Empire franc de
Constantinople. — Le pape Innocent III s’efforce de réchauffer le saint zèle
; Richard Cœur-de-Lion, Philippe-Auguste ; prédications de Foulques de
Neuilly et de Martin Litz ; Thibaut IV, comte de Champagne, Louis, comte de
Chartres et de Blois, prennent la croix ; ils envoient des députés à Venise
pour noliser des vaisseaux ; mort de Thibaut IV ; Boniface, marquis de
Montferrat, est élu chef de la croisade ; mort de Foulques de Neuilly ; une
partie des croisés arrivent à Venise, et concourent au siège de Zara malgré
les injonctions du pape ; les Vénitiens sont excommuniés ; révolution à
Constantinople ; Alexis l’Ange (le jeune), fils d’Isaac, vient solliciter le
secours des Vénitiens ; la nouvelle de la conquête de la Pouille et du
royaume de Naples par Gauthier de Brienne amène une scission ; la flotte fait
voile pour Constantinople : détails de cette expédition ; Alexis l’Ange,
replacé sur le trône, promet au pape de le reconnaître pour chef de l’Église
universelle.
Au
point où nous sommes parvenus dans le récit des expéditions saintes, le
lecteur sait à quoi s’en tenir sur la valeur guerrière de nos vieux chrétiens
: en comparant entre elles les diverses annales de la guerre dans les temps
anciens et dans les temps modernes, on pourrait penser que jamais la bravoure
humaine n’enfanta des prodiges comme elle le fit au moyen âge sous les
étendards de la croix. Quelle aveugle préoccupation entraînait donc l’auteur
du Contrat social, lorsqu’il écrivait : « Les troupes chrétiennes sont,
dit-on, excellentes : je le nie ; qu’on m’en montre de telles ; quant à moi,
je ne connais point de troupes chrétiennes. » Nous pourrions nous borner à
prononcer ici les noms de Godefroy, de Baudouin, de Raymond, de Tancrède et
de Richard, pour réfuter un aussi étrange paradoxe ; nous pourrions nous
contenter de rappeler les victoires héroïques qui avaient jeté l’effroi dans
tout l’Orient, ces étonnants triomphes qui faisaient croire aux musulmans que
les Francs étaient d’une race supérieure au reste des hommes. Mais
Rousseau, pressé d’échapper aux souvenirs des expéditions sacrées, prétend
que les croisés, bien loin d’être des chrétiens, étaient des soldats du
prêtre, des citoyens de l'Église, qui se battaient pour son pays spirituel
quelle avait rendu temporel, on ne sait comment. Il y a dans ce raisonnement
une profonde ignorance des croisades, de leur caractère, de leur esprit.
L’auteur du Contrat social, partageant l’erreur de plusieurs autres
philosophes de son temps, était persuadé que les papes avaient fait les
croisades. Dans le premier livre de cette histoire, on a vu au contraire que
les expéditions de la croix naquirent de l’enthousiasme religieux et guerrier
qui animait les peuples de l’Occident : sans cet enthousiasme, qui n’était
point l’ouvrage des chefs de l’Église, les prédications du Saint-Siège
n’auraient pu rassembler une seule armée sous les saintes bannières. Observez
bien que pendant les guerres d’outre-mer, les souverains pontifes furent
chassés de Rome, dépouillés de leurs États, et qu’ils n’appelèrent point les
croisés à la défense du pouvoir ou du pays temporel de l’Église.
Non-seulement les croisés n’étaient pas les aveugles instruments du
Saint-Siège, mais ils résistèrent plus d’une fois aux volontés des papes, et
n’offrirent pas moins dans les camps le modèle de la valeur unie à la piété.
Il y eut sans doute des chefs, des princes entraînés aux pays d’Asie par
l’ambition ou l’amour de la gloire ; mais la religion, bien ou mal entendue,
entraînait le plus grand nombre ; les croyances chrétiennes, dont les croisés
étaient les défenseurs, les élevaient au-dessus de tous les dangers par le
désir des récompenses du ciel et le mépris de la vie. L’islamisme menaçait
l’Europe ; la religion chrétienne, qui se mêlait à tout, qui était la patrie,
se trouvait en péril : quoi de plus naturel que de voler à sa défense et de
sacrifier pour elle ses biens, son repos et sa vie ? Voilà la vérité, telle
que les petits enfants la comprennent ; mais la vérité échappe, par sa
simplicité même, à ceux qui, pour juger les choses humaines, ont besoin de
déployer tout l’appareil d’une philosophie orgueilleuse et chagrine. Rousseau
n’a jamais senti tout ce qu’il y a d’admirable et de grand dans les
inspirations du christianisme : après avoir pensé que les vrais chrétiens
sont faits pour être esclaves, comment aurait-il pu les croire capables de
bravoure, d’enthousiasme, de mouvements généreux ? Le grand tort des
philosophes du siècle dernier est d’avoir voulu refaire le monde selon leurs
systèmes, et d’avoir créé l’homme d’après leurs fantaisies. L’histoire a
moins de prétentions : elle prend l’humanité telle qu’elle est, et ne sait
opposer que des faits à d’éloquents sophismes. Nous ne pousserons donc pas
plus loin nos raisonnements, et nous laisserons aux conquérants latins de
Byzance le soin de répondre à l’auteur du Contrat social. Le
départ des croisés allemands avait plongé les chrétiens d’outre-mer dans le
deuil et la consternation : les colonies chrétiennes, livrées à leurs propres
forces, n’étaient protégées que par la trêve qui venait d’être conclue entre
Malek-Adhel et le comte de Montfort. Les infidèles avaient trop de
supériorité sur leurs ennemis pour respecter longtemps un traité qu’ils
regardaient comme un obstacle aux progrès de leur puissance. Les chrétiens,
menacés de nouveaux périls, portèrent leurs regards vers l’Occident. L’évêque
de Ptolémaïs, accompagné de plusieurs chevaliers, s’embarqua pour l’Europe,
afin de solliciter le secours des fidèles. Le vaisseau sur lequel il était
monté fut englouti dans les flots au moment où il s’éloignait des côtes de la
Syrie : l’évêque de Ptolémaïs et toutes les personnes de sa suite périrent
dans le naufrage ; d’autres navires, partis peu de temps après, furent
surpris par la tempête et forcés de rentrer dans le port de Tripoli. Ainsi
les prières et les plaintes des chrétiens de la Palestine ne purent arriver
jusqu’en Occident. Cependant
la renommée semait partout les nouvelles les plus affligeantes sur la
situation du faible royaume de Jérusalem. Quelques pèlerins, échappés aux
périls de la mer, racontaient à leur retour les triomphes et les menaces des
Turcs ; mais, dans l’état où se trouvait l’Europe, rien n’était plus
difficile que d’entraîner les peuples dans une nouvelle croisade. La mort de
l’empereur Henri VI avait divisé les prélats et les princes de l’Allemagne.
Le roi de. France, Philippe-Auguste, était toujours en guerre avec Richard,
roi d’Angleterre. Un des fils de la reine de Hongrie venait de prendre la
croix ; mais il n’avait rassemblé une armée que pour troubler le royaume et
s’emparer de la couronne. Au milieu des sanglantes discordes qui troublaient
l’Occident, les peuples chrétiens semblaient avoir oublié le tombeau de
Jésus-Christ : un seul homme fut touché des malheurs des fidèles d’Orient, et
ne perdit point l’espoir de les secourir. Innocent
III venait de réunir, à l’âge de trente-trois ans, les suffrages du conclave.
Dans l’âge des passions, voué à la plus austère retraite, sans cesse occupé
de l’étude des livres saints et toujours prêt à confondre, par la seule
autorité du raisonnement, les hérésies nouvelles, le successeur de saint
Pierre versa des larmes en apprenant son élévation ; mais, lorsqu’il fut
assis sur le trône pontifical, Innocent déploya tout à coup un caractère
nouveau : le même homme qui semblait redouter l’éclat du pouvoir, ne s’occupa
plus que des moyens d’agrandir sa puissance, et montra l’ambition et
l'inflexible opiniâtreté de Grégoire VII. Sa jeunesse qui lui promettait un
long règne ; son ardeur à défendre la cause de la justice et de la vérité ;
son éloquence, ses lumières, ses vertus qui lui attiraient le respect des
fidèles, donnaient l’espoir qu’il assurerait le triomphe de la religion et
qu’il accomplirait un jour tous les projets de ses prédécesseurs. Comme
la puissance des papes était fondée sur les progrès de la foi et sur le pieux
enthousiasme des chrétiens, Innocent mit d’abord tous ses soins à réprimer
les innovations dangereuses, les doctrines imprudentes qui commençaient à
corrompre son siècle et menaçaient le sanctuaire ; il s’occupa surtout de
ranimer l’ardeur des croisades ; et pour maîtriser l’esprit des rois et des
peuples, pour rallier tous les chrétiens et les faire concourir au triomphe
de l’Église, il leur parla de la captivité de Jérusalem, il leur montra le
tombeau de Jésus-Christ et les saints lieux profanés par la présence et la
domination des infidèles. Dans
une lettre adressée aux évêques, au clergé, aux seigneurs et aux peuples de
France, d’Angleterre, de Hongrie et de Sicile, le souverain pontife annonçait
les volontés, les menaces et les promesses du Dieu des chrétiens. « Depuis
la perte lamentable de Jérusalem, disait-il, le Saint-Siège n’a cessé de
crier vers le ciel et d’exhorter les fidèles à venger l’injure faite à
Jésus-Christ, banni de son héritage. Autrefois, Urie ne voulait point entrer
dans sa maison, ni voir sa femme, tandis que l'arche du Seigneur était dans
le camp ; et maintenant nos princes, en cette calamité publique,
s’abandonnent à des amours illégitimes, se plongent dans les délices, abusent
des biens que le ciel leur a donnés, et se poursuivent mutuellement par des
haines implacables ; ne songeant qu’à venger leurs injures personnelles, ils
ne considèrent pas que nos ennemis nous insultent en disant : « Où
est votre Dieu, qui ne se peut délivrer lui-même de nos mains ? Nous
avons profané votre sanctuaire et les lieux où vous prétendez que votre
superstition a, pris naissance, nous avons brisé les armes des Français, des
Anglais, des Allemands, et dompté une seconde fois les fiers Espagnols ; que
nous reste-t-il donc à faire, si ce n’est de chasser ceux que vous avez
laissés en x Syrie et de pénétrer jusque dans l'Occident, pour effacer a
jamais votre nom et votre mémoire ? » Prenant
ensuite un ton plus paternel : « Montrez, s’écriait Innocent, que vous
n’avez point perdu votre courage ; prodiguez pour la cause de Dieu tout ce
que vous avez reçu de lui : si, dans une occasion aussi pressante, vous
refusiez de servir Jésus-Christ, quelle excuse pourriez-vous porter à son
terrible tribunal ? Si Dieu est mort pour l’homme, l’homme craindra-t-il de
mourir pour son Dieu ? Refusera-t-il de donner sa vie passagère et les biens
périssables de ce monde à celui qui nous ouvre les trésors de la vie
éternelle ? » Des
prélats furent envoyés en même temps dans toutes les contrées de l’Europe
pour y prêcher la paix entre les princes et les exhorter à se réunir contre
les ennemis de Dieu. Ces prélats, revêtus de toute la confiance du
Saint-Siège, devaient engager les villes et les seigneurs à faire partir à
leurs frais pour la terre sainte un certain nombre de chevaliers et de
soldats. Ils promettaient la rémission des péchés et la protection spéciale
de l’Église à tous ceux qui prendraient la croix et les armes, ou (pii
fourniraient à l’équipement et à l’entretien des milices de Jésus-Christ.
Pour recevoir le pieux tribut des fidèles, on plaça des troncs dans toutes
les églises. Au tribunal de la pénitence, les prêtres devaient ordonner à
tous les pécheurs de concourir à la sainte entreprise ; aucune faute ne
pouvait trouver grâce devant Dieu, sans la volonté sincère de participer à la
croisade. Le zèle pour la délivrance des saints lieux semblait être alors la
seule vertu que le pape exigeât des chrétiens ; la charité elle-même perdait
quelque chose de son prix, si elle n’était exercée envers les croisés. Comme
on reprochait à l'Eglise de Rome d’imposer aux peuples des fardeaux auxquels
elle ne touchait que du bout du doigt, le pape exhorta les chefs du clergé et
le clergé lui-même à donner l’exemple du dévouement et des sacrifices.
Innocent fit fondre sa vaisselle d’or et d’argent pour fournir aux frais de
la guerre sainte ; il ne voulut avoir sur sa table que des vases de bois et
d’argile, pendant tout le temps que durerait la croisade. Le
souverain pontife était si plein de confiance dans le zèle et la piété des
chrétiens, qu’il écrivit au patriarche et au roi de Jérusalem pour leur
annoncer les secours de l’Occident. Il ne négligeait rien de ce qui pouvait
augmenter le nombre des soldats de Jésus-Christ. Il s’adressa à l’empereur de
Constantinople, et lui reprocha son indifférence pour la délivrance des
saints lieux. L’empereur Alexis s’efforça, dans sa réponse, de montrer son
zèle pour la cause de la religion, mais il ajoutait que l’époque de la
délivrance n’était point encore venue, et qu’il craignait de s’opposer à la
volonté de Dieu, irrité par les péchés des chrétiens. Le prince grec
rappelait avec adresse les ravages qu’avaient exercés sur les terres de
l’empire les soldats de Frédéric ; il conjurait le pape de tourner ses
réprimandes contre ceux qui, feignant de travailler pour Jésus-Christ,
agissaient contre la volonté du ciel. « Il n’est pas encore temps,
ajoutait Alexis, d’arracher la terre sainte des mains des Sarrasins : je crains
qu’en devançant l’époque marquée par Dieu, on n’entreprenne une œuvre
inutile. » Dans sa correspondance avec Alexis, Innocent III s’attachait
à réfuter l’opinion de l’empereur grec : « Ceux qui ont été régénérés
dans les eaux du baptême, disait-il, doivent s’engager d’eux-mêmes à suivre
la croisade, de peur qu’en attendant le temps inconnu de la délivrance du
saint sépulcre et en ne faisant rien par soi-même, on ne s’attire la juste punition
de Dieu. » Le souverain pontife, écrivant à Alexis, ne dissimulait point
ses prétentions à l’empire universel, et parlait comme l’arbitre souverain
des rois de l’Orient et de l’Occident. Il s’appliquait ces paroles adressées
à Jérémie : « Je t’ai établi sur les nations et sur les royaumes pour
arracher et dissiper, pour édifier et planter. » Il comparait le pouvoir
des papes et celui des princes, l’un au soleil, qui éclaire l’univers pendant
le jour, et l’autre à la lune, qui éclaire la terre pendant la nuit. Les
prétentions que montrait Innocent et la hauteur avec laquelle il cherchait à
les faire valoir, nuisirent sans doute à l’effet de ses exhortations, et
durent affaiblir le zèle des princes chrétiens qu’il voulait entraîner à la
croisade. Les princes et les évêques de l’Allemagne étaient divisés entre
Othon de Saxe et Philippe de Souabe : le souverain pontife se déclara
hautement pour Othon, et menaça des foudres de l’Église tous ceux qui
suivaient le parti contraire. Au milieu des troubles qui éclatèrent en cette
occasion, les uns ne s’occupèrent qu’à profiter de la faveur du souverain
pontife, les autres qu’à se garantir de ses menaces. Toute l’Allemagne se
trouvait engagée dans cette grande querelle : personne ne prit la croix. Un des
légats du pape, Pierre de Capoue, parvint à rétablir la paix entre Richard
Cœur-de-Lion et Philippe-Auguste. Richard, qui voulait se ménager l’appui du
Saint-Siège, promettait sans cesse d’équiper une flotte et de rassembler une
armée pour aller faire la guerre aux infidèles. Il convoqua dans sa capitale
un tournoi, au milieu duquel il exhorta les chevaliers et les barons à le
suivre en Orient ; mais toutes ces démonstrations, dont on pouvait soupçonner
la sincérité, restèrent sans fruit. La guerre ne tarda pas à éclater de
nouveau entre les deux royaumes de France et d’Angleterre ; et Richard, qui
renouvelait chaque jour le serment de combattre les infidèles, mourut en
combattant des chrétiens. Philippe-Auguste
venait de répudier sa femme Ingeburge, sœur du roi de Danemark, pour épouser
Agnès de Méranie. Le souverain pontife, dans la lettre adressée aux fidèles,
avait vivement censuré les princes qui se livraient à des amours illégitimes
: il ordonna à Philippe-Auguste de reprendre Ingeburge ; et comme
Philippe-Auguste refusa d’obéir, l’interdit fut jeté sur le royaume de
France. Pendant plusieurs mois toutes les cérémonies de la religion furent
interrompues ; la chaire de l’Évangile cessa de retentir de la parole sainte
; on n’entendait plus ni le bruit des cloches, ni les accents de la prière ;
la sépulture chrétienne était refusée aux morts, le sanctuaire était fermé à
tous les fidèles ; un long voile de deuil couvrait les villes et les campagnes,
d’où la religion chrétienne semblait bannie et qu’on aurait pu croire
envahies par les musulmans. Quoique les croisés fussent exempts de
l’interdit, le spectacle qu’offrait la France décourageait la plupart de ses
habitants. Philippe-Auguste, irrité contre le pape, se montrait fort peu
disposé à réchauffer leur zèle. Le clergé dont l’influence pouvait ranimer
les courages et les tourner vers la guerre sainte, avait moins à déplorer la
captivité de Jérusalem que le malheureux état du royaume. [1199.]
Cependant, un curé de Neuilly-sur-Marne remplissait la France du bruit de son
éloquence et de ses miracles. Foulques avait d’abord mené une vie déréglée ;
mais, à la fin, touché d’un sincère repentir, il ne se contenta pas d’expier
ses désordres par la pénitence ; il voulut ramener tous les pécheurs à la
voie du salut, et parcourut les provinces en exhortant le peuple au mépris
des choses de la terre. Dieu, pour l’éprouver, permit que dans ses premières
prédications, Foulques fut exposé à la risée de ses auditeurs ; mais bientôt
les vérités qu’il annonçait lui attirèrent le respect des fidèles. Les
évêques l’invitèrent à venir prêcher dans leurs diocèses ; il recevait
partout des honneurs extraordinaires ; le peuple et le clergé couraient
au-devant de lui, comme s’il eût été un envoyé de Dieu. Foulques n’avait, dit
la chronique de Saint-Victor, rien de singulier dans ses vêtements et sa
manière de vivre ; il allait à cheval, et mangeait ce qu’on lui donnait. On
le voyait prêcher tantôt dans les églises, tantôt sur les places publiques ;
il se montrait aussi dans les assemblées des barons et des chevaliers. Son
éloquence était simple et naturelle. Préservé, par son ignorance même, du
mauvais goût de son siècle, il n’étonnait son nombreux auditoire, ni par les
vaines subtilités de l’école, ni par le mélange bizarre des passages de
l’Écriture et des pensées profanes de l’antiquité ; ses paroles, dépouillées
de l’érudition qu’on admirait alors, étaient plus persuasives, et trouvaient
mieux le chemin des cœurs. Les prédicateurs les plus savants se rangeaient
eux-mêmes parmi ses disciples, et disaient que le Saint-Esprit parlait par sa
bouche. Animé de cette foi qui fait des prodiges, il enchaînait, à son gré,
les passions de la multitude, et faisait retentir jusque dans le palais des
princes le tonnerre des menaces évangéliques. Après l’avoir entendu, tous
ceux qui s’étaient enrichis par la fraude, le brigandage et l’usure,
s’empressaient de restituer ce qu’ils avaient acquis injustement. Les
libertins confessaient leurs péchés, et se vouaient aux austérités de la
pénitence ; les femmes prostituées déploraient, à l’exemple de Madeleine, le
scandale de leur vie, se coupaient les cheveux, quittaient leur parure pour
le cilice et la haire, promettaient à Dieu de vivre dans la retraite et de
mourir sur la cendre. Enfin l’éloquence de Foulques de Neuilly produisait de
si grands miracles, que la plupart des auteurs contemporains parlent de lui
comme d’un autre Paul, envoyé pour la conversion de son siècle. Un d’eux va
jusqu’à dire qu’il n’ose point raconter tout ce qu’il en sait, se défiant de
l’incrédulité des hommes. Innocent
III jeta les yeux sur Foulques de Neuilly, et lui confia la mission qui avait
été donnée, cinquante ans auparavant, à saint Bernard. Le nouveau prédicateur
de la croisade prit lui-même la croix dans un chapitre général de l’ordre de
Cîteaux. A sa voix, le zèle pour la guerre sainte, qui semblait éteint, se
réveilla de toutes parts : dans chaque ville qu’il traversait, on accourait
pour l’entendre ; tous ceux qui se trouvaient en état de prendre les armes,
faisaient le serment de combattre les infidèles. Plusieurs
saints orateurs furent associés aux travaux de Foulques de Neuilly : Martin
Litz, de l’ordre de Cîteaux, prêcha la croisade dans le diocèse de Bâle et
sur les bords du Rhin ; Herloin, moine de Saint-Denis, parcourut les
campagnes encore sauvages de la Bretagne et du bas Poitou ; Eustache, abbé de
Flay, traversa deux fois la mer pour exciter l’enthousiasme et l’ardeur des
peuples d’Angleterre. Ces
pieux orateurs n’avaient pas tous la même éloquence, mais tous étaient
remplis du zèle le plus ardent. La profanation des saints lieux, les maux des
chrétiens d’Orient, le souvenir de Jérusalem, animaient leurs discours. Tel
était encore l’esprit répandu en Europe, qu’il suffisait aux orateurs, comme
dans les premières croisades, de prononcer le nom de Jésus-Christ et de
parler de la cité de Dieu, retenue dans les fers des infidèles, pour que leur
auditoire fondît en larmes et se livrât aux transports d’un saint
enthousiasme. Partout le peuple montrait la même piété et les mêmes
sentiments ; mais la cause de Jésus-Christ avait surtout besoin de l’exemple
et du courage des princes et des seigneurs. Comme on venait de proclamer en
Champagne un brillant tournoi où devaient se réunir les plus valeureux
guerriers de France, d’Allemagne et de Flandre, Foulques accourut au château
d’Écry-sur-Aisne, qui était le rendez-vous des chevaliers. Lorsque Foulques
parla de Jérusalem, les chevaliers et les barons oublièrent tout à coup les
joutes, les coups de lance, les hauts faits d’armes, et la présence des dames
et des demoiselles qui donnaient le prix de la valeur, des gais ménestrels
qui célébraient la prouesse achetée et vendue au fer et à l’acier. Tous
firent le serment de combattre les infidèles, et l’on dut s’étonner de voir
de nombreux défenseurs de la croix sortir de ces fêtes belliqueuses que
l’Église avait sévèrement défendues. [1200.]
A la tête des princes et des seigneurs qui s’enrôlèrent dans la croisade, se
faisaient remarquer Thibaut IV, comte de Champagne, et Louis, comte de
Chartres et de Blois, tous deux parents des rois de France et d’Angleterre.
Le père de Thibaut avait suivi Louis le Jeune à la seconde croisade ; son
frère aîné avait été roi de Jérusalem ; deux mille cinq cents chevaliers lui
devaient l’hommage et le service militaire ; la noblesse de Champagne
excellait dans l’exercice des armes. Comme Thibaut avait épousé l’héritière
de Navarre, il pouvait rassembler sous ses drapeaux les habitants les plus
belliqueux des Pyrénées. Louis, comte de Chartres et de Blois, comptait parmi
ses aïeux un des chefs les plus illustres de la première croisade, et
possédait une province féconde en guerriers. A l’exemple de ces deux princes,
se croisèrent le comte de Saint-Paul, les comtes Gauthier et Jean de Brienne,
Manassès de l'Isle, Renard de Dampierre, Mathieu de Montmorency, Hugues et
Robert de Boves, comtes d’Amiens, Renaud de Boulogne, Geoffroi de Perche,
Renaud de Montmirail, Simon de Montfort, qui venait de signer une trêve avec
les Turcs, et n’en renouvelait pas moins le serment de les combattre, et
Geoffroi de Villehardouin, maréchal de Champagne, qui nous a laissé une
relation de cette croisade dans le langage naïf de son temps. Parmi les
ecclésiastiques qui avaient pris la croix, l’histoire nomme Nivelon de
Chérisi, évêque de Soissons ; Garnier, évêque de Langres, l'abbé de Looz,
l’abbé de Vaux-de-Cernay. L’évêque de Langres, qui avait été l'objet des
censures du pape, croyait trouver dans le pèlerinage delà terre sainte une
occasion de se réconcilier avec le Saint-Siège. L’abbé de Looz et l’abbé de
Vaux-de-Cernay s’étaient fait remarquer par leur piété et leurs lumières : le
premier, plein de sagesse et de modération ; le second, rempli d’un saint
enthousiasme, et d’un zèle ardent qu’il ne signala que trop dans la suite
contre les Albigeois et les partisans du comte de Toulouse. Lorsque
les chevaliers et les barons revinrent dans leurs foyers, portant une croix
rouge sur leurs baudriers et sur leurs cottes de mailles, ils réveillèrent,
par leur présence, l’enthousiasme de leurs vassaux et de leurs frères
d’armes. La noblesse de Flandre, à l’exemple de celle de Champagne, voulut
montrer son zèle pour la délivrance des saints lieux. Baudouin, qui avait
pris le parti de Richard contre Philippe-Auguste, chercha sous l’étendard de
la croix un asile contré la colère du roi de France, et jura, dans l’église
de Saint-Donatien de Bruges, d'aller en Asie combattre les musulmans. Marie,
comtesse de Flandre, sœur de Thibaut ; comte de ; Champagne, ne voulut point
vivre séparée de son époux, et, quoiqu’elle fût alors dans la fleur de la
jeunesse.et qu'elle se trouvât enceinte depuis plusieurs mois, elle fit le
serment de suivre les croisés au-delà des mers et de quitter un pays qu’elle
ne devait plus revoir. L’exemple de Baudouin fut suivi par ses deux frères,
Eustache et Henri, comte de Sarbruck ; par Conon de Béthune, dont on admirait
la piété et l’éloquence, et par Jacques d'Avesnes, fils de celui qui, sous le
même nom, s’était rendu célèbre dans la troisième croisade. La plupart des
chevaliers et des barons de la Flandre et du Hainaut firent aussi le serment
de partager les travaux et les périls de la guerre sainte. Les
principaux chefs de la croisade se réunirent d’abord à Soissons, ensuite à
Compiègne. Dans leur assemblée ils donnèrent le commandement de la sainte
expédition à Thibaut, comte de Champagne. On décida, dans la même assemblée,
que l’armée des croisés se rendrait par mer en Orient. D’après cette
décision, six députés furent envoyés à Venise, afin d’obtenir de la
république les vaisseaux, nécessaires pour le transport des hommes et des
chevaux. Les
Vénitiens étaient alors parvenus au plus haut degré de prospérité. Au milieu
des secousses qui avaient précédé et suivi la chute de la puissance romaine,
ce peuple industrieux s’était réfugié dans les îles qui bordent le fond du
golfe Adriatique ; placé sur les flots, il avait porté ses vues vers l’empire
de la mer, auquel les barbares ne songeaient point. Il fut d’abord soumis aux
empereurs, de Constantinople ; mais, à mesure que l’empire grec marchait vers
sa décadence, la république vénitienne prenait un accroissement de force et de
splendeur qui devait la rendre indépendante. Dès le dixième siècle, des
palais de marbre avaient remplacé les humbles cabanes de pêcheurs éparses
dans l’île de Rialto. Les villes de l'Istrie et de la Dalmatie obéissaient
aux souverains de la mer Adriatique. La république, devenue redoutable aux
plus puissants monarques, pouvait armer, au moindre signal, une flotte de
cent galères, qu’elle employa successivement contre les Grecs, les Sarrasins
et les Normands ; la puissance de Venise était respectée chez tous les
peuples de l’Occident ; les républiques de Gènes et de Dise lui avaient en
vain disputé la domination des mers. Les Vénitiens rappelaient avec orgueil
ces paroles que le pape Alexandre III avait adressées au doge en lui donnant
un anneau : Epouse la mer avec cet anneau : que la postérité sache que les
Vénitiens ont acquis l’empire des flots, et que la mer leur a été soumise
comme l'épouse l’est à son époux. Les
flottes des Vénitiens visitaient sans cesse les ports de la Grèce et de
l’Asie ; elles transportaient les pèlerins dans la Palestine, et revenaient
chargées des riches marchandises de l’Orient. Les Vénitiens montraient dans
les croisades moins d’enthousiasme que les autres peuples chrétiens ; ils
surent mieux en profiter pour leurs propres intérêts : tandis que les
guerriers de la chrétienté combattaient pour la gloire, pour des royaumes et
pour le tombeau de Jésus-Christ, les marchands de Venise se battaient pour
des comptoirs, pour des privilèges de commerce, et souvent l’avarice leur
faisait entreprendre ce que les autres nations n’auraient pu faire que par
l’excès d’un zèle religieux. La république, qui devait toute sa prospérité à
ses relations commerciales, recherchait sans scrupule l’amitié et la
protection des puissances musulmanes de la Syrie et de l’Égypte ; souvent
même, lorsque toute l’Europe s’armait contre les infidèles, les Vénitiens
furent accusés de fournir des armes et des vivres aux ennemis des peuples
chrétiens. Lorsque
les députés des croisés arrivèrent à Venise, la république avait pour doge
Dandolo, si célèbre dans ses annales. Dandolo avait longtemps servi sa patrie
dans des missions importantes, dans le commandement des flottes et des armées
; à la tête du gouvernement, il veillait sur la liberté et faisait régner les
lois. Ses travaux dans la guerre et dans la paix, d’utiles règlements sur les
monnaies, sur l’administration de la justice et la sûreté publique, lui
méritaient l’estime et la reconnaissance de ses concitoyens. Il avait appris
au milieu des orages d’une république à maîtriser par la parole les passions
de la multitude. Personne n’était plus habile à saisir une occasion
favorable, à profiter des moindres circonstances pour l’exécution de ses desseins.
Parvenu à l’âge de quatre-vingt-dix ans, le doge de Venise n’avait de la
vieillesse que ce qu’elle donne de vertus et d’expérience. Villehardouin
l’appelle un homme sage et de grande valeur et, dans l’histoire de Nicétas,
le vieux doge est appelé le prudent des prudents, Tout ce qui pouvait servir
son pays, réveillait son activité, enflammait son courage ; à l’esprit de
calcul et d’économie qui distinguait ses compatriotes, Dandolo mêlait les
passions les plus généreuses, et donnait un air de grandeur à toutes les
entreprises d’un peuple marchand. Son patriotisme républicain, toujours
soutenu par l’amour de la gloire, semblait avoir quelque chose de ce
sentiment d’honneur et de cette noble fierté qui formaient le caractère
dominant de la chevalerie. Dandolo
loua avec ardeur une entreprise qui lui parut glorieuse et dans laquelle les
intérêts de sa patrie n’étaient point séparés de ceux de la religion. Les
députés des princes et des barons demandaient des vaisseaux de transport pour
quatre mille cinq cents chevaliers, pour vingt mille hommes d’infanterie, et
des provisions pour toute l’armée chrétienne pendant neuf mois. Dandolo
promit, au nom de la république, de fournir les vivres et les vaisseaux
nécessaires, à condition que les croisés français s’engageraient à payer aux
Vénitiens la somme de quatre-vingt-cinq mille marcs d’argent. Comme il ne
voulait point que le peuple de Venise restât étranger à l’expédition des
croisés français, Dandolo proposa aux députés d’armer, aux frais de la
république, cinquante galères, et demanda pour sa patrie la moitié des
conquêtes qu’on allait faire en Orient. Les
députés acceptèrent sans répugnance la proposition plus intéressée que
généreuse du doge de Venise. Les conditions du traité avaient été d’abord
examinées dans le conseil du doge, composé de six patriciens ; elles furent
ratifiées ensuite dans deux autres conseils, et présentées enfin à la
sanction du peuple, qui exerçait alors le pouvoir suprême. Une
assemblée générale fut convoquée dans l’église de Saint-Marc. « Il (le doge) appela cent du peuple, dit
Villehardouin, puis deux cents, puis mille, tant que tous l’approuvèrent ;
finalement il en appela bien dix mille en la chapelle de Saint-Marc, l’une
des plus belles et magnifiques petites églises qui se puissent voir, où il leur
fit ouïr la messe du Saint-Esprit, les exhortant à prier Dieu de les inspirer
touchant la requeste des ambassadeurs. La messe dite, le duc les envoya
quérir, et les admonesta de vouloir requérir humblement le peuple d’être
content que cette convenance fût faite. » Lorsqu’on eut célébré la messe
du Saint-Esprit, le maréchal de Champagne, accompagné des autres députés, se
leva, et, s’adressant au peuple de Venise, prononça un discours dont les
expressions simples et naïves peignent mieux que nous ne pourrions le faire
l’esprit et les sentiments des temps héroïques de notre histoire : « Les
seigneurs et les barons de France, les plus hauts et les plus puissants, nous
ont à vous envoyés pour vous prier, au nom de Dieu, de prendre pitié de
Jérusalem, qui est en servage des Turcs ; ils vous crient merci, et vous
supplient de les accompagner pour venger la honte de Jésus-Christ. Ils ont
fait choix de vous, parce qu’ils savent que nuis gens qui soient sur la mer
n’ont un si grand pouvoir que vous et votre peuple. Ils nous ont recommandé
de nous jeter à vos pieds, et de ne nous relever que lorsque vous aurez
octroyé notre demande et que vous aurez pitié de la terre sainte d’outre-mer. »
A ces mots, les députés, émus jusqu’aux larmes et ne craignant point de
s’abaisser pour la cause de Jésus-Christ, se jetèrent à genoux et tendirent
leurs mains suppliantes vers l’assemblée du peuple. La vive émotion des
barons et des chevaliers se communiqua aux Vénitiens ; dix mille voix
s’écrièrent ensemble : Nous accordons votre demande. Le doge, montant à la
tribune, loua la franchise et la loyauté des-barons français, et parla avec
enthousiasme de l’honneur que Dieu faisait au peuple de Venise, en le
choisissant parmi tous les autres peuples, pour lui faire partager la gloire
de la plus noble des entreprises, pour l’associer aux plus vaillants des
guerriers. Il lut ensuite le traité fait avec les croisés, et conjura ses
concitoyens assemblés d’y donner leur consentement dans les formes consacrées
par les lois de la république. Alors le peuple se leva et s’écria d’une voix
unanime : Nous y consentons. Tous les habitants de Venise assistaient à cette
assemblée ; une multitude immense couvrait la place de Saint-Marc,
remplissait toutes les rues voisines ; l’enthousiasme religieux, l’amour de
la patrie, la surprise et la joie, se manifestèrent par des acclamations si
bruyantes, qu'on eût dit, selon l’expression du maréchal de Champagne, que la
terre allait se fondre et s’abîmer. Le
lendemain de cette journée mémorable, les députés des barons se rendirent
dans le palais de Saint-Marc, et jurèrent sur leurs armes et sur l’Evangile
de remplir toutes les promesses qu’ils venaient de faire. Le préambule du
traité rappelait les fautes et les malheurs des princes qui, jusqu’alors,
avaient entrepris la délivrance de la terre sainte, et louait la sagesse et
la prudence des seigneurs et des barons français qui ne négligeaient rien
pour assurer le succès d’une expédition remplie de difficultés et de périls.
Les députés étaient chargés de faire adopter les conditions qu’on venait de
jurer, à leurs frères d’armes les barons et les chevaliers, à toute leur
nation, et, s'ils le pouvaient, à leur seigneur le roi de France. Le traité
fut écrit sur parchemin, et envoyé sur-le-champ à Rome pour recevoir
l’approbation du pape. Pleins de confiance dans l’avenir et dans l’alliance
qu’ils avaient contractée, les chevaliers français elles patriciens de Venise
se firent mutuellement les plus touchantes protestations d’amitié. Le doge
prêta aux barons une somme de dix mille marcs d’argent, et ceux-ci jurèrent
de ne jamais oublier les services que la république rendait à la cause de
Jésus-Christ. Il y eut alors, dit Villehardouin, maintes larmes plorées de tendresse
et de joie. Le
gouvernement de Venise était un spectacle nouveau pour les seigneurs français
; les délibérations du peuple leur étaient inconnues, et durent les frapper
d’étonnement. D’un autre côté, l’ambassade des chevaliers et des barons ne
pouvait manquer de flatter l’orgueil des Vénitiens : ceux-ci se félicitaient
d’être reconnus comme le premier peuple maritime, et, ne séparant jamais leur
gloire des intérêts de leur commerce, ils se réjouissaient d’avoir fait un
marché avantageux. Les chevaliers, au contraire, ne songeaient qu’à l’honneur
et à Jésus-Christ, et, quoique le traité qu’ils venaient de conclure fût
ruineux pour les croisés, ils en rapportèrent la nouvelle avec joie à leurs
compagnons d’armes. La
préférence accordée aux Vénitiens par les croisés devait exciter la jalousie
des autres peuples maritimes de l’Italie. Aussi les députés français s’étant
rendus à Pise et à Gênes, afin de solliciter, au nom de Jésus-Christ, les
secours de ces deux républiques, ne trouvèrent que des cœurs indifférents
pour la délivrance des saints lieux. Cependant
le récit de ce qui s’était passé à Venise et la présence des barons
réveillèrent l’enthousiasme des habitants de la Lombardie et du Piémont. Un
grand nombre d’entre eux prirent la croix et les armes, et promirent de
suivre, à la terre sainte, Boniface, marquis de Montferrat. Le
maréchal de Champagne, en traversant le Mont-Cenis, rencontra Gauthier de
Brienne, qui avait pris la croix au château d’Écry et qui se rendait dans la
Pouille. Il avait épousé une des filles de Tancrède, dernier roi de Sicile.
Suivi de soixante chevaliers champenois, il allait faire valoir les droits de
son épouse et conquérir le royaume fondé par les chevaliers normands. Le
maréchal Villehardouin et Gauthier de Brienne se félicitèrent réciproquement
sur les succès futurs de leurs expéditions, et promirent de se retrouver
ensemble dans les plaines d’Égypte et de Syrie. Ainsi l’avenir n’offrait aux
chevaliers de la croix que des victoires et des trophées, et l’espoir de
conquérir des royaumes lointains redoublait leur enthousiasme pour la guerre
sainte. Lorsque
les députés revinrent en Champagne, ils trouvèrent Thibaut dangereusement
malade. En apprenant la conclusion du traité avec les Vénitiens, ce jeune
prince eut tant de joie, qu’oubliant le mal qui le retenait dans son lit, il
voulut se parer de ses armes et monter à cheval ; mais, ajoute Villehardouin,
ce fut un grand malheur et dommage : la maladie s'accrut et se renforça
tellement, qu'il fit sa devise et son lags, et plus ne chevaucha. Thibaut, le
modèle et l’espoir des chevaliers chrétiens, mourut à la fleur de son âge,
vivement regretté de ses vassaux et de ses compagnons d’armes. Il déplora
devant les barons le destin rigoureux qui le condamnait à mourir sans gloire,
tandis qu’ils allaient cueillir les palmes de la victoire et celles du
martyre dans les contrées de l’Orient ; il les exhorta à remplir le serment
qu’il avait fait à Dieu de délivrer Jérusalem, et leur laissa tous ses
trésors pour être employés à la sainte entreprise. Une épitaphe en vers
latins, qui nous a été conservée, célèbre les vertus et le zèle pieux du
comte Thibaut, rappelle les préparatifs de son pèlerinage, et se termine en
disant que ce jeune prince trouva la Jérusalem du ciel, lorsqu'il
allait chercher la Jérusalem terrestre. Après
la mort du comte de Champagne, les barons et les chevaliers qui avaient pris
la croix se réunirent pour choisir un autre chef : leur choix tomba sur le
comte de Bar et sur le duc de Bourgogne. Le comte de Bar refusa de prendre le
commandement de l’armée chrétienne. Eudes III, duc de Bourgogne, pleurait
encore la perte de son père, mort dans la Palestine, après la troisième
croisade ; il ne put se résoudre à quitter son duché pour aller en Orient. «
Il refusa tout à plat, dit Villehardouin, et peut-être il eut pu mieux faire.
» Le refus de ces deux princes fut un sujet de scandale pour les soldats de
la croix. L’histoire contemporaine nous apprend qu’ils se repentirent dans la
suite de l’indifférence qu’ils avaient montrée pour la cause de Jésus-Christ.
Le duc de Bourgogne, qui mourut quelques années après, voulut prendre la
croix à son lit de mort, et, pour expier sa faute, envoya plusieurs de ses
guerriers dans la Palestine. Les
chevaliers et les barons offrirent le commandement à Boniface, marquis de
Montferrat. Boniface appartenait à une famille de héros chrétiens : son frère
Conrad s’était rendu célèbre par la défense de Tyr ; lui-même avait déjà
plusieurs fois combattu les infidèles. Il n’hésita point a se rendre aux vœux
des croisés. Il vint à Soissons, où il reçut la croix des mains du curé de
Neuilly, et fut proclamé le chef de la croisade dans l’église de Notre-Dame,
en présence du clergé et du peuple. Deux
ans s’étaient écoulés depuis que le souverain pontife avait ordonné aux
évêques de faire prêcher la croisade dans leurs diocèses. La situation des
chrétiens en Orient devenait chaque jour plus déplorable : les rois de
Jérusalem et d’Arménie, les patriarches d’Antioche et de la ville sainte, les
évêques de Syrie, les grands maîtres des ordres militaires adressaient chaque
jour au Saint-Siège leurs plaintes et leurs gémissements. Innocent, touché de
leurs prières, fit de nouvelles exhortations aux fidèles, et conjura les
croisés de presser leur départ. Il censurait vivement l’indifférence de ceux
qui, après avoir pris la croix, semblaient oublier leur serment. Le père des
chrétiens reprochait surtout aux ecclésiastiques le retard qu’ils mettaient à
payer le quarantième de leur revenu, destiné aux dépenses de la croisade. « Et
vous et nous, disait-il, tout ce qu’il y a de personnes nourries des biens de
l’Église, ne devons-nous pas craindre que les habitants de Ninive ne
s’élèvent contre nous au jour du jugement dernier, et ne prononcent notre
condamnation ? car ils ont fait pénitence, à la prédication de Jonas ; et
vous, non-seulement vous n’avez pas brisé vos cœurs, vous n’avez pas même
ouvert vos mains pour secourir Jésus-Christ dans sa pauvreté. » L’époque
d’une guerre sainte, comme nous l’avons déjà vu, devait être pour les
chrétiens un temps d’expiation et de pénitence : le souverain pontife
proscrivait dans ses lettres la somptuosité de la table, le luxe des habits,
les divertissements publics. Quoique la nouvelle croisade eut été d’abord
prêchée avec succès dans le tournoi d’Écry, les tournois furent au nombre des
divertissements et des spectacles que le pape défendit aux chrétiens pendant
l’espace de cinq ans. Pour
ranimer la confiance et le courage de ceux qui avaient pris la croix,
Innocent leur parlait des nouvelles divisions qui s’étaient élevées entre les
princes musulmans, et des fléaux que Dieu venait de répandre sur l’Égypte. « Dieu,
s’écriait le pontife, a frappé le pays de Babylone de la verge de sa
puissance ; le Nil, ce fleuve du paradis, qui féconde la terre des Égyptiens,
n’a point eu son cours accoutumé. Ce châtiment les a livrés à la mort, et
prépare le triomphe de leurs ennemis. » Les lettres du pape ranimèrent
l’ardeur des croisés. Le marquis de Montferrat était venu en France vers
l’automne de l’année 1201 ; tout l’hiver fut employé aux préparatifs de la
guerre sainte. Ces préparatifs ne furent accompagnés d’aucun désordre : les
princes et les barons ne reçurent sous leurs drapeaux que des guerriers
disciplinés et des hommes accoutumés à manier la lance et l’épée. Quelques
voix s’élevèrent contre les juifs, auxquels on voulait faire payer les frais
de la croisade ; mais le souverain pontife les mit sous la protection du
Saint-Siège, et menaça de l’excommunication tous ceux qui attenteraient à
leur vie et à leur liberté. Avant
de quitter leurs foyers, les croisés eurent à déplorer la perle du saint
orateur qui, par ses discours, avait échauffé leur zèle et ranimé leur
courage. Foulques tomba malade, et mourut dans sa paroisse de Neuilly.
Quelque temps auparavant, il s’était élevé quelques murmures sur sa conduite,
et ses paroles n’avaient plus le même empire sur l’esprit de ses auditeurs.
Foulques avait reçu des sommes considérables, destinées aux frais de la
guerre sainte ; et, comme on l’accusait d’en détourner une partie à son
usage, plus il amassait d’argent, dit Jacques de Vitri, plus il perdait de
son crédit et de sa considération. Cependant les soupçons qui s’attachaient à
sa conduite n’étaient pas généralement accrédités. Le maréchal de Champagne
nous apprend, dans son histoire, que la mort du curé de Neuilly affligea
vivement les chevaliers et les barons. Foulques fut enseveli dans l’église de
sa paroisse avec une grande pompe : son tombeau, monument de la piété de ses
contemporains, attirait encore dans le siècle dernier le respect et la
vénération des fidèles. Dès les
premiers jours du printemps, les croisés se disposèrent à quitter leurs
foyers, et « sachez, dit Villehardouin, que maintes larmes furent
plorées à leur parlement et au prendre congé de leurs parents et amis. » Le
comte de Flandre, les comtes de Blois et de Saint-Paul, suivis d’un grand
nombre de seigneurs flamands avec leurs vassaux ; le maréchal de Champagne,
accompagné de plusieurs chevaliers champenois, s’avancèrent à travers la
Bourgogne, et passèrent les Alpes pour se rendre à Venise. Le marquis
Boniface vint bientôt les rejoindre, conduisant avec lui les croisés venus de
la Lombardie, du Piémont, de la Savoie et des pays situés entre les Alpes et
le Rhône. Venise reçut aussi dans ses murs les croisés partis des bords du
Rhin, les uns sous la conduite de l’évêque d’Halberstadt, les autres sous
celle de Martin Litz qui leur avait fait prendre les armes et continuait à
échauffer leur zèle par l’exemple de ses vertus et de sa piété. Lorsque
les croisés arrivèrent à Venise, la flotte qui devait les transporter en
Orient était prête à mettre à la voile : ils furent reçus d'abord avec toutes
les démonstrations de la joie ; mais, au milieu des fêtes qui suivirent leur
arrivée, les Vénitiens sommèrent les barons d’acquitter leur parole, et de
payer la somme dont on était convenu pour le transport de l’armée chrétienne.
Ce fut alors que les seigneurs et les barons s’aperçurent avec douleur de
l’absence d’un grand nombre de leurs compagnons d’armes. Jean de Nesles,
châtelain de Bruges, et Thierri, fils de Philippe, comte de Flandre, avaient
promis à Baudouin de lui amener à Venise, Marguerite son épouse et l’élite
des guerriers flamands. Ils ne tinrent point leur promesse, et, s’étant
embarqués sur l’Océan, ils firent voile vers la Palestine. Renaud de
Dampierre, à qui Thibaut, comte de Champagne, avait légué tous ses trésors
pour être employés au voyage de la terre sainte, était allé s’embarquer avec
un grand nombre de chevaliers champenois, dans le port de Bari. L’évêque
d'Autun, Gilles, comte de Forez, et plusieurs autres chefs, après avoir juré
sur les Évangiles de se réunir aux autres croisés, étaient partis, les uns du
port de Marseille, les autres du port de Gênes. Ainsi la moitié des guerriers
qui avaient pris la croix ne se rendirent point à Venise, qu’on avait
désignée comme le rendez-vous général de l’armée chrétienne : « de quoi,
dit Villehardouin, ils reçurent grande honte, et maintes désaventures leur en
advinrent du depuis. » Leur
manque de fidélité pouvait nuire au succès de l’expédition ; mais ce qui
affligeait le plus les princes et les barons rassemblés à Venise, c’était
l’impossibilité où ils se trouvaient de remplir, sans le concours de leurs
infidèles compagnons, les engagements contractés avec la république. Ils
envoyèrent de tous côtés des messagers pour avertir les croisés qui s’étaient
mis en route, et les supplier de venir rejoindre l’armée ; mais, soit que la
plupart des pèlerins fussent mécontents du traité fait avec les Vénitiens,
soit qu’il leur parût plus commode et plus sûr de s’embarquer dans les ports
de leur voisinage, on ne put déterminer qu’un très-petit nombre d’entre eux à
se rendre à Venise. Ceux qui se trouvaient alors dans cette ville n’étaient
ni assez nombreux ni assez riches pour acquitter les sommes promises et
remplir les engagements contractés en leur nom. Quoique les Vénitiens fussent
plus intéressés à la croisade que les chevaliers français, puisqu’ils
possédaient une partie des villes de Tyr et de Ptolémaïs qu’on allait
défendre, ils ne voulaient faire aucun sacrifice ; de leur côté, les barons
étaient trop.fiers pour demander une grâce et solliciter les Vénitiens de
changer et d’adoucir les conditions du traité. Chacun des croisés fut invité à
payer le prix de son passage : les plus riches payèrent pour les pauvres ;
les soldats, comme les chevaliers, s’empressèrent de donner tout l’argent
qu'ils possédaient, persuadés, disaient-ils, que Dieu était assez puissant
pour le leur rendre au centuple quand il lui plairait. Le comte de Flandre,
les comtes de Blois et de Saint-Paul, le marquis de Montferrat et plusieurs
autres chefs se dépouillèrent de leur argenterie, de leurs diamants, de tout
ce qu’ils avaient de plus précieux, et ne gardèrent que leurs chevaux et
leurs armes. Malgré ce noble sacrifice, les croisés devaient encore à la
république une somme de cinquante mille marcs d’argent. Alors le doge
assembla le peuple, et lui représenta qu’il ne serait point honorable d’user
de rigueur ; il proposa de demander aux croisés le secours de leurs armes
pour la république, en attendant qu’ils pussent acquitter leurs dettes. La
ville de Zara, longtemps soumise aux Vénitiens, mais trouvant la domination
d’un monarque moins insupportable que celle d’une république, s’était livrée
au roi de Hongrie, et bravait, sous la protection d’un nouveau maître,
l’autorité et les menaces de Venise. Après avoir obtenu l’approbation du
peuple, Dandolo proposa aux croisés d’aider la république à soumettre une
ville rebelle, et leur promit d’attendre, pour l’entière exécution du traité,
que Dieu, par des conquêtes communes, leur eût donné les moyens de remplir
leurs promesses. Cette proposition fut accueillie avec joie par la plupart
des croisés, qui ne pouvaient supporter l’idée de manquer à la parole qu’ils
avaient donnée. Les barons et les chevaliers croyaient devoir ménager les
Vénitiens, dont ils avaient besoin pour leur entreprise, et ne pensaient pas
faire beaucoup pour acquitter leurs dettes, dans une affaire où ils n’avaient
que leur sang à prodiguer. Il
s’éleva cependant des murmures dans l’armée chrétienne : beaucoup de croisés
se rappelaient le serment qu’ils avaient fait de combattre les infidèles, et
ne pouvaient se résoudre à tourner leurs armes contre des chrétiens. Le pape
avait envoyé à Venise le cardinal Pierre de Lapoue, pour détourner les
pèlerins d’une entreprise qu’il appelait sacrilège. Il leur représenta que le
roi de Hongrie, protecteur de Zara, avait pris la croix, et s’était mis par-là
sous la protection spéciale de l’Église ; qu’attaquer une ville qui lui
appartenait, c’était se déclarer contre l’Église elle-même. Henri Dandolo
brava des menaces et des reproches qu’il croyait injustes. « Les
privilèges des croisés, disait-il, ne pouvaient dérober des coupables à la
sévérité des lois divines et humaines ; les croisades n’étaient point faites
pour protéger l’ambition des rois et la rébellion des peuples ; le pape
n’avait point le pouvoir d’enchaîner l’autorité des souverains et de
détourner les croisés d’une entreprise légitime, d’une guerre faite à des
sujets révoltés, à des pirates dont les brigandages troublaient la liberté
des mers et ne faisaient que nuire à la croisade en arrêtant les pèlerins qui
se rendaient dans la terre sainte. » Pour
achever de vaincre tous les scrupules et dissiper toutes les craintes, le
doge résolut de s’associer lui-même aux périls et aux travaux de la croisade,
et d’engager ses concitoyens à se déclarer les compagnons d’armes des
croisés. Le peuple ayant été solennellement convoqué, Dandolo monta dans la
chaire de Saint-Marc, et demanda aux Vénitiens assemblés la permission de
prendre la croix. « Seigneurs, leur dit-il, vous avez pris l’engagement
de concourir à la plus glorieuse des entreprises ; les guerriers avec
lesquels vous avez contracté une sainte alliance, surpassent tous les autres
hommes par leur piété et leur valeur. Pour moi, vous le voyez, je suis
accablé par les ans, j’ai besoin de repos ; mais la gloire qui nous est
promise me rend le courage et la force de braver tous les périls, de
supporter tous les travaux de la guerre ; je sens, à l’ardeur qui m’entraîne,
au zèle qui m’anime, que personne ne méritera votre confiance, et ne vous
conduira comme celui que vous avez choisi pour chef de la république. Si vous
me permettez de combattre pour Jésus-Christ et de me faire remplacer par mon
fils dans l’emploi que vous m’avez confié, j’irai vivre ou mourir avec vous
et les pèlerins. » À ce
discours, tout l’auditoire fut attendri, le peuple applaudit à la résolution
du doge. Dandolo descendit de la tribune et fut conduit en triomphe au pied
de l’autel, où il se fit attacher la croix sur son bonnet ducal. Un grand
nombre de Vénitiens suivirent son exemple, et jurèrent de mourir pour la
délivrance des saints lieux. Par cette habile politique, le doge acheva de
gagner l’esprit des croisés, et se mit en quelque sorte à la tête de la
croisade ; il se trouva bientôt assez puissant pour méconnaître l’autorité du
cardinal Pierre de Capoue, qui parlait au nom du pape et montrait la
prétention de diriger la guerre sainte en qualité de légat du Saint-Siège.
Dandolo dit à l’envoyé d’Innocent que l’armée chrétienne ne manquait point de
chefs pour la conduire et que les légats du souverain pontife devaient se
contenter d’édifier les croisés par leurs exemples et leurs discours. Ce
langage plein de liberté causait une vive surprise aux barons français,
accoutumés à respecter toutes les volontés du Saint-Siège ; mais le doge, en
prenant la croix, leur inspirait une confiance que rien ne pouvait ébranler.
La croix des pèlerins était pour les Vénitiens et les Français un signe
d’alliance, un lien sacré qui confondait tous leurs intérêts et faisait des
deux peuples en quelque sorte une même nation. Dès lors on n’écouta plus ceux
qui parlaient au nom du Saint-Siège et s’obstinaient à faire naître des
scrupules dans l’esprit des croisés. Les barons et les chevaliers mirent à
l’expédition contre Zara le même zèle et la même ardeur que le peuple de
Venise. L’armée des croisés était prête à s’embarquer, lorsqu’on vit arriver,
dit Villehardouin, une grande merveille, une aventure inespérée, et la plus
étrange dont on ait oui parler. Isaac,
empereur de Constantinople, avait été détrôné par son frère Alexis ;
abandonné de tous ses amis, privé de la vue et chargé de fers, ce malheureux
prince gémissait dans une prison. Le fils d’Isaac, appelé aussi Alexis, qui
partageait la captivité de son père, ayant trompé la vigilance de ses gardes
et brisé ses fers, s’était réfugié en Occident, dans l’espoir que les princes
et les rois prendraient un jour sa défense et déclareraient la guerre à
l’usurpateur du trône impérial. Philippe de Souabe, qui avait épousé Irène,
fille d’Isaac, accueillit le jeune prince ; mais il ne pouvait rien
entreprendre alors pour sa cause, étant obligé de se défendre lui-même contre
les armes d'Othon et les menaces du Saint-Siège. Le jeune Alexis alla
vainement se jeter aux pieds du pape pour implorer son appui : le pontife,
soit qu’il ne vît dans le fils d’Isaac que le beau-frère de Philippe de
Souabe, regardé alors comme l’ennemi de la cour de Rome, soit qu’il portât
toutes ses pensées vers la terre sainte, n’écouta point les plaintes
d’Alexis, et craignit de favoriser une guerre contre la Grèce. Le prince
fugitif avait en vain sollicité tous les monarques chrétiens, lorsqu’on lui
conseilla de s'adresser aux croisés, l’élite des guerriers de l’Occident.
L’arrivée de ses ambassadeurs produisit une vive sensation à Venise : au
récit des malheurs d’Isaac, les chevaliers et les barons furent émus d’une
généreuse pitié ; ils n’avaient jamais défendu une cause plus glorieuse ;
l’innocence à venger, une grande infortune à secourir, touchaient l’âme de
Dandolo ; les fiers républicains dont il était le chef déplorèrent aussi le
sort d’un empereur captif. Ils n’avaient pas oublié que l'usurpateur
préférait a leur alliance celle des Génois et des Pisans ; il leur semblait
que la cause d’Alexis était leur propre cause et que leurs vaisseaux devaient
rentrer avec lui dans les ports de la Grèce et de Byzance. Cependant,
comme tout était prêt pour la conquête de Zara, on renvoya la décision de
cette affaire à un temps plus favorable ; la flotte qui portait l’armée des
croisés mit à la voile au bruit des trompettes et des acclamations de tout le
peuple de Venise. Jamais le golfe Adriatique n’avait vu une flotte plus
nombreuse et plus magnifiquement équipée ; la mer était couverte de quatre
cent quatre-vingts bâtiments ; le nombre des combattants s’élevait à quarante
mille hommes, tant cavaliers que fantassins. Après avoir soumis Trieste et
quelques autres villes maritimes de l'Istrie qui avaient secoué le joug de
Venise, les croisés arrivèrent devant Zara le dixième jour de novembre,
veille de la Saint-Martin. Zara, située sur la côte orientale du golfe
Adriatique, à soixante lieues de Venise, à cinq lieues au nord de l’ancienne
Jadera, colonie romaine, était une ville riche, peuplée, environnée de hautes
murailles, entourée d’une mer semée d’écueils. Le roi de Hongrie venait
d’envoyer des troupes pour la défendre, et les habitants avaient juré de
s’ensevelir sous les ruines de leur place plutôt que de se rendre aux
Vénitiens. A la vue des remparts de la ville, les croisés reconnurent toute
la difficulté de l’entreprise : « La ville, dit Villehardouin, estoit
close tout autour de murailles et de forteresses moult hautes, si qu’on
voudroit rechercher vainement forteresse plus belle. » Le parti qui
s’opposait à cette guerre commença de nouveau à murmurer. Cependant les chefs
donnèrent le signal pour l’attaque. Aussitôt que les chaînes du port eurent
été rompues et que les machines commencèrent à ébranler les murailles, les
habitants de Zara oublièrent la résolution qu’ils avaient prise de mourir en
défendant leurs remparts, et, remplis d’effroi, envoyèrent des députés au
doge de Venise, qui promit de leur pardonner en faveur de leur repentir ;
mais les députés chargés de demander la paix trouvèrent parmi les assiégeants
quelques croisés qui leur dirent : « Pourquoi vous rendez-vous ? vous n’avez
rien à craindre des Français. » Ces mois imprudents firent recommencer la
guerre. Les députés, rentrés dans la ville, annoncèrent aux habitants que
tous les croisés n’étaient pas leurs ennemis, et que Zara conserverait sa
liberté, si le peuple et les soldats voulaient la défendre. Le parti des
mécontents, qui cherchait à diviser l’armée des croisés, saisit cette
occasion pour renouveler ses plaintes ; les plus ardents parcouraient les
tentes, et cherchaient à détourner les soldats d’une guerre qu’ils appelaient
impie. Guy,
abbé de Vaux-de-Cernay, de l’ordre de Cîteaux, se faisait remarquer à la tête
de ceux qui voulaient faire échouer l’entreprise de Zara : tout ce qui
pouvait retarder la marche des croisés vers les saints lieux était à ses yeux
un attentat contre la religion ; les plus brillants exploits, s’ils ne servaient
la cause de Jésus-Christ, ne pouvaient obtenir son estime et son approbation.
L’abbé de Cernay ne manquait ni d’adresse ni d’éloquence, et savait employer
à propos les prières et les menaces ; il avait sur les pèlerins l’ascendant
qu’obtient toujours sur la multitude un esprit inflexible, un caractère
ardent et opiniâtre. Dans un conseil, il se leva et défendit aux croisés de
tirer leur épée contre des chrétiens. Il allait lire une lettre du pape, lorsqu’il
fut interrompu par des cris menaçants. Au
milieu du tumulte qui s’éleva dans le conseil et dans l’armée, l’abbé de
Cernay courait des dangers pour sa vie, si le comte de Montfort, qui
partageait ses sentiments, n’eût tiré l’épée pour le défendre. Cependant les
barons et les chevaliers ne pouvaient oublier la promesse qu’ils avaient
faite de combattre pour la république de Venise ; ils ne pouvaient déposer
les armes en présence d’un ennemi qui avait promis de se rendre et qui
bravait leurs attaques. Plus le parti du comte de Montfort et de l’abbé de
Vaux-de-Cernay redoublait d’efforts pour les détourner de la guerre, plus ils
mettaient leur honneur et leur gloire à poursuivre le siège commencé. Tandis
que les mécontents faisaient entendre leurs plaintes, les plus braves
montaient à l’assaut. Les assiégés, qui mettaient leur espoir dans les
dissensions des assiégeants, placèrent des croix sur leurs murailles,
persuadés que ce signe révéré les protégerait mieux que leurs machines de
guerre ; mais ils ne tardèrent pas à voir qu’il n’y avait pour eux de salut
que dans la soumission. Au cinquième jour du siège, sans avoir opposé à leurs
ennemis une sérieuse résistance, ils ouvrirent leurs portes, et n’obtinrent
du vainqueur que la vie et la liberté. La ville fut livrée au pillage, et le
butin partagé entre les Vénitiens et les Français. A la
suite de cette conquête, la discorde s’introduisit dans l’armée victorieuse,
et fit répandre plus de sang qu’on n’en avait versé dans le siège. La saison
étant trop avancée pour que la flotte se remit en mer, le doge de Venise
avait proposé aux croisés de passer l’hiver à Zara. Les deux nations se
partagèrent les différents quartiers de la ville ; mais, comme les Vénitiens
avaient choisi pour eux les maisons les plus belles et les plus commodes, les
Français firent éclater leur mécontentement. Après quelques plaintes et
quelques menaces, on en vint aux armes : chaque rue devint le théâtre d’un
combat. Les habitants de Zara voyaient avec joie les sanglantes disputes de
leurs vainqueurs. Les partisans de l’abbé de Cernay applaudissaient en secret
aux suites déplorables d’une guerre qu’ils avaient désapprouvée. Cependant le
doge de Venise et les barons avaient accouru pour séparer les combattants.
Leurs prières et leurs menaces ne purent d’abord apaiser cet horrible
tumulte, qui se prolongea jusqu’au milieu de la nuit. Le lendemain, toutes
les passions qui avaient divisé l’armée étaient sur le point d’éclater de
nouveau. En enterrant les morts, les Français et les Vénitiens se menaçaient
encore. Les chefs, pendant plus d’une semaine, désespérèrent de pouvoir
calmer les esprits et rapprocher les soldats des deux nations. A peine
l’ordre fut-il rétabli, qu’on reçut une lettre du pape qui désapprouvait la
prise de Zara : il ordonnait aux croisés de renoncer au butin qu’ils avaient
fait dans une ville chrétienne, et de s’engager, par une promesse solennelle,
à la réparation de leurs torts. Innocent reprochait avec amertume aux
Vénitiens d’avoir entraîné les soldats de Jésus-Christ dans cette guerre
impie et sacrilège. Cette lettre du pape fut reçue avec respect par les
Français, avec dédain par les croisés de Venise. Ceux-ci refusèrent
ouvertement de se soumettre aux décisions du Saint-Siège, et ne songèrent
qu’à s’assurer les fruits de la victoire, en démolissant les remparts de
Zara. Les barons français ne pouvaient supporter l’idée d’avoir encouru la
disgrâce du pape : ils envoyèrent à Rome des députés pour fléchir le
souverain pontife et solliciter leur pardon, alléguant qu’ils n’avaient fait
qu’obéir aux lois de la nécessité. La plupart d’entre eux, quoiqu’ils fussent
déterminés à conserver les dépouilles des vaincus, avaient promis au pape de
les rendre ; ils avaient promis, par un acte solennel adressé à tous les
chrétiens, de réparer leurs torts et de mériter par leur conduite le pardon
des fautes passées. Leur soumission, plus encore que leurs promesses, désarma
le pape, qui leur répondit avec douceur et chargea les chefs de saluer les
chevaliers et les pèlerins, leur donnant l’absolution et sa bénédiction comme
à ses enfants. Il les exhortait, dans sa lettre, à partir pour la Syrie, sans
regarder à droite et à gauche, et leur permettait de traverser la mer avec
les Vénitiens, qu’il venait d’excommunier, mais seulement par nécessité et
avec amertume de cœur. Le pape ajoutait, en parlant des Vénitiens : « Tout
excommuniés qu’ils sont, ils demeurent toujours liés par leurs promesses, et
vous n’êtes pas moins autorisés à en exiger l’accomplissement ; c’est au
reste une maxime de droit, que si l’on passe par la terre d’un hérétique ou
de quelque excommunié que ce soit, on pourra en acheter et en recevoir les
choses nécessaires. De plus, l’excommunication portée contre un père de
famille n’empêche pas sa maison de communiquer avec lui. » Si les
Vénitiens persistaient dans leur désobéissance, le souverain pontife
conseillait aux barons, lorsqu’ils seraient arrivés dans la Palestine, de se
séparer d’un peuple réprouvé de Dieu, de peur qu’il n’attirât la malédiction
sur les armées chrétiennes, comme autrefois Achan avait attiré la colère
divine sur Israël. Innocent promettait aux croisés de les protéger dans leur
expédition et de veiller à leurs besoins dans les périls de la guerre sainte.
« Afin que les vivres ne vous manquent pas, disait-il, nous écrivons à
l’empereur de Constantinople qu’il vous en fournisse, comme il nous l’a
promis ; si on vous refuse ce qu’on ne refuse à personne, il ne serait point
injuste qu’à l’exemple des plus saints personnages, vous prissiez des vivres
où vous en trouverez ; car on saura que vous êtes dévoués au service de
Jésus-Christ, à qui toute la terre appartient. » Ces conseils et ces
promesses, qui font connaître à la fois l’esprit du treizième siècle et la
politique du Saint-Siège, furent reçus par les barons et les chevaliers comme
un témoignage de la bonté paternelle du souverain pontife ; mais les choses
allaient encore changer de face, et la fortune, qui se jouait des décisions
du pape comme de celles des pèlerins, ne tarda pas à donner une nouvelle
direction aux événements de la croisade. [1203.]
On vit bientôt arriver à Zara des ambassadeurs de Philippe de Souabe,
beau-frère du jeune Alexis. Ils s’adressèrent au conseil des seigneurs et des
barons réunis dans le palais du doge de Venise : « Seigneurs,
dirent-ils, le puissant roi des Romains nous envoie pour vous recommander le
jeune prince Alexis, et le remettre entre vos mains, sous la sauvegarde de
Dieu. Nous ne sommes point venus pour vous détourner de votre sainte
entreprise, mais pour vous offrir un moyen sûr et facile d’accomplir vos
nobles desseins. Nous savons que vous n’avez pris les armes que pour l’amour
de Jésus-Christ et de la justice : nous venons vous proposer de secourir ceux
qu’opprime une injuste tyrannie, et de faire triompher à la lois les lois de
la religion et celles de l’humanité. Nous vous proposons de porter vos armes
triomphantes vers la capitale de la Grèce, qui gémit sous un usurpateur, et
d’assurer à jamais la conquête de Jérusalem par celle de Constantinople. « Vous
savez, comme nous, combien de maux ont soufferts nos pères, compagnons de
Godefroy, de Conrad et de Louis le Jeune, pour avoir laissé derrière eux un
empire puissant dont la conquête et la soumission auraient pu devenir pour
leurs armées une source de victoires. Que n’avez-vous pas à craindre
aujourd’hui de cet Alexis, plus cruel et plus perfide que ses prédécesseurs,
qui s’est élevé au trône par un parricide, qui a trahi à la fois les lois de
la religion et celles de la nature, qui ne peut échapper à la punition de son
crime qu’en s’alliant aux Sarrasins ? Nous ne vous dirons point ici combien
il est facile d’arracher l’empire aux mains d’un tyran méprisé de ses sujets,
car votre valeur aime les obstacles et se plaît dans les dangers ; nous
n’étalerons point à vos yeux les richesses de Byzance et de la Grèce, car vos
âmes généreuses ne voient dans cette conquête que la gloire de vos armes et
la cause de Jésus-Christ. « Si
vous renversez la puissance de l’usurpateur pour faire régner le souverain
légitime, le fils d’Isaac promet, sous la foi des serments les plus
inviolables, d’entretenir pendant un an votre flotte et votre armée, et de
vous payer deux cent mille marcs d’argent pour les frais de la guerre. Il
vous accompagnera en personne dans la conquête de la Syrie ou de l’Égypte ;
si vous le jugez à propos, il vous donnera dix mille hommes à sa solde, et,
pendant toute sa vie, il entretiendra cinq cents chevaliers dans la terre
sainte. Enfin, ce qui doit déterminer des guerriers et des héros chrétiens,
Alexis est prêt à jurer sur les Évangiles de faire cesser l’hérésie qui
souille encore l’empire d’Orient et de soumettre l’Église grecque à l’Église
de Rome. « Tant
d’avantages attachés à l’entreprise qu’on vous propose nous portent à croire
que vous ne résisterez point à nos prières. Nous voyons dans l’Écriture que
Dieu s’est servi quelquefois des hommes les plus simples et les plus obscurs
pour annoncer sa volonté à son peuple chéri : aujourd’hui, c’est un jeune
prince qu’il a choisi pour l’instrument de ses desseins ; c’est Alexis que la
Providence a chargé de vous conduire dans la voie du Seigneur et de vous
montrer le chemin que vous devez suivre pour assurer la victoire aux armées
de Jésus-Christ. » Ce
discours avait fait une vive impression sur un grand nombre de barons et de
chevaliers, mais il ne réunissait point tous les suffrages de l’assemblée. Le
doge et les seigneurs firent sortir les ambassadeurs en leur disant qu’ils
allaient délibérer sur les propositions d’Alexis. De vives contestations
s’élevèrent bientôt dans le conseil. Ceux qui s’étaient opposés au siège de
Zara, parmi lesquels se faisait encore remarquer l’abbé de Vaux-de-Cernay,
s’opposaient avec véhémence à l’expédition de Constantinople : ils
s’indignaient qu’on mît dans la même balance les intérêts de Dieu et ceux
d’Alexis ; ils ajoutaient que cet Isaac dont on voulait défendre la cause,
était lui-même un usurpateur jeté par une révolution sur le trône des
Comnènes ; qu’il avait été dans la troisième croisade le plus cruel ennemi
des chrétiens, le plus fidèle allié des Turcs ; qu’au reste, les peuples de
la Grèce, accoutumés à changer de maîtres, supportaient sans se plaindre
l’usurpation d’Alexis, et que les Latins n’avaient point quitté leur pays
pour venger les injures d’une nation qui ne réclamait point leur secours. Les
mêmes orateurs disaient encore que Philippe de Souabe exhortait les croisés à
secourir Alexis, mais que lui-même se bornait à faire des discours, à envoyer
des ambassadeurs ; ils invitaient les croisés à se défier des promesses d’un
jeune prince qui s’engageait à fournir des armées et n’avait pas un soldat ;
qui offrait des trésors, et ne possédait rien ; qui, d’ailleurs, avait été
élevé parmi les Grecs, et tournerait peut-être un jour ses armes contre ses
propres bienfaiteurs. « Si le malheur vous touche, ajoutaient-ils, et si vous
êtes « impatients de défendre la cause de la justice et de l’humanité,
écoulez les gémissements de nos frères de « la Palestine, qui sont menacés
par les Sarrasins et qui n’ont plus d’espérance que dans votre courage. » Les
mêmes orateurs disaient enfin que, si les croisés recherchaient des victoires
faciles, des conquêtes brillantes, ils n’avaient qu’à tourner leurs regards
vers l’Égypte, dont tout le peuple était alors dévoré par une horrible famine
et que les sept plaies de l’Écriture livraient presque sans défense aux armes
des chrétiens. Les
Vénitiens, qui avaient à se plaindre de l’empereur de Constantinople, ne se
laissaient point entraîner par ces discours, et semblaient plus disposés à
combattre les Grecs que les infidèles ; ils brûlaient de détruire les
comptoirs des Pisans établis dans la Grèce, et de voir leurs vaisseaux
traverser en triomphe le détroit du Bosphore. Leur doge conservait le
ressentiment de quelques outrages personnels, et, pour enflammer les esprits,
il exagérait tous les maux que les Grecs avaient faits à sa patrie et aux
chrétiens d’Occident. Si l’on
en croit d’anciennes chroniques, Dandolo était entraîné par un autre motif
qu’il n’avouait point devant les croisés. Averti qu’une armée chrétienne se
réunissait à Venise, le sultan de Damas, effrayé de la croisade qui se
préparait, avait envoyé un trésor considérable à la république, pour
l’engager à détourner les croisés d’une expédition en Orient. Soit qu’on
ajoute foi à ce récit, soit qu’on le regarde comme une fable inventée par la
haine et l’esprit de parti, de semblables assertions, recueillies par des
contemporains, prouvent du moins que de violents soupçons s’élevèrent alors
contre Venise parmi les croisés mécontents, et surtout parmi les chrétiens de
Syrie, justement irrités de n’être point secourus par les soldats de la
croix. Au reste, nous croyons devoir ajouter que la plupart des croisés
français, pour faire la guerre à l’empire grec, n’avaient pas besoin d’être
excités par l’exemple et le discours du doge de Venise. Ceux mêmes qui
s’opposaient le plus à l’expédition nouvelle, étaient, comme tous les autres
croisés, pleins de haine et de mépris pour les Grecs, et leurs discours
n’avaient fait qu’enflammer les esprits contre une nation regardée comme
l’ennemie des Latins. Plusieurs
ecclésiastiques, ayant à leur tête l’abbé de Looz, personnage recommandable
par sa piété et la pureté de ses mœurs, ne partageaient point l’opinion de
l’abbé de Vaux-de-Cernay, et soutenaient contre leurs adversaires qu’il y
avait du danger à conduire une armée dans un pays ravagé par la famine ; que
la Grèce offrait plus d’avantages aux croisés que l’Egypte, et qu’enfin la
conquête de Constantinople était le moyen le plus sûr d’assurer aux chrétiens
la possession de Jérusalem. Ces ecclésiastiques étaient surtout éblouis par
l’espoir de voir un jour l’Église grecque se réunir à l’Eglise de Rome ; ils
ne se lassaient point d’annoncer dans leurs discours l’époque prochaine de la
concorde et de la paix entre tous les peuples chrétiens. Beaucoup
de chevaliers voyaient avec joie la réunion des deux Églises, qui devait être
l’ouvrage de leurs armes ; mais ils cédaient encore à d’autres motifs non
moins puissants sur leur esprit : ils avaient juré de défendre l’innocence et
les droits du malheur ; ils croyaient remplir leur serment en embrassant la
cause d’Alexis. Quelques-uns sans doute, qui avaient entendu parler des
richesses de Byzance, pouvaient croire qu’ils ne reviendraient pas sans
fortune d’une aussi brillante expédition ; mais tel était l’esprit des
seigneurs et des barons, que le plus grand nombre furent entraînés par la
perspective même des périls, et surtout par le merveilleux de l’entreprise.
Après une longue délibération, il fut décidé dans le conseil des croisés
qu’on accepterait les propositions d’Alexis et que l’armée chrétienne
s’embarquerait pour Constantinople dans les premiers jours du printemps. Avant
le siège de Zara, le bruit de l’armement des croisés et d’une expédition
dirigée contre la Grèce était parvenu à la cour de Byzance. L’usurpateur du
trône d’Isaac avait songé dès lors à conjurer l’orage près de fondre sur ses
États, et s’était hâté d’envoyer des ambassadeurs auprès du pape, qu’il
regardait comme l’arbitre de la guerre et de la paix en Occident. Ces
ambassadeurs devaient déclarerai ! souverain pontife que le prince qui
régnait à Constantinople était le seul empereur légitime ; que le fils
d’Isaac n’avait aucun droit à l’empire ; qu’une expédition contre la Grèce
serait une entreprise injuste, périlleuse, et contraire aux grands desseins
de la croisade. Le pape, dans sa réponse, ne chercha point à calmer les
alarmes de l’usurpateur, et dit à ses envoyés que le jeune Alexis avait de nombreux
partisans parmi les croisés, parce qu’il avait fait la promesse de secourir
en personne la terre sainte et de mettre un terme à la rébellion de l’Église
grecque. Le pape n’approuvait point l’expédition de Constantinople, mais en
parlant de la sorte, il espérait que le souverain qui régnait alors sur la
Grèce, ferait les mêmes promesses que le prince fugitif, et serait plus
capable de les remplir ; il conservait l’espoir qu’on pourrait traiter
avantageusement sans tirer l’épée, et que les débats élevés pour l’empire
d’Orient seraient jugés à son tribunal suprême ; mais le vieil Alexis, soit
qu’il fût persuadé qu’il avait intéressé le pape à sa cause, soit qu’il crût
prudent de ne point montrer ses alarmes, soit qu’enfin la vue d’un péril
éloigné ne pût émouvoir son indolence, n’envoya point de nouveaux
ambassadeurs, et ne fit plus aucune démarche pour prévenir l’invasion des
guerriers de l’Occident. D’un
autre côté, le roi de Jérusalem et les chrétiens de la Palestine ne cessaient
de faire entendre leurs plaintes et d’implorer les secours que le chef de
l’Église leur avait promis. Le pape, vivement touché de leurs prières et
toujours plein de zèle pour la croisade qu’il avait prêchée, réunissait tous
ses efforts pour diriger les armes des croisés contre les Turcs. Il venait
d’envoyer en Palestine les cardinaux Pierre de Capoue et Siffred, légats du
Saint-Siège, pour relever le courage des chrétiens d’Orient et leur annoncer
le départ prochain de l’armée des croisés. Lorsqu’il apprit que les chefs de
la croisade avaient pris la résolution d’attaquer l’empire de Constantinople,
il leur adressa les plus vives réprimandes, et leur reprocha de regarder en arrière
comme la femme de Loth. « Que personne de vous, disait-il, ne se flatte qu’il
soit permis d’envahir ou de piller la terre des Grecs, sous prétexte qu’elle
n’est pas assez soumise et que l’empereur de Constantinople a usurpé le trône
sur son frère ; quelque crime qu’il ait commis, ce n’est pas à vous d’en
juger : vous n’avez pas pris la croix pour venger l’injure des princes, mais
celle « de Dieu. » Innocent
terminait sa lettre sans donner sa bénédiction aux croisés ; et, pour les
effrayer sur leur nouvelle entreprise, il les menaçait des malédictions du
ciel. Les seigneurs et les barons reçurent avec respect les remontrances du
souverain pontife ; mais ils ne changèrent rien à la détermination qu’ils
venaient de prendre. Alors
ceux qui jusque-là s’étaient opposés à l’expédition de Constantinople,
recommencèrent leurs plaintes, et ne mirent plus de ménagements dans leurs
discours. L’abbé de Vaux-de-Cernay, l’abbé Martin Litz, un des prédicateurs
de la croisade, le comte de Montfort, un grand nombre de chevaliers, firent
tous leurs efforts pour ébranler l’opinion de l’armée : et, ne pouvant y
parvenir, ils ne songèrent plus qu’à s’éloigner, les uns pour retourner dans
leurs foyers, les autres pour se rendre dans la Palestine. Ceux qui
abandonnaient leurs drapeaux et ceux qui restaient au camp, s’accusaient
réciproquement de trahir la cause de Jésus-Christ. Cinq cents soldats s’étant
jetés sur un vaisseau firent naufrage, et périrent tous dans les flots ;
plusieurs autres, en traversant l’Illyrie, furent massacrés par les peuples
sauvages de cette contrée. Ceux-là périssaient en maudissant l’esprit
d’ambition et d’égarement qui éloignait l’armée chrétienne du véritable objet
de la croisade ; les autres, restés fidèles à leurs drapeaux, déploraient la
mort tragique de leurs compagnons, et disaient entre eux : « La miséricorde
de Dieu est restée parmi nous : malheur à ceux gui s’écartent de la voie du
Seigneur ! » Les
chevaliers et les barons s’affligeaient en secret de n'avoir point obtenu
l’approbation du pape ; mais ils étaient persuadés qu’à force de victoires
ils justifieraient leur conduite aux yeux du Saint-Siège et que le père des
fidèles reconnaîtrait dans leurs complètes l’expression des volontés du ciel. Les
croisés étaient près de s’embarquer pour leur expédition, lorsque le jeune
Alexis arriva lui-même à Zara. Sa présence excita un nouvel enthousiasme pour
sa cause ; il fut reçu au bruit des trompettes et des clairons, et présenté à
l’armée par le marquis de Montferrat, dont les frères aînés avaient été liés
par un mariage et la dignité de César à la famille impériale de
Constantinople. Les barons saluèrent empereur le jeune Alexis, avec d’autant
plus de joie que sa grandeur future devait être leur ouvrage. Alexis avait
pris les armes pour briser les fers de son père ; on admirait en lui le plus
touchant modèle de la piété filiale ; il allait combattre l’usurpation, punir
l’injustice, étouffer l’hérésie ; on le regardait comme un envoyé de la
Providence. Les infortunes des princes destinés à régner touchent plus les
cœurs que celles des autres hommes. Dans le camp des croisés les soldats se
racontaient entre eux les malheurs d’Alexis ; ils plaignaient sa jeunesse,
déploraient son exil et la captivité d’Isaac. Alexis, accompagné des princes
et des barons, parcourait les rangs de l’armée, et répondait par toutes les
démonstrations de la reconnaissance au généreux intérêt que lui témoignaient
les croisés. Animé
des sentiments qu’inspire le malheur et qui souvent ne durent pas plus que
lui, le jeune prince prodigua les serments, les protestations, et promit plus
encore qu’il n’avait fait par ses envoyés, sans songer qu’il se mettait dans
la nécessité de manquer à sa parole et de s’attirer un jour les reproches de
ses libérateurs. Cependant
les croisés renouvelaient chaque jour le serment de placer le jeune Alexis
sur le trône de Constantinople. L’Italie et tout l’Occident retentissaient du
bruit de leurs préparatifs. L’empereur de Byzance semblait seul ignorer la
guerre qu’on venait de déclarer à sa puissance usurpée, et s’endormait sur un
trône près de s’écrouler. L’empereur
Alexis, ainsi que la plupart de ses prédécesseurs, était un prince sans
vertus et sans caractère. Lorsqu’il déposséda son frère, il laissa commettre
le crime à ses courtisans, et, quand il fut sur le trône, il leur abandonna
le soin de son autorité. Il prodigua tous les trésors de l’État, afin de se
faire pardonner son usurpation ; et, pour réparer ses finances, il vendit la
justice, il ruina ses sujets, et fit piller les navires marchands qui se
rendaient de Venise à Constantinople. L’usurpateur avait répandu les dignités
et les honneurs avec une telle profusion, que personne ne s’en croyait
honoré, et qu’il ne lui restait plus de véritable récompense pour le mérite. « Il
ne refusait rien, dit Nicétas, quelque impertinente, quelque ridicule demande
qu’on lui fît : il aurait accordé la permission de labourer la mer, de voguer
sur la terre, de transporter les montagnes, et de mettre Athos sur Olympe. »
Alexis avait associé à l’autorité souveraine sa femme Euphrosine, qui
remplissait l’empire de ses intrigues et scandalisait la cour par ses mœurs.
Sous son règne, l’empire avait été plusieurs fois menacé par les Bulgares et
par les Turcs. Alexis se rendit quelquefois à l’armée, mais il ne vit jamais
ses ennemis. Tandis que les Barbares ravageaient ses frontières, il
s’occupait d’aplanir des collines, de tracer des jardins sur les bords de la
Propontide. Livré à une honteuse mollesse, il licencia une partie de ses
troupes ; et, craignant d’être troublé dans ses plaisirs par le bruit des
armes, il vendit les vases sacrés et dépouilla les tombeaux des empereurs
grecs, pour acheter la paix de l’empereur d’Allemagne, devenu maître de la
Sicile. L’empire n’avait plus de marine : les ministres d’Alexis avaient
vendu les agrès et les cordages des vaisseaux ; les forêts qui pouvaient
fournir des bois de construction, étaient réservées aux plaisirs du prince,
et gardées, dit Nicétas, comme celles qui étaient autrefois consacrées aux
dieux. Jamais
on ne vit éclater plus de conspirations ; sous un prince qu’on ne voyait
jamais, l'Etat semblait être dans un interrègne, le trône impérial ne
paraissait plus qu’une place vide, et tous les ambitieux prétendaient à
l’empire. Le dévouement, la probité, la bravoure, n’obtenaient plus ni
l’estime de la cour ni celle des citoyens : on ne récompensait avec éclat que
ceux qui avaient inventé une volupté ou trouvé un nouvel impôt. Au milieu de
cette dépravation générale, les provinces n’entendaient parler de l’empereur
que pour payer des tributs ; l’armée, sans discipline et sans solde, n’avait
point de chefs capables de la commander. Tout semblait annoncer une prochaine
révolution dans l’empire. Le péril était d’autant plus grand, que personne
n’osait le prévoir. Aucun des sujets d’Alexis ne songeait à faire parvenir la
vérité jusqu’au pied du trône ; des oiseaux instruits à répéter des satires
interrompaient seuls le silence du peuple, et publiaient sur les toits des maisons
et dans les carrefours les scandales de la cour et la honte de l’empire. Les
Grecs conservaient encore la mémoire des événements glorieux ; mais ces
souvenirs ne leur donnaient point d’émulation et ne leur inspiraient qu’une
vanité stérile. La gloire et les vertus des temps passés ne servaient qu’à
montrer les misères de leur décadence ; et, plus ils parlaient de l’ancienne
Grèce et de la vieille Rome, plus ils paraissaient dégénérés. Ils
n’écoutaient plus la voix de la patrie, et ne savaient obéir qu’à des moines
qui s’étaient mis à la tête de toutes les affaires et qui s’attiraient la
confiance du peuple et du prince par des prédictions frivoles ou des visions
insensées ; Les Grecs se consumaient en de vaines disputes qui énervaient
leur caractère, redoublaient leur ignorance, étouffaient leur patriotisme.
Lorsque la flotte des croisés allait mettre à la voile, on agitait à
Constantinople la question de savoir si le corps de Jésus-Christ, dans
l’eucharistie, est corruptible ou incorruptible : chaque opinion avait ses
partisans, dont on proclamait tour à tour les défaites ou les triomphes, et
l’empire menacé restait sans défenseurs. Les
Vénitiens et les Français étaient partis de Zara ; toute la flotte devait se
réunir à l’île de Corfou. Comme elle aborda sur les côtes de Macédoine, les
habitants de Duras apportèrent au jeune Alexis les clefs de la ville, et le
reconnurent pour leur maître. Le peuple de Corfou ne tarda pas à suivre cet
exemple, et reçut les croisés comme des libérateurs. Les acclamations du
peuple grec sur le passage des Latins étaient d’un heureux augure pour le
succès de leur expédition. L’île
de Corfou, pays des anciens Phéaques, si célèbre par le naufrage d’Ulysse et
par les jardins d'Alcinous, offrait aux croisés des pâturages et des vivres
abondants. La fertilité de l’île engagea les chefs à y faire un séjour de
plusieurs semaines ; un aussi long repos pouvait avoir des suites funestes
pour une armée entraînée par l’enthousiasme, à laquelle il ne fallait pas
laisser le temps de réfléchir. Au milieu de l’oisiveté, on vit bientôt
renaître les plaintes et les murmures qui avaient éclaté au siège de Zara. On
venait d’apprendre que Gauthier de Brienne avait conquis la Pouille et le
royaume de Naples. Cette conquête, faite dans l’espace de quelques mois par
soixante chevaliers, avait enflammé l’imagination des croisés, et donnait aux
mécontents l’occasion de blâmer l’expédition de Constantinople, dont les
préparatifs étaient immenses, les périls évidents et le succès incertain. « Tandis
que nous allons, disaient-ils, épuiser toutes les forces de l’Occident dans
une entreprise inutile, dans une guerre lointaine, Gauthier de Brienne s’est
rendu maître d’un riche royaume, et se dispose à remplir les serments qu’il a
faits avec nous de délivrer la terre sainte : pourquoi ne lui
demanderions-nous pas des vaisseaux ? pourquoi ne partirions-nous pas avec
lui pour la Palestine ? » Ces discours avaient entraîné un grand nombre de
chevaliers qui étaient prêts à se séparer de l’armée. Déjà
les principaux des mécontents s’étaient réunis dans un vallon écarté pour y
délibérer sur les moyens d’exécuter leur projet, lorsque les chefs de
l’armée, avertis du complot, s’occupèrent des mesures les plus propres à en
prévenir les suites. Le doge de Venise, le comte de Flandre, les comtes de
Blois et de Saint-Paul, le marquis de Montferrat, plusieurs évêques couverts
d’habits de deuil et faisant porter des croix devant eux, se rendirent dans
le vallon où s’étaient rassemblés les dissidents. Aussitôt qu’ils eurent
aperçu de loin leurs infidèles compagnons qui délibéraient à cheval, ils
mirent pied à terre et s’avancèrent vers le lieu de l’assemblée dans une
attitude suppliante. Les instigateurs de la désertion, voyant venir ainsi les
chefs de l’armée et les prélats, suspendent leur délibération et descendent
eux-mêmes de cheval. On s’approche de part et d’autre ; les princes, les
comtes, les évêques, se jettent aux pieds des mécontents, et, fondant en
larmes, jurent de rester ainsi prosternés jusqu’à ce que les guerriers qui
voulaient les abandonner aient renouvelé le serment de suivre l’armée des
chrétiens et de rester fidèles aux drapeaux de la guerre sainte. « Quand
les autres virent cela, dit Villehardouin, témoin oculaire ; quand ils virent
leurs seigneurs liges, leurs plus proches parents et amis se jeter ainsi à
leurs pieds, et, par manière de parler, leur crier merci, ils en eurent fort
grand pitié, et le cœur leur attendrit de façon qu’ils ne purent se tenir de
plorer, leur disant qu’ils en aviseroient par ensemble. » Après s’être
écartés un moment pour délibérer, ils revinrent auprès de leurs chefs, et
promirent de rester à l’armée jusqu’aux premiers jours de l’automne, à
condition que les barons et les seigneurs jureraient sur les Évangiles de
leur fournir, à cette époque, des vaisseaux pour se rendre en Syrie. Les deux
partis s’engagèrent par serment de remplir les conditions du traité, et
retournèrent ensemble dans le camp, où les pèlerins ne parlèrent plus que de
l’expédition de Constantinople. La
flotte des croisés partit de Corfou la veille de la Pentecôte, 1203. Les
palendries, les galères et les navires de transport, auxquels s’étaient
joints beaucoup de vaisseaux marchands, couvraient un espace immense ; le
ciel était pur et serein, le vent doux et favorable. A voir cette flotte, on
pouvait croire qu’elle allait conquérir le monde : « Moi, Villehardouin,
s’écrie ici l’historien de cette expédition, moi, maréchal de Champagne, qui
cette œuvre dictait, j'atteste que jamais plus belle chose ne fut vue. » Au mois
de juin 1830, nous avons suivi la même route que la flotte de Venise.
Laissant derrière nous les îles Ioniennes, nous dirigeâmes notre marche entre
les rives du Péloponnèse et des îles de Sapience — les antiques Œnuses —,
nous côtoyâmes la terre du Péloponnèse : nous avions à notre gauche Navarin
ou l’ancienne Pylos, Modon ou Méthone ; plus loin, dans le golfe de Messénie,
les villes de Coron et de Calamata. Dans le tableau si varié que nous
offraient les rivages de la Grèce, deux spectacles imposants frappaient nos
regards : le mont Ithome, au pied duquel se trouvent encore les ruines de
l’ancienne Messène, et le mont Taygète, dont les cimes, blanchies par les
frimas, s’abaissent vers l’orient jusqu’au promontoire de Ténare, aujourd’hui
le cap Matapan ; au-delà du Ténare s’élèvent les rives escarpées du Magne,
dans l’ancienne Laconie ; puis s’avance dans la mer le cap Malée, aujourd’hui
cap Saint-Ange, si redouté des marins dans l'antiquité. Entre le cap Malée et
l'île de Cérigo, la flotte vénitienne rencontra plusieurs navires portant des
pèlerins qui avaient quitté les drapeaux de l’armée : ceux-ci, à l’aspect
d’un si grand appareil de puissance et de force, restèrent tout honteux et se
cachèrent au fond de leurs vaisseaux ; un seul descendit par une corde et
quitta ses compagnons en leur disant : Je vais avec ces gens-ci, qui ont bien
l'air de conquérir de grands royaumes. On lui en sut fort bon gré, dit le
maréchal de Champagne, et ï armée le vit de bon œil. La
flotte s’arrêta devant Négrepont, puis devant Andros, où le jeune Alexis fut
proclamé empereur. Les vents d’Afrique poussèrent les navires vénitiens à
travers la mer Égée ; les croisés laissèrent à leur gauche l’île de Lesbos ou
Mételin ; entrés dans l'Hellespont, ils dépassèrent Lemnos, Samothrace,
Ténédos, la côte où se montraient les tombeaux d’Achille et de Patrocle et
les ruines d’Alexandria Troas. Ils vinrent jeter l’ancre devant la
ville d’Abydos. L’Hellespont,
en cet endroit, n’a pas un mille et demi de largeur. La ville d’Abydos, que
Villehardouin appelle Avie, couvrait une langue de terre sur laquelle
on ne trouve aujourd’hui que des amas de pierres et une forteresse turque.
Les seigneurs et les barons, à qui on vint présenter les clefs de la ville, firent
moult bien garder la cité, de telle sorte que les habitants ne perdirent pas
un denier. L’armée de la croix resta huit jours au mouillage d’Abydos ;
les chevaliers ne connaissaient rien des merveilles qui avaient autrefois
illustré cette rive de l’Hellespont. Les clercs les plus instruits ne
savaient pas que, dans la partie du détroit où la flotte s’était arrêtée,
Xercès, roi de Perse, avait fait passer son armée sur un pont de bois, et
que, plus tard, Alexandre avait traversé le même détroit pour marcher à la
conquête de l’Asie ; ils ne savaient pas non plus que les plaines voisines de
l’Ida avaient vu dans l’antiquité l'élite belliqueuse de la Grèce renverser
les remparts d’une royale cité, et qu’un grand empire avait été détruit dans
une guerre assez semblable à celle que les pèlerins allaient faire aux
maîtres de Byzance. Les croisés champenois et les italiens, sans s’occuper
des ruines dispersées dans ces poétiques contrées, ramassèrent la moisson qui
couvrait les champs, pour approvisionner la flotte et l’armée. Poursuivant
leur marche, ils virent Lampsaque et Gallipoli, traversèrent la mer de
Marmara ou la Propontide, et s’arrêtèrent devant la pointe de Saint-Étienne
ou San-Stephano, à trois lieues de Constantinople. Alors ceux qui n’avaient
point vu cette magnifique cité purent la contempler à leur aise. Baignée au
midi par les flots de la Propontide, à l’orient par le Bosphore, au
septentrion par le golfe qui lui sert de port, la reine des villes
apparaissait aux croisés dans tout son éclat. Une double enceinte de
murailles l’entourait dans une circonférence de plus de sept lieues ; les
rives du Bosphore, jusqu’à l’Euxin, ressemblaient à un grand faubourg ou à
une suite continue de jardins. Dans le temps de sa splendeur, Constantinople
tenait à son gré les portes du commerce ouvertes ou fermées ; son port, qui
recevait les vaisseaux de tous les peuples du monde, mérita d’être appelé par
les Grecs la corne d’or, ou la corne d’abondance. Comme l’ancienne Rome, elle
s’étendait sur sept montagnes, et, comme la cité de Romulus, elle porta
quelquefois le nom de ville aux sept collines. La ville était divisée en
quatorze quartiers ; elle avait trente-deux portes ; elle renfermait dans son
sein des cirques d’une immense étendue, cinq cents églises, parmi lesquelles
se faisait remarquer Sainte-Sophie, une des merveilles du monde, et cinq
palais qui semblaient eux-mêmes des villes au milieu de la grande cité. Plus
heureuse que Rome, sa rivale, la ville de Constantin n’avait point vu les
barbares dans ses murs ; elle conservait, avec son langage, le dépôt des
chefs-d’œuvre de l’antiquité et des richesses accumulées de la Grèce et de
l’Orient. Le doge
de Venise et les principaux chefs de l’armée descendirent à terre, et tinrent
conseil dans le moustier ou le monastère de Saint-Étienne. On délibéra
d’abord pour savoir sur quel point on débarquerait. Nous devons regretter que
Villehardouin ne rende pas compte en détail de tout ce qui fut dit dans ce
conseil : combien il serait intéressant de connaître aujourd’hui quels furent
les pensées et les sentiments des chevaliers de la croix, à la vue de
Constantinople, et dans le moment même où allaient se livrer les combats
décisifs de cette croisade ! L’histoire
ne nous a laissé que le discours de Dandolo. « Je connais mieux que
vous, dit le doge de Venise à ses compagnons, l’état et les façons d’agir de
ce pays, y étant venu autrefois. Vous avez entrepris la plus grande affaire
et la plus périlleuse que jamais on ait entreprise ; c’est pourquoi il faut y
aller sagement et avec conduite. Si nous nous abandonnons sur la terre ferme,
le pays étant vaste et spacieux, nos gens, ayant besoin de vivres, se
répandront çà et là pour s’en procurer ; et, comme les campagnes sont
très-peuplées, nous ne devons pas manquer de perdre beaucoup d’hommes, ce qui
serait un malheur pour nous, attendu le peu de monde que nous avons pour
achever l’entreprise commencée. Il y a tout près, à l’orient, des îles que
vous pouvez voir d’ici — les îles des Princes —, qui sont habitées et
fertiles en blé et toutes sortes de biens : allons-y prendre terre ;
ramassons les vivres dont nous avons besoin, et, quand la flotte et l’armée
seront approvisionnées, alors nous irons camper devant la ville impériale, et
nous ferons ce que Dieu nous conseillera de faire. » Cet
avis du doge fut approuvé unanimement par les barons ; tous retournèrent à
leurs vaisseaux, où ils passèrent la nuit. Le lendemain, au lever du jour,
les bannières et les gonfalons furent arborés à la poupe des navires et sur
le haut des mâts ; les écris et les boucliers des chevaliers étaient rangés
le long du pont des vaisseaux, et présentaient comme les créneaux d’une
forteresse. Chaque croisé fit alors une visite de ses armes, pensant qu’il
aurait bientôt besoin de s’en servir. La
flotte leva les ancres ; le vent, qui venait du sud, la poussa vers
Constantinople ; quelques vaisseaux passèrent si près des murailles que
plusieurs croisés furent atteints par des pierres et des traits lancés de la
ville. Toute l’armée de la croix se trouvait sur le pont des navires. Les
remparts étaient couverts de soldats, le rivage couvert de peuple. Le vent et
la fortune avaient lait changer la résolution prise a San-Stéphano ; au lieu
de se diriger vers les îles des Princes, la flotte s’avança à pleines voiles
vers la côte d’Asie, et s’arrêta devant Chalcédoine, presque en face de
Constantinople ; les croisés débarquèrent en cet endroit. Il y avait là
un palais impérial, où les principaux chefs de la croisade prirent leur
logement ; l’armée tendit ses pavillons et ses tentes le long du rivage. La
campagne était riche et féconde : des meules de blé couvraient les champs, et
chacun put faire ses provisions à son gré. Trois jours après leur arrivée, le
lendemain de la Saint-Jean-Baptiste, la flotte remonta le canal et alla jeter
l’ancre devant un autre palais de l’empereur, qu’on appelait Scutari. L’armée
se rendit par terre dans le même lieu ; là, elle se trouvait en face de la
ville impériale et du port de Constantinople. Les chefs s’étaient établis
dans le palais et les jardins où l’empereur Alexis, selon l’expression de
Nicétas, s’occupait naguère d’aplanir les montagnes et de combler les
vallées, tandis qu’un terrible ouragan était près de fondre sur son empire.
Alors les chevaliers de la croix se mirent à parcourir les riches campagnes
qui s’étendent au-delà de Scutari. Une de leurs troupes, s’étant avancée à
trois lieues du camp, aperçut de loin des tentes et des pavillons sur le
penchant d’un coteau : c’était le grand duc ou chef des armées de mer de
l’empire, qui campait avec cinq cents soldats grecs. Les guerriers latins se
disposèrent à l’attaque, et, de leur côté, les Grecs se rangèrent en
bataille. Le combat ne dura pas longtemps : les soldats du grand duc
s’enfuirent au premier choc, abandonnant leurs tentes, leurs provisions et
leurs bêtes de somme. Cette victoire facile des Latins acheva de répandre la
terreur dans tout le pays : personne n’osait plus les attendre les armes à la
main ; ce qui fait dire à Nicétas que les commandants grecs étaient timides
comme des cerfs, et n’osaient combattre des hommes qu’ils appelaient des
anges exterminateurs, des guerriers de bronze. Cependant l’usurpateur Alexis
commença à sortir de son sommeil. Le dixième jour de leur arrivée, il envoya
aux croisés un ambassadeur, pour les saluer et savoir quels étaient leurs
desseins. Un Italien, Nicolas Rossi, choisi pour cette mission, se présenta
devant les chefs de la croisade et leur parla ainsi : « L’empereur sait que
vous êtes les plus grands et les plus puissants princes entre ceux qui ne
portent point de couronne, et que vous commandez aux peuples les plus braves
qui soient au monde ; mais il s’étonne que vous, étant chrétiens et lui
aussi, vous soyez venus dans ses terres, sans le prévenir et lui demander son
agrément. On lui a dit que le principal objet de votre voyage était la
délivrance de la terre sainte. Si, pour accomplir ce pieux dessein, vous
manquez de vivres, il vous en donnera volontiers ; il n’épargnera rien pour
vous seconder dans l’exécution de votre entreprise ; mais il vous conjure de
sortir de son territoire de bonne volonté : il pourrait bien vous contraindre
par la force, car sa puissance est grande, et, quand vous seriez vingt fois
plus de gens que vous n’êtes, vous ne pourriez vous sauver et vous mettre à
l’abri de sa colère, s’il voulait vous attaquer et vous mal faire. » Conon de
Béthune, sage chevalier, éloquent et bien disant, fut chargé de répondre à
l’envoyé d’Alexis. « Beau sire, lui dit-il, votre maître s’étonne que
nos seigneurs et barons soient entrés sur son territoire. Vous savez trop
bien que la terre dans laquelle nous sommes n’est pas à lui, puisqu’il occupe
à tort, et contre Dieu et raison, ce qui doit appartenir à son neveu, que
vous voyez assis au milieu de nous. S’il veut lui demander pardon et lui
restituer la couronne impériale, nous emploierons nos prières vers Isaac et
son fils, afin qu’ils lui pardonnent et lui donnent de quoi vivre
honorablement et selon sa condition. Au reste, à l’avenir, ne soyez si
téméraire ni si hardi de venir ici pour de semblables messages. » Nicolas
Rossi retourna avec cette réponse auprès d’Alexis. Le lendemain les barons,
après s’être concertés entre eux, résolurent de faire une tentative auprès du
peuple de la capitale, et de montrer aux Grecs le jeune Alexis, fils d’Isaac.
On fit équiper plusieurs galères, où montèrent les barons et les chevaliers ;
dans une de ces galères on remarquait le jeune Alexis, que le doge de Venise
et le marquis de Montferrat tenaient par la main. Ils s’approchèrent ainsi
des remparts de la capitale. Un héraut d’armes disait à haute voix : « Voici
votre seigneur légitime. Sachez que nous ne sommes pas venus ici pour vous
faire le moindre mal, mais pour vous garder et vous défendre, si vous faites
ce que vous devez. Vous savez que celui à qui vous obéissez s’est méchamment
et à tort emparé du pouvoir suprême, et vous n’ignorez pas avec quelle
déloyauté il s’est conduit envers son seigneur et sire. Vous voyez ici le
fils et l’héritier d’Isaac : si vous venez à son parti, vous ferez votre
devoir ; sinon, sachez bien que nous vous ferons le plus de mal que nous
pourrons. » Il n’y eut pas un Grec de la ville ou de la campagne qui répondit
à ces paroles des croisés : tous étaient retenus par la crainte de
l’usurpateur. Alors les chevaliers et les barons s’en revinrent au camp, et
ne s’occupèrent plus que de faire la guerre aux Grecs. Le 6
juillet, après avoir ouï la messe, les chefs de la croisade s’assemblèrent,
et tinrent conseil, à cheval, dans une vaste plaine, qui est aujourd’hui le
grand cimetière de Scutari. On arrêta dans cette assemblée que toute l armée
rentrerait dans la flotte et traverserait le détroit de Saint-George ou le
Bosphore. Les croisés venus de b rance furent divisés en six bataillons.
Baudouin de Flandre eut la conduite de l avant-garde, parce qu’il avait sous
ses drapeaux grand nombre de braves et plus d’arbalétriers et d’archers que
les autres chefs. Henri, frère de Baudouin, devait conduire le second
bataillon avec Mathieu de Valincourt et autres bons chevaliers des provinces
de Flandre et de Hainaut. Le troisième corps avait pour chef Hugues de
Saint-Paul, auquel s’étaient réunis Pierre d’Amiens, Eustache de Canteleu,
Anseau de Cayeux, et plusieurs bons chevaliers de la Picardie. Louis, comte
de Blois, seigneur riche et puissant, avait le quatrième bataillon, composé
d’une foule de chevaliers et de braves guerriers partis des pays qu’arrose la
Loire. La cinquième bataille était commandée par Mathieu de Montmorency et
par André de Champlitte, conduisant sous leurs bannières les pèlerins de la
Bourgogne, de la Champagne, de l’Ile-de-France et de la Touraine. Dans cette
cinquième bataille, on remarquait Villehardouin, maréchal de Champagne, Oger
de Saint-Cheron, Manassès de Lille, Milès de Brabant, Machaire de
Sainte-Menehould. Les croisés de la Lombardie, de la Toscane, des pays
voisins des Alpes, formaient le sixième corps, sous les ordres de Boniface,
marquis de Montferrat. Quand
on eut divisé ainsi l’armée, les prêtres et les évêques firent des
remontrances à tous ceux du camp, les exhortant à se confesser et à faire
leur devise ou leur testament^ ce qu’ils firent de grand zèle et dévotion. Le
jour marqué pour traverser le détroit, toute l’armée fut sur pied de grand
matin. Villehardouin, qui nous représente sans cesse les croisés marchant de
prodige en prodige et de péril en péril, ne manque pas, en cette
circonstance, d’exprimer sa surprise et de répéter ces paroles qui reviennent
à chaque page de son récit : Véritablement, ce fut la plus périlleuse
entreprise qui se fit jamais. Au premier signal, les barons et les chevaliers
s’embarquèrent sur les navires appelés palendries ; ils étaient armés de pied
en cap, les heaumes lacés, et leurs palefrois sellés et caparaçonnés ; les
archers et les arbalétriers, tous les gens de pied, montèrent dans de gros et
pesants vaisseaux. Les galères, à deux et à trois rangs de rames,
s’avançaient à la tête de la flotte. A chaque galère on avait attaché, avec
des câbles, un ou deux grands navires, pour les faire avancer contre les
courants et les vents contraires. L’empereur
Alexis, qui avait vu les préparatifs des croisés, était venu camper avec une
nombreuse armée sur la rive occidentale du Bosphore ; il occupait le penchant
de la colline des Figuiers ou de Péra, depuis le lieu que les Turcs appellent
la Pointe de Tophana, jusqu’au lieu appelé Betaschi, où s’élève aujourd’hui
un palais des sultans. L’aspect de cette armée grecque ne ralentit point
l’ardeur et le zèle impatient des croisés : on ne demandait point qui
devoit aller le premier, qui après, mais cétoit à qui prendroit les devants.
A mesure qu’on approchait de la rive, les chevaliers, tous le casque en tête
et l’épée à la main, s’élançaient dans les flots, ayant de l’eau jusqu’à la
ceinture. Chacun aborda où il se trouvait ; les chevaux furent tirés à terre
; les archers se placèrent en avant des bataillons. On était parti au lever
du jour ; le soleil n’avait pas atteint la moitié de son cours, que toute
l’armée se trouvait rangée en bataille sur la côte. Il y eut sans doute
beaucoup de confusion dans ce débarquement précipité, et l’ennemi aurait pu
profiter du désordre ; mais Alexis n’eut pas le courage de présenter le
combat aux Latins : frappé de terreur, il se hâta d’abandonner son camp, et
se retira dans la ville. Les
croisés, maîtres de toute la côte, s’emparèrent du camp des Grecs, et se
présentèrent devant la tour de Galata. L’armée passa la nuit dans le quartier
de Stanor, une moult bonne ville et riche, habitée alors par les juifs. Le
lendemain, au lever du jour, les croisés se préparaient à livrer un assaut à
la forteresse : une foule de Grecs accoururent de la ville dans des barques,
et se réunirent, pour attaquer l’armée des pèlerins, à ceux qui gardaient la
tour. Jacques d’Avesnes, au milieu de ses Flamands, reçut un coup de lance
dans le visage, et se trouva en péril de mort. La vue de leur chef blessé
anima le courage des croisés, qui repoussèrent l’ennemi. Beaucoup de Grecs se
précipitèrent dans la mer et se noyèrent, les autres s’enfuirent dans la
forteresse de Galata ; mais ils n’eurent pas le temps de fermer les portes de
la tour, et les Latins y pénétrèrent avec ceux qui fuyaient. Alors on
s’occupa de rompre la chaîne de fer qui fermait le port. Les historiens de
Venise rapportent qu’un gros vaisseau qui portait le nom ^Aquila, poussé par
un vent favorable, vint frapper violemment la chaîne tendue sur les flots, et
la brisa avec d’énormes ciseaux d’acier attachés à sa proue. Bientôt les
galères des Grecs furent prises, et toute la flotte des pèlerins s’avança en
triomphe au milieu du golfe. Maîtres
ainsi du port et de tout le quartier de Galata, les croisés délibèrent pour
savoir s’ils attaqueront la cité impériale par terre ou par mer. Les
Vénitiens étaient d’avis qu’on dressât les échelles sur les vaisseaux et
qu’on attaquât du côté du port ; les croisés français disaient qu’ils ne
savaient point combattre sur mer et qu’ils ne pouvaient vaincre sans leurs
chevaux. On décida que l’attaque des Vénitiens se ferait par mer et que les
chevaliers et les barons livreraient leurs assauts du côté de la terre. La
flotte alla se placer devant les remparts de la capitale, tandis que les six
bataillons français, traversant le Cydaris entre la pointe du golfe et la
vallée appelée aujourd’hui la Vallée des eaux douces, allèrent
s’établir sur une colline où se trouve maintenant le faubourg d’Ayoub.
L’armée était campée entre le palais des Blaquernes et une abbaye close de
murs qu’on nommait alors la tour de Bohémond. « Ce fut une chose
bien étonnante et bien hardie, dit Villehardouin, de voir qu’une si petite
troupe de gens, qui suffisoit à peine à l’attaque d’une des portes, entreprît
d’assiéger Constantinople, qui avoit trois lieues de front du côté de la
terre. » D’après un examen attentif des lieux, nous croyons que cette porte,
devant laquelle campèrent les croisés, était la porte d’Égri capou ou porte
oblique. Les barons et les chevaliers, sans s’étonner du nombre de leurs
ennemis et des difficultés de l’entreprise, dressèrent leurs machines et se
préparèrent à l’assaut ; le jour et la nuit ils étaient sur pied, gardant
leurs mangonneaux, et repoussant les sorties de l’ennemi ; cinq ou six fois
dans une journée, tous les pèlerins se mettaient sous les armes. Personne ne
pouvait s’éloigner du camp, à plus de trois arbalétrées, pour reconnaître le
pays et chercher des vivres, dont on avait grand besoin. Les Grecs, chaque
jour, se présentaient devant les retranchements et les palissades des Latins
: presque toujours repoussés avec perte, ils revenaient en plus grand nombre.
Dix jours s’écoulèrent ainsi dans des combats et des escarmouches continuels
; le dixième jour du siège, qui était le 17 juillet, on résolut de livrer un
assaut général par terre et par mer ; on donna en même temps le signal à la
flotte et à l’armée. Trois
corps ou bataillons de l’armée des barons restèrent à la garde du camp, les
autres s’avancèrent contre les murs de la ville. Ceux qui gardaient le camp
étaient les Bourguignons et les Champenois, les pèlerins de la Lombardie, du
Piémont et de la Savoie, commandés par le marquis de Montferrat. Baudouin de
Flandre, le comte de Blois, Hugues de Saint-Paul, avec les Flamands, les
Picards et les croisés de la Loire, allèrent à l’assaut. Les assaillants
dressèrent leurs échelles à un avant-mur défendu par des Anglais et des
Danois (Villehardouin désigne ainsi la troupe intrépide des Var anges, à qui
les empereurs grecs confiaient la garde de leur personne et de leur palais).
Les guerriers français se disputent l’honneur de monter sur la muraille ;
quinze des plus vaillants arrivèrent au sommet des échelles et combattirent à
la hache et à l’épée. La fortune toutefois ne couronna point leur audace :
les assaillants furent obligés d’abandonner l’attaque, et laissèrent deux des
leurs entre les mains des Grecs. Les deux prisonniers furent conduits au
palais des Blaquernes, et présentés à l’empereur Alexis, qui en montra une
grande joie. Pendant ce temps les Vénitiens poursuivaient leur attaque par
mer. Dandolo avait fait ranger sa flotte sur deux lignes : les galères
étaient au premier rang, montées par des archers, et chargées de machines de
guerre ; derrière les galères s’avançaient de gros vaisseaux, sur lesquels on
avait construit des tours qui dominaient les plus hautes murailles de
Constantinople. Dès le point du jour, le combat s’était trouvé engagé entre
la ville et la flotte. Le bruit des vagues battues par les rames, les cris
des matelots et des combattants, le feu grégeois sillonnant la mer,
s’attachant aux navires et bouillonnant sur les flots, des éclats de rocher
lancés d’un côté sur les maisons et les palais, de l’autre sur les vaisseaux,
présentaient un spectacle mille fois plus effrayant que celui de la tempête.
Au milieu de cette terrible bataille, Henri Dandolo, qui vieil home estait
et goutte ne veoit, ordonnait aux siens de le descendre à terre, et les
menaçait de faire justice de leur corps s’ils ne lui obéissaient. Les ordres
de l’intrépide doge sont bientôt exécutés : les hommes de son équipage le
prennent entre leurs bras et le déposent sur la rive, portant devant lui le
gonfalon de Saint-Marc. A cet aspect, toutes les galères s’approchent de la
terre ; les plus braves soldats volent sur les pas de Dandolo ; les
vaisseaux, qui jusque-là étaient restés immobiles, s’avancent et viennent se
placer entre les galères ; toute la flotte se déploie sur une seule ligne
devant les murs de Constantinople, et présente aux Grecs effrayés un
formidable rempart élevé sur les eaux. Les tours flottantes des vaisseaux
abattent leurs ponts-levis contre les tours de la ville, et, tandis qu’au
pied des murs dix mille bras plantent des échelles et font mouvoir les
béliers, on se bat sur le haut des murailles avec la lance et l’épée. Tout à
coup l’étendard de Saint-Marc paraît sur une tour de la ville, placé comme par
une main invisible : à cette vue, les Vénitiens jettent un cri de joie,
persuadés que le patron de Venise combat à leur tête. Bientôt vingt-cinq
tours sont en leur pouvoir. Ils poursuivent les Grecs dans la ville ; mais,
craignant de tomber dans quelque embuscade, ou d’être accablés par le peuple,
dont la foule remplissait les rues et couvrait les places publiques, ils
mettent le feu aux maisons qu’ils trouvent sur leur passage. L’incendie
s’étend avec rapidité et chasse devant lui une multitude éperdue et tremblante. Tandis
que les flammes portaient au loin leurs ravages et que le plus grand désordre
régnait dans Constantinople, Alexis, pressé par les cris du peuple, envoyait
des troupes contre les Vénitiens, et lui-même sortait avec une armée par les
portes de Sélivrée et d'Andrinople, pour attaquer ceux qui assiégeaient la
ville par terre. L’armée impériale était en si grand nombre, qu’on eût pu
croire, selon l’expression de Villehardouin, que toute la ville était sortie.
A l’approche des Grecs, les croisés se mettent sous les armes ; leurs six
bataillons se rangent à cheval autour de leurs palissades ; les arbalétriers
et les archers étaient placés en avant ; chaque chef de bannière avait à ses
côtés des écuyers et des sergents d’armes. Les Grecs s’approchèrent en bon
ordre jusqu’à portée de l’arc. Il semblait être chose bien périlleuse, dit le
maréchal de Champagne, que six batailles, et encore faibles, voulussent en
attendre soixante. La nouvelle d’un si grand danger étant venue au doge de
Venise, il donna l’ordre aux siens de cesser le combat et d’abandonner les
tours qu’on avait prises ; puis il se mit à leur tête, et les conduisit au
camp des croisés français, disant qu’il voulait vivre et mourir avec les
pèlerins. L’arrivée de Dandolo avec l’élite de ses Vénitiens redoubla le
courage des barons et des chevaliers. Cependant les deux armées restèrent
longtemps en présence, les Grecs n’osant en venir à la charge, les Latins
demeurant immobiles devant leurs barrières et leurs palissades. Après une
heure d’hésitation et d’incertitude, Alexis fit sonner la retraite ; alors
les Latins sortirent de leurs retranchements, et suivirent l’armée grecque
jusqu’à un palais appelé Philotas. Pour dire vrai, s’écrie Villehardouin
encore tout effrayé, jamais Dieu ne sauva personne d’un plus grand péril,
comme il fit les nostres en ce jour. Mais
bientôt il arriva un plus grand miracle : quand on vil l’empereur rentré dans
la ville sans avoir livré combat, on fut plus effrayé que s’il avait été
vaincu. Le peuple accusait l’armée, et l’armée accusait Alexis. L’empereur,
se défiant des Grecs, redoutant les Latins, ne songea plus qu’à sauver sa vie
; il abandonna ses proches, ses amis, sa capitale, et s’embarqua secrètement
au milieu des ténèbres de la nuit, pour aller chercher une retraite dans
quelque coin de son empire. Quand
le jour vint apprendre aux Grecs qu’ils n’avaient plus d’empereur, le
désordre et l’agitation furent extrêmes dans Constantinople : on s’assemblait
dans les rues, on racontait les fautes des chefs, la honte des favoris, les
malheurs du peuple. Depuis qu’Alexis avait abandonné sa puissance, on se
rappelait le crime de son usurpation, et mille voix s’élevaient pour invoquer
contre lui la colère du ciel. Au milieu de la confusion et du tumulte, les
plus sages ne savaient quel parti prendre, lorsque les courtisans volent à la
prison où gémissait Isaac ; ils brisent ses fers, et l’entraînent en triomphe
dans le palais des Blaquernes. Quoique aveugle, il est placé sur le trône,
et, lorsqu’il croit encore être entouré de ses bourreaux, il s’étonne
d’entendre autour de lui des flatteurs ; en le voyant revêtu de la pourpre
impériale, on s’attendrit pour la première fois sur des malheurs qu’il ne
souffre plus. De toutes parts on s’excuse d’avoir été partisan d’Alexis, et
d’avoir fait des vœux pour sa cause. On va chercher la femme d’Isaac, qu’on
avait oubliée, et qui vivait dans une retraite dont personne ne savait le
chemin sous le règne précédent. Euphrosine,
femme de l'empereur fugitif, était accusée d’avoir voulu profiter des
troubles de Constantinople pour revêtir de la pourpre un de ses favoris. On
la précipita dans un cachot en lui reprochant tous les maux de la patrie et
surtout les longues infortunes d’Isaac. Ceux que cette princesse avait
comblés de ses bienfaits se distinguaient parmi ses accusateurs, et
s’efforçaient de se faire un mérite de leur ingratitude. Dans
les troubles politiques, tout changement est aux yeux du peuple un moyen de
salut. On se félicitait dans Constantinople de la nouvelle révolution ;
l’espérance renaissait dans tous les cœurs, et la multitude saluait Isaac par
ses cris de joie. Bientôt la renommée va publier dans le camp des croisés ce
qui s’est passé dans la capitale de l’empire. A cette nouvelle, le conseil
des seigneurs et des barons s’assemble dans la tente du marquis de Montferrat
; ils remercient la Providence, qui vient de délivrer Constantinople, qui
vient de les délivrer eux-mêmes des plus grands dangers. Mais, en se
rappelant qu’ils avaient vu la veille l’empereur Alexis entouré d’une armée
innombrable, ils ne peuvent croire au miracle de sa fuite. Cependant
le camp des croisés se remplissait d’une multitude de Grecs sortis de la
ville qui racontaient les merveilles dont ils venaient d’être les témoins.
Plusieurs des courtisans qui n’avaient pu être remarqués par Isaac,
accouraient auprès du jeune Alexis, dans l’espoir d’attirer ses premiers
regards : ils bénissaient le ciel d’avoir exaucé leurs vœux pour son retour,
et le conjuraient, au nom de la patrie et de l’empire, de venir partager les
honneurs et la puissance de son père. Tant de témoignages ne purent persuader
les Latins, accoutumés à se défier des Grecs. Les seigneurs et les barons
rangent leur armée en bataille, et, toujours prêts à combattre, ils envoient
à Constantinople Mathieu de Montmorency, Geoffroi de Villehardouin et deux
nobles Vénitiens, pour voir à l’œil comment les choses se passoient. Les
députés des croisés devaient complimenter Isaac, s’il était remonté sur le
trône, et exiger de lui la ratification du traité fait avec son fils. En
arrivant à Constantinople, ils sont conduits au palais des Blaquernes entre
deux rangs de soldats qui, la veille, formaient la garde de l’usurpateur
Alexis, et qui venaient de jurer de défendre Isaac. L’empereur, entouré de
toute la magnificence des cours d’Orient, reçoit les députés sur un trône
éclatant d’or et de pierreries. « Voilà, dit Villehardouin en s’adressant
à Isaac, comment les croisés ont rempli leurs promesses ; c’est à vous,
maintenant, à remplir celles qui ont été faites en votre nom. Votre fils, qui
est resté parmi les seigneurs et les barons, vous supplie de ratifier le
traité qu’il a conclu, et nous charge de vous dire qu’il ne reviendra point
dans votre palais avant que vous ayez juré de faire tout ce qu’il nous a
promis. » Alexis avait promis de payer aux croisés deux cent mille marcs
d’argent, de fournir des vivres à leur armée pendant un an, de prendre une
part active aux travaux et aux périls de la guerre sainte, et de remettre
l’Église grecque sous l’obéissance du Saint-Siège. Lorsque Isaac entendit les
conditions du traité, il ne put s’empêcher de témoigner sa surprise, et
d’exprimer aux croisés combien il était difficile d’accomplir d’aussi hautes
promesses ; mais il ne pouvait rien refuser à ses libérateurs, il remercia
les députés de ne pas exiger davantage. Vous nous avez si bien servis,
ajouta-t-il, que, lors même qu’on vous donnerait tout l’empire, vous
l’auriez bien mérité. Les députés louèrent la franchise et la bonne foi
d’Isaac, et rapportèrent au camp les patentes impériales, revêtues du sceau
d’or, qui confirmaient le traité fait avec Alexis. Bientôt
les seigneurs et les barons montent à cheval et conduisent le fils d’Isaac à
Constantinople. Le jeune Alexis marchait entre le comte de Flandre et le doge
de Venise suivi de tous les chevaliers couverts de leurs armes. Le peuple,
qui auparavant gardait à sa vue un morne silence, accourait en foule sur son
passage, et le saluait par de vives acclamations ; le clergé latin
accompagnait le fils d’Isaac, et la religion grecque avait envoyé au-devant
de lui son magnifique cortège. L’entrée du jeune prince dans la capitale
était comme un jour de fête pour les Grecs et pour les Latins. Dans toutes
les églises on remerciait le ciel ; partout retentissaient les hymnes de
l’allégresse publique ; mais ce fut surtout dans le palais des Blaquernes,
naguère le séjour du deuil et de la crainte, qu’éclatèrent les plus grands
transports de la joie. Un père aveugle et plongé depuis huit ans dans un
cachot, pressant entre ses bras un fils auquel il devait la liberté et la
couronne, présentait un spectacle nouveau qui dut pénétrer tous les cœurs des
plus vives émotions. La foule des spectateurs se rappelaient les longues
infortunes de ces deux princes, et tant de malheurs passés semblaient à tout
le monde un gage des biens que le ciel réservait à l’empire. L’empereur,
réuni avec son fils, remercia de nouveau les croisés des services qu’ils lui
avaient rendus, et conjura les chefs de s’établir avec leur armée au-delà du
golfe de Chrysocéras : il craignait que leur séjour dans la ville ne fit
naître quelque querelle entre les Grecs et les Latins, trop longtemps
divisés. Les seigneurs et les barons se rendirent à la prière d’Isaac et
d’Alexis, et l’armée des croisés établit ses quartiers au faubourg de Galata,
où, dans l’abondance et dans le repos, elle oublia les travaux, les périls et
les fatigues de la guerre. Les Pisans, qui avaient défendu Constantinople
contre les croisés, firent la paix avec les Vénitiens ; toutes les discordes
furent apaisées ; aucun esprit de jalousie et de rivalité ne divisait les Francs.
Les Grecs venaient sans cesse au camp des Latins, où ils apportaient des
vivres et des marchandises de toute espèce. Les guerriers de l’Occident
visitaient souvent la capitale, et ne pouvaient se lasser de contempler les
palais des empereurs, les nombreux édifices, chefs-d’œuvre des arts, les
monuments consacrés à la religion, et surtout les reliques des saints, qui,
au rapport du maréchal de Champagne, se trouvaient en plus grand nombre à Constantinople
qu’en aucun lieu du monde. Quelques
jours après son entrée dans Constantinople, Alexis fut couronné dans l’église
de Sainte-Sophie, et partagea la puissance souveraine avec son père. Les
barons assistèrent à son couronnement, et firent des vœux sincères pour son
règne. Alexis s’empressa d’acquitter une partie des sommes promises aux
croisés. La plus heureuse harmonie régnait entre le peuple de Byzance et les
guerriers de l’Occident. Les Grecs paraissaient avoir oublié leurs défaites,
les Latins leurs victoires. Les sujets d’Alexis et d’Isaac voyaient les
croisés sans défiance, et la simplicité des Francs n’était plus le sujet de
leurs railleries. Les croisés, à leur tour, croyaient à la bonne foi des
Grecs. La paix régnait dans la capitale, et semblait être leur ouvrage. Ils
respectaient les empereurs qu’ils avaient placés sur le trône, et les deux
princes conservaient une affectueuse reconnaissance pour leurs libérateurs. Les
croisés, devenus les alliés des Grecs et les protecteurs d’un grand empire,
n’avaient plus d’autres ennemis à combattre que les Turcs. Ils ne songeaient
plus qu’à remplir le serment qu’ils avaient fait en prenant la croix ;
toujours fidèles aux lois de la chevalerie, les seigneurs et les barons
voulurent déclarer la guerre avant de la commencer. Des hérauts d’armes
furent envoyés au sultan du Caire et de Damas, pour lui annoncer, au nom de
Jésus-Christ, au nom de l’empereur de Constantinople, des princes et des
seigneurs de l’Occident, qu’il éprouverait bientôt la valeur des peuples
chrétiens, s’il s’obstinait à retenir sous ses lois la terre sainte et les
lieux consacrés par la présence du Sauveur. Les
chefs de la croisade annoncèrent en même temps le succès merveilleux de leur
entreprise à tous les princes et à tous les peuples de la chrétienté ; en
s’adressant à l’empereur d’Allemagne, ils le conjuraient de prendre part à la
croisade, et de venir se mettre à la tête des chevaliers chrétiens. Le récit
de leurs exploits excita l’enthousiasme des fidèles. La nouvelle qui en fut
portée en Syrie répandit l’effroi parmi les Turcs, et ranima l’espérance du
roi de Jérusalem et des défenseurs de la terre sainte. Tant de succès
glorieux devaient satisfaire l’orgueil et la valeur des croisés. Mais, tandis
que le monde était rempli de leur gloire et tremblait au bruit de leurs
armes, les chevaliers et les barons croyaient n’avoir rien fait pour leur
renommée et pour la cause de Dieu, s’ils n'obtenaient l’approbation du
Saint-Siège. Le marquis de Montferrat, le comte de Flandre, le comte de
Saint-Paul et les principaux chefs de l’armée, en écrivant au pontife, lui
représentèrent que les succès de leur entreprise n’étaient point l’ouvrage
des hommes, mais l’ouvrage de Dieu. Ces guerriers pleins de fierté qui
venaient de conquérir un empire ; qui, selon Nicétas, se vantaient de ne
craindre que la chute du ciel, abaissant ainsi leurs fronts victorieux devant
le tribunal du pape, protestaient, aux pieds d’Innocent, qu’aucune vue
mondaine n’avait dirigé leurs armes, et qu’on ne devait voir en eux que des
instruments dont la Providence s’était servie pour accomplir ses desseins. Le jeune Alexis, de concert avec les chefs des croisés, écrivit en même temps au pape pour justifier sa conduite et celle de ses libérateurs. « Nous avouons, disait-il, que la principale cause qui a porté les pèlerins à nous secourir, c’est que nous avons promis, avec serment, de reconnaître le pontife romain pour chef ecclésiastique et pour le successeur de saint Pierre. » Innocent III, en répondant au nouvel empereur de Constantinople, loua ses intentions et son zèle, et le pressa d’accomplir ses promesses ; mais les excuses des croisés n’avaient pu apaiser le ressentiment que le pape conservait de leur désobéissance aux conseils et aux volontés du Saint-Siège. Dans sa réponse, il ne les salua point avec la bénédiction ordinaire, craignant qu’ils ne fussent retombés dans l’excommunication, en attaquant l’empereur grec contre sa défense. Si l’empereur de Constantinople, leur disait-il, ne se hâte point de faire ce qu’il a promis, il paraîtra que ni son intention ni la vôtre n’ont été sincères, et que vous avez ajouté ce second péché à celui que vous avez déjà commis. Le pape donnait aux croisés de nouveaux conseils ; mais ni ses conseils ni ses menaces ne devaient avoir un meilleur effet qu’au siège de Zara : la Providence préparait en secret des événements qu’elle sut dérober à la prévoyance des croisés, comme à celle du Saint-Siège, et qui allaient encore une fois changer l'objet et le but de la guerre sacrée. |