Conrad, marquis de
Montferrat ; pénètre dans Tyr qu’assiège Saladin ; sa conduite généreuse ; le
sultan se porte sur Tripoli ; il se rejette sur l'Oronte ; rendu à la
liberté, le roi de Jérusalem viole son serment ; il investit Ptolémaïs ;
description de la ville et de ses environs ; travaux du siège ; affluence de
nouveaux croisés ; le sultan pénètre dans la place ; vaincus dans une
bataille sanglante, les chrétiens se réfugient dans leur camp ; retraite des
infidèles ; leur retour offensif ; Malek-Adhel amène un renfort à son frère ;
à la nouvelle de la marche de Conrad, les musulmans sont découragés ; échecs
réciproques que subissent les assiégés et les assiégeants ; le duc de Souabe
arrive avec ses Allemands ; sa présomption ; sa mort ; Sibille et ses deux
enfants descendent au tombeau ; Conrad fait rompre le mariage d’Homfroy de
Thoron afin d’épouser Isabelle ; conséquences funestes de cet acte ; Richard
et Philippe-Auguste ; leur voyage, leur haine naissante ; Saladin appelle à
la guerre sainte tous les enfants du prophète ; les deux rois tombent malades
; ils envoient des députés à Saladin ; l’armée chrétienne serre de plus près
Ptolémaïs, qui enfin capitule. Comparaison entre la bravoure, les armes, les
mœurs des parties belligérantes.
Pendant
qu’on prêchait la croisade en Europe, Saladin poursuivait le cours de ses
victoires dans la Palestine. La bataille de Tibériade et la prise de
Jérusalem avaient jeté tous les chrétiens dans l'abattement et le désespoir.
Cependant, au milieu de la consternation générale, une seule ville, celle de
Tyr, arrêta toutes les forces réunies du nouveau vainqueur de l’Orient.
Saladin avait rassemblé deux fois ses flottes et ses armées pour attaquer
cette cité, dont il désirait ardemment la conquête ; mais tous les habitants
avaient juré de mourir plutôt que de se rendre aux musulmans : cette
généreuse détermination était l’ouvrage de Conrad, qui venait d’arriver dans
la place et que le ciel semblait avoir envoyé pour la sauver. Conrad,
fils du marquis de Montferrat, portait un nom célèbre dans l’Occident, et le
bruit de ses exploits l’avait précédé en Asie. Dès sa plus tendre jeunesse,
il se distingua dans la guerre du Saint-Siège contre l’empereur d’Allemagne.
La passion de la gloire et le besoin de chercher des aventures l’amenèrent
ensuite à Constantinople, où il dissipa une sédition qui menaçait le trône
impérial et tua sur le champ de bataille le chef des rebelles. La sœur
d’Isaac l’Ange et le titre de César furent le prix de son courage et de ses
services ; mais son caractère inquiet ne lui permit pas de jouir longtemps de
sa fortune. Au milieu de ses paisibles grandeurs, éveillé tout à coup par le
bruit de la guerre sainte, il se déroba à la tendresse de son épouse, à la reconnaissance
d’un empereur, pour voler dans la Palestine. Conrad arriva sur les côtes de
la Phénicie quelques jours après la bataille de Tibériade. Déjà la ville de
Tyr avait nommé des députés pour demander une capitulation à Saladin : sa
présence ranima les courages ; tout changea de face. Ce prince, que les
auteurs arabes appellent le plus vorace des loups de la chrétienté, le plus
rusé des chiens de la loi du Messie, se fit donner le commandement de la
ville, agrandit les fossés, répara les fortifications. Les habitants de Tyr,
attaqués par terre et par mer, devenus tout d’un coup d’invincibles
guerriers, apprirent sous ses ordres à combattre les armées et les flottes
des Turcs. Le
vieux marquis de Montferrat, père de Conrad, qui, pour visiter la terre
sainte, avait quitté ses paisibles Etats, s’était trouvé a la bataille de
Tibériade. Fait prisonnier par les musulmans, il attendait dans les prisons
de Damas que ses enfants pussent le délivrer ou racheter sa liberté. Saladin
le fit venir dans son armée, et promit au brave Conrad de lui rendre son père
et de lui donner de riches possessions en Syrie s’il lui ouvrait les portes
de Tyr. Il le menaça en même temps de faire placer le vieux marquis de
Montferrat devant les rangs des musulmans et de l’exposer aux traits des
assiégés. Conrad répondit avec fierté qu’il méprisait les présents des
infidèles ; que la vie de son père lui était moins chère que la cause des
chrétiens. Il ajouta que rien n’arrêterait ses coups, et que, si les
musulmans étaient assez barbares pour faire mourir un vieillard qui s’était
rendu sur sa parole, il se ferait gloire de descendre d’un martyr. Après
cette réponse, les soldats de Saladin recommencèrent leurs attaques, et les
Tyriens se défendirent avec fureur. Les hospitaliers, les templiers, les plus
braves guerriers qui restaient encore dans la Palestine, étaient accourus
dans les murs de Tyr pour partager l’honneur d’une si belle défense. Parmi
les Francs qui se distinguaient par leur valeur, on remarquait surtout un
gentilhomme espagnol, connu dans l’histoire sous le nom de Chevalier aux
armes vertes. Lui seul, disent les vieilles chroniques, il repoussait et
dispersait des bataillons ennemis ; il se battit plusieurs fois en combat
singulier, terrassa les plus intrépides musulmans, et fit admirer de Saladin
sa bravoure et ses faits d’armes. La
ville n’avait point de citoyen qui ne fût soldat ; les enfants même portaient
les armes ; les femmes animaient les guerriers par leur présence et leurs
discours. Sur les flots, au pied des remparts, il se livrait sans cesse de
nouveaux combats. Partout les musulmans retrouvaient ces héros chrétiens qui
les avaient fait trembler tant de fois. Saladin
était fatigué d’une attaque longue et inutile : deux fois il s’était présenté
devant Tyr sans pouvoir la soumettre : il résolut de lever le siège pour
aller attaquer Tripoli, mais il ne fut pas plus heureux dans cette nouvelle
expédition. Guillaume, roi de Sicile, instruit des malheurs de la Palestine,
avait envoyé des secours aux chrétiens. L’amiral Marharit, que ses talents et
ses victoires avaient fait surnommer le Roi de la mer et le nouveau Neptune,
arriva sur les côtes de Syrie avec soixante galères, trois cents cavaliers et
cinq cents fantassins. Les guerriers siciliens volèrent à la défense de
Tripoli, et, commandés par le chevalier aux armes vertes, ils forcèrent
Saladin d’abandonner son entreprise. La
ville et le comté de Tripoli, depuis la mort de Raymond, appartenaient à
Bohémond, prince d’Antioche. Saladin, plein de colère et de dépit, porta les
ravages de la guerre sur les bords de l'Oronte, et força Bohémond d’acheter
une trêve de huit mois. Dans cette expédition, les musulmans s’emparèrent de
Tortose et de quelques châteaux bâtis sur les hauteurs du Liban. La
forteresse de Carac, d’où était sortie cette guerre si funeste aux chrétiens,
se défendait depuis un an contre une armée musulmane. Les assiégés, dépourvus
de secours, en proie à toutes sortes de maux et de privations, avaient porté
jusqu’à l’héroïsme la résignation et la bravoure. Devant qu’ils se
rendissent, dit le continuateur de Guillaume de Tyr, ils vendirent les
fames et les enfants as Sarrasins, et ne demora beste ne chose nule à chastel
qu’ils pussent mangier. Ils furent enfin obligés de capituler ; le sultan
leur accorda la vie et la liberté, et leur fit rendre les femmes et les
enfants qu’un héroïsme barbare avait condamnés à l’esclavage. Au
milieu de ses victoires, Saladin retenait toujours Guy de Lusignan dans les
fers. Maître de Carac et de la plus grande partie de la Palestine, il rendit
enfin la liberté au malheureux roi de Jérusalem, après lui avoir fait jurer
sur l’Évangile de renoncer à son royaume et de retourner en Europe. Cette
promesse, arrachée par la violence, ne pouvait être regardée comme une loi
dans une guerre où le fanatisme faisait mépriser, de part et d’autre, la foi
du serment. Saladin lui-même ne pensait pas que le roi de Jérusalem tînt sa
parole ; et, s’il consentit à le renvoyer, ce fut sans doute dans la crainte
qu’on ne choisît un prince plus habile et dans l’espoir que sa présence
jetterait la discorde parmi les chrétiens. [1189.]
A peine sorti de sa captivité, Guy de Lusignan fit annuler son serment par un
conseil d’évêques. Gauthier Vinisauf, en parlant de cet acte, dit que le
prince chrétien eut raison de se faire délier de son serment, d’abord parce
que les promesses faites par la crainte méritent d’être révoquées, ensuite parce
que la foule des croisés qui arrivaient trouvait un chef et un guide. Il
ajoute : « L’artifice doit être trompé par l’artifice ; la perfidie d’un
tyran doit être frustrée par son exemple ; car un trompeur invite à le
tromper. Saladin avait le premier manqué à sa foi, et il avait arraché à un
roi captif l’engagement de se retirer en exil. Cruelle liberté que celle
qu’on achète par l’exil ! Cruelle délivrance que celle qui fait renoncer au
trône ! Mais le dessein de Bélial fut détruit par l’ordre de Dieu. » Guy de
Lusignan chercha l’occasion de relever un trône où la fortune l’avait un
moment fait asseoir. Il se présenta en vain devant la ville de Tyr, qui
s’était donnée à Conrad et ne voulait pas reconnaître pour roi un prince qui
n’avait pas su défendre ses États. Le roi de Jérusalem erra longtemps dans
son propre royaume, accompagné de quelques serviteurs fidèles, et résolut
enfin de tenter quelque entreprise qui pût fixer sur lui les regards et réunir
sous ses drapeaux des guerriers accourus de toutes les parties de l’Europe
pour délivrer la terre sainte. Guy de
Lusignan alla mettre le siège devant Ptolémaïs, qui s’était rendue à Saladin
quelques jours après la bataille de Tibériade. Cette ville, que les
historiens appellent tour à tour Acca, Accon, Acre, était bâtie à l’occident
d’une vaste plaine ; la Méditerranée baignait ses murailles ; la commodité de
son port appelait les navigateurs de l’Europe et de l’Asie, et elle méritait
de régner sur les mers comme la ville de Tyr qui s’élevait dans le voisinage.
Du côté de la terre des fossés profonds entouraient ses murailles ; de
distance en distance s’élevaient des tours formidables, parmi lesquelles on
remarquait la tour Maudite, qui dominait sur la ville et sur la plaine, et la
tour des Mouches, bâtie à l’entrée du port et que les voyageurs retrouvent
aujourd’hui encore avec son ancien nom. Une digue de pierre fermait le port
vers le midi, et se terminait par une forteresse bâtie sur une roche isolée
au milieu des flots. En 1831, nous avons vu Saint-Jean-d'Acre avec des
murailles rebâties à neuf ; elles présentaient un état de fortification
redoutable, surtout du côté de la terre ; on avait fortifié un peu moins du
côté de la mer, suffisamment défendu par la difficulté du rivage. La ville
actuelle occupe à peu près les deux tiers de l’espace qu’elle couvrait au
temps des croisades. Une population de six mille habitants vivait dans ses
murs à l’époque de notre passage. La guerre d'Ibrahim-pacha en Syrie a fait
de l’enceinte d’Acre un amas solitaire de débris. La
plaine de Saint-Jean-d'Acre est bornée au nord par le mont Saron, que les
Latins appelaient Scala Tyriorum, l’Échelle des Tyriens ; au sud, par le mont
Carmel, qui s’avance dans la mer ; elle s’étend du septentrion au midi sur un
espace d’environ quatre lieues. Le Bélus, que les auteurs arabes ont appelé
Nahr-Alhalou (rivière d’eau douce) et que les gens du pays appellent tour à tour Nahr-el-Ramyn,
Nahr-el-Kardané, traverse une partie de la plaine, et se jette dans la mer à
un quart d’heure à l’est de la ville, sous la petite éminence où gisent
plusieurs ruines nommées Akkah-el-Kharab (Acre la Ruinée). La plaine, peu boisée, est
marécageuse en beaucoup d’endroits, et de ces marais s’échappent en été des
exhalaisons qui corrompent l’air et répandent le germe des maladies
épidémiques. A diverses distances de Saint-Jean-d’Acre, au nord et au
nord-est, plusieurs collines découpent la plaine. La première est celle de
Thuron, appelée par les chroniqueurs musulmans la colline des Mosallins ou
des Prians, et aussi Mossallaba. La seconde colline est celle que Boha-Eddin
nomme Niadia, et Gauthier Vinisauf Mahaméria ; la troisième est la colline de
Kison. Les montagnes citées dans les chroniques arabes sous le nom de
Karouba, sont les montagnes de Saron qui partent du cap-Blanc, appelé en
arabe El-Mécherfi, et courent de l’ouest à l’est jusqu’aux rives du Jourdain. Les
plaines de Ptolémaïs étaient fertiles et riantes : des bosquets, des jardins,
couvraient les campagnes voisines de la ville, quelques villages s’élevaient
sur le penchant des montagnes ; des maisons de plaisance étaient bâties sur
les collines. Les traditions religieuses et les traditions profanes avaient
donné des noms à plusieurs sites du voisinage : un tertre élevé rappelait aux
voyageurs le tombeau de Memnon ; on montrait sur le Carmel les grottes d’Élie
et d’Élisée, et la place où Pythagore vint adorer l’Écho. Tels étaient les
lieux qui allaient être bientôt le théâtre d’une guerre sanglante et devaient
voir combattre entre elles les armées de l’Europe et celles de l’Asie. Ce fut
à la fin du mois d’août 1189, le jour de la Saint-Augustin, que commença le
siège de Ptolémaïs, qui dura deux ans. Guy de Lusignan avait à peine sous ses
drapeaux neuf mille hommes lorsqu’il vint camper devant cette ville. Les
Pisans, venus sur leur flotte, s’emparèrent d’abord du rivage et fermèrent
toutes les avenues du côté de la mer. La petite armée des chrétiens alla
dresser ses tentes sur la colline de Thuron. Trois jours après leur arrivée,
les croisés commencèrent leurs attaques ; sans se donner le temps de préparer
leurs machines, couverts de leurs simples boucliers, ils appliquèrent leurs
échelles contre les murs, et montèrent à l’assaut. Une chronique
contemporaine ne craint pas d’affirmer que la ville aurait pu tomber alors au
pouvoir des chrétiens, si tout à coup on n’avait répandu le bruit de
l’arrivée de Saladin. A celte nouvelle, qui les remplit d’une terreur
panique, ils abandonnèrent à la hâte l’attaque des remparts, et se retirèrent
sur la colline où ils avaient établi leur camp. Bientôt
on vit s’avancer cinquante vaisseaux voguant à pleines voiles. En les
apercevant des hauteurs de Thuron, les chrétiens n’osaient croire à un
secours qu’ils n’attendaient point. De leur côté, les croisés montés sur les
navires ne savaient que penser de ce camp qui s’offrait à leur vue. Mais, à
mesure qu’ils approchaient, ils reconnurent les étendards de la croix ; un
cri de joie s’éleva sur la flotte et dans le camp " des chrétiens ; tous
les yeux se mouillent de larmes ; on accourt sur le rivage ; on se précipite
dans les flots pour embrasser plus tôt ceux qui arrivent. On se félicite
réciproquement, on débarque les armes, les vivres, les munitions de guerre ;
et douze mille guerriers de la Frise et du Danemark, sortis de leurs
vaisseaux, viennent planter leurs drapeaux entre la colline de Thuron et la
ville de Ptolémaïs. La
flotte danoise, partie des mers du Nord, avait partout excité, sur son
passage, l’enthousiasme et le zèle impatient des peuples qui habitent les
côtes de l’Océan. Elle fut bientôt suivie d’une autre flotte portant un grand
nombre de guerriers anglais et flamands. L’archevêque de Cantorbéry, qui
avait prêché la guerre de la croix en Angleterre, conduisait les croisés
anglais. Ceux de la Flandre étaient dirigés par Jacques d'Avesnes, déjà
célèbre par ses exploits et que les palmes du martyre attendaient dans la
terre sainte. Tandis
que la mer apportait aux chrétiens de nombreux renforts, Saladin, abandonnant
ses conquêtes de la Phénicie, accourut avec son armée. Il plaça ses tentes et
ses pavillons aux extrémités de la plaine, sur la colline de Kisan, qui
s’élevait derrière la colline de Thuron. D’un côté, son camp s’étendait
jusqu’à la rivière du Bélus ; de l’autre, jusqu’à Mahaméria, ou la colline de
la Mosquée. Les musulmans attaquèrent plusieurs fois les chrétiens ; mais ils
les trouvèrent toujours semblables à une montagne qu'on ne peut abattre ni
faire reculer. Saladin, pour animer ses soldats, résolut de livrer une
bataille générale, un vendredi, à l’heure même où les peuples de l’islamisme
sont en prières. Ce moment choisi pour le combat redoubla le fanatisme de
l’armée musulmane. Les chrétiens furent obligés d’abandonner les postes
qu’ils occupaient sur les bords de la mer, du côté du nord, et le sultan
victorieux pénétra dans les murs de Ptolémaïs. Après avoir reconnu du haut
des tours la position des croisés, il sortit avec la garnison, les surprit et
les repoussa dans leur camp. Saladin avait relevé par sa présence le courage
des habitants et des défenseurs de la place. Il donna tous les ordres
nécessaires, il laissa dans la ville l’élite de ses guerriers, et choisit
pour les commander deux de ses plus fidèles émirs, Hossam-Eddin, ancien
compagnon de ses victoires, et Karacoush, dont il avait plusieurs fois
éprouvé la sagesse et la bravoure dans la conquête de l'Égypte. Le sultan
revint ensuite sur la colline de Kisan, prêt à combattre l’armée des croisés. Les
chrétiens ne cessaient de creuser des fossés autour de leur camp et de
s’entourer de retranchements formidables. Tous ces préparatifs de défense
donnaient sans doute quelques alarmes aux musulmans ; mais ce qui devait
surtout les remplir d’effroi, c’était la vue de cette foule de vaisseaux
francs qui, semblables à une vaste forêt, couvraient le rivage de la mer. A
mesure que quelques-uns de ces navires s’éloignaient, il en arrivait d’autres
en plus grand nombre, et tous amenaient en Syrie des guerriers de l’Occident.
On vit d’abord débarquer des croisés accourus de toutes les villes d’Italie,
conduits par leurs tribuns et leurs évêques. Ils furent suivis d’un grand
nombre de guerriers venus de la Champagne et de plusieurs provinces de
France. Parmi les chefs se faisait remarquer l’évêque de Beauvais, que les
vieilles chroniques comparent à l’archevêque Turpin et que la gloire des
armes bien plus que la dévotion conduisait pour la seconde fois en Orient.
Après les croisés français parurent des guerriers d’Allemagne qui obéissaient
au landgrave de Thuringe. Conrad marquis de Tyr, ne voulut point rester oisif
dans cette guerre. Il arma des vaisseaux, leva des troupes, et vint réunir
ses forces à celles de l’armée chrétienne. Enfin, de toutes les parties du monde
on voyait accourir des défenseurs de la croix, et plus de cent mille
guerriers se trouvèrent rassemblés devant Ptolémaïs, lorsque les puissants
monarques qui s’étaient mis à la tête de la croisade s’occupaient encore des
préparatifs de leur départ. L’arrivée
de ces innombrables auxiliaires ranima l’ardeur des croisés. Les chevaliers,
suivant l’expression d’un historien arabe, revêtus de longues cuirasses à
écailles de fer, apparaissaient de loin comme des serpents qui couvraient la
plaine ; lorsqu’ils volaient aux armes, ils ressemblaient à des oiseaux de
proie, et dans la mêlée à des lions indomptables. Plusieurs émirs avaient
proposé à Saladin de se retirer devant un ennemi « aussi nombreux,
disaient-ils, que les sables de la mer, plus violent que les tempêtes, plus
impétueux que les torrents ». Une
vaste plaine qui s’étendait entre les collines occupées par les deux camps
ennemis, avait été le théâtre des combats les plus sanglants. Depuis quarante
jours les Francs assiégeaient Ptolémaïs, et sans cesse ils avaient à
repousser la garnison ou les troupes de Saladin. Le quatrième jour d’octobre
leur armée descendit dans la plaine et se rangea en bataille. Elle couvrait
un espace immense. Les chevaliers et les barons d’Occident avaient déployé
tout leur appareil de guerre, et marchaient à la tête de leurs soldats,
couverts d’un casque de fer, armés de la lance et de l’épée. Le clergé
lui-même avait pris les armes. Les archevêques de Ravenne, de Pise, de
Cantorbéry, de Besançon, de Nazareth, de Montréal ; les évêques de Beauvais,
de Salisbury, de Cambrai, de Ptolémaïs, de Bethléem, s’étaient revêtus du
casque et de la cuirasse, et conduisaient les guerriers de Jésus-Christ.
L’armée chrétienne présentait un aspect si redoutable et paraissait si pleine
de confiance, qu’un chevalier franc s’écria dans son enthousiasme : Que Dieu
reste neutre, et la victoire est à nous ! Le roi
de Jérusalem, devant lequel quatre chevaliers portaient le livre des
Evangiles, commandait les Français et les hospitaliers. Ses lignes
s’étendaient à droite jusqu’au Bélus. Les Vénitiens et les Lombards
formaient, avec les Tyriens, l’aile gauche, qui s’appuyait à la mer, et
marchaient sous les drapeaux de Conrad. Le centre de l’armée était occupé par
les Allemands, les Pisans et les Anglais, que commandait le landgrave de
Thuringe. Le grand maître du Temple avec ses chevaliers, le duc de Gueldre
avec ses soldats, formaient le corps de réserve, et devaient se porter
partout où les appellerait le danger ; la garde du camp avait été confiée à
Gérard d’Avesnes et à Geoffroi de Lusignan. Lorsque
l’armée chrétienne eut déployé son ordre de bataille dans la plaine, les
musulmans sortirent de leurs retranchements et se préparèrent à soutenir le
choc des croisés. Les historiens arabes disent que Saladin implora le secours
de Dieu, et sa dévotion fut sans doute mêlée de quelque sentiment de crainte.
Les archers et la gendarmerie des chrétiens commencèrent le combat. Dès le
premier choc, l'aile gauche des musulmans, commandée par Taki-Eddin, neveu du
sultan, se retira en désordre. Les Francs, dit l’historien Emmad-Eddin, se
répandaient partout comme un déluge, et marchaient au combat avec l'ardeur
d'un cheval au pâturage. Bientôt leurs étendards flottent sur la colline de
la Mosquée, et le vaillant comte de Bar pénètre jusque dans la tente de Saladin.
Les Francs victorieux descendent sur le revers de la colline, et chassent
devant eux les musulmans éperdus. La terreur fut si grande parmi les
infidèles, qu’un grand nombre d’entre eux s’enfuirent jusqu’à Tibériade. Les
esclaves qui suivaient l’armée musulmane prirent la fuite, emportant les
bagages et tout ce qu’ils avaient trouvé dans le camp. Cette fuite des
esclaves augmenta la confusion, et Saladin, qui commandait le centre de son
armée, ne put retenir autour de lui que quelques-uns de ses mameluks. Un
historien arabe, qui était présent, rapporte avec une franchise remarquable
les premiers succès des chrétiens dans cette journée, et, tout rempli encore
du souvenir de ses propres périls, il suspend tout à coup son récit pour
exprimer ses alarmes. « Lorsque nous vîmes (ce sont les paroles
d’Emmad-Eddin)
l’armée musulmane en déroute, nous ne songeâmes qu’à notre salut, et nous
arrivâmes à Tibériade avec ceux qui avaient pris le même chemin que nous ;
nous trouvâmes les habitants saisis de frayeur et le cœur brisé de la défaite
de l’islamisme... Nous tenions d’une main ferme les rênes de nos chevaux ;
nous respirions à peine... » D’après ce récit, nous n’avons pas besoin de
dire que la victoire des chrétiens eût été complète s’ils n’avaient pas
méconnu les lois de la discipline. Mais comment retenir dans les rangs et
sous les drapeaux une multitude qu’enivrait un triomphe trop facile ? Quel
chef pouvait se faire obéir de celte troupe confuse de pèlerins accourus de
toutes les régions de la terre, étrangers les uns aux autres, armés et vêtus
diversement, parlant des langues différentes, la plupart combattant pour la
première fois et ne connaissant point l’ennemi qu’ils avaient devant eux ?
Maîtres du camp des Turcs, ils se répandent dans les tentes pour les piller,
et bientôt le désordre est plus grand parmi les vainqueurs que parmi les
vaincus. Les musulmans, s’apercevant qu’ils ne sont point poursuivis,
reviennent de leur effroi, et se rallient à la voix de Saladin : la bataille
recommence, et les croisés, dispersés dans la plaine et sur la colline,
s’étonnent d’être de nouveau aux prises avec une armée qu’ils croyaient avoir
anéantie. S’il faut ajouter foi au récit des vieilles chroniques, un incident
singulier vint augmenter le trouble des croisés, et fut cause de tous les
malheurs de cette journée : un cheval arabe pris sur l’ennemi s’étant échappé
au milieu de la mêlée, quelques soldats se mettent à le poursuivre ; on croit
qu’ils fuient devant les musulmans ; le bruit se répand aussitôt que la
garnison de Ptolémaïs a fait une sortie et que le camp des chrétiens est
livré au pillage, que les infidèles sont partout victorieux. Dès lors les
Francs ne combattent plus pour la victoire ni pour le butin, mais pour
défendre leur vie ; la campagne est couverte de croisés qui fuient et jettent
leurs armes. En vain leurs chefs les plus intrépides s’efforcent de les
retenir et de les ramener au combat : les chefs sont eux-mêmes entraînés par
la multitude éperdue. André de Brien ne est renversé de son cheval en cherchant
à rallier ses soldats. Étendu à terre et couvert de blessures, il fait
retentir l’air de gémissements : le danger qui le menace, ses cris déchirants
ne touchent point ses compagnons d’armes, ni son propre frère Érard de
Brienne, que rien ne pouvait arrêter dans leur fuite rapide. Le marquis de
Tyr, abandonné des siens, resté seul dans la mêlée, dut son salut à la
généreuse bravoure de Guy de Lusignan. Gérard d'Avesnes avait perdu son
cheval de bataille, et ne pouvait plus ni fuir ni combattre. Un jeune guerrier
dont l’histoire ne dit point le nom, lui offrit alors son propre cheval, et
chercha la mort dans les rangs ennemis, satisfait d’avoir sauvé la vie de son
illustre chef. La milice du Temple, qui résista presque seule aux musulmans,
perdit ses plus braves chevaliers ; le grand-maître, tombé aux mains des
musulmans, fut chargé de chaînes, et, le lendemain de la bataille, reçut la
palme du martyre dans la tente de Saladin. A la suite de ce combat désastreux
et vers latin de la journée, les Francs qui avaient échappé à la poursuite
des infidèles, rentrèrent, au milieu de mille dangers, dans leur camp de
toutes parts menacé par une armée victorieuse. Dans la
plaine de Ptolémaïs, foulée pendant le combat par plus de deux cent mille
guerriers, on ne vit plus le lendemain, pour nous servir d’une image
orientale, « que des oiseaux de proie et des loups attirés par l’odeur du
carnage et de la mort ». Les chrétiens n’osaient sortir de leurs
retranchements ; la victoire elle- même ne put rassurer Saladin, qui pendant
plusieurs heures avait vu fuir toute son armée. Le plus grand désordre
régnait dans le camp des Turcs, qui avait été pille par les esclaves. Les soldats
et les émirs s’étaient mis à la poursuite de ces esclaves fugitifs ; chacun
cherchait ses bagages ; tout le camp retentissait de plaintes. Au milieu de
la confusion et du tumulte, le sultan ne put poursuivre l’avantage qu’il
venait de remporter sur les Francs. L’hiver
approchait, et la plupart des émirs engagèrent Saladin à quitter les plaines
de Ptolémaïs. Dans un conseil réuni par le sultan, ils lui représentèrent que
l’armée affaiblie pai les combats, et lui-même, tombé malade, avaient besoin
de repos. On discuta longtemps, dit Emmad-Eddin, tous les avis qui fuient
proposés, comme on agite le lait pour en tirer le beurre ; à la fin, on
décida que l’armée irait camper sut la montagne de Karouba. Les
chrétiens, attribuant cette retraite à la crainte, sentirent se ranimer leur
courage, et reprirent avec ardeur les travaux du siège. Restés maîtres de la
plaine, ils étendirent leurs lignes sur toute la chaîne des collines qui
entourent la plaine de Ptolémaïs. Le marquis de Montferrat avec ses troupes,
les Vénitiens, les Pisans, et les croisés commandés par l’archevêque de
Ravenne et par l’évêque de Pise, campaient vers le nord, et s’étendaient
depuis la mer jusqu’à la route de Damas. Près du camp de Conrad, les
hospitaliers avaient déployé leurs tentes dans un vallon qui leur appartenait
avant la prise de Ptolémaïs par les musulmans. Les Génois occupaient la
colline que les historiens contemporains appellent le mont Musard. Les
Français et les Anglais, qui voyaient devant eux la tour Maudite, étaient
placés au centre, sous les ordres des comtes de Dreux, de Blois, de Clermont,
des archevêques de Besançon, de Cantorbéry. Près du camp des Français
flottaient les étendards des Flamands que commandaient l’évêque de Cambrai et
Raymond II, vicomte de Turenne. Guy de Lusignan campait avec ses soldats et
ses chevaliers sur la colline de Thuron ; cette partie du camp servait comme
de citadelle et de quartier général à toute l’armée. Le roi de Jérusalem
avait auprès de lui la reine Sibille, ses deux frères, Geoffroi et Aimar de
Lusignan ; Homfroy de Thoron, l’époux de la seconde tille d’Amaury ; le
patriarche Héraclius et le clergé de la ville sainte. Les chevaliers du
Temple et la troupe de Jacques d’Avesnes avaient placé leurs quartiers entre
la colline de Thoron et le Bélus, et gardaient le chemin qui conduit de
Ptolémaïs à Jérusalem. Au midi du Bélus, on voyait les tentes des Allemands,
des Danois et des Frisons : ces guerriers du Nord, commandés par le landgrave
de Thuringe et le duc de Gueldre, bordaient la rade de Ptolémaïs et
protégeaient le débarquement des chrétiens qui arrivaient d’Europe par la
mer. Tels
étaient la disposition de l’armée devant Ptolémaïs et l’ordre qui fut
conservé pendant tout le siège. Les chrétiens creusèrent des fossés au
penchant des collines dont ils occupaient les hauteurs : ils élevèrent autour
de leurs quartiers de hautes murailles, et leur camp fut tellement fermé, dit
un historien arabe, que les oiseaux pouvaient à peine y pénétrer. Tous les
torrents qui tombaient des montagnes voisines avaient franchi leurs rivages,
et couvraient la plaine de leurs eaux. Les croisés n’avaient plus à craindre
d’être surpris par l’armée de Saladin, et poursuivaient sans relâche le siège
de Ptolémaïs. Leurs machines battaient jour et nuit les remparts de la ville.
La garnison opposait une résistance opiniâtre, mais elle ne pouvait se
défendre sans le secours de l’armée musulmane. Chaque jour des pigeons qui
portaient des billets sous leurs ailes, des plongeurs qui se jetaient à la
mer, venaient avertir Saladin des dangers de Ptolémaïs. [1190.]
Ainsi se passa la saison des pluies. Aux approches du printemps, plusieurs
princes musulmans de la Mésopotamie et de la Syrie vinrent se ranger avec
leurs troupes sous les étendards du sultan. Alors Saladin quitta la montagne
de Karouba, et son armée, descendant vers la plaine de Ptolémaïs, s’avança à
la vue des chrétiens, les enseignes déployées, au bruit des cymbales et des
trompettes. Les croisés eurent bientôt des combats à soutenir ; les fossés
qu’ils avaient creusés furent souillés de leur sang et devinrent leurs
propres sépulcres. L’espoir qu’ils avaient de s’emparer de la ville
s’évanouit à l’aspect d’un ennemi formidable. Ils avaient construit, pendant
l’hiver, trois tours roulantes semblables à celles que montait Godefroy de
Bouillon à la prise de Jérusalem. Ces trois tours s’élevaient au-dessus des
murailles de Ptolémaïs et menaçaient de renverser la ville. Mais, tandis que
l’industrie guerrière des assiégeants augmentait ainsi leurs moyens
d’attaque, un habitant de Damas, enfermé dans la place, leur opposait des
inventions de son génie opiniâtre. Il avait composé un nouveau feu grégeois
auquel rien ne pouvait résister, et, dans une bataille générale, au moment où
les deux armées étaient aux prises, tout à coup les tours de bois des chrétiens
furent consumées et réduites en cendres, comme si elles eussent été frappées
par la foudre du ciel. A la vue de cet incendie, la consternation fut si
grande dans l’armée chrétienne, que le landgrave de Thuringe crut que Dieu ne
protégeait plus la cause des croisés et quitta le siège de Ptolémaïs pour
retourner en Europe. Saladin
attaquait sans cesse les Francs et ne leur laissait point de repos. Toutes
les fois que les chrétiens livraient un assaut à la ville, le bruit des
cymbales et des tambours retentissait sur les remparts pour avertir les
troupes musulmanes, qui volaient aux armes et venaient menacer le camp des
croisés. La rade
de Ptolémaïs était souvent couverte de vaisseaux venus d‘Europe et de navires
musulmans sortis des ports de l’Égypte et de la Syrie. Les uns apportaient
des secours à l’armée chrétienne, les autres à la ville. De loin on voyait
s’élever dans les airs et se mêler ensemble les mats surmontés de l’étendard
de la croix, et les mâts qui portaient les drapeaux de Mahomet. Plusieurs
fois les Francs et les Turcs furent témoins des combats que leurs flottes,
chargées d’armes et de vivres, se livraient près du rivage ; la victoire ou
la défaite apportaient tour à tour l’abondance ou la famine dans la ville ou
dans le camp des chrétiens. A la vue d’une bataille navale, les guerriers de
la croix et ceux de Saladin, frappant sur leurs boucliers, annonçaient par
leurs cris leurs espérances ou leurs alarmes ; quelquefois même les deux
armées s’ébranlaient, s’attaquaient dans la plaine pour assurer la victoire
ou venger la défaite de ceux qui combattaient sur les flots. Dans
ces combats, les musulmans tendaient souvent des embûches aux chrétiens, et
ne dédaignaient point d’employer tous les stratagèmes de la guerre. Les
croisés, au contraire, n’avaient de confiance qu’en leur valeur et dans leurs
armes. Un char, appelé Standart par Gauthier Vinisauf et par les
Italiens Caroccio, sur lequel s’élevait une tour surmontée d’une croix et
d’un drapeau blanc, leur servait de point de ralliement et les conduisait au
milieu des batailles. Quand l’armée s’ébranlait, l’ardeur du butin leur
faisait bientôt abandonner leurs rangs ; leurs chefs, dont l’autorité était
trop souvent méconnue, dans le tumulte des combats, devenaient eux-mêmes de
simples soldats au milieu de la mêlée, et ne pouvaient opposer à l’ennemi que
leur lance ou leur épée. Saladin, plus respecté des siens, commandait une
armée disciplinée, et profitait souvent du désordre et de la confusion des
chrétiens, pour les combattre avec avantage et leur arracher la victoire.
Chaque bataille commençait au lever du jour ; les croisés étaient presque
toujours victorieux jusqu’au milieu de la journée ; quelquefois ils avaient
envahi et pillé les tentes des musulmans ; et le soir, lorsqu’ils revenaient
chargés de dépouilles, leur camp se trouvait attaqué, envahi par l’armée de
Saladin ou par la garnison de la place. Depuis
que le sultan avait quitté la montagne de Karouba, une flotte égyptienne
était entrée dans le port de Ptolémaïs. En même temps Saladin avait reçu dans
son camp son frère Malek-Adhel, qui lui amenait des troupes levées en Égypte.
Ce double renfort donnait aux infidèles l’espérance de triompher des
chrétiens ; mais leur joie ne tarda pas à être troublée par les bruits qui se
répandaient alors en Orient. On venait d’apprendre que l’empereur d’Allemagne
avait quitté l’Europe à la tête d’une nombreuse armée, et qu’il s’avançait
vers la Syrie. Saladin envoya des troupes au-devant d’un si redoutable
ennemi, et plusieurs princes musulmans quittèrent l’armée du sultan pour
aller défendre leurs États, menacés par les croisés qui arrivaient
d’Occident. Des ambassadeurs furent envoyés au calife de Bagdad, aux princes
de l’Afrique et de l’Asie, aux puissances musulmanes de l’Espagne, pour les
engager à réunir leurs efforts contre les ennemis de l’islamisme. Dans une
des lettres qu’il écrivait au calife, Saladin exprimait ses alarmes sur
l’invasion continuelle des Francs. « Non-seulement, dit-il, le pape de
Rome a de sa propre autorité restreint les chrétiens dans le boire et le
manger, mais encore il a menacé d’excommunication quiconque ne marcherait pas
dans un esprit de piété à la délivrance de Jérusalem. Il promet de partir
lui-même au printemps prochain avec une grande multitude. Si la chose est
ainsi, tous les chrétiens, hommes, femmes et enfants, voudront le suivre, et
alors nous verrons accourir tous ceux qui croient au Dieu engendré. » Tandis
que les musulmans imploraient ainsi des secours, les croisés demandaient
chaque jour à grands cris qu’on les conduisît au combat. Dans leur
impatience, ils craignaient que les Allemands ne vinssent partager avec eux
la conquête de Ptolémaïs. La multitude presse les chefs de donner le signal
de la bataille et de déployer les enseignes victorieuses de la croix. Les
chefs, qui ne jugeaient pas l’occasion favorable, cherchent par leurs
discours à calmer cette ardeur imprudente ; le clergé fait parler le ciel
pour ramener les soldats à la discipline. Mais tous les efforts des
ecclésiastiques et des princes sont inutiles. Le plus grand nombre des
pèlerins méprisent à la fois les conseils de la prudence humaine et les
menaces de la colère divine. Le jour de la fête de saint Jacques, la révolte
et la violence ouvrent toutes les portes du camp, et bientôt la plaine est
couverte d’une foule innombrable que les auteurs arabes comparent à celle qui
s’assemblera dans la vallée de Josaphat au dernier jugement. Cette multitude
impétueuse, se précipitant contre les musulmans, pénètre jusqu’au milieu de
leur camp, et, dans l’ivresse de son triomphe, croit avoir mis en fuite tous
les ennemis de Jésus-Christ. Mais, tandis qu’elle se laisse emporter par
l’ardeur du butin, les musulmans, d’abord saisis d’effroi, ont le temps de se
rallier, et viennent surprendre les vainqueurs qui pillaient la tente du
frère de Saladin. Comme la plupart des croisés avaient jeté leurs armes, ils
ne peuvent opposer aucune résistance et sont frappés d’une terreur semblable
à celle qu’ils avaient inspirée à leurs ennemis. Tous ceux qui s’étaient
montrés les plus ardents au pillage, perdent la vie avec les dépouilles dont
ils étaient chargés, et sont égorgés sans défense dans les tentes mêmes qu’ils
venaient d’envahir. « Les
ennemis de Dieu — nous nous servons des expressions de Roha-Eddin —, osèrent
entrer dans le camp des lions de l’islamisme ; mais ils éprouvèrent les
effets terribles de la colère divine : ils tombèrent sous le fer des
musulmans comme les feuilles tombent en automne sous les coups de la tempête.
La terre fut couverte de leurs cadavres amoncelés les uns sur les autres,
semblables à des branches abattues qui remplissent les vallées et les
collines dans une forêt qu’on a coupée. » Un autre historien arabe parle
ainsi de cette sanglante bataille : « Les chrétiens tombèrent sous
le fer des vainqueurs, comme les méchants tomberont au dernier jour dans la
demeure du feu. Neuf rangs de morts couvraient le terrain qui s’étend entre
la colline et la mer ; chaque rang était de mille guerriers. » Tandis
que les chrétiens étaient vaincus et dispersés par l’armée de Saladin, la
garnison de Ptolémaïs fit une sortie, pénétra dans leur camp, et emmena avec
elle un grand nombre de femmes et d’enfants restés sans défense. Les croisés,
que la nuit avait sauvés de la poursuite du vainqueur, rentrèrent dans leurs
retranchements, en déplorant leur double défaite. La vue de leurs tentes
dépouillées, les pertes qu’ils venaient de faire, abattirent leur courage.
Bientôt ils apprirent la mort de Frédéric Barberousse et les désastres
éprouvés par les Allemands. Les deux armées se préparaient l’une à la
défense, l’autre à l’attaque, lorsque cette nouvelle leur arriva. On resta
toute la journée sans combattre, les musulmans se livrant à la joie, les
chrétiens à la douleur. Dans leur désespoir, les chefs des pèlerins ne
songeaient plus qu’à retourner en Europe, et, pour assurer leur départ, ils
cherchaient à obtenir de Saladin la paix à tout prix, lorsqu’une flotte parut
dans la rade de Ptolémaïs et débarqua un grand nombre de Français, d’Anglais,
d’Italiens, conduits par Henri, comte de Champagne. Alors
l’espérance fut rendue à l’armée des croisés ; les chrétiens se trouvèrent de
nouveau maîtres de la mer, et purent à leur tour faire trembler Saladin, qui
se retira une seconde fois sur les hauteurs de Karouba. Leurs attaques
recommencèrent contre la ville ; le comte de Champagne, appelé par les
auteurs arabes le grand comte, avait ranimé le courage des soldats de la
croix ; il fit construire des béliers d’une grandeur prodigieuse, et deux
énormes tours composées de bois, d’acier, de fer et d’airain, qui lui
coûtèrent quinze cents pièces d’or. Tandis que ces machines formidables
menaçaient les remparts, les croisés montèrent plusieurs fois à l’assaut, et
plusieurs fois furent sur le point d’arborer l’étendard des chrétiens sur les
murs des infidèles. Les
musulmans renfermés dans la ville supportaient les horreurs d’un long siège
avec une constance héroïque. Les émirs Karacoush et Hossam-Eddin relevaient
sans cesse le courage des soldats. Vigilants, présents partout, employant
tantôt la force, tantôt la ruse, ils ne laissaient échapper aucune occasion
de surprendre les chrétiens et de faire échouer leurs entreprises. Les
musulmans brûlèrent toutes les machines des assiégeants et firent plusieurs
sorties dans lesquelles ils repoussèrent les croisés jusque dans leur camp. La
garnison recevait chaque jour des renforts et des secours par la mer : tantôt
des barques côtoyaient le rivage et se jetaient dans le port de Ptolémaïs à
la faveur des ténèbres ; tantôt des vaisseaux partis de Beyrouth et montés
par des musulmans habillés à la franque, arboraient le drapeau blanc avec une
croix rouge, et trompaient ainsi la vigilance des assiégeants. Les croisés,
pour empêcher toute communication entre la ville et la mer, résolurent de
s’emparer de la tour des Mouches qui dominait le port de Ptolémaïs. Le duc
d’Autriche fut chargé de cette expédition périlleuse. Un vaisseau sur lequel
on avait placé une tour de hois, s’avança vers le fort qu’on voulait
attaquer, tandis qu’une barque remplie de matières combustibles auxquelles on
avait mis le feu fut lancée dans le port pour brûler les vaisseaux musulmans.
Tout semblait annoncer le succès de cette tentative hardie ; mais le vent,
qui changea tout à coup, poussa le bateau embrasé vers la tour de bois des
chrétiens, qu’on vit bientôt consumée par les flammes. Le duc d’Autriche,
suivi des plus braves de ses guerriers, était déjà monté, l’épée à la main,
dans la tour des infidèles. A la vue de l’incendie qui dévorait le vaisseau
sur lequel il était arrivé, il se jeta à la mer, tout couvert de son sang et
de celui des musulmans, et regagna presque seul le rivage. Pendant
que le duc d’Autriche attaquait la tour des Mouches, l’armée chrétienne était
sortie de son camp pour livrer un assaut à la ville. Les assiégeants firent
sans succès des prodiges de valeur, et furent bientôt obligés de venir
défendre leurs tentes, livrées aux flammes et au pillage par l’armée de
Saladin. Ce fut au milieu de cette double défaite, que Frédéric, duc de
Souabe, parut sous les murs de Ptolémaïs. Lorsqu’on avait appris dans la
Palestine la marche des Allemands à travers l’Asie Mineure, la renommée
annonçait partout leurs victoires ; les chrétiens étaient remplis de
confiance et d’ardeur ; mais lorsqu’on vit le petit nombre de ceux qui
avaient survécu à leurs compagnons, lorsqu’on les vit arriver, la plupart
exténués de faim, couverts de lambeaux, l’aspect de leur misère, leurs récits
lamentables, durent remplir tous les cœurs des plus tristes pressentiments. Frédéric
voulut signaler son arrivée par un combat livré aux musulmans. Les chrétiens,
disent les auteurs arabes, sortirent de leur camp, semblables à des fourmis
qui courent au butin, et couvrirent les vallées et les collines. Ils vinrent
attaquer les avant-postes de l’armée musulmane qui gardaient les hauteurs
d’Aidhia ; mais leurs bataillons ne purent ébranler les rangs des infidèles.
Après avoir plusieurs fois renouvelé leurs attaques intrépides, accablés de
fatigue et perdant l’espoir de triompher de leurs ennemis, ils rentrèrent
dans leur camp, où la disette, qui commençait à se faire sentir, ne leur
permettait point de réparer leurs forces épuisées. Chaque
chef, au milieu de cette multitude de croisés, était chargé de nourrir la
troupe qu’il commandait et n’avait jamais de vivres pour une semaine. Une
foule de pèlerins ne reconnaissaient point de chefs, et n’avaient apporté en
Syrie que le bâton et la panetière du pèlerinage. Lorsqu’il arrivait une
flotte, les guerriers chrétiens étaient dans l’abondance ; et, lorsqu’il ne
leur arrivait point de vaisseaux, ils manquaient des choses les plus
nécessaires à la vie. A mesure que l’hiver approchait et que la mer devenait
plus orageuse, la disette se faisait sentir davantage. Les
croisés n’attendaient plus aucun secours de l’Occident, et n’avaient plus
d’espoir que dans leurs armes. Ils sortaient chaque jour de leur camp pour
attaquer les musulmans et se procurer des vivres. Dans une de leurs
excursions, ils pénétrèrent jusqu’aux montagnes voisines de Karouba, où
campait Saladin ; mais les plus braves d’entre eux tombèrent entre les mains
des infidèles, et leur valeur toujours malheureuse ne put les sauver de la
famine, dont les ravages s’accroissaient chaque jour. Une charge de farine,
qui pesait deux cent cinquante livres, se vendait jusqu’à quatre-vingts
écris, somme exorbitante que les princes mêmes ne pouvaient payer. Le conseil
des chefs voulut fixer le prix des provisions apportées au camp. Alors ceux
qui avaient des vivres les cachèrent dans la terre, et la disette s’accrut
par les mesures mêmes qu’on avait prises pour la faire cesser. Des cavaliers
pressés par la faim tuèrent leurs chevaux ; on vendait les intestins d’un
cheval ou d’une bête de somme jusqu’à dix sous d’or ; ceux à qui les plus
vils aliments restaient pour dernière ressource, en vinrent jusqu’à se cacher
pour faire leur misérable repas, devenu un objet d’envie. Des seigneurs,
accoutumés aux délices de la vie, dévorèrent les herbes sauvages et
recherchèrent avec avidité des plantes et des racines qu’ils n’auraient
jamais cru pouvoir servir à l’usage de l’homme. Des croisés erraient dans le
camp et autour du camp, comme des animaux qui cherchent leur pâture, et l’on
vil des gentilshommes qui n’avaient pas de quoi acheter du pain, en dérober
publiquement. Enfin, ce qui achève de peindre les horreurs du fléau qui
désolait l’armée chrétienne, plusieurs soldats de la croix s’enfuirent chez
les musulmans ; les uns embrassèrent l’islamisme pour obtenir quelque secours
dans leurs misères ; les autres, montés sur des vaisseaux musulmans, et
bravant les périls d’une mer orageuse, allèrent piller l'ile de Chypre et les
côtes de Syrie. L’hiver
avait commencé ; les eaux couvraient la plaine, et la multitude des croisés
restait entassée pêle-mêle sur les collines. Les cadavres abandonnés sur le
rivage ou jetés dans les torrents, exhalaient une odeur pestilentielle.
Bientôt les maladies contagieuses.se joignirent aux horreurs de la famine. Le
camp des chrétiens fut rempli de deuil et de funérailles ; on enterrait
chaque jour deux ou trois cents pèlerins. Plusieurs des plus illustres chefs
de l’armée trouvèrent dans la contagion la mort qu’ils avaient souvent
cherchée sur le champ de bataille. Frédéric, duc de Souabe, échappé à tous
les périls de la guerre, mourut dans sa tente, de misère et de maladie. Ses
malheureux compagnons d’armes, donnant des larmes à son trépas, errèrent
longtemps, selon l’expression d’une vieille chronique, comme des brebis sans
pasteur. Ils allèrent à Caïfas ; ils revinrent au camp de Ptolémaïs ;
plusieurs périrent de faim, et ceux qui restaient, désespérant de la cause
des chrétiens, pour laquelle ils avaient souffert tant de maux, retournèrent
en Occident. Pour
comble de malheur, Sibille, femme de Guy de Lusignan, mourut avec ses deux
enfants, et sa mort jeta la discorde parmi les croisés. Isabelle, seconde
fille d'Amaury et sœur de la reine Sibille, était l’héritière du trône de
Jérusalem. Conrad, maître de Tyr, que le chroniqueur Gauthier Vinisauf
compare à Sinon pour la duplicité, à Ulysse pour l’éloquence, à Mithridate
pour sa facilité à parler diverses langues, eut tout à coup l’ambition de
régner sur la Palestine, et résolut d’épouser Isabelle, déjà mariée à Homfroy
de Thoron. Il fallait faire casser le mariage de cette princesse, et, pour y
amener les esprits, il flatta le peuple, il caressa les grands, il prodigua
les dons et les promesses. En vain l’archevêque de Cantorbéry lui opposa les
lois de la religion et le menaça des foudres de l’Église : un conseil
d’ecclésiastiques cassa le mariage de Homfroy de Thoron, et l’héritière du
royaume devint l’épouse de Conrad, à qui on reprocha, dans l’armée
chrétienne, d’avoir deux femmes vivantes, l’une en Syrie, l’autre à
Constantinople. Un si
grand scandale n’apaisa point les querelles. Guy de Lusignan ne cessa de
réclamer ses droits à la couronne. Les croisés, mourant de faim, en proie aux
maladies contagieuses, à tous les fléaux de la guerre, ne s’occupèrent plus,
dans leur camp, que des prétentions des deux princes rivaux. Les uns étaient
touchés des malheurs de Lusignan, et se déclarèrent pour sa cause ; les
autres admiraient la bravoure de Conrad, et pensaient que le royaume de
Jérusalem avait besoin d’un maître qui sut le défendre. On reprochait à Guy
de Lusignan d’avoir préparé la puissance de Saladin ; on louait au contraire
le marquis de Tyr d’avoir sauvé les seules villes qui restassent aux Francs. Les
dissensions passèrent des chefs aux soldats ; on allait s’égorger pour savoir
à qui appartiendraient un sceptre brisé et le vain titre de roi. Les évêques
calmèrent enfin les esprits, et déterminèrent les deux partis à remettre
cette affaire au jugement de Richard et de Philippe, dont on attendait la
prochaine arrivée. Ces
deux monarques, partis de Gênes et de Marseille, s’étaient d’abord rendus à
Messine. A leur arrivée, Guillaume II venait de mourir au milieu des
préparatifs de la guerre sainte, et sa succession avait allumé la guerre
entre la Sicile et l’empire germanique. Constance, héritière de Guillaume,
avait épousé Henri VI, roi des Romains, et l’avait chargé de défendre son
héritage ; mais le frère naturel de Constance, Tancrède, aimé de la noblesse
et du peuple, avait usurpé le trône de sa sœur et s’y maintenait par la force
des armes. Déjà des troupes allemandes, pour soutenir les droits de
Constance, ravageaient la Pouille, triste prélude des fléaux qui fondirent
plus tard sur ce malheureux royaume, et dont le douloureux récit se mêlera
bientôt à l’histoire d’une autre croisade. L’approche
des princes croisés alarma Tancrède, mal affermi dans son autorité. Il
craignait dans Philippe un allié de l’empereur d'Allemagne, et dans Richard,
le frère de la reine Jeanne, veuve de Guillaume, qu’il avait maltraitée et
qu’il retenait en prison. Ne pouvant les combattre, il entreprit de les
désarmer par ses caresses obséquieuses. Il réussit d’abord au-delà de ses
espérances auprès de Philippe ; il eut beaucoup plus de peine à calmer
Richard, qui, dès les premiers jours de son arrivée, réclama avec hauteur la
dot de Jeanne et s’empara de deux forts qui dominaient Messine. Bientôt les
Anglais se trouvèrent aux prises avec les sujets de Tancrède, et l’étendard
du roi d’Angleterre fut arboré dans la capitale même de la Sicile. Par cet
acte de violence et d’autorité, Richard faisait outrage à Philippe dont il
était le vassal. Le roi de France donna des ordres pour faire disparaître le
drapeau des Anglais ; l’impétueux Richard obéit en frémissant. Cette
soumission, quoiqu’elle fût accompagnée de menaces, parut apaiser Philippe et
mit fin à la guerre ; dès lors Richard se rapprocha de Tancrède, qui chercha
à faire naître des soupçons sur la loyauté du roi de France, et, pour
s’assurer la paix, jeta la division parmi les croisés. Les
deux rois s’accusèrent tour à tour de trahison et de perfidie : les Français
et les Anglais s’associèrent à la haine de leurs monarques. Au milieu de ces
divisions, Philippe pressa Richard d’épouser la princesse Alix, qui lui était
promise en mariage ; mais les circonstances avaient changé, et le roi
d’Angleterre rejeta avec mépris une sœur du roi de France qu’il avait
recherchée lui-même, et pour laquelle il avait fait la guerre à son père. Depuis
longtemps Éléonore de Guienne, qui n'avait cessé d’être la reine des Français
que pour devenir leur implacable ennemie, cherchait à détourner Richard de ce
mariage exigé par Philippe. Voulant achever son ouvrage et jeter pour jamais
la division entre les deux rois, elle amenait en Sicile Bérengère, fille de
don Sanche de Navarre, qu’elle devait faire épouser au roi d’Angleterre. La
nouvelle de son arrivée augmenta les soupçons de Philippe et fut encore pour
lui un sujet de plaintes. La guerre était sur le point d’éclater ; quelques
hommes sages et pieux s’interposèrent ; les deux rois firent de nouveaux
serments et formèrent une nouvelle alliance. La discorde fut un moment
étouffée ; mais on devait se défier d’une amitié qui avait besoin d’être jurée
aussi souvent, et d’une paix pour laquelle on faisait chaque jour un traité. Richard,
qui venait de faire la guerre à des croisés, se livra tout à coup aux excès
du repentir et de la pénitence : il fit assembler dans une chapelle les
évêques qui l’avaient accompagné, se présenta devant eux en chemise, et,
tenant à la main, dit un historien anglais, trois paquets de verges
flexibles, se jeta à leurs genoux, leur confessa ses péchés, écouta leurs
remontrances, et se soumit avec docilité à la flagellation qu’avait subie,
devant Pilate, le Sauveur du monde. Quelque temps après cette cérémonie
singulière, comme son esprit était naturellement enclin à la superstition, il
eut le désir d’entendre l’abbé Joachim, qui vivait retiré dans les montagnes
de la Calabre et qui passait pour un prophète. Dans un
voyage de Jérusalem, ce solitaire avait, disait-on, reçu de Jésus-Christ la
faculté d’expliquer l’Apocalypse, et d’y lire, comme dans une histoire
fidèle, tout ce qui devait se passer sur la terre. Sur l’invitation du roi
d’Angleterre, il quitta sa retraite et se rendit à Messine, précédé du bruit
de ses visions et de ses miracles. L’austérité de ses mœurs, la singularité
de ses manières, l’obscurité mystique de ses discours, lui attirèrent d’abord
la confiance et la vénération des croisés. On l’interrogea sur l’issue de la
guerre qu’on allait faire en Palestine ; il prédit aux croisés que Jérusalem
serait délivrée sept ans après la conquête de Saladin. « Pourquoi donc,
lui dit Richard, sommes-nous venus si tôt ? — Votre arrivée, répliqua
Joachim, est fort nécessaire ; Dieu vous donnera la victoire sur ses ennemis,
et rendra votre nom célèbre sur tous les princes de la terre. » Cette
explication, qui ne flattait point la passion et l’impatience des croisés, ne
pouvait satisfaire l’amour-propre de Richard. Philippe fut peu frappé d’une
prédiction qui se trouva d’ailleurs démentie par l’événement, et il ne songea
plus qu’à affronter Saladin, ce vainqueur si redoutable, dans lequel l’abbé
Joachim voyait une des sept têtes du dragon de l’Apocalypse. Dès que le
printemps eut rendu la mer navigable, il s’embarqua pour la Palestine. Il y
fut reçu comme l’ange du Seigneur ; sa présence ranima la valeur et
l’espérance des chrétiens, qui depuis deux ans assiégeaient Ptolémaïs. Les
Français placèrent leur 67 quartier à la portée du trait de l’ennemi ; et,
dès qu’ils eurent déployé leurs lentes, ils s’occupèrent de livrer un assaut.
Ils auraient pu, dit-on, se rendre maîtres de la ville ; mais Philippe,
inspiré par un esprit chevaleresque bien plus que par une sage politique,
voulut que Richard fût présent à cette première conquête. Celte généreuse
condescendance devint funeste aux entreprises des chrétiens, et donna le
temps aux assiégés de recevoir des secours. Saladin
avait passé l’hiver sur la montagne de Karouba ; les fatigues, les combats,
la disette et les maladies avaient affaibli son armée, il était affaibli
lui-même par un mal que les médecins ne pouvaient guérir, et qui, plusieurs
fois, l’avait empêché de suivre ses guerriers sur le champ de bataille.
Lorsqu’il apprit l’arrivée de deux puissants monarques chrétiens, il
sollicita de nouveau, par ses ambassadeurs, les secours des princes
musulmans. Dans toutes les mosquées on lit des prières pour le triomphe de
ses armes et la délivrance de l’islamisme ; dans toutes les villes les imans
exhortaient les peuples à s’armer contre les ennemis de Mahomet. « D'innombrables
légions de chrétiens, disaient-ils, sont venues des pays situés au-delà de
Constantinople, pour nous enlever les conquêtes qui avaient réjoui les
disciples du Coran, et pour nous disputer une terre où les compagnons d’Omar
avaient planté l’étendard du prophète. N’épargnez ni votre vie ni vos
richesses pour les vaincre. Vos marches contre les infidèles, vos périls, vos
blessures, tout, jusqu’au passage du torrent, est écrit dans le livre de
Dieu. La soif, la faim, la fatigue, la mort même, deviendront pour vous des
trésors dans le ciel, et vous ouvriront les jardins et les bocages délicieux
du paradis. En quelque lieu que vous soyez, la mort vous surprendra : ni vos
maisons ni vos tours élevées ne vous défendront contre ses coups. Quelques-uns
d’entre vous ont dit : N’allons point chercher les combats pendant les
chaleurs de l’été et les rigueurs de l’hiver ; mais l’enfer sera plus
terrible que les rigueurs de l’hiver et que les chaleurs de l’été. Allez donc
combattre vos ennemis dans une guerre entreprise pour la religion : la
victoire ou le paradis vous attendent ; craignez Dieu plus que les infidèles.
C’est Saladin qui vous appelle sous ses drapeaux : Saladin est l’ami du
prophète, comme le prophète est l’ami de Dieu. Si vous n’obéissez, vos
familles seront chassées de la Syrie, et Dieu mettra à votre place d’autres
peuples meilleurs que vous. Jérusalem, la sœur de Médine et de la Mecque,
retombera au pouvoir des idolâtres qui donnent un fils un compagnon, un égal
au Très-Haut, et veulent éteindre les lumières de Dieu. Armez-vous donc du
bouclier de la victoire ; dispersez les enfants du feu, les fils de l’enfer
que la mer a vomis sur nos rivages, et rappelez-vous ces paroles du Coran :
Celui qui abandonnera ses foyers pour défendre la religion sainte, trouvera
l’abondance et un grand nombre de compagnons. » Animés
par ces discours, les musulmans volèrent aux armes, et de toutes parts ils
accoururent dans le camp de Saladin, qu’ils regardaient comme le bras de la
victoire et le fils chéri du prophète. Pendant
ce temps-là, Richard était retardé dans sa marche par des intérêts étrangers
à la croisade. Tandis que son rival l’attendait pour prendre une ville sur
les Turcs et voulait tout partager avec lui, jusqu’à la gloire, il se rendait
maître d’un royaume, et le retenait pour lui-même. En sortant du port de
Messine, la flotte anglaise fut dispersée par une violente tempête ; trois
vaisseaux périrent sur les côtes de Chypre ; les malheureux échappés au
naufrage furent maltraités par les habitants et jetés dans les fers ; un
navire qui portait Bérengère de Navarre et Jeanne, reine de Sicile, s’étant
présenté devant Limisso, ne put obtenir l’entrée du port. Peu de temps après,
Richard arrive avec sa flotte qu’il avait réunie : il éprouve lui-même un
refus outrageant. Isaac, de la famille des Comnènes, qui, pendant les
troubles de Constantinople, s’était emparé de l’île de Chypre et la
gouvernait sous le titre fastueux d’empereur, osa menacer le roi
d’Angleterre. Ces
menaces devinrent le signal de la guerre, et de part et d’autre on courut aux
armes. Isaac ne put résister au premier choc des Anglais ; ses troupes furent
battues et dispersées ; ses villes ouvrirent leurs portes aux vainqueurs ;
l’empereur de Chypre tomba lui-même au pouvoir de Richard, qui, pour insulter
à sa vanité et à son avarice, le fit charger de chaînes d’argent. Le roi
d’Angleterre, après avoir délivré les habitants de Chypre d’un maître qu’ils
appelaient un tyran, leur lit payer ce service de la moitié de leurs biens,
et prit possession de l’île, qui fut érigée en royaume et qui resta plus de
trois cents ans sous la domina lion des Latins. Ce fut
dans cette île, au sein même de sa victoire, et dans le voisinage de
l’ancienne Amathonte, que Richard célébra son mariage avec Bérengère de
Navarre ; il partit ensuite pour la Palestine, traînant après lui Isaac, et
la fille de ce malheureux prince, dans laquelle, dit-on, la nouvelle reine
trouva une dangereuse rivale. Avant d’arriver sur les côtes de Syrie, il
rencontra un vaisseau musulman monté par des guerriers intrépides et chargé
de toutes sortes de provisions de guerre. A la suite d’un combat meurtrier,
le vaisseau disparut, englouti dans les flots, et la nouvelle de cette
victoire précéda Richard au camp des chrétiens. Son arrivée fut célébrée par
des feux de joie allumés dans la campagne de Ptolémaïs. Lorsque
les Anglais eurent réuni leurs forces à celles de l’armée chrétienne, la
ville assiégée vit devant ses murs tout ce que l’Europe avait d’illustres
capitaines et de vaillants guerriers. Les tentes des Francs couvraient une
vaste plaine, et leur armée présentait le plus imposant spectacle : en voyant
sur le rivage de la mer, d’un côté les tours et les murs de Ptolémaïs, de
l’autre le camp des chrétiens, où l’on avait bâti des maisons, tracé des
rues, élevé des forteresses, on aurait dit deux cités rivales qui s’étaient
déclaré la guerre. La
présence des deux monarques jeta l’inquiétude et l’effroi parmi les
musulmans. Le roi de France passait en Orient pour un des princes les plus
illustres de la chrétienté ; les musulmans se disaient entre eux que le roi
d’Angleterre surpassait les autres princes chrétiens par son courage et par
l’activité de son génie. Richard et Philippe se témoignèrent d’abord une
amitié réciproque, et toute l’armée, à leur exemple, parut avoir oublié ses
anciennes divisions. Si cet
accord avait pu subsister quelque temps, les chrétiens auraient facilement
triomphé de leurs ennemis ; mais quelle union pouvait résister aux souvenirs
du passé et aux motifs de rivalité que chaque jour faisait naître ? On
célébrait sans cesse dans le camp la conquête de l’île de Chypre, et les
louanges données à Richard importunaient Philippe-Auguste, qui réclamait en
vain la moitié du pays conquis, d’après les conditions du traité de Vézelay.
L’armée de Richard était beaucoup plus nombreuse que celle de Philippe ; et,
comme le premier avait épuisé son royaume avant de s’embarquer, son trésor se
trouvait plus considérable que celui du roi de France. Philippe, à son
arrivée, avait promis trois écus d’or par mois aux chevaliers qui étaient
sans solde, et tous louaient sa générosité ; Richard leur promit quatre
pièces d’or, et fit oublier les bienfaits du monarque français. Philippe ne
pouvait voir sans jalousie qu’un prince qui était son vassal, eût plus de
crédit que lui sur l’armée, et Richard dédaignait d’obéir à un souverain
qu’il surpassait en puissance et peut-être en bravoure. Cependant
les travaux du siège se poursuivaient sans relâche : on dressait des
machines, on livrait chaque jour des assauts ; mais rarement les Français et
les Anglais combattaient ensemble, et chaque combat devenait un sujet de
discorde ; car les croisés restés au camp reprochaient à ceux qui avaient
combattu de n’avoir pas triomphé de l’ennemi, et ceux-ci reprochaient aux
autres de ne pas les avoir secourus dans le péril. Les débats occasionnés par
les prétentions au trône de Jérusalem se renouvelèrent alors avec plus de fureur.
Philippe, à son arrivée, s’était déclaré pour Conrad : ce fut une raison pour
que Richard se déclarât pour Guy de Lusignan. L’armée chrétienne fut remplie
de troubles et divisée de nouveau en deux partis. On voyait d’un côté les
Français, les Allemands, les templiers, les Génois ; de l’autre, les Anglais,
les Pisans, les hospitaliers. Au milieu de ces dissensions, Conrad se retira
dans la ville de Tyr, et montra qu’il ne voulait faire aucun sacrifice à
l’union des chrétiens. Le roi
d’Angleterre et le roi de France étaient tombés malades à leur arrivée au
camp de Ptolémaïs. Cette circonstance malheureuse ralentit un moment les
progrès du siège, et rendit quelque espérance aux assiégés. Philippe ne resta
que quelques jours dans sa tente, et ne tarda pas à monter à cheval pour
encourager les combattants par sa présence ; Richard, dont la maladie était
plus grave, se montrait impatient de combattre, et cette impatience, dit son
historien, le tourmentait plus que la fièvre qui brûlait son sang. Pendant
leur maladie, Philippe et Richard avaient envoyé des députés à Saladin, et
l’histoire se plaît à remarquer les procédés généreux, les recherches de
politesse qui accompagnèrent les négociations entre des souverains qui se
faisaient la guerre. Saladin, au rapport de Brompton, offrait aux rois
chrétiens des fruits de Damas, et ceux-ci donnaient en présent au prince
musulman des bijoux et des joyaux. Ces manières, inconnues jusqu’alors,
présentaient un étrange contraste avec l’animosité barbare des combattants.
Aussi la multitude des croisés ne pouvait s’expliquer ces relations qui
causaient sa surprise, et, dans l’état de trouble et d’agitation où se
trouvaient les esprits, on se montra plus disposé à croire à la perfidie et à
la trahison qu’à la générosité. Les partisans de Richard accusèrent Philippe,
et ceux de Philippe reprochèrent à Richard d’entretenir de coupables
intelligences avec les musulmans. Le roi de France répondait à ces
accusations en livrant chaque jour des combats aux Turcs, et le roi
d’Angleterre, toujours malade, se faisait souvent porter au pied des remparts
de la ville, pour exciter par son exemple l’ardeur des assiégeants. Cependant
les périls de l’armée, la gloire de la religion, l’intérêt de la croisade,
étouffèrent un moment la voix des factions, et persuadèrent aux croisés de se
réunir contre l’ennemi commun. Après de longues discussions, on décida que
Guy de Lusignan conserverait le titre de roi pendant sa vie, et que Conrad et
ses descendants lui succéderaient au royaume de Jérusalem. On convint en même
temps que, lorsque l’un des deux monarques attaquerait la ville, l’autre
veillerait à la sûreté du camp et contiendrait l’armée de Saladin. Cette
convention rétablit l’harmonie ; les guerriers chrétiens, qui avaient été sur
le point de prendre les armes les uns contre les autres, ne se disputèrent
plus que la gloire de vaincre les infidèles. Le
siège fut repris avec une nouvelle ardeur ; mais les assiégés avaient employé
à fortifier la ville le temps que les croisés venaient de perdre en vaines
disputes. Ceux-ci, lorsqu’ils se présentèrent devant les murailles,
trouvèrent une résistance à laquelle ils ne s’attendaient point. L’armée de
Saladin secondait sans cesse les efforts des assiégés, en attaquant l’armée
chrétienne. Dès le lever du jour, le bruit des cymbales et des trompettes,
signal du combat, retentissait dans le camp des Turcs et sur les remparts de
Ptolémaïs ; Saladin stimulait ses soldats par sa présence ; son frère,
Malek-Adhel, donnait l’exemple de la bravoure à tous les émirs. Plusieurs
grandes batailles furent livrées au pied des collines où campaient les
chrétiens. Deux fois les croisés tentèrent un assaut général, et deux fois
ils furent obligés de revenir sur leurs pas pour défendre leur camp menacé
par Saladin. Dans
une de ces attaques, un chevalier défendit seul une des portes du camp contre
une foule de musulmans. Les auteurs arabes comparent ce chevalier à un démon
animé par tous les feux de l’enfer. Une énorme cuirasse le couvrait tout
entier ; les flèches, les pierres, les coups de lance, ne pouvaient
l’atteindre ; tous ceux qui l’approchaient recevaient la mort, et lui seul,
au milieu des ennemis, tout hérissé de javelots, semblait n’avoir rien à
redouter. Ce brave guerrier ne put être mis hors de combat que par le feu
grégeois jeté sur sa tête ; dévoré par les flammes, il périt, semblable à ces
machines énormes des chrétiens que les assiégés avaient brûlées sous les
murailles de la ville. Chaque
jour les croisés redoublaient d’efforts, et tour à tour repoussaient l’armée
de Saladin ou menaçaient la ville de Ptolémaïs. Dans un de leurs assauts, on
les vit combler les fossés de la place avec leurs chevaux morts et les
cadavres de leurs compagnons tombés sous le fer de l’ennemi ou moissonnés par
les maladies. Les assiégés relevaient les morts entassés sous leurs murailles
par les chrétiens, et les rejetaient en lambeaux sur le bord des fossés, où
le glaive des combats frappait sans cesse de nouvelles victimes. Ni le
spectacle de la mort, ni les obstacles, ni les fatigues, rien ne pouvait
arrêter les chrétiens. Lorsque leurs tours de bois et leurs béliers étaient
réduits en cendres, ils creusaient la terre et s avançaient, par des chemins
souterrains, jusque sous les fondements des remparts. Chaque jour ils employaient
un nouveau moyen, de nouvelles machines pour battre la place. Un historien
arabe rapporte qu’ils élevèrent auprès de leur camp une colline de terre
d’une hauteur prodigieuse ; en jetant sans cesse la terre devant eux, ils
firent avancer peu à peu cette montagne vers les remparts de la ville. Elle
n’en était plus séparée que par la moitié de la distance que parcourt une
flèche ; les assiégés sortirent de la place, et se précipitèrent au-devant de
cette masse énorme qui s’approchait chaque jour et menaçait leurs murailles.
Armés de glaives, de pioches, de pelles, ils combattirent ceux qui la
faisaient mouvoir, et ne purent l’arrêter qu’en creusant de vastes fossés sur
son passage. Les
Français se distinguaient parmi tous les guerriers chrétiens, et dirigeaient
leurs attaques sur la tour Maudite à l’est de la ville. Déjà elle commençait
à s’ébranler, et devait bientôt offrir aux assaillants un chemin pour entrer
dans la place. La guerre, les maladies, la disette, avaient affaibli la
garnison ; la ville manquait de vivres, de munitions de guerre et de feu
grégeois ; les guerriers, qui avaient résisté à toutes les fatigues,
tombaient dans le découragement ; le peuple murmurait contre Saladin et
contre les émirs. Dans cette extrémité, le commandant de la ville, appelé
Meschtoub, se rendit à la tente de Philippe-Auguste et lui dit : « Il y a
quatre années que nous sommes maîtres de Ptolémaïs. Lorsque les musulmans y
entrèrent, ils laissèrent à tous les habitants la liberté de se transporter
partout où ils voudraient avec leurs familles : nous vous offrons aujourd’hui
de vous rendre la ville, et nous ne vous demandons que les conditions que
nous avons accordées aux chrétiens. » Le roi de France, après avoir assemblé
les principaux chefs de l’armée, répondit que les croisés ne consentiraient
point à épargner les habitants et la garnison de Ptolémaïs, si les musulmans
ne rendaient Jérusalem et toutes les villes chrétiennes tombées en leur pouvoir
depuis la bataille de Tibériade. Le chef des émirs, irrité de ce refus, se
retira en jurant par Mahomet de s’ensevelir sous les ruines de la ville : «
Nos derniers efforts seront terribles, s’écria-t-il, et, lorsque l'ange
Redouan conduira un de nous en paradis, le sinistre Malek en précipitera
cinquante des vôtres en enfer. » A son
retour dans la place, le commandant fit passer son courage et son indignation
dans toutes les âmes. Lorsque les chrétiens recommencèrent leurs assauts, ils
furent repoussés avec une vigueur qui les remplit de surprise. « Les flots
tumultueux des Francs, pour emprunter le langage des auteurs arabes,
roulaient vers les murs de la place avec la rapidité d’un torrent qui va se
jeter dans un lac ; ils montaient sur les remparts à demi ruinés, comme les
chèvres sauvages montent sur les roches escarpées, tandis que les musulmans
se précipitaient sur les assiégeants comme les pierres détachées du sommet
des montagnes. » Le
courage des musulmans leur était inspiré par le désespoir ; mais l’ardeur
qu’inspire le désespoir est passagère : bientôt les soldats de l’islamisme
retombèrent dans l’abattement. Les secours que Saladin avait promis
n’arrivaient point, et rien ne pouvait sauver la ville. Plusieurs émirs se
jetèrent, la nuit, dans une barque pour aller chercher un asile dans le camp
de Saladin, aimant mieux s’exposer aux reproches du sultan, ou périr au
milieu des eaux, que de mourir sous le glaive des chrétiens. Cette désertion
et la vue des tours ruinées ajoutèrent à l’effroi des musulmans. Tandis que
les pigeons et les plongeurs annonçaient à Saladin l’horrible détresse des
assiégés, ceux-ci formèrent le projet de sortir de la place au milieu de la
nuit, et de braver tous les périls pour rejoindre l’armée du sultan ; mais
leur projet fut découvert par les croisés, qui gardèrent tous les passages
par lesquels l’ennemi pouvait leur échapper. Dès lors les assiégés ne
songèrent plus qu’à sauver leur vie par une capitulation qui fut acceptée.
Ils promettaient de faire rendre aux Francs le bois de la vraie croix avec
seize cents prisonniers ; ils s’engagèrent en outre à payer deux cent mille
pièces d’or aux chefs de l’armée chrétienne. Des otages et tout le peuple
enfermé dans Ptolémaïs devaient rester au pouvoir du vainqueur jusqu’à
l’entière exécution du traité. Un
soldat musulman s’échappa de la ville et vint annoncer à Saladin que la
garnison était forcée de capituler. Le sultan, qui se proposait de tenter un
dernier effort, apprit cette nouvelle avec une profonde douleur. Il convoqua
son conseil pour savoir s’il approuverait la capitulation ; mais à peine les
principaux émirs étaient-ils réunis dans sa tente, qu’on vit sur les murs et
les tours de Ptolémaïs les étendards des croisés. Tel fut
le siège de Ptolémaïs, qui dura plus de deux années, et dans lequel les
croisés versèrent plus de sang et montrèrent plus de bravoure qu’il n’en
fallait pour conquérir l’Asie. « Dans l’espace de deux ans, dit Emmad-Eddin,
le fer des musulmans immola plus de soixante mille infidèles ; à mesure
qu’ils périssaient sur terre, ils se multipliaient sur mer ; toutes les fois
qu’ils osèrent nous attaquer, ils furent tués ou faits prisonniers ;
néanmoins d’autres leur succédaient, et, pour cent qui succombaient, il en
reparaissait mille. » Quel sujet de méditation et de surprise que cette
guerre à laquelle accouraient des peuples du Nord et du Midi, qui, sans
s’être entendus entre eux, sans être excités ou contraints par aucune
puissance de la terre, venaient combattre, sous les murs d’une ville de
Syrie, un ennemi qu’ils ne connaissaient point et dont ils n’avaient rien à
craindre pour eux-mêmes ! Lorsqu’on
reporte sa pensée sur les événements que nous venons de décrire, on admire
l’héroïsme, la constance, la résignation des croisés ; mais on s’étonne en
même temps de la direction que des circonstances peu importantes en
elles-mêmes donnent quelquefois aux affaires humaines. Un roi fugitif, qui ne
trouve pas un asile dans ses États, va tout à coup, suivi de quelques
soldats, mettre le siège devant une ville : dès lors c’est sur ce point que
toute la chrétienté a les yeux et que se dirigent toutes les forces de
l’Occident, sans qu’aucun prince, aucun monarque songe à tenter une
entreprise plus importante. D’un côté, on voit les empires s’agiter et se
lever en armes à la voix de la religion éplorée ; que voit-on de l’autre ? la
colline de Thuron et les rives stériles du Bélus, sur lesquelles vient se
concentrer et mourir ce violent orage qui a ébranlé le monde. Ce long siège
de Ptolémaïs, si rempli de gloire, ne fut-il pas pour les Francs comme un
piège de la fortune des musulmans, et l’opiniâtreté qu’on mit alors à la
conquête d’une ville qui n’était point la ville sainte, ne contribua-t-elle
pas à sauver l’Orient et peut-être l’islamisme des entreprises du monde
chrétien ? Dans
les nombreux combats que se livrèrent les vaisseaux turcs et les vaisseaux
francs, pendant le siège, on a pu remarquer que les chrétiens avaient le plus
souvent l’avantage sur leurs ennemis, et ce fut cette supériorité de la
marine d’Occident qui sauva l’armée chrétienne. Souvent une tempête et la
saison des pluies et des orages firent plus de mal aux croisés que tous les
guerriers de Saladin. Si les musulmans s’étaient rendus redoutables par leurs
forces navales, et si Saladin, au lieu de rassembler des armées, avait
rassemblé des flottes pour garder les côtes de la Syrie, les armées de
l’Europe n’auraient jamais pu se réunir, et la faim aurait moissonné tous les
chrétiens arrivés en Palestine. C’est
au milieu des grands événements que se montrent la force, le génie et les
passions de l’homme ; c’est dans cette longue lutte entre les chrétiens et
les musulmans qu’on peut connaître leurs forces et leur puissance, qu’on peut
étudier leur caractère et leurs mœurs. Nous ne
parlerons point ici de leurs armures différentes, ni de leur tactique et de
leurs évolutions militaires. Dans le siège de Ptolémaïs, les Francs et les
Turcs perfectionnèrent tour à tour les moyens d’attaque et de défense. Les
musulmans donnèrent au feu grégeois une force et une activité qu’on n’avait
point connues dans les guerres précédentes ; de leur côté, les chrétiens
construisirent des machines qui furent à la fois l’admiration et l’effroi de
leurs ennemis. De part et d’autre, on ne négligea rien de tout ce qui peut
rendre la guerre plus meurtrière et plus cruelle, et, dans la fureur qui
animait les combattants, on s’étonne qu’ils n’aient point fait usage des
flèches empoisonnées, connues alors en Asie. Dans un vaisseau musulman qui
portait des munitions de guerre à Ptolémaïs et dont Richard se rendit maître
en arrivant en Syrie, on trouva des serpents et des crocodiles destinés à
porter la mort et la terreur parmi les assiégeants. Les croisés n’eurent
point recours à ces horribles auxiliaires ; mais ils avaient apporté de la
Sicile des pierres noires provenant des laves de l’Etna, qui causaient un
grand ravage dans la ville et que les musulmans comparaient aux foudres
lancées contre les anges rebelles. Au
milieu des combats et des assauts qui se livraient chaque jour, nous ne
voyons point le courage des soldats de la croix soutenu par des visions et
des miracles comme dans les autres guerres saintes. Une seule chronique
rapporte que la Vierge, mère du Sauveur, dans un costume d’une blancheur
éclatante, apparut pendant la nuit à quelques guerriers qui veillaient sous
les remparts de la ville ; mais le récit de cette apparition ne fit aucune
sensation dans l’armée chrétienne. Néanmoins l’enthousiasme religieux n’avait
point de bornes, et jamais on ne vit un plus grand nombre de prélats et
d’ecclésiastiques sous les armes. Le clergé latin qui, dans ses prédications,
avait si souvent répété que la mort dans une guerre contre les musulmans,
ouvrait aux pèlerins les portes du ciel, ne voulut point se priver lui-même
de ce moyen de salut. Quoique les prêtres de l’islamisme ne prissent pas les
armes, nous avons vu déjà qu’ils ne regardaient pas moins cette guerre comme
une guerre sacrée, et le plus illustre des cadis musulmans écrivait à Saladin
: La langue de nos épées est assez éloquente pour nous obtenir le pardon de
nos fautes. Le
fanatisme redoubla souvent les fureurs du carnage. Dans l’excès de leur
animosité religieuse, les musulmans massacrèrent plusieurs fois les captifs
désarmés ; on les vit brûler des prisonniers chrétiens sur le champ de
bataille ; les croisés imitèrent la barbarie de leurs ennemis. Tel est
néanmoins l’ascendant de l’humanité sur les cœurs les plus féroces, qu’on vit
alors des guerriers reculer d’horreur en présence du carnage qu’ils avaient
fait, et se dérober eux-mêmes aux transports de leur propre furie. Dans un
assaut livré à la ville, des mineurs musulmans et des mineurs chrétiens se
rencontrèrent dans les souterrains, et, comme si la vue des débris accumulés
autour d’eux, comme si l’aspect du tombeau qu’ils avaient creusé leur eût
tout à coup donné des sentiments généreux, ils déposèrent les armes, et
firent entre eux un traité de paix, laissant à d’autres le soin de poursuivre
une guerre qui les rendait plus barbares qu’ils n’auraient voulu l’être. On a
comparé le siège de Ptolémaïs au siège de Troie, et cette comparaison ne
manque pas de vérité. Les guerriers musulmans et les guerriers chrétiens se
provoquaient souvent à des combats singuliers, et s’accablaient d’injures
comme les héros d’Homère ; des femmes couvertes du casque et de la cuirasse
disputèrent aux chevaliers le prix de la bravoure, et furent trouvées parmi
les morts qui couvraient le champ de bataille ; l’enfance même ne resta point
étrangère à cette lutte ; on vit des enfants sortir de la ville assiégée, et
se battre contre les enfants des chrétiens, en présence des deux armées. Quelquefois
les fureurs de la guerre faisaient place aux plaisirs de la paix ; les Francs
et les Turcs oubliaient pour un moment la haine qui leur avait fait prendre
les armes. Pendant le cours du siège, on célébra dans la plaine de Ptolémaïs
plusieurs tournois où les musulmans furent invités. Les champions des deux
partis, avant d’entrer en lice, se haranguaient les uns les autres ; le
vainqueur était porté en triomphe, et le vaincu racheté comme prisonnier de
guerre. Dans ces fêtes guerrières qui réunissaient les deux nations, les
Francs dansaient souvent au son des instruments arabes, et leurs ménestrels
chantaient ensuite pour faire danser les musulmans. La
plupart des émirs, à l’exemple de Saladin, affectaient une austère simplicité
dans leurs vêtements et leurs manières. Un auteur arabe compare le sultan, au
milieu de sa cour, entouré de ses fils et de ses frères, à l’astre des nuits
qui jette une lueur sombre au milieu des étoiles ; toute leur parure était
dans la beauté de leurs chevaux, dans l’éclat de leurs armes et dans leurs
étendards, sur lesquels ils faisaient peindre des plantes et des fleurs, des
abricots et d’autres fruits à la couleur d’or. Les principaux chefs de la
croisade n’avaient pas la même simplicité. Les chroniques anglaises se
plaisent à vanter le faste et la magnificence que déploya le roi Richard dans
son pèlerinage ; comme on l’avait vu dans la première guerre sainte, les
princes et les barons s’étaient fait suivre en Asie de leurs équipages de
pêche et de chasse, et du luxe de leurs palais et de leurs châteaux. Parmi
les faucons du roi de France, dit un auteur arabe, il s’en trouvait un de
couleur blanche et d’une espèce rare ; le roi — nous répétons ici le récit
naïf du chroniqueur oriental — aimait beaucoup cet oiseau, et l'oiseau
aimait le roi de même, ce faucon, s’étant échappé, alla se percher sur
les remparts de la ville ; toute l’armée chrétienne fut en mouvement pour
rattraper l’oiseau fugitif. Comme il fut pris par les musulmans et porté à
Saladin, Philippe envoya un ambassadeur au sultan pour le racheter, et fit
offrir une somme d’or qui aurait suffi à la rançon de plusieurs guerriers
chrétiens. Le camp
de Ptolémaïs, où tous les métiers et les arts mécaniques avaient suivi les
pèlerins, ressemblait à une grande ville d’Europe. On y trouvait des marchés
où s’étalaient toutes les productions de l’Orient et de l’Occident : le
mouvement du commerce, les travaux de l’industrie, se mêlaient partout à
l’activité de la guerre et au bruit des armes. On doit croire que la cupidité
et l’avarice profitèrent souvent de la misère des croisés ; les chroniques
parlent d’un Pisan qui, au milieu de la disette, avait ramassé une grande
quantité de blé, et refusait de le vendre, dans l’espoir d’en tirer une somme
excessive. Les flammes consumèrent le magasin de cet avide marchand, et les
pauvres pèlerins ne manquèrent pas de reconnaître en cette occasion
T'éclatante justice de Dieu. Abd-Allatif,
qui se trouvait au siège de Saint-Jean-d’Acre, nous donne des détails sur le
camp des musulmans. « Au milieu était une vaste place, dit le
chroniqueur arabe, contenant jusqu’à cent quarante loges de maréchaux
ferrants ; on voyait partout des cuisines, et dans une seule se trouvaient
vingt-huit marmites pouvant contenir chacune une brebis. Je fis moi-même
l’énumération des boutiques enregistrées par l’inspecteur du marché ; j’en
comptai jusqu’à sept mille. Une de ces boutiques du camp en eût fait cent
comme celles de nos cités. Toutes étaient bien approvisionnées. Quand Saladin
changea de camp pour se retirer à Karouba, bien que la distance fût assez
courte, il en coûta à un seul marchand de beurre soixante et dix pièces d’or
pour le transport de son magasin. Quant au marché des habits neufs et des
vieux habits, c’est une chose qui passe l’imagination. On comptait dans le
camp plus de mille bains, tenus par des hommes d’Afrique. » La
misère, qui affligea si souvent le camp des croisés, n’empêchait point un
grand nombre d’entre eux de se livrer à tous les excès de la licence et de la
débauche. On voyait rassemblés dans le même lieu tous les vices de l’Europe
et de l’Asie. Si Ton en croit un historien arabe, au moment même où les
Francs étaient en proie à la disette, aux maladies contagieuses, il arriva
dans leur camp une troupe de trois cents femmes qui venaient des pays
d’Occident. Ces trois cents femmes, dont la présence dans l’armée chrétienne
était un scandale pour les musulmans, se prostituaient aux soldats de la
croix, et n’avaient pas besoin, pour les corrompre, d’employer les
enchantements de l’Armide du Tasse. Cependant
le clergé exhortait sans cesse les pèlerins à suivre les préceptes de
l’Évangile. Dans le camp des chrétiens, plusieurs églises surmontées d’un
clocher de bois rassemblaient chaque jour les fidèles. Souvent les musulmans
profitaient du moment où les croisés assistaient à la célébration de la
messe, pour attaquer leurs retranchements dégarnis de soldats. Au milieu de
la corruption générale, le siège de Ptolémaïs présenta plusieurs sujets
d’édification. Dans les camps, sur le champ de bataille, la charité veillait
sans cesse autour des soldats chrétiens pour soulager leur misère, pour
soigner les malades et les blessés. Il
s’était formé des associations d’hommes pieux pour assister les mourants et
ensevelir les morts. Un pauvre prêtre d’Angleterre fit construire à ses
frais, dans la plaine de Ptolémaïs, une chapelle consacrée aux trépassés ; il
avait fait bénir autour de la chapelle un vaste cimetière, dans lequel,
chantant lui-même l’office des morts, il suivit les funérailles de plus de
cent mille pèlerins. Pendant le siège, les guerriers du Nord s’étaient trouvés dans la plus grande détresse et ne pouvaient se faire entendre des autres nations. Quelques gentilshommes de Lubeck et de Brême vinrent à leur secours, formèrent des tentes avec les voiles de leurs vaisseaux pour y recevoir les pauvres soldats de leur nation, et les soignèrent dans leurs maladies ; quarante seigneurs allemands prirent part à cette généreuse entreprise, et leur association fut l’origine de Tordre hospitalier et militaire des chevaliers teutoniques. Ce fut aussi à cette époque que s’établit l’institution de la Trinité, qui avait pour objet de racheter les chrétiens retenus en captivité chez les musulmans. |