Démembrement de
l’empire fondé par Saladin ; Malek-Adhel profite des rivalités de ses neveux
pour s’emparer du trône ; coup d’œil sur la situation politique en Orient et
en Occident ; le pape Célestin III fait prêcher la croisade ; l’empereur
d’Allemagne Henri VI ; diète de Worms ; départ des croisés allemands ; leur
conduite hautaine et impolitique en Palestine ; conséquences qu’elle entraîne
; les musulmans assiègent Joppé ; mort du roi de Jérusalem ; Malek-Adhel
battu et mis en fuite ; les chrétiens reprennent Beyrouth : de nouveau
maîtres de la Syrie, ils forment la résolution de rentrer dans la ville
sainte ; ils investissent le château de Thoron ; leur fuite honteuse ; leurs
funestes divisions ; la reine Isabelle donne sa main à Amaury, roi de Chypre
; arrivée du comte de Montfort ; les croisés allemands retournent en Europe ;
trêve avec Malek Adhel. — Résumé de la quatrième croisade.
Pendant
que je repasse dans cette histoire les grands événements des âges reculés, la
discorde et la guerre agitent mes contemporains, et souvent une révolution
éclate dans l’intervalle d’un volume à un autre. A peine avais-je achevé, au
sein d’une tranquillité passagère, le récit des premières croisades, que de
nouveaux orages viennent gronder autour de nous : tous les rois de l’Europe
se lèvent en armes, non plus pour délivrer le sépulcre de Jésus-Christ, mais
pour défendre leurs vieilles monarchies qui tombent. C’est au bruit d’une
révolution nouvelle, d’une guerre formidable, c’est dans les loisirs inquiets
d’un second exil que je poursuis ma tâche commencée. Depuis
trente ans, l’Europe est livrée à une perturbation profonde : une révolution
partie de la France a ébranlé les trônes, remué violemment la société, et
multiplié les ruines dans le monde moral comme dans le monde politique. Les
constitutions, les croyances, les mœurs des aïeux, ont été attaquées avec
fureur ; on a démoli le lent ouvrage des temps, et méprisé le souvenir des
générations passées. Des opinions nouvelles se sont armées contre la vieille
France, la France héroïque et religieuse où nous ramène le souvenir des
expéditions de la croix. Cette révolution, devenue un si grand spectacle pour
l’univers, a eu pour auxiliaires la guerre et la victoire, comme cette autre
révolution qui précipita jadis l’Occident sur l’Orient : les champions de
Jésus-Christ marchaient à la conquête du monde oriental au profit de
l’Évangile ; les champions des idées nouvelles marchent vers un monde à venir
que nul ne connaît. Tout en déplorant les malheurs de l’âge présent, j'y
chercherai des leçons pour mieux comprendre les temps dont j’ai entrepris
l’histoire. Les
révolutions, quoiqu’elles ne soient pas toujours poussées par le même mobile,
se ressemblent toutes dans ce qu’elles ont de violent et de passionné. Les
désastres dont j’ai été témoin, les orages que j’entends gronder encore, me
montrent le cœur humain toujours le même, et m’aideront sans doute à peindre
avec plus de vérité les troubles et les passions d’un autre siècle. Après
la mort de Saladin, on vit ce qui arrivait presque toujours dans les
dynasties d’Orient : un règne rempli d’agitation et de trouble succédait au
règne de la force et de la puissance absolue. Dans ces dynasties, qui n’ont
d’autre appui que la victoire et la volonté toute-puissante d’un seul homme,
on obéit en tremblant tant que le souverain commande entouré de ses soldats ;
mais, dès qu’il a fermé les yeux, on se précipite vers la licence avec la
même ardeur qu’on s’était précipité vers la servitude ; les passions,
longtemps contenues par la présence du despote, ne font qu’éclater avec plus
de violence lorsqu’il ne reste plus de lui qu’un vain souvenir. Saladin,
avant de mourir, ne régla point l’ordre de sa succession, et par cette
imprévoyance il prépara la ruine de son empire. Un de ses fils, Aziz, qui
commandait en Egypte, se fit proclamer souverain du Caire ; un autre s’empara
de la principauté d’Alep ; un troisième, de la souveraineté de Damas ;
Malek-Adhel, frère de Saladin, se fit reconnaître comme souverain d’une
partie de la Mésopotamie et de quelques villes voisines de l’Euphrate. Les
principaux émirs, tous les princes de la famille des Ayoubites, se rendirent
maîtres des villes et des provinces dont ils avaient le commandement. Afdal,
fils aîné de Saladin, avait été proclamé sultan de Damas ; maître de la Syrie
et de la capitale d’un vaste empire, souverain de Jérusalem et de la
Palestine, il semblait avoir conservé quelque chose de la puissance
paternelle ; mais tout était tombé dans le désordre et la confusion. Les
émirs, vieux compagnons des victoires de Saladin, supportaient avec peine
l’autorité d’un jeune sultan. Plusieurs avaient refusé de lui prêter le
serment d’obéissance rédigé par les cadis de Damas ; d’autres consentirent à
le prêter, mais à condition qu’on leur conserverait leurs fiefs, ou qu’on
leur en donnerait de nouveaux. Loin de travailler à réduire cette milice
turbulente, Afdal oubliait les devoirs du trône dans les excès de la débauche
; et, tout entier livré à ses plaisirs, il abandonnait le soin de son empire
à un vizir qui le rendait odieux aux musulmans. L’armée demandait le renvoi
du vizir, qu’elle accusait d’avoir usurpé l’autorité du prince ; le vizir
proposa à son maître le renvoi des émirs séditieux. Le faible sultan, qui ne
voyait que par les yeux de son ministre, importuné de la présence et des
plaintes d’une armée mécontente, renvoya de son service un grand nombre de
soldats et d’émirs ; ils allèrent chez tous les princes voisins se plaindre
de l’ingratitude d’Afdal, et l’accusèrent d’oublier, au sein de l’oisiveté et
de la mollesse, les saintes lois du prophète et la gloire de Saladin. Le plus
grand nombre d’entre eux, qui s’étaient retirés en Égypte, exhortèrent Aziz à
prendre les armes contre son frère. Le souverain du Caire écouta leurs
discours, et, sous prétexte de venger la gloire de son père, conçut le projet
de s’emparer de Damas. Il rassembla toutes ses forces, et se rendit en Syrie
à la tête d’une armée. A l’approche du péril, Afdal invoqua le secours des
princes qui régnaient sur les pays de Hamah et d’Alep. Bientôt il éclata une
guerre formidable, dans laquelle fut entraînée toute la famille des
Ayoubites. Aziz avait mis le siège devant Damas. L’espoir d’une conquête
facile animait ses émirs, et leur faisait croire qu’ils combattaient pour la
justice ; mais comme ils eurent d’abord peu de succès, et que la victoire
s’éloignait chaque jour de leurs drapeaux, cette guerre commença à leur
paraître injuste. Ils firent entendre des murmures ; ils se révoltèrent enfin
contre Aziz, et se réunirent aux troupes de Syrie. Le souverain du Caire,
ainsi abandonné, fut obligé de lever honteusement le siège et de retourner en
Égypte. Le sultan de Damas et son oncle Malek-Adhel le poursuivirent à
travers le désert, avec le dessein de l’attaquer jusque dans sa capitale.
Afdal, à la tête d’une armée victorieuse, avait déjà porté la terreur sur les
rivages du Nil ; Aziz allait être détrôné, et l’Égypte conquise par les
Syriens, si le frère de Saladin, conduit par une politique dont on put
connaître plus tard le motif, n’eût opposé aux armes du vainqueur l’autorité
de ses conseils et rétabli la paix dans la famille des Ayoubites. Les
princes et les émirs respectaient l’expérience de Malek-Adhel, et le
prenaient pour arbitre de leurs différends. Les guerriers de la Syrie et de
l’Égypte, accoutumés à le voir dans les camps, le regardaient comme leur chef
et le suivaient avec joie au combat ; les peuples, qu’il avait si souvent
étonnés par ses exploits, invoquaient son nom dans les revers et dans les
périls. Les musulmans voyaient avec surprise qu’il eût été comme exilé dans
la Mésopotamie, et qu’un empire fondé par sa valeur fût abandonné à de jeunes
princes qui n'avaient aucun nom parmi les guerriers : lui-même s’indignait en
secret de n’avoir pas reçu la récompense de ses travaux, et savait tout ce
que les vieux soldats qu’il avait menés à la victoire pouvaient faire un jour
pour son ambition. Il importait à ses desseins que l’empire ne fût point
réuni dans les mêmes mains, et que les provinces restassent encore quelque
temps partagées entre deux puissances rivales. La paix qu’il avait fait
conclure ne pouvait être de longue durée, et la discorde, toujours prête à
éclater parmi ses neveux, devait bientôt lui offrir une occasion de
recueillir à lui seul le vaste héritage de Saladin. Afdal,
averti par les dangers qu’il avait courus, résolut de changer de conduite.
Jusqu’alors il avait scandalisé les fidèles musulmans en se livrant aux excès
du vin. A son retour d’Égypte, il se montra plus docile aux leçons des hommes
pieux et dévots, mais il ne fit que tomber d’un excès dans un autre : on le
voyait sans cesse en prière, sans cesse occupé des pratiques les plus
minutieuses de la religion musulmane ; il se mit à copier de sa propre main
tout le Coran ; dans son extrême dévotion, comme dans sa vie dissipée, Afdal
resta toujours étranger aux soins de l’empire, et s’abandonna sans réserve
aux conseils de ce même vizir qui l’avait déjà exposé à perdre ses États. «
Alors, dit Aboulféda, des plaintes s’élevèrent de toutes parts contre lui, et
ceux qui jusque-là avaient fait entendre ses louanges, gardèrent le silence.
» Aziz
crut que l’occasion était favorable pour reprendre les armes contre son
frère. Malek-Adhel, persuadé que la guerre pouvait servir son ambition, ne
parla plus de paix, et se mit à la tête de l’armée d’Égypte. Ayant intimidé
par ses menaces ou gagné par ses largesses les principaux émirs d’Afdal, il
prit d’abord possession de Damas au nom d’Aziz, et gouverna bientôt en
souverain les plus riches provinces de la Syrie. Chaque
jour de nouvelles discordes s’élevaient parmi les princes et les émirs : tous
ceux qui avaient combattu avec Saladin crurent que le moment était arrivé de
faire valoir leurs prétentions ; les princes qui restaient encore de la
famille de Noureddin songèrent à reprendre les provinces dont les fils
d’Ayoub avaient dépouillé les malheureux Atabeks. Tout l’Orient était troublé
: de sanglantes divisions désolaient la Perse, que se disputaient les faibles
rejetons des Seldjoucides. L’empire du Karisme, qui s’étendait chaque jour
par des conquêtes, menaçait à la fois la capitale du Korasan et la ville de
Bagdad, où tremblait le pontife de la religion musulmane. Depuis longtemps
les califes ne pouvaient prendre une part active aux événements qui
changeaient la face de la Syrie, et n’avaient plus d’autorité que pour
consacrer les victoires du parti triomphant. Afdal, chassé de Damas, invoqua
en vain la protection du calife de Bagdad, qui l’exhorta à prendre patience,
en lui disant que ses ennemis rendraient compte à Dieu de ce qu’ils avaient
fait. Au
milieu des rivalités qui divisaient les princes musulmans, Malek-Adhel ne
trouvait point d’obstacles à ses projets ; les troubles, les discordes, que
son usurpation avait fait naître, les guerres entreprises contre lui, tout
contribuait à consolider, à étendre sa puissance. Il devait bientôt réunir
sous ses lois la plupart des provinces conquises par Saladin. Ainsi se
vérifia, pour la seconde fois, dans l’espace de peu d’années, cette
observation d’un historien arabe, Ibn-Alatir, qui s’exprimait ainsi en
parlant de la succession de Chirkou : La plupart de ceux qui ont fondé des
empires ne les ont pas laissés à leur postérité. Cette instabilité de la
puissance n’est point une chose étrange dans des pays où le succès rend tout
légitime, où les caprices de la fortune sont souvent des lois, où les plus
redoutables ennemis d’un empire fondé par les armes sont ceux-là mêmes qui
lui ont prêté l’appui de leur bravoure. L’historien que nous venons de citer
déplore ces révolutions du despotisme militaire, sans en approfondir les
causes naturelles, et ne peut expliquer tant de changements qu’en remontant à
la justice de Dieu, toujours prête à punir, au moins dans leurs enfants, ceux
qui ont employé la violence et répandu le sang des hommes pour arriver à
l’empire. Telles
furent les révolutions qui, pendant plusieurs années, troublèrent les États
musulmans de la Syrie et de l’Egypte. La quatrième croisade que nous allons
faire connaître, et dans laquelle les chrétiens auraient pu mettre à profit
les troubles de l’Orient, ne servit qu’à réunir les débris dispersés de
l’empire de Saladin. Malek-Adhel dut les progrès de sa puissance
non-seulement aux divisions des infidèles, mais encore à l’esprit de discorde
qui régnait parmi les chrétiens. Après
le départ du roi d’Angleterre, ainsi que cela s’était toujours vu après
chaque croisade, les colonies chrétiennes, environnées de périls, marchaient
plus rapidement à leur décadence. Henri de Champagne, chargé du gouvernement
de la Palestine, dédaignait de prendre le titre de roi : impatient de
retourner en Europe, il regardait son royaume comme un lieu d’exil. Les trois
ordres militaires, retenus en Asie par leurs serments, formaient la
principale force d’un Etat qui naguère avait tous les guerriers de l’Europe
pour défenseurs. Guy de Lusignan, retiré dans l’île de Chypre, ne s’occupait
plus de Jérusalem et mettait tous ses soins à se maintenir dans son nouveau
royaume, troublé par la révolte continuelle des Grecs et menacé par les
empereurs de Constantinople. Bohémond
III, petit-fils de Raymond de Poitiers, et descendant parles femmes du
célèbre Bohémond, un des héros de la première croisade, gouvernait la
principauté d’Antioche et le comté de Tripoli. Au milieu des malheurs qui
affligeaient les colonies chrétiennes, ce prince ne s’occupait que d’agrandir
ses États, et tous les moyens lui semblaient bons pour parvenir à ses
desseins. Bohémond prétendait avoir des droits sur la principauté d’Arménie :
pour s’en emparer, il employa tour à tour la force et la ruse. Après
plusieurs tentatives inutiles, il attira dans sa capitale Rupin de la
Montagne, un des princes d’Arménie, et le retint en captivité. Il lui offrit
ensuite la liberté, à condition que celui-ci lui rendrait hommage. Sur le
refus de Rupin, Bohémond entra dans l’Arménie : Livon, vainqueur du prince
d’Antioche, le força de briser les fers de son prisonnier. Plusieurs années
après, de nouveaux débats s’élevèrent entre Bohémond et Livon, devenu prince
d’Arménie. Sous prétexte de parler de la paix, Bohémond invita Livon à une
entrevue. Les deux princes s’engagèrent par serment à venir sans escorte et
sans suite au lieu de la conférence ; mais chacun d’eux avait la secrète
pensée de ne point tenir son serment et de n’écouter que sa haine. Le prince
arménien fut le plus heureux ou le plus perfide : il surprit Bohémond, le
chargea de fers et l’enferma dans une de ses forteresses. Dès lors la guerre
recommença avec plus de fureur. Les peuples d’Arménie et ceux d’Antioche
coururent aux armes ; les campagnes et les villes des deux principautés
furent tour à tour envahies et ravagées. Cependant on parla de rétablir la
paix. Après quelques débats sur les conditions, le prince d’Antioche fut
renvoyé dans ses États. Par un accord fait entre les deux princes, Alix, fille
de Rupin, épousa le fils aîné de Bohémond. Cette union semblait être le gage
d’une paix durable ; mais le germe de tant de divisions subsistait encore :
les deux partis conservaient leur ressentiment des outrages qu’ils avaient
reçus ; chaque traité de paix devenait un nouveau sujet de discorde ; la
guerre était toujours prête à se rallumer. D’un
autre côté, l’ambition et la jalousie avaient divisé les ordres du Temple et
de Saint-Jean. A l’époque de la troisième croisade les hospitaliers et les
templiers étaient aussi puissants que des princes souverains : ils
possédaient en Asie et en Europe des villages, des villes et même des
provinces. Les deux ordres, rivalisant de puissance et de gloire,
s’occupaient moins de défendre les saints lieux que d’accroître leur renommée
et leurs richesses ; chacune de leurs immenses possessions, chacune de leurs
prérogatives, la renommée des chevaliers, le crédit des chefs, tout,
jusqu’aux trophées de la valeur, était pour eux un sujet de rivalité. Le
chroniqueur anglais Mathieu Paris nous dit que la principale cause de la
rivalité entre les deux ordres, était l’inégalité de leurs richesses : les
hospitaliers possédaient dix-neuf mille manoirs, et les templiers neuf mille.
A la fin, cet esprit de discorde et de jalousie éclata par une guerre
ouverte. Un gentilhomme français établi en Palestine possédait, en qualité de
vassal des hospitaliers, un château voisin de Margat, sur les côtes de Syrie.
Les templiers prétendirent que ce château leur appartenait, et s’en
emparèrent de vive force. Robert Séguin, c’est le nom du gentilhomme, en
porta ses plaintes aux hospitaliers : ceux-ci prennent aussitôt les armes et
chassent les templiers du château qu’ils viennent d’envahir. Dès lors les
chevaliers des deux ordres ne se rencontraient plus sans se provoquer au
combat. La plupart des Francs et des chrétiens établis en Syrie prirent
parti, les uns pour l’ordre de Saint-Jean, les autres pour celui du Temple.
Le roi de Jérusalem et les plus sages des barons firent des efforts
impuissants pour ramener la paix ; plusieurs princes chrétiens tentèrent en
vain de rapprocher les deux ordres rivaux ; le pape lui-même eut quelque
peine à taire adopter sa sainte médiation, et ce ne fut qu’après de longs
débats que le Saint-Siège, tantôt armé des foudres évangéliques, tantôt
employant le langage paternel du chef de l’Église, termina, par sa sagesse et
son suprême ascendant, une contestation que les chevaliers auraient mieux
aimé décider avec la lance et l’épée. Au
milieu de ces fatales divisions, personne ne songeait à se défendre contre
les Turcs. Une des suites les plus funestes de l’esprit de faction, c’est
qu’il conduit à une fâcheuse indifférence pour la cause publique. Plus les
partis s’attaquaient avec acharnement, moins ils voyaient les dangers qui
menaçaient les colonies chrétiennes ; ni les chevaliers du Temple et de
Saint-Jean, ni les chrétiens d’Antioche, ni ceux de Ptolémaïs, ne pensaient à
demander des secours contre les infidèles, et l’histoire ne dit pas qu’aucun
envoyé de l’Orient ait fait alors retentir en Europe les gémissements de
Sion. La
situation des chrétiens en Palestine était d’ailleurs si incertaine et si
périlleuse, que les plus sages n’osaient ni prévoir les événements ni prendre
une détermination. S’ils invoquaient les secours des guerriers de l’Occident,
ils rompaient la trêve faite avec Saladin et s’exposaient à toutes les
fureurs des infidèles ; s’ils respectaient les traités, la trêve pouvait être
rompue par les musulmans, toujours prêts à profiter des calamités qui
affligeaient les chrétiens. Dans cet état de choses, rien ne semblait
annoncer une nouvelle croisade. D’abord elle n’était point provoquée par les
chrétiens de la Syrie. D’un autre côté, quel motif religieux pouvait porter
la chrétienté à secourir un peuple lointain livré à la corruption et à la
discorde ? Quel intérêt l’Occident trouvait-il à prodiguer ses trésors et ses
armées pour défendre des provinces couvertes de ruines et dépouillées de tout
ce qui pouvait les rendre florissantes ? Il faut dire néanmoins que le grand
nom de Jérusalem frappait encore vivement l’esprit des peuples ; les
souvenirs des premières croisades animaient encore l’enthousiasme des
chrétiens ; la vénération pour les saints lieux, qui semblait s’affaiblir
dans le royaume même de Jésus-Christ, se conservait au-delà des mers et dans
les principales contrées de l’Occident. Célestin
III avait encouragé, par ses exhortations, les guerriers de la troisième
croisade ; à l’âge de quatre-vingt-dix ans, il poursuivait avec zèle tous les
projets de ses prédécesseurs, et souhaitait ardemment que les derniers jours
de sa vie et de son pontificat fussent marqués par la conquête de Jérusalem.
Après le retour de Richard, la mort de Saladin avait répandu la joie dans
l’Occident et ranimé les espérances des chrétiens. Célestin écrivit à tous
les fidèles pour leur apprendre que le plus redoutable ennemi de la
chrétienté avait cessé de vivre ; et, sans être arrêté par la trêve de
Richard Cœur-de-Lion, il ordonna aux évêques et aux archevêques de prêcher
une nouvelle croisade dans leurs diocèses. Le souverain pontife écrivit deux
lettres à Hubert, archevêque de Cantorbéry, et s’adressait en même temps à
tous les archevêques et évêques d’Angleterre : « Nous espérons et vous devez
espérer, leur disait Célestin, que le Seigneur favorisera vos prédications et
vos prières et qu’il jettera le filet pour la pêche miraculeuse ; que les
ennemis de Dieu seront dispersés et que ceux qui le haïssent fuiront loin de
sa face. » Le pape annonçait qu’il réintégrerait dans le sein de l’Église et
relèverait de toute censure ecclésiastique tous ceux qui entreprendraient le
pèlerinage pour le service de Dieu et dans le dessein de contribuer au succès
de sa cause. Il promettait les mêmes privilèges et les mêmes avantages que
dans les croisades précédentes. Le souverain pontife, en terminant sa
première lettre, recommandait à son très-cher fils en Jésus-Christ,
l'illustre roi d’Angleterre, d’envoyer au secours de la terre sainte une
armée bien équipée, et d’exhorter lui-même tous ses peuples à s’armer du
signe de la croix et à traverser les mers. La seconde lettre de Célestin III
a pour but d’enjoindre, sous peine d’excommunication, à tous ceux qui, ayant
fait le vœu d’aller en terre sainte, en ont jusque-là négligé
l’accomplissement, de se mettre en route sans retard, à moins que de
très-fortes raisons ne puissent les en dispenser. Une pénitence devait être
imposée à ceux que des raisons légitimes arrêtaient dans l’accomplissement de
leur serment, jusqu’à ce qu’ils fussent en état de commencer le voyage. Ceux
qui étaient retenus en Europe par des infirmités corporelles devaient se
faire remplacer au service de Jésus-Christ. L’archevêque
de Cantorbéry, dans une lettre adressée aux officiaux de l’archevêché d’York,
leur ordonne de rechercher avec soin tous ceux qui auraient promis de marcher
à la croisade. « Lorsqu’on saura leurs noms, dit-il, on les fera connaître
dans la semaine qui suivra le dimanche où se chante Lœtare, Jérusalem,
les prêtres les exhorteront à reprendre la croix qu’ils ont quittée et
prêcheront pour que les croisés ne rougissent plus des œuvres dont ils
doivent recueillir les fruits spirituels. Si les croisés n’obéissent pas, ils
seront privés des saints mystères de la communion aux prochaines fêtes de
Pâques. » Le prélat espère d’une telle sévérité les plus heureux résultats. Richard,
depuis son retour, n’avait point quitté la croix, symbole du pèlerinage : on
pouvait croire qu’il avait le projet de retourner dans la terre sainte ;
mais, à peine sorti d’une injuste captivité, instruit par sa propre
expérience des difficultés et des périls d’une expédition lointaine, il
n’avait d’autre pensée que de réparer ses pertes, de défendre ou d’agrandir
ses États, et de se tenir en garde contre les attaques de Philippe-Auguste.
Ses chevaliers et ses barons, qu’il exhorta lui-même à reprendre la croix,
protestèrent comme lui de leur dévouement à la cause de Jésus-Christ, mais ne
purent se décider à retourner dans la Palestine, qui avait été pour eux un
lieu de souffrance et d’exil. Les
prédicateurs de la croisade, quoique leur présence inspirât partout le
respect, n’eurent pas plus de succès dans le royaume de France, où, quelques
années auparavant, cent mille guerriers avaient pris les armes pour voler à
la défense des saints lieux. Si la crainte des entreprises de Philippe
suffisait pour retenir Richard en Occident, la crainte qu’inspirait l’humeur
vindicative et jalouse de Richard devait aussi retenir Philippe dans ses
États. La plupart des chevaliers et des seigneurs suivirent l’exemple du roi
de France, et se contentèrent de verser des larmes sur la captivité de
Jérusalem. L’enthousiasme de la croisade n’entraîna qu’un très-petit nombre
de guerriers, parmi lesquels l’histoire distingue le comte de Montfort, qui,
dans la suite, fit une guerre si cruelle aux Albigeois. Depuis
le commencement des croisades, l’Allemagne n’avait cessé d’envoyer ses
guerriers à la défense de la terre sainte. Elle déplorait la perte récente de
ses armées dispersées dans l’Asie Mineure, et la mort de l’empereur Frédéric,
qui n’avait trouvé qu’un tombeau en Orient ; mais le souvenir d’un aussi
grand désastre n’éteignait point dans tous les cœurs le zèle et
l’enthousiasme pour la cause de Jésus-Christ. Henri VI, qui occupait le trône
impérial, n’avait point partagé, comme les rois de France et d’Angleterre,
les revers et les périls de la dernière expédition : de fâcheux souvenirs et
la crainte de ses ennemis en Europe ne pouvaient l’empêcher de prendre part à
une expédition nouvelle, et le détourner du saint pèlerinage dont tant
d’illustres exemples semblaient lui faire un devoir sacré. Quoique
ce prince eût été, l’année précédente, excommunié par le Saint-Siège, le pape
lui envoya une ambassade chargée de lui rappeler l’exemple de son père
Frédéric et de l’exhorter à prendre la croix. Henri, qui recherchait
l’occasion de se rapprocher du chef de l’Église, et qui avait d’ailleurs de
vastes projets dans lesquels une nouvelle croisade pouvait le servir, reçut
avec de grands honneurs l’envoyé de Célestin. De tous
les princes du moyen âge, aucun ne montra plus d’ambition que l’empereur
Henri VI : il avait, disent les historiens, l’imagination remplie de la
gloire des Césars, et souhaitait de pouvoir dire, comme Alexandre : Tout ce
que mes désirs peuvent embrasser m’appartient. Il crut que l’occasion était
venue d’exécuter ses desseins et d’achever ses conquêtes. Un chroniqueur,
Guillaume de Neubridge, a donné de pieux motifs à l’expédition de Henri VI :
selon lui, ce qui détermina l’empereur à prendre les armes, ce fut le
spectacle de deux grands rois abandonnant les affaires du Christ pour ne
s'occuper que de leurs propres affaires, et brisant, par leurs divisions et
leurs haines réciproques, les forces de la chrétienté. Le même chroniqueur
regarde la détermination de l’Empereur comme une expiation du crime d’avoir
retenu Richard prisonnier. Mais l’histoire peut reconnaître les calculs d’une
profane politique dans le dessein de Henri VI. L’expédition dont le
saint-père lui proposait d’être le chef, pouvait favoriser ses vues
ambitieuses : en promettant de défendre le royaume de Jérusalem, il ne
songeait qu’à conquérir la Sicile ; et la conquête de la Sicile n’avait de
prix à ses yeux que parce qu’elle lui ouvrait le chemin de la Grèce et de
Constantinople. En même temps qu’il protestait de sa soumission aux volontés
du chef de l’Église, il recherchait l’alliance des républiques de Gènes et de
Venise, auxquelles il promettait les dépouilles des vaincus ; mais au fond de
sa pensée il nourrissait l’espoir qu’un jour il renverserait les républiques
d’Italie, il abaisserait l’autorité du Saint-Siège, et, sur leurs débris,
relèverait, pour lui et pour sa famille, l’empire d’Auguste et de Constantin. Tel
était le prince à qui Célestin envoyait une ambassade et qu’il voulait
entraîner dans une guerre sainte. Après avoir annoncé sa résolution de
prendre la croix, Henri convoqua à Worms une diète générale, dans laquelle il
exhorta lui-même les fidèles à s’armer pour défendre les saints lieux. Cette
assemblée dura huit jours. Depuis Louis VII, roi de France, qui harangua ses
sujets pour les entraîner à la croisade, Henri était le seul monarque qui eût
mêlé sa voix à celle des prédicateurs de la guerre sainte et fait entendre
les plaintes de l’Église de Jérusalem. Son éloquence, célébrée par les
historiens du temps, et surtout le spectacle qu’offrait un grand empereur
prêchant lui-même la guerre contre les infidèles, firent une vive impression
sur la multitude des auditeurs. Après cette prédication solennelle, les plus
illustres des prélats qui se trouvaient réunis à Worms, montèrent tour à tour
dans la chaire évangélique pour entretenir l’enthousiasme toujours croissant
des fidèles : pendant huit jours on n’entendit dans les églises que les
gémissements de Sion et de la cité de Dieu. Henri, entouré de sa cour, se
revêtit du signe des croisés ; un grand nombre de seigneurs allemands prirent
la croix, les uns pour plaire à Dieu, les autres pour plaire à l’Empereur.
Parmi ceux qui tirent le serment de combattre les musulmans, l’histoire nomme
Henri, duc de Saxe ; Otton, marquis de Brandebourg ; Henri, comte palatin du
Rhin ; Herman, landgrave de Thuringe ; Henri, duc de Brabant ; Albert, comte
d’Hapsbourg ; Adolphe, comte de Schawenbourg ; Henri, comte de Pappenheim,
maréchal de l’Empire ; le duc de Bavière ; Frédéric, fils de Léopold, duc
d’Autriche ; Conrad, marquis de Moravie ; Valeran de Limbourg ; les évêques
de Wurtzbourg, de Bremen, de Verden, d'Halberstadt, de Passau, de Ratisbonne. On
prêcha la croisade dans toutes les provinces de l’Allemagne. Partout les
lettres du pape et celles de l’Empereur enflammèrent le zèle des guerriers.
Jamais expédition contre les infidèles n’avait été entreprise sous de plus
favorables auspices. Comme l’Allemagne presque seule prenait part à la
croisade, la gloire des peuples allemands ne semblait pas moins intéressée
dans cette guerre que la religion elle-même. Henri devait commander la sainte
expédition. Les
croisés, pleins d’espérance et de joie, se préparaient à suivre l’Empereur en
Orient, mais Henri avait d’autres pensées. Plusieurs seigneurs de sa cour,
les uns qui pénétraient ses secrets desseins, les autres qui croyaient lui
donner un salutaire conseil, le conjurèrent de rester en Occident et de
diriger la croisade du sein de ses États. Henri, après une légère résistance,
se rendit à leurs prières, et ne s’occupa plus que de hâter le départ des
croisés. L’empereur
d’Allemagne se mit à la tête de quarante mille hommes et prit le chemin de
l’Italie, où tout était préparé pour la conquête du royaume de Sicile. Les
autres croisés furent divisés en deux armées qui, par des routes différentes,
devaient se rendre en Syrie : la première, commandée par le duc de Saxe et le
duc de Brabant, s’embarqua dans les ports de l’Océan et de la Baltique ; la
seconde traversa le Danube, et dirigea sa marche vers Constantinople, d’où la
flotte de l’empereur grec Isaac devait la transporter à Ptolémaïs. A celte
armée, commandée par l’archevêque de Mayence et Valeran de Limbourg,
s’étaient joints les Hongrois qui accompagnaient leur reine Marguerite, sœur
de Philippe-Auguste. La reine de Hongrie, après avoir perdu Béla, son époux,
avait fait le serment de ne vivre que pour Jésus-Christ et de finir ses jours
dans la terre sainte. [1197.]
Les croisés que commandaient l’archevêque de Mayence et Valeran de Limbourg,
furent les premiers qui arrivèrent dans la Palestine. A peine furent-ils
débarqués, qu’ils montrèrent la résolution de commencer la guerre contre les
infidèles. Les chrétiens, qui étaient alors en paix avec les Turcs,
hésitaient à rompre la trêve signée par Richard, et ne voulaient donner le
signal des hostilités que lorsqu’ils pourraient ouvrir la campagne avec
quelque espoir de succès. Henri de Champagne et les barons de la Palestine
représentèrent aux croisés allemands les dangers auxquels une rupture
imprudente allait exposer les États chrétiens d’Orient, et les conjurèrent
d’attendre l’armée des ducs de Saxe et de Brabant. Les Allemands, pleins de
confiance en leurs forces, s’indignèrent qu’on mît des obstacles à leur
valeur par de vains scrupules et de chimériques alarmes ; ils s’étonnaient
que les chrétiens de la Palestine refusassent ainsi les secours que la
Providence elle-même leur avait envoyés ; ils ajoutaient d’un ton de colère
et de mépris que les guerriers de l’Occident ne savaient point différer
l’heure du combat et que le pape ne leur avait point fait prendre la croix et
les armes pour rester dans une honteuse oisiveté. Les barons et les
chevaliers de la terre sainte ne pouvaient entendre sans indignation ces
discours injurieux, et répondaient aux croisés allemands qu’ils n’avaient ni
sollicité ni souhaité leur arrivée ; qu’ils savaient mieux que les guerriers
venus du nord de l’Europe ce qui convenait au royaume de Jérusalem ; que,
sans aucun secours étranger, ils avaient longtemps bravé les plus grands
périls, et qu’au moment du combat, ils montreraient leur valeur autrement que
par des paroles. Au milieu de ces vifs débats, les esprits s’aigrissaient
davantage, et la plus cruelle discorde éclatait ainsi au milieu des chrétiens
avant que la guerre fût déclarée aux infidèles. Tout à
coup les croisés allemands sortirent en armes de Ptolémaïs et commencèrent
les hostilités en ravageant les terres des musulmans. Au premier signal de la
guerre, les Turcs rassemblèrent leurs forces ; le danger qui les menaçait fit
cesser leurs discordes. Des rives du Nil et du fond de la Syrie, on vit
accourir une foule de guerriers qui naguère étaient armés les uns contre les
autres, et qui, réunis alors sous les mêmes drapeaux, n’avaient d’autres
ennemis à combattre que les chrétiens. Malek-Adhel,
sur qui les musulmans avaient les yeux toutes les fois qu’il s’agissait de
défendre la cause de l’islamisme, sortit de Damas à la tête d’une armée, et
se rendit à Jérusalem, où les émirs du voisinage vinrent prendre ses ordres.
L’armée musulmane, après avoir dispersé les chrétiens qui s’étaient avancés
vers les montagnes de Naplouse, vint mettre le siège devant Joppé. Dans la
troisième croisade, on avait attaché la plus grande importance à la
conservation de cette ville. Richard Cœur-de-Lion l’avait fortifiée à grands
frais ; et, lorsque ce prince retourna en Europe, il y laissa une nombreuse
garnison. De toutes les places maritimes, celle de Joppé était la plus
voisine de la cité, objet des vœux des fidèles : si celte place restait aux
chrétiens, elle leur ouvrait le chemin de la ville sainte et leur facilitait
les moyens d’en faire le siège ; si elle tombait au pouvoir des musulmans,
elle donnait à ceux-ci les plus grands avantages pour la défense de
Jérusalem. Lorsqu’on
apprit à Ptolémaïs que la ville de Joppé était menacée, Henri de Champagne,
ses barons et ses chevaliers prirent les armes pour la défendre, et, réunis
aux croisés allemands, s’occupèrent des préparatifs d’une guerre qu’on ne
pouvait plus ni différer ni éviter. Les trois ordres militaires, avec les
troupes du royaume, allaient se mettre en marche lorsqu’un accident tragique
vint de nouveau plonger les chrétiens dans le deuil, et retarder l’effet de
l’heureuse harmonie que venait de rétablir parmi eux l’approche du péril.
Henri de Champagne s’étant avancé dans une galerie extérieure de son palais,
la fenêtre où il se trouvait s’écroula tout à coup et l’entraîna dans sa
chute. Ce malheureux prince expira à la vue de ses guerriers, qui, au lieu de
le suivre au combat, l’accompagnèrent à son tombeau, et perdirent plusieurs
jours à célébrer ses funérailles. Les chrétiens de Ptolémaïs pleuraient
encore la mort de leur roi, lorsque le malheur qu’ils redoutaient vint
accroître leur douleur et leur consternation : la garnison de Joppé, ayant
voulu faire une sortie, était tombée dans une embuscade ; tous les guerriers
qui la composaient, avaient été tués ou faits prisonniers ; les musulmans
étaient entrés presque sans résistance dans la ville, où vingt mille
chrétiens avaient été passés au fil de l’épée. Ces
désastres avaient été prévus par ceux qui craignaient de rompre la trêve ;
mais les barons et les chevaliers de la Palestine ne perdirent point leur
temps à exprimer de vains regrets, à faire entendre d’inutiles plaintes. On
attendait avec impatience l’arrivée des croisés partis des ports de l’Océan
et de la Baltique. Ces croisés s’étaient arrêtés sur les côtes du Portugal,
où ils avaient défait les Maures, et pris sur eux la ville de Silves. Fiers
de ce premier triomphe sur les infidèles, ils débarquèrent à Ptolémaïs au moment
où tout le peuple déplorait la prise de Joppé et courait dans les églises
implorer la miséricorde du ciel. L’arrivée
des nouveaux croisés rendit aux chrétiens l’espérance et la joie ; on résolut
de marcher contre les infidèles. L’armée chrétienne sortit de Ptolémaïs et
s’avança vers la côte de Syrie, pendant qu’une flotte nombreuse côtoyait le
rivage, chargée de vivres et de munitions de guerre. Les croisés, sans
chercher l’armée de Malek-Adhel, allèrent mettre le siège devant Beyrouth. La
ville de Beyrouth, placée entre Jérusalem et Tripoli, était la rivale de
Ptolémaïs et de Tyr, par sa population, par son commerce, par la commodité de
son port. Les provinces musulmanes de la Syrie la reconnaissaient pour leur
capitale ; c’était dans Beyrouth que les émirs et les princes qui se
disputaient les villes du voisinage, venaient étaler la pompe de leur
couronnement. Saladin, après la prise de Jérusalem, y fut salué souverain de
la cité de Dieu, et couronné sultan de Damas et du Caire. Les pirates qui
infestaient la mer, rapportaient dans cette ville les dépouilles des
chrétiens ; les guerriers musulmans y déposaient les richesses acquises par
la victoire ou par le brigandage. Tous les prisonniers francs des dernières
guerres étaient entassés dans les prisons de Beyrouth. Si les chrétiens
avaient de puissants motifs pour s’emparer de cette place, les musulmans n’en
avaient pas moins pour la défendre. Malek-Adhel,
après avoir détruit les fortifications de Joppé, s’était avancé avec son
armée sur la route de Damas, jusqu’à l’Anti-Liban. En apprenant la marche et
la résolution des croisés, il revint sur ses pas et s’approcha des bords de
la mer. Les deux armées se rencontrèrent entre Tyr et Sidon, dans le
voisinage d’une rivière appelée par les Arabes Nahr-Kasmiek et que nos
chroniqueurs du moyen âge ont pris mal à propos pour l’Eleuthère des anciens.
Aussitôt les trompettes sonnent la charge ; les chrétiens et les musulmans se
rangent en bataille ; l’armée des Turcs, qui couvrait un espace immense,
cherche tantôt à envelopper les Francs, tantôt à les séparer du rivage de la
mer ; la cavalerie musulmane se précipite tour à tour sur les flancs, sur le
front et sur les derrières de l’armée chrétienne. Les
croisés serrent leurs bataillons, et présentent partout des rangs
impénétrables. Pendant que leurs ennemis les accablent de traits et de
flèches, leurs lances et leurs épées se rougissent du sang des musulmans. On
combattait avec des armes différentes, mais avec la même bravoure et le même
acharnement. La victoire resta longtemps indécise ; les chrétiens furent
plusieurs fois sur le point de perdre la bataille, mais leur opiniâtre valeur
triompha enfin de la résistance des musulmans. Les rives de la mer, les bords
de la rivière, le penchant des montagnes, étaient couverts de morts. Les
Turcs perdirent un grand nombre de leurs émirs. Malek-Adhel, qui avait montré
dans cette journée l’habileté d’un grand capitaine, fut blessé sur le champ
de bataille, et ne dut son salut qu’à la fuite. Toute son armée était
dispersée ; les uns fuyaient vers Jérusalem, les autres suivaient en désordre
la route de Damas, où le bruit de cette sanglante défaite porta la
consternation et le désespoir. A la
suite de cette victoire, toutes les villes de la côte de Syrie qui
appartenaient encore aux musulmans, tombèrent au pouvoir des chrétiens ; les
Turcs abandonnèrent Sidon, Laodicée, Giblet. Lorsque la flotte et l’armée
chrétiennes parurent devant Beyrouth, la garnison fut surprise et n’osa point
se défendre : cette ville renfermait, disent les historiens, plus de vivres
qu’il n’en fallait pour nourrir les habitants pendant plusieurs années ; deux
grands vaisseaux, ajoutent les mêmes chroniques, n’auraient pu suffire à
porter les traits, les arcs et les machines de guerre qui furent trouvés dans
la ville de Beyrouth. Dans cette conquête, d’immenses richesses devinrent le
partage des vainqueurs ; mais le prix le plus doux de leurs victoires fut
sans doute la délivrance de neuf mille captifs impatients de reprendre les
armes pour venger les longs outrages de leur captivité. Le prince d’Antioche,
qui était venu se réunir à l’armée chrétienne, envoya une colombe dans sa
capitale, pour annoncer à tous les habitants de sa principauté les triomphes
miraculeux des soldats de la croix. Dans toutes les villes chrétiennes, on
rendit des actions de grâces au Dieu des armées. Les historiens qui nous ont
transmis le récit de ces glorieux événements, voulant peindre les transports
du peuple chrétien, se contentent de répéter ces paroles de l’Écriture :
Alors Sion tressaillit d'allégresse, et les enfants de Juda furent remplis de
joie. Pendant
que les croisés poursuivaient ainsi leurs triomphes en Syrie, l’empereur
Henri VI profilait de tous les moyens et de toutes les forces que la croisade
avait remis entre ses mains, pour achever la conquête du royaume de Naples et
de Sicile. Ce pays, que les historiens et les poètes de l’ancienne Rome nous
représentent comme le séjour du repos et de la paix, comme le rendez-vous des
plaisirs, comme la retraite fortunée des muses latines, avait été, dans le
moyen âge, le théâtre de toutes les calamités de la guerre et de tous les
excès de la barbarie. Le dixième et le onzième siècle virent tour à tour ces
belles contrées en proie à la domination des Grecs, des Arabes et des Francs.
Nous ne parlons point ici de la conquête et des expéditions romanesques de
quelques guerriers normands, attirés sur ces bords lointains par la dévotion
des pèlerinages et par la fécondité d’une terre favorisée du ciel. Ces
farouches guerriers, qu’on pourrait comparer aux compagnons de Romulus,
fondèrent d’abord une république militaire où l’on ne reconnaissait d’autre
loi que l’épée, d’autre droit que la violence. Du sein même de leurs
discordes naquit une royauté qui fit oublier enfin aux peuples désolés de la
Sicile et de la Calabre les maux inséparables de l’invasion et de la
conquête. Sous la dynastie des princes normands, ce nouvel empire fit
quelquefois trembler Constantinople, et triompha des Sarrasins d’Afrique. Des
écoles où l’on enseignait les sciences humaines, s’ouvrirent dans les cités
de Naples et de Salerne ; les arts et l’industrie de la Grèce enrichirent les
villes de Syracuse et de Palerme ; le commerce florissant entretint d’utiles
relations avec l’Asie, et les chrétiens de la Palestine, dans leurs périls,
furent souvent secourus par les flottes victorieuses sorties des ports de
Rari et d’Otrante. Toute
cette prospérité s’évanouit tout à coup avec la race des princes normands. Le
mariage de Constance, dernier rejeton de cette famille, avec l’empereur Henri
VI, fournit aux Allemands un prétexte pour porter la guerre dans des contrées
objet de leur ambition. Tancrède, fds naturel de Roger, que la noblesse
sicilienne avait choisi pour roi, repoussa pendant quatre années les
guerriers de la Germanie ; mais, à sa mort, le royaume, resté sans chef,
divisé en mille factions opposées, fut de toutes parts ouvert à l’invasion
des conquérants. Tel était le pays sur lequel Henri VI voulait établir sa
domination. Pour accomplir son dessein, il n’avait pas besoin d’employer
toutes les forces de son empire et toutes les rigueurs de la guerre : la
clémence et la modération lui auraient suffi pour assurer sa conquête et
soumettre à ses lois un peuple désolé ; mais, tourmenté par le sentiment
d’une implacable vengeance, il ne fut touché ni du malheur des vaincus, ni de
la soumission de ses ennemis. Tous ceux qui avaient montré quelque respect,
quelque fidélité pour la famille de Tancrède, furent jetés, par ses ordres,
dans des cachots, ou périrent dans d’horribles supplices que lui-même avait
inventés. L’armée qu’il conduisait avec lui ne secondait que trop sa politique
sombre et farouche ; la paix que les vainqueurs se vantaient d’avoir rendue
aux peuples de Sicile, leur causait plus de maux et faisait plus de victimes
que la guerre. Falcandus, qui était mort quelques années avant cette
expédition, avait déploré d’avance, dans son histoire, les malheurs qui
devaient désoler sa patrie ; il voyait déjà les cités les plus florissantes
et les riches campagnes de la Sicile ravagées par l’irruption des barbares. «
Ô malheureux Siciliens, s’écriait-il, il me semble déjà voiries armées
turbulentes des barbares frapper de terreur les cités qui jusqu’alors avaient
joui de la paix, les dévaster par la mort, les affliger par le pillage, les
souiller par leur luxure : ces malheurs de l’avenir m’arrachent des larmes.
Les citoyens qui voudront arrêter ce torrent, seront massacrés par Le glaive,
ou réduits à la plus cruelle servitude ; les vierges seront outragées en
présence de leurs parents ; les matrones subiront la même violence, après
avoir été dépouillées de leurs plus précieux ornements. Cette antique
noblesse qui, abandonnant Corinthe, sa patrie, vint jadis habiter les bords
de la Sicile, tombera au service des barbares ! A quoi nous sert d’avoir été
autrefois la source des doctrines de la philosophie et l’antique fontaine où
s’abreuvait la muse des poètes ? Hélas ! triste Aréthuse, tes eaux ne
serviront plus qu’à tempérer l’ivrognerie des Teutons. » Cependant
ces guerriers sans pitié portaient la croix des pèlerins ; leur empereur,
quoiqu’il n’eût point encore été relevé de son excommunication, se glorifiait
d’être le premier des soldats de Jésus-Christ. Henri VI était regardé comme
le chef de la croisade et comme l’arbitre suprême des affaires de l’Orient.
Le roi de Chypre lui offrait d’être son vassal ; Livon, prince d’Arménie, lui
demandait le litre de roi. L’empereur d’Allemagne, n’ayant plus d’ennemis à
redouter en Occident, ne s’occupait que de la guerre contre les Turcs : une
lettre adressée à tous les seigneurs, les magistrats et les évêques de son
empire, les exhortait à presser le départ des croisés. L’empereur s’engageait
à entretenir une armée pendant un an, et promettait de payer trente onces
d’or à tous ceux qui resteraient sous les drapeaux jusqu’à la fin de la
guerre sainte. Un grand nombre de guerriers, séduits par cette promesse,
prirent l’engagement de traverser la mer et d’aller combattre les infidèles.
Henri n’avait plus besoin de leurs services pour ses conquêtes : il s’occupa
de les faire partir pour l’Orient. Conrad, évêque de Hildesheim et chancelier
de l’Empire, dont les conseils, dans les guerres de Sicile, n’avaient que
trop servi l’ambition et la politique barbare de son maître, fut chargé du
soin de conduire en Syrie la troisième armée des croisés. L’arrivée
d’un aussi puissant renfort dans la Palestine y avait redoublé le zèle et
l’enthousiasme des chrétiens. Alors les croisés auraient pu signaler leurs
armes par quelque grande entreprise. La victoire qu’ils venaient de remporter
dans les plaines de Tyr, la prise de Beyrouth, de Sidon, de Giblet, avaient
frappé de terreur tous les musulmans. Quelques-uns des chefs de l’armée
chrétienne proposèrent de marcher contre Jérusalem. « Cette ville,
disaient-ils, ne peut résister aux armes victorieuses des croisés ; elle a
pour gouverneur un neveu de Saladin, qui supporte avec impatience la
domination du sultan de Damas et s’est montré plusieurs fois disposé à
écouter les propositions des chrétiens. » La plupart des princes et des
barons ne partageaient point cette espérance et ne pouvaient croire aux
paroles des musulmans. On savait que les infidèles, après le départ de
Richard Cœur-de-Lion, avaient augmenté les fortifications de Jérusalem ;
qu’une triple muraille et des fossés d’une grande profondeur devaient rendre
cette conquête plus périlleuse et surtout plus difficile qu’au temps de
Godefroy de Bouillon. L’hiver s’approchait, l’armée chrétienne pouvait être
surprise par la saison des pluies et forcée de lever le siège devant l’armée
des Turcs. Ces motifs déterminèrent les croisés à renvoyer à l’année suivante
l’attaque de la ville sainte. Il
n’est pas inutile de faire remarquer que, dans les armées chrétiennes, on
parlait souvent de Jérusalem, mais que les chefs dirigeaient toujours leurs
efforts et leurs armes vers d’autres conquêtes. La ville sainte, située loin
de la mer, ne renfermait dans ses murs d’autres trésors que des monuments
religieux. Les villes maritimes de Syrie avaient d’autres richesses et
semblaient présenter plus d’avantages aux conquérants ; elles offraient
d’ailleurs des communications plus faciles avec l’Europe, et, si la conquête
de Jérusalem tentait quelquefois la piété et la dévotion des pèlerins, celle
des cités voisines de la mer devait éveiller sans cesse l’ambition des
peuples navigateurs de l’Occident et des seigneurs de la Palestine. Tous
les rivages de la mer, depuis Antioche jusqu’à Ascalon, appartenaient aux
chrétiens ; les musulmans ne conservaient plus sur les côtes que la
forteresse de Thoron. La garnison de cette forteresse renouvelait souvent ses
incursions dans les campagnes voisines, et, par ses hostilités continuelles,
interceptait les communications entre les villes chrétiennes. Les croisés
résolurent d’assiéger le château de Thoron avant de marcher contre Jérusalem.
Cette forteresse, bâtie par Hugues de Saint-Omer, sous le règne de Baudouin
II, était située à une lieue de Tyr, sur une élévation entourée
d’escarpements. On ne pouvait y arriver que par un chemin étroit et bordé de
précipices. L’armée chrétienne n’avait point de machines qui pussent
atteindre la hauteur des murailles. Les traits, les pierres, lancés du bas de
la montagne, pouvaient à peine arriver jusqu’aux assiégés, tandis que les
poutres, les débris de rochers, précipités du haut des remparts, causaient le
plus grand ravage parmi les assiégeants. Dans les premières attaques, les
assiégés se jouaient des vains efforts de leurs ennemis, et voyaient, presque
sans danger pour eux, échouer contre leurs murailles tous les prodiges de la
valeur et les plus meurtrières inventions de l’art des sièges. Cependant les
difficultés presque insurmontables qui paraissaient devoir arrêter les
croisés, ne firent que redoubler leur ardeur. Chaque jour, ils renouvelaient
leurs attaques, chaque jour ils faisaient de nouveaux efforts, et leur
opiniâtre bravoure était secondée par de nouvelles machines de guerre. Par
des travaux inouïs, ils creusèrent la terre et s’ouvrirent des chemins à
travers les rochers ; des ouvriers saxons, qui avaient travaillé aux mines de
Rammelsberg, furent employés à ouvrir le flanc de la montagne. Les croisés
parvinrent enfin jusqu'au pied des remparts de la forteresse ; les murailles,
dont on démolissait les fondements, s’ébranlèrent en plusieurs endroits, sans
être frappées par le bélier, et leur chute, qui semblait tenir du miracle,
jeta l’épouvante parmi les assiégés. Bientôt
les musulmans perdirent tout espoir de se défendre, et proposèrent de
capituler ; mais tel était le désordre de l’armée chrétienne, qu’elle avait
une multitude de chefs et qu’aucun d’eux n’osait prendre sur lui d’écouter
les propositions des infidèles. Henri, palatin du Rhin, les ducs de Saxe et
de Brabant, qui avaient une grande considération parmi les Allemands, ne
pouvaient se faire obéir que de leurs propres soldats. Conrad, chancelier de
l’Empire, qui représentait l’empereur d’Allemagne, aurait pu déployer un
grand pouvoir ; mais affaibli par les maladies, sans expérience de la guerre,
toujours enfermé dans sa tente, il y attendait l’issue des combats, et ne
daignait pas même assister au conseil des princes et des barons. Lorsque les
assiégés eurent pris la résolution de capituler, ils restèrent plusieurs
jours sans savoir à quel prince ils devaient s’adresser ; quand leurs députés
vinrent au camp des chrétiens, leurs propositions furent écoutées dans une
assemblée générale, où l’esprit de rivalité, le zèle imprévoyant et l’aveugle
enthousiasme devaient avoir plus d’empire que la raison et la prudence. Les
députés, dans leurs discours, se bornèrent à implorer la clémence de leurs
vainqueurs ; ils promettaient d’abandonner le fort avec toutes leurs
richesses, et ne demandaient pour prix de leur soumission que la vie et la
liberté. « Nous ne sommes pas sans religion, disaient-ils ; nous sommes
descendus d’Abraham, et nous nous appelons Sarrasins, de son épouse Sara. »
L’attitude suppliante des députés devait toucher l’orgueil des guerriers
chrétiens ; la religion et la politique se réunissaient pour faire accepter
les propositions qu’on venait d’entendre ; la plupart des chefs étaient
disposés à signer la capitulation ; mais quelques-uns des plus ardents ne
pouvaient voir sans indignation qu’on voulût obtenir par un traité ce qu’on
obtiendrait bientôt par la force des armes. « Il est nécessaire,
disaient-ils, que tous nos ennemis soient frappés de terreur ; si la garnison
de cette forteresse périt sous le glaive, les Sarrasins effrayés n’oseront
plus nous attendre ni dans Jérusalem ni dans les autres villes qui sont
encore en leur puissance. » Comme
leur avis n’était point adopté, ces guerriers ardents et fougueux résolurent
d’employer tous les moyens pour rompre la négociation, et, reconduisant les
députés du château, ils leur dirent : « Défendez-vous ; car, si vous vous
rendez aux chrétiens, vous périrez tous au milieu des supplices. » D’un autre
côté, ils s’adressaient aux soldats chrétiens, et leur annonçaient, avec
l’accent de la colère et de la douleur, qu’on allait faire une paix honteuse
avec les ennemis de Jésus-Christ. En même temps, ceux des chefs qui
penchaient pour la paix, se répandaient dans le camp, et représentaient à
l’armée qu’il était inutile et dangereux peut-être d’acheter, par de nouveaux
combats, ce que la fortune ou plutôt la Providence elle-même venait offrir
aux croisés. Parmi les guerriers chrétiens, les uns se rendaient aux conseils
de la modération, les autres ne voulaient rien devoir qu’à leur épée. Ceux
qui aimaient mieux la victoire que la paix couraient aux armes ; ceux qui
acceptaient la capitulation restaient dans leurs tentes. Le camp des
chrétiens, où les uns demeuraient dans l’inaction et le repos, où les autres
s’excitaient au combat, présentait à la fois l’image de la paix et l’image de
la guerre ; mais, dans cette diversité de sentiments, au milieu du spectacle
étrange que donnait l’armée, il était facile de prévoir que bientôt on ne
pourrait plus ni traiter avec les ennemis, ni les combattre. Cependant,
la capitulation fut ratifiée par les principaux chefs des croisés et par le
chancelier de l’Empire. On attendait, dans le camp des chrétiens, les otages
que devaient envoyer les musulmans. Les croisés croyaient déjà voir s’ouvrir
devant eux les portes du château de Thoron ; mais le désespoir avait tout à
coup changé les résolutions des assiégés. Quand les députés venus au camp des
chrétiens eurent rapporté à leurs compagnons d’armes ce qu’ils avaient vu, ce
qu’ils avaient entendu ; lorsqu’ils eurent parlé des menaces qu’on leur avait
laites et des divisions qui venaient d’éclater parmi les ennemis, les
assiégés oublièrent que leurs murs tombaient en ruines, qu’ils manquaient
d’armes et de vivres, qu’ils avaient à se défendre contre une armée
victorieuse : ils jurèrent tous de mourir plutôt que de traiter avec les
croisés. Au lieu d’envoyer des otages, ils parurent en armes sur leurs
remparts, et provoquèrent les assiégeants à de nouveaux combats. Les
chrétiens reprirent les travaux du siège et recommencèrent leurs attaques ;
mais leur courage s’affaiblissait chaque jour, tandis que, chaque jour, le
désespoir ajoutait à la bravoure des musulmans. Les assiégés travaillèrent
sans relâche à réparer leurs machines, à relever leurs murailles. Tantôt les
croisés étaient attaqués dans les souterrains qu’ils avaient creusés, et
périssaient ensevelis sous des décombres ; tantôt une grêle de traits et de
pierres pleuvait sur eux du haut des remparts. Souvent les musulmans
parvinrent à surprendre quelques-uns de leurs ennemis ; ils les entraînaient
tout vivants dans la place, les massacraient sans pitié ; les têtes de ces
malheureux prisonniers étaient exposées sur les murailles, et lancées
ensuite, à l’aide des machines, dans le camp des chrétiens. Les croisés
paraissaient tombés dans une sorte d’abattement ; les uns combattaient
encore, et se ressouvenaient de leurs serments ; les autres restaient
spectateurs indifférents des dangers et de la mort de leurs compagnons et de
leurs frères ; plusieurs ajoutaient le scandale des mœurs les plus dépravées
à leur indifférence pour la cause de Dieu. On vit alors, dit un historien,
des hommes qui avaient quitté leurs épouses pour suivre Jésus-Christ, oublier
tout à coup les plus saints devoirs et s’attacher à de viles prostituées ;
enfin les vices et les désordres des croisés étaient si honteux, que les
auteurs des vieilles chroniques rougissent d’en retracer le tableau. Arnold
de Lubeck, après avoir parlé de la corruption qui régnait dans le camp des
chrétiens, semble demander pardon à son lecteur ; afin qu’on ne l’accuse pas
de faire une satire, il a soin d’ajouter qu’il ne rappelle point de si odieux
souvenirs pour confondre l’orgueil des hommes, mais pour avertir les pécheurs
et toucher, s’il se peut, le cœur de ses frères en Jésus-Christ. Bientôt
la renommée publia que les royaumes d’Alep et de Damas s’étaient levés en
armes ; que l’Égypte avait rassemblé une armée ; que Malek-Adhel, suivi d’une
innombrable multitude de guerriers, s’avançait à grandes journées, impatient
de venger sa dernière défaite. A cette nouvelle, les chefs des croisés
résolurent de lever le siège de Thoron, et, pour cacher leur retraite à
l’ennemi, ils ne rougirent point de tromper leurs propres soldats. Le jour de
la purification de la Vierge, lorsque les chrétiens se livraient aux
exercices de la dévotion, les hérauts d’armes, au son des trompettes,
annoncèrent à tout le camp que le lendemain on devait livrer un assaut
général. Toute l’armée chrétienne passa la nuit à se préparer au combat ;
mais, le lendemain, au lever du jour, on apprend que Conrad et la plupart des
chefs ont quitté l’armée et pris le chemin de Tyr. On se rassemble autour de
leurs tentes pour reconnaître la vérité, on s’interroge avec inquiétude. Les
plus noirs pressentiments s’emparent de l’esprit des croisés : comme s’ils
eussent été vaincus dans une grande bataille, ils ne songent plus qu’à fuir.
Rien n’avait été préparé pour la retraite ; aucun ordre n’avait été donné.
Chacun ne voit que son propre péril et ne prend plus conseil que de la crainte
: les uns se chargent de ce qu’ils ont de plus précieux, les autres
abandonnent leurs armes. Les malades et les blessés se traînent avec peine
sur les pas de leurs compagnons ; ceux qui ne peuvent marcher restent
abandonnés dans le camp. La confusion était générale : les soldats marchaient
pêle-mêle avec les bagages ; ils ne savaient point la route qu’ils devaient
suivre et plusieurs s’égaraient dans les montagnes ; on n’entendait que des
cris, que des gémissements ; et, comme si le ciel eût voulu marquer sa colère
dans ce grand désordre, un violent orage venait d’éclater : d’affreux éclairs
sillonnaient la nue, le tonnerre grondait et tombait en éclats, des torrents
de pluie inondaient les campagnes. Dans leur fuite tumultueuse, aucun des
croisés n’osa détourner ses regards vers cette forteresse qui, peu de jours
auparavant, offrait de se rendre à leurs armes : leur terreur ne fut dissipée
que lorsqu’ils aperçurent les murailles de Tyr. L’armée
étant à la fin réunie dans cette ville, on se demanda les causes du désordre
qu’on venait d’éprouver. Alors un nouveau délire s’empara des chrétiens : les
défiances, les haines mutuelles succédèrent à cette terreur panique dont ils
venaient d’être les victimes ; les soupçons les plus graves s’attachaient aux
actions les plus simples, et donnaient une couleur odieuse aux discours les
plus innocents. Les croisés se reprochaient les uns aux autres, comme des
torts et comme des preuves de trahison, tous les malheurs qu’ils avaient
soufferts, tous ceux dont ils étaient menacés. Les mesures qu’avait pu
conseiller un zèle imprévoyant, comme celles qu’avaient dictées la nécessité
et la prudence elle-même, étaient à leurs yeux l’ouvrage d’une perfidie sans exemple.
Les saints lieux, que les croisés naguère semblaient voir avec indifférence,
occupaient alors toutes leurs pensées : les plus fervents reprochaient aux
chefs de ne porter que des vues profanes dans une guerre sainte, de sacrifier
la cause de Dieu à leur ambition, d’abandonner à la fureur des musulmans les
soldats de Jésus-Christ. Les mêmes croisés disaient hautement que Dieu
s’était déclaré contre les chrétiens, parce que ceux qu’il avait choisis pour
conduire les défenseurs de la croix, dédaignaient la conquête de Jérusalem.
Les lecteurs se rappellent qu’après le siège de Damas, dans la seconde
croisade, on avait accusé l’avarice des templiers et des Francs de la
Palestine d’avoir trahi le zèle et la bravoure des guerriers chrétiens. Des
accusations aussi graves se renouvelèrent en cette occasion avec la même
amertume. Si nous en croyons les vieilles chroniques, Malek-Adhel avait
promis à plusieurs chefs de l’armée chrétienne une grande quantité de pièces
d’or pour les engager à lever le siège de Thoron. Othon de Saint-Blaise,
entre autres, paraît persuadé que les templiers avaient reçu des sommes
d’argent pour faire échouer l’entreprise des croisés ; les mêmes chroniques
ajoutent que, lorsque le prince musulman leur fit payer la somme convenue, il
ne leur donna que de l’or faux, digne prix de leur cupidité et de leur
trahison. Les historiens arabes n’ont point accrédité, dans leurs récits, ces
accusations odieuses ; mais tel était l’esprit d’animosité qui régnait alors
parmi les guerriers chrétiens, qu’ils furent jugés avec plus de sévérité par
leurs frères et leurs compagnons d’armes que par leurs propres ennemis. Enfin
la fureur des discordes fut portée si loin, que les Allemands et les
chrétiens de Syrie ne purent rester sous les mêmes drapeaux : les premiers se
retirèrent dans la ville de Joppé, dont ils relevèrent les remparts ; les
autres retournèrent à Ptolémaïs. Malek-Adhel voulut profiter de leurs
divisions, et vint provoquer les Allemands au combat. Une grande bataille fut
livrée à quelque distance de Joppé. Le duc de Saxe et le duc d’Autriche
périrent dans la mêlée. Les croisés perdirent un grand nombre de leurs plus
braves guerriers ; mais la victoire se déclara pour eux. Après un triomphe
qui n’était dû qu’à leurs armes, l’orgueil des Allemands ne connut plus de
bornes ; ils ne gardèrent plus de mesure avec les chrétiens de la Palestine.
« Nous avons, disaient-ils, traversé les mers pour défendre leur pays ; et,
loin de s’associer à nos travaux, ces guerriers, sans vertu et sans courage,
nous ont abandonnés au moment du péril. » Les chrétiens de la Palestine
reprochaient à leur tour aux Allemands d’être venus en Orient, non pour
combattre, mais pour commander ; non pour secourir leurs frères, mais pour
leur imposer un joug plus insupportable que celui des Turcs. « Les croisés,
ajoutaient-ils, n’ont quitté l’Occident que pour faire une promenade
guerrière en Syrie ; ils avaient trouvé la paix au milieu de nous, ils y
laissent la guerre, semblables à ces oiseaux de passage qui annoncent la
saison des tempêtes. » Au
milieu de ces fatales divisions, personne n’avait assez de crédit et de
puissance pour contenir les esprits et rallier les opinions. Le sceptre de
Jérusalem était dans les mains d’une femme ; le trône de Godefroy, si souvent
ébranlé, restait sans appui. La religion et les lois perdaient, chaque jour,
leur empire : la violence avait seule le privilège de se faire respecter ; on
n’obéissait plus qu’à la nécessité ou à la force. La corruption et la licence
qui régnaient parmi ce peuple, qu’on appelait encore le peuple de Dieu,
faisaient des progrès si effrayants, qu’on est tenté d’accuser d’exagération
les récits des auteurs contemporains et des témoins oculaires. Dans
cet état de décadence, au milieu de ces honteux désordres, les plus sages des
prélats et des barons songèrent à donner un chef aux colonies chrétiennes, et
conjurèrent Isabelle, veuve de Henri de Champagne, de prendre un nouvel époux
qui consentit à être leur souverain. Isabelle, par trois mariages, avait déjà
donné trois rois à la Palestine. On lui proposa d‘épouser Amaury, qui venait
de succéder à Guy de Lusignan dans le royaume de Chypre. Un historien arabe
dit qu’Amaury était un homme sage et prudent, qui aimait Dieu et respectait l’humanité.
Ce prince ne craignit point de régner, au milieu de la guerre, des troubles
et des factions, sur ce qui lestait du malheureux royaume de Jérusalem, et
vint partager avec Isabelle les vains honneurs de la royauté. Leur mariage
fut célébré à Ptolémaïs avec plus de pompe, disent les historiens, que ne le
permettait l’état des affaires. Quoique ce mariage ne put remédier à tous les
maux des chrétiens, il leur donnait du moins le consolant espoir que leurs
discordes seraient apaisées et que les colonies des Francs, mieux gouvernées,
pourraient retirer quelque fruit des victoires remportées sur les infidèles.
Mais une nouvelle qui venait d’arriver d’Occident, devait bientôt répandre un
nouveau deuil dans le royaume et mettre un terme aux stériles exploits de la
guerre sainte. Au milieu des fêtes qui suivirent le mariage et le
couronnement d’Amaury, on avait appris la mort de l’empereur Henri VI.
L’élection d’un nouveau chef de l’Empire allait exciter de violents débats en
Allemagne : chacun des princes et des seigneurs allemands qui se trouvaient
alors en Palestine, ne songea plus qu’à ce qu’il devait craindre ou espérer
dans les événements qui se préparaient en Europe. Ils prirent la résolution
de retourner en Occident. Le
comte de Montfort et plusieurs chevaliers français venaient d’arriver dans la
terre sainte : ils sollicitèrent les princes allemands de différer l’époque
de leur retour. Le pape, à la première nouvelle de la mort de Henri VI, avait
écrit aux chefs des croisés pour les conjurer d’achever leur ouvrage et de ne
point abandonner la cause de Jésus-Christ. Mais ni les prières du comte de
Montfort ni les exhortations du pape ne purent retenir les croisés,
impatients de quitter la Syrie. De tant de princes partis de l’Occident pour
faire triompher la cause de Dieu, la seule reine de Hongrie se montra fidèle
à ses serments, et resta avec ses chevaliers dans la Palestine. En retournant
en Europe, les Allemands se contentèrent de laisser une garnison dans Joppé.
Peu de temps après leur départ, cette garnison, qui célébrait la fête de
saint Martin, au milieu de tous les excès de l’ivresse et de la débauche, fut
surprise et massacrée par les musulmans. L’hiver approchait : on ne pouvait
tenir la campagne. La discorde régnait à la fois parmi les chrétiens et parmi
les musulmans. De part et d’autre on désirait la paix, parce qu’on ne pouvait
plus faire la guerre. Le comte de Montfort conclut avec les Turcs une trêve
de trois ans. Ainsi se termina cette croisade, qui ne dura que trois mois et
qui ne fut pour les guerriers de l’Occident qu’un véritable pèlerinage. Les
victoires des croisés avaient rendu les chrétiens maîtres de toutes les côtes
de Syrie, mais leur départ précipité fit perdre le fruit de leurs conquêtes. Les
villes qu’ils avaient conquises restèrent sans défenseurs et presque sans
habitants. Cette
quatrième croisade, dans laquelle toutes les forces de l’Occident vinrent
échouer contre une petite forteresse de la Syrie, et qui nous présente
l’étrange spectacle d’une guerre sainte dirigée par un monarque excommunié,
offre à l’historien moins d’événements extraordinaires, moins de grands
malheurs que les expéditions précédentes. Les armées chrétiennes, qui ne
firent qu’un séjour passager en Orient, n'éprouvèrent ni la disette ni les
maladies qui avaient désolé les croisés dans les expéditions précédentes. La
prévoyance et les soins de l’empereur d’Allemagne, devenu maître de la
Sicile, pourvurent à tous les besoins des croisés, dont les exploits devaient
servir ses projets ambitieux et qu’il regardait comme ses propres soldats. Les
guerriers allemands, qui composaient les armées chrétiennes, n’avaient point
les qualités nécessaires pour s’assurer les avantages de la victoire.
Toujours prêts à se jeter aveuglément au milieu des périls, ne comprenant
point qu’on puisse allier la prudence au courage, et ne reconnaissant d’autre
loi que leur volonté ; soumis aux chefs qui étaient de leur nation et
méprisant tous les autres ; pleins d’un indomptable orgueil qui leur
faisait dédaigner le secours de leurs alliés et les leçons de l’expérience,
de pareils hommes ne pouvaient faire ni la paix ni la guerre. Lorsque
l’on compare ces nouveaux croisés aux compagnons de Godefroy et de Raymond,
on retrouve en eux la même ardeur pour les combats, la même indifférence pour
le danger ; mais on ne leur trouve plus cet enthousiasme qui animait les
premiers soldais de la croix à la vue des saints lieux. Jérusalem, toujours
ouverte alors à la dévotion des chrétiens, ne voyait plus dans ses murs cette
foule de pèlerins qui, au commencement des guerres saintes, s’y rendaient de
toutes les parties de l’Occident. Le pape et les chefs de l’armée chrétienne
défendaient aux croisés d’entrer dans la ville sainte avant de l’avoir
conquise. Les croisés, qui ne se montraient pas toujours aussi dociles,
obéirent sans peine à celte défense. Plus de cent mille guerriers qui avaient
quitté l’Europe pour délivrer Jérusalem, revinrent dans leurs foyers sans
avoir eu peut-être la pensée de visiter le tombeau de Jésus-Christ, pour
lequel ils avaient pris les armes. Les trente onces d’or promises par
l’empereur à tous ceux qui passeraient la mer pour combattre les infidèles,
augmentèrent beaucoup le nombre des croisés, ce qui ne s’était point vu dans
les précédentes expéditions, où la foule des soldats de la croix ne pouvait
être entraînée que par des motifs religieux. Dans les autres guerres saintes,
il était entré plus de religion que de politique : dans cette croisade,
quoiqu’elle eût été directement provoquée par le chef de l’Eglise et qu’elle
fût, en grande partie, dirigée par des évêques, on peut dire qu’il entra plus
de politique que de religion. L’orgueil, l’ambition, la jalousie, les
passions les plus honteuses du cœur humain, n’essayèrent pas même, comme dans
les précédentes expéditions, de se couvrir d’un voile religieux. L’archevêque
de Mayence, l’évêque de Hildesheim, et la plupart des ecclésiastiques qui
avaient pris la croix, ne firent admirer ni leur sagesse ni leur piété, et ne
se distinguèrent par aucune qualité personnelle. Le chancelier de l’Empire,
Conrad, revenu en Allemagne, y fut poursuivi par les soupçons qui s’étaient
attachés à sa conduite pendant la guerre : lorsque, longtemps après son
retour, il tomba sous les coups de plusieurs gentilshommes de Wurtzbourg
conjurés contre lui, le peuple regarda cette mort tragique comme une punition
du ciel. Henri
VI, qui avait prêché la croisade, ne vit dans cette expédition lointaine
qu’un moyen et une occasion d’accroître sa puissance et d’étendre son empire.
Tandis que la chrétienté adressait au ciel des prières pour une guerre sainte
dont il était l’âme et le mobile, il poursuivait une guerre impie, désolait
un pays chrétien pour l’asservir à ses lois, et menaçait les peuples de la
Grèce. Le fils de Tancrède fut privé de la vue et jeté dans les fers ; les
filles du roi de Sicile furent emmenées en captivité. Henri poussa si loin
les excès de la barbarie, qu’il irrita ses proches et qu’il trouva des
ennemis dans sa propre famille. Lorsqu’il mourut, le bruit se répandit en
Occident qu’il avait été empoisonné : les peuples qu’il avait rendus
malheureux ne pouvaient croire que tant de cruautés fussent restées impunies
: ils publièrent que la Providence s’était servie de la propre épouse de
l’empereur pour lui donner la mort et pour venger toutes les calamités qu’il
avait répandues sur le royaume de Naples et de Sicile. A l’approche de son
trépas, Henri se ressouvint qu’il avait persécuté Richard, qu’il avait retenu
un prince croisé dans les fers, malgré les sollicitations du père des fidèles
; il se hâta d’envoyer au roi d’Angleterre des ambassadeurs chargés de lui
faire une réparation solennelle d’un aussi grand outrage. Après sa mort,
comme il avait été excommunié, on crut devoir s’adresser au Saint-Siège pour
obtenir la permission de l’ensevelir en terre sainte : le pape se contenta de
répondre qu’on pouvait l’enterrer parmi les chrétiens, mais qu'auparavant il
fallait faire beaucoup de prières pour fléchir la colère de Dieu. En s’emparant des plus belles contrées de l’Italie par la perfidie et la violence, Henri préparait à ce malheureux pays des révolutions qui devaient se renouveler d’âge en âge. La guerre odieuse qu’il avait faite à la famille de Tancrède, devait enfanter d’autres guerres funestes à sa propre famille : en s’éloignant de l’Allemagne avec ses armées, Henri laissa se former des partis puissants qui, à sa mort, se disputèrent avec animosité le sceptre impérial, et firent à la fin éclater une guerre dans laquelle les principaux États de l’Europe furent entraînés. Ainsi cette quatrième croisade, bien différente des autres guerres saintes, qui avaient contribué à maintenir ou à rétablir la paix publique en Europe, divisa les États de la chrétienté sans avoir ébranlé la puissance des Turcs, et ne fit que jeter le trouble et la confusion dans plusieurs royaumes de l’Occident. |