HISTOIRE DES CROISADES

TOME PREMIER

 

SUITE DU LIVRE HUITIÈME. — CONTINUATION DE LA CROISADE DE RICHARD ET DE PHILIPPE-AUGUSTE.

 

 

Philippe et Richard se partagent les richesses trouvées dans Ptolémaïs ; dispute entre celui-ci et le duc Léopold d’Autriche ; Conrad retourne brusquement à Tyr ; Philippe-Auguste rentre en France ; Saladin manque aux conditions de la capitulation, et Richard fait massacrer les captifs musulmans ; les croisés prennent la route de Jérusalem ; difficultés qu’ils rencontrent ; ils sont victorieux à Arsur ; position respective des chrétiens et des Turcs après cette bataille ; Conrad et Richard négocient avec le sultan ; cruauté du roi d’Angleterre ; il marche sur Jérusalem, que Saladin défend en personne ; les croisés se retirent à Ascalon et en relèvent les murailles ; désunion parmi les chefs ; Conrad, nommé roi de Jérusalem, est assassiné par deux Ismaéliens ; Henri, comte de Champagne, lui succède dans le marquisat de Tyr, puis va rejoindre Richard qui guerroyait contre les infidèles ; le monarque anglais songe à retourner dans sa patrie ; ses hésitations ; un conseil composé de chevaliers et de barons décide la retraite vers la mer ; le sultan enlève Joppé, que Richard lui arrache après des exploits prodigieux ; Saladin consent à signer la paix, Richard s'embarque et quitte l’Orient. — Résumé de la troisième croisade.

 

Quand je visitai en 1831 Saint-Jean-d’Acre et ses environs, pour y suivre les traces de nos vieux croisés, j’y trouvai des souvenirs de la France plus rapprochés de notre temps. On se rappelle qu’en 1798, le général Bonaparte, vainqueur de l’Egypte, passa en Syrie avec son armée, et mit le siège devant Saint-Jean-d’Acre, ou Ptolémaïs : j’ai vu sur le mont Carmel et sur les rives du Bélus, les tombeaux des Français moissonnés dans ce dernier siège ; le mont Thabor et les campagnes de la Galilée gardent encore le souvenir des victoires de Bonaparte et de ses compagnons. Ces deux guerres produisirent également des prodiges de bravoure ; mais quelle différence dans les sentiments qui animent les chefs et les soldats à l’une et à l’autre époque ! Dans la première expédition, on se bat au nom de la religion des aïeux ; dans la seconde, on ne combat plus qu’au nom d’une révolution nouvelle qui menace de détruire la religion elle-même. Dans la croisade de Philippe-Auguste et de Richard Cœur-de-Lion, le nom de Jérusalem suffit pour enflammer tous les courages ; dans la campagne de Napoléon, on ne prononce pas même le nom de la ville sainte, et, dans cette armée venue de l’ancien royaume de saint Louis, personne ne songe à saluer le tombeau du Christ. N’y a-t-il pas là quelque chose de mystérieux que l’histoire ne peut expliquer ? car dans les deux guerres, c’est toujours l’Occident qui va chercher l’Orient, et qui tend à s’en rapprocher.

Tandis que les hommes font à grand bruit leurs révolutions, dont ils ne connaissent pas toujours la portée, la Providence poursuit les siennes en silence, et se sert des moyens et des instruments qu’elle juge convenables à ses desseins. Le besoin d’un rapprochement entre des nations éloignées, ce mystère caché jusqu’ici à notre faible politique, ne commencerait-il pas à s’expliquer par ce qui arrive au-delà des mers, au moment où nous écrivons ? Nous reviendrons sur ce sujet quand nous en serons à examiner quels ont été les résultats probables et le véritable objet des croisades. Reprenons notre récit.

Lorsque les émirs qui commandaient dans Ptolémaïs eurent signé la capitulation, plusieurs chevaliers chrétiens entrèrent dans la place pour y recevoir les otages et prendre possession des tours et des forteresses. La garnison musulmane, en sortant de la ville, trouva toute l’armée chrétienne rangée en bataille sur son passage ; on voyait dans la démarche et dans la contenance des guerriers musulmans une sorte d’assurance et de fierté qu’on aurait pu prendre pour l’orgueil de la victoire. Ce spectacle irrita les soldats chrétiens, déjà mécontents de ce qu’on n’avait pas pris la ville de vive force pour la livrer au pillage ; ce mécontentement augmenta encore lorsque les deux rois firent placer des sentinelles à toutes les portes pour défendre l’entrée delà place à la multitude des croisés qui l’avaient conquise. Richard et Philippe se partagèrent les vivres, les munitions, toutes les richesses qu’on trouva dans Ptolémaïs, et tirèrent au sort les otages et les prisonniers de guerre. « Que l’Église et la postérité, s’écrie ici l’évêque de Crémone, jugent s’il convenait que tout fût donné ainsi à deux princes arrivés à peine depuis trois mois, lorsque les autres pèlerins avaient sur les dépouilles de l’ennemi tant de droits acquis par de longs travaux et par leur sang prodigué pendant plusieurs hivers. »

Lorsque Philippe et Richard eurent partagé le prix de la victoire, toute l’armée entra dans la ville. Le clergé purifia les églises qui avaient été changées en mosquées, et remercia le ciel du dernier triomphe accordé aux armes des croisés. Les chrétiens chassés de Ptolémaïs lors de la conquête de Saladin, vinrent réclamer leurs anciennes possessions, et ce ne fut qu’à la pressante sollicitation du roi de France qu’on leur permit de rentrer dans leurs demeures. Richard usait de la victoire sans ménagement, non-seulement envers les vaincus, mais envers les vainqueurs eux-mêmes. On rapporte que Léopold d’Autriche, qui s’était distingué par des prodiges de valeur, avait arboré sa bannière sur une tour de la ville ; par l’ordre de Richard, cette bannière fut enlevée et jetée dans les fossés ; les guerriers allemands prenaient déjà les armes pour venger cet outrage ; mais Léopold dissimula son ressentiment : la fortune devait bientôt lui offrir une occasion d’en tirer une vengeance cruelle. Conrad, mécontent, se retira brusquement à Tyr avec ses troupes ; et, lorsque des prélats et des barons lui furent envoyés pour l’engager à rejoindre les drapeaux de la croisade, il déclara qu’il ne se croyait point en sûreté dans une ville et dans une armée où commandait Richard. Ce fut alors que Philippe, soit qu’il fût mécontent de la conduite du roi d’Angleterre, soit qu’il manquât d’argent pour poursuivre la guerre, soit enfin que sa maladie eût fait des progrès, annonça son dessein de retourner dans ses États. Cette résolution affligea vivement tous les croisés. Brompton rapporte que le duc de Bourgogne et les barons qu’il envoya à Richard pour lui faire part de son projet, ne purent proférer une seule parole, tant leur voix était étouffée par les sanglots ; les barons du roi d’Angleterre se mirent aussi à pleurer ; mais Richard, qui n’était pas fâché de n’avoir plus de rival dans l’armée chrétienne, consentit sans peine au départ de Philippe, et se contenta d’exiger de lui sa promesse royale qu’à son retour en France il n’entreprendrait rien contre les domaines et les provinces de la couronne d’Angleterre. Philippe alla s’embarquer à Tyr, et laissa en Palestine dix mille Français sous les ordres du duc de Bourgogne. Lorsqu’il sortit de Ptolémaïs, ses fidèles chevaliers et les croisés qui avaient embrassé son parti contre Richard, lui adressaient de touchants adieux ; tous les autres l’accablaient de malédictions, et lui reprochaient en face de déserter la cause de Jésus-Christ.

Richard restait seul chargé de faire exécuter la capitulation de Ptolémaïs. Plus d’un mois s’était écoulé, et Saladin ne payait point les deux cent mille besants qu’on avait promis en son nom ; il n’avait point rendu le bois de la vraie croix, et les prisonniers chrétiens qu’il devait délivrer étaient encore dans les fers. « Alors le roi d’Angleterre, dit Gauthier Vinisauf, dont toute l’ambition était d’abattre l’orgueil des musulmans, de confondre leur malice et leur arrogance, de punir l’islamisme des outrages faits à la chrétienté, fit sortir de la ville, le vendredi après l’Assomption, deux mille sept cents musulmans enchaînés, et donna l’ordre de les mettre à mort. Ceux qui étaient chargés d’exécuter cet ordre s’empressèrent avec joie de faire subir aux captifs musulmans la peine du talion, et de venger par leur mort celle des prisonniers chrétiens tués à coups de traits et de flèches. » Nous avons cru devoir copier ici la relation d’un témoin oculaire, parce que, dans une circonstance aussi grave, l’historien doit toujours craindre de dénaturer un fait et de changer quelque chose aux circonstances qui le caractérisent. Nous ajouterons, d’après le récit de l’auteur anglais, que Richard ne doit pas être seul accusé de cet acte de barbarie, car l’exécution des captifs avait été résolue dans un conseil des chefs de l’armée chrétienne. Les chroniques arabes ne manquent point de raconter le massacre des prisonniers musulmans ; et, si on en juge d’après les circonstances quelles rapportent, Saladin aurait été sommé plusieurs fois d’accomplir ses promesses ; les chrétiens l’auraient menacé plusieurs fois de mettre à mort les musulmans qu’ils avaient entre les mains, s’il ne remplissait les conditions des traités ; ce fut alors seulement que les croisés, suivis de leurs prisonniers, s’avancèrent dans la plaine jusqu’au lieu où campait Saladin, et leurs terribles menaces ne furent accomplies qu’en présence de l’armée musulmane, qui sortit de ses retranchements et livra un combat à l’armée chrétienne. Il n’est pas inutile d’ajouter ici que les chroniques orientales, sans caractériser cette scène barbare, se bornent à dire que les prisonniers, martyrs de l’islamisme, allèrent boire les eaux de la miséricorde dans le fleuve du Paradis. On ne doit pas douter que les croisés n’eussent préféré à ces actes de sanglantes représailles le paisible accomplissement d’un traité qui leur offrait de grands avantages ; et ce fut sans doute pour ne point leur donner ces avantages que la politique de Saladin sacrifia la vie des captifs et des otages qu’il lui était facile de racheter. Lorsque la guerre allait se poursuivre avec une nouvelle fureur, le sultan, honteux de ses défaites, craignant d’autres revers, ne pouvait se résoudre à remettre entre les mains de ses ennemis plus de deux mille prisonniers prêts à s’armer de nouveau contre lui, deux cent mille pièces d’or qui devaient servir à l’entretien de cette armée qu’il n’avait pu vaincre, et le bois de la vraie croix, dont l’aspect échauffait dans les combats l’enthousiasme et l’ardeur des guerriers chrétiens. Au reste, la plupart des musulmans qui n’étaient point frappés par ces considérations d’une politique inflexible, et qui d’ailleurs avaient souvent égorgé leurs captifs sans avoir à reprocher aux chrétiens l’inexécution des traités, n’accusèrent point en cette occasion la barbarie de leurs ennemis, et ne reprochèrent qu’à Saladin la mort de leurs frères abandonnés au glaive des Francs. Les plaintes mêmes qui s’élevèrent à ce sujet contre lui parmi ses émirs et ses soldats, nuisirent beaucoup dans la suite aux progrès de ses armes, et le forcèrent enfin de terminer la guerre, sans avoir pu, comme il en avait le projet, anéantir les colonies chrétiennes de la Syrie.

Les croisés victorieux jouirent enfin dans Ptolémaïs d’un repos qu'ils n’avaient point connu depuis leur arrivée en Syrie. Les plaisirs de la paix, l’abondance des vivres, le vin de Chypre, des femmes venues des îles voisines, leur firent oublier un moment le but de leur entreprise. Lorsqu’un héraut d’armes annonça à haute voix que l’armée allait se mettre en marche et se diriger vers Joppé, le plus grand nombre des pèlerins eurent quelque peine à s’éloigner d’une ville remplie de délices. Cependant le clergé leur rappela la captivité de Jérusalem ; après avoir campé quelques jours hors de la ville, Richard donna le signal du départ ; cent mille croisés traversèrent le Bélus, s’avançant entre la mer et le mont Carmel. Une flotte partie du port de Ptolémaïs côtoyait le rivage, chargée de bagages, de vivres et de munitions de guerre. Un char monté sur quatre roues recouvertes de fer portait l’étendard de la guerre sainte suspendu à un mât élevé. C’était autour de ce char qu’on transportait les blessés au milieu des combats ; c’était là que l’armée se ralliait dans les périls. Les croisés marchaient lentement, parce que les musulmans les attendaient partout sur leur passage et cherchaient à les surprendre dans tous les lieux difficiles. Ceux-ci n’étaient point, comme les soldats chrétiens, couverts d’une pesante armure ; chaque soldat n’avait qu’une épée, un poignard, un javelot ; quelques-uns portaient une massue hérissée de pointes de fer. Montés sur des chevaux arabes, ils erraient autour de l’armée chrétienne, fuyant lorsqu’ils étaient poursuivis, revenant à la charge lorsqu’on cessait de les poursuivre : une chronique contemporaine compare leurs évolutions, tantôt au vol de l’hirondelle, tantôt au rapide essor de ces mouches importunes dont l’essaim s’envole quand on les chasse, et reparaît quand on les a chassées. L’armée chrétienne avait à lutter aussi contre les difficultés de la route. Gauthier Vinisauf parle d’un lieu appelé les Chemins étroits, situé à trois heures au-delà de Caïpha : une voie y a été taillée de main d’homme, au milieu d’une couche rocheuse qui couvre la plaine ; on s’avance ainsi entre deux bancs de rochers pendant près d’un demi-mille. Des herbes et des plantes qui s’élevaient à la hauteur de l’homme, embarrassaient souvent la marche des cavaliers et des fantassins. Des animaux sauvages s’échappaient de leurs retraites et fuyaient à travers les soldats, qui abandonnaient leurs rangs pour les poursuivre. Pendant le jour, le soleil embrasait la terre ; pendant la nuit, les croisés se trouvaient en proie à une multitude d’insectes qu’on appelait tarentes, dont les piqûres faisaient enfler leur corps et leur causaient d’insupportables douleurs. On se souvient que les pèlerins de la première croisade avaient eu aussi à souffrir des tarentes. Ces insectes ne paraissaient point le jour, mais, à l’approche de la nuit, ils accouraient en foule, armés de leur cruel aiguillon.

Dans cette marche pénible, l’armée perdit un grand nombre de chevaux blessés par les traits de l’ennemi ; plusieurs soldats périrent de fatigue. Lorsqu’un pèlerin rendait le dernier soupir, la troupe à laquelle il appartenait l’ensevelissait au lieu même où il avait expiré, et poursuivait sa route en chantant les hymnes des morts. L’armée faisait à peine trois lieues par jour ; chaque soir elle dressait ses tentes ; avant que les soldats se livrassent au sommeil, un héraut d’armes criait dans tout le camp : Seigneur, secourez le saint sépulcre', il prononçait trois fois ces paroles ; toute l’armée les répétait en levant les yeux et les mains vers le ciel. Le lendemain, à la pointe du jour, le char qui portait l’étendard de l’armée s’ébranlait au signal des chefs ; les croisés s’avançaient en silence, et les prêtres, dans leurs chants religieux, rappelaient les voyages, les souffrances, les périls d’Israël marchant à la conquête de la terre promise.

Enfin, après six jours de fatigues, on arriva à Césarée, dont les ruines se montrent maintenant de loin sur le rivage de la mer ; on campa autour d’un lac, à peu de distance de la cité. Les croisés avaient repoussé plusieurs attaques des musulmans ; mais de plus grands obstacles leur restaient encore à vaincre. Saladin avait rassemblé toute son armée, impatiente de venger la perte de Ptolémaïs et le massacre des captifs musulmans. Les croisés durent éprouver quelque effroi en voyant la contenance, les préparatifs et la multitude de leurs ennemis. Si l’on en croit les historiens orientaux, le roi d’Angleterre proposa la paix au frère de Saladin ; mais comme il demandait Jérusalem et qu’il irrita l’orgueil des Turcs, les menaces et l’appareil d’une guerre sanglante succédèrent bientôt aux négociations pacifiques. L’armée du sultan tantôt devançait les croisés, tantôt menaçait de les attaquer en flanc ou sur leurs derrières. A chaque passage d’un torrent, à chaque défilé, à chaque village, on livrait un combat ; les archers musulmans, placés sur les hauteurs, ne cessaient de lancer des flèches ; les armures des guerriers chrétiens étaient hérissées de traits, ce qui fait dire à un auteur arabe que les chevaliers étaient semblables à des porcs-épics. Ce fut à peu de distance de Césarée que Richard, comme il le raconte lui-même, fut atteint d’une flèche au côté gauche. L’armée chrétienne avait toujours la mer à sa droite ; à sa gauche s’élevaient des montagnes couvertes de guerriers musulmans. Les croisés traversèrent une forêt de chênes que les chroniqueurs appellent la forêt d’Arsur ; et toujours serrant leurs rangs, toujours prêts à combattre, ils arrivèrent à la rivière de Rochetalie, appelée Leddar par les Arabes. Dans ces plaines, deux cent mille musulmans attendaient l’armée chrétienne pour lui disputer le passage ou lui livrer une bataille décisive.

Lorsqu’on aperçut les ennemis, le roi Richard se prépara au combat. Les chrétiens furent partagés en cinq corps : les templiers formaient le premier ; les guerriers de la Bretagne et de l’Anjou, le second ; le roi Guy et les Poitevins occupaient le troisième rang ; le quatrième corps était composé des Anglais et des Normands, rangés autour du grand étendard ; les hospitaliers marchaient ensuite, et derrière eux s’avançaient lentement les archers, l’arc tendu et le dos chargé de flèches et de javelots. Le comte de Champagne, avec ses chevaliers, s’était approché des montagnes, pour observer les mouvements des Turcs ; le roi d’Angleterre et le duc de Bourgogne, avec une troupe d’élite, se transportaient tantôt vers le front, tantôt sur les derrières et sur les flancs de l’armée. Les bataillons des chrétiens étaient si serrés, dit Gauthier Vinisauf, qu’un fruit jeté au milieu d’eux n’aurait pu tomber sans toucher un homme ou un cheval. Tous les guerriers avaient reçu l’ordre de ne point quitter leurs rangs et de rester immobiles à l’approche de l’ennemi.

Vers la troisième heure du jour, l’armée étant ainsi rangée en bataille, on vit arriver une multitude de musulmans, descendus des montagnes et s’approchant de l’arrière-garde des croisés. Dans cette foule d’ennemis, se faisaient remarquer des Arabes Bédouins, portant des arcs, des carquois et des boucliers ronds ; des Scythes à longue chevelure, montés sur de grands chevaux et armés de flèches ; des Éthiopiens au teint noir, d’une taille élevée, le visage peint de blanc et de rouge. Après cette troupe accouraient plusieurs autres phalanges, portant au bout de leurs lances des drapeaux de toutes sortes de douleurs. Tous ces barbares s’avançaient contre les chrétiens avec la rapidité de l’éclair, et la terre tremblait sous leurs pas. Le bruit de leurs sistres, de leurs clairons, de leurs cymbales, n’aurait pas permis d’entendre les éclats du tonnerre. Ils avaient parmi eux des hommes dont l’unique emploi était de pousser d’affreux hurlements, et tout ce fracas n’avait pas seulement pour but d’effrayer leurs ennemis, mais d’échauffer au carnage les guerriers musulmans, d’entretenir dans leurs cœurs, avec l’oubli du péril, l’ardeur des combats et l’ivresse de la victoire. Leurs bataillons, ainsi animés, se précipitaient vers les croisés ; de nouveaux bataillons suivaient les premiers, et d’autres les suivaient encore. Bientôt l’armée musulmane, pour parler comme les historiens arabes, entoura l’armée chrétienne comme le cil environne l'œil. Les archers et les balistaires arrêtèrent la première impétuosité de l’ennemi ; mais, semblables aux eaux qui se débordent, les Turcs, poussés par ceux qui arrivaient après eux, revinrent à la charge. L’attaque des musulmans s’était dirigée à la fois vers la mer et vers les montagnes ; ils se portèrent en plus grand nombre sur l’arrière-garde, où se trouvaient les hospitaliers ; ils avaient quitté leurs flèches, et combattaient avec la lance, la massue et l’épée. Une chronique anglaise les compare à des forgerons, et les croisés à l’enclume qui retentit sous les coups redoublés. Cependant l’armée chrétienne n’avait point interrompu sa marche vers Arsur, et les musulmans, qui ne pouvaient ébranler les Francs, les appelaient une nation de fer.

Richard avait renouvelé l’ordre de rester sur la défensive, et de ne se porter contre l’ennemi qu’au signal qui devait être donné par six trompettes, deux à la tête de l’armée, deux au centre, deux à l’arrière-garde. Ce signal était impatiemment attendu ; les barons et les chevaliers pouvaient tout supporter, excepté la honte de rester ainsi sans combattre en présence d’un ennemi qui redoublait à chaque instant ses attaques. Ceux de l'arrière-garde reprochaient à Richard de les abandonner ; ils appelaient à leur secours saint George, le patron des braves. A la fin quelques-uns des plus ardents et des plus intrépides, oubliant l’ordre qu’ils avaient reçu, se précipitent sur les musulmans : leur exemple entraîne la valeureuse milice des hospitaliers. Aussitôt le comte de Champagne avec sa troupe d’élite, Jacques d’Avesnes avec ses Flamands, Robert de Dreux et son frère l’évêque de Beauvais, accourent vers le lieu où le péril était le plus pressant. Après eux, s’ébranlent les Bretons, les Angevins, les Poitevins ; la bataille devient générale, elles scènes du carnage s’étendent depuis la mer jusqu’aux montagnes. Le roi Richard se montrait partout où les chrétiens avaient besoin de son secours ; partout la fuite des Turcs annonçait sa présence et marquait son passage. La mêlée était si confuse et la poussière si épaisse, que plusieurs croisés tombèrent sous les coups de leurs compagnons, qui les prenaient pour des musulmans. Des étendards déchirés, des lances rompues, des épées brisées, jonchaient la plaine. Vingt chariots, dit un témoin oculaire, n’auraient pu porter les javelots et les traits qui couvraient la terre. Ceux des combattants qui avaient perdu leurs chevaux et leurs armes, se cachaient dans des buissons, montaient sur des arbres, où le trait mortel venait les atteindre ; d’autres fuyaient vers la mer, et du haut des rochers escarpés se précipitaient dans les flots.

A chaque moment le combat s’animait davantage et devenait plus sanglant ; toute l’armée chrétienne se trouvait engagée dans la bataille, et, rebroussant chemin, le char qui portait le grand étendard s’était rapproché du fort de la mêlée. Bientôt les musulmans ne peuvent plus supporter le choc impétueux des Francs ; Boha-Eddin, témoin oculaire, nous apprend lui-même qu’ayant quitté le centre de l’armée musulmane, mis en déroute, il voulut se retirer à l’aile gauche qui prenait la fuite, et qu’il se réfugia enfin vers le pavillon de Saladin, où il trouva le sultan, qui n’avait plus autour de lui que dix-sept mameluks. Tandis que leurs ennemis fuyaient ainsi, les chrétiens, croyant à peine à leur victoire, restent immobiles dans le lieu où ils avaient vaincu. Ils s’occupaient de soigner les blessés et de ramasser les armes éparses sur le champ de bataille, lorsque tout à coup vingt mille musulmans, que leur chef avait ralliés, accoururent pour recommencer le combat. Les croisés, accablés par la chaleur et la fatigue cl ne s’attendant plus a être attaqués, éprouvent d’abord une surprise qui ressemble à la crainte. Taki-Eddin, neveu du sultan et le plus valeureux des émirs, conduisait la milice musulmane, à la tête de laquelle ou remarquait les mameluks de Saladin avec leurs bannières jaunes. Les chrétiens, qui s’étaient repliés autour de leur étendard, eurent besoin, pour résister au choc de l’ennemi, d’être encouragés par la présence et l’exemple de Richard, devant lequel aucun musulman ne pouvait rester debout, et qui, selon les chroniques contemporaines, ressemblait, dans l’horrible mêlée, au moissonneur abattant les épis. Au moment où les chrétiens victorieux se remettaient en marche et s’avançaient vers Arsur, les musulmans, poussés par le désespoir, vinrent encore attaquer l’arrière-garde. Richard, qui avait repoussé deux fois l’ennemi, vole au lieu du combat, suivi seulement de quinze chevaliers et répétant à haute voix le cri de guerre des chrétiens : Dieu, secourez le saint sépulcre ! Les plus braves suivent le roi ; les musulmans sont dispersés au premier choc, et leur armée, vaincue trois fois, eût été détruite si les bois n’eussent recueilli leurs débris et dérobé leur retraite précipitée.

Dans cette bataille, Saladin perdit plus de huit mille de ses soldats et trente-deux de ses émirs. La victoire ne coûta aux chrétiens que mille de leurs guerriers. Ce fut avec une profonde douleur que les croisés reconnurent parmi les morts un de leurs chefs les plus habiles et les plus intrépides, l’illustre Jacques d’Avesnes. On le trouva couvert de blessures au milieu de ses compagnons et de ses parents tués à ses côtés. Après avoir eu un bras et une jambe coupés, il n’avait point cessé de combattre ; il s’écria en mourant : « Ô Richard, venge ma mort ! » Le lendemain du combat il fut enseveli à Arsur, dans l’église de la Vierge. Tous les soldats de la croix assistèrent en pleurant à ses funérailles.

La bataille d’Arsur aurait pu décider du sort de cette croisade. Tout ce que la chrétienté et l’islamisme avaient de braves défenseurs combattirent en celte circonstance : si Saladin avait été victorieux, aucune ville de la Syrie n’aurait vu désormais flotter sur ses murailles les bannières de la croix ; si les Francs avaient profité de leur victoire et poursuivi leurs ennemis vaincus, la Syrie et l’Egypte auraient pu échapper à la puissance des musulmans. Malheureusement pour les chrétiens, cette journée leur apporta plus de gloire que de véritables avantages. Les musulmans, appuyés sur leur territoire, environnés de leurs alliés, conservaient une nombreuse armée et pouvaient réparer leurs pertes ; les Francs, au contraire, éloignés de leur pays, n’espérant point de nouveaux secours, ni de l’Orient ni de l’Occident, avaient encore, après une grande bataille gagnée, les mêmes obstacles à surmonter et les mêmes ennemis à combattre.

Les Turcs restaient les maîtres de la plupart des villes et des places de la Palestine ; mais, d’un côté, les forteresses qu’ils venaient de conquérir pouvaient avoir besoin d’être réparées pour soutenir l’attaque des ennemis ; de l’autre, les soldats musulmans, effrayés par les souvenirs du siège de Ptolémaïs, hésitaient à s’enfermer dans des remparts. Ces considérations réunies donnèrent à Saladin la pensée de détruire les villes et les châteaux qu’il ne pouvait défendre, et lorsque l’armée chrétienne arriva à Joppé, elle en trouva les murailles et les tours abattues.

Les chefs de l’armée se réunirent en conseil pour délibérer sur le parti qu’ils avaient à prendre. Les uns voulaient qu’on marchât sur Jérusalem, persuadés que la terreur qui s’était emparée des musulmans en faciliterait la conquête. Les autres pensaient que, pour assurer leur marche et le succès de leur entreprise, les croisés devaient, avant tout, fortifier les cités et relever les places démolies qu’ils trouveraient sur leur passage. Ce dernier avis était celui de Richard ; le duc de Bourgogne et quelques autres chefs soutenaient un avis contraire, moins sans doute par conviction que par cet esprit d’opposition et de rivalité dont ils étaient dès lors animés contre le roi d’Angleterre : déplorable germe de discorde, qui se développa dans la suite d’une manière si funeste pour la croisade ! Cependant Richard fit prévaloir son opinion, elles croisés s’occupèrent de relever les murailles de Joppé.

La reine Bérengère, la veuve de Guillaume, roi de Sicile, et la fille d’Isaac, vinrent rejoindre le roi d’Angleterre. L’armée chrétienne était campée dans des vergers et des jardins où les arbres se courbaient sous le poids des figues, des pommes et des grenades. Le spectacle d’une cour, l’abondance des vivres, les charmes du repos et les beaux jours de l’automne, firent oublier aux croisés la conquête de Jérusalem.

Ce fut pendant le séjour de l’armée chrétienne à Joppé, que le roi d’Angleterre courut le danger de tomber entre les mains des musulmans. Étant un jour à la chasse dans la forêt de Saron, il s’arrêta et s’endormit sous un arbre. Tout à coup il est réveillé par les cris de ceux qui l’accompagnaient : une troupe de musulmans accourait pour le surprendre ; il monte à cheval et se met en défense ; mais, entouré de toutes parts, il allait succomber sous le nombre, lorsqu’un chevalier de sa suite, que les chroniques nomment Guillaume de Pratelles, s’écrie dans la langue des musulmans : Je suis le roi ! sauvez ma vie. À ces mots, ce généreux guerrier est entouré par les musulmans, qui le font prisonnier et le conduisent à Saladin. Le roi d’Angleterre, sauvé ainsi par le dévouement d’un chevalier français, échappe à la poursuite des ennemis et revient à Joppé, où son armée apprend avec effroi qu’elle a couru le danger de perdre son chef. Guillaume de Pratelles fut conduit dans les prisons de Damas, et Richard ne crut point dans la suite trop payer la liberté de son fidèle serviteur, en rendant à Saladin dix de ses émirs tombés au pouvoir des croisés.

Les musulmans, après avoir démoli Joppé, avaient aussi détruit la ville d'Ascalon, les forteresses de Ramla, de Latroun, de Gaza, et tous les châteaux bâtis dans les montagnes de la Judée et de Naplouse. A la fin de septembre, l’armée chrétienne se mit de nouveau en marche, et, vers la fête de Tous les Saints, vint camper entre le château des Plans et celui de Mahé, qu’elle trouva en ruines et dont elle releva les murailles. Ces deux châteaux étaient près de Latroun ; bâtis à l’entrée des montagnes de la Judée, ils étaient comme les gardiens du chemin de Jérusalem. C’était un singulier spectacle que celui de deux armées qu’on avait vues si redoutables sur le champ de bataille, ne cherchant plus de nouveaux combats et parcourant un pays ravagé par leurs victoires, l’une pour renverser, l’autre pour rebâtir les tours et les cités.

Cependant quelques exploits guerriers se mêlaient encore aux travaux de l’armée chrétienne. Un jour que les templiers cherchaient du fourrage à travers les plaines et les vallées, ils furent surpris par une troupe de musulmans. Les chroniques du temps célèbrent ici la bravoure du comte de Leicester et du comte de Saint-Paul ; mais les croisés, malgré leurs exploits héroïques, étaient près de céder au nombre, et par leurs cris ils appelaient à leur secours leurs compagnons d’armes restés au camp. Aussitôt Richard s’élance sur son cheval fauve de Chypre et vole au lieu du péril ; son escorte était si peu nombreuse qu’on voulut le retenir en lui disant qu’il s’exposait inutilement à une mort certaine. « Quand tous ces guerriers, répondit « le monarque en colère, ont suivi une armée dont je suis le chef, je leur ai promis de ne jamais les « abandonner ; s’ils trouvaient la mort sans être secourus, serais-je digne de les commander et pourrais-je encore prendre le titre de roi ? » En proférant ces paroles, Richard s’élance contre les ennemis ; de toutes parts les musulmans tombent sous ses coups ; son exemple relève le courage des guerriers chrétiens ; les bataillons des infidèles se dispersent et prennent la fuite ; les templiers victorieux retournent à leur camp, traînant à leur suite un grand nombre de captifs et célébrant les louanges de Richard.

Ainsi, dans toutes les rencontres, le roi d’Angleterre triomphait des musulmans ; mais il avait des ennemis plus redoutables parmi les chefs des chrétiens, qu’irritaient chaque jour l’éclat de ses exploits et l’indomptable fierté de son caractère. Le duc de Bourgogne et ses Français supportaient avec peine le joug de son autorité et semblaient rester neutres entre les croisés et les Turcs. Conrad s’obstinait à demeurer dans la ville de Tyr sans prendre part à la guerre ; et, comme cette fatale inaction ne suffisait plus à sa haine, il offrit aux musulmans de s’allier avec eux contre le monarque anglais. Informé des négociations du marquis de Tyr, Richard voulut le prévenir, et de son côté envoya des ambassadeurs à Saladin. Il renouvelle la promesse qu’il avait faite à Malek-Adhel de retourner en Europe, si on rendait aux chrétiens Jérusalem et le bois de la vraie croix. « Jérusalem, lui répondit le sultan, ne vous a jamais appartenu ; nous ne pouvons sans crime vous l’abandonner, car c’est là que les anges ont coutume de s’assembler : c’est là que le prophète, dans une nuit mémorable, est monté au ciel. » Pour le bois de la vraie croix, Saladin le regardait comme un objet de scandale, comme un outrage à la Divinité. Il avait refusé de le céder au roi de Géorgie, à l’empereur de Constantinople, qui lui offraient, pour l’obtenir, des sommes considérables. « Tous les avantages de la paix, disait-il, ne pouvaient le faire consentir à rendre aux chrétiens ce honteux monument de leur idolâtrie. » Ainsi les divisions qui existaient parmi les croisés, enflaient l’orgueil de Saladin ; et plus ces divisions s’échauffaient, plus le sultan se montrait difficile sur les conditions de la paix.

Richard fit d’autres propositions auxquelles il intéressa adroitement l’ambition de Malek-Adhel, frère du sultan. La veuve de Guillaume de Sicile fut proposée en mariage au prince musulman ; sous les auspices de Saladin et de Richard, les deux époux devaient régner ensemble sur les musulmans et les chrétiens, et gouverner le royaume de Jérusalem. L’historien Roha-Eddin fut chargé de communiquer cette proposition à Saladin, qui parut l’adopter sans répugnance. Le projet de cette union singulière causa une grande surprise aux imans et aux docteurs de la loi ; de leur côté, les évêques chrétiens, lorsqu’ils en furent instruits, firent éclater leur indignation et menacèrent Jeanne et Richard des foudres de l’Eglise. L’exécution d’un pareil projet paraissait impossible au milieu d’une guerre religieuse. Richard ne put vaincre l’opposition du clergé. Les auteurs arabes rapportent qu’une autre cause fit échouer la négociation, et un d’eux ajoute que cette cause était connue de Dieu seul.

Richard et Malek-Adhel, que les chroniques latines représentent comme un ami des Francs, avaient eu plusieurs entrevues où ils se témoignèrent des égards qui ressemblaient à une amitié réciproque ; mais toutes ces démonstrations, qui n’amenaient aucun résultat, finirent par exciter des murmures dans l’armée musulmane et surtout dans l’armée chrétienne. On accusait Richard de sacrifier la gloire des chrétiens à son ambition ; il s’en justifia par une action barbare : tous les captifs qu’il avait entre ses mains furent décapités et leurs têtes exposées au milieu du camp.

Pour achever de regagner la confiance des croisés et pour effrayer Saladin, il marcha vers les montagnes de la Judée, annonçant le projet de délivrer enfin Jérusalem. On était au milieu de l’hiver : les pluies faisaient périr un grand nombre de bêtes de somme ; l’orage renversait les tentes ; les chevaux mouraient de froid ; les vivres se gâtaient ; les armes et les cuirasses se couvraient de rouille ; les vêtements des croisés tombaient en lambeaux ; les plus robustes des pèlerins perdaient leur vigueur et leur force ; plusieurs étaient malades. Cependant comme on s’avançait vers la ville sainte, l’espoir de voir bientôt la cité de Jésus-Christ soutenait les courages ; les guerriers chrétiens accouraient de tous côtés pour se réunir sous les étendards de la croix ; ceux que la maladie avait retenus à Joppé ou à Ptolémaïs, arrivaient portés sur des lits ou des brancards ; ils bravaient à la fois les rigueurs de la saison et les attaques des Turcs, qui les attendaient sur les chemins.

Tandis que les croisés s’avançaient vers la ville sainte, Saladin s’occupait de la mettre en état de défense : des ouvriers habiles à tailleries pierres et qui auraient pu, dit une chronique, couper une montagne, étaient venus de Mossoul, et travaillaient sans cesse, soit à creuser les vallées qui entouraient la place, soit à réparer les tours et à construire des fortifications nouvelles. Non content de ces préparatifs, Saladin avait fait dévaster tout le pays que devait traverser l’armée chrétienne. Toutes les routes qui conduisaient à Jérusalem étaient gardées par la cavalerie musulmane, qui harcelait les croisés et les empêchait de recevoir des vivres de Ptolémaïs et des villes maritimes.

Cependant la multitude des pèlerins ne voyait ni les périls ni les obstacles. C’était en vain que quelques voix s’élevaient dans l’armée contre le projet d’entreprendre le siège de Jérusalem au milieu de l’hiver et en présence d’une armée ennemie qu’on n’avait pu vaincre : les sentiments qui animaient les croisés leur faisaient croire que Dieu favorisait leur entreprise et que rien ne pouvait leur résister. La plupart des chefs, réunis en conseil, décidèrent qu’on se rapprocherait des rivages de la mer ; mais ils n’osèrent d’abord publier leur résolution, tant les croisés montraient encore d’ardeur et d’enthousiasme pour la conquête des saints lieux. Ils espéraient que la fatigue et la misère les aideraient à ramener les esprits des soldats de la croix ; mais l’armée chrétienne ne devait sentir ses maux qu’en renonçant à l’espérance de visiter Jérusalem. Lorsqu’un nouveau conseil se fut assemblé et qu’on eut résolu d’aller rebâtir Ascalon, cette décision répandit partout la tristesse et le découragement. Ceux qui avaient tout bravé pour marcher vers la cité sainte ne se trouvaient plus de forces pour s’en éloigner ; la rigueur du froid, la faim, les difficultés du chemin, se faisaient sentir plus vivement. Les uns gémissaient en joignant leurs mains ou se frappant le visage ; les autres, dans l’excès de leur désespoir, se répandaient en plaintes amères contre leurs chefs, contre Richard et contre le ciel lui-même ; plusieurs abandonnèrent des drapeaux qui ne leur montraient plus la route de Jérusalem. L’armée revint tristement vers les côtes de la mer, laissant sur les chemins un grand nombre de chevaux, de bêtes de somme et presque tous ses bagages.

Le duc de Bourgogne, avec les Français, avait quitté les drapeaux de Richard : on leur envoya des députés qui leur parlèrent au nom de Jésus-Christ et parvinrent à les ramener au camp. Les croisés, en arrivant à Ascalon, n’y trouvèrent qu’un amas de pierres : Saladin en avait ordonné la destruction ; après avoir consulté les imans et les cadis, il avait, de ses propres mains, travaillé à renverser les tours et les mosquées. Un auteur arabe, déplorant la chute d’Ascalon, nous apprend que lui-même s’assit et pleura sur les ruines de V épouse de Syrie.

L’armée réunie s’occupa de rebâtir la ville. Tous les pèlerins étaient remplis d’ardeur et de zèle : les grands et les petits, les prêtres et les laïcs, les chefs et les soldats, même les valets d’armée, tous travaillaient ensemble, se passaient de main en main les pierres et les décombres, et Richard les encourageait, soit en travaillant avec eux, soit en leur adressant des discours, soit en distribuant de l’argent aux pauvres. Les croisés, comme on nous peint les Hébreux construisant le temple de Jérusalem, tenaient d’une main les instruments de maçonnerie et de l’autre l’épée. Ils avaient à se défendre des surprises de l’ennemi, et souvent même quelques-uns d’entre eux faisaient des courses sur le territoire des musulmans. Dans une excursion vers le château de Daroum, Richard délivra douze cents prisonniers chrétiens qu’on emmenait en Égypte, et ces captifs vinrent partager les travaux des croisés. Cependant les murmures ne tardèrent pas à se faire entendre dans l’armée. Léopold d’Autriche, accusé parle roi d’Angleterre de rester oisif avec ses Allemands, répondit avec humeur qu’il n’était ni charpentier ni maçon. Plusieurs chevaliers qu’on occupait ainsi à remuer des pierres, s’indignèrent à la fin contre Richard : ils disaient hautement qu’ils n’étaient point venus en Asie pour rebâtir Ascalon, mais pour conquérir Jérusalem. Le duc de Bourgogne, que Conrad avait mis dans ses intérêts, quitta brusquement l’armée ; la plupart des croisés français ne tardèrent pas à le suivre. Pour comble de malheur, les querelles qui avaient si longtemps agité l’armée chrétienne se renouvelèrent. Les Génois et les Pisans, restés à Ptolémaïs, s’étaient armés les uns contre les autres : les Génois voulaient livrer la ville au marquis deTyr, les Pisans la conserver pour le roi Richard. Conrad vint avec une flotte, et tint les Pisans assiégés dans la place pendant plusieurs jours ; d’un autre côté, Richard accourut avec quelques-uns de ses guerriers. A son approche, Conrad se hâta de retourner à Tyr. La présence et les discours du roi d’Angleterre parvinrent à rétablir la concorde ; mais les germes de division subsistaient toujours, et, tandis que Saladin rassemblait ses émirs, à qui il avait permis de s’éloigner des drapeaux pendant l’hiver, l’armée chrétienne perdait chaque jour de ses forces. Toutes les entreprises des croisés se bornaient alors à tenter quelques incursions vers la province de Gaza et vers les montagnes de Naplouse ; chaque jour voyait se ralentir l’ardeur de ceux qui travaillaient à relever les murs d’Ascalon, et les fortifications à peine commencées étaient loin encore de pouvoir défendre cette ville contre une attaque sérieuse de l’ennemi. Tous ceux qui s’étaient retirés dans Tyr semblaient avoir juré de ne plus prendre part à la guerre sainte. Gauthier Vinisauf n’épargne pas, dans ses peintures satiriques, les guerriers français, qu’il nous représente passant les jours et les nuits au milieu des festins, maniant la coupe et non l’épée, remplaçant le casque belliqueux par des guirlandes de fleurs, fermant les larges manches de leurs habits avec des bracelets à plusieurs rangs, et portant à leur cou des colliers de pierres précieuses.

Les plus sages des croisés cherchèrent à ramener l’union parmi les chefs. Le roi d’Angleterre et le marquis de Tyr eurent une entrevue au château d’Imbrique, près de Césarée ; mais, après tant d’outrages et de menaces, quel espoir restait-il d’une réconciliation sincère ? Leur haine réciproque ne fit que s’accroître. Richard, à peine sorti de cette conférence, défendit de payer à Conrad le tribut que celui-ci devait lever sur chaque ville chrétienne de la Palestine. De son côté, Conrad redoubla d’efforts pour fomenter la trahison et la discorde parmi les guerriers chrétiens. Il eut de nouveau recours aux musulmans, et n’oublia rien pour faire entrer Saladin dans les projets de son ambition et de sa vengeance. Le printemps venait de commencer : l’armée chrétienne célébra les fêtes de Pâques dans la plaine d’Ascalon. Au milieu des cérémonies de cette solennité, on dut souvent penser à Jérusalem, et des plaintes s’élevèrent contre Richard. Ce fut alors que des messagers d’Angleterre vinrent lui annoncer que son royaume était troublé par les complots de son frère Jean. D’après les avis qu’il reçut, il annonça dans un conseil des chefs que les intérêts de sa couronne le rappelleraient bientôt en Occident ; mais il déclara en même temps que, s’il quittait la Palestine, il y laisserait trois cents cavaliers et deux mille fantassins d’élite. Tous les chefs, déplorant la nécessité de son départ, proposèrent d’élire un roi qui pût rallier les esprits et faire cesser les discordes. Richard leur demanda quel prince pourrait mériter leur confiance, et tous s’accordèrent pour désigner Conrad, qu’ils n’aimaient point, mais dont ils estimaient l’habileté et la bravoure. Richard, qui s’étonna d’un pareil choix, n’hésita pas néanmoins à y donner son adhésion : son neveu, le comte de Champagne, fut chargé d’aller annoncer au marquis de Tyr qu’il venait d’être nommé roi de Jérusalem.

Lorsque Conrad reçut cette ambassade, il ne put retenir sa surprise ni sa joie, et, levant les yeux au ciel, il adressa à Dieu cette prière : Seigneur, vous qui êtes le Roi des rois, permettez que je sois couronné si vous m’en trouvez digne ; sinon, éloignez la couronne du front de votre serviteur. Ainsi parla le marquis de Tyr devant les députés de Richard ; mais sa conscience ne devait-elle pas être déchirée par le remords ? car il venait de contracter une alliance offensive et défensive avec les musulmans. Après cet acte de félonie, il osait invoquer le témoignage du Dieu des chrétiens ; mais, disent les chroniques contemporaines, le Dieu des chrétiens l’avait condamné : le fer des meurtriers était déjà levé sur sa tête, et cette terrible sentence lui devait être bientôt annoncée : Tu ne seras plus ni marquis ni roi.

Deux jeunes esclaves avaient quitté les jardins remplis de délices où le Vieux de la Montagne les élevait pour sa vengeance ; ils arrivèrent à Tyr, et pour mieux cacher leur projet, ils reçurent le baptême, s’attachèrent au prince de Sidon, et restèrent six mois auprès de lui ; ils s’étaient faits religieux et dévots, dit un auteur arabe, et ne paraissaient occupés que de prier le Dieu des chrétiens. Ils profitèrent du moment où la ville de Tyr célébrait par des réjouissances l’élévation de Conrad, et, comme ce prince revenait d’un festin préparé pour lui chez l’évêque de Beauvais, les deux ismaéliens l’attaquèrent et le blessèrent mortellement. Tandis que le peuple s’assemblait en tumulte, l’un des assassins s’enfuit dans une église voisine, où le marquis de Tyr fut porté tout sanglant : l'ismaélien, qui s’y était caché, perça tout à coup la foule assemblée, tomba de nouveau sur Conrad, et le frappa de plusieurs coups de poignard dont il mourut sur-le-champ. Les assassins furent arrêtés, et tous deux expirèrent dans les supplices sans proférer une plainte et sans nommer celui qui leur avait demandé la vie du prince de Tyr.

L’auteur arabe Ibn-Alatir dit que Saladin avait offert dix mille pièces d’or au Vieux de la Montagne, s’il faisait assassiner le marquis de Tyr et le roi d’Angleterre ; mais le prince de la Montagne, ajoute le même historien, ne jugea pas à propos de délivrer tout à fait Saladin de la guerre des Francs et ne fit que la moitié de ce qu’on lui demandait. Cette explication est peu vraisemblable ; car Saladin n’aurait point payé un crime qui ne le servait point et qui rendait ses ennemis plus puissants, en étouffant toute discorde parmi leurs chefs. Quelques chroniques attribuent l’assassinat de Conrad à Homfroi de Thoron, qui avait à venger l’enlèvement de sa femme et la perte de ses droits au trône de Jérusalem. Au reste, on n’accusa dans l’armée chrétienne ni Homfroi de Thoron ni Saladin ; mais plusieurs croisés, surtout les Français, n’hésitèrent point à attribuer au roi d’Angleterre un meurtre dont il devait profiter. Quoique la bravoure héroïque de Richard dut repousser toute idée de vengeance honteuse, l’accusation dirigée contre lui s’accrédita par la haine qu’on lui portait. Le bruit de la mort de Conrad arriva bientôt jusqu’en Europe ; Philippe-Auguste craignit le même sort, et ne parut plus en public qu’entouré d’une garde ; le chroniqueur Rigord nous dit que de cette époque date l’origine des gardes attachés à la personne du roi. La cour de France accusait Richard des plus grands attentats ; il est probable cependant que Philippe montra en cette occasion plus de crainte qu’il n’en avait, pour rendre son rival odieux, et pour armer contre lui la haine du pape et l’indignation de tous les princes de la chrétienté.

Au milieu du trouble occasionné par la mort de Conrad, le peuple de Tyr, qui restait sans chef et sans maître, jeta les yeux sur Henri, comte de Champagne ; les principaux de la ville le supplièrent de prendre les rênes du gouvernement et d’épouser la veuve du prince qu’ils avaient perdu ; Isabelle vint elle-même lui offrir les clefs de la ville. Henri s’excusa d’abord, en disant qu’il voulait consulter Richard ; mais il céda enfin aux instances qu’on lui faisait, et le mariage fut célébré solennellement en présence du clergé et du peuple. Vinisauf ajoute qu’on n’eut pas beaucoup de peine à le persuader ; car il n‘est pas difficile de faire faire à quelqu'un ce qu'il désire. Cette union convenait également aux Français et aux Anglais, parce que le comte Henri était neveu du roi d’Angleterre et du roi de France.

Les députés qu’on avait envoyés à Richard pour lui annoncer la mort de Conrad et l’élévation de Henri, ne le trouvèrent point dans le camp des croisés. Le roi d’Angleterre était dans les plaines de Ramla, faisant la guerre aux musulmans descendus des montagnes de la Judée ; chaque jour il signalait son bras par de nouveaux exploits. Il ne revenait jamais au camp, dit Vinisauf, sans être suivi d’un grand nombre de prisonniers, et sans apporter avec lui dix, vingt ou trente têtes de musulmans tombés sous ses coups. Jamais un seul homme ne détruisit autant de musulmans dans les croisades ; en lisant la relation de ses travaux, on croit lire les pages dans lesquelles l’épopée antique raconte les exploits des héros ; et, pour achever la ressemblance avec les guerriers des temps fabuleux, il arriva un jour que le monarque anglais, n’ayant point rencontré d’ennemis sur sa route, se mesura avec un sanglier plus terrible que celui de Calydon. Ces sortes de prouesses héroïques s’étaient renouvelées quelquefois dans les guerres saintes ; on se rappelle que Godefroy de Rouillon avait combattu et terrassé un ours dans les montagnes de la Cilicie.

Richard, lorsqu’il reçut à Ramla les députés de Tyr, donna son approbation à ce qui avait été fait, et céda au comte Henri de Champagne toutes les villes chrétiennes qu’il avait conquises. Henri, qu’il appela auprès de lui, ne tarda pas à se mettre en marche avec ses chevaliers, et se rendit d’abord à Ptolémaïs, accompagné du duc de Bourgogne et de sa nouvelle épouse, dont il ne pouvait point encore se passer (ce sont les expressions de la chronique anglaise). Plus de soixante mille hommes, couverts de leurs armes, allèrent au-devant du nouveau roi de Jérusalem ; les rues étaient tapissées d’étoffes de soie ; l’encens brûlait sur les places publiques ; les femmes et les enfants dansaient en chœur. Le clergé conduisit à l’église le successeur de David et de Godefroy, et célébra son avènement par des cantiques et des actions de grâces.

On doit rappeler ici que Guy de Lusignan et Conrad s’étaient disputé le royaume de Jérusalem, et qu’une décision des princes avait donné la couronne à celui des deux rivaux qui survivrait à l’autre. Après la mort de Conrad, personne ne se souvint de cette décision, et le roi dont on avait souvent admiré la bravoure, fut oublié de l’armée chrétienne. La simplicité d’esprit, s’écrie à ce sujet un chroniqueur anglais, serait-elle donc un obstacle à la possession d’un droit ? La même chronique ajoute quelques réflexions qui peignent encore mieux peut-être nos temps modernes que l’esprit et les mœurs des vieux âges. « Sans doute, dit-elle, que, dans nos temps de corruption, celui-là est jugé plus digne de gloire, qui s’est distingué par l’oubli de toutes les lois de l’humanité et de la justice ; c’est par là que les habiles — nous citons toujours notre vieille chronique — s’attirent la considération et le respect, tandis que la simplicité n’obtient que des mépris : tels sont les jugements du siècle ! »

Lorsque le comte Henri et le duc de Bourgogne rejoignirent Richard avec leurs troupes, le roi d’Angleterre venait de s’emparer de la forteresse de Daroum ; la fortune semblait sourire à tous ses projets : triomphant partout des musulmans, il ne voyait plus sous ses drapeaux que des guerriers dociles et des alliés fidèles. Ce fut alors que de nouveaux messagers arrivés de l’Occident lui donnèrent de vives inquiétudes sur son royaume, troublé chaque jour davantage par le prince Jean, et sur la Normandie, menacée par Philippe. Quand les nouvelles qu’on lui apportait furent répandues dans l’armée, tout le monde crut qu’il allait quitter la Syrie. Comme les esprits étaient dans l’incertitude et que l’incertitude amenait le découragement, tous les chefs se rassemblèrent et firent le serment de ne point abandonner la croisade, soit que Richard partit, soit qu’il différât son départ. Celte résolution unanime releva le courage et ranima l’ardeur des croisés ; la multitude des pèlerins manifesta sa joie par des danses, des festins et des chansons ; tout le camp fut illuminé en signe de réjouissance. Richard seul, livré à de sombres rêveries, ne partageait point l’allégresse générale ; peut-être même était-il importuné de cette joie qu’on faisait éclater, lorsque des circonstances malheureuses pouvaient l’éloigner du théâtre de la guerre sainte.

L’armée alla camper dans le voisinage d’Hébron, près d’une vallée où naquit, dit-on, sainte Anne, mère de la Vierge. On entrait alors dans le mois de juin ; l’enthousiasme qui animait les guerriers chrétiens leur fit supporter, sans se plaindre, les chaleurs de l'été, comme il leur avait fait supporter, l’année précédente, les rigueurs de l’hiver.

Cependant le roi Richard paraissait toujours occupé de tristes pensées ; personne n’osait lui donner des conseils ni même des consolations, tant on redoutait son humeur sévère. Un jour que le monarque anglais était seul dans sa tente, plongé dans la méditation et les regards attachés vers la terre, un prêtre poitevin, nommé Guillaume, se présenta dans une attitude triste, montrant par sa contenance qu’il déplorait le sort du prince. Comme il attendait un signal pour s’approcher, il se mit à pleurer en regardant le roi ; Richard, devinant que Guillaume voulait lui parler, l’appela auprès de lui, et lui dit : « Maître chapelain, je vous somme, au nom de la fidélité que vous me devez, de me dire sans détour quel est le sujet de vos larmes et si vous êtes triste à cause de moi. » Le chapelain, les yeux humides de pleurs, répondit d’une voix tremblante : « Je ne parlerai point avant que Votre Majesté m’ait promis de ne pas s’irriter contre moi de ce que je lui dirai. » Le roi l’ayant promis par serment, le prêtre commença ainsi : « Seigneur, la résolution que vous avez prise de quitter cette terre désolée, excite des plaintes dans l’armée chrétienne, surtout parmi ceux qui ont le plus à cœur votre gloire. Je dois vous déclarer que l’honneur d’une grande entreprise sera effacé par votre départ ; la postérité vous reprochera éternellement d’avoir déserté la cause des chrétiens. Prenez garde de finir honteusement ce que vous avez glorieusement commencé. » Le chapelain rappela ensuite à Richard les exploits par lesquels ce prince s’était rendu célèbre jusqu’alors ; il lui retraça les bienfaits dont la Providence l’avait comblé, et termina son discours par ces paroles : « Les pèlerins vous regardent comme leur appui, comme leur père : abandonnerez-vous aux ennemis du Christ cette terre que les croisés sont venus délivrer, plongerez-vous toute la chrétienté dans le désespoir ? »

Pendant que le chapelain Guillaume parlait, Richard garda le silence ; quand il eut cessé de parler, le roi ne répondit rien, et son front parut plus sombre. Néanmoins, si l’on en croit Gauthier Vinisauf, le cœur du monarque fut touché de ce qu’il avait entendu ; il n’oubliait point d’ailleurs que les chefs de l’armée avaient juré d’assiéger Jérusalem en son absence, et cette pensée troublait son esprit. Le lendemain, Richard déclara au comte Henri et au duc de Bourgogne qu’il ne repartirait point pour l’Occident avant les fêtes de Pâques de l’année suivante : peu de temps après, un héraut d’armes, proclamant cette résolution, annonça que l’armée chrétienne allait marcher vers la ville sainte.

A cette heureuse nouvelle, tous les pèlerins tendirent leurs mains au ciel, en disant : Seigneur Dieu, grâces vous soient rendues, le temps de nos bénédictions est arrivé. Les soldats, reprenant leur courage et leurs forces, s’offraient eux-mêmes pour porter les provisions et les bagages ; personne ne se plaignait plus ; rien ne semblait pénible ; on ne voyait plus devant soi ni obstacles ni périls. Les croisés se mirent en marche le dimanche de l’octave de la Trinité ; les plus riches, compatissant aux besoins des pauvres, leur prodiguaient toutes sortes de secours ; ceux qui avaient des chevaux, abandonnant leurs montures aux infirmes et aux malades, marchaient à pied ; les biens paraissaient être en commun, parce que tous les pèlerins avaient le même sentiment. Cette armée chrétienne, longtemps livrée à tous les genres de misère et qui la veille ressemblait à une armée vaincue, offrit tout à coup un spectacle imposant et magnifique. Les guerriers avaient orné leurs casques des aigrettes les plus brillantes ; des panaches, des drapeaux de mille couleurs, flottaient dans l’air ; les épées nues, les lances récemment polies, réfléchissaient les rayons du soleil ; on entendait partout les louanges de Richard mêlées aux cantiques de la victoire. Au rapport des témoins oculaires, rien n’aurait pu résister à cette armée remplie de l’esprit du Seigneur, si la discorde et je ne sais quelle fatalité n’avaient rendu inutiles tant de dispositions généreuses.

Les croisés vinrent camper au pied des montagnes de la Judée, dont tous les passages étaient gardés par les troupes de Saladin et par les paysans de Naplouse et d’Hébron. Le sultan, en apprenant l’approche des chrétiens, avait redoublé de soins pour mettre Jérusalem en état de défense ; la plupart des troupes musulmanes rejoignirent leurs drapeaux ; on poursuivit avec une nouvelle activité les réparations des murailles, et deux mille prisonniers chrétiens furent condamnés à relever des fortifications qui devaient protéger leurs ennemis.

Richard, soit qu’il fût effrayé des préparatifs des musulmans, soit qu’il s’abandonnât de nouveau à l’inconstance de son humeur et que l’irrésolution de ses pensées ébranlât son courage, s’arrêta tout à coup dans sa marche, et, sous prétexte d’attendre Henri de Champagne, qu’il avait envoyé à Ptolémaïs pour lui amener de nouveaux renforts, il resta plusieurs semaines dans la ville de Béthenopolis, aujourd’hui Béthamasi, située à sept lieues de Jérusalem.

Les discordes mal assoupies des chrétiens ne tardèrent pas à éclater de nouveau. Le duc de Bourgogne et plusieurs autres chefs, obéissant toujours avec peine au roi d’Angleterre, hésitaient à le seconder dans une entreprise dont le succès devait accroître son orgueil et sa renommée. Toutes les fois que Richard prenait la résolution de conquérir la ville sainte, leur zèle paraissait se ralentir ; lorsque le monarque anglais cherchait à différer cette conquête, ils enflammaient par leurs discours l’enthousiasme des croisés, et répétaient avec plus de chaleur leur serment de délivrer le tombeau de Jésus-Christ. Ainsi l’approche de Jérusalem, qui aurait dû ranimer et réunir les chrétiens, jetait parmi eux le trouble et le désespoir.

Après un mois de séjour à Béthenopolis, les croisés recommencèrent leurs plaintes ; ils s’écriaient avec amertume : Nous n’irons donc point à Jérusalem ? Richard, le cœur agité de plusieurs sentiments contraires, tout en dédaignant les plaintes des pèlerins, partageait leur douleur et s’indignait contre sa propre fortune. Un jour que son ardeur à poursuivre les musulmans l’avait entraîné jusque sur les hauteurs voisines d’Emmaüs, il aperçut les murailles et les tours de Jérusalem. A cette vue, il se mit à fondre en larmes, et se couvrant le visage de son bouclier, il s’avoua indigne de contempler cette ville sainte que ses armes n’avaient pu délivrer. Lorsqu’il revint au camp, les chefs le pressèrent de nouveau d’accomplir sa promesse, et telle était la singularité de son caractère, que plus l’opinion des croisés lui imposait l’obligation d’agir, plus il se roidissait contre toutes les volontés, même contre la sienne. Il répondait à ceux qui s’efforçaient de l’entraîner par leurs conseils et leurs sollicitations, que l’entreprise qu’on voulait tenter sur Jérusalem ne présentait que des périls et qu’il ne pouvait y exposer ni l’honneur de la chrétienté ni sa propre gloire. Il s’appuyait surtout du témoignage des seigneurs de la Palestine, qui, dirigés par leur intérêt personnel et mettant plus de prix à la conquête des villes maritimes qu’à celle de la cité sainte, ne partageaient point l’opinion de la plupart des croisés. Au milieu de ces débats, l’agitation des esprits, le mécontentement de l’armée, ne faisaient que s’accroître chaque jour. Richard cherchait tantôt à effrayer ses rivaux et ses adversaires par des menaces, tantôt à les séduire par des promesses. Au reste, toutes ces plaintes, tous ces débats, ne l’empêchaient point d’attaquer sans cesse les musulmans, comme s’il eût voulu justifier sa conduite à force de bravoure, ou cacher le trouble de ses pensées dans le tumulte des combats.

Enfin, d’après son avis, on forma un conseil composé de cinq chevaliers du Temple, de cinq chevaliers de Saint-Jean, de cinq barons français et de cinq barons ou seigneurs de la Palestine. Ce conseil délibéra pendant plusieurs jours sur le parti qu’on avait à prendre. Ceux qui pensaient qu’on devait assiéger Jérusalem annonçaient, sur la foi de plusieurs transfuges venus de cette ville, qu’une révolte avait éclaté en Mésopotamie contre Saladin et que le calife de Bagdad menaçait le sultan de ses armes spirituelles ; que les mameluks reprochaient à leur maître le massacre des habitants de Ptolémaïs et qu’ils refusaient de s’enfermer dans la ville sainte, si Saladin ne partageait leurs périls. Ceux qui soutenaient une opinion contraire disaient que « toutes ces nouvelles n’étaient qu’un piège du sultan pour attirer les croisés vers des lieux où il pourrait les détruire sans combat. Dans le territoire aride et montueux de Jérusalem, on manquerait d’eau au milieu des chaleurs de l’été. A travers les montagnes de la Judée, les chemins bordés de précipices, taillés dans le roc en plusieurs endroits, étaient dominés par des hauteurs escarpées, d’où quelques soldats pouvaient anéantir les phalanges des chrétiens. Si la bravoure des croisés parvenait à surmonter tous les obstacles, conserveraient-ils leurs communications avec les côtes de la mer, d’où ils devaient attendre des vivres ? S’ils étaient vaincus, comment feraient-ils leur retraite, poursuivis par l’armée de Saladin ? »

Telles étaient les raisons qu’alléguaient Richard et ses partisans pour s’éloigner de Jérusalem ; mais ces raisons devaient leur être connues, lorsqu’ils avaient donné l’ordre à l’armée chrétienne de marcher vers la ville sainte. Plus nous avançons dans cette partie de notre récit, plus la vérité se couvre à nos yeux d’un voile impénétrable. Pour juger toutes ces contradictions, il faudrait connaître les négociations que Richard ne cessait d’entretenir avec les musulmans, négociations auxquelles étaient sans doute subordonnés les mouvements divers de l’armée chrétienne, et qui, restant toujours dans l’ombre, ne laissaient voir dans les événements extérieurs de la guerre que l’aveugle influence de deux génies opposés l’un à l’autre. Il ne serait pas juste cependant de faire retomber sur Richard toute la sévérité des jugements historiques. Les autres chefs, livrés à l’ambition, à la jalousie, à toutes les fureurs de la discorde, avaient oublié comme lui le principal objet de la guerre sainte. On a pu souvent remarquer que dans les croisades la multitude des pèlerins ne perdait jamais de vue la délivrance de Jérusalem et que les chefs étaient presque toujours détournés du but de leur entreprise par des projets ambitieux et des intérêts profanes. On sent que la tâche de l’historien devient par-là plus difficile. S’il est aisé de décrire les passions humaines lorsqu’elles éclatent dans les camps et sur le champ de bataille, il n’en est pas de même lorsqu’elles se renferment dans le conseil des princes et qu’elles s’y mêlent à mille intérêts inconnus. C’est là qu’elles parviennent facilement à échapper aux regards de l’histoire et qu’elles dérobent presque toujours leurs secrets les plus honteux aux recherches de la postérité.

Pendant que le conseil des vingt arbitres délibérait, quelques Syriens vinrent avertir Richard qu’une riche caravane arrivait d’Egypte et se rendait à Jérusalem. Le roi rassembla aussitôt l’élite de ses guerriers, auxquels se réunirent les Français. Cette troupe intrépide quitta le camp vers la fin du jour, marcha toute la nuit à la clarté de la lune, et, le lendemain matin, elle arriva sur le territoire d’Hébron, dans un lieu appelé Hary, où la caravane s’était arrêtée avec son escorte. Les archers et les balistaires s’avancèrent les premiers ; les guerriers musulmans, au nombre de deux mille, s’étaient rangés par bataillons au pied d’une montagne, tandis que la caravane, retirée à l’écart, attendait l’issue du combat. Richard fondit à la tête des siens sur les musulmans, qui furent ébranlés au premier choc et s’enfuirent, dit une chronique, comme des lièvres que des chiens poursuivent. La caravane fut enlevée ; ceux qui la gardaient vinrent se livrer eux- mêmes ; ils tendaient aux croisés des mains suppliantes, implorant leur miséricorde, et, pour nous servir des expressions de la chronique souvent citée, regardant tout ce qui pouvait leur arriver comme peu de chose, pourvu qu on leur laissât la vie.

Richard et ses compagnons revinrent triomphants à l’armée chrétienne, emmenant à leur suite quatre mille sept cents chameaux, un grand nombre de chevaux, d’ânes, de mulets, chargés des marchandises les plus précieuses de l’Asie. On distribua les ânes à tous les valets de l’armée, et l’on fit des pâtés avec la chair fraîche des chameaux. Le roi d’Angleterre distribua les dépouilles de l’ennemi à ceux qui étaient restés au camp comme à ceux qui l’avaient accompagné ; ainsi le roi David, disait-on dans l’armée chrétienne, récompensait ceux qui allaient au combat et ceux qui gardaient les bagages. On célébra cette victoire par des festins, où, selon la chronique de Gauthier Vinisauf, la blanche chair des chameaux enlevés aux musulmans parut une nourriture délicieuse à la multitude des croisés. On ne se lassait pas d’admirer les riches dépouilles des ennemis, et les pèlerins se livraient d’autant plus à la joie, qu’un succès si éclatant pouvait donner à leur chef la pensée de mettre à profil la terreur des musulmans et de conduire les croisés devant Jérusalem.

La plus grande contusion régna dans la ville sainte, lorsqu’on y apprit que la riche caravane d’Égypte était tombée entre les mains des chrétiens. Boha-Eddin, témoin oculaire, rapporte que le sultan crut devoir assembler ses émirs pour ranimer leur courage et qu’il leur fit jurer sur la pierre mystérieuse de Jacob de combattre jusqu’à la mort. Dans les conseils qui suivirent celle cérémonie, les murmures du mécontentement ou du désespoir se firent entendre, et des reproches se mêlèrent aux avis donnés à Saladin. Ces signes, avant-coureurs des discordes, montraient à la fois la terreur qu’inspirait le nom de Richard et l’esprit d’insubordination qui commençait à se faire remarquer dans l’armée musulmane.

Cependant le conseil des chevaliers et des barons, après plusieurs jours de délibération, décida enfin que l’armée s’éloignerait des montagnes de la Judée et retournerait vers les rivages de la mer. Cette résolution répandit dans le camp une désolation générale ; les pèlerins commencèrent à maudire le temps qu’ils avaient passé dans la terre sainte ; l’esprit de rivalité réveilla les haines anciennes ; les croisés, plus divisés que jamais, ne purent plus se réunir ni pour combattre l’ennemi ni pour supporter leurs misères. Les Français et les Anglais ne marchaient plus ensemble et campaient dans des lieux séparés. Vinisauf rapporte que le duc de Bourgogne composa des chansons dans lesquelles il n’épargnait ni le roi d’Angleterre ni les princesses qui l’avaient suivi à la croisade. Richard répondit par des sirventes ou satires dans lesquelles il traitait avec mépris les Français et leur chef. On disait dans l’armée que le duc de Bourgogne recevait des musulmans le prix de sa haine contre Richard. Sil’on en croit les chroniques anglaises, le roi surprit et fit tuer à coups de flèches des messagers de Saladin chargés de porter au duc de riches présents. Que pouvaient désormais contre les infidèles les croisés affaiblis par de telles dissensions ? Déjà même la cause de Jésus-Christ n’avait plus d’armée pour sa défense, et les chemins étaient couverts de pèlerins, qui, n’espérant plus rien de la guerre sainte, se rendaient les uns à Tyr, les autres à Joppé ou à Ptolémaïs, avec le dessein de s’embarquer pour l’Occident.

La paix devenait plus que jamais nécessaire à Richard. Le roi d’Angleterre porta de nouveau ses espérances vers Saladin. Abandonné d’un grand nombre des siens, il montrait encore la fierté que donne la victoire : tantôt il ordonnait de raser la forteresse de Daroum, qu’on lui demandait ; tantôt il envoyait une garnison dans la ville d’Ascalon, qu’on voulait démolir ; tantôt enfin il menaçait d’assiéger la ville de Beyrouth. Saladin, qui ne désirait point la paix, prolongeait les négociations pour avoir le temps de rappeler ses émirs, dont plusieurs rejoignaient ses drapeaux avec quelque répugnance. Lorsqu’il eut reçu dans son armée les émirs d’Alep, de la Mésopotamie et de l’Égypte, attirés bien moins par ses ordres que par l’espoir du butin et d’une victoire facile, il quitta Jérusalem et vint assiéger, avec toutes ses forces, la ville de Joppé, défendue seulement par trois mille guerriers chrétiens.

Après plusieurs assauts, la ville est prise ; les musulmans égorgent tous ceux qu’ils rencontrent, et commettent d’horribles cruautés sur les malades. Déjà la citadelle, où s’était réfugiée la garnison, proposait de capituler, lorsque Richard, venant par mer de Ptolémaïs, parut tout à coup devant le port avec plusieurs navires montés par des guerriers chrétiens ; aussitôt il fait tourner ses barques vers la ville, et, se jetant dans l’eau jusqu’à la ceinture, il atteint le premier le rivage défendu par une multitude de musulmans. Les plus braves suivent Richard, à qui rien ne résiste ; cette généreuse troupe pénètre dans la place, en chasse les Turcs, les poursuit jusque dans la plaine, et va dresser ses tentes au lieu même où Saladin avait eu les siennes quelques heures auparavant. Gauthier Vinisauf nous dit que les annales des temps anciens n’offrent pas un tel prodige, et l’auteur arabe Boha-Eddin ne peut s’empêcher de rendre hommage à cet exploit presque fabuleux du roi d’Angleterre. Mais, quoiqu’il eût mis en fuite ses ennemis, Richard était loin encore d’avoir triomphé de tous les périls. Après avoir réuni à ses guerriers la garnison de la citadelle, il comptait à peine deux mille combattants. Le troisième jour après la délivrance de Joppé, les Turcs résolurent de le surprendre dans son camp ; un Génois qui en était sorti au crépuscule du malin aperçut dans la plaine des bataillons musulmans, et revint en criant : Aux armes ! aux armes ! Richard s’éveille en sursaut, endosse sa cuirasse ; déjà les musulmans accouraient en foule : le roi et la plupart des siens marchèrent au combat les jambes nues, quelques-uns en chemise. On ne trouva dans l’armée chrétienne que dix chevaux ; un d’eux fut donné à Richard, et les chroniques nomment les neuf guerriers qui suivaient le roi à cheval ; les musulmans sont forcés à la retraite. Le roi d’Angleterre profite de ce premier avantage pour ranger ses soldats en bataille dans la plaine et pour les exhorter à de nouveaux combats. Bientôt les Turcs revenant à la charge, au nombre de sept mille cavaliers, se précipitent sur les chrétiens ; ceux-ci, pressant leurs rangs et présentant la pointe de leurs lances, résistent à l’impétuosité de l’ennemi, semblables à une muraille de fer ou d’airain. Les cavaliers musulmans reculent d’abord, reviennent ensuite en poussant des cris affreux, et s’éloignent encore sans oser combattre ; enfin Richard s’ébranle avec les siens et fond sur les Turcs, étonnés de son audace. Alors on vient lui annoncer que l’ennemi est rentré dans la ville de Joppé et que le glaive musulman moissonne ceux des chrétiens qui étaient restés à la garde des portes : Richard vole à leur secours ; les mameluks se dispersent à son approche ; il tue tout ce qui résiste : il n’avait avec lui que deux cavaliers et quelques balistaires. Quand la ville est délivrée de la présence des ennemis, il revient dans la plaine, où sa troupe était aux prises avec la cavalerie musulmane. C’est ici que son historien ne sait quelles expressions employer pour rendre la surprise que lui cause un spectacle si nouveau. Au seul aspect de Richard, les plus braves des musulmans frémissaient de crainte et leurs cheveux se hérissaient sur leurs fronts. Un émir qui se distinguait par sa taille et l’éclat de ses armes ose le défier au combat ; d’un seul coup il lui abat la tête, l’épaule droite et le bras droit. Au fort de la mêlée, l’intrépide comte de Leicester et plusieurs de ses valeureux compagnons allaient succomber, accablés par le nombre ; mais Richard, toujours invincible, toujours invulnérable, les sauve du péril en renversant autour d’eux la foule des musulmans ; enfin il se précipite avec tant d’ardeur dans les rangs ennemis, que personne ne peut le suivre et qu’il disparaît aux yeux de tous ses guerriers. Lorsqu’il revint au milieu des croisés, qui le croyaient mort, son cheval était couvert de sang et de poussière ; et lui-même, pour nous servir des expressions naïves d’un chroniqueur témoin oculaire, tout hérissé de flèches, paraissait semblable à une pelote couverte d'aiguilles.

Quelques historiens rapportent que Malek-Adhel, plein d’admiration pour la bravoure de Richard, lui envoya deux chevaux arabes sur le champ de bataille. Lorsque, après le combat, Saladin reprochait à ses émirs d’avoir fui devant un seul homme : « Personne, répondit l’un d’eux, ne peut supporter les coups qu’il porte ; son impétuosité est terrible, sa rencontre est mortelle, et ses actions sont au-dessus de la nature humaine. »

Les chrétiens eux-mêmes ne pouvaient s’expliquer cette victoire extraordinaire qu’en l’attribuant à la puissance divine. Mais sans chercher à diminuer la gloire de Richard et de ses compagnons d’armes, nous devons rappeler ici les discordes qui s’étaient élevées parmi les guerriers de Saladin et qui durent affaiblir et distraire leur courage. Les soldats qui appartenaient à la nation des Curdes voyaient avec peine la faveur dont jouissaient les mameluks. Boha-Eddin nous apprend qu’à la prise de Joppé, ceux-ci, placés à la porte de la ville, avaient enlevé aux autres guerriers les dépouilles des chrétiens. Cet acte d’injustice et de violence indigna l’armée musulmane, et, dans le dernier combat livré à Richard, les soldats curdes osèrent faire entendre ces paroles : Ô Saladin ! on nous appelle pour le danger, et l’on nous repousse pour le butin. Dis à tes mameluks d’avancer et de combattre.

Cependant tant de travaux et de gloire devaient être perdus pour la croisade. Le duc de Bourgogne s’était retiré à Tyr et refusait de prendre aucune -part à la guerre. Les Allemands, commandés par le duc d’Autriche, avaient quitté la Palestine. Comme Richard était tombé malade et qu’il voulait se rendre à Ptolémaïs, les chefs qui l’avaient suivi jusqu’alors lui reprochèrent de les abandonner et s’éloignèrent eux-mêmes. Le roi d’Angleterre, pour retenir les plus fidèles de ses guerriers auprès de lui, fut obligé de leur abandonner tout ce qui lui restait des dépouilles de la caravane surprise dans les campagnes d’Hébron. Jusque-là l’ambition de Richard avait été d’accroître par des prodiges de valeur sa renommée dans le monde chrétien. Il supportait tous les travaux de la guerre, dans l’espoir que ses exploits en Palestine l’aideraient à triompher de ses rivaux et de ses ennemis au-delà des mers ; mais comme son armée l’abandonnait, il ne s’occupa plus que de reprendre les négociations avec Saladin. Les sentiments divers dont il était agité, la honte de n’avoir pu délivrer Jérusalem, la crainte de perdre son royaume, lui faisaient adopter et rejeter tour à tour les résolutions les plus opposées ; tantôt il voulait retourner en Europe sans conclure la paix, tantôt il menaçait Saladin et cherchait à l’effrayer en répandant le bruit que le pontife de Rome devait arriver en Palestine avec deux cent mille croisés. L’hiver approchait, et bientôt la Méditerranée allait cesser d’être navigable : « Tandis qu’on peut encore passer la mer, écrivait-il au sultan, acceptez la « paix et je retournerai en Europe. Si vous refusez les conditions que je vous propose, je passerai l’hiver et je poursuivrai la guerre. » Saladin convoqua ses émirs pour délibérer sur les propositions de Richard. « Jusqu’ici, leur dit-il, nous avons combattu avec gloire, et la cause de l’islamisme a triomphé par nos armes. J’ai peur que la mort ne me surprenne dans la paix, et ne m’empêche de terminer l’entreprise que nous avons commencée. Puisque Dieu nous donne la victoire, il veut que nous poursuivions la guerre, et nous devons suivre sa volonté. » La plupart des émirs applaudirent au courage et à la fermeté de Saladin ; mais ils lui représentèrent « que les villes étaient sans défense et les provinces dévastées ; les fatigues de la guerre avaient affaibli les armées musulmanes ; les chevaux manquaient de fourrage, les soldats de vivres. Si nous réduisons les Francs au désespoir, ajoutaient-ils, ils peuvent encore nous vaincre et nous arracher nos conquêtes. Il est sage d’obéir à la maxime du Coran, qui nous ordonne d’accorder la paix à nos ennemis lorsqu’ils nous la demandent. La paix nous donnera le temps de fortifier nos villes, de réparer nos forces, et de recommencer la guerre avec avantage, lorsque les Francs, toujours infidèles aux traités, nous fourniront de nouveaux motifs pour les attaquer. »

Saladin pouvait voir, par ce discours des émirs, que la plupart des guerriers musulmans commençaient à perdre l’ardeur et le zèle qu’ils avaient montrés pour la cause de l’islamisme. Le sultan était abandonné par plusieurs de ses auxiliaires et craignait de voir s’élever des troubles dans son empire. D’ailleurs il ne pouvait se rappeler sans frémir le refus qu’avaient fait ses troupes de combattre devant Joppé. Les deux armées campaient tout près l’une de l’autre, et la poussière qui s’élevait des deux camps, dit un auteur arabe, se mêlait dans l’air et ne formait qu’un seul nuage. Ni les chrétiens ni les musulmans ne montraient l’impatience de franchir l’enceinte de leurs remparts et de leurs fossés ; les uns et les autres paraissaient également fatigués de la guerre ; les deux chefs avaient le même intérêt à conclure la paix. La disposition des esprits et l’impossibilité de poursuivre les entreprises guerrières firent enfin adopter une trêve de trois ans et huit mois. « Richard, dit Gauthier Vinisauf, ne pouvait espérer un meilleur traité ; quiconque pensera autrement sera convaincu de mauvaise foi. »

On convint que Jérusalem serait ouverte à la dévotion des chrétiens et que ceux-ci posséderaient toute la côte maritime depuis Joppé jusqu’à Tyr. Les Turcs et les croisés avaient des prétentions sur Ascalon, qu’on regardait comme la clef de l’Égypte. Pour terminer les débats, on arrêta que cette ville serait de nouveau démolie. Il n’est pas inutile de remarquer qu’on ne parla point de la restitution de la vraie croix, qui avait été le sujet des premières négociations et pour laquelle Richard avait d’abord envoyé plusieurs ambassades à Saladin. Les principaux chefs des deux armées jurèrent, les uns sur le Coran, les autres sur l’Évangile, d’observer les conditions du traité. La majesté royale parut avoir quelque chose de plus imposant et de plus auguste que la sainteté même du serment : le sultan et le roi d’Angleterre se contentèrent de se donner leur parole et de toucher la main des ambassadeurs.

Tous les princes chrétiens et les émirs de la Syrie furent invités à signer le traité conclu entre Richard et Saladin. Parmi ceux qu’on appela pour être garants de la paix, on n’oublia ni le prince d’Antioche, qui avait pris peu de part à la guerre, ni le chef des Ismaéliens, l’ennemi des chrétiens et des musulmans.

Le seul Guy de Lusignan ne fut point nommé dans le traité. Ce prince eut un moment d’importance par les divisions qu’il avait fait naître ; il tomba dans l’oubli aussitôt que les croisés eurent d’autres sujets de discorde. Dépouillé de son royaume, il obtint celui de Chypre, qui était une possession plus réelle, mais qu’il fallut payer aux templiers, auxquels Richard l’avait vendue ou engagée. La Palestine fut cédée à Henri, comte de Champagne, le nouveau mari de cette Isabelle qui semblait être promise à tous les prétendants au royaume de Jérusalem, et qui, par une singulière destinée, avait donné à trois époux le droit de régner, sans pouvoir elle-même monter sur le trône.

Quand la paix eut été proclamée, les pèlerins, avant de retourner en Europe, voulurent visiter le tombeau de Jésus-Christ et voir cette Jérusalem qu’ils n’avaient pu délivrer. La plupart des croisés de l’armée de Richard se partagèrent en plusieurs caravanes, et se mirent en route pour la ville sainte. Quoiqu’ils fussent sans armes, leur présence réveilla parmi les musulmans les sentiments qu’avait nourris la guerre. « Les Turcs, dit Gauthier Vinisauf, lançaient des regards menaçants sur les pèlerins, et ceux-ci auraient mieux aimé être à Tyr ou à Saint-Jean-d'Acre que sur le chemin de Jérusalem. » Saladin fut obligé d’employer son pouvoir pour faire respecter les lois de l’hospitalité. L’évêque de Salisbury, dont le sultan avait éprouvé la bravoure et qui faisait le pèlerinage au nom de Richard, fut accueilli avec distinction. Saladin lui montra le bois de la vraie croix, et s’entretint longtemps avec lui sur la guerre sainte.

Les Français qui, dans la paix comme dans la guerre, restaient presque toujours séparés des Anglais, ne firent point le pèlerinage de Jérusalem. Depuis la bataille de Joppé ils n’avaient pas quitté la ville de Tyr, conservant toujours leurs préventions jalouses contre Richard. Ils s’étaient montrés mécontents du traité conclu avec Saladin, et avaient raillé le roi d’Angleterre. Ce prince, pour se venger, avait fermé aux Français les portes de Jérusalem. Lorsqu’ils furent partis, le roi disait aux siens : « Chassez le moqueur, et la moquerie s’en ira aussi. » Le duc de Bourgogne, qui était à la tête des Français, mourut tout à coup lorsqu’il s’occupait de son retour en Occident, et, comme il expira au milieu des accès d’une violente frénésie, les pèlerins anglais ne manquèrent pas de voir dans cette mort la punition de sa félonie et le jugement de la colère divine.

Richard, n’ayant plus rien à faire en Orient et ne songeant plus qu’aux ennemis qu’il avait en Europe, s’occupa de son départ. Quand il s’embarqua à Ptolémaïs, les chrétiens de la terre sainte ne purent retenir leurs pleurs. On n’avait jamais mieux connu ses vertus ni rendu plus de justice à ses qualités brillantes. Tous, en le voyant partir, se croyaient désormais sans appui et sans secours contre les agressions des musulmans ; lui-même ne put retenir ses larmes, et, lorsqu’il fut sorti du port, tournant les yeux vers la terre qu’il venait de quitter : « Ô terre sainte ! s’écria-t-il, je recommande ton peuple à Dieu ; fasse le ciel que je vienne encore te visiter et te secourir ! »

Ainsi finit cette troisième croisade, où tout l’Occident en armes ne put obtenir d’autres avantages que la conquête de Ptolémaïs et la démolition d’Ascalon. L’Allemagne y perdit sans gloire un de ses plus grands empereurs et la plus belle de ses armées ; la France et l’Angleterre, la fleur de leur noblesse belliqueuse. L’Europe eut d’autant plus à déplorer les pertes qu’elle fit dans cette guerre, que les armées chrétiennes étaient mieux composées que dans les expéditions précédentes : les criminels, les aventuriers, les gens sans aveu, en avaient été bannis, et tout ce que l’Occident avait de plus illustre parmi ses guerriers s’était rangé sous les bannières du Christ.

Les croisés qui combattaient Saladin étaient mieux armés que ceux qui les avaient précédés dans la Palestine : on se servit de l’arbalète, négligée dans la seconde croisade ; les cuirasses, les boucliers, recouverts d’un cuir épais, résistaient aux traits des musulmans : souvent on vit sur le champ de bataille des soldats hérissés de flèches sans être blessés et restant immobiles dans leurs rangs. L’infanterie, arme dédaignée, se forma et prit de l’importance dans le long siège de Ptolémaïs. Cette guerre ne ressemblait pas à celles qu’on faisait alors en Europe, où, d’après les lois féodales, les princes et les seigneurs ne pouvaient retenir longtemps les guerriers sous leurs drapeaux. Trois ans de périls et de combats durent former les soldats à l’obéissance, les chefs au commandement.

Les musulmans avaient fait aussi des progrès dans la science de la guerre, et commençaient à reprendre l’usage de la lance, à laquelle ils paraissaient avoir préféré le sabre et l’épée lorsque les premiers croisés étaient arrivés en Syrie. Leurs armées n’offraient plus une multitude confuse et combattaient avec moins de désordre. Les Turcs et les Curdes surpassaient les Francs dans l’art d’attaquer et de défendre les places ; leur cavalerie, qu’ils pouvaient facilement renouveler, l’emportait sur celle des croisés, qui devaient avoir beaucoup de peine à se procurer des chevaux. Les musulmans avaient plus d’un avantage sur les Francs : ils combattaient sur leur propre territoire, dans leur propre climat ; ils n’étaient soumis qu’à un seul chef, qui leur donna toujours un même esprit et ne leur présenta jamais que la même cause à défendre.

La troisième croisade, quoique malheureuse, n’excita point autant de plaintes en Europe que celle de saint Bernard, parce qu’elle ne fut pas sans gloire. Elle trouva néanmoins des censeurs, et les raisons par lesquelles on la défendit ont beaucoup de ressemblance avec celles qu’employèrent les apologistes de la seconde guerre sainte. « Il s’est trouvé des gens, dit un d’eux, qui, raisonnant à tort et à travers, ont osé soutenir que les pèlerins n’avaient rien gagné dans la terre de Jérusalem, puisque la ville sainte était restée au pouvoir des Sarrasins ; mais ces hommes ne comptent-ils donc pour rien le triomphe spirituel de cent mille martyrs ? Qui peut douter du salut de tant de nobles guerriers qui se sont condamnés à toutes sortes de privations pour mériter le ciel et que nous avons vus nous-mêmes, au milieu de tous les périls, assister chaque matin à la messe que célébraient leurs propres chapelains ? » Ainsi parlait Gauthier Vinisauf, auteur contemporain. Compter parmi les avantages d’une croisade le nombre immense des martyrs qu’elle a faits, doit paraître une idée singulière. Ceux qui s’exprimaient de la sorte étaient néanmoins conséquents aux idées de leur siècle, et surtout à l’esprit qui animait les soldats de la croix. Quand les papes et les orateurs sacrés cherchaient à exciter le zèle des chrétiens d’Occident pour la délivrance des saints lieux, ils ne leur promettaient que les palmes du martyre, et cette seule promesse suffisait pour faire partir des milliers de pèlerins. Lorsque ceux-ci mouraient dans la croisade, ils trouvaient le bien qu’on leur avait promis. Il n’est donc pas étonnant qu’après la guerre on regardât comme un bienfait l’accomplissement des promesses faites auparavant. D’ailleurs, on ne doit pas oublier que c’était là le langage des ecclésiastiques et des moines. Si des chevaliers et des barons avaient écrit cette histoire, ils auraient fait sans doute d’autres raisonnements : quand on lit les annales de ces temps reculés, on doit s’attendre à les trouver souvent plus remplies de dévotion que les temps mêmes qu’elles nous rappellent. Dans le monde et dans les camps, les événements allaient trop souvent au gré des passions humaines, et leur histoire ne s’écrivait guère que dans les cloîtres.

Dans cette croisade, les Francs se montrèrent plus policés qu’ils ne l’avaient été jusqu’alors. De grands monarques qui se combattaient sans cesser de s’estimer et d’avoir entre eux de généreux procédés, étaient pour le monde un spectacle nouveau. Les sujets suivirent l’exemple de leurs princes, et perdirent sous la tente quelque chose de leur barbarie. Les croisés furent parfois admis à la table de Saladin, et les émirs reçus à celle de Richard : en se mêlant ensemble, les musulmans et les chrétiens purent faire un heureux échange de leurs usages, de leurs manières, de leur savoir, et même de leurs vertus.

Les chrétiens, un peu plus éclairés que dans les deux croisades précédentes, eurent moins besoin d’être excités par des prodiges. La passion de la gloire fut pour eux un mobile presque aussi puissant que l’enthousiasme religieux. Aussi la chevalerie fit-elle de grands progrès dans cette croisade ; elle était tellement en honneur, même parmi les infidèles, que Saladin voulut en connaître les statuts, et que Malek-Adhel envoya son fils aîné à Richard, pour que le jeune prince musulman fût reçu chevalier dans l’assemblée des barons et des seigneurs chrétiens.

Le sentiment de l’honneur, l’humanité qui en est inséparable, essuyèrent souvent les pleurs que les malheurs de la guerre faisaient répandre ; des passions tendres et vertueuses s’associaient dans l’âme des héros avec les maximes austères de la religion et les images sanglantes des combats. Au milieu de la corruption des camps, l’amour, en inspirant des sentiments nobles et délicats aux chevaliers et aux troubadours qui avaient pris la croix, les préserva des séductions d’une débauche grossière. Plus d’un guerrier, animé par le souvenir de la beauté, fit admirer sa bravoure en combattant les musulmans. Ce fut dans cette croisade que mourut le châtelain de Coucy, blessé à mort à côté du roi Richard. Une chanson, qui nous est restée, contient ses adieux à la France : il allait dans la terre sainte, disait-il, afin d’obtenir trois choses d’un grand prix pour un chevalier : le paradis, la gloire, et l'amour de sa mie. Une chronique du moyen âge rapporte que, lorsqu’il eut reçu le coup mortel et qu’il fut près de rendre le dernier soupir, le fidèle châtelain se confessa d’abord au légat du pape, et chargea ensuite son écuyer de porter son cœur à la dame de Fayel. Les dernières volontés de Coucy et l’horrible festin qu’un mari cruel fit servir à la victime de sa jalousie, montrent à la fois ce que la chevalerie pouvait inspirer de plus touchant et ce que les mœurs du douzième siècle avaient de plus barbare. Les troubadours célébrèrent dans leurs chansons l’amour chevaleresque du noble châtelain, et le désespoir qui s’empara de la belle de Vergy, lorsqu’elle apprit qu’elle avait mangé le cœur de son fidèle chevalier. Si nous en croyons les vieilles chroniques, le seigneur de Fayel, poursuivi par ses remords et par l’opinion de ses contemporains, fut obligé d’aller dans la terre sainte expier son crime et la mort d’une épouse infortunée.

Dans cette croisade, où s’illustrèrent tant de chevaliers, deux hommes, Richard et Saladin, s’acquirent une gloire immortelle : l’un par une bravoure inutile et par des qualités plus brillantes que solides, l’autre, par des succès réels et par des vertus qui auraient pu servir de modèle aux chrétiens. Le nom de Richard fut, pendant un siècle, l’effroi de l’Orient ; les Sarrasins et les Turcs le célébrèrent dans leurs proverbes, longtemps après les croisades. Il cultiva les lettres et mérita une place parmi les troubadours ; mais les arts n’adoucirent point son caractère impétueux et indomptable, qui lui fit donner par ses contemporains le surnom de Richard Cœur-de-Lion, qu’il a conservé dans l’histoire. Emporté par l’inconstance de ses inclinations, il changea souvent de projets, d’affections et de maximes ; il brava quelquefois la religion, et très-souvent se dévoua pour elle. Tantôt incrédule, tantôt superstitieux, sans mesure dans sa haine comme dans son amitié, il fut excessif en toutes choses, et ne se montra constant que dans son amour pour la guerre. Les passions qui l’animaient permirent rarement à son ambition d’avoir un but, un objet déterminé. Son imprudence, sa présomption, l’incertitude de ses projets, lui firent perdre le fruit de ses exploits. En un mot, le héros de cette troisième croisade est plus fait pour exciter la surprise que pour inspirer l’estime, et semble moins appartenir à l’histoire qu’aux romans de chevalerie.

Avec moins d’audace et de bravoure que Richard, Saladin avait un caractère plus grave et surtout plus propre à conduire une guerre religieuse. Il mit plus de suite dans ses projets ; plus maître de lui-même, il sut mieux commander aux autres. Sa naissance ne le destinait point au trône, et son crime fut d’y monter ; mais on doit dire que, lorsqu’il y fut assis, il s’en montra digne. On sait d’ailleurs qu’en s’emparant de l’empire de Noureddin, il obéit moins à son penchant qu’à sa fortune et à sa destinée. Une fois qu’il fut le maître, il n’eut plus que deux passions : celle de régner et celle de faire triompher le Coran. Toutes les fois qu’il ne s’agissait pas d’un royaume ou de la gloire du prophète, qu’on ne contraria ni son ambition ni sa croyance, le fils d’Ayoub montra de la modération. Au milieu des fureurs de la guerre, il donna l’exemple des vertus pacifiques : « du sein des camps, dit un auteur oriental, il couvrait les peuples des ailes de sa justice, et faisait pleuvoir sur les villes les nuées de sa libéralité. » Les musulmans admiraient l’austérité de sa dévotion, sa constance dans les travaux, son habileté dans la guerre. Sa générosité, son respect pour le malheur et pour la foi jurée, furent célébrés par les chrétiens qu’avaient désolés ses victoires et dont il renversa la puissance en Asie. Dans une conversation qu’il eut après la guerre avec l’évêque de Salisbury et qui nous a été conservée par une chronique du temps, Saladin nous fait connaître à la fois son caractère et celui de Richard ; le sultan loua beaucoup la bravoure du roi d’Angleterre. « Mais ce prince, ajouta-t-il, n’est pas assez prudent et se montre trop prodigue de sa vie ; j’aimerais mieux voir dans un grand homme la prudence et la modestie que le mépris du péril et l’amour d’une vaine gloire. »

Cette guerre, si glorieuse pour le chef des musulmans, ne fut pas sans avantages pour l’Europe. Des croisés, qui se rendaient en Palestine, s’arrêtèrent en Espagne, et, par leurs victoires sur les Maures, préparèrent la délivrance des royaumes chrétiens situés au-delà des Pyrénées. Ainsi que dans la seconde croisade, un grand nombre d’Allemands, entraînés par les sollicitations du pape, firent la guerre aux barbares habitants des rives de la Baltique, et reculèrent, par d’utiles exploits, les limites de la république chrétienne en Occident.

Comme la plupart des pèlerins se rendirent par mer en Palestine, l’art de la navigation reçut de grands encouragements et fit de sensibles progrès. Pendant le siège de Ptolémaïs, il arriva une multitude de vaisseaux d’Europe dans les mers de Syrie. Si la plupart de ces navires avaient appartenu aux princes qui dirigeaient cette guerre, et non à des marchands qui profitaient de la croisade sans la servir, il n’est pas douteux que la marine des Orientaux n’ait été anéantie, et que les musulmans n’aient pas pu disputer aux chrétiens l’empire de la mer ; toutefois, les flottes d’Occident eurent une supériorité marquée sur celles des Turcs. Les chroniques contemporaines parlent de plusieurs batailles navales, dans lesquelles les Francs eurent tout l’avantage ; les connaissances techniques que déploient les vieux chroniqueurs dans leurs descriptions et leurs récits, nous prouvent que les lumières sur cette partie importante de l’industrie humaine commençaient à se répandre. Une remarque qui n’est peut-être pas sans intérêt, c’est que Richard s’embarqua sur des vaisseaux anglais et que Philippe eut recours pour son expédition aux Génois. Il n’est pas inutile d’ajouter que le brillant combat livré par Richard dans la mer de Tyr à un gros vaisseau musulman fut un des premiers triomphes de la marine britannique.

Un des résultats les plus importants de la troisième croisade, celui auquel les croisés n’avaient pas songé, fut la conquête de Chypre et l’érection de cette île en royaume. Chypre renfermait plusieurs villes florissantes ; ses plaines étaient fertiles ; ses coteaux produisaient un vin renommé ; ses ports offraient un asile commode aux vaisseaux qui se rendaient de l’Occident en Asie et revenaient de la Syrie en Europe. Le royaume de Chypre fournit souvent d’utiles secours aux colonies chrétiennes d’Orient, et, lorsque ces colonies furent dispersées par les Turcs, il recueillit leurs débris. Conquis par Richard et gouverné par une longue suite de rois, il conserva, longtemps après les croisades, les lois que Godefroy de Bouillon et ses successeurs avaient faites pour Jérusalem ; il transmit aux âges suivants le plus précieux monument de la législation de ces temps reculés.

Dans quelques États de l’Europe, le commerce et l’esprit même des guerres saintes avaient contribué à l’affranchissement des communes. Beaucoup de serfs, devenus libres, avaient pris les armes. Ce ne fut pas un des spectacles les moins intéressants de cette croisade que celui de voir les bannières de plusieurs villes de France et d’Allemagne flotter dans l’armée chrétienne parmi les drapeaux des seigneurs et des barons.

La croisade ruina l’Angleterre ; elle entretint dans ce pays des germes de discorde ; la France, quoiqu’elle eût à déplorer la perte d’un grand nombre de guerriers, vit, à la même époque, fleurir la paix dans toutes ses provinces, et profita des malheurs de ses voisins. La croisade fournit à Philippe-Auguste les moyens d’affaiblir les grands vassaux et de réunir la Normandie à la couronne. Elle lui donna la facilité de lever des tributs sur tous ses sujets, même sur le clergé, et d’avoir à sa solde des armées régulières ; elle lui offrit de plus un prétexte pour s’entourer d’une garde fidèle. Ainsi s’élevait cette puissance royale dont la nation attendait ses libertés et qui devait plus tard triompher à Bouvines de la ligue la plus redoutable qui eût jamais été formée contre la France.

Une longue captivité attendait Richard à son retour en Europe. Jeté par la tempête sur les côtes de l’Adriatique, entre Venise et Aquilée, il craignit de traverser la France où il redoutait la présence de Philippe-Auguste, et prit la route d’Allemagne, accompagné d’un seul serviteur. Richard se reposa quelques jours près de Vienne, dans un village appelé Erdberg. Le serviteur allant à la ville pour y chercher des provisions, portait une bague de prix et une paire de gants de son maître ; il excita des soupçons ; on le questionna ; il répondit qu’il voyageait avec un riche marchand. Mais les soupçons ne furent point dissipés, car déjà la renommée commençait à annoncer que le roi d’Angleterre avait débarqué à Zadara et qu’il était dans le pays d’Autriche. Le domestique cédant, aux instances et aux menaces, confessa enfin la vérité. Richard fut arrêté par les soldats de Léopold, dans une hôtellerie, et sous l’habit d’un garçon de cuisine. Le duc d’Autriche ne fut point assez généreux pour oublier les outrages qu’il avait reçus du roi d’Angleterre au siège de Ptolémaïs, et retint le monarque prisonnier.

On ne savait plus en Europe ce qu’était devenu Richard, lorsqu’un gentilhomme d’Arras, nommé Blondel, résolut de parcourir l’Allemagne et de s’enquérir du lieu où était le prince jusqu’à ce qu’il l’eût découvert. Blondel jura en lui-même, dit une chronique, qu'il querroit son seigneur en toute terre tant qu'il l'averoit trové. Il advint par adventure que ledit Blondel se trouva en Autriche dans une belle vallée en un lieu appelé Duresten, sur la rive gauche du Danube, à quelques milles de Vienne. Arrivé devant un vieux château où gémissait, disait-on, un illustre captif, le ménestrel entendit chanter le premier couplet d’une chanson qu’il avait faite autrefois avec Richard, et se mil à chanter le second couplet. Le prisonnier reconnut Blondel, et le fidèle troubadour revint en Angleterre annoncer qu’il avait découvert la prison du roi Richard. Le duc d’Autriche, effrayé de cette découverte, n’osa plus retenir entre ses mains son redoutable captif, et le livra à l’empereur d’Allemagne. Richard était resté treize mois dans le château que Léopold lui avait assigné pour prison. Henri VI, qui avait aussi des griefs à venger, se réjouit d’avoir en son pouvoir le roi d’Angleterre ; il le fit enfermer dans le château de Trifels, dont le voyageur voit encore les ruines sur la rive gauche du Rhin, non loin de Landau. L’empereur d’Allemagne l’y retint près d’un an. Le héros de la croisade, dont le nom remplissait le monde, languissait dans les ténèbres d’un cachot, et demeura ainsi longtemps en proie à la vengeance de deux princes chrétiens.

On le fit comparaître devant la diète germanique, assemblée à Worms ; on l’accusa de tous les crimes que lui avaient reprochés la haine et l’envie ; mais l’aspect d’un roi dans les fers est un spectacle si touchant, que personne n’osa condamner Richard ; et, lorsqu’il fit entendre sa justification, les évêques et les seigneurs fondirent en larmes, et conjurèrent Henri de le traiter avec moins d’injustice et de rigueur.

La reine Eléonore implora toutes les puissances de l’Europe pour obtenir la délivrance de son fils. Les plaintes elles chagrins d’une mère touchèrent le cœur de Célestin, qui venait de monter sur la chaire de saint Pierre. Le pape réclama plusieurs fois la liberté du roi d’Angleterre, et lança même l’excommunication contre le duc d’Autriche et l’Empereur : mais les foudres de Rome tombaient si souvent sur les trônes d’Allemagne, qu’elles n’inspiraient presque plus de crainte. Henri brava les anathèmes du Saint-Siège : la captivité de Richard dura encore plus d’une année ; il n’obtint enfin sa liberté qu’après s’être engagé à payer une rançon considérable. Son royaume, qu’il avait ruiné à son départ, s’épuisa pour hâter son retour, et l’Angleterre donna jusqu’à ses vases sacrés pour briser les fers de son monarque. Il fut reçu avec enthousiasme par les Anglais ; ses aventures, qui arrachaient des larmes, firent oublier ses cruautés, et l’Europe ne se ressouvint que de ses exploits et de ses malheurs.

Après la trêve conclue avec Richard, Saladin s’était retiré à Damas, et ne jouit qu’une année de sa gloire. L’histoire contemporaine célèbre la manière édifiante dont il mourut ; il distribua également ses aumônes aux chrétiens et aux musulmans. Avant d’expirer, il ordonna à un de ses émirs de porter son drap mortuaire dans les rues de Damas, en répétant à haute voix : Voilà ce que Saladin, vainqueur de l'Orient, emporte de ses conquêtes. Les chroniques latines sont les seules qui rapportent ce trait, et nous le reproduisons ici moins comme un fait historique, que comme une grande leçon de morale et l’expression vive et énergique de la fragilité des grandeurs humaines. On trouve dans les auteurs arabes une circonstance plus vraie et non moins remarquable qui peint très-bien à la fois la douleur qu’inspira la mort de Saladin et cette espèce de gouvernement où tout semble mourir avec le prince : Boha-Eddin, après avoir parlé du désespoir que firent éclater les Syriens, ajoute que tout le peuple de Damas resta comme frappé de stupeur, et qu’au milieu de la douleur publique on oublia de piller la ville.

Dans les derniers jours de sa vie, Saladin s’occupait de nouvelles conquêtes : il portait ses regards sur l’Asie Mineure, sur l’empire grec, et peut-être aussi sur l’Occident, dont il avait plusieurs fois vaincu les armées en Syrie.