HISTOIRE DES CROISADES

TOME PREMIER

 

SUITE DU LIVRE SEPTIÈME. — PRÉDICATION DE LA TROISIÈME CROISADE. - EXPÉDITION DE L'EMPEREUR FRÉDÉRIC BARBEROUSSE.

 

 

Guillaume de Tyr prêche la troisième croisade. Dans la conférence de Gisors, l’archevêque décide Philippe-Auguste et Henri II d’Angleterre à délivrer la terre sainte ; la dîme saladine ; Richard, duc de Guienne, encourt l’excommunication ; il monte sur le trône et prend la croix ; massacre des juifs à Londres et à York ; entrevue de Richard et de Philippe-Auguste à Nonancourt ; froideur du zèle en Allemagne ; l'empereur Frédéric Barberousse envoie des ambassadeurs à tous les princes qui règnent en Orient ; détails sur les croisés allemands ; ils partent de Ratisbonne ; Isaac l’Ange est puni de sa duplicité envers eux ; ils s’embarquent à Gallipoli ; leur itinéraire en Asie ; passage du Taurus ; Frédéric se noie par accident, et le duc de Souabe reçoit le commandement suprême ; cinq mille hommes, seuls restes de cette armée, parviennent jusqu’en Palestine ; mauvais accueil qu’ils y reçoivent.

 

Guillaume, archevêque de Tyr, avait quitté l’Orient pour venir en Europe solliciter les secours des princes chrétiens ; il fut chargé par le pape de prêcher la guerre sainte. Guillaume était plus habile, plus éloquent qu’Héraclius, qui l’avait précédé dans cette mission, et surtout plus digne, par ses vertus, d’être l’interprète des chrétiens et de parler au nom de Jésus-Christ. Après avoir enflammé le zèle des peuples d’Italie, il se rendit en France, et se trouva dans une assemblée convoquée près de Gisors pai Henri II, roi d’Angleterre, et le roi de France, Philippe-Auguste. A l’arrivée de Guillaume de Tyr, ces deux rois, qui se faisaient la guerre pour le Vexin, avaient déposé les armes ; les plus braves guerriers de la France et de l’Angleterre, réunis par les périls de leurs frères d’Orient, s’étaient rendus à l’assemblée où l’on devait s’occuper de la délivrance des saints lieux. Guillaume y fut accueilli avec enthousiasme, et lut, à haute voix, devant les princes et les chevaliers, une relation des derniers désastres de Jérusalem. Après cette lecture, qui arracha des larmes à tous les assistants, le pieux envoyé exhorta les fidèles à prendre la croix. « La montagne de Sion, leur dit-il, retentit encore de ces paroles d’Ézéchiel : Ô fils des hommes, ressouvenez-vous de ce jour où le roi de Babylone a triomphé de Jérusalem ! Dans un seul jour est arrivé tout ce que les prophètes ont annoncé de malheurs à la ville de Salomon et de David. Cette cité, naguère remplie de peuples chrétiens, est restée seule, ou plutôt elle n’est plus habitée que par un peuple sacrilège. La souveraine des nations, la capitale de tant de provinces a payé le tribut imposé aux esclaves. Ses portes ont été brisées et ses gardiens exposés avec les vils troupeaux dans les marchés des villes infidèles. Les États chrétiens d’Orient qui faisaient fleurir la religion de la croix en Asie et devaient défendre l’Occident de l’invasion des Sarrasins, sont réduits à la ville de Tyr, à celles d’Antioche et de Tripoli. Nous avons vu, selon l’expression d’Isaïe, le Seigneur étendant sa main et ses plaies depuis l’Euphrate jusqu’au torrent de l’Égypte. Les habitants de quarante cités ont été chassés de leurs demeures ; dépouillés de leurs biens, ils errent, avec leurs familles éplorées, parmi les peuples de l’Asie, sans trouver une pierre où reposer leur tête. »

Après avoir retracé ainsi les malheurs des chrétiens d’Orient, Guillaume reprocha aux guerriers qui l’écoutaient de n’avoir point secouru leurs frères, d’avoir laissé ravir l’héritage de Jésus-Christ. Il s’étonnait qu’on pût avoir une autre pensée, qu’on put chercher une autre gloire que celle de délivrer les saints lieux ; et, s’adressant aux princes et aux chevaliers : « Pour arriver jusqu’à vous, leur dit-il, j’ai traversé les champs du carnage ; à la porte même de celte assemblée, j’ai vu se déployer l’appareil de la guerre. Quel sang allez-vous répandre ? Pourquoi ces glaives dont vous êtes armés ? Vous vous battez ici pour la rive d’un fleuve, pour les limites d’une province, pour une renommée passagère, tandis que les infidèles foulent les rives du Siloé, qu’ils envahissent le royaume de Dieu, et que la croix de Jésus-Christ est traînée ignominieusement dans les rues de Bagdad ! Vous versez des flots de sang pour de vains traités, tandis qu’on outrage l’Évangile, ce traité solennel entre Dieu et les hommes ! Avez-vous oublié ce qu’ont fait vos pères ? Un royaume chrétien a été fondé par eux au milieu des nations musulmanes. Une foule de héros, une foule de princes nés dans votre patrie sont venus le défendre et le gouverner. Si vous avez laissé périr leur ouvrage, venez du moins délivrer leurs tombeaux qui sont au pouvoir des Sarrasins. Votre Europe ne produit-elle donc plus des guerriers comme Godefroy, Tancrède et leurs compagnons ? Les prophètes et les saints ensevelis à Jérusalem, les églises changées en mosquées, les pierres même des sépulcres, tout vous crie de venger la gloire du Seigneur et la mort de vos frères. Eh quoi ! le sang de Naboth, le sang d’Abel, qui s’est élevé vers le ciel, a trouvé un vengeur, et le sang de Jésus-Christ s’élèverait en vain contre ses ennemis et ses bourreaux !

« L’Orient a vu de lâches chrétiens que l’avarice et la crainte avaient rendus les alliés de Saladin : sans doute ils ne trouveront point d’imitateurs parmi vous ; mais rappelez-vous que Jésus-Christ a dit : Celui qui n’est pas pour moi est contre moi. Si vous ne servez point la cause de Dieu, quelle cause oserez-vous défendre ? Si le roi du ciel et de la terre ne vous trouve point sous ses drapeaux, où sont les puissances dont vous suivrez les étendards ? Pourquoi donc les ennemis de Dieu ne sont-ils plus les ennemis de tous les chrétiens ? Quelle sera la joie des Sarrasins au milieu de leurs triomphes impies, lorsqu’on leur dira que l’Occident n’a plus de guerriers fidèles à Jésus-Christ, et que les princes et les rois de l’Europe ont appris avec indifférence les désastres et la captivité de Jérusalem. »

Ces reproches, faits au nom de la religion, touchèrent vivement le cœur des princes et des chevaliers. D’après le chroniqueur Benoît de Peterborough, Guillaume de Tyrprecha d’une manière si admirable qu’il les détermina tous à prendre la croix, et que ceux qui étaient ennemis devinrent amis. Henri II et Philippe-Auguste s’embrassèrent en pleurant et se présentèrent les premiers pour recevoir la croix. Richard, fils de Henri et duc de Guienne ; Philippe, comte de Flandre ; Hugues, duc de Bourgogne ; Henri, comte de Champagne ; Thibaut, comte de Blois ; Rotrou, comte du Perche ; les comtes de Soissons, de Nevers, de Bar, de Vendôme ; les deux frères Josselin et Mathieu de Montmorency, une foule de barons et de chevaliers, plusieurs évêques et archevêques de France et d’Angleterre, firent le serment de délivrer la terre sainte. L’assemblée entière répéta ces mots : La croix ! la croix ! et ce cri de guerre retentit dans toutes les provinces.

Le lieu où les fidèles s’étaient réunis fut appelé le Champ sacré. On y fit bâtir une église pour conserver le souvenir du pieux dévouement des chevaliers chrétiens. Bientôt toute la France et tous les pays voisins furent animés du vif enthousiasme que l’éloquence de Guillaume de Tyr avait fait naître dans l’assemblée des barons et des princes. L’Église ordonna des prières pour le succès de la croisade. Chaque jour de la semaine on récitait à l’office divin des psaumes qui rappelaient la gloire et les malheurs de Jérusalem. A la fin de l’office, les assistants répétaient en chœur ces paroles : « Ô Dieu tout-puissant ! qui tiens dans tes mains le sort des empires, daigne jeter un regard de miséricorde sur les armées chrétiennes, afin que les nations infidèles qui se reposent dans leur orgueil et leur vaine gloire soient abattues par la force de ton bras. » En priant ainsi, les guerriers chrétiens sentaient leur courage se ranimer, et juraient de prendre les armes contre les musulmans.

Comme on manquait d’argent pour la sainte entreprise, on résolut, dans le conseil des princes et des évêques, que tous ceux qui ne prendraient point la croix paieraient la dixième partie de leurs revenus et de la valeur de leurs meubles. La terreur qu’avaient inspirée les armes de Saladin fit donner à cet impôt le nom de Dime saladine. On publia des excommunications contre ceux qui refuseraient d’acquitter une dette aussi sacrée. En vain le clergé, dont Pierre de Blois entreprit la défense, allégua la liberté, l’indépendance de l’Église, et prétendit n’aider les croisés que de ses prières : on répondit aux ecclésiastiques qu’ils devaient donner l’exemple, que le clergé n’était point l’Église et que les biens de l’Église appartenaient à Jésus-Christ. L’ordre des Chartreux, les ordres de Cîteaux et de Fontevrault, les hospices des lépreux, furent seuls exempts d’un tribut levé pour une cause qu’on croyait être celle de tous les chrétiens.

L’histoire a conservé les statuts d’après lesquels les évêques et les princes avaient réglé la levée de la dîme saladine. Cette levée se faisait dans chaque paroisse, en présence d’un prêtre, d’un archiprêtre, d’un templier, d’un hospitalier, d’un homme du roi, d’un homme et d’un clerc du baron, et d’un clerc de l’évêque. Lorsque ces hommes réunis jugeaient que quelqu’un donnait moins qu’il ne devait, on choisissait dans la paroisse quatre ou six prud’hommes qui le taxaient et l’obligeaient à payer selon la justice. Cependant les produits de cette dime ne suffisaient pas aux préparatifs de l’expédition ; Philippe s’occupait avec sollicitude des moyens de pourvoir à toutes les dépenses de son pèlerinage, lorsque le frère Bernard, solitaire de Vincennes, se présenta devant le monarque, et lui dit du ton d’un prophète : Qu’Israël soit confondu. Après avoir entendu ces paroles, qu’on regarda comme un avertissement du ciel, le roi de France fit arrêter les juifs dans leurs synagogues, et les força de verser cinq mille marcs d’argent dans son trésor.

La dîme fut levée en Angleterre comme en France par des commissaires ; mais tous ceux qui se trouvèrent revêtus d’une mission qu’on appelait sainte, ne donnèrent pas l’exemple d’un désintéressement apostolique : les chroniques du temps nous parlent de la conduite honteuse d’un templier qui fut surpris dérobant les tributs des fidèles et les cachant dans les larges replis de ses vêtements. Henri II ne dédaigna point de présider lui-même à la rentrée d’un impôt établi en quelque sorte par les opinions dominantes et que ses sujets regardaient comme une dette envers Dieu. Il manda devant lui les habitants les plus riches des premières villes de son royaume, et, d’après l’estimation des arbitres, il exigea d’eux la dîme de leurs revenus et de leur mobilier : tous ceux qui refusaient ou différaient de payer la taxe étaient mis en prison, et ils ne recouvraient leur liberté qu’après s’être entièrement acquittés. Ces violences exercées au nom de Jésus-Christ, excitèrent beaucoup de mécontentement, et l’on doit croire que les bourgeois de Londres, de Lancastre, d’York, auxquels le roi demandait aussi la dîme saladine, ne furent pas de ceux qui montrèrent le plus d’enthousiasme pour la guerre sainte.

Dans les deux premières croisades, la plupart des villageois avaient pris la croix pour se soustraire à la servitude. Il devait en résulter quelques désordres : les campagnes ne pouvaient rester désertes, les terres sans culture. On entreprit de mettre des bornes au zèle trop empressé des laboureurs : tous ceux qui s’enrôlaient pour la guerre sainte sans la permission de leurs seigneurs, furent condamnés à payer la dîme saladine, comme ceux qui ne prenaient point la croix.

Cependant la paix qui venait d’être jurée par les rois de France et d’Angleterre, ne tarda pas à être troublée. Richard, duc de Guienne, ayant eu un démêlé avec le comte de Toulouse, Henri prit les armes pour secourir son fils. Philippe vola à la défense de son vassal ; tout fut en feu dans la Normandie, le Berri et l’Auvergne. Les deux monarques, poussés par les sollicitations des seigneurs et des évêques, se réunirent un moment dans le champ sacré où ils avaient mis bas les armes, mais on ne put s’entendre sur les conditions de la paix ; forme sous lequel on tenait les conférences, fut abattu par les ordres de Philippe. On reprit plusieurs fois les négociations sans pouvoir arrêter les fureurs de la guerre : le roi de France demandait que Richard fût couronné roi d’Angleterre du vivant de son père, et qu’il épousât sur-le-champ Alix, princesse française, que Henri retenait en prison. Le roi d’Angleterre, jaloux de son autorité, ne put se résoudre à accepter ces conditions, et ne voulut céder ni sa couronne, ni la sœur de Philippe dont il était épris. Richard, irrité, se jeta dans le parti de Philippe-Auguste, et se déclara contre son père ; de toutes parts on courut aux armes, et les produits de la dîme saladine furent employés à soutenir une guerre sacrilège qui outrageait la morale et la nature.

Cette guerre n’était pas d’un bon augure pour celle qu’on devait faire en Asie. Le légat du pape excommunia Richard, et menaça Philippe de mettre son royaume en interdit. Philippe méprisa les menaces du légat, et lui répondit qu’il n’appartenait pas au Saint-Siège de se mêler des querelles des princes ; Richard, plus violent, tira son épée, et fut sur le point de frapper le légat. La paix s’éloignait tous les jours davantage. En vain des cris d’indignation s’élevèrent parmi les peuples ; en vain les grands vassaux refusèrent de prendre part à une lutte qui n’intéressait ni la religion ni la patrie : Henri, qui avait consenti à une entrevue, rejetait toujours avec hauteur les conditions qui lui étaient proposées. Il résista longtemps aux prières de ses sujets, aux conseils des évêques ; la terreur que lui inspira la foudre du ciel, tombée à ses côtés pendant les conférences, put seule vaincre son obstination. Il accepta enfin les conditions de Philippe, mais il ne tarda pas à s’en repentir ; et, peu de temps après, il mourut de douleur, en chargeant de malédictions Richard, qui lui avait fait une guerre ouverte, et le plus jeune de ses fils, qui avait conspiré contre lui.

Richard s’accusa en gémissant de la mort de son père ; pressé par le repentir, il se rappela le serment qu’il avait fait dans le champ sacré. Devenu roi d’Angleterre, il ne s’occupa qu’à faire les préparatifs de la sainte expédition, lise rendit dans son royaume, et convoqua près de Northampton l’assemblée des barons et des prélats, dans laquelle Baudouin, archevêque de Cantorbéry, prêcha la croisade. Le prédicateur de la guerre sainte parcourut ensuite les provinces pour exciter le zèle et l’émulation des fidèles. Des aventures miraculeuses attestèrent la sainteté de sa mission, et firent accourir sous les drapeaux de la croix les sauvages habitants du pays de Galles et de plusieurs contrées où l’on n’avait point encore parlé des malheurs de Jérusalem. Dans tous les pays que traversa Baudouin, l’enthousiasme de la croisade dépeupla les campagnes : une vieille chronique rapporte que le prélat donna la croix à un grand nombre d’hommes qui étaient accourus presque nus, parce que leurs femmes avaient caché leurs vêtements. Partout la multitude abandonnait les travaux des champs et des villes, pour entendre l’archevêque de Cantorbéry. On recueillait avec respect la terre sur laquelle était marquée l’empreinte de ses pas, et la poussière que ses pieds avaient touchée guérissait les infirmes et les malades. Chacune de ses paroles convertissait des pécheurs, consolait les malheureux et donnait des soldats à Jésus-Christ. Cette ardeur religieuse et guerrière qu’il répandait parmi ses auditeurs, se communiquait de ville en ville, de province en province, et pénétra jusque dans les îles qui avoisinent l’Angleterre.

L’enthousiasme des Anglais pour la croisade se manifesta d’abord par une persécution violente contre les juifs, qui furent massacrés dans les villes de Londres et d’York. Un grand nombre de ces malheureux ne purent échapper à la poursuite de leurs meurtriers qu’en se donnant eux-mêmes la mort. Ces scènes horribles se renouvelaient à chaque croisade. Comme on avait besoin d’argent pour la sainte expédition, on s’apercevait alors que les juifs étaient les dépositaires de toutes les richesses ; la vue des richesses accumulées dans leurs mains conduisait le peuple à se ressouvenir qu’ils avaient crucifié son Dieu.

Richard ne mit pas trop d’empressement à contenir une multitude égarée, et profita de la persécution des juifs pour augmenter ses trésors ; mais ni les dépouilles des Israélites, ni les produits de la dîme saladine toujours exigée avec une cruelle rigueur, ne suffisaient au roi d’Angleterre. Richard aliéna les domaines de la couronne, et mit à l’encan toutes les grandes dignités du royaume : il aurait vendu, disait-il, la ville de Londres, s’il eût trouvé un acheteur. Il vint ensuite en Normandie, où les barons lui permirent d’épuiser cette riche province, et lui donnèrent tous les moyens de soutenir une guerre à laquelle les peuples prenaient un si grand intérêt.

Nombre de guerriers avaient pris la croix dans les deux royaumes de France et d’Angleterre, et les préparatifs de la croisade s’achevaient au milieu de la fermentation générale. Cependant plusieurs barons, plusieurs seigneurs, n’annonçaient point encore l’époque de leur départ et retardaient, sous différents prétextes, le pèlerinage auquel ils s'étaient engagés par serment. Le célèbre Pierre de Blois leur adressa une exhortation pathétique, dans laquelle il les compara à des moissonneurs qui attendaient, pour se mettre à l’ouvrage, que la moisson fût finie. L’orateur de la guerre sainte leur représentait que les hommes forts et courageux trouvaient partout leur patrie, et que les véritables pèlerins devaient ressembler aux oiseaux du ciel. Il rappelait a leur ambition l’exemple d’Abraham, qui abandonna sa demeure pour s’élever parmi les nations, qui traversa le Jourdain avec un bâton et revint suivi de deux troupes de guerriers. Cette exhortation ranima l’enthousiasme de la croisade, qui commençait à se ralentir. Les monarques de France et d’Angleterre eurent une entrevue à Nonancourt, et y convinrent de se rendre par mer dans la Palestine. Ils publièrent en même temps plusieurs règlements pour assurer l’ordre et la discipline dans les armées qu’ils devaient conduire en Asie. Les lois de la religion et les peines qu’elle inflige ne leur parurent point suffisantes dans cette circonstance. La justice de ces siècles barbares fut chargée de réprimer les passions et les vices des croisés : quiconque donnait un soufflet devait être plongé trois fois dans la mer ; on coupait le poing à celui qui frappait de l’épée ; celui qui disait des injures payait à l’offensé autant d’onces d’argent qu’il avait proféré d’invectives ; lorsqu’un homme était convaincu de vol, on versait de la poix bouillante sur sa tête rasée qu’on couvrait de plumes, et le coupable était abandonné sur le rivage ; le meurtrier, lié au cadavre de sa victime, devait être jeté dans les flots ou enterré vivant.

Comme la présence des femmes, dans la première croisade, avait occasionné beaucoup de désordres, on leur défendit le voyage de la terre sainte. Le jeu de dés et tous les jeux de hasard furent sévèrement interdits ; on réprima, par une loi, le luxe de la table et des habits. L’assemblée de Nonancourt fit beaucoup d’autres règlements, et ne négligea rien pour rappeler les soldats de Jésus-Christ à la simplicité et aux vertus de l’Évangile.

Toutes les fois que les princes, les seigneurs elles chevaliers partaient pour la guerre sainte, ils faisaient leur testament comme s’ils eussent dû ne revenir jamais en Europe. A son retour dans sa capitale, Philippe exprima ses dernières volontés, et régla, pour le temps de son absence, l’administration de son royaume, qu’il confia à la reine Adèle, sa mère, et à son oncle, le cardinal de Champagne. Après avoir rempli les devoirs d’un roi, il quitta le sceptre pour prendre à Saint-Denis la panetière et le bourdon du pèlerin, et se rendit à Vézelay, où il devait avoir une nouvelle entrevue avec Richard. Là, les deux rois se jurèrent encore un attachement éternel, et tous les deux appelèrent les foudres de l’Eglise sur la tête de celui qui manquerait à ses serments. Ils se quittèrent pleins d’amitié l’un pour l’autre ; Richard alla s’embarquer à Marseille, et Philippe à Gênes. Un historien anglais remarque qu’ils furent les deux seuls rois d’Angleterre et de France qui aient combattu ensemble pour la même cause ; mais cette harmonie, ouvrage de circonstances extraordinaires, ne devait pas durer longtemps entre des princes qui avaient tant de sujets de rivalité. Tous deux jeunes, ardents, braves, magnifiques, Philippe plus grand roi, Richard plus grand capitaine, avaient la même ambition et la même passion pour la gloire. La soif de la renommée, bien plus que la piété, les entraînait à la terre sainte ; l’un et l’autre pleins de fierté, prompts à venger une injure, ne connaissaient, dans leurs différends, d’autre juge que leur épée : la religion n’avait pas assez d’empire sur leur esprit pour faire plier leur orgueil, et chacun d’eux aurait cru s’abaisser s’il avait demandé ou reçu la paix. Pour savoir quelle espérance on pouvait fonder sur l’union de ces princes, il suffira de dire que Philippe, en montant sur le trône, s’était montré le plus ardent ennemi de l’Angleterre, et que Richard était le fils de cette Eléonore de Guienne, première femme de Louis VII, qui, après la seconde croisade, avait quitté son époux en menaçant la France.

Après la conférence de Gisors, l’archevêque de Tyr s’était rendu en Allemagne pour solliciter Frédéric Barberousse de prendre la croix. Ce prince avait signalé sa valeur dans quarante batailles ; un règne long et fortuné avait illustré son nom ; mais son siècle ne connaissait de véritable gloire que celle qu’on allait chercher en Asie. Il voulut mériter les éloges de ses pieux contemporains, et prit les armes pour la délivrance delà terre sainte ; il fut sans doute entraîné aussi par les scrupules que lui avaient laissés ses démêlés avec le pape et par l’envie d’achever sa réconciliation avec le Saint-Siège. En Allemagne, on montrait moins d’enthousiasme qu’en d’autres pays, soit qu’on y connût peu les malheurs de Jérusalem, soit que les esprits y fussent encore préoccupés des démêlés de l’empereur avec le souverain pontife. Les légats de Rome parurent d’abord dans une assemblée tenue à Strasbourg, où Frédéric traitait des affaires de l’Empire. Leur présence et leurs discours ne réveillèrent pas l’ardeur de la guerre sainte, et personne n’aurait pris la croix si l’évêque de Strasbourg lui-même n’eût vivement parlé de la nécessité de délivrer la terre de Jésus-Christ. Le prélat reprochait à son auditoire une coupable indifférence pour la cause du Fils de Dieu. « Qui de vous, disait-il aux assistants, voyant son souverain légitime attaqué, outragé, chassé de ses États, resterait spectateur immobile ? Vous n’êtes pas seulement les sujets, les serviteurs de Jésus-Christ, mais vous êtes ses enfants, vous êtes son sang et sa chair, et vous demeurez froids et tranquilles ! » L’éloquence de l’évêque de Strasbourg, qu’un chroniqueur contemporain compare à celle de Tullius, finit par toucher les cœurs ; la plupart de ceux qui l’écoutaient prirent la croix, et l’enthousiasme de la guerre sainte commença à se répandre sur les bords du Rhin. Peu de temps après, l'empereur Frédéric convoqua à Mayence une assemblée où furent appelés tous les princes, les seigneurs, les prélats, et les principaux du peuple de la Germanie ; cette assemblée était désignée sous le nom de cour ou diète du Christ. Dans cette réunion, Godefroy, évêque de Wurtzbourg, fit entendre des paroles qui enflammèrent les auditeurs. L’empereur avait l’intention de se croiser, mais il voulait attendre à l’année suivante ; l’assemblée se leva pour l’engager à prendre la croix à l’instant même, ce qu’il fit, et son exemple entraîna tous ceux qui étaient présents.

Les exhortations de la cour de Rome retentissaient dans les églises de la Germanie ; les envoyés du pape, les prédicateurs de la guerre sacrée, les députés de la terre sainte, allaient partout déplorant le sort des chrétiens d’Orient et les sanglants outrages faits à la croix du Sauveur. « Autrefois, s’écriaient-ils, au bruit des clous enfoncés sur la croix, la terre trembla, l’astre du jour s’obscurcit, les pierres se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent ; maintenant quel cœur ne sera brisé, en apprenant que le bois sacré de la Rédemption est foulé aux pieds par les impies ? » Les orateurs sacrés invoquaient la Jérusalem céleste, et présentaient la croisade comme un moyen efficace d’accroître le nombre des élus de Dieu. « Heureux, disaient-ils, ceux qui partent pour le saint voyage, plus heureux ceux qui ne reviendront point ! » Parmi les prodiges qui annonçaient la volonté du ciel, on citait la vision miraculeuse d’une vierge de Lowenstein : elle avait appris la perte de Jérusalem le jour même que les musulmans étaient entrés dans la ville sainte ; elle se réjouissait de cet événement lamentable, en disant qu’il allait être une occasion de salut pour les guerriers de l’Occident.

Frédéric, qui avait suivi son oncle Conrad dans la seconde croisade, avait connu les désordres de ces lointaines expéditions ; il mit toute sa sollicitude à les prévenir. Dans la diète de Mayence où il s’était revêtu du signe des pèlerins et dans plusieurs autres assemblées ayant pour objet les préparatifs de la guerre, l’empereur fit rédiger de sages règlements. On prit des précautions pour qu’une armée nombreuse qui allait combattre sous un ciel étranger et traverser des pays inconnus, ne pérît point par l’indiscipline, ni par les misères qu’elle devait trouver sur sa route. Il fut déclaré par un édit impérial qu’un homme à pied, peu propre à l’exercice des armes et n’ayant pas assez d’argent pour fournir à la dépense de deux ans, ne pourrait s’enrôler sous les bannières de la croix : on éloignait par-là les aventuriers et les vagabonds, qui avaient fait tant de mal dans les guerres précédentes. Comme on avait plus d’hommes qu’il n’en fallait, on permit aux pèlerins de se racheter de leur vœu ; on se procura ainsi l’argent dont on manquait. Il est à remarquer que cette dispense du pèlerinage ne s’accordait ni dans la première ni dans la seconde croisade. Les chroniques allemandes ne parlent pas de la dîme saladine ; le rachat du vœu fut un des moyens qu’on avait pris pour subvenir aux frais de la guerre sainte.

L’empereur et les princes croisés se réunirent l’année suivante à Nuremberg, pour s’occuper des derniers préparatifs de la croisade. On y conclut un traité avec les ambassadeurs du souverain de Byzance ; le passage a travers les terres de l’empire grec était accordé. Il fut convenu que les pèlerins seraient reçus dans les villes et logés dans les maisons des Grecs ; on devait leur fournir les fruits des arbres, les légumes des jardins et du bois pour le feu ; de la paille et du foin pour les chevaux, mais rien autre. Le reste devait s’acheter à un prix raisonnable, selon l’état du pays et l’exigence des temps. Les croisés s’engageaient à ne commettre aucun dégât, à n’exercer aucune violence. Le duc de Souabe et les autres chefs de la croisade reçurent la promesse du libre passage, et, de leur côté, jurèrent de faire respecter la paix et les lois de l’hospitalité. Frédéric envoya à Isaac une nouvelle ambassade pour obtenir une plus grande assurance d’amitié. Pendant ce temps, l’empereur grec négociait avec Saladin, et s’engageait envers son allié musulman à faire la guerre aux Latins.

Le départ fut différé d’une année ; on indiqua Ratisbonne comme le rendez-vous général des croisés teutons, au commencement d’avril 1189. Depuis les fêtes de Noël jusqu’à la mi-carême on vit arriver dans cette ville des troupes de pèlerins à pied et à cheval. Frédéric se mit en marche avec son armée vers l’époque des fêtes de la Pentecôte ; il avait laissé son fils Henri à la tête de l’Empire. Dans une dernière assemblée tenue à Presbourg, on jura d’observer la paix publique pendant tout le temps que durerait la croisade.

L’empereur allemand, qui avait envoyé des ambassadeurs à tous les princes musulmans ou chrétiens dont il devait traverser les États, envoya aussi une ambassade à Saladin, avec lequel il avait entretenu quelques relations d’amitié. Henri, comte de Hollande, partit vers l’Ascension, chargé d’un message pour le sultan du Caire et de Damas. Frédéric déclarait au prince musulman qu’il ne pouvait plus rester son ami et que tout l’empire romain allait se lever contre lui, s’il ne rendait Jérusalem et la croix du Sauveur, tombée entre ses mains. Saladin répondit au manifeste de l’empereur, et sa réponse fut aussi une déclaration de guerre. Plusieurs députés avaient été envoyés en même temps auprès du sultan d’Iconium. Kilig-Arslan était accusé, parmi les siens, de tenir à la secte des philosophes ; on croyait pour cela en Europe que le sultan s’était fait chrétien, et, dans une lettre qui nous a été conservée, le pape Alexandre III lui avait donné des conseils pour le diriger dans sa conversion. Kilig-Arslan accueillit les ambassadeurs de Frédéric, et lui-même envoya une ambassade en Occident. Le sultan d’Iconium, qui prenait le titre de Souverain des Turcs, des Arméniens et des Syriens, promettait toutes sortes de secours à Frédéric ; ses députés étaient accompagnés de cinquante cavaliers musulmans, ce qui présentait un spectacle tout nouveau chez les peuples d’Europe.

L’armée de la croix trouva des peuples hospitaliers et des vivres en abondance dans les États de Léopold d’Autriche et dans la Hongrie, où régnait alors le roi Béla. Elle descendit paisiblement le Danube et la Drave. Béla reçut avec magnificence Frédéric et les chevaliers teutons à Gran ; la reine de Hongrie, sœur de Philippe-Auguste, fit présent d’une riche tente à l’empereur allemand. Gran, l’ancienne Strigonium, situé près du confluent du Gran et du Danube, et appelé en hongrois Esztergom, est aujourd’hui le siège de l’archevêque primat de Hongrie. Cette ville a sept faubourgs, un château fort, et est peuplée de neuf mille habitants : c’est la patrie du martyr Stéphan, qui le premier occupa ce siège épiscopal. Ce fut en entrant dans la Bulgarie que les croisés commencèrent à éprouver les misères du saint pèlerinage ; les Blaques, les Serviens, les Bulgares et les Grecs incommodaient l’armée chrétienne. La difficulté des chemins fit partager en quatre corps les troupes allemandes. Les barbares lançaient des traits empoisonnés sur les croisés qui s’écartaient ; plusieurs pèlerins perdirent la vie, furent blessés ou dépouillés. Frédéric tendit des embûches aux ennemis comme à des animaux sauvages ; « ceux qui tombèrent entre nos mains, dit une relation contemporaine, furent pendus à des arbres le long de la route, la tête en bas, comme des chiens immondes ou des loups rapaces. » Pour se venger, les Bulgares déterraient les croisés qui mouraient de maladie et pendaient aux arbres ces morts enlevés à leurs tombeaux. Tantôt les brigands se tenaient cachés dans les chênes ou les sapins touffus et lançaient leurs flèches, tantôt ils faisaient rouler des rocs du haut des montagnes. Quand les chrétiens arrivaient dans des pays habités, tout le monde avait lui ; on avait détruit les moulins, enlevé les vivres. Au milieu de cette guerre singulière, les fds du duc de Brandies et d’autres seigneurs de la Servie et de la Rascie vinrent saluer l’empereur Frédéric à Nyssa, et lui offrirent de l’orge, de la farine, des moutons et des bœufs ; parmi leurs autres présents on remarquait des veaux marins ou phoques, un sanglier apprivoisé, trois cerfs vivants aussi apprivoisés ; ils distribuèrent à chacun des princes et seigneurs teutons des provisions en vin et en bétail. Ils étaient venus, disent les chroniques, pour proposer le secours de leurs armes à Frédéric, s’il voulait combattre Isaac. Dans une guerre contre Byzance, les Bulgares accoutumés à la rapine auraient pillé les Grecs ; mais, comme l’empereur d’Allemagne persistait dans son entreprise de la guerre sainte, ils n’avaient plus d’autre parti à prendre que d’attaquer et de dépouiller les pèlerins. Les brigandages continuèrent donc toujours, et les attaques étaient vives et cruelles dans les défilés et les vallées profondes. Les Hongrois et les Bohémiens ouvraient un chemin dans les forêts avec la hache et la flamme ; enfin on arriva aux  portes de Saint-Basile, dernier défilé de la Bulgarie. Là des soldats grecs réunis aux Bulgares se préparaient à disputer le passage aux pèlerins ; mais, à la vue de la cavalerie allemande couverte de fer, ils prirent la fuite. L’armée chrétienne arriva au mois de septembre sous les murs de Philippopolis.

On apprit alors que les ambassadeurs envoyés à Constantinople- avaient été arrêtés et jetés dans une prison ; alors on ne se ressouvint plus des traités, et tout le pays fut en feu pendant plusieurs mois. Au bout de quelques semaines, les ambassadeurs allemands, remis en liberté, revinrent à l’armée ; mais ce qu’ils racontèrent des perfidies des Grecs ne fit qu’enflammer davantage l’animosité des pèlerins. Il n’est pas de trahison qu’on ne reprochât aux Grecs : on les accusait d’avoir empoisonné le vin ; il fut défendu d’en boire, mais les pèlerins allemands ne tinrent aucun compte ni des bruits répandus ni de la défense ; et, s abandonnant à la miséricorde de Dieu, disent les chroniqueurs, ils continuèrent à boire le vin qu’ils trouvaient. Il est possible que les chefs de l’armée eussent eux-mêmes accrédité ces rumeurs pour sauver le vin des Grecs, ou plutôt pour ramener les soldats de la croix à la tempérance. Les Teutons, n’ayant plus de ménagements à garder avec Isaac, prirent Andrinople, Démotique, toute la Macédoine, et la Thrace jusqu’aux murs de Byzance. Ce fut d'Andrinople que Frédéric écrivit à Henri, son fils, pour lui annoncer les perfidies de l’empereur grec et pour recommander l’armée de la croix aux prières des fidèles. « Quoique nous ayons « une belle armée, disait le monarque, nous avons besoin de recourir à la protection divine ; car un roi « ne se sauve pas par la multitude de ses soldats, mais par la grâce du roi éternel. » L’empereur engageait son fils à demander à Venise, à Ancône, à Gênes, des vaisseaux grands et petits pour assiéger Constantinople par mer. Il écrivit aussi au pape pour le presser de prêcher une croisade contre les Grecs. Isaac, le saint et le très-puissant empereur, l’ange de toute la terre, s’humilia devant ses ennemis victorieux, et sentit le besoin de mettre la mer entre lui et les croisés : il leur accorda des vaisseaux pour passer l'Hellespont ; il avait demandé des otages, il en donna lui-même neuf cents. Les personnages les plus notables de l’empire jurèrent avec lui dans l’église de Sainte-Sophie de faire observer toutes les conditions des traités.

Tandis que les Allemands se réjouissaient d’avoir obtenu plus qu’ils n’avaient demandé, la vanité grecque s’applaudissait de leur avoir fermé le chemin de Byzance. Isaac écrivait en même temps à son allié Saladin que les pèlerins de l’Occident étaient réduits à l’impuissance de nuire, et qu’il avait coupé les ailes à leurs victoires.

Saladin s’était plaint d'Isaac, qui avait promis d’arrêter les croisés dans leur marche, et Isaac, se vantant du mal qu’il n’avait pas fait, lui montrait les Latins si affaiblis par leurs misères et leurs défaites, qu’ils n’atteindraient pas les frontières musulmanes ; « s'ils y arrivent, disait Isaac à Saladin, ils seront hors d’état de faire le moindre mal à votre Excellence. » Cette lettre, rapportée par Boha-Eddin, ne permet pas de douter de la trahison des Grecs, et nous fait voir jusqu’à quel degré d’abaissement étaient tombés les maîtres de Byzance. Nous verrons plus tard dans cette histoire ce qu’allait devenir l’empire grec en de pareilles mains. Nous verrons comment ce même Isaac, dépouillé de la pourpre par son frère Alexis, remonta sur le trône par le secours d’une armée venue d’Occident, et comment il disparut lui-même et toute sa race au milieu de cette grande révolution des croisades qu’il ne comprenait point et dont il avait voulu se jouer.

Cependant les otages grecs arrivèrent à l’armée, et en même temps ceux que le sultan d’Iconium envoyait à Frédéric et qui avaient été arrêtés à Constantinople. Quinze cents navires et vingt-six galères attendaient l’armée de la croix à Gallipoli pour la transporter sur la côte d’Asie. Le passage des pèlerins se fit vers les fêtes de Pâques, au bruit des clairons et des trompettes, en présence d’une immense multitude rassemblée sur les deux rives. Frédéric partit de Lampsaque, suivit la route d’Alexandre et passa le Granique au lieu même où l’avait passé le héros macédonien ; il se dirigea ensuite vers Laodicée en traversant les villes de Pergame, de Sardes, de Philadelphie. Nous pouvons décrire ici en quelques mots l’itinéraire de l’empereur allemand. En allant de Sardes à Philadelphie, l’armée des Teutons chemina pendant onze heures à travers une vaste plaine bornée au midi par le Tmolus et le Cad mus, au nord par la chaîne de Bellendji-dagh. Les pèlerins, poursuivis par la faim sous les murs de Philadelphie, voulaient couper les moissons et se procurer des vivres par la violence : on en vint aux mains ; Frédéric menaça d’attaquer la place ; mais les hommes sages, disent les chroniques, l’en détournèrent, en lui représentant que cette ville était remplie de reliques et de choses saintes, qu’elle était dans ces contrées la dernière cité chrétienne et le dernier refuge des disciples du Christ contre les Turcs. A l’extrémité orientale de la plaine commencent les monts Messogis ; ils offrent d’abord un vallon tortueux au fond duquel serpente un courant d’eau ombragé par des peupliers et des platanes ; puis se déploie une forêt de chênes nains, de sapins et de mélèzes. Laissant derrière eux les monts Messogis et la forêt, les Allemands arrivèrent à Tripoli. Les ruines de cette ville couvrent un plateau au pied duquel, vers le nord-est, s’étend un vallon où coule le Méandre bordé de saules et de roseaux ; les croisés germains y avaient vu des myrtes, des figuiers et des cardamomes. Ils y campèrent avant de se porter sur la rive gauche du Méandre. Ils passèrent ensuite le Lycus, qui se jette dans le Méandre au nord de Tripoli, et, s’avançant à l’est, ils arrivèrent à Laodicée après deux heures de marche. Cette ville où, quarante-deux ans auparavant, s’était arrêté le roi de France Louis VII, était la capitale de l’Asie Mineure au temps des empereurs romains. D’importantes ruines, répandues sur un plateau d’une lieue de tour, témoignent aujourd’hui de la splendeur ancienne de la cité ; six théâtres, un stade, une nécropole, y frappent l’attention des voyageurs. L’empereur Frédéric trouva à Laodicée des vivres pour son armée.

La marche des croisés allemands depuis Laodicée est décrite avec beaucoup de détails dans plusieurs relations contemporaines. Nous donnerons ici, en l’abrégeant, une lettre écrite au souverain pontife par un pèlerin qui suivait l’armée de Frédéric : « Six jours après les Rogations, nous partîmes de Laodicée, et nous arrivâmes à la source du Méandre ; là, nous fûmes attaqués par les Turcs. Avec le secours de Dieu, dont la croix nous servait d’étendard, la victoire se déclara pour nous. Le jour suivant, nous étions près de Susopolis. L’armée entra dans des gorges de montagnes où elle souffrit du froid et de la disette. Après avoir marché quelque temps dans d’étroits défilés, elle quitta la route royale d’Iconium, et s’avança vers la gauche, dans une région moins montueuse et moins aride. Le jour de l’Ascension, nous descendîmes dans la plaine de Philomélium, où nous attendaient les Turcs. Pendant le combat, une pierre blessa le duc de Souabe au visage, et lui brisa deux dents ; plusieurs de nos soldats furent blessés, un seul tué ; nous perdîmes beaucoup de nos bêtes de somme, avec l’argent, les habillements et les bagages qu’elles portaient. Plus on tuait de barbares, plus ils se multipliaient ; nous eûmes à combattre à la fois l’émir de Philomélium et l’émir de Ferma avec une multitude accourue des pays voisins. Pendant plusieurs jours, on se battit depuis le matin jusqu’au soir. Le lundi de l’Ascension, nous plantâmes nos tentes devant Philomélium. Les Turcs vinrent nous attaquer dans notre camp ; mais nous les mîmes en fuite, et nous en tuâmes six mille : nous ne perdîmes que des chevaux. A la suite de ce combat, une disette nous fit beaucoup souffrir, point de farine, point d’eau, point de fourrage. Le lendemain de la Pentecôte, un des fils du sultan d’Iconium vint nous offrir la bataille ; les cavaliers turcs couvraient la plaine, aussi nombreux que les sauterelles. Oubliant la faim et nos blessures, nous levâmes contre eux nos aigles victorieuses, quoique nous fussions à peine six cents hommes à cheval, nous les combattîmes sous le signe de la croix vivifiante, et ils furent vaincus. Il arriva là un fait digne de mémoire. Un pèlerin déclara, pai serment et sut la foi du pèlerinage, en présence de l’empereur et de l’armée, qu’il avait vu saint George combattant à la tête de nos bataillons. Les musulmans eux-mêmes nous ont rapporté qu’ils avaient vu dans la mêlée une milice revêtue de robes blanches et montée sur des chevaux blancs. Après cette victoire miraculeuse, nous passâmes la nuit dans un désert sablonneux, n’ayant ni eau ni vivres, errant au hasard comme des brebis égarées. Dès que le jour parut, nous entrâmes sur le territoire d’Iconium, où nous trouvâmes des sources et des ruisseaux ; nous approchâmes de la ville, et nous détruisîmes deux beaux palais du sultan. Comme la faim nous pressait toujours et qu’il nous restait à peine cinq cents hommes à cheval, que nous n’avions plus aucun moyen d’avancer ni de reculer, nous écoutâmes la voix de la nécessité : l’armée fut partagée en deux corps, et, le sixième jour après la Pentecôte, nous marchâmes droit sur Iconium. Chose étonnante et merveilleuse à raconter ! le duc de Souabe, avec un petit nombre des siens, aidé du secours de Dieu, se rendit maître de la ville et passa au fil de l’épée les habitants qu’il rencontra. L’empereur, qui était resté derrière, combattait l’armée des Turcs dans la plaine. Quoique ceux-ci fussent environ deux « cent mille cavaliers, il les mit en fuite par la vertu du Très-Haut. Cette action n’est pas indigne d’être transmise à la mémoire des hommes ; car la ville d’Iconium égale Cologne en grandeur. »

Voici maintenant, avec plus de détails, l’itinéraire des croisés allemands depuis Laodicée jusqu’à Iconium : il y avait d’une cité à l’autre cinq ou six journées de marche, et les pèlerins restèrent plus de trente-cinq jours à faire ce trajet. Ils ne rencontrèrent sur leur passage que deux villes ou bourgades ; dans le reste du chemin, ils ne trouvèrent que des solitudes sans nom : là, des plaines incultes, des terres brûlées où ne croissaient ni bois ni gazon ; plus loin, des montagnes arides ; ailleurs, des lacs salés, des marais bourbeux et pestilentiels. C’est dans une région qui offrait aussi peu de ressources, que l’armée de Frédéric eut à combattre toutes les populations musulmanes de l’Asie Mineure.

Les croisés teutons avaient sans cesse à combattre les soldats de Kilig-Arslan, et conduisaient avec eux des ambassadeurs qui leur parlaient de l’amitié du sultan : ce qui fait dire à nos vieux chroniqueurs que les Turcs dissimulaient encore mieux que les Grecs. On se rappelle que dans la première guerre sainte les soldats de la croix voyaient de toutes parts accourir au-devant d’eux des chrétiens habitants du pays : personne ne vint au secours des pèlerins allemands ; les Grecs comme les musulmans fuyaient à l’approche de Frédéric. Au milieu d’une contrée qui leur était inconnue, les croisés teutons n’avaient pas de guides. Perdus à travers d’horribles solitudes ils commençaient à se désespérer lorsque le Dieu miséricordieux leur envoya un secours sur lequel ils ne comptaient pas. Un Turc tombé entre leurs mains fut amené devant Frédéric, qui lui promit de le laisser vivre s’il faisait sortir l’armée de ces lieux déserts et impraticables. Le Turc qui ne trouvait rien de plus doux que la vie^ disent les relations contemporaines, conseilla de prendre le chemin vers la gauche de Susopolis, dont nous n’avons pu retrouver l’emplacement : le pays, quoique montueux, devait offrir aux croisés de riches campagnes. De ville en ville, jusque sous les murs d’Iconium, le Turc, une chaîne au cou et gardé à vue, marcha à la tête de l’armée. Lorsque les pèlerins approchèrent de cette cité, le sultan leur envoya des députés pour leur offrir un passage au prix de trois mille pièces d’or : « Je n’ai pas coutume, leur répondit Frédéric, d’acheter mon chemin avec de l’or, mais de me l’ouvrir avec le fer et avec le secours de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont nous sommes les soldats. » Les musulmans menacèrent l’empereur de l’attaquer le lendemain avec une armée de trois cent mille hommes ; l’armée chrétienne comptait à peine mille chevaliers dont les armes fussent en bon état. Les chroniques nous apprennent que Frédéric tint alors conseil pour savoir si on ne gagnerait pas les terres d’Arménie au lieu de marcher contre Iconium. On s’arrêta au parti le plus périlleux ; l’armée de la croix s’était avancée contre la ville après avoir entendu la messe et reçu la communion.

Dans leur marche, depuis Laodicée jusqu’à Iconium, il n’y eut presque pas un jour sans combat. Les chrétiens étaient toujours victorieux, mais la victoire ne leur donnait ni gloire ni butin, et les laissait en proie à toutes les misères. Quand l’armée n’avait pas à se défendre contre l’ennemi, elle était aux prises avec la faim et la soif. Les chroniqueurs nous parlent des souffrances et des gémissements des croisés dans ces lieux arides : les uns buvaient leur urine, les autres le sang de leurs chevaux ; l’eau croupissante des marais leur semblait douce comme l’eau des plus pures fontaines. On brûlait les selles, les vêtements, les bois des lances pour faire cuire la chair de cheval, qu’il fallait manger sans sel et sans poivre, et cette nourriture était réservée aux plus riches croisés : les pauvres n’avaient que des racines. Des pèlerins, accablés de fatigue, de faim et de maladies, ne pouvant plus suivre l’armée, s’étendaient à terre en forme de croix, récitaient tout haut l’oraison dominicale, et attendaient la mort au nom du Seigneur. Quelques-uns, pressés par le désespoir et entraînés par le démon, abandonnaient les drapeaux du Christ et passaient dans les rangs des infidèles ; mais de tels exemples de désertion étaient rares. Les ennemis des chrétiens admirèrent souvent leur courage invincible et leur résignation qui tenait du prodige. Une lettre écrite par le patriarche d’Arménie à Saladin nous explique comment les soldats et les compagnons de Frédéric eurent assez de force pour résister à d’aussi terribles épreuves. « Les Allemands, dit-il, sont des hommes extraordinaires : ils ont une volonté inébranlable, rien ne peut les détourner de leurs desseins ; l’armée est soumise à la discipline la plus sévère, jamais une faute ne reste impunie. Chose singulière ! ils s’interdisent tout plaisir ; malheur à celui qui se permettrait quelque volupté ! Tout cela vient de la tristesse où ils sont d’avoir perdu Jérusalem ; ils rejettent pour leurs vêtements toute étoffe précieuse, et ne veulent être habillés que de fer ; quant à leur patience dans la fatigue et l’adversité, elle passe toute croyance. »

En traversant l’Asie Mineure, les croisés germains avaient eu à combattre plusieurs tribus de barbares : les Turcomans, les Turcobares, les Turcogistes et les Turcoscytes. Les Turcobares, venus des bords de la mer Caspienne, s’étaient emparés de la Colchide, aujourd’hui la Circassie. Ce peuple ne connaissait point l’agriculture, il avait de nombreux troupeaux et recherchait les pâturages. Les Turcogistes formaient une nation moins nombreuse ; ils habitaient les âpres montagnes de la Cappadoce et de la Paphlagonie ; seuls de tous les Turcs, ils combattaient à pied ; ils furent presque tous exterminés dans cette guerre. Les Turcoscytes étaient de tous les Turcs les plus grossiers et les plus féroces ; ils avaient chassé les Basternes du royaume de Pont, pour se mettre à leur place ; ils étaient très-habiles cavaliers et d’une adresse merveilleuse à lancer des flèches. La quatrième tribu, la plus nombreuse de toutes, se composait des Turcomans de la race des Ougs ; ils étaient répandus comme aujourd’hui dans toutes les parties de l’Asie Mineure. Nous les avons vus sous leurs tentes, environnés de leurs troupeaux, comme ils étaient au temps des croisades ; le temps n’a rien changé ni à leurs mœurs, ni à leurs costumes, ni à leur vie errante.

Nous empruntons ces détails sur les diverses nations musulmanes, à l’Italien Boïardo, qui s’était servi, dit Muratori, de cinq livres des histoires arabes qu’on gardait de son temps dans les archives de l’église de Ravenne.

Toutes ces nuées de barbares étaient accourus pour combattre les croisés. On peut croire qu’il y avait parmi ces peuples des sujets de discorde, ce qui devait favoriser les armes des chrétiens. Le sultan d’Iconium avait fait à ces tribus musulmanes des promesses qu’il ne pouvait tenir : elles devaient être mécontentes d’un prince qui les appelait au butin et qui ne les payait pas. Ajoutons aussi que des divisions avaient éclaté dans la famille du sultan. Nous avons besoin de tout cela pour expliquer l’espèce de miracle de la marche triomphante des Allemands à travers tant d’ennemis, d’obstacles et de misères.

Les croisés, vainqueurs d’Iconium après un merveilleux combat, se trouvèrent tout à coup dans l’abondance de toutes choses. Au milieu de leur triomphe, leur situation n’était pas sans périls : il y avait toujours là une nation ennemie qu’il fallait combattre. On sait qu’il n’y a pas de conquête plus difficile que celle des pays défendus par les opinions religieuses, parce que tout le monde est intéressé à la guerre. Aux temps anciens, il s’agissait de décider si l’Asie appartiendrait à Darius ou à Alexandre ; au temps des croisades, si elle serait chrétienne ou musulmane.

L’armée de la croix ne resta que deux jours dans la capitale de la Lycaonie, et prit la route de Laranda, aujourd’hui Caraman ; elle eut à souffrir, durant ce trajet, de nouvelles misères. « Si je voulais, dit Ansbert, raconter toutes les misères et les persécutions que les pèlerins souffrirent pour le nom du Christ et l’honneur de la croix, sans murmures et d’un air joyeux, mes efforts, quand même je parlerais la langue des anges, ne pourraient atteindre la vérité. » Près de Laranda, les croisés furent réveillés la nuit par un bruit semblable au retentissement des armes ; c’était un tremblement de terre ; les sages virent là un sinistre présage pour l’avenir.

Les Teutons touchaient aux frontières des pays chrétiens. La vue de plusieurs croix plantées sur les chemins fit succéder à leurs sombres pensées quelques lueurs d’espérance. Le prince d’Arménie envoya des ambassadeurs à Frédéric, pour lui offrir tous les secours dont il aurait besoin ; mais il lui conseillait en même temps de ne pas trop s’arrêter dans son pays, car tout le monde redoutait le voisinage d’une armée qui venait d’éprouver la faim et les plus horribles tourments d’une guerre malheureuse. Les pèlerins n’avaient plus à redouter les attaques et les surprises des Turcs ; mais les passages difficiles du Taurus devaient encore éprouver leur patience et leur courage. En apprenant que l’armée avait de mauvais chemins à passer, Frédéric avait défendu qu’on en parlât. « Qui n’eût été touché jusqu’aux larmes, dit Ansbert, témoin oculaire, en voyant des évêques, d’illustres chevaliers, malades et languissants, portés sur des lits à dos de cheval à travers les précipices ? Il fallait voir les écuyers, le visage couvert de sueur, porter sur les boucliers leurs seigneurs malades. » Des prélats, des princes, s’aidaient des pieds et des mains comme des quadrupèdes. « Toutefois, dit le même chroniqueur, l’amour de ces princes pour celui qui dirige les pas des hommes, le désir de la patrie céleste à laquelle ils aspiraient, leur faisaient supporter tous ces maux sans se plaindre. » De plus grandes calamités attendaient l’armée chrétienne. Elle suivait les rives du Sélef, appelé en turc Guieuk-Sou, petite rivière qui prend sa source à deux heures de Laranda et va se perdre dans la mer, près des ruines de Séleucie, aujourd’hui Sélefké. L’empereur Frédéric marchait à l’arrière-garde. Laissons parler ici le chroniqueur qui fut témoin de la catastrophe.

« Tandis que le reste des pèlerins, riches et pauvres, dit Ansbert, s’avançait à travers des rochers à peine accessibles aux chamois et aux oiseaux, l’empereur, qui voulait se rafraîchir — on était alors au mois de juin —, et éviter aussi les dangers de la montagne, essaya de traverser à la nage la rivière rapide de Séleucie. Ce prince, qui avait échappé à tant de périls, entra dans l’eau malgré l’avis de tous, et fut misérablement englouti. Remettons-nous-en au jugement secret de ce Dieu à qui nul n’ose dire : Pourquoi avez-vous fait cela ? pourquoi faire sitôt mourir un si grand homme ?... Plusieurs seigneurs qui étaient avec lui se hâtèrent de secourir l’empereur, mais ils le ramenèrent mort sur la rive. Cette perte porta le trouble dans l’armée : les uns expirèrent de douleur ; les autres, désespérés et se persuadant que Dieu ne protégeait pas leur cause, renoncèrent à la foi chrétienne et embrassèrent la religion des gentils. Le deuil et une douleur sans bornes remplissaient les cœurs ; les croisés pouvaient s’écrier avec le prophète : La couronne est tombée de notre tête, malheur à nous qui avons péché ! »

Tous les chroniqueurs du temps déplorent la mort de l’empereur Frédéric, et tous expriment le même sentiment : ils n’osent pas approfondir ce mystère terrible de la Providence. « Dieu, dit le chroniqueur Godefroy, fit ce qu’il lui plut et le fit avec justice, suivant ses volontés inflexibles et immuables, mais non avec miséricorde, s’il est permis de le dire, eu égard à l’état de l’Église et de la terre de promission. » Les chroniqueurs musulmans remercient au contraire la Providence, et regardent la mort de Frédéric comme un de ses grands bienfaits. « Frédéric se noya, dit Boha-Eddin, dans un lieu où il n’avait pas d’eau jusqu’à la ceinture : ce qui prouve que Dieu voulut nous en délivrer. »

Le duc de Souabe fut salué chef de l’armée chrétienne. Les croisés poursuivirent tristement leur marche, emportant avec eux les restes de l’empereur qui avait jusque-là soutenu leur courage. Frédéric, selon Ansbert, fut enseveli à Antioche, dans la basilique de Saint-Pierre ; selon les auteurs arabes, ses dépouilles turent portées jusqu’à Tyr. Le catholique ou patriarche des Arméniens, dans une seconde lettre à Saladin, disait que le nombre des guerriers allemands s’élevait encore à plus de quarante mille ; mais pour toute armure il ne leur restait plus que le bâton des pèlerins. Lui-même les vit passer sur un pont, et, comme il demanda pourquoi ils n’avaient ni chevaux ni armes, on lui répondit que les Teutons avaient brûlé le bois de leurs lances pour se chauffer et tué leurs chevaux pour se nourrir. Ils se divisèrent en plusieurs corps : les uns passèrent par Antioche, où ils furent en proie à des maladies pestilentielles, les autres par Bogras, d’autres par le territoire d’Alep ; ces derniers tombèrent presque tous entre les mains des musulmans : dans tout le pays, dit Emmad-Eddin, il n’y avait pas une famille qui n'eût trois ou quatre Allemands pour esclaves. Il était parti d’Europe plus de cent mille croisés teutons : il n’en arriva pas cinq mille dans la Palestine, et ces débris de la grande armée de Germanie y furent mal reçus. « Leur renommée nous aidait, disaient les chrétiens du pays ; leur présence a coupé les ailes à nos victoires. » Parmi les victimes moissonnées par les maladies, l’histoire cite l’évêque de Wurtzbourg, qui avait été l’oracle de cette croisade, comme Adhémar l’avait été de la première. De même que l’évêque du Puy, il mourut à Antioche, et ses restes furent déposés dans la basilique de Saint-Pierre, peut-être à côté du tombeau de l’empereur Frédéric, dont il avait été le conseil. En voyant périr ainsi une puissante armée, devant laquelle avaient tremblé les infidèles et qui allait défendre l’héritage de Jésus-Christ, plusieurs des contemporains restaient confondus et ne savaient plus que penser de la miséricorde divine. Mais, en songeant à la discipline si sévère établie dans cette armée, en songeant à tout ce qu’avait fait pour assurer son salut le génie prévoyant de Frédéric, l’histoire ne pourrait-elle pas demander aussi ce qu’on doit penser delà sagesse humaine ?

Par une fatalité étrange, l’armée allemande triompha de tous les ennemis qu’elle rencontra, et disparut tout d’un coup lorsque les obstacles et les dangers allaient cesser. C’est ici qu’il faut répéter ce que nous avons dit plusieurs fois : les croisades ne furent pas seulement une guerre semée de périls, mais aussi un voyage plus périlleux que la guerre elle-même. L’Europe et l’Asie avaient les yeux sur cette armée d’Allemagne, car on croyait que Dieu avait réservé à Frédéric la gloire de délivrer Jérusalem. Qu’on se figure tout ce qui aurait pu sortir d’une expédition comme celle de la troisième croisade, offrant la réunion des peuples les plus belliqueux de l’Occident et des trois plus puissants monarques de cette époque ! « Si Dieu, par un effet de sa bonté pour nous, dit Ibn-Alatir, n’eût pas fait périr l’empereur allemand au moment où il passait le Taurus, on eût pu dire plus tard de la Syrie et de l’Égypte : Ici régnèrent jadis les musulmans. » Chose singulière ! la seule croisade qui réussit fut la première, où il n’y eut point de chef suprême et que nous avons pu appeler une république sous les armes.