans la résistance de Boniface le secret dessein de méconnaître la souveraineté du chef de l’empire. Tous les deux ils aimaient la justice, et ne manquaient point de modération ; mais, depuis qu’ils étaient devenus, l’un roi de Thessalonique, l’autre empereur de Constantinople, ils avaient des courtisans qui s’efforçaient d’aigrir leur querelle et d’enflammer leur animosité. Les uns disaient à Boniface que Baudouin avait tous les torts, et qu’il abusait d’une puissance qui aurait dû être le prix d’une autre vertu que la sienne. Les autres reprochaient à l’empereur d’être trop généreux avec ses ennemis, et, dans l’excès de leur flatterie, ils ne lui trouvaient qu’un seul tort, celui d’avoir épargné trop longtemps un vassal infidèle. Malgré toutes les représentations du marquis de Montferrat, Baudouin conduisit son armée dans le royaume de Thessalonique. Boniface regarda cette obstination de l’empereur comme un sanglant outrage, et jura d’en tirer vengeance le glaive à la main. Poussé par la colère, il s’éloigna brusquement avec quelques chevaliers qui s’étaient déclarés pour sa cause, et courut s’emparer de Didymotique, ville de l’empereur, une bonne ville et forte d'assiette dit Villehardouin.

Le marquis de Montferrat emmenait avec lui sa femme, Marguerite de Hongrie, veuve d’Isaac. La présence de cette princesse et l’espoir d’entretenir la division parmi les Latins attiraient les Grecs sous les drapeaux de Boniface. Il leur déclara qu’il combattait pour leur cause, et fit revêtir de la pourpre impériale un jeune prince fils d’Isaac et de Marguerite de Hongrie. Traînant à sa suite ce fantôme d’empereur, auquel venaient de toutes parts se rallier les principaux habitants de la Romanie, il reprit le chemin d'Andrinople, et fit des préparatifs pour assiéger cette ville. Boniface, toujours plus irrité, n’écoutait ni les conseils ni les prières de ses compagnons d’armes. La discorde allait faire couler le sang des Latins, si le doge de Venise, le comte de Blois et les barons restés à Constantinople n’avaient employé leur autorité et leur crédit pour prévenir les malheurs dont le nouvel empire était menacé. Vivement affligés de tout ce qu’ils avaient appris, ils envoyèrent des députés à l’empereur et au marquis de Montferrat. Le maréchal de Champagne, envoyé auprès de Boniface, lui reprocha sans ménagement d’avoir oublié la gloire et l’honneur des croisés, dont il avait été le chef ; de compromettre, par un vain orgueil, la cause de Jésus-Christ et le salut de l’empire ; de préparer des jours de triomphe et de joie pour les Grecs, les Bulgares et les Turcs. Le marquis de Montferrat fut touché des reproches de Villehardouin, qui était son ami et qui parlait au nom de tous les croisés : il promit de faire cesser la guerre et de soumettre sa querelle avec Baudouin au jugement des comtes et des barons.

Cependant Baudouin avait pris possession de Thessalonique. Aussitôt qu’il apprit les hostilités du marquis de Montferrat, il se hâta de revenir avec son armée vers Andrinople. Il roulait dans son âme des projets de vengeance, et menaçait de repousser la force par la force, d’opposer la guerre à la guerre, lorsqu’il rencontra plusieurs députés qui venaient, au nom des chefs de la croisade, lui parler de la paix et rappeler dans son cœur des sentiments de justice et d’humanité. Un chevalier du comte de Blois adressa à l’empereur un discours que Villehardouin nous a conservé, et dans lequel nos lecteurs aimeront sans doute à retrouver la noble franchise des vainqueurs de Byzance.

« Sire, lui dit-il, le doge de Venise, le comte Louis de Blois, mon très-honoré seigneur, et tous les barons qui sont à Constantinople, vous saluent comme leur souverain, et se plaignent à Dieu et à vous de ceux qui, par leurs mauvais conseils, ont excité de funestes discordes. Vous fîtes, certes, très-mal de prêter l’oreille à ces conseillers perfides, car ils sont nos ennemis et les vôtres. Vous saurez que le marquis Boniface a soumis sa querelle au jugement des barons ; les seigneurs et les princes espèrent que vous ferez comme lui et que vous ne résisterez point à la justice. Ils ont juré, et nous sommes chargés de vous le déclarer en leur nom, de ne point souffrir plus longtemps le scandale d’une guerre allumée entre des croisés. »

Baudouin ne répondit point d’abord à ce discours, et parut surpris d’un tel langage ; mais on lui parlait ainsi au nom du doge de Venise, dont il respectait la vieillesse et qu’il aimait tendrement ; au nom des comtes et des barons, sans le secours desquels il ne pouvait conserver l’empire : il écouta enfin la voix de la raison et celle de l’amitié. Il promit de déposer les armes et de se rendre à Constantinople pour terminer la querelle élevée entre lui et le marquis de Montferrat. A son arrivée, les comtes et les barons ne lui épargnèrent ni les plaintes ni les prières, et le trouvèrent docile à tous leurs conseils. Le marquis de Montferrat, qui ne tarda pas à le suivre, revenait avec crainte dans la capitale ; il était accompagné de cent chevaliers avec leurs hommes d’armes. L’accueil qu’il reçut de Baudouin et des autres chefs acheva d’apaiser tous ses ressentiments et de dissiper toutes ses défiances. Dès lors on ne parla plus que de rétablir la paix et l’harmonie parmi les croisés. Le doge de Venise, les comtes et les barons, les plus sages des chevaliers, qui rappelaient aux maîtres du nouvel empire l’institution redoutable des pairs de l’Occident, jugèrent la querelle qui leur était soumise, et prononcèrent sans appel entre le roi de Thessalonique et l’empereur de Constantinople. Les deux princes jurèrent de ne plus écouter les perfides conseils, et s’embrassèrent en présence de l’armée, qui se réjouit du retour de la concorde comme d’une grande victoire remportée sur les ennemis de l’empire. « Grand mal pouvoient faire, dit Villehardouin, ceux qui ce discord avoient suscité ; car si Dieu n’eust pris pitié des croisés, ils estoient en danger de perdre leurs conquestes, et la chrétienté en aventure de périr. »

Aussitôt que la paix fut rétablie, les chevaliers et les barons quittèrent de nouveau la capitale pour parcourir et soumettre les provinces. Louis, comte de Blois, qui avait eu en partage la Bithynie et qui avait pris le litre de duc de Nicée, se trouvait retenu dans la capitale par une maladie grave. Il fit partir, vers la Toussaint Pierre de Bracheux et Payen d’Orléans avec cent chevaliers. Cette troupe de braves se rendit d’abord à Gallipoli, et, passant l'Hellespont, aborda à Piga, ville habitée par des Latins, et parcourut sans rencontrer d’ennemis la rive orientale de la Propontide. Ayant pénétré dans l’intérieur du pays, elle battit une armée de Lascaris et s’empara de Pénamène sur les confins de la Bithynie et de la Mysie ; marchant de triomphe en triomphe, elle s’avança jusqu’au mont Olympe, et ne trouva de résistance que sous les murs de Brousse. Dans le même temps, d’autres chevaliers de la croix traversèrent le Bosphore à Chalcédoine, et suivirent les côtes de la mer jusqu’à la ville de Nicomédie, qui leur ouvrit ses portes et dans laquelle ils mirent une forte garnison.

Vers le mois de décembre, Henri de Hainaut, frère de Baudouin, qui avait obtenu l’Anatolie, s’était rendu par mer à Abydos. Les plaines de la Troade, tous les pays situés entre l’Hellespont et l’Ida, se soumirent d’autant plus volontiers, que la plus grande partie de la population se composait d’Arméniens, ennemis des Grecs. Henri, s’étant avancé jusqu’au canal de Lesbos ou de Mételin, mit en fuite Constantin, frère de Lascaris, et fit flotter ses drapeaux sur les murs d’Adramyte, ville située à la pointe du golfe du même nom.

D’un autre côté, les guerriers vainqueurs de Byzance soumettaient à leurs armes les villes et les seigneuries qu’ils avaient reçues dans la Romanie ou la Thrace jusqu’à Philippopolis. Le marquis de Montferrat, paisible possesseur de Thessalonique, entreprit de faire la conquête de la Grèce : il s’avança dans la Thessalie, dépassa les chaînes de l’Olympe et de l’Ossa, et s’empara de Larisse. Boni face et ses chevaliers, sans songer aux vieux Spartiates, traversèrent le détroit des Thermopyles, et pénétrèrent dans la Béotie et dans l’Attique ; ils mirent en fuite Léon Sgurre, fléau d’une vaste province, et leurs exploits purent rappeler aux Grecs ces héros des premiers âges qui parcouraient le monde en combattant les monstres et les tyrans. Pendant que Boniface prenait possession de plusieurs contrées de la Grèce, Guillaume de Champlitte, vicomte de Dijon, et Geoffroi de Villehardouin, neveu du maréchal de Champagne, venus de France avec un grand nombre de chevaliers champenois et bourguignons, fondaient dans le Péloponnèse une principauté qui devait durer plus longtemps que l’empire latin de Byzance. Ils se rendirent maîtres de l’Arcadie, de la Messénie, du territoire de Lacédémone, des rivages de la mer depuis Patras et Modon jusqu’à Calamata. La Grèce, tout entière soumise aux lois des Francs, eut bientôt des seigneurs d’Argos, de Corinthe, des grands sires de Thèbes, des ducs d’Athènes, des princes d'Achaïe. Des chevaliers français dictèrent des lois dans la ville d'Agamemnon, dans la cité de Minerve, dans la patrie de Lycurgue, dans celle d'Épaminondas. Etrange destinée des guerriers de cette croisade, qui avaient quitté l’Occident pour conquérir la ville et la terre de Jésus-Christ, et que la fortune conduisait dans les lieux remplis du souvenir des dieux d’Homère et de la gloire profane de l’antiquité !

Les croisés n’eurent pas longtemps à se féliciter de leurs conquêtes. Possesseurs d’un empire plus difficile à conserver qu’à soumettre par les armes, ils ne surent point maîtriser la fortune, ce qui leur ôta bientôt ce que la victoire leur avait donné. Ils exercèrent leur pouvoir avec violence, et ne ménagèrent ni leurs sujets ni leurs voisins. Le roi des Bulgares, Joanice, avait envoyé à Baudouin une ambassade pour lui offrir son amitié : Baudouin répondit avec hauteur, et menaça de faire descendre Joanice de son trône usurpé. En dépouillant les Grecs de leurs biens, les croisés se fermèrent toute source de prospérité, et réduisirent au désespoir des hommes auxquels ils n’avaient laissé que la vie. Pour comble d’imprudence, ils refusèrent de recevoir dans leurs armées les Grecs, qu’ils accablaient de leur mépris et qui devinrent pour eux des ennemis implacables. Non contents de faire reconnaître leur autorité dans les villes, ils voulurent asservir les cœurs, et réveillèrent le fanatisme. D’injustes persécutions aigrirent l’esprit des prêtres grecs, qui déclamèrent avec fureur contre la tyrannie, et qui, réduits à la misère, furent écoutés comme des oracles et révérés comme des martyrs.

Le nouvel empire des Latins, dans lequel on avait introduit les lois féodales, se trouvait partagé en mille principautés ou seigneuries, et n’était plus qu’une espèce de république, difficile à gouverner. Les Vénitiens avaient leur juridiction particulière, et la plupart des villes étaient régies tour à tour par la législation de Venise et par le code de la féodalité. Les seigneurs et les barons avaient entre eux des intérêts opposés et des rivalités qui, chaque jour, pouvaient faire éclater la discorde et la guerre civile. Les ecclésiastiques latins, qui avaient partagé les dépouilles de l’Église grecque, n’invitaient point à la paix par leur exemple, et portaient le scandale de leurs dissensions jusque dans le sanctuaire. Ils voulaient sans cesse faire prévaloir les lois et l’autorité de la cour de Rome sur celles des empereurs. Plusieurs d’entre eux avaient usurpé les fiefs sur les barons, et, comme les fiefs qu’ils possédaient étaient exempts du service militaire, l’empire se trouvait ainsi privé de ses défenseurs naturels.

Le climat et les richesses de la Grèce, le séjour de Byzance, avaient énervé le courage des vainqueurs et porté la corruption parmi les soldats de la croix. Les peuples méprisèrent enfin la puissance et les lois de ceux dont ils méprisaient les mœurs. Comme les Latins s’étaient séparés, pour se rendre les uns dans la Grèce, les autres dans l’Asie Mineure, les Grecs, qui ne voyaient plus de grandes armées et qui avaient quelquefois résisté à leurs ennemis avec avantage, commencèrent à croire que les guerriers de l’Occident n’étaient point invincibles.

Dans leur désespoir, les vaincus résolurent de courir aux armes, et, cherchant partout des ennemis aux croisés, ils implorèrent l’alliance et la protection des Bulgares. Il se forma une vaste conjuration, dans laquelle entrèrent tous ceux qui ne pouvaient plus supporter la servitude. Tout à coup l’orage éclata par le massacre des Latins ; un cri de guerre se fit entendre depuis le mont Hémus jusqu'à l'Hellespont ; les croisés, dispersés dans les villes et dans les campagnes, furent surpris par un ennemi furieux et sans pitié. Les Vénitiens et les Français qui gardaient Andrinople et Didymotique, ne purent résister à la multitude des Grecs : les uns furent égorgés dans les rues ; les autres se retirèrent en désordre, et, dans leur fuite, ils virent avec douleur leurs drapeaux arrachés du sommet des tours et remplacés par les étendards des Bulgares. Les chemins étaient couverts de guerriers fugitifs, qui ne trouvaient point d’asile dans un pays naguère tremblant au bruit de leurs armes.

Chaque ville assiégée par les Grecs ignorait le sort des autres villes confiées à la garde des Latins ; les communications étaient interrompues ; de sinistres rumeurs se répandaient dans les provinces et représentaient la capitale en feu, toutes les cités livrées au pillage, toutes les armées des Francs dispersées et anéanties. Les vieilles chroniques, en parlant de la barbarie des Grecs, parlent aussi de l’effroi qui s’était emparé de quelques-uns des chevaliers et des barons. La vue du danger semblait avoir étouffé dans leurs cœurs tous les sentiments : on voyait des croisés abandonner leurs compagnons, des frères abandonner leurs frères au moment du péril. Un vieux chevalier, Robert de Trit, qui, malgré ses cheveux blancs, avait suivi ses fils à la croisade, se trouvait assiégé par les Grecs dans Philippopolis : la ville était entourée d’ennemis ; Robert n’avait presque plus d’espoir de salut. Dans un aussi pressant danger, ses larmes et ses prières ne purent retenir auprès de lui ni son gendre ni son fils. Villehardouin nous apprend que ces lâches guerriers furent égorgés dans leur fuite, et que Dieu ne voulut point sauver ceux qui avaient refusé de secourir leur père.

Lorsque le bruit de ces désastres parvint à Constantinople, Baudouin assembla les comtes et les barons. On résolut de porter un prompt remède à tant de maux, et de déployer toutes les forces de l’empire pour arrêter les progrès de la révolte. Les croisés qui faisaient la guerre au-delà du Bosphore, reçurent l’ordre d’abandonner leurs conquêtes, et de revenir sous les drapeaux de l’armée. Baudouin les attendit pendant plusieurs jours ; mais, comme il était impatient de commencer la guerre, et qu’il voulait étonner l’ennemi par la promptitude de sa marche, il partit à la tête des chevaliers qui se trouvaient dans la capitale, et, cinq jours après son départ, parut devant les murs d'Andrinople.

Les chefs des croisés, accoutumés à braver tous les obstacles, n’étaient jamais retenus ni parle petit nombre de leurs soldats, ni par la multitude de leurs ennemis. La capitale de la Thrace, environnée d’inexpugnables remparts, était défendue par cent mille Grecs, à qui l’ardeur de la vengeance tenait lieu de courage ; Baudouin comptait à peine huit mille hommes sous ses drapeaux. Le doge de Venise arriva bientôt avec sept à huit mille Vénitiens. Les Latins fugitifs vinrent de toutes parts se réunir à cette petite armée. Les croisés dressèrent leurs tentes, et se préparèrent à faire le siège de la ville. Leurs préparatifs se poursuivaient lentement, et les vivres commençaient à leur manquer, lorsque la renommée annonça la marche du roi des Bulgares. Joanice, chef d’un peuple barbare et plus barbare lui-même que ses sujets, s’avançait avec une armée formidable : il cachait les projets de son ambition et de sa vengeance sous les apparences du zèle religieux, et faisait porter devant lui un étendard de saint Pierre qu’il avait reçu du pape. Le nouvel allié des Grecs se vantait d’être le chef d’une sainte entreprise, et menaçait d’exterminer les Francs, qu’il accusait d’avoir pris la croix pour ravager les provinces et piller les villes des chrétiens.

Le roi des Bulgares était précédé, dans sa marche, d’une troupe nombreuse de Tartares ou Comans, que l’espoir du pillage avait fait sortir des montagnes et des forêts voisines du Danube et du Borysthène. Les Comans, plus féroces que les peuples du mont Hémus, buvaient, dit-on, le sang de leurs captifs, et sacrifiaient les chrétiens sur les autels de leurs idoles. Accoutumés, comme les guerriers de la Scythie, à combattre en fuyant, les cavaliers tartares avaient reçu de Joanice l’ordre de provoquer l’ennemi jusque dans son camp, et d’attirer dans une embuscade la pesante cavalerie des Francs. Les comtes et les barons avaient prévu le danger : ils défendirent aux croisés de quitter leurs tentes et de sortir de leurs retranchements. Mais tel était le caractère des guerriers français, qu’à leurs yeux la prudence ôtait à la bravoure tout son éclat, et qu’il leur paraissait honteux de supporter sans combat les menaces et la présence de l’ennemi.

A peine les Tartares ont-ils paru aux abords du camp, que leur vue fait oublier aux chefs mêmes des croisés l’ordre qu’ils ont donné la veille. Le comte de Blois, le comte de Flandre, volent à la rencontre de l’ennemi, le mettent en fuite, et le poursuivent pendant l’espace de deux lieues. Mais tout à coup les Tartares se rallient et fondent à leur tour sur les croisés. Ceux-ci, qui croyaient avoir remporté une victoire, se trouvent obligés dose défendre au milieu d’un pays inconnu ; leurs escadrons, accablés de fatigue, sont surpris, entourés par l’armée de Joanice. Enfoncés de toutes parts, ils font de vains efforts pour reprendre leur ordre de bataille, et ne peuvent ni fuir ni résister aux barbares.

Le comte de Blois s’efforce de réparer sa funeste imprudence par des prodiges de valeur ; couvert de blessures, il est renversé de son cheval au milieu des rangs ennemis. Un de ses chevaliers le relève et veut le retirer de la mêlée : « Non, s’écrie ce brave prince, laissez-moi combattre et mourir. A Dieu ne plaise qu’il me soit jamais reproché d’avoir fui du combat ! » En achevant ces paroles, le comte de Blois tombe percé de coups, et son chevalier fidèle expire à ses côtés.

L’empereur Baudouin disputait encore la victoire. Les plus braves des chevaliers et des barons le suivaient dans la mêlée ; un carnage horrible marquait partout leur passage à travers les rangs des barbares. Pierre, évêque de Bethléem, Étienne, comte du Perche, Renaud de Montmirail, Mathieu de Valincourt, Robert de Ronçai, une foule de seigneurs et de vaillants guerriers, perdent la vie en défendant leur prince. Baudouin restait presque seul sur le champ de bataille et combattait encore ; mais il est enfin accablé par le nombre, et tombe entre les mains des Bulgares, qui le chargent de fers. Les débris de l’armée se retirent dans le plus grand désordre, et ne doivent leur salut qu’à la sage bravoure du doge de Venise et du maréchal de Champagne et de Romanie, restés à la garde du camp.

Dans la nuit même qui suivit le combat, les croisés lèvent le siège d'Andrinople, et reprennent, à travers mille dangers, le chemin de la capitale. Les Bulgares et les Comans, fiers de leur victoire, poursuivaient sans relâche l’armée qu’ils avaient vaincue. Cette armée, qui avait perdu la moitié de ses soldats, manquait de vivres, et traînait avec peine ses bagages et ses blessés. Les croisés étaient plongés dans un morne silence ; leur désespoir se montrait dans leur contenance et sur leurs visages. Ils rencontrèrent à Rodosto Henri de Hainaut et plusieurs chevaliers qui revenaient des provinces d’Asie pour rejoindre l’armée d’Andrinople : ils racontent en gémissant leur défaite et la captivité de Baudouin ; tous ces guerriers, qui n’avaient jamais été vaincus, expriment à la fois leur surprise et leur douleur, confondent leurs sanglots et leurs larmes, élèvent les yeux et les mains vers le ciel pour implorer la miséricorde divine. Les croisés qui revenaient des rives du Bosphore, s’adressent au maréchal de Romanie, et lui disent en pleurant : « Envoyez-nous au plus fort du péril, car nous n’avons plus besoin de la vie : ne sommes-nous pas assez malheureux de n’être pas venus assez tôt pour secourir notre empereur ? » Ainsi les chevaliers de la croix, poursuivis par un ennemi victorieux, ne connaissaient point la crainte ; la douleur que leur donnait le souvenir de leur défaite, leur permettait à peine de voir les périls dont ils étaient menacés.

Cependant tous les croisés ne montraient pas ce noble courage : plusieurs chevaliers, que Villehardouin ne veut point nommer pour ne pas déshonorer leur mémoire, avaient abandonné les drapeaux de l’armée, et s’étaient enfuis jusqu’à Constantinople. Ils racontèrent les désastres des croisés, et, pour excuser leur désertion, ils firent un tableau lamentable des maux qui menaçaient l’empire. Tous les Francs furent saisis de douleur et d’effroi en apprenant qu’ils n’avaient plus d’empereur. Les Grecs qui habitaient la capitale, applaudissaient en secret au triomphe des Bulgares ; leur joie, qu’ils savaient mal dissimuler, augmentait encore les alarmes des Latins. Un grand nombre de chevaliers, accablés de tant de revers, ne virent plus leur salut que dans la fuite, et s’embarquèrent à la hâte sur des vaisseaux vénitiens. En vain le légat du pape et plusieurs chefs de l’armée cherchèrent à les retenir, en les menaçant de la colère de Dieu et du mépris des hommes : ils renoncèrent à leur propre gloire, ils abandonnèrent un empire fondé par leurs armes, et vinrent annoncer la captivité de Baudouin dans les villes de l’Occident, où l’on faisait encore des réjouissances publiques pour les premières victoires des croisés.

Cependant Joanice était à la poursuite de l’armée vaincue. Les Grecs, réunis aux Bulgares, s’emparaient de toutes les provinces et ne laissaient point de repos aux Latins. Parmi les désastres dont l’histoire contemporaine nous a transmis le déplorable récit, nous ne devons pas oublier le massacre de vingt mille Arméniens. Cette peuplade nombreuse avait quitté les bords de l’Euphrate, et s’était établie dans les contrées de l’Anatolie. Après la conquête de Constantinople, elle se déclara pour les croisés ; et, lorsque les Latins éprouvèrent des revers, se voyant menacée et poursuivie par les Grecs, elle traversa le Bosphore, et suivit Henri de Hainaut qui marchait vers Andrinople. Ces Arméniens conduisaient avec eux leurs troupeaux et leurs familles ; ils traînaient sur des chariots tout ce qu’ils avaient pu emporter de plus précieux, et, dans leur marche à travers les montagnes de la Thrace, ne suivaient qu’avec peine l’armée des croisés. Ce malheureux peuple fut surpris par les Tartares, et péril tout entier sous le glaive d’un impitoyable vainqueur. Les Francs pleurèrent la défaite et la destruction des Arméniens, sans pouvoir les venger ; ils n’avaient plus que des ennemis dans les vastes provinces de l’empire ; ils ne conservaient au-delà du Bosphore que le château de Péges ; du côté de l’Europe, que Rodosto et Sélivrée. Leurs conquêtes dans l’ancienne Grèce n’étaient pas encore menacées par les Bulgares, mais ces conquêtes éloignées ne servaient qu’à diviser leurs forces. Henri de Hainaut, qui prit le titre de régent, fit des prodiges de valeur pour reprendre quelques-unes des villes de la Thrace, et perdit dans des combats sans gloire un grand nombre des guerriers qui restaient sous ses drapeaux.

[1206.] L’évêque de Soissons et plusieurs croisés, tristes messagers d’un empire en deuil, furent envoyés en Italie, en France et dans le comté de Flandre, pour solliciter les secours des chevaliers et des barons ; mais les secours qu’on espérait ne pouvaient arriver que lentement, et l’ennemi faisait de rapides progrès.

L’armée des Bulgares, comme un violent orage, s’avançait de tous côtés ; elle désolait les campagnes de la Romanie, étendait ses ravages dans le royaume de Thessalonique, repassait le mont Hémus, et revenait plus nombreuse et plus formidable jusque sur les bords de l'Hèbre, menaçant les rives de l'Hellespont. L’empire latin n’avait plus de défenseurs qu’un petit nombre de guerriers répandus dans les villes et les forteresses ; chaque jour la guerre et la désertion diminuaient le nombre et les forces des malheureux vainqueurs de Byzance. Cinq cents chevaliers, l’élite de l’armée des croisés, furent attaqués devant les murs de Rusium et taillés en pièces par la multitude innombrable des Gomans et des Bulgares. Cette défaite ne fut pas moins funeste que la bataille d’Andrinople : les hordes du mont Hémus et des rives du Borysthène n’eurent plus d’ennemis à combattre. Sur leur passage les campagnes étaient en flammes, les villes n’avaient point de moyens de défense et n’offraient aucun refuge. La terre était couverte de soldats qui égorgeaient tout ce qui s’offrait à leurs coups ; la mer, couverte de pirates qui menaçaient toutes les côtes de leurs brigandages. Constantinople s’attendait chaque jour à voir sous ses remparts les étendards victorieux de Joanice, et ne dut son salut qu’à l’excès des maux qui désolaient les provinces de l’empire.

Le roi des Bulgares n’épargnait pas plus ses alliés que ses ennemis. Les villes tombées en son pouvoir ne présentaient qu’un amas de ruines ; il dépouillait les habitants, les traînait à sa suite comme des captifs, et leur faisait éprouver, avec toutes les calamités de la guerre, tous les excès d’une tyrannie jalouse et barbare. Les Grecs, qui avaient sollicité son secours, furent enfin réduits à implorer l’appui des Latins contre leurs féroces alliés. Les croisés acceptèrent avec joie l’alliance des Grecs, qu’ils n’auraient jamais dû repousser, et rentrèrent dans Andrinople. Didymotique et la plupart des villes de la Remanie secouèrent le joug insupportable des Bulgares et se soumirent aux Latins. Les Grecs, que Joanice avait poussés au désespoir, montrèrent quelque bravoure, et devinrent pour les croisés d’utiles auxiliaires ; mais que pouvait la valeur dans des villes désertes, dans des provinces ravagées, dans un empire détruit ? Les hordes de la Bulgarie, victorieuses ou vaincues, poursuivaient leurs ravages ; leur chef renouvelait chaque jour ses invasions, et ne laissait point de repos aux Francs. Abandonné par les Grecs de la Romanie, il invoqua les armes des Grecs de Nicée, et fit une alliance avec Lascaris, implacable ennemi des Latins.

Le pape avait en vain exhorté les peuples de France et d’Italie à s’armer pour secourir les vainqueurs de Byzance : il ne put réveiller leur enthousiasme pour une cause qui n’offrait plus à ses défenseurs que des malheurs certains et des dangers sans gloire.

Au milieu des périls qui se multipliaient chaque jour, les croisés ignoraient encore le sort de Baudouin : tantôt on racontait qu’il avait brisé ses fers et qu’il avait été vu errant dans les forêts de la Servie ; tantôt, qu’il était mort de douleur dans sa prison ; tantôt enfin, qu’il avait été massacré, au milieu d’un festin, par le roi des Bulgares, que ses membres mutilés avaient été jetés sur des rochers sauvages, et que son crâne, enchâssé dans l’or, servait de coupe à son barbare vainqueur. Plusieurs messagers envoyés par Henri de Hainaut parcoururent les villes de la Bulgarie pour connaître le sort de Baudouin, et revinrent à Constantinople sans avoir rien appris. Un an après la bataille d'Andrinople, le pape, sollicité par les croisés, avait conjuré Joanice de rendre aux Latins de Byzance le chef de leur nouvel empire. Le roi des Bulgares se contenta de répondre que Baudouin avait payé le tribut à la nature et que sa délivrance n’était plus au pouvoir des mortels. Cette réponse fît perdre toute espérance de revoir le monarque prisonnier, et les Latins ne doutèrent plus de la mort de leur empereur. Henri de Hainaut recueillit le déplorable héritage de son frère, et lui succéda à l’empire au milieu de la douleur publique. Pour comble de malheurs, les Latins eurent à pleurer la perte de Dandolo, qui venait de terminer à Constantinople sa glorieuse carrière et dont les derniers regards virent la rapide décadence d’un empire qu’il avait fondé. Dandolo fut magnifiquement enseveli dans Sainte-Sophie, et son mausolée subsista jusqu’au temps de Mahomet H. Le vainqueur de Byzance fit démolir le tombeau du doge lorsqu’il changea l’église de Sainte-Sophie en mosquée. Un peintre vénitien qui avait travaillé plusieurs années à la cour de Mahomet, retournant dans sa patrie, obtint de ce sultan la cuirasse, le casque, les éperons et la toge de Dandolo, dont il fit présent à la famille de ce grand homme.

La plupart des chefs de la croisade avaient péri dans les combats, ou s’étaient retirés en Occident. Boniface, dans une expédition contre les Bulgares du Rhodope, reçut une blessure mortelle, et sa tête fut portée en triomphe au farouche Joanice, qui avait déjà immolé un monarque à son ambition et à sa vengeance. La succession de Boniface fit naître de vives dissensions parmi les croisés, et le royaume de Thessalonique, qui avait jeté quelque éclat pendant sa courte durée, disparut dans le bruit et les orages d’une guerre civile et d’une guerre étrangère. Le frère et le successeur de Baudouin joignait les vertus civiles aux vertus militaires ; mais il ne pouvait relever une puissance de toutes parts ébranlée.

Je n’ai pas le courage de poursuivre cette histoire, et de montrer les Latins dans l’excès de leur abaissement et de leur misère. En commençant mon récit, je disais : Malheur aux vaincus ! en le terminant, je ne puis m’empêcher de dire : Malheur aux vainqueurs !

Un vieil empire qui s’écroule, un empire nouveau tout près de tomber en ruine, tels sont les tableaux que nous présente celte croisade. Jamais aucune époque n’offrit de plus grands exploits à l’admiration et de plus grands malheurs à déplorer. Au milieu de ces scènes glorieuses et tragiques, l’imagination est vivement émue et marche sans cesse de surprise en surprise. On s’étonne d’abord de voir une armée de trente mille hommes s’embarquer pour conquérir un pays qui pouvait compter plusieurs millions de défenseurs. Une tempête, une maladie épidémique, le manque de vivres, la division parmi les chefs, une bataille indécise, tout pouvait perdre l’armée des croisés et faire échouer leur entreprise. Par un bonheur inouï, rien de ce qu’ils avaient à craindre ne leur arrive. Ils triomphent de tous les dangers ; ils surmontent tous les obstacles ; sans avoir aucun parti parmi les Grecs, ils s’emparent de la capitale et des provinces ; et, lorsqu’on voit partout leurs étendards triomphants, c’est alors que la fortune les abandonne et que leur ruine commence. Grande leçon donnée aux peuples par la Providence, qui se sert quelquefois des conquérants pour châtier les nations et les princes et se plaît à briser ensuite les instruments de sa justice ! Sans doute que cette Providence, qui protège les empires, ne permet point que de grands États soient impunément renversés : pour effrayer ceux qui veulent tout soumettre à leurs armes, elle a voulu que la victoire ne portât que des fruits amers.

Les Grecs, nation dégénérée, n’honorèrent leurs malheurs par aucune vertu. Ils n’eurent ni assez de courage pour prévenir les revers de la guerre, ni assez de résignation pour les supporter. Quand ils furent réduits au désespoir, ils montrèrent quelque valeur ; mais cette valeur fut imprudente et aveugle : elle les précipita dans de nouvelles calamités, et leur donna des maîtres plus barbares que ceux dont ils voulaient secouer le joug. Ils n’avaient point de chef qui pût les conduire, point de sentiment patriotique qui pût les rallier : déplorable exemple d’une nation abandonnée à elle-même, qui a perdu ses mœurs et n’a de confiance ni dans ses lois ni dans son gouvernement !

Les Francs avaient sur leurs ennemis tous les avantages que les barbares du Nord avaient eus sur les Romains du Bas-Empire. Dans cette lutte terrible, la simplicité des mœurs, l’énergie d’un peuple nouveau pour la civilisation, l’ardeur du pillage et l’orgueil de la victoire, durent l’emporter sur l’amour du luxe, sur les habitudes formées au milieu de la corruption, sur la vanité qui met du prix aux choses frivoles et ne conserve qu’un vain souvenir de la véritable grandeur.

Les événements que nous venons de raconter suffisent sans doute pour faire connaître les mœurs et l’esprit des Grecs et des Latins. Deux historiens qui nous ont servi de guides dans cette histoire, peuvent ajouter, par la nature de leur style et même le caractère de leurs ouvrages, à l’idée que nous avons du génie des deux peuples.

Le Grec Nicétas fait de longues lamentations sur l’infortune des vaincus : il déplore avec amertume la perte des monuments, des statues, des richesses qui entretenaient le luxe de ses compatriotes. Ses récits, remplis d’exagérations et d’hyperboles, semés partout de passages tirés de l’Écriture et des auteurs profanes, s’éloignent presque toujours delà noble simplicité de l’histoire, et ne montrent qu’une vaine affectation de savoir. Nicétas, dans l’excès de sa vanité, hésite à prononcer le nom des Francs, et croit les punir en gardant le silence sur leurs exploits ; lorsqu’il décrit les malheurs de l’empire, il ne sait que pleurer et gémir ; mais, en gémissant, il veut encore plaire, et paraît plus occupé de son livre que de sa patrie.

Le maréchal de Champagne ne se pique point d’érudition et paraît fier de son ignorance. Sa narration, dépouillée de tout esprit de recherche, mais vive et animée, rappelle partout le langage et la noble franchise d’un preux chevalier. Villehardouin excelle surtout à faire parler les héros, et se plaît à louer la bravoure de ses compagnons ; s’il ne nomme jamais les guerriers de la Grèce, c’est parce qu’il ne les connaît point et qu’il ne veut point les connaître. Le maréchal de Champagne ne s’attendrit point sur les maux de la guerre, et ne trouve de paroles que pour peindre des traits d’héroïsme : l'enthousiasme de la victoire, le spectacle des grandes choses, les nobles émotions ou les sentiments religieux peuvent seuls lui arracher des larmes. Quand les Latins ont éprouvé de grands revers, il ne sait point pleurer ; il se tait, et l’on voit qu’il a quitté son livre pour aller combattre.

Il est un autre historien contemporain dont le caractère peut aussi nous faire juger le siècle où il a vécu et les événements qu’il raconte. Gunther, moine de l’ordre de Cîteaux, qui écrivait sous la dictée de Martin Litz, s’étend beaucoup sur la prédication de la croisade et sur les vertus de son abbé, qui se mit à la tête des croisés du diocèse de Bâle. Lorsque la république de Venise entraîne les pèlerins au siège de Zara, il se rappelle les ordres du pape, et garde le silence. Les prières et les infortunes du fils d’Isaac, la conquête de l’empire d’Orient, ne le touchent point. Toujours préoccupé de la terre sainte, il ne comprend point comment des chevaliers chrétiens peuvent avoir d’autre pensée et faire d’autre promesse que celle de délivrer le tombeau de Jésus-Christ. Mettant peu de prix à des victoires profanes, il ne s’arrête pas longtemps à décrire le siège de Constantinople ; et, lorsque la ville est prise, il ne voit plus dans la foule des conquérants d’un grand empire que l’abbé de son monastère, chargé des pieuses dépouilles de la Grèce.

En lisant les trois histoires contemporaines de l’expédition de Constantinople, on voit que la première appartient à un Grec élevé à la cour de Byzance, la seconde à un chevalier français, la troisième à un moine. Si les deux premiers historiens, par leur manière d’écrire et les sentiments qu’ils expriment, nous donnent une idée juste de la nation grecque et des héros de l’Occident, le dernier peut aussi nous expliquer les opinions et le caractère de la plupart des croisés qui parlaient sans cesse de quitter l’armée partie de Venise, qui s’effrayaient des menaces de la cour de Rome, et qui avaient été conduits en Orient par une ardente dévotion, bien plus que par l’amour des conquêtes.

Au reste, ces pèlerins n’ayant pour mobile que la piété n’étaient qu’en très-petit nombre dans l’armée chrétienne, et furent entraînés par l’esprit général qui animait les chevaliers et les barons. Les autres guerres saintes avaient été prêchées dans les conciles ; cette croisade fut proclamée dans les tournois ; aussi la plupart des croisés se montrèrent-ils plus fidèles aux vertus et aux lois de la chevalerie qu’aux volontés du Saint-Siège. Ces guerriers si fiers et si braves étaient pleins de respect pour l’autorité et les jugements du pape ; mais, poussés par l’honneur, placés entre leurs premiers serments et leur parole donnée aux Vénitiens, ils jurèrent souvent de délivrer Jérusalem, et furent conduits, sans y songer, sous les murs de Constantinople ; armés pour venger la cause de Jésus-Christ, ils servirent l’ambition de Venise, à laquelle ils se croyaient liés par la reconnaissance, et renversèrent le trône de Constantinople pour payer cinquante mille marcs d’argent qu’ils devaient à la république.

L’esprit chevaleresque, un des caractères particuliers de cette guerre et du siècle où elle fut entreprise, entretenait dans le cœur des croisés l’ambition et l’amour de la gloire. Dans les premiers temps de la chevalerie, les chevaliers s’étaient déclarés les champions de la beauté et de l’innocence ; d’abord on leur demandait justice contre les injures et les brigandages ; bientôt des princes et des princesses dépouillés par la violence vinrent leur demander des provinces et des royaumes. Les champions du malheur et de la beauté devinrent alors d’illustres libérateurs et de véritables conquérants.

En même temps qu’un jeune prince venait implorer le secours des croisés pour faire remonter son père sur le trône de Constantinople, une jeune princesse, fille d’Isaac, roi de Chypre, dépouillée par Richard Cœur-de-lion, se rendait à Marseille pour solliciter l’appui des guerriers qui s’embarquaient pour la Palestine. Elle épousa un chevalier flamand et le chargea de reconquérir le royaume de son père. Ce chevalier flamand, que l’histoire ne nomme point et qui appartenait à la famille du comte Baudouin, lorsqu’il arriva en Orient, s’adressa au roi de Jérusalem, et lui demanda le royaume de Chypre ; il fut appuyé dans sa demande par le châtelain de Bruges et la plupart de ses compatriotes qui avaient pris la croix. Amaury, qui avait reçu du pape et de l’empereur d’Allemagne le titre de roi de Chypre, loin de céder a de pareilles prétentions, ordonna au chevalier flamand, à Jean de Nesles et à leurs compagnons, de quitter ses États. Les chevaliers qui avaient embrassé la cause de la fille d’Isaac, ne songèrent plus à reprendre le royaume de Chypre, et, sans s’arrêter dans la terre sainte, qu’ils avaient juré de défendre, ils allèrent sur les bords de l’Euphrate et de l’Oronte chercher d’autres pays à conquérir.

Avant qu’il fut question d’attaquer Constantinople, nous avons vu une fille de Tancrède, dernier roi de Sicile, épouser un chevalier français et lui remettre le soin de venger sa famille, de faire valoir ses droits sur le royaume fondé par les chevaliers normands. Gauthier de Brienne, après son mariage, était parti pour l’Italie avec mille livres tournois et soixante chevaliers. Ayant reçu à Rome la bénédiction du pape, il avait déclaré la guerre aux Allemands, maîtres de la Pouille et de la Sicile, s’était emparé des principales forteresses, et pouvait jouir en paix du fruit de ses victoires, lorsqu’il fut surpris dans sa tente et tomba, couvert de blessures, entre les mains de ses ennemis. On lui promit de briser ses fers s’il renonçait à la couronne de Sicile ; mais il préféra le titre de roi à la liberté, et se laissa mourir de faim plutôt que d’abandonner ses droits sur un royaume que lui avait donné la victoire.

Cet esprit de conquête, qui semblait général parmi les chevaliers, put favoriser l’expédition de Constantinople ; mais il nuisit à la guerre sainte, en détournant les croisés de l’objet principal de la croisade. Les héros de cette guerre sainte ne firent rien pour la délivrance de Jérusalem, dont ils parlaient sans cesse dans leurs lettres adressées au pape. La conquête de Byzance, bien loin d’être, comme le croyaient les chevaliers, le chemin de la terre de Jésus-Christ, ne fut qu’un nouvel obstacle à la conquête de la sainte cité ; leurs imprudents exploits mirent les colonies chrétiennes dans le plus grand péril, et n’aboutirent qu’à renverser de fond en comble, sans la remplacer, une puissance qui pouvait opposer une barrière aux Turcs.

Les Vénitiens profitèrent habilement de cette disposition des chevaliers français ; Venise parvint à étouffer la voix du souverain pontife, qui souvent donnait aux croisés des conseils dictés par l’esprit de l’Évangile. La république eut la plus grande influence sur les événements de cette guerre, ainsi que sur l’esprit des barons et des chevaliers, qui se laissèrent entraîner tantôt par le sentiment de l’honneur, tantôt par le besoin d’acquérir de riches domaines, et montrèrent ainsi dans toute leur conduite un bizarre mélange de générosité et d’avarice.

L’envie de s’enrichir par la victoire n’eut surtout plus de bornes, lorsque les croisés eurent vu Constantinople : l’ambition remplaça dans leurs cœurs tous les sentiments généreux, et ne laissa plus rien de cet enthousiasme, premier mobile des croisades. Aucun prodige, aucune apparition miraculeuse, ne vinrent seconder la valeur des chevaliers, auxquels il suffisait de montrer les richesses de la Grèce. Dans les croisades précédentes, les évêques et les ecclésiastiques promettaient les indulgences de l’Église et la vie éternelle aux combattants ; mais, dans cette guerre, comme les croisés avaient encouru la disgrâce du chef des fidèles, ils ne pouvaient être soutenus dans les périls par l’espoir du martyre ; et les chefs, qui connaissaient l’esprit des guerriers, se contentèrent de promettre une somme d’argent à celui des soldats qui monterait le premier sur les remparts de Constantinople. Lorsqu’on eut pillé la ville, les chevaliers et les barons s’écrièrent, dans l’ivresse de leur joie, qu’on n’avait jamais vu un si riche butin depuis la création du monde.

Nous avons remarqué que, dans la conquête des provinces, chaque chevalier voulut obtenir une principauté ; chaque comte, chaque seigneur voulut avoir un royaume. Le clergé lui-même ne fut point exempt d’ambition, et se plaignit plusieurs fois au pape de n’avoir pas été favorisé dans le partage des dépouilles de l’empire grec.

Pour résumer en peu de mots notre opinion sur les événements et les suites de cette croisade, nous devons dire que l’esprit de chevalerie et l’esprit de conquête enfantèrent d’abord des merveilles, mais qu’ils ne purent suffire à maintenir les croisés dans leurs possessions. Cet esprit conquérant, porté jusqu’aux plus aveugles excès, ne leur permit pas de penser qu’au milieu des plus grands triomphes, il est un terme où la victoire et la force elles-mêmes sont impuissantes, si la prudence et la sagesse ne viennent au secours de la valeur.

Les Francs, leurs ancêtres, qui étaient partis du Nord pour envahir les plus riches provinces de l’empire romain, avaient été mieux secondés par la fortune et surtout par leur propre génie. Respectant les usages des pays soumis à leurs armes, ils ne virent dans les vaincus que des concitoyens et des soutiens de leur propre puissance ; ils ne formèrent point une nation étrangère au milieu des nations qu’ils avaient désolées par leurs victoires. Les croisés, au contraire, lorsqu’ils furent maîtres de Constantinople, montrèrent un profond mépris pour les Grecs, dont ils auraient dû rechercher l’alliance et l’appui ; ils voulurent réformer les mœurs et les opinions, entreprise plus difficile que la conquête d’un empire, et ne trouvèrent que des ennemis dans un pays qui pouvait leur donner d’utiles auxiliaires.

Nous devons ajouter que la politique du Saint-Siège, qui d’abord entreprit de détourner les guerriers latins de l’expédition de Constantinople, devint par la suite un des plus grands obstacles à la conservation de leur conquête. Les comtes et les barons, qui se reprochaient d’avoir manqué d’obéissance au souverain pontife, suivirent enfin avec scrupule les instructions du père des fidèles, qui demandait à leurs armes la soumission de l’Église grecque et ne leur pardonnait qu’à ce prix une guerre faite contre sa volonté. Pour obtenir leur pardon et l’approbation du Saint-Siège, ils employèrent la violence contre le schisme et l’hérésie, et perdirent leur conquête à force de vouloir la justifier aux yeux du souverain pontife. Le pape lui-même n’obtint point ce qu’il désirait ardemment. La réunion de l’Église grecque à l’Église romaine ne pouvait s’opérer au milieu des menaces de la victoire et des malheurs de la guerre ; les armes des vainqueurs n’eurent pas plus de pouvoir que les anathèmes de l’Eglise pour ramener les Grecs au culte des Latins. La violence ne fit qu’irriter les esprits, et consomma la rupture au lieu de la faire cesser. Le souvenir des persécutions et des outrages, un mépris réciproque, une haine implacable, vinrent se placer entre les deux croyances et les séparèrent pour jamais.

L’histoire ne peut affirmer que cette croisade ait fait faire de grands progrès à la civilisation de l’Europe. Les Grecs avaient conservé la jurisprudence de Justinien ; l’empire avait de sages règlements sur la levée des impôts et sur l’administration des deniers publics ; mais les Latins dédaignèrent ces monuments de la sagesse humaine et de l’expérience de plusieurs siècles ; ils n’envièrent aux vaincus que leur territoire et leurs trésors. La plupart des chevaliers s’applaudissaient de leur ignorance, et parmi les richesses de Constantinople ils ne recherchèrent point les ingénieuses productions de la Grèce. Au milieu des incendies qui embrasaient les maisons et les palais de la capitale, ils virent avec indifférence les bibliothèques livrées aux flammes. Il faut avouer cependant que, dans ces grands désastres, les muses n’eurent à pleurer la perte d’aucun des chefs-d’œuvre qu’elles avaient inspirés. Si les vainqueurs ne surent point apprécier les trésors du génie, ce riche dépôt ne devait pas être perdu pour leurs descendants. Presque tous les livres de l’antiquité qui étaient connus au temps d’Eustathe, et dont ce savant philologue avait fait la nomenclature quelques années avant la cinquième croisade, enrichirent la France et l’Italie à la renaissance des lettres.

Nous devons ajouter que la nécessité, pour les vaincus et les vainqueurs, de communiquer entre eux, dut contribuer à répandre la langue latine parmi les Grecs, et la langue grecque parmi les Latins. Les peuples de la Grèce furent obligés d’apprendre l’idiome du clergé de Rome, pour faire entendre leurs réclamations et leurs plaintes ; les ecclésiastiques chargés par le pape de convertir les Grecs ne purent se dispenser d’étudier la langue de Platon et de Démosthène, pour enseigner aux disciples de Photius les vérités de la religion catholique et romaine.

Nous avons parlé de la destruction des chefs-d’œuvre de la sculpture ; nous devons dire néanmoins que plusieurs de ces chefs-d’œuvre échappèrent à la barbarie des vainqueurs. Les Vénitiens, plus éclairés que les autres croisés et nés dans une ville construite et embellie par les arts, firent transporter en Italie quelques-uns des monuments de Byzance. Quatre chevaux de bronze qui, au milieu des révolutions des empires, avaient passé de la Grèce à Rome el de Rome à Constantinople, vinrent décorer la place de Saint-Marc : plusieurs siècles après cette croisade, ils devaient être enlevés à Venise, envahie à son tour par des armées victorieuses, et retourner de nouveau sur les bords de l’Adriatique, comme les éternels trophées de la guerre et les fidèles compagnons de la victoire.

Les croisés profitèrent encore de quelques inventions utiles, et les transmirent à leurs compatriotes. Les champs et les jardins de l’Italie et de la France s’enrichirent de quelques plantes inconnues dans l’Occident. Boniface envoya dans son marquisat la semence du maïs qu’on n’y connaissait point : un procès-verbal parvenu jusqu’à nous atteste la reconnaissance du peuple de Montferrat. Les magistrats reçurent avec solennité les dons innocents de la victoire, et firent bénir sur les autels une production de la Grèce qui devait faire un jour la richesse des campagnes de l’Italie.

La Flandre, la Champagne, et la plupart des provinces de France qui avaient envoyé leurs plus braves guerriers à la croisade, prodiguèrent sans fruit leur population et leurs trésors dans la conquête de Byzance. On peut dire que nos intrépides aïeux ne gagnèrent à cette guerre merveilleuse que la gloire d’avoir donné, pour un moment, des maîtres à Constantinople et des seigneurs à la Grèce. Cependant ces conquêtes lointaines et cet empire nouveau, qui retenaient loin de la France des princes ambitieux et turbulents, durent être favorables à la monarchie française. Philippe-Auguste eut à s’applaudir de l’absence des grands vassaux de la couronne, et dut apprendre avec joie que le comte de Flandre, voisin incommode et vassal peu soumis, possédait un empire en Orient. Notre monarchie trouva donc quelque avantage à cette croisade, mais elle en profita beaucoup moins que la république de Venise.

Cette république, qui ne comptait pas deux cent mille citoyens et ne pouvait faire respecter son autorité sur le continent, se servit d’abord des armes des croisés pour soumettre des villes qu’elle ne serait point parvenue, sans leur secours, à faire rentrer sous sa domination. Dans la conquête de Constantinople, elle étendit son crédit et son commerce en Orient, et vil sous ses lois les plus riches possessions des empereurs grecs. Elle augmenta la réputation de sa marine, et s’éleva au-dessus de tous les peuples maritimes de l’Europe. Les croisés vénitiens, sous les étendards de la croix, ne cessaient jamais de combattre pour les intérêts et la gloire de leur patrie, tandis que les chevaliers français ne combattaient guère que pour leur gloire personnelle et leur propre ambition. La république de Venise, accoutumée à calculer les avantages et les dépenses de la guerre, se hâta de renoncer à toutes les conquêtes dont la conservation pouvait lui devenir onéreuse, et ne garda de ses nouvelles possessions en Orient que celles qu’elle jugea nécessaires à la prospérité de son commerce, à l’entretien de sa marine. Trois ans après la prise de Constantinople, le sénat de Venise publia un édit par lequel il permettait à tous les citoyens de conquérir les îles de l’Archipel et leur cédait la propriété des pays conquis. On vit bientôt des princes de Naxos, des ducs de Paros, des sires de Mycone, comme on avait vu des ducs d’Athènes, des sires de Thèbes, des princes d’Achaïe ; mais les ducs et les princes de l’Archipel n’étaient que des vassaux de la république. Ainsi Venise, plus heureuse que la France, faisait servir à ses intérêts la valeur et l’ambition de ses citoyens et de ses guerriers.