HISTOIRE DES CROISADES

TOME PREMIER

 

LIVRE DIXIÈME. — CINQUIÈME CROISADE. 1198-1203.

 

 

Empire franc de Constantinople. — Le pape Innocent III s’efforce de réchauffer le saint zèle ; Richard Cœur-de-Lion, Philippe-Auguste ; prédications de Foulques de Neuilly et de Martin Litz ; Thibaut IV, comte de Champagne, Louis, comte de Chartres et de Blois, prennent la croix ; ils envoient des députés à Venise pour noliser des vaisseaux ; mort de Thibaut IV ; Boniface, marquis de Montferrat, est élu chef de la croisade ; mort de Foulques de Neuilly ; une partie des croisés arrivent à Venise, et concourent au siège de Zara malgré les injonctions du pape ; les Vénitiens sont excommuniés ; révolution à Constantinople ; Alexis l’Ange (le jeune), fils d’Isaac, vient solliciter le secours des Vénitiens ; la nouvelle de la conquête de la Pouille et du royaume de Naples par Gauthier de Brienne amène une scission ; la flotte fait voile pour Constantinople : détails de cette expédition ; Alexis l’Ange, replacé sur le trône, promet au pape de le reconnaître pour chef de l’Église universelle.

 

Au point où nous sommes parvenus dans le récit des expéditions saintes, le lecteur sait à quoi s’en tenir sur la valeur guerrière de nos vieux chrétiens : en comparant entre elles les diverses annales de la guerre dans les temps anciens et dans les temps modernes, on pourrait penser que jamais la bravoure humaine n’enfanta des prodiges comme elle le fit au moyen âge sous les étendards de la croix. Quelle aveugle préoccupation entraînait donc l’auteur du Contrat social, lorsqu’il écrivait : « Les troupes chrétiennes sont, dit-on, excellentes : je le nie ; qu’on m’en montre de telles ; quant à moi, je ne connais point de troupes chrétiennes. » Nous pourrions nous borner à prononcer ici les noms de Godefroy, de Baudouin, de Raymond, de Tancrède et de Richard, pour réfuter un aussi étrange paradoxe ; nous pourrions nous contenter de rappeler les victoires héroïques qui avaient jeté l’effroi dans tout l’Orient, ces étonnants triomphes qui faisaient croire aux musulmans que les Francs étaient d’une race supérieure au reste des hommes.

Mais Rousseau, pressé d’échapper aux souvenirs des expéditions sacrées, prétend que les croisés, bien loin d’être des chrétiens, étaient des soldats du prêtre, des citoyens de l'Église, qui se battaient pour son pays spirituel quelle avait rendu temporel, on ne sait comment. Il y a dans ce raisonnement une profonde ignorance des croisades, de leur caractère, de leur esprit. L’auteur du Contrat social, partageant l’erreur de plusieurs autres philosophes de son temps, était persuadé que les papes avaient fait les croisades. Dans le premier livre de cette histoire, on a vu au contraire que les expéditions de la croix naquirent de l’enthousiasme religieux et guerrier qui animait les peuples de l’Occident : sans cet enthousiasme, qui n’était point l’ouvrage des chefs de l’Église, les prédications du Saint-Siège n’auraient pu rassembler une seule armée sous les saintes bannières. Observez bien que pendant les guerres d’outre-mer, les souverains pontifes furent chassés de Rome, dépouillés de leurs États, et qu’ils n’appelèrent point les croisés à la défense du pouvoir ou du pays temporel de l’Église. Non-seulement les croisés n’étaient pas les aveugles instruments du Saint-Siège, mais ils résistèrent plus d’une fois aux volontés des papes, et n’offrirent pas moins dans les camps le modèle de la valeur unie à la piété. Il y eut sans doute des chefs, des princes entraînés aux pays d’Asie par l’ambition ou l’amour de la gloire ; mais la religion, bien ou mal entendue, entraînait le plus grand nombre ; les croyances chrétiennes, dont les croisés étaient les défenseurs, les élevaient au-dessus de tous les dangers par le désir des récompenses du ciel et le mépris de la vie. L’islamisme menaçait l’Europe ; la religion chrétienne, qui se mêlait à tout, qui était la patrie, se trouvait en péril : quoi de plus naturel que de voler à sa défense et de sacrifier pour elle ses biens, son repos et sa vie ? Voilà la vérité, telle que les petits enfants la comprennent ; mais la vérité échappe, par sa simplicité même, à ceux qui, pour juger les choses humaines, ont besoin de déployer tout l’appareil d’une philosophie orgueilleuse et chagrine. Rousseau n’a jamais senti tout ce qu’il y a d’admirable et de grand dans les inspirations du christianisme : après avoir pensé que les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves, comment aurait-il pu les croire capables de bravoure, d’enthousiasme, de mouvements généreux ? Le grand tort des philosophes du siècle dernier est d’avoir voulu refaire le monde selon leurs systèmes, et d’avoir créé l’homme d’après leurs fantaisies. L’histoire a moins de prétentions : elle prend l’humanité telle qu’elle est, et ne sait opposer que des faits à d’éloquents sophismes. Nous ne pousserons donc pas plus loin nos raisonnements, et nous laisserons aux conquérants latins de Byzance le soin de répondre à l’auteur du Contrat social.

Le départ des croisés allemands avait plongé les chrétiens d’outre-mer dans le deuil et la consternation : les colonies chrétiennes, livrées à leurs propres forces, n’étaient protégées que par la trêve qui venait d’être conclue entre Malek-Adhel et le comte de Montfort. Les infidèles avaient trop de supériorité sur leurs ennemis pour respecter longtemps un traité qu’ils regardaient comme un obstacle aux progrès de leur puissance. Les chrétiens, menacés de nouveaux périls, portèrent leurs regards vers l’Occident. L’évêque de Ptolémaïs, accompagné de plusieurs chevaliers, s’embarqua pour l’Europe, afin de solliciter le secours des fidèles. Le vaisseau sur lequel il était monté fut englouti dans les flots au moment où il s’éloignait des côtes de la Syrie : l’évêque de Ptolémaïs et toutes les personnes de sa suite périrent dans le naufrage ; d’autres navires, partis peu de temps après, furent surpris par la tempête et forcés de rentrer dans le port de Tripoli. Ainsi les prières et les plaintes des chrétiens de la Palestine ne purent arriver jusqu’en Occident.

Cependant la renommée semait partout les nouvelles les plus affligeantes sur la situation du faible royaume de Jérusalem. Quelques pèlerins, échappés aux périls de la mer, racontaient à leur retour les triomphes et les menaces des Turcs ; mais, dans l’état où se trouvait l’Europe, rien n’était plus difficile que d’entraîner les peuples dans une nouvelle croisade. La mort de l’empereur Henri VI avait divisé les prélats et les princes de l’Allemagne. Le roi de. France, Philippe-Auguste, était toujours en guerre avec Richard, roi d’Angleterre. Un des fils de la reine de Hongrie venait de prendre la croix ; mais il n’avait rassemblé une armée que pour troubler le royaume et s’emparer de la couronne. Au milieu des sanglantes discordes qui troublaient l’Occident, les peuples chrétiens semblaient avoir oublié le tombeau de Jésus-Christ : un seul homme fut touché des malheurs des fidèles d’Orient, et ne perdit point l’espoir de les secourir.

Innocent III venait de réunir, à l’âge de trente-trois ans, les suffrages du conclave. Dans l’âge des passions, voué à la plus austère retraite, sans cesse occupé de l’étude des livres saints et toujours prêt à confondre, par la seule autorité du raisonnement, les hérésies nouvelles, le successeur de saint Pierre versa des larmes en apprenant son élévation ; mais, lorsqu’il fut assis sur le trône pontifical, Innocent déploya tout à coup un caractère nouveau : le même homme qui semblait redouter l’éclat du pouvoir, ne s’occupa plus que des moyens d’agrandir sa puissance, et montra l’ambition et l'inflexible opiniâtreté de Grégoire VII. Sa jeunesse qui lui promettait un long règne ; son ardeur à défendre la cause de la justice et de la vérité ; son éloquence, ses lumières, ses vertus qui lui attiraient le respect des fidèles, donnaient l’espoir qu’il assurerait le triomphe de la religion et qu’il accomplirait un jour tous les projets de ses prédécesseurs.

Comme la puissance des papes était fondée sur les progrès de la foi et sur le pieux enthousiasme des chrétiens, Innocent mit d’abord tous ses soins à réprimer les innovations dangereuses, les doctrines imprudentes qui commençaient à corrompre son siècle et menaçaient le sanctuaire ; il s’occupa surtout de ranimer l’ardeur des croisades ; et pour maîtriser l’esprit des rois et des peuples, pour rallier tous les chrétiens et les faire concourir au triomphe de l’Église, il leur parla de la captivité de Jérusalem, il leur montra le tombeau de Jésus-Christ et les saints lieux profanés par la présence et la domination des infidèles.

Dans une lettre adressée aux évêques, au clergé, aux seigneurs et aux peuples de France, d’Angleterre, de Hongrie et de Sicile, le souverain pontife annonçait les volontés, les menaces et les promesses du Dieu des chrétiens. « Depuis la perte lamentable de Jérusalem, disait-il, le Saint-Siège n’a cessé de crier vers le ciel et d’exhorter les fidèles à venger l’injure faite à Jésus-Christ, banni de son héritage. Autrefois, Urie ne voulait point entrer dans sa maison, ni voir sa femme, tandis que l'arche du Seigneur était dans le camp ; et maintenant nos princes, en cette calamité publique, s’abandonnent à des amours illégitimes, se plongent dans les délices, abusent des biens que le ciel leur a donnés, et se poursuivent mutuellement par des haines implacables ; ne songeant qu’à venger leurs injures personnelles, ils ne considèrent pas que nos ennemis nous insultent en disant : « Où est votre Dieu, qui ne se peut délivrer lui-même de nos mains ? Nous avons profané votre sanctuaire et les lieux où vous prétendez que votre superstition a, pris naissance, nous avons brisé les armes des Français, des Anglais, des Allemands, et dompté une seconde fois les fiers Espagnols ; que nous reste-t-il donc à faire, si ce n’est de chasser ceux que vous avez laissés en x Syrie et de pénétrer jusque dans l'Occident, pour effacer a jamais votre nom et votre mémoire ? »

Prenant ensuite un ton plus paternel : « Montrez, s’écriait Innocent, que vous n’avez point perdu votre courage ; prodiguez pour la cause de Dieu tout ce que vous avez reçu de lui : si, dans une occasion aussi pressante, vous refusiez de servir Jésus-Christ, quelle excuse pourriez-vous porter à son terrible tribunal ? Si Dieu est mort pour l’homme, l’homme craindra-t-il de mourir pour son Dieu ? Refusera-t-il de donner sa vie passagère et les biens périssables de ce monde à celui qui nous ouvre les trésors de la vie éternelle ? »

Des prélats furent envoyés en même temps dans toutes les contrées de l’Europe pour y prêcher la paix entre les princes et les exhorter à se réunir contre les ennemis de Dieu. Ces prélats, revêtus de toute la confiance du Saint-Siège, devaient engager les villes et les seigneurs à faire partir à leurs frais pour la terre sainte un certain nombre de chevaliers et de soldats. Ils promettaient la rémission des péchés et la protection spéciale de l’Église à tous ceux qui prendraient la croix et les armes, ou (pii fourniraient à l’équipement et à l’entretien des milices de Jésus-Christ. Pour recevoir le pieux tribut des fidèles, on plaça des troncs dans toutes les églises. Au tribunal de la pénitence, les prêtres devaient ordonner à tous les pécheurs de concourir à la sainte entreprise ; aucune faute ne pouvait trouver grâce devant Dieu, sans la volonté sincère de participer à la croisade. Le zèle pour la délivrance des saints lieux semblait être alors la seule vertu que le pape exigeât des chrétiens ; la charité elle-même perdait quelque chose de son prix, si elle n’était exercée envers les croisés. Comme on reprochait à l'Eglise de Rome d’imposer aux peuples des fardeaux auxquels elle ne touchait que du bout du doigt, le pape exhorta les chefs du clergé et le clergé lui-même à donner l’exemple du dévouement et des sacrifices. Innocent fit fondre sa vaisselle d’or et d’argent pour fournir aux frais de la guerre sainte ; il ne voulut avoir sur sa table que des vases de bois et d’argile, pendant tout le temps que durerait la croisade.

Le souverain pontife était si plein de confiance dans le zèle et la piété des chrétiens, qu’il écrivit au patriarche et au roi de Jérusalem pour leur annoncer les secours de l’Occident. Il ne négligeait rien de ce qui pouvait augmenter le nombre des soldats de Jésus-Christ. Il s’adressa à l’empereur de Constantinople, et lui reprocha son indifférence pour la délivrance des saints lieux. L’empereur Alexis s’efforça, dans sa réponse, de montrer son zèle pour la cause de la religion, mais il ajoutait que l’époque de la délivrance n’était point encore venue, et qu’il craignait de s’opposer à la volonté de Dieu, irrité par les péchés des chrétiens. Le prince grec rappelait avec adresse les ravages qu’avaient exercés sur les terres de l’empire les soldats de Frédéric ; il conjurait le pape de tourner ses réprimandes contre ceux qui, feignant de travailler pour Jésus-Christ, agissaient contre la volonté du ciel. « Il n’est pas encore temps, ajoutait Alexis, d’arracher la terre sainte des mains des Sarrasins : je crains qu’en devançant l’époque marquée par Dieu, on n’entreprenne une œuvre inutile. » Dans sa correspondance avec Alexis, Innocent III s’attachait à réfuter l’opinion de l’empereur grec : « Ceux qui ont été régénérés dans les eaux du baptême, disait-il, doivent s’engager d’eux-mêmes à suivre la croisade, de peur qu’en attendant le temps inconnu de la délivrance du saint sépulcre et en ne faisant rien par soi-même, on ne s’attire la juste punition de Dieu. » Le souverain pontife, écrivant à Alexis, ne dissimulait point ses prétentions à l’empire universel, et parlait comme l’arbitre souverain des rois de l’Orient et de l’Occident. Il s’appliquait ces paroles adressées à Jérémie : « Je t’ai établi sur les nations et sur les royaumes pour arracher et dissiper, pour édifier et planter. » Il comparait le pouvoir des papes et celui des princes, l’un au soleil, qui éclaire l’univers pendant le jour, et l’autre à la lune, qui éclaire la terre pendant la nuit.

Les prétentions que montrait Innocent et la hauteur avec laquelle il cherchait à les faire valoir, nuisirent sans doute à l’effet de ses exhortations, et durent affaiblir le zèle des princes chrétiens qu’il voulait entraîner à la croisade. Les princes et les évêques de l’Allemagne étaient divisés entre Othon de Saxe et Philippe de Souabe : le souverain pontife se déclara hautement pour Othon, et menaça des foudres de l’Église tous ceux qui suivaient le parti contraire. Au milieu des troubles qui éclatèrent en cette occasion, les uns ne s’occupèrent qu’à profiter de la faveur du souverain pontife, les autres qu’à se garantir de ses menaces. Toute l’Allemagne se trouvait engagée dans cette grande querelle : personne ne prit la croix.

Un des légats du pape, Pierre de Capoue, parvint à rétablir la paix entre Richard Cœur-de-Lion et Philippe-Auguste. Richard, qui voulait se ménager l’appui du Saint-Siège, promettait sans cesse d’équiper une flotte et de rassembler une armée pour aller faire la guerre aux infidèles. Il convoqua dans sa capitale un tournoi, au milieu duquel il exhorta les chevaliers et les barons à le suivre en Orient ; mais toutes ces démonstrations, dont on pouvait soupçonner la sincérité, restèrent sans fruit. La guerre ne tarda pas à éclater de nouveau entre les deux royaumes de France et d’Angleterre ; et Richard, qui renouvelait chaque jour le serment de combattre les infidèles, mourut en combattant des chrétiens.

Philippe-Auguste venait de répudier sa femme Ingeburge, sœur du roi de Danemark, pour épouser Agnès de Méranie. Le souverain pontife, dans la lettre adressée aux fidèles, avait vivement censuré les princes qui se livraient à des amours illégitimes : il ordonna à Philippe-Auguste de reprendre Ingeburge ; et comme Philippe-Auguste refusa d’obéir, l’interdit fut jeté sur le royaume de France. Pendant plusieurs mois toutes les cérémonies de la religion furent interrompues ; la chaire de l’Évangile cessa de retentir de la parole sainte ; on n’entendait plus ni le bruit des cloches, ni les accents de la prière ; la sépulture chrétienne était refusée aux morts, le sanctuaire était fermé à tous les fidèles ; un long voile de deuil couvrait les villes et les campagnes, d’où la religion chrétienne semblait bannie et qu’on aurait pu croire envahies par les musulmans. Quoique les croisés fussent exempts de l’interdit, le spectacle qu’offrait la France décourageait la plupart de ses habitants. Philippe-Auguste, irrité contre le pape, se montrait fort peu disposé à réchauffer leur zèle. Le clergé dont l’influence pouvait ranimer les courages et les tourner vers la guerre sainte, avait moins à déplorer la captivité de Jérusalem que le malheureux état du royaume.

[1199.] Cependant, un curé de Neuilly-sur-Marne remplissait la France du bruit de son éloquence et de ses miracles. Foulques avait d’abord mené une vie déréglée ; mais, à la fin, touché d’un sincère repentir, il ne se contenta pas d’expier ses désordres par la pénitence ; il voulut ramener tous les pécheurs à la voie du salut, et parcourut les provinces en exhortant le peuple au mépris des choses de la terre. Dieu, pour l’éprouver, permit que dans ses premières prédications, Foulques fut exposé à la risée de ses auditeurs ; mais bientôt les vérités qu’il annonçait lui attirèrent le respect des fidèles. Les évêques l’invitèrent à venir prêcher dans leurs diocèses ; il recevait partout des honneurs extraordinaires ; le peuple et le clergé couraient au-devant de lui, comme s’il eût été un envoyé de Dieu. Foulques n’avait, dit la chronique de Saint-Victor, rien de singulier dans ses vêtements et sa manière de vivre ; il allait à cheval, et mangeait ce qu’on lui donnait. On le voyait prêcher tantôt dans les églises, tantôt sur les places publiques ; il se montrait aussi dans les assemblées des barons et des chevaliers. Son éloquence était simple et naturelle. Préservé, par son ignorance même, du mauvais goût de son siècle, il n’étonnait son nombreux auditoire, ni par les vaines subtilités de l’école, ni par le mélange bizarre des passages de l’Écriture et des pensées profanes de l’antiquité ; ses paroles, dépouillées de l’érudition qu’on admirait alors, étaient plus persuasives, et trouvaient mieux le chemin des cœurs. Les prédicateurs les plus savants se rangeaient eux-mêmes parmi ses disciples, et disaient que le Saint-Esprit parlait par sa bouche. Animé de cette foi qui fait des prodiges, il enchaînait, à son gré, les passions de la multitude, et faisait retentir jusque dans le palais des princes le tonnerre des menaces évangéliques. Après l’avoir entendu, tous ceux qui s’étaient enrichis par la fraude, le brigandage et l’usure, s’empressaient de restituer ce qu’ils avaient acquis injustement. Les libertins confessaient leurs péchés, et se vouaient aux austérités de la pénitence ; les femmes prostituées déploraient, à l’exemple de Madeleine, le scandale de leur vie, se coupaient les cheveux, quittaient leur parure pour le cilice et la haire, promettaient à Dieu de vivre dans la retraite et de mourir sur la cendre. Enfin l’éloquence de Foulques de Neuilly produisait de si grands miracles, que la plupart des auteurs contemporains parlent de lui comme d’un autre Paul, envoyé pour la conversion de son siècle. Un d’eux va jusqu’à dire qu’il n’ose point raconter tout ce qu’il en sait, se défiant de l’incrédulité des hommes.

Innocent III jeta les yeux sur Foulques de Neuilly, et lui confia la mission qui avait été donnée, cinquante ans auparavant, à saint Bernard. Le nouveau prédicateur de la croisade prit lui-même la croix dans un chapitre général de l’ordre de Cîteaux. A sa voix, le zèle pour la guerre sainte, qui semblait éteint, se réveilla de toutes parts : dans chaque ville qu’il traversait, on accourait pour l’entendre ; tous ceux qui se trouvaient en état de prendre les armes, faisaient le serment de combattre les infidèles.

Plusieurs saints orateurs furent associés aux travaux de Foulques de Neuilly : Martin Litz, de l’ordre de Cîteaux, prêcha la croisade dans le diocèse de Bâle et sur les bords du Rhin ; Herloin, moine de Saint-Denis, parcourut les campagnes encore sauvages de la Bretagne et du bas Poitou ; Eustache, abbé de Flay, traversa deux fois la mer pour exciter l’enthousiasme et l’ardeur des peuples d’Angleterre.

Ces pieux orateurs n’avaient pas tous la même éloquence, mais tous étaient remplis du zèle le plus ardent. La profanation des saints lieux, les maux des chrétiens d’Orient, le souvenir de Jérusalem, animaient leurs discours. Tel était encore l’esprit répandu en Europe, qu’il suffisait aux orateurs, comme dans les premières croisades, de prononcer le nom de Jésus-Christ et de parler de la cité de Dieu, retenue dans les fers des infidèles, pour que leur auditoire fondît en larmes et se livrât aux transports d’un saint enthousiasme. Partout le peuple montrait la même piété et les mêmes sentiments ; mais la cause de Jésus-Christ avait surtout besoin de l’exemple et du courage des princes et des seigneurs. Comme on venait de proclamer en Champagne un brillant tournoi où devaient se réunir les plus valeureux guerriers de France, d’Allemagne et de Flandre, Foulques accourut au château d’Écry-sur-Aisne, qui était le rendez-vous des chevaliers. Lorsque Foulques parla de Jérusalem, les chevaliers et les barons oublièrent tout à coup les joutes, les coups de lance, les hauts faits d’armes, et la présence des dames et des demoiselles qui donnaient le prix de la valeur, des gais ménestrels qui célébraient la prouesse achetée et vendue au fer et à l’acier. Tous firent le serment de combattre les infidèles, et l’on dut s’étonner de voir de nombreux défenseurs de la croix sortir de ces fêtes belliqueuses que l’Église avait sévèrement défendues.

[1200.] A la tête des princes et des seigneurs qui s’enrôlèrent dans la croisade, se faisaient remarquer Thibaut IV, comte de Champagne, et Louis, comte de Chartres et de Blois, tous deux parents des rois de France et d’Angleterre. Le père de Thibaut avait suivi Louis le Jeune à la seconde croisade ; son frère aîné avait été roi de Jérusalem ; deux mille cinq cents chevaliers lui devaient l’hommage et le service militaire ; la noblesse de Champagne excellait dans l’exercice des armes. Comme Thibaut avait épousé l’héritière de Navarre, il pouvait rassembler sous ses drapeaux les habitants les plus belliqueux des Pyrénées. Louis, comte de Chartres et de Blois, comptait parmi ses aïeux un des chefs les plus illustres de la première croisade, et possédait une province féconde en guerriers. A l’exemple de ces deux princes, se croisèrent le comte de Saint-Paul, les comtes Gauthier et Jean de Brienne, Manassès de l'Isle, Renard de Dampierre, Mathieu de Montmorency, Hugues et Robert de Boves, comtes d’Amiens, Renaud de Boulogne, Geoffroi de Perche, Renaud de Montmirail, Simon de Montfort, qui venait de signer une trêve avec les Turcs, et n’en renouvelait pas moins le serment de les combattre, et Geoffroi de Villehardouin, maréchal de Champagne, qui nous a laissé une relation de cette croisade dans le langage naïf de son temps. Parmi les ecclésiastiques qui avaient pris la croix, l’histoire nomme Nivelon de Chérisi, évêque de Soissons ; Garnier, évêque de Langres, l'abbé de Looz, l’abbé de Vaux-de-Cernay. L’évêque de Langres, qui avait été l'objet des censures du pape, croyait trouver dans le pèlerinage delà terre sainte une occasion de se réconcilier avec le Saint-Siège. L’abbé de Looz et l’abbé de Vaux-de-Cernay s’étaient fait remarquer par leur piété et leurs lumières : le premier, plein de sagesse et de modération ; le second, rempli d’un saint enthousiasme, et d’un zèle ardent qu’il ne signala que trop dans la suite contre les Albigeois et les partisans du comte de Toulouse.

Lorsque les chevaliers et les barons revinrent dans leurs foyers, portant une croix rouge sur leurs baudriers et sur leurs cottes de mailles, ils réveillèrent, par leur présence, l’enthousiasme de leurs vassaux et de leurs frères d’armes. La noblesse de Flandre, à l’exemple de celle de Champagne, voulut montrer son zèle pour la délivrance des saints lieux. Baudouin, qui avait pris le parti de Richard contre Philippe-Auguste, chercha sous l’étendard de la croix un asile contré la colère du roi de France, et jura, dans l’église de Saint-Donatien de Bruges, d'aller en Asie combattre les musulmans. Marie, comtesse de Flandre, sœur de Thibaut ; comte de ; Champagne, ne voulut point vivre séparée de son époux, et, quoiqu’elle fût alors dans la fleur de la jeunesse.et qu'elle se trouvât enceinte depuis plusieurs mois, elle fit le serment de suivre les croisés au-delà des mers et de quitter un pays qu’elle ne devait plus revoir. L’exemple de Baudouin fut suivi par ses deux frères, Eustache et Henri, comte de Sarbruck ; par Conon de Béthune, dont on admirait la piété et l’éloquence, et par Jacques d'Avesnes, fils de celui qui, sous le même nom, s’était rendu célèbre dans la troisième croisade. La plupart des chevaliers et des barons de la Flandre et du Hainaut firent aussi le serment de partager les travaux et les périls de la guerre sainte.

Les principaux chefs de la croisade se réunirent d’abord à Soissons, ensuite à Compiègne. Dans leur assemblée ils donnèrent le commandement de la sainte expédition à Thibaut, comte de Champagne. On décida, dans la même assemblée, que l’armée des croisés se rendrait par mer en Orient. D’après cette décision, six députés furent envoyés à Venise, afin d’obtenir de la république les vaisseaux, nécessaires pour le transport des hommes et des chevaux.

Les Vénitiens étaient alors parvenus au plus haut degré de prospérité. Au milieu des secousses qui avaient précédé et suivi la chute de la puissance romaine, ce peuple industrieux s’était réfugié dans les îles qui bordent le fond du golfe Adriatique ; placé sur les flots, il avait porté ses vues vers l’empire de la mer, auquel les barbares ne songeaient point. Il fut d’abord soumis aux empereurs, de Constantinople ; mais, à mesure que l’empire grec marchait vers sa décadence, la république vénitienne prenait un accroissement de force et de splendeur qui devait la rendre indépendante. Dès le dixième siècle, des palais de marbre avaient remplacé les humbles cabanes de pêcheurs éparses dans l’île de Rialto. Les villes de l'Istrie et de la Dalmatie obéissaient aux souverains de la mer Adriatique. La république, devenue redoutable aux plus puissants monarques, pouvait armer, au moindre signal, une flotte de cent galères, qu’elle employa successivement contre les Grecs, les Sarrasins et les Normands ; la puissance de Venise était respectée chez tous les peuples de l’Occident ; les républiques de Gènes et de Dise lui avaient en vain disputé la domination des mers. Les Vénitiens rappelaient avec orgueil ces paroles que le pape Alexandre III avait adressées au doge en lui donnant un anneau : Epouse la mer avec cet anneau : que la postérité sache que les Vénitiens ont acquis l’empire des flots, et que la mer leur a été soumise comme l'épouse l’est à son époux.

Les flottes des Vénitiens visitaient sans cesse les ports de la Grèce et de l’Asie ; elles transportaient les pèlerins dans la Palestine, et revenaient chargées des riches marchandises de l’Orient. Les Vénitiens montraient dans les croisades moins d’enthousiasme que les autres peuples chrétiens ; ils surent mieux en profiter pour leurs propres intérêts : tandis que les guerriers de la chrétienté combattaient pour la gloire, pour des royaumes et pour le tombeau de Jésus-Christ, les marchands de Venise se battaient pour des comptoirs, pour des privilèges de commerce, et souvent l’avarice leur faisait entreprendre ce que les autres nations n’auraient pu faire que par l’excès d’un zèle religieux. La république, qui devait toute sa prospérité à ses relations commerciales, recherchait sans scrupule l’amitié et la protection des puissances musulmanes de la Syrie et de l’Égypte ; souvent même, lorsque toute l’Europe s’armait contre les infidèles, les Vénitiens furent accusés de fournir des armes et des vivres aux ennemis des peuples chrétiens.

Lorsque les députés des croisés arrivèrent à Venise, la république avait pour doge Dandolo, si célèbre dans ses annales. Dandolo avait longtemps servi sa patrie dans des missions importantes, dans le commandement des flottes et des armées ; à la tête du gouvernement, il veillait sur la liberté et faisait régner les lois. Ses travaux dans la guerre et dans la paix, d’utiles règlements sur les monnaies, sur l’administration de la justice et la sûreté publique, lui méritaient l’estime et la reconnaissance de ses concitoyens. Il avait appris au milieu des orages d’une république à maîtriser par la parole les passions de la multitude. Personne n’était plus habile à saisir une occasion favorable, à profiter des moindres circonstances pour l’exécution de ses desseins. Parvenu à l’âge de quatre-vingt-dix ans, le doge de Venise n’avait de la vieillesse que ce qu’elle donne de vertus et d’expérience. Villehardouin l’appelle un homme sage et de grande valeur et, dans l’histoire de Nicétas, le vieux doge est appelé le prudent des prudents, Tout ce qui pouvait servir son pays, réveillait son activité, enflammait son courage ; à l’esprit de calcul et d’économie qui distinguait ses compatriotes, Dandolo mêlait les passions les plus généreuses, et donnait un air de grandeur à toutes les entreprises d’un peuple marchand. Son patriotisme républicain, toujours soutenu par l’amour de la gloire, semblait avoir quelque chose de ce sentiment d’honneur et de cette noble fierté qui formaient le caractère dominant de la chevalerie.

Dandolo loua avec ardeur une entreprise qui lui parut glorieuse et dans laquelle les intérêts de sa patrie n’étaient point séparés de ceux de la religion. Les députés des princes et des barons demandaient des vaisseaux de transport pour quatre mille cinq cents chevaliers, pour vingt mille hommes d’infanterie, et des provisions pour toute l’armée chrétienne pendant neuf mois. Dandolo promit, au nom de la république, de fournir les vivres et les vaisseaux nécessaires, à condition que les croisés français s’engageraient à payer aux Vénitiens la somme de quatre-vingt-cinq mille marcs d’argent. Comme il ne voulait point que le peuple de Venise restât étranger à l’expédition des croisés français, Dandolo proposa aux députés d’armer, aux frais de la république, cinquante galères, et demanda pour sa patrie la moitié des conquêtes qu’on allait faire en Orient.

Les députés acceptèrent sans répugnance la proposition plus intéressée que généreuse du doge de Venise. Les conditions du traité avaient été d’abord examinées dans le conseil du doge, composé de six patriciens ; elles furent ratifiées ensuite dans deux autres conseils, et présentées enfin à la sanction du peuple, qui exerçait alors le pouvoir suprême.

Une assemblée générale fut convoquée dans l’église de Saint-Marc. « Il (le doge) appela cent du peuple, dit Villehardouin, puis deux cents, puis mille, tant que tous l’approuvèrent ; finalement il en appela bien dix mille en la chapelle de Saint-Marc, l’une des plus belles et magnifiques petites églises qui se puissent voir, où il leur fit ouïr la messe du Saint-Esprit, les exhortant à prier Dieu de les inspirer touchant la requeste des ambassadeurs. La messe dite, le duc les envoya quérir, et les admonesta de vouloir requérir humblement le peuple d’être content que cette convenance fût faite. » Lorsqu’on eut célébré la messe du Saint-Esprit, le maréchal de Champagne, accompagné des autres députés, se leva, et, s’adressant au peuple de Venise, prononça un discours dont les expressions simples et naïves peignent mieux que nous ne pourrions le faire l’esprit et les sentiments des temps héroïques de notre histoire :

« Les seigneurs et les barons de France, les plus hauts et les plus puissants, nous ont à vous envoyés pour vous prier, au nom de Dieu, de prendre pitié de Jérusalem, qui est en servage des Turcs ; ils vous crient merci, et vous supplient de les accompagner pour venger la honte de Jésus-Christ. Ils ont fait choix de vous, parce qu’ils savent que nuis gens qui soient sur la mer n’ont un si grand pouvoir que vous et votre peuple. Ils nous ont recommandé de nous jeter à vos pieds, et de ne nous relever que lorsque vous aurez octroyé notre demande et que vous aurez pitié de la terre sainte d’outre-mer. » A ces mots, les députés, émus jusqu’aux larmes et ne craignant point de s’abaisser pour la cause de Jésus-Christ, se jetèrent à genoux et tendirent leurs mains suppliantes vers l’assemblée du peuple. La vive émotion des barons et des chevaliers se communiqua aux Vénitiens ; dix mille voix s’écrièrent ensemble : Nous accordons votre demande. Le doge, montant à la tribune, loua la franchise et la loyauté des-barons français, et parla avec enthousiasme de l’honneur que Dieu faisait au peuple de Venise, en le choisissant parmi tous les autres peuples, pour lui faire partager la gloire de la plus noble des entreprises, pour l’associer aux plus vaillants des guerriers. Il lut ensuite le traité fait avec les croisés, et conjura ses concitoyens assemblés d’y donner leur consentement dans les formes consacrées par les lois de la république. Alors le peuple se leva et s’écria d’une voix unanime : Nous y consentons. Tous les habitants de Venise assistaient à cette assemblée ; une multitude immense couvrait la place de Saint-Marc, remplissait toutes les rues voisines ; l’enthousiasme religieux, l’amour de la patrie, la surprise et la joie, se manifestèrent par des acclamations si bruyantes, qu'on eût dit, selon l’expression du maréchal de Champagne, que la terre allait se fondre et s’abîmer.

Le lendemain de cette journée mémorable, les députés des barons se rendirent dans le palais de Saint-Marc, et jurèrent sur leurs armes et sur l’Evangile de remplir toutes les promesses qu’ils venaient de faire. Le préambule du traité rappelait les fautes et les malheurs des princes qui, jusqu’alors, avaient entrepris la délivrance de la terre sainte, et louait la sagesse et la prudence des seigneurs et des barons français qui ne négligeaient rien pour assurer le succès d’une expédition remplie de difficultés et de périls. Les députés étaient chargés de faire adopter les conditions qu’on venait de jurer, à leurs frères d’armes les barons et les chevaliers, à toute leur nation, et, s'ils le pouvaient, à leur seigneur le roi de France. Le traité fut écrit sur parchemin, et envoyé sur-le-champ à Rome pour recevoir l’approbation du pape. Pleins de confiance dans l’avenir et dans l’alliance qu’ils avaient contractée, les chevaliers français elles patriciens de Venise se firent mutuellement les plus touchantes protestations d’amitié. Le doge prêta aux barons une somme de dix mille marcs d’argent, et ceux-ci jurèrent de ne jamais oublier les services que la république rendait à la cause de Jésus-Christ. Il y eut alors, dit Villehardouin, maintes larmes plorées de tendresse et de joie.

Le gouvernement de Venise était un spectacle nouveau pour les seigneurs français ; les délibérations du peuple leur étaient inconnues, et durent les frapper d’étonnement. D’un autre côté, l’ambassade des chevaliers et des barons ne pouvait manquer de flatter l’orgueil des Vénitiens : ceux-ci se félicitaient d’être reconnus comme le premier peuple maritime, et, ne séparant jamais leur gloire des intérêts de leur commerce, ils se réjouissaient d’avoir fait un marché avantageux. Les chevaliers, au contraire, ne songeaient qu’à l’honneur et à Jésus-Christ, et, quoique le traité qu’ils venaient de conclure fût ruineux pour les croisés, ils en rapportèrent la nouvelle avec joie à leurs compagnons d’armes.

La préférence accordée aux Vénitiens par les croisés devait exciter la jalousie des autres peuples maritimes de l’Italie. Aussi les députés français s’étant rendus à Pise et à Gênes, afin de solliciter, au nom de Jésus-Christ, les secours de ces deux républiques, ne trouvèrent que des cœurs indifférents pour la délivrance des saints lieux.

Cependant le récit de ce qui s’était passé à Venise et la présence des barons réveillèrent l’enthousiasme des habitants de la Lombardie et du Piémont. Un grand nombre d’entre eux prirent la croix et les armes, et promirent de suivre, à la terre sainte, Boniface, marquis de Montferrat.

Le maréchal de Champagne, en traversant le Mont-Cenis, rencontra Gauthier de Brienne, qui avait pris la croix au château d’Écry et qui se rendait dans la Pouille. Il avait épousé une des filles de Tancrède, dernier roi de Sicile. Suivi de soixante chevaliers champenois, il allait faire valoir les droits de son épouse et conquérir le royaume fondé par les chevaliers normands. Le maréchal Villehardouin et Gauthier de Brienne se félicitèrent réciproquement sur les succès futurs de leurs expéditions, et promirent de se retrouver ensemble dans les plaines d’Égypte et de Syrie. Ainsi l’avenir n’offrait aux chevaliers de la croix que des victoires et des trophées, et l’espoir de conquérir des royaumes lointains redoublait leur enthousiasme pour la guerre sainte.

Lorsque les députés revinrent en Champagne, ils trouvèrent Thibaut dangereusement malade. En apprenant la conclusion du traité avec les Vénitiens, ce jeune prince eut tant de joie, qu’oubliant le mal qui le retenait dans son lit, il voulut se parer de ses armes et monter à cheval ; mais, ajoute Villehardouin, ce fut un grand malheur et dommage : la maladie s'accrut et se renforça tellement, qu'il fit sa devise et son lags, et plus ne chevaucha. Thibaut, le modèle et l’espoir des chevaliers chrétiens, mourut à la fleur de son âge, vivement regretté de ses vassaux et de ses compagnons d’armes. Il déplora devant les barons le destin rigoureux qui le condamnait à mourir sans gloire, tandis qu’ils allaient cueillir les palmes de la victoire et celles du martyre dans les contrées de l’Orient ; il les exhorta à remplir le serment qu’il avait fait à Dieu de délivrer Jérusalem, et leur laissa tous ses trésors pour être employés à la sainte entreprise. Une épitaphe en vers latins, qui nous a été conservée, célèbre les vertus et le zèle pieux du comte Thibaut, rappelle les préparatifs de son pèlerinage, et se termine en disant que ce jeune prince trouva la Jérusalem du ciel, lorsqu'il allait chercher la Jérusalem terrestre.

Après la mort du comte de Champagne, les barons et les chevaliers qui avaient pris la croix se réunirent pour choisir un autre chef : leur choix tomba sur le comte de Bar et sur le duc de Bourgogne. Le comte de Bar refusa de prendre le commandement de l’armée chrétienne. Eudes III, duc de Bourgogne, pleurait encore la perte de son père, mort dans la Palestine, après la troisième croisade ; il ne put se résoudre à quitter son duché pour aller en Orient. « Il refusa tout à plat, dit Villehardouin, et peut-être il eut pu mieux faire. » Le refus de ces deux princes fut un sujet de scandale pour les soldats de la croix. L’histoire contemporaine nous apprend qu’ils se repentirent dans la suite de l’indifférence qu’ils avaient montrée pour la cause de Jésus-Christ. Le duc de Bourgogne, qui mourut quelques années après, voulut prendre la croix à son lit de mort, et, pour expier sa faute, envoya plusieurs de ses guerriers dans la Palestine.

Les chevaliers et les barons offrirent le commandement à Boniface, marquis de Montferrat. Boniface appartenait à une famille de héros chrétiens : son frère Conrad s’était rendu célèbre par la défense de Tyr ; lui-même avait déjà plusieurs fois combattu les infidèles. Il n’hésita point a se rendre aux vœux des croisés. Il vint à Soissons, où il reçut la croix des mains du curé de Neuilly, et fut proclamé le chef de la croisade dans l’église de Notre-Dame, en présence du clergé et du peuple.

Deux ans s’étaient écoulés depuis que le souverain pontife avait ordonné aux évêques de faire prêcher la croisade dans leurs diocèses. La situation des chrétiens en Orient devenait chaque jour plus déplorable : les rois de Jérusalem et d’Arménie, les patriarches d’Antioche et de la ville sainte, les évêques de Syrie, les grands maîtres des ordres militaires adressaient chaque jour au Saint-Siège leurs plaintes et leurs gémissements. Innocent, touché de leurs prières, fit de nouvelles exhortations aux fidèles, et conjura les croisés de presser leur départ. Il censurait vivement l’indifférence de ceux qui, après avoir pris la croix, semblaient oublier leur serment. Le père des chrétiens reprochait surtout aux ecclésiastiques le retard qu’ils mettaient à payer le quarantième de leur revenu, destiné aux dépenses de la croisade. « Et vous et nous, disait-il, tout ce qu’il y a de personnes nourries des biens de l’Église, ne devons-nous pas craindre que les habitants de Ninive ne s’élèvent contre nous au jour du jugement dernier, et ne prononcent notre condamnation ? car ils ont fait pénitence, à la prédication de Jonas ; et vous, non-seulement vous n’avez pas brisé vos cœurs, vous n’avez pas même ouvert vos mains pour secourir Jésus-Christ dans sa pauvreté. » L’époque d’une guerre sainte, comme nous l’avons déjà vu, devait être pour les chrétiens un temps d’expiation et de pénitence : le souverain pontife proscrivait dans ses lettres la somptuosité de la table, le luxe des habits, les divertissements publics. Quoique la nouvelle croisade eut été d’abord prêchée avec succès dans le tournoi d’Écry, les tournois furent au nombre des divertissements et des spectacles que le pape défendit aux chrétiens pendant l’espace de cinq ans.

Pour ranimer la confiance et le courage de ceux qui avaient pris la croix, Innocent leur parlait des nouvelles divisions qui s’étaient élevées entre les princes musulmans, et des fléaux que Dieu venait de répandre sur l’Égypte. « Dieu, s’écriait le pontife, a frappé le pays de Babylone de la verge de sa puissance ; le Nil, ce fleuve du paradis, qui féconde la terre des Égyptiens, n’a point eu son cours accoutumé. Ce châtiment les a livrés à la mort, et prépare le triomphe de leurs ennemis. » Les lettres du pape ranimèrent l’ardeur des croisés. Le marquis de Montferrat était venu en France vers l’automne de l’année 1201 ; tout l’hiver fut employé aux préparatifs de la guerre sainte. Ces préparatifs ne furent accompagnés d’aucun désordre : les princes et les barons ne reçurent sous leurs drapeaux que des guerriers disciplinés et des hommes accoutumés à manier la lance et l’épée. Quelques voix s’élevèrent contre les juifs, auxquels on voulait faire payer les frais de la croisade ; mais le souverain pontife les mit sous la protection du Saint-Siège, et menaça de l’excommunication tous ceux qui attenteraient à leur vie et à leur liberté.

Avant de quitter leurs foyers, les croisés eurent à déplorer la perle du saint orateur qui, par ses discours, avait échauffé leur zèle et ranimé leur courage. Foulques tomba malade, et mourut dans sa paroisse de Neuilly. Quelque temps auparavant, il s’était élevé quelques murmures sur sa conduite, et ses paroles n’avaient plus le même empire sur l’esprit de ses auditeurs. Foulques avait reçu des sommes considérables, destinées aux frais de la guerre sainte ; et, comme on l’accusait d’en détourner une partie à son usage, plus il amassait d’argent, dit Jacques de Vitri, plus il perdait de son crédit et de sa considération. Cependant les soupçons qui s’attachaient à sa conduite n’étaient pas généralement accrédités. Le maréchal de Champagne nous apprend, dans son histoire, que la mort du curé de Neuilly affligea vivement les chevaliers et les barons. Foulques fut enseveli dans l’église de sa paroisse avec une grande pompe : son tombeau, monument de la piété de ses contemporains, attirait encore dans le siècle dernier le respect et la vénération des fidèles.

Dès les premiers jours du printemps, les croisés se disposèrent à quitter leurs foyers, et « sachez, dit Villehardouin, que maintes larmes furent plorées à leur parlement et au prendre congé de leurs parents et amis. » Le comte de Flandre, les comtes de Blois et de Saint-Paul, suivis d’un grand nombre de seigneurs flamands avec leurs vassaux ; le maréchal de Champagne, accompagné de plusieurs chevaliers champenois, s’avancèrent à travers la Bourgogne, et passèrent les Alpes pour se rendre à Venise. Le marquis Boniface vint bientôt les rejoindre, conduisant avec lui les croisés venus de la Lombardie, du Piémont, de la Savoie et des pays situés entre les Alpes et le Rhône. Venise reçut aussi dans ses murs les croisés partis des bords du Rhin, les uns sous la conduite de l’évêque d’Halberstadt, les autres sous celle de Martin Litz qui leur avait fait prendre les armes et continuait à échauffer leur zèle par l’exemple de ses vertus et de sa piété.

Lorsque les croisés arrivèrent à Venise, la flotte qui devait les transporter en Orient était prête à mettre à la voile : ils furent reçus d'abord avec toutes les démonstrations de la joie ; mais, au milieu des fêtes qui suivirent leur arrivée, les Vénitiens sommèrent les barons d’acquitter leur parole, et de payer la somme dont on était convenu pour le transport de l’armée chrétienne. Ce fut alors que les seigneurs et les barons s’aperçurent avec douleur de l’absence d’un grand nombre de leurs compagnons d’armes. Jean de Nesles, châtelain de Bruges, et Thierri, fils de Philippe, comte de Flandre, avaient promis à Baudouin de lui amener à Venise, Marguerite son épouse et l’élite des guerriers flamands. Ils ne tinrent point leur promesse, et, s’étant embarqués sur l’Océan, ils firent voile vers la Palestine. Renaud de Dampierre, à qui Thibaut, comte de Champagne, avait légué tous ses trésors pour être employés au voyage de la terre sainte, était allé s’embarquer avec un grand nombre de chevaliers champenois, dans le port de Bari. L’évêque d'Autun, Gilles, comte de Forez, et plusieurs autres chefs, après avoir juré sur les Évangiles de se réunir aux autres croisés, étaient partis, les uns du port de Marseille, les autres du port de Gênes. Ainsi la moitié des guerriers qui avaient pris la croix ne se rendirent point à Venise, qu’on avait désignée comme le rendez-vous général de l’armée chrétienne : « de quoi, dit Villehardouin, ils reçurent grande honte, et maintes désaventures leur en advinrent du depuis. »

Leur manque de fidélité pouvait nuire au succès de l’expédition ; mais ce qui affligeait le plus les princes et les barons rassemblés à Venise, c’était l’impossibilité où ils se trouvaient de remplir, sans le concours de leurs infidèles compagnons, les engagements contractés avec la république. Ils envoyèrent de tous côtés des messagers pour avertir les croisés qui s’étaient mis en route, et les supplier de venir rejoindre l’armée ; mais, soit que la plupart des pèlerins fussent mécontents du traité fait avec les Vénitiens, soit qu’il leur parût plus commode et plus sûr de s’embarquer dans les ports de leur voisinage, on ne put déterminer qu’un très-petit nombre d’entre eux à se rendre à Venise. Ceux qui se trouvaient alors dans cette ville n’étaient ni assez nombreux ni assez riches pour acquitter les sommes promises et remplir les engagements contractés en leur nom. Quoique les Vénitiens fussent plus intéressés à la croisade que les chevaliers français, puisqu’ils possédaient une partie des villes de Tyr et de Ptolémaïs qu’on allait défendre, ils ne voulaient faire aucun sacrifice ; de leur côté, les barons étaient trop.fiers pour demander une grâce et solliciter les Vénitiens de changer et d’adoucir les conditions du traité. Chacun des croisés fut invité à payer le prix de son passage : les plus riches payèrent pour les pauvres ; les soldats, comme les chevaliers, s’empressèrent de donner tout l’argent qu'ils possédaient, persuadés, disaient-ils, que Dieu était assez puissant pour le leur rendre au centuple quand il lui plairait. Le comte de Flandre, les comtes de Blois et de Saint-Paul, le marquis de Montferrat et plusieurs autres chefs se dépouillèrent de leur argenterie, de leurs diamants, de tout ce qu’ils avaient de plus précieux, et ne gardèrent que leurs chevaux et leurs armes. Malgré ce noble sacrifice, les croisés devaient encore à la république une somme de cinquante mille marcs d’argent. Alors le doge assembla le peuple, et lui représenta qu’il ne serait point honorable d’user de rigueur ; il proposa de demander aux croisés le secours de leurs armes pour la république, en attendant qu’ils pussent acquitter leurs dettes.

La ville de Zara, longtemps soumise aux Vénitiens, mais trouvant la domination d’un monarque moins insupportable que celle d’une république, s’était livrée au roi de Hongrie, et bravait, sous la protection d’un nouveau maître, l’autorité et les menaces de Venise. Après avoir obtenu l’approbation du peuple, Dandolo proposa aux croisés d’aider la république à soumettre une ville rebelle, et leur promit d’attendre, pour l’entière exécution du traité, que Dieu, par des conquêtes communes, leur eût donné les moyens de remplir leurs promesses. Cette proposition fut accueillie avec joie par la plupart des croisés, qui ne pouvaient supporter l’idée de manquer à la parole qu’ils avaient donnée. Les barons et les chevaliers croyaient devoir ménager les Vénitiens, dont ils avaient besoin pour leur entreprise, et ne pensaient pas faire beaucoup pour acquitter leurs dettes, dans une affaire où ils n’avaient que leur sang à prodiguer.

Il s’éleva cependant des murmures dans l’armée chrétienne : beaucoup de croisés se rappelaient le serment qu’ils avaient fait de combattre les infidèles, et ne pouvaient se résoudre à tourner leurs armes contre des chrétiens. Le pape avait envoyé à Venise le cardinal Pierre de Lapoue, pour détourner les pèlerins d’une entreprise qu’il appelait sacrilège. Il leur représenta que le roi de Hongrie, protecteur de Zara, avait pris la croix, et s’était mis par-là sous la protection spéciale de l’Église ; qu’attaquer une ville qui lui appartenait, c’était se déclarer contre l’Église elle-même. Henri Dandolo brava des menaces et des reproches qu’il croyait injustes. « Les privilèges des croisés, disait-il, ne pouvaient dérober des coupables à la sévérité des lois divines et humaines ; les croisades n’étaient point faites pour protéger l’ambition des rois et la rébellion des peuples ; le pape n’avait point le pouvoir d’enchaîner l’autorité des souverains et de détourner les croisés d’une entreprise légitime, d’une guerre faite à des sujets révoltés, à des pirates dont les brigandages troublaient la liberté des mers et ne faisaient que nuire à la croisade en arrêtant les pèlerins qui se rendaient dans la terre sainte. »

Pour achever de vaincre tous les scrupules et dissiper toutes les craintes, le doge résolut de s’associer lui-même aux périls et aux travaux de la croisade, et d’engager ses concitoyens à se déclarer les compagnons d’armes des croisés. Le peuple ayant été solennellement convoqué, Dandolo monta dans la chaire de Saint-Marc, et demanda aux Vénitiens assemblés la permission de prendre la croix. « Seigneurs, leur dit-il, vous avez pris l’engagement de concourir à la plus glorieuse des entreprises ; les guerriers avec lesquels vous avez contracté une sainte alliance, surpassent tous les autres hommes par leur piété et leur valeur. Pour moi, vous le voyez, je suis accablé par les ans, j’ai besoin de repos ; mais la gloire qui nous est promise me rend le courage et la force de braver tous les périls, de supporter tous les travaux de la guerre ; je sens, à l’ardeur qui m’entraîne, au zèle qui m’anime, que personne ne méritera votre confiance, et ne vous conduira comme celui que vous avez choisi pour chef de la république. Si vous me permettez de combattre pour Jésus-Christ et de me faire remplacer par mon fils dans l’emploi que vous m’avez confié, j’irai vivre ou mourir avec vous et les pèlerins. »

À ce discours, tout l’auditoire fut attendri, le peuple applaudit à la résolution du doge. Dandolo descendit de la tribune et fut conduit en triomphe au pied de l’autel, où il se fit attacher la croix sur son bonnet ducal. Un grand nombre de Vénitiens suivirent son exemple, et jurèrent de mourir pour la délivrance des saints lieux. Par cette habile politique, le doge acheva de gagner l’esprit des croisés, et se mit en quelque sorte à la tête de la croisade ; il se trouva bientôt assez puissant pour méconnaître l’autorité du cardinal Pierre de Capoue, qui parlait au nom du pape et montrait la prétention de diriger la guerre sainte en qualité de légat du Saint-Siège. Dandolo dit à l’envoyé d’Innocent que l’armée chrétienne ne manquait point de chefs pour la conduire et que les légats du souverain pontife devaient se contenter d’édifier les croisés par leurs exemples et leurs discours.

Ce langage plein de liberté causait une vive surprise aux barons français, accoutumés à respecter toutes les volontés du Saint-Siège ; mais le doge, en prenant la croix, leur inspirait une confiance que rien ne pouvait ébranler. La croix des pèlerins était pour les Vénitiens et les Français un signe d’alliance, un lien sacré qui confondait tous leurs intérêts et faisait des deux peuples en quelque sorte une même nation. Dès lors on n’écouta plus ceux qui parlaient au nom du Saint-Siège et s’obstinaient à faire naître des scrupules dans l’esprit des croisés. Les barons et les chevaliers mirent à l’expédition contre Zara le même zèle et la même ardeur que le peuple de Venise. L’armée des croisés était prête à s’embarquer, lorsqu’on vit arriver, dit Villehardouin, une grande merveille, une aventure inespérée, et la plus étrange dont on ait oui parler.

Isaac, empereur de Constantinople, avait été détrôné par son frère Alexis ; abandonné de tous ses amis, privé de la vue et chargé de fers, ce malheureux prince gémissait dans une prison. Le fils d’Isaac, appelé aussi Alexis, qui partageait la captivité de son père, ayant trompé la vigilance de ses gardes et brisé ses fers, s’était réfugié en Occident, dans l’espoir que les princes et les rois prendraient un jour sa défense et déclareraient la guerre à l’usurpateur du trône impérial. Philippe de Souabe, qui avait épousé Irène, fille d’Isaac, accueillit le jeune prince ; mais il ne pouvait rien entreprendre alors pour sa cause, étant obligé de se défendre lui-même contre les armes d'Othon et les menaces du Saint-Siège. Le jeune Alexis alla vainement se jeter aux pieds du pape pour implorer son appui : le pontife, soit qu’il ne vît dans le fils d’Isaac que le beau-frère de Philippe de Souabe, regardé alors comme l’ennemi de la cour de Rome, soit qu’il portât toutes ses pensées vers la terre sainte, n’écouta point les plaintes d’Alexis, et craignit de favoriser une guerre contre la Grèce. Le prince fugitif avait en vain sollicité tous les monarques chrétiens, lorsqu’on lui conseilla de s'adresser aux croisés, l’élite des guerriers de l’Occident. L’arrivée de ses ambassadeurs produisit une vive sensation à Venise : au récit des malheurs d’Isaac, les chevaliers et les barons furent émus d’une généreuse pitié ; ils n’avaient jamais défendu une cause plus glorieuse ; l’innocence à venger, une grande infortune à secourir, touchaient l’âme de Dandolo ; les fiers républicains dont il était le chef déplorèrent aussi le sort d’un empereur captif. Ils n’avaient pas oublié que l'usurpateur préférait a leur alliance celle des Génois et des Pisans ; il leur semblait que la cause d’Alexis était leur propre cause et que leurs vaisseaux devaient rentrer avec lui dans les ports de la Grèce et de Byzance.

Cependant, comme tout était prêt pour la conquête de Zara, on renvoya la décision de cette affaire à un temps plus favorable ; la flotte qui portait l’armée des croisés mit à la voile au bruit des trompettes et des acclamations de tout le peuple de Venise. Jamais le golfe Adriatique n’avait vu une flotte plus nombreuse et plus magnifiquement équipée ; la mer était couverte de quatre cent quatre-vingts bâtiments ; le nombre des combattants s’élevait à quarante mille hommes, tant cavaliers que fantassins. Après avoir soumis Trieste et quelques autres villes maritimes de l'Istrie qui avaient secoué le joug de Venise, les croisés arrivèrent devant Zara le dixième jour de novembre, veille de la Saint-Martin. Zara, située sur la côte orientale du golfe Adriatique, à soixante lieues de Venise, à cinq lieues au nord de l’ancienne Jadera, colonie romaine, était une ville riche, peuplée, environnée de hautes murailles, entourée d’une mer semée d’écueils. Le roi de Hongrie venait d’envoyer des troupes pour la défendre, et les habitants avaient juré de s’ensevelir sous les ruines de leur place plutôt que de se rendre aux Vénitiens. A la vue des remparts de la ville, les croisés reconnurent toute la difficulté de l’entreprise : « La ville, dit Villehardouin, estoit close tout autour de murailles et de forteresses moult hautes, si qu’on voudroit rechercher vainement forteresse plus belle. » Le parti qui s’opposait à cette guerre commença de nouveau à murmurer. Cependant les chefs donnèrent le signal pour l’attaque. Aussitôt que les chaînes du port eurent été rompues et que les machines commencèrent à ébranler les murailles, les habitants de Zara oublièrent la résolution qu’ils avaient prise de mourir en défendant leurs remparts, et, remplis d’effroi, envoyèrent des députés au doge de Venise, qui promit de leur pardonner en faveur de leur repentir ; mais les députés chargés de demander la paix trouvèrent parmi les assiégeants quelques croisés qui leur dirent : « Pourquoi vous rendez-vous ? vous n’avez rien à craindre des Français. » Ces mois imprudents firent recommencer la guerre. Les députés, rentrés dans la ville, annoncèrent aux habitants que tous les croisés n’étaient pas leurs ennemis, et que Zara conserverait sa liberté, si le peuple et les soldats voulaient la défendre. Le parti des mécontents, qui cherchait à diviser l’armée des croisés, saisit cette occasion pour renouveler ses plaintes ; les plus ardents parcouraient les tentes, et cherchaient à détourner les soldats d’une guerre qu’ils appelaient impie.

Guy, abbé de Vaux-de-Cernay, de l’ordre de Cîteaux, se faisait remarquer à la tête de ceux qui voulaient faire échouer l’entreprise de Zara : tout ce qui pouvait retarder la marche des croisés vers les saints lieux était à ses yeux un attentat contre la religion ; les plus brillants exploits, s’ils ne servaient la cause de Jésus-Christ, ne pouvaient obtenir son estime et son approbation. L’abbé de Cernay ne manquait ni d’adresse ni d’éloquence, et savait employer à propos les prières et les menaces ; il avait sur les pèlerins l’ascendant qu’obtient toujours sur la multitude un esprit inflexible, un caractère ardent et opiniâtre. Dans un conseil, il se leva et défendit aux croisés de tirer leur épée contre des chrétiens. Il allait lire une lettre du pape, lorsqu’il fut interrompu par des cris menaçants.

Au milieu du tumulte qui s’éleva dans le conseil et dans l’armée, l’abbé de Cernay courait des dangers pour sa vie, si le comte de Montfort, qui partageait ses sentiments, n’eût tiré l’épée pour le défendre. Cependant les barons et les chevaliers ne pouvaient oublier la promesse qu’ils avaient faite de combattre pour la république de Venise ; ils ne pouvaient déposer les armes en présence d’un ennemi qui avait promis de se rendre et qui bravait leurs attaques. Plus le parti du comte de Montfort et de l’abbé de Vaux-de-Cernay redoublait d’efforts pour les détourner de la guerre, plus ils mettaient leur honneur et leur gloire à poursuivre le siège commencé. Tandis que les mécontents faisaient entendre leurs plaintes, les plus braves montaient à l’assaut. Les assiégés, qui mettaient leur espoir dans les dissensions des assiégeants, placèrent des croix sur leurs murailles, persuadés que ce signe révéré les protégerait mieux que leurs machines de guerre ; mais ils ne tardèrent pas à voir qu’il n’y avait pour eux de salut que dans la soumission. Au cinquième jour du siège, sans avoir opposé à leurs ennemis une sérieuse résistance, ils ouvrirent leurs portes, et n’obtinrent du vainqueur que la vie et la liberté. La ville fut livrée au pillage, et le butin partagé entre les Vénitiens et les Français.

A la suite de cette conquête, la discorde s’introduisit dans l’armée victorieuse, et fit répandre plus de sang qu’on n’en avait versé dans le siège. La saison étant trop avancée pour que la flotte se remit en mer, le doge de Venise avait proposé aux croisés de passer l’hiver à Zara. Les deux nations se partagèrent les différents quartiers de la ville ; mais, comme les Vénitiens avaient choisi pour eux les maisons les plus belles et les plus commodes, les Français firent éclater leur mécontentement. Après quelques plaintes et quelques menaces, on en vint aux armes : chaque rue devint le théâtre d’un combat. Les habitants de Zara voyaient avec joie les sanglantes disputes de leurs vainqueurs. Les partisans de l’abbé de Cernay applaudissaient en secret aux suites déplorables d’une guerre qu’ils avaient désapprouvée. Cependant le doge de Venise et les barons avaient accouru pour séparer les combattants. Leurs prières et leurs menaces ne purent d’abord apaiser cet horrible tumulte, qui se prolongea jusqu’au milieu de la nuit. Le lendemain, toutes les passions qui avaient divisé l’armée étaient sur le point d’éclater de nouveau. En enterrant les morts, les Français et les Vénitiens se menaçaient encore. Les chefs, pendant plus d’une semaine, désespérèrent de pouvoir calmer les esprits et rapprocher les soldats des deux nations. A peine l’ordre fut-il rétabli, qu’on reçut une lettre du pape qui désapprouvait la prise de Zara : il ordonnait aux croisés de renoncer au butin qu’ils avaient fait dans une ville chrétienne, et de s’engager, par une promesse solennelle, à la réparation de leurs torts. Innocent reprochait avec amertume aux Vénitiens d’avoir entraîné les soldats de Jésus-Christ dans cette guerre impie et sacrilège. Cette lettre du pape fut reçue avec respect par les Français, avec dédain par les croisés de Venise. Ceux-ci refusèrent ouvertement de se soumettre aux décisions du Saint-Siège, et ne songèrent qu’à s’assurer les fruits de la victoire, en démolissant les remparts de Zara. Les barons français ne pouvaient supporter l’idée d’avoir encouru la disgrâce du pape : ils envoyèrent à Rome des députés pour fléchir le souverain pontife et solliciter leur pardon, alléguant qu’ils n’avaient fait qu’obéir aux lois de la nécessité. La plupart d’entre eux, quoiqu’ils fussent déterminés à conserver les dépouilles des vaincus, avaient promis au pape de les rendre ; ils avaient promis, par un acte solennel adressé à tous les chrétiens, de réparer leurs torts et de mériter par leur conduite le pardon des fautes passées. Leur soumission, plus encore que leurs promesses, désarma le pape, qui leur répondit avec douceur et chargea les chefs de saluer les chevaliers et les pèlerins, leur donnant l’absolution et sa bénédiction comme à ses enfants. Il les exhortait, dans sa lettre, à partir pour la Syrie, sans regarder à droite et à gauche, et leur permettait de traverser la mer avec les Vénitiens, qu’il venait d’excommunier, mais seulement par nécessité et avec amertume de cœur. Le pape ajoutait, en parlant des Vénitiens : « Tout excommuniés qu’ils sont, ils demeurent toujours liés par leurs promesses, et vous n’êtes pas moins autorisés à en exiger l’accomplissement ; c’est au reste une maxime de droit, que si l’on passe par la terre d’un hérétique ou de quelque excommunié que ce soit, on pourra en acheter et en recevoir les choses nécessaires. De plus, l’excommunication portée contre un père de famille n’empêche pas sa maison de communiquer avec lui. »

Si les Vénitiens persistaient dans leur désobéissance, le souverain pontife conseillait aux barons, lorsqu’ils seraient arrivés dans la Palestine, de se séparer d’un peuple réprouvé de Dieu, de peur qu’il n’attirât la malédiction sur les armées chrétiennes, comme autrefois Achan avait attiré la colère divine sur Israël. Innocent promettait aux croisés de les protéger dans leur expédition et de veiller à leurs besoins dans les périls de la guerre sainte. « Afin que les vivres ne vous manquent pas, disait-il, nous écrivons à l’empereur de Constantinople qu’il vous en fournisse, comme il nous l’a promis ; si on vous refuse ce qu’on ne refuse à personne, il ne serait point injuste qu’à l’exemple des plus saints personnages, vous prissiez des vivres où vous en trouverez ; car on saura que vous êtes dévoués au service de Jésus-Christ, à qui toute la terre appartient. » Ces conseils et ces promesses, qui font connaître à la fois l’esprit du treizième siècle et la politique du Saint-Siège, furent reçus par les barons et les chevaliers comme un témoignage de la bonté paternelle du souverain pontife ; mais les choses allaient encore changer de face, et la fortune, qui se jouait des décisions du pape comme de celles des pèlerins, ne tarda pas à donner une nouvelle direction aux événements de la croisade.

[1203.] On vit bientôt arriver à Zara des ambassadeurs de Philippe de Souabe, beau-frère du jeune Alexis. Ils s’adressèrent au conseil des seigneurs et des barons réunis dans le palais du doge de Venise :

« Seigneurs, dirent-ils, le puissant roi des Romains nous envoie pour vous recommander le jeune prince Alexis, et le remettre entre vos mains, sous la sauvegarde de Dieu. Nous ne sommes point venus pour vous détourner de votre sainte entreprise, mais pour vous offrir un moyen sûr et facile d’accomplir vos nobles desseins. Nous savons que vous n’avez pris les armes que pour l’amour de Jésus-Christ et de la justice : nous venons vous proposer de secourir ceux qu’opprime une injuste tyrannie, et de faire triompher à la lois les lois de la religion et celles de l’humanité. Nous vous proposons de porter vos armes triomphantes vers la capitale de la Grèce, qui gémit sous un usurpateur, et d’assurer à jamais la conquête de Jérusalem par celle de Constantinople.

« Vous savez, comme nous, combien de maux ont soufferts nos pères, compagnons de Godefroy, de Conrad et de Louis le Jeune, pour avoir laissé derrière eux un empire puissant dont la conquête et la soumission auraient pu devenir pour leurs armées une source de victoires. Que n’avez-vous pas à craindre aujourd’hui de cet Alexis, plus cruel et plus perfide que ses prédécesseurs, qui s’est élevé au trône par un parricide, qui a trahi à la fois les lois de la religion et celles de la nature, qui ne peut échapper à la punition de son crime qu’en s’alliant aux Sarrasins ? Nous ne vous dirons point ici combien il est facile d’arracher l’empire aux mains d’un tyran méprisé de ses sujets, car votre valeur aime les obstacles et se plaît dans les dangers ; nous n’étalerons point à vos yeux les richesses de Byzance et de la Grèce, car vos âmes généreuses ne voient dans cette conquête que la gloire de vos armes et la cause de Jésus-Christ.

« Si vous renversez la puissance de l’usurpateur pour faire régner le souverain légitime, le fils d’Isaac promet, sous la foi des serments les plus inviolables, d’entretenir pendant un an votre flotte et votre armée, et de vous payer deux cent mille marcs d’argent pour les frais de la guerre. Il vous accompagnera en personne dans la conquête de la Syrie ou de l’Égypte ; si vous le jugez à propos, il vous donnera dix mille hommes à sa solde, et, pendant toute sa vie, il entretiendra cinq cents chevaliers dans la terre sainte. Enfin, ce qui doit déterminer des guerriers et des héros chrétiens, Alexis est prêt à jurer sur les Évangiles de faire cesser l’hérésie qui souille encore l’empire d’Orient et de soumettre l’Église grecque à l’Église de Rome.

« Tant d’avantages attachés à l’entreprise qu’on vous propose nous portent à croire que vous ne résisterez point à nos prières. Nous voyons dans l’Écriture que Dieu s’est servi quelquefois des hommes les plus simples et les plus obscurs pour annoncer sa volonté à son peuple chéri : aujourd’hui, c’est un jeune prince qu’il a choisi pour l’instrument de ses desseins ; c’est Alexis que la Providence a chargé de vous conduire dans la voie du Seigneur et de vous montrer le chemin que vous devez suivre pour assurer la victoire aux armées de Jésus-Christ. »

Ce discours avait fait une vive impression sur un grand nombre de barons et de chevaliers, mais il ne réunissait point tous les suffrages de l’assemblée. Le doge et les seigneurs firent sortir les ambassadeurs en leur disant qu’ils allaient délibérer sur les propositions d’Alexis. De vives contestations s’élevèrent bientôt dans le conseil. Ceux qui s’étaient opposés au siège de Zara, parmi lesquels se faisait encore remarquer l’abbé de Vaux-de-Cernay, s’opposaient avec véhémence à l’expédition de Constantinople : ils s’indignaient qu’on mît dans la même balance les intérêts de Dieu et ceux d’Alexis ; ils ajoutaient que cet Isaac dont on voulait défendre la cause, était lui-même un usurpateur jeté par une révolution sur le trône des Comnènes ; qu’il avait été dans la troisième croisade le plus cruel ennemi des chrétiens, le plus fidèle allié des Turcs ; qu’au reste, les peuples de la Grèce, accoutumés à changer de maîtres, supportaient sans se plaindre l’usurpation d’Alexis, et que les Latins n’avaient point quitté leur pays pour venger les injures d’une nation qui ne réclamait point leur secours.

Les mêmes orateurs disaient encore que Philippe de Souabe exhortait les croisés à secourir Alexis, mais que lui-même se bornait à faire des discours, à envoyer des ambassadeurs ; ils invitaient les croisés à se défier des promesses d’un jeune prince qui s’engageait à fournir des armées et n’avait pas un soldat ; qui offrait des trésors, et ne possédait rien ; qui, d’ailleurs, avait été élevé parmi les Grecs, et tournerait peut-être un jour ses armes contre ses propres bienfaiteurs. « Si le malheur vous touche, ajoutaient-ils, et si vous êtes « impatients de défendre la cause de la justice et de l’humanité, écoulez les gémissements de nos frères de « la Palestine, qui sont menacés par les Sarrasins et qui n’ont plus d’espérance que dans votre courage. » Les mêmes orateurs disaient enfin que, si les croisés recherchaient des victoires faciles, des conquêtes brillantes, ils n’avaient qu’à tourner leurs regards vers l’Égypte, dont tout le peuple était alors dévoré par une horrible famine et que les sept plaies de l’Écriture livraient presque sans défense aux armes des chrétiens.

Les Vénitiens, qui avaient à se plaindre de l’empereur de Constantinople, ne se laissaient point entraîner par ces discours, et semblaient plus disposés à combattre les Grecs que les infidèles ; ils brûlaient de détruire les comptoirs des Pisans établis dans la Grèce, et de voir leurs vaisseaux traverser en triomphe le détroit du Bosphore. Leur doge conservait le ressentiment de quelques outrages personnels, et, pour enflammer les esprits, il exagérait tous les maux que les Grecs avaient faits à sa patrie et aux chrétiens d’Occident.

Si l’on en croit d’anciennes chroniques, Dandolo était entraîné par un autre motif qu’il n’avouait point devant les croisés. Averti qu’une armée chrétienne se réunissait à Venise, le sultan de Damas, effrayé de la croisade qui se préparait, avait envoyé un trésor considérable à la république, pour l’engager à détourner les croisés d’une expédition en Orient. Soit qu’on ajoute foi à ce récit, soit qu’on le regarde comme une fable inventée par la haine et l’esprit de parti, de semblables assertions, recueillies par des contemporains, prouvent du moins que de violents soupçons s’élevèrent alors contre Venise parmi les croisés mécontents, et surtout parmi les chrétiens de Syrie, justement irrités de n’être point secourus par les soldats de la croix. Au reste, nous croyons devoir ajouter que la plupart des croisés français, pour faire la guerre à l’empire grec, n’avaient pas besoin d’être excités par l’exemple et le discours du doge de Venise. Ceux mêmes qui s’opposaient le plus à l’expédition nouvelle, étaient, comme tous les autres croisés, pleins de haine et de mépris pour les Grecs, et leurs discours n’avaient fait qu’enflammer les esprits contre une nation regardée comme l’ennemie des Latins.

Plusieurs ecclésiastiques, ayant à leur tête l’abbé de Looz, personnage recommandable par sa piété et la pureté de ses mœurs, ne partageaient point l’opinion de l’abbé de Vaux-de-Cernay, et soutenaient contre leurs adversaires qu’il y avait du danger à conduire une armée dans un pays ravagé par la famine ; que la Grèce offrait plus d’avantages aux croisés que l’Egypte, et qu’enfin la conquête de Constantinople était le moyen le plus sûr d’assurer aux chrétiens la possession de Jérusalem. Ces ecclésiastiques étaient surtout éblouis par l’espoir de voir un jour l’Église grecque se réunir à l’Eglise de Rome ; ils ne se lassaient point d’annoncer dans leurs discours l’époque prochaine de la concorde et de la paix entre tous les peuples chrétiens.

Beaucoup de chevaliers voyaient avec joie la réunion des deux Églises, qui devait être l’ouvrage de leurs armes ; mais ils cédaient encore à d’autres motifs non moins puissants sur leur esprit : ils avaient juré de défendre l’innocence et les droits du malheur ; ils croyaient remplir leur serment en embrassant la cause d’Alexis. Quelques-uns sans doute, qui avaient entendu parler des richesses de Byzance, pouvaient croire qu’ils ne reviendraient pas sans fortune d’une aussi brillante expédition ; mais tel était l’esprit des seigneurs et des barons, que le plus grand nombre furent entraînés par la perspective même des périls, et surtout par le merveilleux de l’entreprise. Après une longue délibération, il fut décidé dans le conseil des croisés qu’on accepterait les propositions d’Alexis et que l’armée chrétienne s’embarquerait pour Constantinople dans les premiers jours du printemps.

Avant le siège de Zara, le bruit de l’armement des croisés et d’une expédition dirigée contre la Grèce était parvenu à la cour de Byzance. L’usurpateur du trône d’Isaac avait songé dès lors à conjurer l’orage près de fondre sur ses États, et s’était hâté d’envoyer des ambassadeurs auprès du pape, qu’il regardait comme l’arbitre de la guerre et de la paix en Occident. Ces ambassadeurs devaient déclarerai ! souverain pontife que le prince qui régnait à Constantinople était le seul empereur légitime ; que le fils d’Isaac n’avait aucun droit à l’empire ; qu’une expédition contre la Grèce serait une entreprise injuste, périlleuse, et contraire aux grands desseins de la croisade. Le pape, dans sa réponse, ne chercha point à calmer les alarmes de l’usurpateur, et dit à ses envoyés que le jeune Alexis avait de nombreux partisans parmi les croisés, parce qu’il avait fait la promesse de secourir en personne la terre sainte et de mettre un terme à la rébellion de l’Église grecque. Le pape n’approuvait point l’expédition de Constantinople, mais en parlant de la sorte, il espérait que le souverain qui régnait alors sur la Grèce, ferait les mêmes promesses que le prince fugitif, et serait plus capable de les remplir ; il conservait l’espoir qu’on pourrait traiter avantageusement sans tirer l’épée, et que les débats élevés pour l’empire d’Orient seraient jugés à son tribunal suprême ; mais le vieil Alexis, soit qu’il fût persuadé qu’il avait intéressé le pape à sa cause, soit qu’il crût prudent de ne point montrer ses alarmes, soit qu’enfin la vue d’un péril éloigné ne pût émouvoir son indolence, n’envoya point de nouveaux ambassadeurs, et ne fit plus aucune démarche pour prévenir l’invasion des guerriers de l’Occident.

D’un autre côté, le roi de Jérusalem et les chrétiens de la Palestine ne cessaient de faire entendre leurs plaintes et d’implorer les secours que le chef de l’Église leur avait promis. Le pape, vivement touché de leurs prières et toujours plein de zèle pour la croisade qu’il avait prêchée, réunissait tous ses efforts pour diriger les armes des croisés contre les Turcs. Il venait d’envoyer en Palestine les cardinaux Pierre de Capoue et Siffred, légats du Saint-Siège, pour relever le courage des chrétiens d’Orient et leur annoncer le départ prochain de l’armée des croisés. Lorsqu’il apprit que les chefs de la croisade avaient pris la résolution d’attaquer l’empire de Constantinople, il leur adressa les plus vives réprimandes, et leur reprocha de regarder en arrière comme la femme de Loth. « Que personne de vous, disait-il, ne se flatte qu’il soit permis d’envahir ou de piller la terre des Grecs, sous prétexte qu’elle n’est pas assez soumise et que l’empereur de Constantinople a usurpé le trône sur son frère ; quelque crime qu’il ait commis, ce n’est pas à vous d’en juger : vous n’avez pas pris la croix pour venger l’injure des princes, mais celle « de Dieu. »

Innocent terminait sa lettre sans donner sa bénédiction aux croisés ; et, pour les effrayer sur leur nouvelle entreprise, il les menaçait des malédictions du ciel. Les seigneurs et les barons reçurent avec respect les remontrances du souverain pontife ; mais ils ne changèrent rien à la détermination qu’ils venaient de prendre.

Alors ceux qui jusque-là s’étaient opposés à l’expédition de Constantinople, recommencèrent leurs plaintes, et ne mirent plus de ménagements dans leurs discours. L’abbé de Vaux-de-Cernay, l’abbé Martin Litz, un des prédicateurs de la croisade, le comte de Montfort, un grand nombre de chevaliers, firent tous leurs efforts pour ébranler l’opinion de l’armée : et, ne pouvant y parvenir, ils ne songèrent plus qu’à s’éloigner, les uns pour retourner dans leurs foyers, les autres pour se rendre dans la Palestine. Ceux qui abandonnaient leurs drapeaux et ceux qui restaient au camp, s’accusaient réciproquement de trahir la cause de Jésus-Christ. Cinq cents soldats s’étant jetés sur un vaisseau firent naufrage, et périrent tous dans les flots ; plusieurs autres, en traversant l’Illyrie, furent massacrés par les peuples sauvages de cette contrée. Ceux-là périssaient en maudissant l’esprit d’ambition et d’égarement qui éloignait l’armée chrétienne du véritable objet de la croisade ; les autres, restés fidèles à leurs drapeaux, déploraient la mort tragique de leurs compagnons, et disaient entre eux : « La miséricorde de Dieu est restée parmi nous : malheur à ceux gui s’écartent de la voie du Seigneur ! »

Les chevaliers et les barons s’affligeaient en secret de n'avoir point obtenu l’approbation du pape ; mais ils étaient persuadés qu’à force de victoires ils justifieraient leur conduite aux yeux du Saint-Siège et que le père des fidèles reconnaîtrait dans leurs complètes l’expression des volontés du ciel.

Les croisés étaient près de s’embarquer pour leur expédition, lorsque le jeune Alexis arriva lui-même à Zara. Sa présence excita un nouvel enthousiasme pour sa cause ; il fut reçu au bruit des trompettes et des clairons, et présenté à l’armée par le marquis de Montferrat, dont les frères aînés avaient été liés par un mariage et la dignité de César à la famille impériale de Constantinople. Les barons saluèrent empereur le jeune Alexis, avec d’autant plus de joie que sa grandeur future devait être leur ouvrage. Alexis avait pris les armes pour briser les fers de son père ; on admirait en lui le plus touchant modèle de la piété filiale ; il allait combattre l’usurpation, punir l’injustice, étouffer l’hérésie ; on le regardait comme un envoyé de la Providence. Les infortunes des princes destinés à régner touchent plus les cœurs que celles des autres hommes. Dans le camp des croisés les soldats se racontaient entre eux les malheurs d’Alexis ; ils plaignaient sa jeunesse, déploraient son exil et la captivité d’Isaac. Alexis, accompagné des princes et des barons, parcourait les rangs de l’armée, et répondait par toutes les démonstrations de la reconnaissance au généreux intérêt que lui témoignaient les croisés.

Animé des sentiments qu’inspire le malheur et qui souvent ne durent pas plus que lui, le jeune prince prodigua les serments, les protestations, et promit plus encore qu’il n’avait fait par ses envoyés, sans songer qu’il se mettait dans la nécessité de manquer à sa parole et de s’attirer un jour les reproches de ses libérateurs.

Cependant les croisés renouvelaient chaque jour le serment de placer le jeune Alexis sur le trône de Constantinople. L’Italie et tout l’Occident retentissaient du bruit de leurs préparatifs. L’empereur de Byzance semblait seul ignorer la guerre qu’on venait de déclarer à sa puissance usurpée, et s’endormait sur un trône près de s’écrouler.

L’empereur Alexis, ainsi que la plupart de ses prédécesseurs, était un prince sans vertus et sans caractère. Lorsqu’il déposséda son frère, il laissa commettre le crime à ses courtisans, et, quand il fut sur le trône, il leur abandonna le soin de son autorité. Il prodigua tous les trésors de l’État, afin de se faire pardonner son usurpation ; et, pour réparer ses finances, il vendit la justice, il ruina ses sujets, et fit piller les navires marchands qui se rendaient de Venise à Constantinople. L’usurpateur avait répandu les dignités et les honneurs avec une telle profusion, que personne ne s’en croyait honoré, et qu’il ne lui restait plus de véritable récompense pour le mérite. « Il ne refusait rien, dit Nicétas, quelque impertinente, quelque ridicule demande qu’on lui fît : il aurait accordé la permission de labourer la mer, de voguer sur la terre, de transporter les montagnes, et de mettre Athos sur Olympe. » Alexis avait associé à l’autorité souveraine sa femme Euphrosine, qui remplissait l’empire de ses intrigues et scandalisait la cour par ses mœurs. Sous son règne, l’empire avait été plusieurs fois menacé par les Bulgares et par les Turcs. Alexis se rendit quelquefois à l’armée, mais il ne vit jamais ses ennemis. Tandis que les Barbares ravageaient ses frontières, il s’occupait d’aplanir des collines, de tracer des jardins sur les bords de la Propontide. Livré à une honteuse mollesse, il licencia une partie de ses troupes ; et, craignant d’être troublé dans ses plaisirs par le bruit des armes, il vendit les vases sacrés et dépouilla les tombeaux des empereurs grecs, pour acheter la paix de l’empereur d’Allemagne, devenu maître de la Sicile. L’empire n’avait plus de marine : les ministres d’Alexis avaient vendu les agrès et les cordages des vaisseaux ; les forêts qui pouvaient fournir des bois de construction, étaient réservées aux plaisirs du prince, et gardées, dit Nicétas, comme celles qui étaient autrefois consacrées aux dieux.

Jamais on ne vit éclater plus de conspirations ; sous un prince qu’on ne voyait jamais, l'Etat semblait être dans un interrègne, le trône impérial ne paraissait plus qu’une place vide, et tous les ambitieux prétendaient à l’empire. Le dévouement, la probité, la bravoure, n’obtenaient plus ni l’estime de la cour ni celle des citoyens : on ne récompensait avec éclat que ceux qui avaient inventé une volupté ou trouvé un nouvel impôt. Au milieu de cette dépravation générale, les provinces n’entendaient parler de l’empereur que pour payer des tributs ; l’armée, sans discipline et sans solde, n’avait point de chefs capables de la commander. Tout semblait annoncer une prochaine révolution dans l’empire. Le péril était d’autant plus grand, que personne n’osait le prévoir. Aucun des sujets d’Alexis ne songeait à faire parvenir la vérité jusqu’au pied du trône ; des oiseaux instruits à répéter des satires interrompaient seuls le silence du peuple, et publiaient sur les toits des maisons et dans les carrefours les scandales de la cour et la honte de l’empire.

Les Grecs conservaient encore la mémoire des événements glorieux ; mais ces souvenirs ne leur donnaient point d’émulation et ne leur inspiraient qu’une vanité stérile. La gloire et les vertus des temps passés ne servaient qu’à montrer les misères de leur décadence ; et, plus ils parlaient de l’ancienne Grèce et de la vieille Rome, plus ils paraissaient dégénérés. Ils n’écoutaient plus la voix de la patrie, et ne savaient obéir qu’à des moines qui s’étaient mis à la tête de toutes les affaires et qui s’attiraient la confiance du peuple et du prince par des prédictions frivoles ou des visions insensées ; Les Grecs se consumaient en de vaines disputes qui énervaient leur caractère, redoublaient leur ignorance, étouffaient leur patriotisme. Lorsque la flotte des croisés allait mettre à la voile, on agitait à Constantinople la question de savoir si le corps de Jésus-Christ, dans l’eucharistie, est corruptible ou incorruptible : chaque opinion avait ses partisans, dont on proclamait tour à tour les défaites ou les triomphes, et l’empire menacé restait sans défenseurs.

Les Vénitiens et les Français étaient partis de Zara ; toute la flotte devait se réunir à l’île de Corfou. Comme elle aborda sur les côtes de Macédoine, les habitants de Duras apportèrent au jeune Alexis les clefs de la ville, et le reconnurent pour leur maître. Le peuple de Corfou ne tarda pas à suivre cet exemple, et reçut les croisés comme des libérateurs. Les acclamations du peuple grec sur le passage des Latins étaient d’un heureux augure pour le succès de leur expédition.

L’île de Corfou, pays des anciens Phéaques, si célèbre par le naufrage d’Ulysse et par les jardins d'Alcinous, offrait aux croisés des pâturages et des vivres abondants. La fertilité de l’île engagea les chefs à y faire un séjour de plusieurs semaines ; un aussi long repos pouvait avoir des suites funestes pour une armée entraînée par l’enthousiasme, à laquelle il ne fallait pas laisser le temps de réfléchir. Au milieu de l’oisiveté, on vit bientôt renaître les plaintes et les murmures qui avaient éclaté au siège de Zara.

On venait d’apprendre que Gauthier de Brienne avait conquis la Pouille et le royaume de Naples. Cette conquête, faite dans l’espace de quelques mois par soixante chevaliers, avait enflammé l’imagination des croisés, et donnait aux mécontents l’occasion de blâmer l’expédition de Constantinople, dont les préparatifs étaient immenses, les périls évidents et le succès incertain. « Tandis que nous allons, disaient-ils, épuiser toutes les forces de l’Occident dans une entreprise inutile, dans une guerre lointaine, Gauthier de Brienne s’est rendu maître d’un riche royaume, et se dispose à remplir les serments qu’il a faits avec nous de délivrer la terre sainte : pourquoi ne lui demanderions-nous pas des vaisseaux ? pourquoi ne partirions-nous pas avec lui pour la Palestine ? » Ces discours avaient entraîné un grand nombre de chevaliers qui étaient prêts à se séparer de l’armée.

Déjà les principaux des mécontents s’étaient réunis dans un vallon écarté pour y délibérer sur les moyens d’exécuter leur projet, lorsque les chefs de l’armée, avertis du complot, s’occupèrent des mesures les plus propres à en prévenir les suites. Le doge de Venise, le comte de Flandre, les comtes de Blois et de Saint-Paul, le marquis de Montferrat, plusieurs évêques couverts d’habits de deuil et faisant porter des croix devant eux, se rendirent dans le vallon où s’étaient rassemblés les dissidents. Aussitôt qu’ils eurent aperçu de loin leurs infidèles compagnons qui délibéraient à cheval, ils mirent pied à terre et s’avancèrent vers le lieu de l’assemblée dans une attitude suppliante. Les instigateurs de la désertion, voyant venir ainsi les chefs de l’armée et les prélats, suspendent leur délibération et descendent eux-mêmes de cheval. On s’approche de part et d’autre ; les princes, les comtes, les évêques, se jettent aux pieds des mécontents, et, fondant en larmes, jurent de rester ainsi prosternés jusqu’à ce que les guerriers qui voulaient les abandonner aient renouvelé le serment de suivre l’armée des chrétiens et de rester fidèles aux drapeaux de la guerre sainte. « Quand les autres virent cela, dit Villehardouin, témoin oculaire ; quand ils virent leurs seigneurs liges, leurs plus proches parents et amis se jeter ainsi à leurs pieds, et, par manière de parler, leur crier merci, ils en eurent fort grand pitié, et le cœur leur attendrit de façon qu’ils ne purent se tenir de plorer, leur disant qu’ils en aviseroient par ensemble. » Après s’être écartés un moment pour délibérer, ils revinrent auprès de leurs chefs, et promirent de rester à l’armée jusqu’aux premiers jours de l’automne, à condition que les barons et les seigneurs jureraient sur les Évangiles de leur fournir, à cette époque, des vaisseaux pour se rendre en Syrie. Les deux partis s’engagèrent par serment de remplir les conditions du traité, et retournèrent ensemble dans le camp, où les pèlerins ne parlèrent plus que de l’expédition de Constantinople.

La flotte des croisés partit de Corfou la veille de la Pentecôte, 1203. Les palendries, les galères et les navires de transport, auxquels s’étaient joints beaucoup de vaisseaux marchands, couvraient un espace immense ; le ciel était pur et serein, le vent doux et favorable. A voir cette flotte, on pouvait croire qu’elle allait conquérir le monde : « Moi, Villehardouin, s’écrie ici l’historien de cette expédition, moi, maréchal de Champagne, qui cette œuvre dictait, j'atteste que jamais plus belle chose ne fut vue. »

Au mois de juin 1830, nous avons suivi la même route que la flotte de Venise. Laissant derrière nous les îles Ioniennes, nous dirigeâmes notre marche entre les rives du Péloponnèse et des îles de Sapience — les antiques Œnuses —, nous côtoyâmes la terre du Péloponnèse : nous avions à notre gauche Navarin ou l’ancienne Pylos, Modon ou Méthone ; plus loin, dans le golfe de Messénie, les villes de Coron et de Calamata. Dans le tableau si varié que nous offraient les rivages de la Grèce, deux spectacles imposants frappaient nos regards : le mont Ithome, au pied duquel se trouvent encore les ruines de l’ancienne Messène, et le mont Taygète, dont les cimes, blanchies par les frimas, s’abaissent vers l’orient jusqu’au promontoire de Ténare, aujourd’hui le cap Matapan ; au-delà du Ténare s’élèvent les rives escarpées du Magne, dans l’ancienne Laconie ; puis s’avance dans la mer le cap Malée, aujourd’hui cap Saint-Ange, si redouté des marins dans l'antiquité. Entre le cap Malée et l'île de Cérigo, la flotte vénitienne rencontra plusieurs navires portant des pèlerins qui avaient quitté les drapeaux de l’armée : ceux-ci, à l’aspect d’un si grand appareil de puissance et de force, restèrent tout honteux et se cachèrent au fond de leurs vaisseaux ; un seul descendit par une corde et quitta ses compagnons en leur disant : Je vais avec ces gens-ci, qui ont bien l'air de conquérir de grands royaumes. On lui en sut fort bon gré, dit le maréchal de Champagne, et ï armée le vit de bon œil.

La flotte s’arrêta devant Négrepont, puis devant Andros, où le jeune Alexis fut proclamé empereur. Les vents d’Afrique poussèrent les navires vénitiens à travers la mer Égée ; les croisés laissèrent à leur gauche l’île de Lesbos ou Mételin ; entrés dans l'Hellespont, ils dépassèrent Lemnos, Samothrace, Ténédos, la côte où se montraient les tombeaux d’Achille et de Patrocle et les ruines d’Alexandria Troas. Ils vinrent jeter l’ancre devant la ville d’Abydos.

L’Hellespont, en cet endroit, n’a pas un mille et demi de largeur. La ville d’Abydos, que Villehardouin appelle Avie, couvrait une langue de terre sur laquelle on ne trouve aujourd’hui que des amas de pierres et une forteresse turque. Les seigneurs et les barons, à qui on vint présenter les clefs de la ville, firent moult bien garder la cité, de telle sorte que les habitants ne perdirent pas un denier. L’armée de la croix resta huit jours au mouillage d’Abydos ; les chevaliers ne connaissaient rien des merveilles qui avaient autrefois illustré cette rive de l’Hellespont. Les clercs les plus instruits ne savaient pas que, dans la partie du détroit où la flotte s’était arrêtée, Xercès, roi de Perse, avait fait passer son armée sur un pont de bois, et que, plus tard, Alexandre avait traversé le même détroit pour marcher à la conquête de l’Asie ; ils ne savaient pas non plus que les plaines voisines de l’Ida avaient vu dans l’antiquité l'élite belliqueuse de la Grèce renverser les remparts d’une royale cité, et qu’un grand empire avait été détruit dans une guerre assez semblable à celle que les pèlerins allaient faire aux maîtres de Byzance. Les croisés champenois et les italiens, sans s’occuper des ruines dispersées dans ces poétiques contrées, ramassèrent la moisson qui couvrait les champs, pour approvisionner la flotte et l’armée. Poursuivant leur marche, ils virent Lampsaque et Gallipoli, traversèrent la mer de Marmara ou la Propontide, et s’arrêtèrent devant la pointe de Saint-Étienne ou San-Stephano, à trois lieues de Constantinople. Alors ceux qui n’avaient point vu cette magnifique cité purent la contempler à leur aise. Baignée au midi par les flots de la Propontide, à l’orient par le Bosphore, au septentrion par le golfe qui lui sert de port, la reine des villes apparaissait aux croisés dans tout son éclat. Une double enceinte de murailles l’entourait dans une circonférence de plus de sept lieues ; les rives du Bosphore, jusqu’à l’Euxin, ressemblaient à un grand faubourg ou à une suite continue de jardins. Dans le temps de sa splendeur, Constantinople tenait à son gré les portes du commerce ouvertes ou fermées ; son port, qui recevait les vaisseaux de tous les peuples du monde, mérita d’être appelé par les Grecs la corne d’or, ou la corne d’abondance. Comme l’ancienne Rome, elle s’étendait sur sept montagnes, et, comme la cité de Romulus, elle porta quelquefois le nom de ville aux sept collines. La ville était divisée en quatorze quartiers ; elle avait trente-deux portes ; elle renfermait dans son sein des cirques d’une immense étendue, cinq cents églises, parmi lesquelles se faisait remarquer Sainte-Sophie, une des merveilles du monde, et cinq palais qui semblaient eux-mêmes des villes au milieu de la grande cité. Plus heureuse que Rome, sa rivale, la ville de Constantin n’avait point vu les barbares dans ses murs ; elle conservait, avec son langage, le dépôt des chefs-d’œuvre de l’antiquité et des richesses accumulées de la Grèce et de l’Orient.

Le doge de Venise et les principaux chefs de l’armée descendirent à terre, et tinrent conseil dans le moustier ou le monastère de Saint-Étienne. On délibéra d’abord pour savoir sur quel point on débarquerait. Nous devons regretter que Villehardouin ne rende pas compte en détail de tout ce qui fut dit dans ce conseil : combien il serait intéressant de connaître aujourd’hui quels furent les pensées et les sentiments des chevaliers de la croix, à la vue de Constantinople, et dans le moment même où allaient se livrer les combats décisifs de cette croisade !

L’histoire ne nous a laissé que le discours de Dandolo. « Je connais mieux que vous, dit le doge de Venise à ses compagnons, l’état et les façons d’agir de ce pays, y étant venu autrefois. Vous avez entrepris la plus grande affaire et la plus périlleuse que jamais on ait entreprise ; c’est pourquoi il faut y aller sagement et avec conduite. Si nous nous abandonnons sur la terre ferme, le pays étant vaste et spacieux, nos gens, ayant besoin de vivres, se répandront çà et là pour s’en procurer ; et, comme les campagnes sont très-peuplées, nous ne devons pas manquer de perdre beaucoup d’hommes, ce qui serait un malheur pour nous, attendu le peu de monde que nous avons pour achever l’entreprise commencée. Il y a tout près, à l’orient, des îles que vous pouvez voir d’ici — les îles des Princes —, qui sont habitées et fertiles en blé et toutes sortes de biens : allons-y prendre terre ; ramassons les vivres dont nous avons besoin, et, quand la flotte et l’armée seront approvisionnées, alors nous irons camper devant la ville impériale, et nous ferons ce que Dieu nous conseillera de faire. »

Cet avis du doge fut approuvé unanimement par les barons ; tous retournèrent à leurs vaisseaux, où ils passèrent la nuit. Le lendemain, au lever du jour, les bannières et les gonfalons furent arborés à la poupe des navires et sur le haut des mâts ; les écris et les boucliers des chevaliers étaient rangés le long du pont des vaisseaux, et présentaient comme les créneaux d’une forteresse. Chaque croisé fit alors une visite de ses armes, pensant qu’il aurait bientôt besoin de s’en servir.

La flotte leva les ancres ; le vent, qui venait du sud, la poussa vers Constantinople ; quelques vaisseaux passèrent si près des murailles que plusieurs croisés furent atteints par des pierres et des traits lancés de la ville. Toute l’armée de la croix se trouvait sur le pont des navires. Les remparts étaient couverts de soldats, le rivage couvert de peuple. Le vent et la fortune avaient lait changer la résolution prise a San-Stéphano ; au lieu de se diriger vers les îles des Princes, la flotte s’avança à pleines voiles vers la côte d’Asie, et s’arrêta devant Chalcédoine, presque en face de Constantinople ; les croisés débarquèrent en cet endroit. Il y avait là un palais impérial, où les principaux chefs de la croisade prirent leur logement ; l’armée tendit ses pavillons et ses tentes le long du rivage. La campagne était riche et féconde : des meules de blé couvraient les champs, et chacun put faire ses provisions à son gré. Trois jours après leur arrivée, le lendemain de la Saint-Jean-Baptiste, la flotte remonta le canal et alla jeter l’ancre devant un autre palais de l’empereur, qu’on appelait Scutari. L’armée se rendit par terre dans le même lieu ; là, elle se trouvait en face de la ville impériale et du port de Constantinople. Les chefs s’étaient établis dans le palais et les jardins où l’empereur Alexis, selon l’expression de Nicétas, s’occupait naguère d’aplanir les montagnes et de combler les vallées, tandis qu’un terrible ouragan était près de fondre sur son empire. Alors les chevaliers de la croix se mirent à parcourir les riches campagnes qui s’étendent au-delà de Scutari. Une de leurs troupes, s’étant avancée à trois lieues du camp, aperçut de loin des tentes et des pavillons sur le penchant d’un coteau : c’était le grand duc ou chef des armées de mer de l’empire, qui campait avec cinq cents soldats grecs. Les guerriers latins se disposèrent à l’attaque, et, de leur côté, les Grecs se rangèrent en bataille. Le combat ne dura pas longtemps : les soldats du grand duc s’enfuirent au premier choc, abandonnant leurs tentes, leurs provisions et leurs bêtes de somme. Cette victoire facile des Latins acheva de répandre la terreur dans tout le pays : personne n’osait plus les attendre les armes à la main ; ce qui fait dire à Nicétas que les commandants grecs étaient timides comme des cerfs, et n’osaient combattre des hommes qu’ils appelaient des anges exterminateurs, des guerriers de bronze. Cependant l’usurpateur Alexis commença à sortir de son sommeil. Le dixième jour de leur arrivée, il envoya aux croisés un ambassadeur, pour les saluer et savoir quels étaient leurs desseins. Un Italien, Nicolas Rossi, choisi pour cette mission, se présenta devant les chefs de la croisade et leur parla ainsi : « L’empereur sait que vous êtes les plus grands et les plus puissants princes entre ceux qui ne portent point de couronne, et que vous commandez aux peuples les plus braves qui soient au monde ; mais il s’étonne que vous, étant chrétiens et lui aussi, vous soyez venus dans ses terres, sans le prévenir et lui demander son agrément. On lui a dit que le principal objet de votre voyage était la délivrance de la terre sainte. Si, pour accomplir ce pieux dessein, vous manquez de vivres, il vous en donnera volontiers ; il n’épargnera rien pour vous seconder dans l’exécution de votre entreprise ; mais il vous conjure de sortir de son territoire de bonne volonté : il pourrait bien vous contraindre par la force, car sa puissance est grande, et, quand vous seriez vingt fois plus de gens que vous n’êtes, vous ne pourriez vous sauver et vous mettre à l’abri de sa colère, s’il voulait vous attaquer et vous mal faire. » Conon de Béthune, sage chevalier, éloquent et bien disant, fut chargé de répondre à l’envoyé d’Alexis. « Beau sire, lui dit-il, votre maître s’étonne que nos seigneurs et barons soient entrés sur son territoire. Vous savez trop bien que la terre dans laquelle nous sommes n’est pas à lui, puisqu’il occupe à tort, et contre Dieu et raison, ce qui doit appartenir à son neveu, que vous voyez assis au milieu de nous. S’il veut lui demander pardon et lui restituer la couronne impériale, nous emploierons nos prières vers Isaac et son fils, afin qu’ils lui pardonnent et lui donnent de quoi vivre honorablement et selon sa condition. Au reste, à l’avenir, ne soyez si téméraire ni si hardi de venir ici pour de semblables messages. »

Nicolas Rossi retourna avec cette réponse auprès d’Alexis. Le lendemain les barons, après s’être concertés entre eux, résolurent de faire une tentative auprès du peuple de la capitale, et de montrer aux Grecs le jeune Alexis, fils d’Isaac. On fit équiper plusieurs galères, où montèrent les barons et les chevaliers ; dans une de ces galères on remarquait le jeune Alexis, que le doge de Venise et le marquis de Montferrat tenaient par la main. Ils s’approchèrent ainsi des remparts de la capitale. Un héraut d’armes disait à haute voix : « Voici votre seigneur légitime. Sachez que nous ne sommes pas venus ici pour vous faire le moindre mal, mais pour vous garder et vous défendre, si vous faites ce que vous devez. Vous savez que celui à qui vous obéissez s’est méchamment et à tort emparé du pouvoir suprême, et vous n’ignorez pas avec quelle déloyauté il s’est conduit envers son seigneur et sire. Vous voyez ici le fils et l’héritier d’Isaac : si vous venez à son parti, vous ferez votre devoir ; sinon, sachez bien que nous vous ferons le plus de mal que nous pourrons. » Il n’y eut pas un Grec de la ville ou de la campagne qui répondit à ces paroles des croisés : tous étaient retenus par la crainte de l’usurpateur. Alors les chevaliers et les barons s’en revinrent au camp, et ne s’occupèrent plus que de faire la guerre aux Grecs.

Le 6 juillet, après avoir ouï la messe, les chefs de la croisade s’assemblèrent, et tinrent conseil, à cheval, dans une vaste plaine, qui est aujourd’hui le grand cimetière de Scutari. On arrêta dans cette assemblée que toute l armée rentrerait dans la flotte et traverserait le détroit de Saint-George ou le Bosphore. Les croisés venus de b rance furent divisés en six bataillons. Baudouin de Flandre eut la conduite de l avant-garde, parce qu’il avait sous ses drapeaux grand nombre de braves et plus d’arbalétriers et d’archers que les autres chefs. Henri, frère de Baudouin, devait conduire le second bataillon avec Mathieu de Valincourt et autres bons chevaliers des provinces de Flandre et de Hainaut. Le troisième corps avait pour chef Hugues de Saint-Paul, auquel s’étaient réunis Pierre d’Amiens, Eustache de Canteleu, Anseau de Cayeux, et plusieurs bons chevaliers de la Picardie. Louis, comte de Blois, seigneur riche et puissant, avait le quatrième bataillon, composé d’une foule de chevaliers et de braves guerriers partis des pays qu’arrose la Loire. La cinquième bataille était commandée par Mathieu de Montmorency et par André de Champlitte, conduisant sous leurs bannières les pèlerins de la Bourgogne, de la Champagne, de l’Ile-de-France et de la Touraine. Dans cette cinquième bataille, on remarquait Villehardouin, maréchal de Champagne, Oger de Saint-Cheron, Manassès de Lille, Milès de Brabant, Machaire de Sainte-Menehould. Les croisés de la Lombardie, de la Toscane, des pays voisins des Alpes, formaient le sixième corps, sous les ordres de Boniface, marquis de Montferrat.

Quand on eut divisé ainsi l’armée, les prêtres et les évêques firent des remontrances à tous ceux du camp, les exhortant à se confesser et à faire leur devise ou leur testament^ ce qu’ils firent de grand zèle et dévotion. Le jour marqué pour traverser le détroit, toute l’armée fut sur pied de grand matin. Villehardouin, qui nous représente sans cesse les croisés marchant de prodige en prodige et de péril en péril, ne manque pas, en cette circonstance, d’exprimer sa surprise et de répéter ces paroles qui reviennent à chaque page de son récit : Véritablement, ce fut la plus périlleuse entreprise qui se fit jamais. Au premier signal, les barons et les chevaliers s’embarquèrent sur les navires appelés palendries ; ils étaient armés de pied en cap, les heaumes lacés, et leurs palefrois sellés et caparaçonnés ; les archers et les arbalétriers, tous les gens de pied, montèrent dans de gros et pesants vaisseaux. Les galères, à deux et à trois rangs de rames, s’avançaient à la tête de la flotte. A chaque galère on avait attaché, avec des câbles, un ou deux grands navires, pour les faire avancer contre les courants et les vents contraires.

L’empereur Alexis, qui avait vu les préparatifs des croisés, était venu camper avec une nombreuse armée sur la rive occidentale du Bosphore ; il occupait le penchant de la colline des Figuiers ou de Péra, depuis le lieu que les Turcs appellent la Pointe de Tophana, jusqu’au lieu appelé Betaschi, où s’élève aujourd’hui un palais des sultans. L’aspect de cette armée grecque ne ralentit point l’ardeur et le zèle impatient des croisés : on ne demandait point qui devoit aller le premier, qui après, mais cétoit à qui prendroit les devants. A mesure qu’on approchait de la rive, les chevaliers, tous le casque en tête et l’épée à la main, s’élançaient dans les flots, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture. Chacun aborda où il se trouvait ; les chevaux furent tirés à terre ; les archers se placèrent en avant des bataillons. On était parti au lever du jour ; le soleil n’avait pas atteint la moitié de son cours, que toute l’armée se trouvait rangée en bataille sur la côte. Il y eut sans doute beaucoup de confusion dans ce débarquement précipité, et l’ennemi aurait pu profiter du désordre ; mais Alexis n’eut pas le courage de présenter le combat aux Latins : frappé de terreur, il se hâta d’abandonner son camp, et se retira dans la ville.

Les croisés, maîtres de toute la côte, s’emparèrent du camp des Grecs, et se présentèrent devant la tour de Galata. L’armée passa la nuit dans le quartier de Stanor, une moult bonne ville et riche, habitée alors par les juifs. Le lendemain, au lever du jour, les croisés se préparaient à livrer un assaut à la forteresse : une foule de Grecs accoururent de la ville dans des barques, et se réunirent, pour attaquer l’armée des pèlerins, à ceux qui gardaient la tour. Jacques d’Avesnes, au milieu de ses Flamands, reçut un coup de lance dans le visage, et se trouva en péril de mort. La vue de leur chef blessé anima le courage des croisés, qui repoussèrent l’ennemi. Beaucoup de Grecs se précipitèrent dans la mer et se noyèrent, les autres s’enfuirent dans la forteresse de Galata ; mais ils n’eurent pas le temps de fermer les portes de la tour, et les Latins y pénétrèrent avec ceux qui fuyaient. Alors on s’occupa de rompre la chaîne de fer qui fermait le port. Les historiens de Venise rapportent qu’un gros vaisseau qui portait le nom ^Aquila, poussé par un vent favorable, vint frapper violemment la chaîne tendue sur les flots, et la brisa avec d’énormes ciseaux d’acier attachés à sa proue. Bientôt les galères des Grecs furent prises, et toute la flotte des pèlerins s’avança en triomphe au milieu du golfe.

Maîtres ainsi du port et de tout le quartier de Galata, les croisés délibèrent pour savoir s’ils attaqueront la cité impériale par terre ou par mer. Les Vénitiens étaient d’avis qu’on dressât les échelles sur les vaisseaux et qu’on attaquât du côté du port ; les croisés français disaient qu’ils ne savaient point combattre sur mer et qu’ils ne pouvaient vaincre sans leurs chevaux. On décida que l’attaque des Vénitiens se ferait par mer et que les chevaliers et les barons livreraient leurs assauts du côté de la terre. La flotte alla se placer devant les remparts de la capitale, tandis que les six bataillons français, traversant le Cydaris entre la pointe du golfe et la vallée appelée aujourd’hui la Vallée des eaux douces, allèrent s’établir sur une colline où se trouve maintenant le faubourg d’Ayoub. L’armée était campée entre le palais des Blaquernes et une abbaye close de murs qu’on nommait alors la tour de Bohémond. « Ce fut une chose bien étonnante et bien hardie, dit Villehardouin, de voir qu’une si petite troupe de gens, qui suffisoit à peine à l’attaque d’une des portes, entreprît d’assiéger Constantinople, qui avoit trois lieues de front du côté de la terre. » D’après un examen attentif des lieux, nous croyons que cette porte, devant laquelle campèrent les croisés, était la porte d’Égri capou ou porte oblique. Les barons et les chevaliers, sans s’étonner du nombre de leurs ennemis et des difficultés de l’entreprise, dressèrent leurs machines et se préparèrent à l’assaut ; le jour et la nuit ils étaient sur pied, gardant leurs mangonneaux, et repoussant les sorties de l’ennemi ; cinq ou six fois dans une journée, tous les pèlerins se mettaient sous les armes. Personne ne pouvait s’éloigner du camp, à plus de trois arbalétrées, pour reconnaître le pays et chercher des vivres, dont on avait grand besoin. Les Grecs, chaque jour, se présentaient devant les retranchements et les palissades des Latins : presque toujours repoussés avec perte, ils revenaient en plus grand nombre. Dix jours s’écoulèrent ainsi dans des combats et des escarmouches continuels ; le dixième jour du siège, qui était le 17 juillet, on résolut de livrer un assaut général par terre et par mer ; on donna en même temps le signal à la flotte et à l’armée.

Trois corps ou bataillons de l’armée des barons restèrent à la garde du camp, les autres s’avancèrent contre les murs de la ville. Ceux qui gardaient le camp étaient les Bourguignons et les Champenois, les pèlerins de la Lombardie, du Piémont et de la Savoie, commandés par le marquis de Montferrat. Baudouin de Flandre, le comte de Blois, Hugues de Saint-Paul, avec les Flamands, les Picards et les croisés de la Loire, allèrent à l’assaut. Les assaillants dressèrent leurs échelles à un avant-mur défendu par des Anglais et des Danois (Villehardouin désigne ainsi la troupe intrépide des Var anges, à qui les empereurs grecs confiaient la garde de leur personne et de leur palais). Les guerriers français se disputent l’honneur de monter sur la muraille ; quinze des plus vaillants arrivèrent au sommet des échelles et combattirent à la hache et à l’épée. La fortune toutefois ne couronna point leur audace : les assaillants furent obligés d’abandonner l’attaque, et laissèrent deux des leurs entre les mains des Grecs. Les deux prisonniers furent conduits au palais des Blaquernes, et présentés à l’empereur Alexis, qui en montra une grande joie. Pendant ce temps les Vénitiens poursuivaient leur attaque par mer. Dandolo avait fait ranger sa flotte sur deux lignes : les galères étaient au premier rang, montées par des archers, et chargées de machines de guerre ; derrière les galères s’avançaient de gros vaisseaux, sur lesquels on avait construit des tours qui dominaient les plus hautes murailles de Constantinople. Dès le point du jour, le combat s’était trouvé engagé entre la ville et la flotte. Le bruit des vagues battues par les rames, les cris des matelots et des combattants, le feu grégeois sillonnant la mer, s’attachant aux navires et bouillonnant sur les flots, des éclats de rocher lancés d’un côté sur les maisons et les palais, de l’autre sur les vaisseaux, présentaient un spectacle mille fois plus effrayant que celui de la tempête. Au milieu de cette terrible bataille, Henri Dandolo, qui vieil home estait et goutte ne veoit, ordonnait aux siens de le descendre à terre, et les menaçait de faire justice de leur corps s’ils ne lui obéissaient. Les ordres de l’intrépide doge sont bientôt exécutés : les hommes de son équipage le prennent entre leurs bras et le déposent sur la rive, portant devant lui le gonfalon de Saint-Marc. A cet aspect, toutes les galères s’approchent de la terre ; les plus braves soldats volent sur les pas de Dandolo ; les vaisseaux, qui jusque-là étaient restés immobiles, s’avancent et viennent se placer entre les galères ; toute la flotte se déploie sur une seule ligne devant les murs de Constantinople, et présente aux Grecs effrayés un formidable rempart élevé sur les eaux. Les tours flottantes des vaisseaux abattent leurs ponts-levis contre les tours de la ville, et, tandis qu’au pied des murs dix mille bras plantent des échelles et font mouvoir les béliers, on se bat sur le haut des murailles avec la lance et l’épée. Tout à coup l’étendard de Saint-Marc paraît sur une tour de la ville, placé comme par une main invisible : à cette vue, les Vénitiens jettent un cri de joie, persuadés que le patron de Venise combat à leur tête. Bientôt vingt-cinq tours sont en leur pouvoir. Ils poursuivent les Grecs dans la ville ; mais, craignant de tomber dans quelque embuscade, ou d’être accablés par le peuple, dont la foule remplissait les rues et couvrait les places publiques, ils mettent le feu aux maisons qu’ils trouvent sur leur passage. L’incendie s’étend avec rapidité et chasse devant lui une multitude éperdue et tremblante.

Tandis que les flammes portaient au loin leurs ravages et que le plus grand désordre régnait dans Constantinople, Alexis, pressé par les cris du peuple, envoyait des troupes contre les Vénitiens, et lui-même sortait avec une armée par les portes de Sélivrée et d'Andrinople, pour attaquer ceux qui assiégeaient la ville par terre. L’armée impériale était en si grand nombre, qu’on eût pu croire, selon l’expression de Villehardouin, que toute la ville était sortie. A l’approche des Grecs, les croisés se mettent sous les armes ; leurs six bataillons se rangent à cheval autour de leurs palissades ; les arbalétriers et les archers étaient placés en avant ; chaque chef de bannière avait à ses côtés des écuyers et des sergents d’armes. Les Grecs s’approchèrent en bon ordre jusqu’à portée de l’arc. Il semblait être chose bien périlleuse, dit le maréchal de Champagne, que six batailles, et encore faibles, voulussent en attendre soixante. La nouvelle d’un si grand danger étant venue au doge de Venise, il donna l’ordre aux siens de cesser le combat et d’abandonner les tours qu’on avait prises ; puis il se mit à leur tête, et les conduisit au camp des croisés français, disant qu’il voulait vivre et mourir avec les pèlerins. L’arrivée de Dandolo avec l’élite de ses Vénitiens redoubla le courage des barons et des chevaliers. Cependant les deux armées restèrent longtemps en présence, les Grecs n’osant en venir à la charge, les Latins demeurant immobiles devant leurs barrières et leurs palissades. Après une heure d’hésitation et d’incertitude, Alexis fit sonner la retraite ; alors les Latins sortirent de leurs retranchements, et suivirent l’armée grecque jusqu’à un palais appelé Philotas. Pour dire vrai, s’écrie Villehardouin encore tout effrayé, jamais Dieu ne sauva personne d’un plus grand péril, comme il fit les nostres en ce jour.

Mais bientôt il arriva un plus grand miracle : quand on vil l’empereur rentré dans la ville sans avoir livré combat, on fut plus effrayé que s’il avait été vaincu. Le peuple accusait l’armée, et l’armée accusait Alexis. L’empereur, se défiant des Grecs, redoutant les Latins, ne songea plus qu’à sauver sa vie ; il abandonna ses proches, ses amis, sa capitale, et s’embarqua secrètement au milieu des ténèbres de la nuit, pour aller chercher une retraite dans quelque coin de son empire.

Quand le jour vint apprendre aux Grecs qu’ils n’avaient plus d’empereur, le désordre et l’agitation furent extrêmes dans Constantinople : on s’assemblait dans les rues, on racontait les fautes des chefs, la honte des favoris, les malheurs du peuple. Depuis qu’Alexis avait abandonné sa puissance, on se rappelait le crime de son usurpation, et mille voix s’élevaient pour invoquer contre lui la colère du ciel. Au milieu de la confusion et du tumulte, les plus sages ne savaient quel parti prendre, lorsque les courtisans volent à la prison où gémissait Isaac ; ils brisent ses fers, et l’entraînent en triomphe dans le palais des Blaquernes. Quoique aveugle, il est placé sur le trône, et, lorsqu’il croit encore être entouré de ses bourreaux, il s’étonne d’entendre autour de lui des flatteurs ; en le voyant revêtu de la pourpre impériale, on s’attendrit pour la première fois sur des malheurs qu’il ne souffre plus. De toutes parts on s’excuse d’avoir été partisan d’Alexis, et d’avoir fait des vœux pour sa cause. On va chercher la femme d’Isaac, qu’on avait oubliée, et qui vivait dans une retraite dont personne ne savait le chemin sous le règne précédent.

Euphrosine, femme de l'empereur fugitif, était accusée d’avoir voulu profiter des troubles de Constantinople pour revêtir de la pourpre un de ses favoris. On la précipita dans un cachot en lui reprochant tous les maux de la patrie et surtout les longues infortunes d’Isaac. Ceux que cette princesse avait comblés de ses bienfaits se distinguaient parmi ses accusateurs, et s’efforçaient de se faire un mérite de leur ingratitude.

Dans les troubles politiques, tout changement est aux yeux du peuple un moyen de salut. On se félicitait dans Constantinople de la nouvelle révolution ; l’espérance renaissait dans tous les cœurs, et la multitude saluait Isaac par ses cris de joie. Bientôt la renommée va publier dans le camp des croisés ce qui s’est passé dans la capitale de l’empire. A cette nouvelle, le conseil des seigneurs et des barons s’assemble dans la tente du marquis de Montferrat ; ils remercient la Providence, qui vient de délivrer Constantinople, qui vient de les délivrer eux-mêmes des plus grands dangers. Mais, en se rappelant qu’ils avaient vu la veille l’empereur Alexis entouré d’une armée innombrable, ils ne peuvent croire au miracle de sa fuite.

Cependant le camp des croisés se remplissait d’une multitude de Grecs sortis de la ville qui racontaient les merveilles dont ils venaient d’être les témoins. Plusieurs des courtisans qui n’avaient pu être remarqués par Isaac, accouraient auprès du jeune Alexis, dans l’espoir d’attirer ses premiers regards : ils bénissaient le ciel d’avoir exaucé leurs vœux pour son retour, et le conjuraient, au nom de la patrie et de l’empire, de venir partager les honneurs et la puissance de son père. Tant de témoignages ne purent persuader les Latins, accoutumés à se défier des Grecs. Les seigneurs et les barons rangent leur armée en bataille, et, toujours prêts à combattre, ils envoient à Constantinople Mathieu de Montmorency, Geoffroi de Villehardouin et deux nobles Vénitiens, pour voir à l’œil comment les choses se passoient.

Les députés des croisés devaient complimenter Isaac, s’il était remonté sur le trône, et exiger de lui la ratification du traité fait avec son fils. En arrivant à Constantinople, ils sont conduits au palais des Blaquernes entre deux rangs de soldats qui, la veille, formaient la garde de l’usurpateur Alexis, et qui venaient de jurer de défendre Isaac. L’empereur, entouré de toute la magnificence des cours d’Orient, reçoit les députés sur un trône éclatant d’or et de pierreries. « Voilà, dit Villehardouin en s’adressant à Isaac, comment les croisés ont rempli leurs promesses ; c’est à vous, maintenant, à remplir celles qui ont été faites en votre nom. Votre fils, qui est resté parmi les seigneurs et les barons, vous supplie de ratifier le traité qu’il a conclu, et nous charge de vous dire qu’il ne reviendra point dans votre palais avant que vous ayez juré de faire tout ce qu’il nous a promis. » Alexis avait promis de payer aux croisés deux cent mille marcs d’argent, de fournir des vivres à leur armée pendant un an, de prendre une part active aux travaux et aux périls de la guerre sainte, et de remettre l’Église grecque sous l’obéissance du Saint-Siège. Lorsque Isaac entendit les conditions du traité, il ne put s’empêcher de témoigner sa surprise, et d’exprimer aux croisés combien il était difficile d’accomplir d’aussi hautes promesses ; mais il ne pouvait rien refuser à ses libérateurs, il remercia les députés de ne pas exiger davantage. Vous nous avez si bien servis, ajouta-t-il, que, lors même qu’on vous donnerait tout l’empire, vous l’auriez bien mérité. Les députés louèrent la franchise et la bonne foi d’Isaac, et rapportèrent au camp les patentes impériales, revêtues du sceau d’or, qui confirmaient le traité fait avec Alexis.

Bientôt les seigneurs et les barons montent à cheval et conduisent le fils d’Isaac à Constantinople. Le jeune Alexis marchait entre le comte de Flandre et le doge de Venise suivi de tous les chevaliers couverts de leurs armes. Le peuple, qui auparavant gardait à sa vue un morne silence, accourait en foule sur son passage, et le saluait par de vives acclamations ; le clergé latin accompagnait le fils d’Isaac, et la religion grecque avait envoyé au-devant de lui son magnifique cortège. L’entrée du jeune prince dans la capitale était comme un jour de fête pour les Grecs et pour les Latins. Dans toutes les églises on remerciait le ciel ; partout retentissaient les hymnes de l’allégresse publique ; mais ce fut surtout dans le palais des Blaquernes, naguère le séjour du deuil et de la crainte, qu’éclatèrent les plus grands transports de la joie. Un père aveugle et plongé depuis huit ans dans un cachot, pressant entre ses bras un fils auquel il devait la liberté et la couronne, présentait un spectacle nouveau qui dut pénétrer tous les cœurs des plus vives émotions. La foule des spectateurs se rappelaient les longues infortunes de ces deux princes, et tant de malheurs passés semblaient à tout le monde un gage des biens que le ciel réservait à l’empire.

L’empereur, réuni avec son fils, remercia de nouveau les croisés des services qu’ils lui avaient rendus, et conjura les chefs de s’établir avec leur armée au-delà du golfe de Chrysocéras : il craignait que leur séjour dans la ville ne fit naître quelque querelle entre les Grecs et les Latins, trop longtemps divisés. Les seigneurs et les barons se rendirent à la prière d’Isaac et d’Alexis, et l’armée des croisés établit ses quartiers au faubourg de Galata, où, dans l’abondance et dans le repos, elle oublia les travaux, les périls et les fatigues de la guerre. Les Pisans, qui avaient défendu Constantinople contre les croisés, firent la paix avec les Vénitiens ; toutes les discordes furent apaisées ; aucun esprit de jalousie et de rivalité ne divisait les Francs. Les Grecs venaient sans cesse au camp des Latins, où ils apportaient des vivres et des marchandises de toute espèce. Les guerriers de l’Occident visitaient souvent la capitale, et ne pouvaient se lasser de contempler les palais des empereurs, les nombreux édifices, chefs-d’œuvre des arts, les monuments consacrés à la religion, et surtout les reliques des saints, qui, au rapport du maréchal de Champagne, se trouvaient en plus grand nombre à Constantinople qu’en aucun lieu du monde.

Quelques jours après son entrée dans Constantinople, Alexis fut couronné dans l’église de Sainte-Sophie, et partagea la puissance souveraine avec son père. Les barons assistèrent à son couronnement, et firent des vœux sincères pour son règne. Alexis s’empressa d’acquitter une partie des sommes promises aux croisés. La plus heureuse harmonie régnait entre le peuple de Byzance et les guerriers de l’Occident. Les Grecs paraissaient avoir oublié leurs défaites, les Latins leurs victoires. Les sujets d’Alexis et d’Isaac voyaient les croisés sans défiance, et la simplicité des Francs n’était plus le sujet de leurs railleries. Les croisés, à leur tour, croyaient à la bonne foi des Grecs. La paix régnait dans la capitale, et semblait être leur ouvrage. Ils respectaient les empereurs qu’ils avaient placés sur le trône, et les deux princes conservaient une affectueuse reconnaissance pour leurs libérateurs.

Les croisés, devenus les alliés des Grecs et les protecteurs d’un grand empire, n’avaient plus d’autres ennemis à combattre que les Turcs. Ils ne songeaient plus qu’à remplir le serment qu’ils avaient fait en prenant la croix ; toujours fidèles aux lois de la chevalerie, les seigneurs et les barons voulurent déclarer la guerre avant de la commencer. Des hérauts d’armes furent envoyés au sultan du Caire et de Damas, pour lui annoncer, au nom de Jésus-Christ, au nom de l’empereur de Constantinople, des princes et des seigneurs de l’Occident, qu’il éprouverait bientôt la valeur des peuples chrétiens, s’il s’obstinait à retenir sous ses lois la terre sainte et les lieux consacrés par la présence du Sauveur.

Les chefs de la croisade annoncèrent en même temps le succès merveilleux de leur entreprise à tous les princes et à tous les peuples de la chrétienté ; en s’adressant à l’empereur d’Allemagne, ils le conjuraient de prendre part à la croisade, et de venir se mettre à la tête des chevaliers chrétiens. Le récit de leurs exploits excita l’enthousiasme des fidèles. La nouvelle qui en fut portée en Syrie répandit l’effroi parmi les Turcs, et ranima l’espérance du roi de Jérusalem et des défenseurs de la terre sainte. Tant de succès glorieux devaient satisfaire l’orgueil et la valeur des croisés. Mais, tandis que le monde était rempli de leur gloire et tremblait au bruit de leurs armes, les chevaliers et les barons croyaient n’avoir rien fait pour leur renommée et pour la cause de Dieu, s’ils n'obtenaient l’approbation du Saint-Siège. Le marquis de Montferrat, le comte de Flandre, le comte de Saint-Paul et les principaux chefs de l’armée, en écrivant au pontife, lui représentèrent que les succès de leur entreprise n’étaient point l’ouvrage des hommes, mais l’ouvrage de Dieu. Ces guerriers pleins de fierté qui venaient de conquérir un empire ; qui, selon Nicétas, se vantaient de ne craindre que la chute du ciel, abaissant ainsi leurs fronts victorieux devant le tribunal du pape, protestaient, aux pieds d’Innocent, qu’aucune vue mondaine n’avait dirigé leurs armes, et qu’on ne devait voir en eux que des instruments dont la Providence s’était servie pour accomplir ses desseins.

Le jeune Alexis, de concert avec les chefs des croisés, écrivit en même temps au pape pour justifier sa conduite et celle de ses libérateurs. « Nous avouons, disait-il, que la principale cause qui a porté les pèlerins à nous secourir, c’est que nous avons promis, avec serment, de reconnaître le pontife romain pour chef ecclésiastique et pour le successeur de saint Pierre. » Innocent III, en répondant au nouvel empereur de Constantinople, loua ses intentions et son zèle, et le pressa d’accomplir ses promesses ; mais les excuses des croisés n’avaient pu apaiser le ressentiment que le pape conservait de leur désobéissance aux conseils et aux volontés du Saint-Siège. Dans sa réponse, il ne les salua point avec la bénédiction ordinaire, craignant qu’ils ne fussent retombés dans l’excommunication, en attaquant l’empereur grec contre sa défense. Si l’empereur de Constantinople, leur disait-il, ne se hâte point de faire ce qu’il a promis, il paraîtra que ni son intention ni la vôtre n’ont été sincères, et que vous avez ajouté ce second péché à celui que vous avez déjà commis. Le pape donnait aux croisés de nouveaux conseils ; mais ni ses conseils ni ses menaces ne devaient avoir un meilleur effet qu’au siège de Zara : la Providence préparait en secret des événements qu’elle sut dérober à la prévoyance des croisés, comme à celle du Saint-Siège, et qui allaient encore une fois changer l'objet et le but de la guerre sacrée.