HISTOIRE DES CROISADES

TOME PREMIER

 

LIVRE SEPTIÈME. — 1151-1188.

 

 

Situation politique de l’Asie ; prise d'Ascalon ; mariage de Baudouin III ; troubles à Antioche ; mort du roi ; son frère lui succède ; expédition en Égypte ; révolution dans cette province ; mariage d’Amaury ; prise de Bilbéis ; siège de Damiette ; Amaury assiège Panéas ; il vient mourir à Jérusalem ; minorité de Baudouin IV ; Sibylle, sa sœur, épouse le marquis de Montferrat, qu’elle perd cinq mois après ; Saladin entre en Palestine ; deuxième bataille d’Ascalon ; fausse trêve ; Baudouin confère la régence à Lusignan, puis au comte de Tripoli ; il meurt ; couronnement de Sibylle et de Lusignan son nouvel époux ; Aphdal, fils de Saladin, pénètre dans la Galilée ; Saladin maître de Tibériade ; il fait Lusignan prisonnier, et s’empare de Jérusalem. — Préparatifs pour une nouvelle croisade.

 

A mesure que le grand tableau des croisades se déroule devant nos yeux, on peut s’apercevoir que les guerres saintes ont presque toujours le même mobile et que les mêmes passions animent toujours les Croisés. Lorsqu’on ne jette qu’un coup d’œil rapide sur ces temps reculés, on pourrait d’abord penser que des événements qui paraissent tous se ressembler entre eux doivent à la fin, par la confusion des objets et l’uniformité du spectacle, affaiblir la curiosité et lasser l’attention du lecteur. Mais, en approfondissant les époques historiques dont nous parlons, en entrant plus avant dans l’étude des passions et des affaires humaines, on se pénètre de l’idée que les événements ont une physionomie qui leur est propre, et qu’il en est des faits de l’histoire comme des êtres d’une même espèce dans la nature. Tous ces êtres se ressemblent au premier aspect, et néanmoins ils présentent une variété infinie à la vue attentive de l’observateur. Dans la carrière qui nous reste à parcourir, de grandes révolutions se mêlent partout au récit des guerres saintes, et nous offrent une foule de leçons et de scènes diverses. A chaque secousse, ce sont des peuples nouveaux qui se montrent sur la scène politique, ce sont des lois différentes que la fortune ou la victoire imposent aux sociétés. Ici, c’est un empire qui s’élève, et dont la puissance nouvelle change tout à coup la face du monde ; plus loin, c’est un empire qui tombe, et dont les ruines attestent l’instabilité des grandeurs de la terre. Non-seulement les révolutions se succèdent sans cesse ; mais, à chaque époque mémorable, nous voyons apparaître des hommes que leurs qualités élèvent au-dessus du vulgaire et qui diffèrent entre eux par leur génie, leurs passions ou leurs vertus. Ces hommes extraordinaires, comme les ligures qui animent les productions des grands peintres, impriment leur caractère à tout ce qui les environne, et l’éclat qu’ils répandent autour d’eux, l’intérêt qu’ils font naître par leurs actions et par leurs sentiments, nous aideront souvent à rajeunir et à varier les récits et les tableaux de cette histoire.

Ceux qui ont étudié les mœurs et les annales de l’Orient, ont pu remarquer que la religion de Mahomet, quoiqu’elle soit toute guerrière, ne donnait point à ses disciples cette bravoure opiniâtre, cette persévérance dans les revers, ce dévouement sans bornes dont les croisés avaient offert tant d’exemples. Le fanatisme des musulmans avait besoin du succès pour conserver sa force. Élevés dans les idées d’un aveugle fanatisme, ils étaient accoutumés à regarder les succès ou les revers comme un arrêt du ciel : victorieux, ils se montraient pleins de confiance et d’ardeur ; vaincus, ils se laissaient abattre et cédaient sans honte à un ennemi qu’ils regardaient comme l’instrument du destin. L’envie d’acquérir de la renommée excitait rarement leur audace, et, dans les accès mêmes de leur ferveur belliqueuse, la crainte des châtiments et des supplices les retenait sur le champ de bataille bien plus que la passion de la gloire. Il leur fallait un chef à redouter po

r oser braver leurs ennemis, et le despotisme semblait nécessaire à leur valeur. Après la conquête des chrétiens, les dynasties des Sarrasins et des Turcs furent dispersées et presque anéanties ; les Seldjoucides eux-mêmes étaient relégués au fond de la Perse, et les peuples de Syrie connaissaient à peine le nom de ces princes dont les ancêtres avaient régné sur toute l’Asie. Tout, jusqu’au despotisme, fut détruit en Orient. L’ambition des émirs profita du désordre : les esclaves se partagèrent les dépouilles de leurs maîtres ; les provinces, les villes même devinrent autant de principautés dont on se disputait la possession incertaine et passagère. Le besoin de défendre la religion musulmane, menacée parles chrétiens, avait conservé quelque crédit aux califes de Bagdad. Ils étaient encore les chefs de l’islamisme, leur approbation semblait nécessaire au pouvoir des usurpateurs et des conspirateurs ; mais leur puissance, fantôme sacré, ne s’exerçait que par des prières, que par de vaines cérémonies, et n’inspirait point la crainte. Dans cet abaissement, ils ne paraissaient occupés qu’à consacrer le fruit de la trahison et de la violence, et distribuaient sans relâche des villes ou des emplois qu’ils ne pouvaient refuser. Tous ceux que la victoire et la licence avaient favorisés, venaient se prosterner devant les vicaires du prophète, et des nuées d’émirs, de vizirs, de sultans, semblaient, pour nous servir d’une expression orientale, sortir de la poussière de leurs pieds.

Les chrétiens ne connurent point assez l’état de l’Asie, qu’ils pouvaient conquérir, et, peu d’accord entre eux, ils ne profitèrent jamais de la division de leurs ennemis. Il suffit d’avoir observé l’esprit de désordre et d’imprévoyance qui régnait dans les croisades, pour comprendre aussi l’esprit de cette république chrétienne que les guerres saintes avaient fondée en Syrie et dont elles étaient l’âme et l’appui. Les Francs poursuivirent avec assez d’activité la conquête des villes et des provinces maritimes, conquête à laquelle le commerce de l’Europe se trouvait intéressé et qui assurait leurs fréquentes relations avec l’Occident ; mais leur attention et leurs efforts se dirigèrent rarement sur les villes et les provinces de l’intérieur du pays, dont les peuples entretenaient des rapports continuels avec le nord de l’Asie et recevaient chaque jour des secours et des encouragements de Mossoul et de Bagdad, et de toutes les contrées musulmanes de l’Orient. Tous ces peuples, longtemps affaiblis, comme nous l’avons vu, par la division de leurs chefs, étaient animés par une haine commune contre les chrétiens, et cette haine, qui leur tenait lieu de patriotisme, tendait sans cesse à les rapprocher. Les Francs, tout occupés de conserver leurs établissements sur les côtes de la mer, n’employèrent aucun moyen pour empêcher que, d’un autre côté, leurs ennemis ne parvinssent à se rallier et qu’une puissance, sortant tout à coup du sein des ruines, ne vînt leur disputer le fruit de leurs victoires. Les plus sages ou les moins imprévoyants ne virent point alors que toute cette population de Syrie, abattue mais non anéantie, dispersée mais non vaincue, n’attendait, pour réunir ses forces et déployer sa redoutable énergie, qu’un chef habile et heureux, poussé à la fois par le fanatisme religieux et par l’ambition des conquérants.

Noureddin, fils de Zenghi, qui s’était emparé de la ville d’Édesse avant la seconde croisade, avait hérité des conquêtes de son père et les avait augmentées par sa valeur. Il fut élevé par des guerriers qui avaient juré de verser leur sang pour la cause du prophète ; lorsqu’il monta sur le trône, il rappela l’austère simplicité des premiers califes. « Noureddin, dit un poète arabe, unissait l’héroïsme le plus noble à la plus profonde humilité. Quand il priait dans le temple, ses sujets croyaient voir un sanctuaire dans un autre sanctuaire. » Il encourageait les sciences, cultivait les lettres, et s’appliquait à faire fleurir la justice dans ses États. Ses peuples admiraient sa clémence et sa modération ; les chrétiens mêmes vantaient son courage et son héroïsme profane. A l’exemple de son père Zenghi, il devint l’idole des guerriers par ses libéralités el surtout par son zèle à combattre les ennemis de l’islamisme. Au milieu des armées qu’il avait formées lui-même et qui le respectaient comme le vengeur du prophète, il contint l’ambition des émirs, et répandit la terreur parmi ses rivaux ; chacune de ses conquêtes, faites au nom de Mahomet, ajoutait à sa renommée comme à sa puissance ; de toutes parts les peuples, entraînés par le zèle delà religion et par l’ascendant de la victoire, se précipitèrent au-devant de son autorité ; enfin l’Orient trembla devant lui, et le despotisme, se relevant au milieu des nations musulmanes avec la confiance et la crainte qu’il inspire tour à tour à ses esclaves, fut rendu aux disciples de l’islamisme, qui semblaient l’implorer comme un moyen de salut. Dès lors toutes les passions et tous les efforts des peuples de la Syrie furent dirigés vers un même objet, le triomphe du Coran et la destruction des colonies chrétiennes.

Baudouin III, qui entreprit d’arrêter les progrès de Noureddin, avait fait admirer sa valeur dans plusieurs combats. On se rappelle que les Latins dirigèrent souvent leurs armes contre Ascalon, le plus ferme boulevard de l’Égypte, du côté de la Syrie. Baudouin, suivi de ses chevaliers, s’était porté vers cette place dans l’intention de ravager son territoire. L’approche des chrétiens répandit la terreur parmi les habitants, ce qui inspira au roi de Jérusalem la résolution de former le siège de la ville. Il envoya aussitôt des messagers dans toutes les cités chrétiennes, annonçant son entreprise inspirée par Dieu lui-même et conjurant les guerriers de se rendre à l’armée. Bientôt on vit accourir les barons et les chevaliers ; les prélats et les évêques de la Judée et de la Phénicie vinrent aussi prendre part à la sainte expédition ; le patriarche de Jérusalem était à leur tête, portant avec lui la vraie croix de Jésus-Christ.

La ville d’Ascalon s’élevait en cercle sur le bord de la mer, et présentait, du côté de la terre, des murailles et des tours inexpugnables ; tous les habitants étaient exercés au métier de la guerre, et l’Égypte, qui avait un si grand intérêt à la conservation de cette place, y envoyait, quatre fois chaque année, des vivres, des armes et des soldats. Tandis que l’armée chrétienne attaquait les remparts de la ville, une flotte de quinze navires à éperons, commandée par Gérard de Sidon, secondait les efforts des assiégeants. L’abondance régnait dans le camp des chrétiens ; la discipline y était sévèrement observée ; on veillait jour et nuit. La vigilance n’était pas moins grande parmi les assiégés ; les chefs ne quittaient point les murs, encourageant sans cesse leurs soldats ; et, pour que la ville ne pût être surprise au milieu des ténèbres, des lanternes de verre suspendues aux créneaux des tours les plus élevées répandaient, pendant la nuit, une lumière semblable à celle du jour.

Le siège durait depuis deux mois, lorsqu’aux environs des fêtes de Pâques on vit débarquer dans les ports de Ptolémaïs et de Joppé un grand nombre de pèlerins d’Occident. Les chefs de l’armée s’étant assemblés, il fut décidé que les navires arrivés d’Europe seraient retenus par ordre du roi et qu’on inviterait les pèlerins à venir au secours de leurs frères qui assiégeaient Ascalon. Une foule de ces nouveaux venus, répondant aux espérances qu’on mettait aussi dans leur piété et dans leur bravoure, accoururent aussitôt au camp des chrétiens, et plusieurs navires se rangèrent sous les ordres de Gérard de Sidon. A leur arrivée, toute l’armée fut dans la joie et ne douta plus de la victoire.

On construisit, avec du bois tiré des vaisseaux, un grand nombre de machines, et entre autres une tour roulante d’une immense hauteur semblable à une forteresse avec sa garnison. Poussée vers les remparts, elle portait d’affreux ravages dans la ville. Toutes les machines agissaient ensemble, les unes lançant des pierres, les autres ébranlant les murs ; les assauts, les combats sanglants se renouvelaient sans cesse. Cinq mois s’étaient écoulés depuis le commencement du siège, et les forces de l’ennemi s’épuisaient, lorsqu’une flotte égyptienne de soixante-dix voiles entra dans le port d’Ascalon, apportant des renforts et tous les secours dont la ville avait besoin. Le courage des assiégés redoubla avec leur nombre ; cependant l’ardeur des chrétiens ne se ralentissait point ; leurs attaques devenaient plus fréquentes et plus meurtrières ; leur tour mobile, que rien ne pouvait atteindre, répandait chaque jour plus d’effroi parmi les infidèles. A la fin ceux-ci, déterminés à détruire cette machine formidable, jetèrent entre la tour et le rempart une grande quantité de bois sur lequel on répandit de l’huile, du soufre et d’autres matières combustibles ; on y mit ensuite le feu ; mais le vent, qui venait de l’orient, au lieu de pousser la flamme contre la tour, la poussa contre la ville ; cet incendie dura tout le jour et toute la nuit, et, comme le vent ne changea point de direction, les pierres de la muraille se trouvèrent calcinées par le feu. Le lendemain au point du jour le mur tout entier s’écroula avec un fracas horrible ; les guerriers chrétiens accoururent au bruit, couverts de leurs armes- Ascalon allait enfin tomber en leur pouvoir : un incident singulier vint tout à coup leur dérober la victoire Les templiers étaient déjà entrés dans la place, et, pour s’emparer seuls des dépouilles de l’ennemi, ils avaient posté sur la brèche des sentinelles chargées d’écarter tous ceux qui se présenteraient pour les suivre. Tandis qu’ils se répandaient dans les rues et pillaient les maisons, la foule des ennemis s’aperçoit de leur petit nombre et s’étonne d’avoir pris la fuite. Les soldats et les habitants se rallient, reviennent au combat, et les templiers dispersés tombent sous les coups de leurs adversaires, ou s’enfuient par la brèche dont ils avaient interdit le passage à leurs compagnons d’armes. Perdant l’espoir de s’emparer de la ville, et pressés par les musulmans, qu’anime une ardeur nouvelle, les chrétiens se retirent tristes et confus dans leur camp ; le roi de Jérusalem convoque aussitôt les prélats et les barons, et leur demande d’une voix émue quel parti on devait prendre dans une circonstance aussi fâcheuse. Lui-même, ainsi que les principaux chefs des guerriers, désespérait de la conquête d’Ascalon, et proposait d’abandonner le siège ; le patriarche et les évêques, pleins de confiance dans la bonté divine, s’opposaient à la retraite, et, pour appuyer leur avis, invoquaient les passages de l’Écriture dans lesquels Dieu promet de secourir tous ceux qui combattent et souffrent pour sa cause. L’opinion du patriarche et des prélats ayant prévalu dans le conseil, on se prépara à de nouvelles attaques, et le lendemain l’armée chrétienne se présenta devant les murailles, excitée par les exhortations des prêtres et par la présence de la vraie croix. Pendant toute la journée on combattit de part et d’autre avec une ardeur égale ; mais la perte des musulmans fut plus grande que celle des chrétiens ; on convint d’une trêve pour ensevelir les morts. En voyant le grand nombre de guerriers qu’ils avaient perdus, les infidèles tombèrent dans le découragement ; l’aspect de leurs murailles renversées ajoutait encore à leur douleur ; des bruits sinistres venus du Caire ne leur laissaient plus l’espérance d’être secourus par le calife d’Égypte. Tout à coup le peuple s’assemble en tumulte ; il demande à grands cris qu’on mette un terme à ses maux. « Hommes d'Ascalon, s’écriaient ceux dont la foule éperdue semblait invoquer les conseils à l’appui, nos pères sont morts en combattant les Francs ; leurs fils sont morts à leur tour, sans espoir de vaincre une nation de fer. Le sable stérile de ce rivage et ces ruines qu’on nous a données à défendre ne nous montrent partout que des images funèbres ; ces murailles, élevées au milieu des provinces chrétiennes, sont pour nous comme des sépulcres sur une terre étrangère. Retournons donc en Égypte, et laissons à nos ennemis une cité que Dieu a frappée de sa malédiction. » La multitude en pleurs applaudissait à ces discours, et personne ne songeait plus à prendre les armes ; des députés furent nommés pour se rendre au camp des chrétiens et proposer une capitulation au roi de Jérusalem. On offrait d’ouvrir aux assiégeants les portes de la ville, à la seule condition que les habitants auraient la faculté de se retirer dans trois jours avec leurs biens et leurs bagages. Pendant que les assiégés prenaient une résolution dictée par le désespoir, le souvenir des derniers combats répandait encore la tristesse et le deuil dans l’armée chrétienne. Les députés se présentèrent au camp, sans que personne pût soupçonner l’objet de leur mission. Ils furent admis devant les chefs, et, dans une attitude suppliante, ils annoncèrent la capitulation proposée. A cette ouverture inattendue, tout le conseil fut frappé d’une si grande surprise, que, lorsqu’on demanda aux barons et aux prélats leur avis, aucun d’eux ne trouva de paroles pour répondre, et que tous se mirent à remercier Dieu, en versant des larmes de joie. Peu d’heures après, on vit l’étendard de la croix flotter sur les murs d’Ascalon, et l’armée applaudit par des cris d’allégresse à une victoire qu’elle regardait comme un miracle du ciel.

Les musulmans abandonnèrent la ville avant le troisième jour : les chrétiens en prirent possession et consacrèrent la grande mosquée à l’apôtre saint Paul. La conquête d’Ascalon leur offrait un immense avantage, en ce qu’elle leur ouvrait le chemin de l’Égypte et qu’elle fermait aux Égyptiens l’accès de la Palestine. Mais, tandis que d’un côté ils rejetaient leurs ennemis au-delà du désert, de nouveaux périls les menaçaient du cote de la Syrie. Noureddin, à force de séductions et de promesses, s’était rendu maître de Damas, et cette possession rendait sa puissance redoutable à tous les peuples du voisinage.

[1154.] Cependant les colonies chrétiennes restèrent quelque temps dans un état d’inaction qui ressemblait à la paix. Le seul événement remarquable de cette époque fut l’expédition de Renaud de Châtillon, prince d’Antioche, dans l’île de Chypre. Renaud et ses chevaliers fondirent à l’improviste sur une population paisible et désarmée ; ces guerriers barbares, ne respectant ni les lois de la religion, ni celles de l’humanité, pillèrent les villes, les monastères et les églises, et revinrent à Antioche chargés des dépouilles d’un peuple chrétien. Renaud avait entrepris cette guerre impie, pour se venger de l’empereur grec, qu’il accusait de n’avoir pas tenu ses promesses.

[1156.] Dans le même temps, le roi de Jérusalem fit une expédition qui ne blessait pas moins les lois de la justice. Quelques tribus arabes avaient obtenu de lui et de ses prédécesseurs la faculté de faire paître leurs troupeaux dans la forêt de Panéas. Depuis plusieurs années ils vivaient dans une sécurité profonde, se reposant sur la foi des traités. Tout à coup Baudouin et ses chevaliers tombent l’épée à la main sur ces pasteurs sans armes ; ils massacrent ceux qui résistent, dispersent les autres, et rentrent à Jérusalem avec les troupeaux et les dépouilles des Arabes. Baudouin fut conduit à cette action coupable par la nécessité de payer ses dettes qu’il ne pouvait acquitter avec ses ressources ordinaires. Guillaume de Tyr n’en condamne pas moins le roi de Jérusalem et trouve la juste punition de cette iniquité dans la défaite qu’essuya ensuite Baudouin près du Gué de Jacob. Surpris par Noureddin, il resta presque seul sur le champ de bataille, et se réfugia, à travers les plus grands périls, dans la forteresse de Saphet, bâtie sur une montagne a la droite du Jourdain. Lorsque le bruit de ce désastre se répandit dans les cités des Francs, les fidèles, couverts de deuil, coururent au pied des a tels, en répétant ces paroles du Psalmiste : Domine, salvum fac regem. Le ciel ne repoussa point les prières d’un peuple désolé, et Baudouin reparut bientôt au milieu de ses sujets qui le croyaient mort.

[1157.] Ce fut alors qu’on vit débarquer à Beyrouth plusieurs navires montés par Etienne, comte du Perche, avec des croisés du Mans et d’Angers, et par Thierri, comte de Flandre, accompagné d’un grand nombre de pèlerins flamands. Dès lors les chrétiens oublièrent leurs défaites, et l’ange du grand conseil leur inspira des résolutions généreuses. Réunis aux renforts qu’ils venaient de recevoir, le roi et ses chevaliers allèrent combattre les ennemis dans le comté de Tripoli et dans la principauté d’Antioche. La ville de Schaizar ou Césarée et la forteresse d’Harenc tombèrent en leur pouvoir ; Baudouin, revenu dans son royaume, livra une bataille à Noureddin et détruisit son armée près du lieu où les eaux du Jourdain se séparent du lac de Génésareth.

[1157-1159.] Peu de temps après, dans l’année 1157, Baudouin épousa une nièce de l’empereur Manuel. Ce mariage lui apporta des richesses dont le royaume avait besoin, et le fit sortir de cet état de pauvreté qui l’avait poussé à l’expédition de Panéas. Son alliance avec Manuel lui offrait un autre avantage : elle pouvait suspendre ou affaiblir les funestes antipathies qui divisaient les Grecs et les Latins, et qui les empêchaient de réunir leurs forces contre l’ennemi commun.

La paix de Jérusalem fut alors troublée par ceux-là mêmes que Dieu avait établis pour la maintenir. Il s’éleva de grands débats entre les frères de l’Hôpital et le clergé de la ville sainte. Les hospitaliers refusaient de payer la dîme de leurs biens ; ils s’obstinaient à méconnaître en toute circonstance la juridiction ecclésiastique du patriarche. La discussion s’échauffa tellement, qu’on en vint d’un côté à des malédictions, de l’autre à des violences. Les chevaliers de Saint-Jean allèrent jusqu’à élever un mur devant l’église de la Résurrection, et plusieurs fois, par le bruit de leurs armes, ils étouffèrent la voix du clergé qui célébrait les louanges de Dieu au pied des autels ; enfin, on poursuivit un jour des prêtres à coups de flèches, et le sanctuaire ne fut point pour eux un asile. Pour toute vengeance, les prêtres ramassèrent en faisceau les flèches qu’on leur avait lancées, et les placèrent dans le lieu le plus élevé du Calvaire, afin que chacun pût voir le sacrilège. Le patriarche fit le voyage de Rome, pour adresser ses plaintes au souverain pontife ; mais on ne l’écouta point, ce qui fait dire à Guillaume de Tyr que les cardinaux furent corrompus par des présents, et que la cour romaine suivit les voies de Balaam fils de Bosor. Sur ces entrefaites le patriarche Foucher, qui était fort vieux, vint à mourir, et la discorde cessa.

[1160.] Baudouin III, comme la plupart de ses prédécesseurs, fut souvent appelé à Antioche, pour y rétablir l’ordre. Il s’éleva à plusieurs reprises de vives querelles entre les patriarches de cette cité et les princes qui la gouvernaient. Le patriarche Raoul de Domfront, homme vain et superbe, qu’on aurait pris, selon l’expression de Guillaume de Tyr, pour un successeur de l’apôtre Pierre, eut de grands démêlés avec Raymond d’Aquitaine, qu’il voulait soumettre à son autorité ecclésiastique. Plus tard, la division éclata de nouveau entre le patriarche Amaury et Renaud de Châtillon, qui avait épousé la veuve de Raymond de Poitiers. Dans ces débats, Renaud poussa la violence jusqu’aux derniers excès. Par ses ordres, le prélat, très-avancé en âge, fut conduit sur le haut de la citadelle, et, la tête nue et enduite de miel, resta exposé tout un jour aux mouches et aux rayons brûlants du soleil. Le roi Baudouin intervint dans ces scandaleux différends et y mit un terme.

Antioche avait d’autres causes de trouble. Il était dans la destinée de tous ceux qui étaient appelés à gouverner cette principauté de ne faire que passer dans l’exercice du pouvoir, et de mourir sur le champ de bataille ou de tomber entre les mains des infidèles. De grands désordres survinrent dans ce pays sans chefs, et le roi de Jérusalem vint prendre les rênes du gouvernement. Ce fut pendant son séjour à Antioche qu’il fut atteint de la maladie dont il mourut. L’archevêque de Tyr accuse de sa mort les médecins de Syrie, que les princes latins, et surtout les princesses, préféraient aux médecins francs. Consumé par une fièvre lente, il se fit transporter à Tripoli, puis à Beyrouth, où il expira. Jamais roi ne fut plus regretté de ses sujets et même des étrangers. On transporta ses restes mortels à Jérusalem, pour être ensevelis au pied du Calvaire. Les chrétiens du Liban descendirent de leurs montagnes, une multitude innombrable accourut de toutes parts pour accompagner le convoi funèbre ; on dit même que Noureddin respecta la douleur d’un peuple qui pleurait son roi et qu’il suspendit pendant quelques jours ses attaques contre les chrétiens.

On regretta d’autant plus Baudouin III qu’on n’aimait point son frère Amaury, qui devait lui succéder. On redoutait dans ce dernier une avarice funeste pour les peuples, une ambition dangereuse pour le royaume, un orgueil insupportable pour les barons et les seigneurs. Ces défauts étaient exagérés par la haine et surtout par la secrète prétention de quelques-uns des grands du pays à la couronne de Jérusalem ; on alla, dit l’histoire contemporaine, jusqu’à proposer de changer l’ordre de la succession au trône et de choisir un roi qui, dans les jours de péril, méritât plus qu’Amaury l’amour et la confiance des chrétiens. Des factions s’élevèrent, et la guerre civile allait éclater, lorsque les plus sages des barons représentèrent que le droit d’hérédité était la sauvegarde du royaume ; ils ajoutaient que ceux qui voulaient changer l’ordre établi, allaient, comme le traître Judas, livrer le Sauveur du monde à ses ennemis. Leurs discours, appuyés par la présence des troupes qu’Amaury avait rassemblées pour défendre sa cause, ramenèrent la concorde et la paix ; le frère de Baudouin fut couronné roi de Jérusalem.

Dès qu’Amaury fut monté sur le trône, il dirigea toutes ses entreprises vers l’Égypte, affaiblie par ses propres divisions et par les victoires des chrétiens. Le calife du Caire ayant refusé de payer le tribut qu’il devait aux vainqueurs d’Ascalon, le nouveau roi de Jérusalem se mit à la tête de son armée, traversa le désert, porta la terreur de ses armes sur les bords du Nil, et ne revint dans son royaume qu’après avoir forcé les Égyptiens d’acheter la paix. L’état où se trouvait alors l’Égypte devait bientôt y rappeler les chrétiens : heureux si leurs tentatives, renouvelées plusieurs fois, n’avaient dans la suite favorisé les progrès d’une puissance rivale !

L’Égypte était alors le théâtre d’une guerre civile occasionnée par l’ambition de deux chefs qui se disputaient l’empire. Depuis longtemps les califes du Caire, enfermés dans leur sérail, comme ceux de Bagdad, ne ressemblaient plus à ce guerrier dont ils tiraient leur origine et qui disait, en montrant ses soldats et son épée : Voilà ma famille et ma race. Énervés par la mollesse et les plaisirs, ils avaient abandonné le gouvernement à leurs esclaves, qui les adoraient à genoux et leur imposaient des lois. Ils n’exerçaient plus leur puissance que dans les mosquées, et ne conservaient que le honteux privilège de confirmer le pouvoir usurpé des visirs, qui corrompaient les armées, troublaient l’État, et se disputaient sur le champ de bataille le droit de régner sur le peuple et sur le prince. Chacun des visirs, pour faire triompher sa cause, invoquait tour à tour les armes des puissances voisines. A l’arrivée de ces dangereux auxiliaires, tout était dans la confusion sur les bords du Nil. Le sang coulait dans toutes les provinces, versé tantôt parles bourreaux, tantôt par les soldats ; l’Égypte était désolée à la fois par ses ennemis, ses alliés et ses habitants. Chaver, qui, au milieu de ces révolutions, s’était élevé de l’humble condition d’esclave à la place de visir, avait été vaincu et remplacé par Dargam, un des principaux officiers de la milice égyptienne. Obligé de fuir une patrie où régnait son rival, il alla chercher un asile à Damas, sollicita les secours de Noureddin, et lui promit des tributs considérables, si ce prince lui fournissait des troupes pour protéger son retour en Égypte. Le sultan de Damas se rendit aux prières de Chaver. L’armée qu’il résolut d’envoyer sur les rives du Nil eut pour chef Chirkou, le plus habile de ses émirs, qui, s’étant toujours montré dur et farouche dans ses expéditions militaires, devait être sans pitié pour les vaincus, et mettre à profit, pour la fortune de son maître, les malheurs d’une guerre civile. Le visir Dargam ne tarda pas à être averti des projets de Chaver et des préparatifs de Noureddin. Voulant résister à l’orage qui allait fondre sur lui, il implora les armes des chrétiens de la Palestine, et jura de leur livrer ses trésors, s’ils l’aidaient à conserver sa puissance.

Tandis que le roi de Jérusalem, séduit par cette promesse, rassemblait son armée, Chaver, accompagné des troupes de Noureddin, traversait le désert et s’approchait de l’Égypte. Dargam, qui vint à sa rencontre, fut défait par les Syriens, et perdit la vie dans la bataille. Bientôt la ville du Caire ouvrit ses portes au vainqueur. Chaver, que la victoire avait délivré de son ennemi, fit répandre des flots de sang dans la capitale pour assurer son triomphe, et reçut, au milieu de la consternation générale, les félicitations du calife.

Cependant la division ne tarda pas à s’élever entre le général de Noureddin, qui mettait chaque jour un prix plus excessif à ses services, et le visir que Chirkou accusait de perfidie et d’ingratitude. Chaver voulut en vain renvoyer les musulmans de Syrie : on lui répondit par des menaces ; et il fut sur le point d’être assiégé dans le Caire par ses propres libérateurs. Au milieu d’un aussi pressant danger, le visir met son dernier espoir dans les guerriers chrétiens, dont il redoutait l’approche, et fait au roi de Jérusalem les promesses qu’il avait faites à Noureddin. Amaury, qui voulait entrer en Égypte, quel que fût le parti qui pouvait y dominer, se met en marche pour défendre Chaver avec la même armée qu’il avait rassemblée pour le combattre. Arrivé sur les bords du Nil, il réunit ses troupes à celles du visir, et vint assiéger Chirkou, qui s’était retiré dans la ville de Bilbéis. Le lieutenant de Noureddin résista pendant trois mois à toutes les attaques des chrétiens et des Égyptiens ; et, lorsque le roi de Jérusalem lui proposa la paix, il exigea qu’on lui payât les frais de la guerre. Après une négociation dans laquelle il montra tout l’orgueil d’un vainqueur, il sortit de Bilbéis, en menaçant encore les chrétiens, et reconduisit à Damas son armée chargée des dépouilles de ses ennemis.

Pendant que les Francs poursuivaient la guerre en Égypte, les provinces d’Antioche et de Tripoli se trouvaient exposées aux attaques de Noureddin. Menacés par cet ennemi formidable, les chrétiens avaient plusieurs fois imploré les secours de l’Occident. La Palestine vit arriver, pour la quatrième fois, le comte de Flandre, qui ne se lassait point de traverser les mers pour combattre les infidèles ; des guerriers du Poitou et de l’Aquitaine vinrent aussi visiter et défendre les saints lieux, ayant à leur tête Hugues Lebrun et Geoffroi, frère du duc d’Angoulême. Hugues Lebrun amenait avec lui ses deux fils, Geoffroi de Lusignan, déjà célèbre par sa bravoure, et Guy de Lusignan, que la fortune devait plus tard élever au trône de Jérusalem.

Aidés de ces renforts, les guerriers chrétiens qui restaient à la garde de la Syrie entreprirent plusieurs expéditions contre les musulmans. Dans une de ces expéditions, Noureddin fut surpris et vaincu sur le territoire de Tripoli, en un lieu que les chroniques appellent la Boquée. Les auteurs arabes rapportent la prière que le sultan de Damas adressa au Dieu de Mahomet pendant le combat et dans laquelle il se plaignait d’être abandonné par son armée. Après sa défaite, il écrivit, disent les mêmes historiens, à tous les hommes pieux et dévots. Sa lettre, qui fut lue dans les chaires des mosquées, réveilla l’enthousiasme des soldats de l’islamisme, et tous les émirs de la Syrie et de la Mésopotamie accoururent sous ses drapeaux. Noureddin fondit sur le territoire d’Antioche, et reprit la forteresse de Harenc. Non loin de cette forteresse, une grande bataille se livra, dans laquelle les chrétiens furent vaincus, et plusieurs de leurs princes faits prisonniers. Parmi ces derniers, on remarquait Raymond, comte de Tripoli, que les musulmans appelaient le Satan des Francs, et Bohémond III, prince d’Antioche, qui alla rejoindre dans les prisons d’Alep son prédécesseur Renaud de Châtillon, retenu en captivité depuis plusieurs années.

A la suite de cette victoire, les musulmans s’emparèrent de Panéas et firent plusieurs expéditions dans la Palestine. Tous ces revers des chrétiens donnaient à Noureddin la facilité de suivre sans péril ses entreprises contre l’Égypte. Chirkou avait reconnu les richesses de ce pays et la faiblesse de son gouvernement. Revenu à Damas, il fit adopter à Noureddin le projet de réunir cette riche contrée à son empire. Le sultan de Syrie envoya des ambassadeurs au calife de Bagdad, non point pour lui demander des secours, mais pour donner un motif religieux à son entreprise. Depuis plusieurs siècles les califes de Bagdad et du Caire étaient divisés par une haine implacable : chacun d’eux se vantait d’être le vicaire du prophète, et regardait son rival comme l’ennemi de Dieu. Dans les mosquées de Bagdad, on maudissait les califes d’Égypte et leurs sectateurs ; dans celles du Caire, on dévouait aux puissances de l’enfer les Abbassides et leurs partisans.

[1166.] Le calife de Bagdad n’hésita point à se rendre aux vœux de Noureddin. Tandis que le sultan de Syrie ne s’occupait que d’étendre son empire, le vicaire du prophète cédait à l’ambition de présider seul à la religion musulmane. Il chargea les imans de prêcher la guerre contre les fatimites, et promit les délices du paradis à tous ceux qui prendraient les armes dans la sainte expédition. A la voix du calife, un grand nombre de fidèles musulmans accouraient sous les drapeaux de Noureddin, et Chirkou, par les ordres du sultan, se préparait à retourner en Égypte à la tête d’une puissante armée.

Le bruit de ces préparatifs se répandit dans tout l’Orient et surtout en Égypte, où il causa les plus vives alarmes. Amaury, qui était revenu dans ses États, reçut à Jérusalem des ambassadeurs de Chaver chargés de solliciter ses secours et son alliance contre les entreprises de Noureddin. Les états du royaume de Jérusalem s’étant assemblés à Naplouse, le roi leur exposa les avantages d’une nouvelle expédition en Égypte. Un impôt extraordinaire fut levé pour une guerre sur laquelle on fondait les plus grandes espérances, et bientôt l’armée chrétienne partit de Gaza pour aller combattre sur les bords du Nil les troupes de Noureddin.

[1166.] Pendant ce temps-là, Chirkou traversait le désert, où il courut les plus grands dangers. Une violente tempête le surprit dans sa marche ; tout à coup le ciel s’obscurcit, et la terre que foulaient les Syriens fut semblable à une mer orageuse. Des flots de sable étaient emportés par les vents, et s’élevaient en tourbillons ou formaient des montagnes mouvantes qui dispersaient, entraînaient, engloutissaient les hommes et les chevaux. Dans cette tempête, l’armée syrienne abandonna ses bagages, perdit ses provisions et ses armes, et, lorsque Chirkou arriva sur les bords du Nil, il n’avait pour sa défense que le souvenir de ses premières victoires. Il eut soin de cacher la perte qu’il venait d’éprouver, et les débris d’une armée dispersée par la tempête suffirent pour jeter l’effroi dans toutes les villes d’Egypte.

[1167.] Le visir Chaver, épouvanté de l’approche des Syriens, envoya de nouveaux ambassadeurs aux chrétiens pour leur promettre d’immenses richesses et les presser de hâter leur marche. De son côté, le roi de Jérusalem députa auprès du calife d’Égypte Hugues de Césarée, et Foulcher, chevalier du Temple, pour obtenir la ratification du traité d’alliance. Les députés d’Amaury furent introduits dans un palais où jamais on n’avait vu entrer un chrétien. Après avoir traversé plusieurs galeries remplies de gardes maures, un grand nombre de salles et de cours où resplendissaient toutes les merveilles de l’Orient, ils arrivèrent dans l’espèce de sanctuaire où les attendait le calife, assis sur un trône tout éclatant d’or et de pierreries. Chaver, qui les conduisait, se prosterna aux genoux de son maître, et le supplia d’accepter le traité d’alliance fait avec le roi de Jérusalem. Le commandeur des croyants, toujours docile aux volontés du dernier de ses esclaves, fit un signe d’approbation et tendit sa main nue aux députés chrétiens, en présence de ses officiers et de ses courtisans, qu’un spectacle aussi nouveau remplissait de douleur et de surprise.

Bientôt l’armée des Francs s’approcha du Caire ; mais, comme la politique d’Amaury était de faire durer la guerre pour prolonger son séjour en Égypte, il négligea d’attaquer les Syriens avec avantage, et leur donna le temps de réparer leurs forces. Après les avoir laissés plusieurs jours en repos, il leur livra enfin bataille dans l’île de Maallé, non loin de la ville du Caire, enleva leurs retranchements, mais ne poursuivit point sa victoire. Dans sa retraite vers la haute Égypte, Chirkou s’efforça de réveiller l’ardeur des soldats de Noureddin. Ceux-ci se rappelaient tous les maux qu’ils avaient éprouvés dans le passage du désert : ce souvenir, encore récent, et les premiers succès des chrétiens semblaient abattre leur courage, lorsqu’un des lieutenants de Chirkou s’écria dans un conseil des émirs : « Vous qui craignez la mort ou l’esclavage, retournez en Syrie ; allez dire à Noureddin, qui vous a comblés de ses bienfaits, que vous abandonnez l’Égypte aux infidèles, pour vous enfermer dans vos sérails avec des femmes et des enfants. » Ces paroles ranimèrent le zèle et le fanatisme des guerriers de Damas. Les Francs et les Égyptiens qui poursuivaient l’armée de Chirkou furent vaincus dans une bataille, et forcés d’abandonner en désordre les collines de Baben. Le général de Noureddin, profitant de sa victoire, alla mettre une garnison dans Alexandrie, qui avait ouvert ses portes aux Syriens, et revint assiéger la ville de Koutz, capitale de la Thébaïde. L’habileté avec laquelle Chirkou avait discipliné son armée et disposé l’ordre du dernier combat, ses marches et ses contre-marches dans les plaines et les vallées de l’Égypte, depuis le tropique jusqu’à la mer, annonçaient les progrès des musulmans de Syrie dans la tactique militaire, et faisaient d’avance connaître aux chrétiens l’ennemi qui devait bientôt borner le cours de leurs victoires et de leurs conquêtes.

Les Turcs se défendirent pendant plusieurs mois dans Alexandrie contre les séditions des habitants et contre les attaques multipliées des chrétiens. Ils obtinrent à la fin une capitulation honorable, et, comme leur armée s’affaiblissait chaque jour par la disette et la fatigue, ils se retirèrent une seconde fois à Damas, après avoir fait payer chèrement la tranquillité passagère qu’ils laissaient aux peuples d’Égypte. Délivré de ses ennemis, le visir Chaver se hâta de renvoyer les chrétiens, dont il redoutait la présence. Il s’engagea à payer au roi de Jérusalem un tribut annuel de cent mille écus d’or et consentit à recevoir une garnison dans le Caire. Il combla de riches présents les chevaliers et les barons ; les soldats même eurent part à ses largesses, proportionnées à la crainte que lui inspiraient les Francs. Les guerriers chrétiens revinrent à Jérusalem, emportant avec eux des richesses dont la vue éblouit le peuple et les grands, et dut leur inspirer une autre pensée que celle de défendre l’héritage de Jésus-Christ.

Tandis qu’Amaury revenait vers sa capitale, l’aspect de ses provinces montueuses et stériles, la pauvreté de ses sujets, les étroites limites de son royaume, lui faisaient regretter d’avoir manqué l’occasion de conquérir un grand empire. A son retour, il épousa une nièce de l’empereur Manuel. Tandis que le peuple et la cour se livraient à la joie et formaient des vœux pour la prospérité de son royaume et de sa famille, une seule pensée l’occupait nuit et jour et le suivait au milieu des fêtes. Les richesses du calife du Caire, la population et la fertilité de l’Égypte, ses nombreuses flottes, la commodité de ses ports, se présentaient sans cesse à l’esprit d’Amaury.

Il voulut d’abord mettre à profit, pour l’exécution de ses projets, l’union qu’il venait de contracter, et fit partir pour Constantinople des ambassadeurs chargés d’engager Manuel à l’aider dans la conquête de l’Égypte. Manuel applaudit aux projets du roi de Jérusalem ; il promit de lui envoyer des flottes et de partager les périls et la gloire d’une entreprise qui devait intéresser le monde chrétien. Alors Amaury ne craignit plus d’annoncer hautement ses desseins, et convoqua les barons et les grands de son royaume. Dans cette assemblée, où l’on proposa de marcher vers l’Égypte, les plus sages, parmi lesquels on remarqua le grand maître du Temple, déclarèrent hautement qu’une telle guerre était injuste.

« Les chrétiens, disaient-ils, ne devaient point donner aux musulmans l’exemple de la violation des traités. Il était facile de conquérir l’Égypte, difficile de la conserver. On n’avait rien à craindre de la puissance égyptienne, et tout à redouter de Noureddin ; c’était contre ce dernier qu’il fallait réunir toutes les forces du royaume. L’Égypte devait appartenir à celui qui resterait le maître de la Syrie ; il n’était pas sage de hâter les faveurs de la fortune, et d’envoyer des armées dans un pays dont on ne ferait qu’ouvrir les portes au fils de Zenghi, comme on lui avait ouvert les portes de Damas. On sacrifiait les villes chrétiennes, Jérusalem elle-même, à l’espoir de conquérir une contrée lointaine. Déjà Noureddin profitant du moment où le roi de Jérusalem était occupé sur les bords du Nil, s’était emparé de plusieurs places qui appartenaient aux chrétiens. Bohémond, prince d’Antioche, Raymond, comte de Tripoli, avaient été faits prisonniers de guerre, et gémissaient dans les fers des musulmans, victimes d’une ambition qui avait entraîné le roi de Jérusalem loin de son royaume, loin des colonies chrétiennes, dont il devait être l’appui et le défenseur. »

Les chevaliers et les barons qui s’exprimaient de la sorte ajoutaient que la vue seule de l’Égypte ne manquerait pas de corrompre les guerriers chrétiens, et d’amollir le courage et le patriotisme des habitants et des défenseurs de la Palestine. Ces discours pleins de sagesse ne purent convaincre ni le roi de Jérusalem ni les partisans de la guerre, parmi lesquels se faisait remarquer le grand maître des hospitaliers, qui avait épuisé les richesses de son ordre par de folles dépenses, et levé des troupes dont il avait assigné la solde sur les trésors de l’Égypte. Le plus grand nombre des seigneurs et des chevaliers, que la fortune semblait attendre sur les bords du Nil pour leur distribuer ses faveurs, se laissèrent aisément entraîner à la guerre, et n’eurent point de peine à regarder comme leurs ennemis les souverains d’un pays qui leur offrait un immense butin.

[1168.] Tandis qu’on pressait à Jérusalem les préparatifs de l’expédition, des projets semblables occupaient les émirs et le conseil de Noureddin. A son retour des bords du Nil, Chirkou avait annoncé au prince de Damas « que le gouvernement du Caire manquait d’officiers et de soldats ; que la guerre civile, l’avidité des Francs et la présence des Syriens avaient affaibli et ruiné la puissance des Fatimites. Le peuple égyptien, ajoutait l’ambitieux émir, accoutumé à changer de maîtres, n’était attaché ni au calife, qu’il ne connaissait point, ni au visir, qui lui attirait toutes sortes de calamités. Ce peuple, longtemps troublé par ses propres discordes, ne soupirait qu’après le repos, et semblait disposé à reconnaître toute domination qui le protégerait contre ses ennemis et contre lui-même. Les chrétiens ne connaissaient que trop l’état de décadence de l’empire du Caire, toute leur politique était de s’en emparer ; il fallait donc les devancer dans leurs projets, et ne pas dédaigner une conquête que la fortune offrait en quelque sorte à la première puissance qui se présenterait en Égypte. »

Ainsi le roi de Jérusalem elle sultan de Damas avaient la même pensée et formaient les mêmes desseins. Dans les églises des chrétiens, comme dans les mosquées des musulmans, on adressait au ciel des prières pour le succès de la guerre qu’on allait porter sur les bords du Nil. Chacune des deux puissances rivales cherchait à légitimer ses projets et ses démarches : à Damas, on accusait le calife d’Égypte d’avoir contracté une alliance impie avec les disciples du Christ, et à Jérusalem on disait que le visir Chaver, manquant à la foi des serments, entretenait une correspondance perfide avec Noureddin.

Les chrétiens furent les premiers à violer les traités. A la tête d’une nombreuse armée, Amaury se mit en marche, et parut en ennemi devant Bilbéis qu’il avait promise aux chevaliers de Saint-Jean, pour prix de l’ardeur et du zèle qu’ils montraient dans cette expédition. Cette ville, située sur la rive droite du Nil, fut prise d’assaut, et toute la population passée au fil de l’épée ; car moins on avait de motifs pour commencer cette guerre, plus on la poursuivait avec fureur.

Les malheurs de Bilbéis jetèrent la consternation dans toute l’Égypte ; le peuple s’irrita au récit des cruautés exercées par les Francs, prit les armes et chassa du Caire la garnison chrétienne. Chaver rassembla des troupes dans les provinces, fortifia la capitale, et, pour réveiller dans les peuples le courage du désespoir, fit mettre le feu à l’ancienne Fostat, dont l’incendie dura plus de six semaines. Le calife du Caire implora de nouveau les armes de Noureddin, et lui envoya dans une lettre les cheveux des femmes de son sérail, gage de sa confiance et signal de sa détresse profonde. Le sultan de Damas se rendit avec joie aux prières du calife d'Égypte, et, comme son armée était prête à se mettre en marche, il donna l’ordre à Chirkou de traverser le désert et d’accourir sur les bords du Nil.

Si, après la prise de Bilbéis, le roi de Jérusalem s’était rapidement porté sur le Caire, il aurait pu prévenir ses ennemis et s’emparer de la capitale ; mais, par une politique qu’on ne peut expliquer et comme si tout à coup il eût été lui-même effrayé de son entreprise, ce prince, qui avait méprisé les traités et ne voulait rien devoir qu’à la victoire, écouta les ambassadeurs du calife, dont la voix suppliante s’adressait tantôt à sa pitié, tantôt à son avarice. Amaury n’était pas moins entraîné par l’amour de l’argent que par l’ambition des conquêtes, et l’offre d’une somme exorbitante suffît pour l’arrêter dans sa marche et lui faire suspendre les hostilités. Tandis qu’il attendait les trésors annoncés et qu’il prêtait l’oreille aux propositions de ceux auxquels il avait lui-même manqué de foi, les Égyptiens achevaient leurs préparatifs de défense : on relevait les fortifications des villes, le peuple s’assemblait en armes. Les Francs, environnés d’ennemis, attendirent vainement la flotte que les Grecs devaient leur envoyer. Enfin, après un mois de négociations, dans lesquelles le visir n’épargna ni les flatteries, ni les fausses protestations, Amaury, au lieu de recevoir les trésors qu’on lui promettait et de voir des auxiliaires, apprit tout à coup que Chirkou entrait pour la troisième fois en Égypte, à la tête d’une armée formidable.

[1169.] Ce fut alors seulement qu’il reconnut le piège dans lequel il était tombé. Il vola au-devant des Syriens pour les combattre ; mais leur chef évita sa rencontre et se joignit aux Égyptiens. Les chrétiens ne pouvaient résister à deux armées réunies. Dès lors toutes les négociations furent rompues, on menaça ceux qu’on flattait naguère ; l’Égypte n’offrit plus ses trésors, mais montra ses soldats irrités. Le roi de Jérusalem, attaqué de toutes parts, précipita sa retraite vers le désert, et rentra dans son royaume, avec la honte d’avoir échoué dans une guerre que le succès seul pouvait lui faire pardonner, et qui paraissait d’autant plus injuste qu’elle avait été mal conduite et qu’elle était malheureuse.

Non-seulement les chrétiens avaient à regretter les avantages qu’ils retiraient d’un pays voisin et tributaire, mais cette riche contrée, dont ils s’étaient fermé l’accès, allait passer entre les mains du plus redoutable de leurs ennemis, dont elle devait accroître la puissance. Chirkou fit arborer ses drapeaux sur les tours du Caire ; l’Égypte, qui croyait recevoir un libérateur, ne vit bientôt qu’un conquérant. Le visir Chaver paya de sa vie les maux qu’il avait attirés sur sa patrie : il fut tué dans le camp même de Chirkou, et son autorité devint le partage du vainqueur. Le calife, qui, pour se sauver lui-même, avait demandé la tête de son premier ministre, lui donna pour successeur le général de Noureddin, qu’il appela dans ses lettres le prince victorieux. C’est ainsi que le monarque avili de l’Égypte se jouait de ses propres faveurs, en flattant un homme qu’il ne connaissait point et dont il avait peut-être souhaité la mort : image de l’aveugle fortune, qui répand au hasard les biens et les maux, et voit avec la même indifférence ses favoris et ses victimes.

Deux mois après son élévation, Chirkou mourut subitement. Pour le remplacer, le calife choisit le plus jeune des émirs de l’armée de Noureddin. Saladin, à peine âgé de trente ans, quoiqu’il se fût distingué au siège d’Alexandrie, n’avait point encore de renommée ; mais bientôt son nom devait occuper l’Orient et l’Occident. Il était neveu de Chirkou et fils d’Ayoub ; son oncle et son père avaient quitté les montagnes sauvages du Curdistan pour servir les puissances musulmanes de la Mésopotamie, et s’étaient attachés à la fortune des Atabeks, quelque temps avant la seconde croisade. Saladin, dans sa jeunesse, aima la dissipation et les plaisirs, et resta longtemps étranger aux soins de la politique et de la guerre ; mais, arrivé aux dignités suprêmes, il changea sa conduite et réforma ses mœurs. Jusqu’alors il semblait fait pour les loisirs et l’obscurité d’un sérail ; tout à coup on vit en lui un homme nouveau, qui paraissait né pour l’empire : sa gravité inspira le respect aux émirs ; ses libéralités lui attirèrent les suffrages de l’armée ; l’austérité de sa dévotion le rendait cher à tous les vrais croyants.

[1170.] Les Francs, qui ne voyaient point dans Saladin un ennemi redoutable, n’avaient pas encore renoncé à leurs projets sur l’Égypte. La flotte grecque, vainement attendue pendant l’expédition précédente, arriva enfin dans le port de Ptolémaïs. Dès lors on résolut de retourner sur les bords du Nil. La flotte et l’armée chrétienne, commandées par le roi de Jérusalem, allèrent mettre le siège devant la ville de Damiette. Là, les chrétiens perdirent la moitié de leurs soldats, moissonnés par la famine ou le fer de l’ennemi, et tous leurs vaisseaux, brûlés parle feu grégeois ou dispersés par la tempête ; ils se virent enfin obligés de renoncer à leur entreprise, après cinquante jours d’un siège où leurs chefs furent accusés de manquer à la fois de courage, de prudence et d’habileté. Ainsi l'opiniâtreté d'Amaury à poursuivre une guerre malheureuse ne fit que servir les progrès des musulmans, et dut rappeler aux Francs de la Palestine ces paroles que les prophètes répétaient aux Hébreux : Fils d‘Israël, ne dirigez ni vos regards ni vos pas vers l‘Égypte.

Comme les députés qu’on avait envoyés en Occident étaient revenus en Syrie sans espérance de secours le roi de Jérusalem plaça tout son espoir dans les Grecs, et partit pour Constantinople, laissant, ainsi qu’il le disait lui-même, à Jésus-Christ, dont il était le ministre, le soin de gouverner son royaume. Les chroniques contemporaines s’étendent longuement sur la brillante réception que reçut Amaury à la cour de Byzance mais elles ne font point connaître les traités conclus avec Manuel, qui restèrent d’ailleurs sans exécution Quand le roi retourna à Jérusalem, il trouva son royaume de toutes parts menacé par les forces toujours croissantes de Noureddin.

Si la guerre avait cessé un moment ses ravages, cet intervalle de paix n’était dû qu’à un horrible fléau qui venait de désoler la Syrie. Un tremblement de terre avait ébranlé toutes les cités : Tyr, Tripoli, Antioche, Émèse, Alep, n’offraient plus que des pierres entassées ; la plupart des places fortes virent tomber leurs plus solides remparts, et perdirent à la fois leurs habitants et leurs défenseurs. Chaque prince, chaque peuple, occupé de ses alarmes et de ses calamités, ne songea plus à s’armer contre ses voisins, et la crainte des jugements de Dieu, dit Guillaume de Tyr, devint comme un traité de paix entre les chrétiens et les musulmans.

[1171.] Cependant Saladin achevait de soumettre l’Egypte à l’empire de Noureddin ; et, pour qu’il ne manquât rien à sa conquête, il réussit à réformer les opinions religieuses du peuple vaincu. L’autorité des Fatimites fut abolie, et peu de temps après, le calife Aded, toujours invisible dans son palais, mourut sans savoir qu’il avait perdu sa puissance. Les chrétiens accusèrent alors Saladin de l’avoir tué de sa main ; mais aucun des historiens musulmans n’a révélé cet horrible secret de la politique orientale. Les trésors du calife servirent à apaiser les murmures du peuple et des soldats. La couleur noire des Abbassides remplaça la couleur blanche des enfants d’Ali, et le nom du calife de Bagdad fut seul prononcé dans les mosquées. La dynastie des Fatimites, qui régnait depuis plus de deux siècles, et pour laquelle on avait versé tant de sang, s’éteignit dans un seul jour, et ne trouva pas un défenseur. Dès lors les musulmans d’Égypte et de Syrie n’eurent qu’une même religion et qu’une seule cause à défendre.

Saladin n’avait plus rien à redouter de ses ennemis ; mais une fortune aussi rapide, une aussi grande puissance, devaient exciter à la fois la jalousie de ses rivaux et les défiances de son maître. Le souverain de Damas ne jetait plus que des regards inquiets sur une conquête qui avait fait sa joie. On doit croire néanmoins que Saladin ne songea point d’abord à l’empire ; mais telle était la position où les circonstances l’avaient placé, qu’il ne fut plus le maître de choisir le parti qu’il avait à prendre : le pouvoir suprême qu’on l’accusait de vouloir usurper devint pour lui comme le seul moyen qui lui restât de se sauver. C’est un spectacle curieux de voir dans les historiens arabes comment le sultan de Damas et le fils d’Ayoub emploient tour à tour le mensonge et la dissimulation, l’un pour prévenir les projets d’un lieutenant infidèle, l’autre pour échapper aux soupçons d’un maître irrité. Noureddin, afin de faire sortir Saladin de l’Egypte, où il était tout-puissant, l’appela plusieurs fois en Syrie, pour l’associer, disait-il, à ses entreprises contre les chrétiens ; Saladin, feignant d’obéir, traversait le désert, ravageait les frontières de l’Idumée, et se hâtait de retourner sur les bords du Nil, alléguant tantôt une nouvelle conquête à faire en Nubie ou vers la mer Rouge, tantôt un soulèvement à réprimer dans quelques villes égyptiennes. Cependant la ruse et la perfidie ne pouvaient longtemps suffire à cacher les secrets desseins d’une ambition impatiente ou d’une autorité jalouse, et la guerre, avec tous ses périls, allait éclater, lorsqu’on apprit tout à coup la mort de Noureddin.

Ce prince mourut à Damas en 1174. Il ne laissait qu’un fils, Malek Saleh Ismaël, encore dans l’adolescence et incapable de gouverner. Une mort si brusque et si imprévue jeta tous les peuples de la Syrie dans une extrême agitation. Depuis Damas jusqu’à Mossoul, il n’y avait pas une cité, un sultan ou un émir qui ne songeât à profiter de ce grand événement pour recouvrer son indépendance, pour reprendre son ancienne domination ou s’en faire une nouvelle. Les États voisins des colonies chrétiennes ne dédaignèrent point, en cette occasion, l’alliance des Francs ; ils conclurent avec eux des traités, et s’engagèrent même à leur payer des tributs, à condition qu'on ferait la guerre à Saladin ; car tout le monde avait les yeux sur le redoutable conquérant de l’Égypte, à qui on supposait, avec raison, la pensée de se mettre à la place de Noureddin et de s’emparer du puissant empire des Atabeks.

Amaury assiégea Panéas, tombée précédemment au pouvoir de Noureddin ; il pressa d’abord le siège avec vigueur ; mais les émirs qui gouvernaient alors Damas lui offrirent une somme considérable, s’il renonçait à son entreprise. Ils le menaçaient en même temps d’appeler à leur secours Saladin et de livrer la Syrie au fils d’Ayoub. Amaury accepta l’or qu’on lui proposait, et, de plus, obtint la liberté de vingt chevaliers chrétiens, retenus en captivité chez les musulmans. A peine rentré à Jérusalem, il tomba malade, et mourut sans rien prévoir des grandes révolutions dont son règne devait être suivi.

Nous ne quitterons point Amaury sans dire quelques mots de la situation où il laissait le royaume. On peut voir dans les Assises de Jérusalem qu’à cette époque, les villes et les diverses baronnies de la terre sainte devaient, pour le service de l’État, plus de quatre mille chevaliers et près de six mille sergents d’armes, ce qui pouvait former une armée de douze à quinze mille hommes, dans les temps ordinaires. Les Assises ne parlent point des templiers, des hospitaliers, ni des autres ordres militaires dont la milice s’accroissait et devenait chaque jour plus redoutable. Il faut ajouter que toutes les villes du royaume avaient des remparts et des tours gardés par les habitants ; sur toutes les frontières du pays, sur toutes les avenues de Jérusalem, s’élevaient des forteresses remplies d’armes et de soldats ; les montagnes de la Judée, les revers du Liban, les pays de Moab et de Galaad avaient, en outre, des cavernes ou des grottes fortifiées et transformées en places de guerre ; les ressources pécuniaires ne manquaient point : les pèlerinages, l’industrie et le commerce maritime avaient attiré beaucoup de richesses ; la plupart des villes de la côte étaient florissantes. Dès la troisième année de son règne, Amaury assembla à Naplouse le patriarche et les évêques, les grands et le peuple : les besoins du royaume furent exposés dans cette assemblée ; on arrêta d’un commun accord que tout le monde, sans exception, paierait le dixième de ses propriétés mobilières pour le service de l’État. Il existait d’autres taxes qu’on acquittait régulièrement, et Guillaume de Tyr nous dit que le roi Amaury ne négligeait aucune occasion de recourir à la richesse de ses sujets. Pourquoi donc le royaume de Jérusalem était-il chaque jour moins redouté de ses voisins ? Comment les fils et les successeurs des premiers soldats de la croix, avec tout ce qui fait d’ordinaire la force, la gloire et le salut des nations, étaient-ils réduits à trembler devant des ennemis que leurs pères avaient vaincus sans avoir ni armées, ni solde, ni places fortes ? comment enfin un gouvernement fondé par la victoire et pourvu de tout ce qu’il fallait pour se défendre conservait-il avec tant de peine des villes et des provinces conquises naguère par des rois pauvres et par quelques chevaliers qui n’avaient que leur épée ?

Un historien, Jacques de Vitri, fait remarquer à ce sujet que les mœurs, les caractères, les vertus belliqueuses, tout avait dégénéré : les héros de la croix avaient disparu, et les hommes qui sortaient de cette race illustre étaient comme le marc impur qui sort de l’olive, ou comme la rouille qui provient du fer.

Le fils et le successeur d’Amaury, qui n’était pas encore en âge de gouverner, reçut l’onction royale, et, sous le nom de Baudouin IV, fut couronné dans l’église du Saint-Sépulcre. L’historien Guillaume de Tyr, qui avait été chargé de son éducation, nous parle des dispositions heureuses qu’il apporta à l’étude de l’histoire et des lettres. Dès son enfance, il aimait la gloire, la vérité et la justice ; mais ces bonnes qualités lurent perdues pour le royaume, car la lèpre qui le dévorait le condamnait à ne jamais régner par lui-même. Aussi l’histoire contemporaine n’a-t-elle trouvé d’autre titre ou d’autre nom à lui donner que celui de roi mesel, ou roi lépreux.

Deux hommes se disputèrent la régence : Milon de Plancy et Raymond, comte de Tripoli. Le premier, noble champenois, était seigneur de l’Arabie Sobal ; il avait dirigé la politique d’Amaury, et prétendait diriger encore celle de son fils. Milon de Plancy avait la réputation d’un homme dissolu et méchant : il était d’une arrogance insupportable et d’une présomption excessive ; jaloux de toute espèce d’autorité, il ne souffrait pas qu’on approchât du trône et qu’on exerçât quelque influence à la cour et dans l’État, ce qui l’avait rendu odieux aux grands et aux petits. Au reste l’histoire du temps ne parle de lui en cette occasion que pour nous dire qu’il fut trouvé percé de plusieurs coups d’épée dans une rue de Ptolémaïs ; et nous-même nous n’en parlons que pour faire voir en quelles mains était tombé l’héritage de Jésus-Christ.

Raymond, quatrième descendant du fameux Raymond de Saint-Gilles, avait la bravoure, l’activité, l’ambition du héros dont il tirait son origine, et surtout cet indomptable caractère qui, dans les temps difficiles, irrite les passions et provoque des haines implacables. Guillaume de Tyr nous dit qu’il avait employé le temps de sa captivité à s’instruire et qu’il était lettré ; mais dans les affaires, la vivacité de son esprit l’aidait encore mieux que son savoir. Ses longs malheurs ne lui avaient point enseigné le néant des grandeurs humaines : plus impatient de régner sur les chrétiens que de vaincre les infidèles, Raymond regardait le droit de commander aux hommes comme le seul prix des maux qu’il avait soufferts ; il demandait avec hauteur la récompense de ses services, de ses travaux, et ne voyait le triomphe de la justice, le salut du royaume que dans sa propre élévation. Nommé à la régence et sans cesse obligé de se défendre contre les passions jalouses qui le poursuivaient, nous le trouvons à peine occupé des soins du gouvernement. L’histoire contemporaine ne parle guère que des inimitiés qu’il s’était attirées et des craintes qu’il inspirait au roi Baudouin.

Tandis que Jérusalem restait presque sans chef et sans direction, le fils de Noureddin, à peu près du même âge que Baudouin IV et faible de corps comme lui, se trouvait à Damas entouré d’une foule d’émirs qui se disputaient son autorité, et qui régnaient en son nom. Saladin se déclara d’abord pour Malek Saleh, et prit parti contre les émirs, qu’il accusait d’opprimer le jeune prince. A la fin ceux-ci, moitié crainte, moitié séduction, appelèrent le fils d’Ayoub à Damas. Une fois qu’il fut maître de la capitale, son armée victorieuse et l’or pur, appelé obrysum, qu’il tirait de l’Égypte, lui soumirent les autres cités de la Syrie. Guillaume de Tyr fait remarquer à ce sujet qu’en ce temps-là il n’y avait point, parmi les musulmans et même parmi les chrétiens, de moyen plus efficace pour subjuguer les cœurs, que de répandre l’or à pleines mains. En vain les partisans de la famille de Noureddin, dans leur désespoir, invoquèrent les armées de Mossoul et les poignards du Vieux de la Montagne ; Saladin triompha de tous les obstacles. Sa politique fut de persuader aux vrais croyants que toute son ambition était de défendre la cause de l’islamisme. Comme il s’annonçait pour succéder à la mission apostolique de Noureddin et de Zengbi, on crut facilement qu’il devait aussi succéder à leur puissance. Le calife de Bagdad lui donna, au nom du prophète, la souveraineté des villes conquises par ses armes, et n’excepta pas même la ville d’Alep, où l'héritier de Noureddin avait trouvé un dernier asile. Dès lors Saladin fut proclamé sultan de Damas et du Caire, et la prière se fit en son nom dans toutes les mosquées de la Syrie et de l’Égypte.

Nous ne savons pas quels moyens employèrent alors les Francs pour arrêter les progrès de Saladin. Guillaume de Tyr nous apprend que, sous la conduite du comte de Tripoli et du roi de Jérusalem, ils entreprirent plusieurs excursions au-delà du Liban : dans la première, ils s’avancèrent jusqu’à Darie, à cinq milles de Damas ; dans la seconde, partis du territoire de Sidon, ils pénétrèrent dans la riche vallée de Baccar (aujourd’hui Bekaa), alors pays fertile, maintenant triste solitude, et descendirent jusqu’à Balbeck. L’armée chrétienne revint à Tyr chargée de butin, amenant des troupeaux de bœufs et de moutons, mais sans avoir combattu l’ennemi. Pendant ce temps-là, Saladin remportait d’utiles victoires, s’emparait des cités et des provinces, et fondait presque sans résistance la redoutable dynastie des Ayoubites.

Dans l’année 1178, Renaud de Châtillon, resté longtemps captif à Alep, racheta sa liberté et reparut parmi les chrétiens. La destinée aventureuse de Renaud est une des pages les plus curieuses de cette histoire, et nous fait très-bien connaître cette chevalerie errante que les croisades conduisaient en Orient. Renaud de Châtillon était arrivé en Syrie avec Louis le Jeune, et s’était attaché au service du prince d’Antioche. Constance, femme de Raymond de Poitiers, avait remarqué la beauté et les manières chevaleresques de Renaud, et, lorsque Raymond eut perdu la vie sur le champ de bataille, la princesse d’Antioche ne voulut pas prendre d’autre époux que le jeune chevalier venu du pays des Francs. Renaud, appelé ainsi à gouverner une principauté, se rendit odieux à son peuple par de violents démêlés avec le patriarche Amaury, par la guerre cruelle qu’il fit à l’île de Chypre, et par plusieurs excursions peu dignes d’un chevalier chrétien. Dans une de ces entreprises, il tomba entre les mains des infidèles, et ce fut Ayoub, père de Saladin, qui le fit prisonnier. Lorsqu’il sortit de captivité, sa femme Constance n’était plus, et le jeune Bohémond, fils de Raymond, occupait le trône d’Antioche. Renaud se rendit à Jérusalem, où le souvenir de ses exploits et le récit de ses malheurs le firent accueillir du roi et des barons. Il épousa, en secondes noces, la veuve de Homfroi de Thoron, qui lui donna la seigneurie de Carac et de Montréal. Renaud de Châtillon avait un caractère bouillant et impétueux ; jamais son ardeur belliqueuse ne respecta ni les lois ni les traités. Dans un temps où l’imprudence d’un seul homme pouvait tout perdre, cette ardeur sans frein, que l’âge et l’infortune n’avaient point tempérée, pouvait amener de grands malheurs. Nous verrons plus tard comment Renaud rompit une trêve faite avec Saladin, et précipita le royaume dans une guerre où s’éteignit la gloire du nom chrétien.

A peu près dans le même temps, on vit débarquer à Sidon un jeune marquis de Montferrat, surnommé Longue-Épée. Il venait pour épouser la princesse Sibille, fille d’Amaury et sœur aînée de Baudouin IV. Le marquis de Montferrat avait des liens de parenté avec le roi de France, avec l’empereur d’Allemagne, et avec les plus puissants monarques de la chrétienté. On était persuadé, à Jérusalem, que des alliances avec les plus nobles familles d’Occident serviraient efficacement la cause des colonies latines, et que rien n’était plus propre à réveiller l’ardeur des guerres saintes. Le roi Baudouin donna au mari de sa sœur les comtés de Joppé et d’Ascalon. Le jeune marquis de Montferrat, qui était l’espoir des chrétiens, ne vécut que deux mois après son mariage ; de cet hymen naquit un enfant qui ne fit que passer dans cette vie et qui cependant mourut roi.

Alors vint à Jérusalem Philippe, comte de Flandre, avec un grand nombre de chevaliers. Le roi Baudouin, dont la maladie empirait, proposa à l’illustre pèlerin de prendre l’administration de son royaume et de gouverner à sa place la ville sainte. Celui-ci refusa, en disant qu’il n’était venu que pour se consacrer au service de Dieu. Il se préparait contre l’Égypte une nouvelle expédition, pour laquelle l’empereur grec offrait ses trésors et ses flottes ; on en proposa le commandement à Philippe, il refusa encore, disant qu’il ne voulait point aller sur les bords du Nil, pour y mourir de misère avec ses compagnons d’armes. L’humeur inconstante de ce seigneur l’entraîna enfin dans la principauté d’Antioche, toujours menacée par les Turcs : il assista au siège d’Harenc, qui devint un véritable sujet de scandale et dans lequel le jeu de dés, la chasse aux faucons, les baladins et les femmes de mauvaise vie, firent tout à fait oublier la guerre sainte. Après être restés quatre mois devant la place, les chefs reçurent des assiégés une somme d’argent, et se retirèrent. Cette expédition honteuse aurait jeté le découragement parmi les chrétiens, si dans le même temps Dieu ne leur avait envoyé une victoire à laquelle ils ne s’attendaient guère.

Saladin, voyant que les forces des Francs s’étaient dirigées vers Antioche, se mit en marche pour attaquer la Palestine. A cette nouvelle, le roi Baudouin, avec tous les chevaliers qu’il put rassembler, se rendit dans Ascalon. L’armée de Saladin ne tarda point à paraître, et vint dresser ses tentes près de la ville. Comme l’armée chrétienne restait enfermée dans la place, les musulmans se crurent assurés de la victoire, et se dispersèrent par bandes dans la vaste plaine de Saron. Ramla fut livrée aux flammes, le territoire de Lidda ravagé. A l’approche des infidèles, tous les habitants fuyaient ; l’épouvante se répandit dans les montagnes de la Judée et jusque dans Jérusalem. Cependant les guerriers chrétiens ne purent voir de sang-froid la désolation de tout le pays, et résolurent de mourir plutôt que de rester spectateurs immobiles de cette ruine universelle. Le matin delà fête de sainte Catherine, ils sortirent en armes des murs d’Ascalon, et s’avancèrent sur la rive de la mer, où des bancs de sable cachaient leur marche. Arrivés en face du lieu où campait Saladin, ils se rangèrent en bataille, et se présentèrent devant l’ennemi, qui ne les avait pas vus s’avancer. Aussitôt Saladin fait sonner les trompettes pour rappeler ses soldats dispersés, et s’efforce de relever le courage des troupes restées au camp. Baudouin marche à la tête de son armée, précédé du bois de la vraie croix ; il n’avait avec lui que trois cent soixante-quinze chevaliers, mais tous remplis de la grâce céleste, qui les rendait plus forts que de coutume. Les musulmans qui résistèrent d’abord avec quelque courage, ne purent jamais se rallier ; l’ange exterminateur semblait suivre les chrétiens dans la mêlée ; la présence de la croix n’avait jamais produit d’aussi grands miracles : plusieurs fois, pendant le combat, on crut voir ses branches s’élever jusqu’au ciel et s’étendre jusqu’au bout de l’horizon. Saladin perdit tous ses mameluks à robes de soie et couleur de safran, qui combattaient à ses côtés. La déroute des musulmans fut complète ; on les poursuivit depuis le lieu appelé le mont de Girard jusqu’au marais dit des Étourneaux. Ils jetaient sur les chemins leurs cuirasses, leurs casques et leurs bottines de fer ; la faim, la soif, le froid de novembre, en firent périr un grand nombre dans leur fuite. Pendant quatre jours, on vit revenir à Ascalon des soldats chrétiens qui apportaient des tentes, des armes de toute espèce, qui conduisaient des troupes de captifs et quantité de chevaux et de chameaux. Alors les Arabes Bédouins se mirent aussi à piller les musulmans fugitifs ; Guillaume de Tyr compare les Bédouins à la chenille qui dévore les restes de la sauterelle. Après une si grande victoire, Baudouin revint à Jérusalem, pour remercier le Tout-Puissant. Dans le même temps, Saladin fuyait à travers le désert, sans escorte et monté sur un dromadaire.

[1179.] Malgré cette importante victoire, de tristes pressentiments subsistaient encore dans les esprits. Tout en chantant le Te Deum, on s’aperçut que les remparts et les tours de Jérusalem tombaient de vétusté. Pour les réparer, les habitants les plus riches s’imposèrent une contribution. D’un autre côté, comme la Galilée était sans cesse menacée par les musulmans, on fit construire une forteresse au lieu appelé le Gué de Jacob. Dans le même temps, arrivèrent en Palestine plusieurs nobles pèlerins de l’Occident : Henri, comte de Troyes, fils du comte Thibaut l’ancien ; le seigneur Pierre de Courtenay, frère du roi de France ; et le seigneur Philippe, fils du comte Robert. Ces renforts furent reçus avec joie ; mais ils n’empêchèrent point Saladin de reparaître avec une armée et de reprendre ses premiers avantages sur les chrétiens. Ceux-ci éprouvèrent un échec presque dans le même temps sur le territoire de Sidon et dans la forêt de Panéas. Pour comble de malheur, on apprit bientôt à Jérusalem que le château du Gué de Jacob, destiné à défendre la Galilée et les deux rives du Jourdain, venait d’être pris d’assaut et qu’il n’y restait pas pierre sur pierre. Les fidèles purent alors se demander pourquoi Dieu leur avait envoyé la victoire d’Ascalon ; aussi l’histoire contemporaine s’écrie-t-elle ici avec le Psalmiste : Qui te comprendra, ô Seigneur, dans tes desseins sur les enfants des hommes ?

Baudouin, toujours malade, n’avait plus la force de se faire obéir parmi les siens, ni de conduire les soldats de la croix au milieu des périls. On ne manquait pas alors de fils de Bélial, vrais artisans de ruine, qui cherchaient à profiter des infirmités du roi et qui semaient partout les haines, les jalousies, les défiances. Ce malheureux prince aurait eu besoin que des hommes sages l’aidassent à gouverner ; la voix publique lui en désignait plusieurs, mais la voix du peuple importunait le faible Baudouin, et toute réputation d’habileté lui portait ombrage ; ainsi ceux qui pouvaient servir le royaume se trouvaient éloignés du gouvernement. Ce fut alors qu’un homme dont personne ne parlait parut tout à coup, et se plaça sur les avenues du pouvoir suprême. Guy de Lusignan, arrivé naguère avec Hugues le Brun, son père, dans la terre sainte, avait élevé ses prétentions jusqu’à la fille d’Amaury, veuve du marquis de Montferrat. Guy, qu’on admirait pour sa grâce et sa beauté, entretint avec la sœur du roi un commerce de galanterie qu’il fallut enfin consacrer par une union légitime, et ce fut pour lui le chemin du trône de David et de Salomon.

Dans l’année 1180 et les précédentes, il n’était pas tombé de pluie en Syrie et surtout dans le territoire de Damas. La terre n’avait rien produit ; les peuples mouraient de faim, on ne pouvait plus entretenir les armées ; Saladin conclut une trêve de deux ans avec le roi de Jérusalem, et se retira en Égypte, entraînant avec lui une partie de la population syrienne qui fuyait la famine.

Tandis que le royaume était en paix, dit Guillaume de Tyr, une race de Syriens habitant dans la province de Phénicie ; saisie tout à coup d’une inspiration divine, abjura les erreurs où l’avait conduite un hérésiarque nommé Maron, et revint à l'unité de l'Église catholique. Cette population, qui a conservé le nom de Maronites, était vaillante à la guerre et composée d’hommes forts et vigoureux ; redoutable gardienne du Liban, elle arrêta souvent les infidèles dans leurs invasions, et fut un utile auxiliaire pour les Francs. Son retour à la sincérité de la foi causa une grande joie au peuple chrétien.

Avant que la trêve avec Saladin fut expirée, une circonstance imprévue vint donner naissance à de nouvelles guerres. Un gros vaisseau qui portait quinze cents pèlerins, poussé par la tempête, échoua sur les côtes de Damiette ; le sultan du Caire ordonna qu’on saisît le bâtiment et que tous ceux qui le montaient fussent retenus prisonniers. Le roi de Jérusalem envoya des députés pour se plaindre de cette infraction aux traités et au droit des gens ; Saladin se plaignit à son tour des excursions que Renaud de Châtillon, seigneur de Montréal, faisait chaque jour sur le territoire des musulmans. La ville d’Héla ou d’Hélis, sur la mer Rouge, avait appartenu un moment aux chrétiens, Renaud voulut la reprendre ; des barques furent construites à Carac et transportées à dos de chameau : on voulait attaquer la ville par terre et par mer ; mais des secours envoyés par Saladin firent lever le siège. Dans une autre expédition, Renaud se mit à la tête de ses guerriers les plus intrépides, enrôla sous ses drapeaux deux ou trois cents Arabes Bédouins, et marcha contre la Mecque et Médine. Cette troupe était déjà parvenue dans la vallée de Rabi, lorsqu’elle fut attaquée et dispersée par les Turcs. Plusieurs soldats chrétiens tombés entre les mains des infidèles furent envoyés à la Mecque, et égorgés avec les brebis et les agneaux qu’on a coutume de sacrifier au prophète dans la cérémonie du grand Beiram ; on conduisit les autres en Égypte, où ils périrent, immolés par les sophis, les dévots et les docteurs de la loi.

Dès lors on ne parla plus de la paix, et la guerre se poursuivit de part et d’autre avec fureur ; c’étaient tous les jours de nouveaux combats : les provinces et les cités vivaient dans de continuelles alarmes. Saladin, après avoir menacé la place de Carac et ravagé la Galilée, vint assiéger la ville de Beyrouth, et, comme la place résistait avec vigueur, il partit tout à coup avec ses troupes pour la Mésopotamie, et ne daigna pas même, à son départ, parler d’une trêve avec ses ennemis. Il resta plus d’une année sur les bords de l’Euphrate et du Tigre. Les Francs, au lieu de tenter quelque grande entreprise, ne profitèrent de cette absence de Saladin que pour repasser le Liban et piller de nouveau les bourgs et les campagnes de la Syrie. Ces excursions, dans lesquelles il n’y avait ni péril ni gloire, ne rendaient point aux chrétiens leur sécurité : le nouveau sultan de Damas et du Caire était toujours présent à leur pensée ; on recueillait avec une avidité inquiète tout ce qu’en disait la renommée ; chaque jour on s’attendait à le voir revenir avec de nouvelles forces. Les principaux du royaume s’assemblèrent plusieurs fois pour délibérer sur les moyens de défense qu’on pourrait lui opposer. Dans une de ces réunions on arrêta qu’il serait levé un impôt extraordinaire et que chaque habitant du royaume paierait un pour cent sur la valeur de ses propriétés et deux pour cent sur ses revenus. Ceux dont la fortune ne s’élevait pas à cent besants payaient un droit de fouage d’un besant ou d’un demi-besant ; dans chaque cazal ou village, on payait un besant par feu. Quatre commissaires percepteurs, hommes de bien et craignant Dieu, furent nommés dans chaque cité : tout le monde était soumis à la taxe, même les juifs et les musulmans. Les produits de l’impôt devaient être portés à Jérusalem ou à Ptolémaïs, et déposés dans une caisse à trois clefs : on ne pouvait les employer que pour l’entretien de l’armée et pour la réparation des places fortes.

Sur ces entrefaites, Saladin revint à Damas (1183). Dans ses guerres lointaines, il avait conquis plusieurs grandes cités telles qu'Édesse, Amide ou Diarbékir ; il avait obtenu la soumission de Mossoul, où régnaient encore les Atabeks, et s’était à la fin emparé d’Alep, où venait de mourir le fils et l’héritier de Noureddin ; tous les sultans et les émirs de la Mésopotamie étaient devenus ses alliés ou ses tributaires ; il n’avait plus désormais que les chrétiens pour ennemis, et la puissance des Francs en Syrie se trouvait comme enveloppée, comme assiégée par une foule de nations qui la haïssaient et qui n’obéissaient plus qu’à un seul homme. Depuis que Saladin était revenu à Damas, les chrétiens se demandaient chaque jour avec crainte sur quels points et de quel côté l’orage allait tomber. Les troupes destinées à la défense du royaume se rassemblèrent, selon la coutume, à la fontaine de Séphouri, et là, elles attendirent le signal des combats.

La maladie de Baudouin faisait des progrès effrayants. Ce malheureux prince avait perdu la vue ; les extrémités de son corps tombaient en putréfaction ; il ne pouvait plus se servir de ses pieds ni de ses mains. Dans cet état désespéré, il consentit enfin à quitter l’autorité suprême, et, conservant seulement la dignité royale avec la ville de Jérusalem, il nomma régent du royaume Guy de Lusignan, et lui abandonna les soins de l’administration. Ce choix de Lusignan n’inspira de confiance ni au peuple ni à l’armée ; les hommes prévoyants commencèrent à croire que la sagesse divine s’était retirée du conseil des princes et que Dieu ne voulait plus sauver le royaume de Godefroy. Bientôt on apprit que Saladin, avec une formidable cavalerie, avait pénétré sur le territoire des chrétiens. Après avoir campé entre les deux branches du Jourdain, il envoya des corps d’armée dans toutes les contrées voisines, et vint lui-même dresser ses tentes près de la source de Tubanie, entre le mont Gelboé et l’ancienne cité de Betzan ou Scythopolis. Alors l’armée chrétienne, commandée par le nouveau régent du royaume, se mit en marche, et vint camper en présence des musulmans. L’ennemi dévastait les campagnes, brûlait les bourgs et les villages, emmenait les femmes et les enfants, pillait et livrait aux flammes les monastères et les églises. Au milieu de cette désolation générale, les troupes latines restaient immobiles, et cependant on comptait sous les drapeaux de la croix jusqu’à treize cents chevaliers et plus de vingt mille hommes de pied, ce qui ne s’était point vu en Orient depuis la première croisade. Les hommes sages croyaient que l’occasion était favorable pour vaincre Saladin ; mais on ne lui présenta point le combat, et l’ennemi ne fut pas même poursuivi dans sa retraite.

On accusa Guy de Lusignan d’avoir hésité devant le péril ou plutôt devant la victoire. De toutes parts il s’éleva contre lui des murmures et des plaintes. Baudouin lui-même partagea l’indignation générale, et se repentit d’avoir donné tant de puissance à un homme aussi peu capable de sauver le royaume ; il résolut de lui retirer la régence, et, ne gardant aucune mesure dans sa colère, il voulut le dépouiller des comtés d’Ascalon et de Joppé et faire casser le mariage de Sibille. Guy fut sommé de comparaître devant la cour des barons et des évêques ; comme il refusa d’obéir, Baudouin, quoique infirme et aveugle, se rendit lui-même à Ascalon. Les portes de la ville étaient fermées. Le malheureux prince (nous suivons le récit de Bernard), appela et commanda qu’on lui ouvrît ; trois fois de sa main il frappa la porte, et personne ne vint. Tant que le roi fit son commandement, ajoute la chronique déjà citée, les bourgeois de la ville étaient montés sur les murs et les tourelles, et n’osaient se mouvoir, attendant la fin de cette affaire. Baudouin, prenant le ciel à témoin d’un si grand outrage, s’en alla à Joppé, où il fut reçu par le peuple et les chevaliers, et mit son bailli à la place de celui de Guy de Lusignan. Revenu à Jérusalem, il manda le comte de Tripoli, et lui donna l’administration du royaume ; il voulut en même temps placer la couronne sur la tête d’un enfant de cinq ans, né du premier mariage de Sibille avec le marquis de Montferrat. La régence donnée à Raymond causa une grande joie aux barons et à tout le peuple ; car depuis longtemps on disait dans Jérusalem que, sans le comte de Tripoli, il ne viendrait du côté du roi que des malheurs. Lorsqu’on eut réglé les affaires de la régence, le fils de Sibille fut couronné sous le nom de Baudouin V. « Parce que l'enfant était petit — ce sont les expressions de Bernard —, et que le roi ne voulait pas qu’il fût au-dessous des autres, on le fit porter dans les bras d’un chevalier jusqu’au temple du Seigneur. » On prépara ensuite au palais de Salomon un grand banquet où, selon la coutume, les bourgeois de Jérusalem servirent le nouveau roi et ses barons. Depuis ce jour-là, il n’y eut plus de fêtes ni de joies dans la cité sainte.

Le patriarche Héraclius et les grands maîtres du Temple et de l’Hôpital furent envoyés alors en Occident pour solliciter les secours de la chrétienté. Lorsque ces députés arrivèrent en Italie, le pape Lucius, chassé de Borne, avait convoqué à Vérone un congrès, où assistait Frédéric, empereur d’Allemagne, pour délibérer sur les moyens de rétablir la paix dans le monde chrétien. Les députés de la Palestine furent entendus dans cette assemblée, et rappelèrent les périls et les calamités de la terre sainte. Ils traversèrent les Alpes, et sollicitèrent la piété et la valeur des guerriers français. Philippe-Auguste, qui régnait alors, les reçut avec les plus grands honneurs, mais il venait de monter sur le trône, et l’intérêt de son royaume ne lui permit pas d’aller lui-même à la défense de Jérusalem. Henri II, roi d’Angleterre, dont la réputation militaire s’étendait jusqu’en Orient, semblait être la dernière espérance des chrétiens de Syrie. Comme ce prince, pour expier le meurtre de l’archevêque de Cantorbéry, avait promis au pape de conduire une armée en Palestine, Héraclius se rendit à sa cour, et, lui présentant les clefs et le drapeau du saint sépulcre, le pressa d’accomplir son serment. L’Angleterre était alors remplie de troubles, et l’esprit de révolte avait pénétré jusque dans la famille du monarque. Henri protesta de son zèle pour la délivrance des saints lieux, promit de fournir aux dépenses de la guerre sacrée, mais refusa de prendre la croix : « Gardez vos trésors, s’écria le patriarche irrité de ce refus, car nous cherchons un homme qui ait besoin d’argent, et non de l’argent qui ait besoin d’un homme. » Ces paroles, qui n’étaient point inspirées par l’esprit de l’Évangile, semblaient plus propres à irriter qu’à persuader le monarque anglais ; et, comme Henri II en témoigna sa surprise, le patriarche redoubla d’insolence et d’orgueil. « Vous avez juré, s’écria-t-il, de partir avec une armée pour la terre sainte, et dix ans se sont écoulés sans que vous ayez rien fait pour remplir votre promesse. Vous avez trompé Dieu ; mais ignorez-vous ce que Dieu réserve à ceux qui refusent de le servir ? » En écoutant ce discours le monarque ne put retenir son indignation. « Je vois, poursuivit Héraclius, que j’excite votre colère ; mais vous pouvez me traiter comme vous avez traité mon frère Thomas ; car il m’est indifférent de mourir en Syrie de la main des infidèles, ou de périr ici par vous, qui êtes plus méchant que les Sarrasins. »

Ce qui caractérise les opinions de ce temps-là, c’est qu’un puissant monarque n’osa point punir un envoyé des chrétiens d’Orient qui lui parlait de la sorte, et qu’il fut obligé de tolérer les outrages auxquels se mêlait le nom de Jérusalem. Henri persistant dans sa résolution de ne point abandonner son royaume, offrit d’envoyer une partie de ses trésors aux défenseurs de la Palestine, et permit à ses sujets de prendre les armes contre les infidèles.

Le temps n’était point venu où les souvenirs de la ville sainte devaient ébranler de nouveau l’Occident. Déjà plusieurs ambassadeurs, arrivés de Jérusalem, dont les paroles étaient plus persuasives que celles d'Héraclius, n’avaient pu ranimer l’enthousiasme belliqueux des chrétiens. Si on en excepte Pierre de Courtenay, frère de Louis VII, un comte de Troyes, un comte de Louvain, Philippe, comte de Flandre, un duc de Nevers, qui, dans ces époques malheureuses, visitèrent les saints lieux, les barons et les chevaliers de l’Occident ne songeaient plus à combattre pour l’héritage de Jésus-Christ. Le pape, affligé de l’abandon dans lequel on laissait les colonies chrétiennes de Syrie, et se confiant à la seule puissance de ses paroles, avait écrit à Saladin et à son frère Malek-Adhel, pour les conjurer de mettre un terme à l’effusion du sang et de rendre la liberté aux prisonniers chrétiens. On doit croire que le pontife employa ces moyens de persuasion, parce qu’il n’en avait pas d’autres. L’ardeur des croisades n’était point éteinte dans les esprits, mais, pour retrouver sa première énergie et se réveiller dans toute sa force, elle avait besoin de quelques événements extraordinaires, de quelques grandes calamités qui pussent émouvoir les cœurs et parler à l’imagination des peuples.

Quand le patriarche Héraclius revint à Jérusalem, toutes choses continuaient à marcher vers une rapide décadence. « Nous détestons le présent, écrivait l’archevêque de Tyr, et nous demeurons interdits devant l’avenir ; nos ennemis ont repris tous leurs avantages, et nous sommes arrivés à ce point, que nous ne pouvons supporter ni les maux ni les remèdes. » Après avoir prononcé ces paroles, 1 historien du royaume de Jérusalem ne se sent plus le courage de poursuivre son récit, et laisse à d’autres le soin de raconter les calamités qu’il prévoit. Beaucoup d’auteurs contemporains ne manquent pas de rapporter ici les présages qui annoncèrent la fin des colonies chrétiennes, tels que des tremblements de terre, des éclipses de lune et de soleil, un vent violent dont les quatre points du monde furent ébranlés. Les hommes pieux voyaient aussi les signes de la ruine prochaine du royaume dans l'extrême licence des mœurs et dans l’entier oubli de la morale évangélique. « L’ancien ennemi du genre humain, dit un historien de ce temps-là, portait partout son esprit de séduction, et régnait surtout à Jérusalem. Les autres nations qui avaient reçu de ce pays les lumières de la religion en recevaient alors l’exemple de toutes les iniquités ; aussi Jésus-Christ méprisa-t-il son héritage et permit-il que Saladin devînt la verge de sa colère. » Un signe non moins certain des révolutions et des calamités futures, c’est que les plus imprudents et les plus pervers dirigeaient les affaires, qu’il n’y avait plus que faiblesse, impuissance, aveuglement dans la plupart des chefs, et qu’il ne restait plus pour gouverner le royaume que les princes et les rois des mauvais jours.

Le malheureux Baudouin avait entièrement perdu les facultés du corps et de l’esprit, et, tourmenté par l’excès des douleurs, il ne songeait plus qu’à mourir. Tandis que l’approche de son trépas remplissait son palais de deuil, tous les partis se disputaient l’autorité suprême, et ne laissaient pas un moment de repos à ce royaume qu’ils voulaient gouverner. Dès que le monarque eut fermé les yeux, le mal ne fit que s’accroître et la discorde ne connut plus de frein. Le comte de Tripoli voulait conserver les rênes de l’État comme régent du royaume ; Sibille voulait donner le sceptre à son époux. Au milieu de ces dissensions, Baudouin V, faible et fragile espoir du peuple chrétien, mourut subitement. On déposa ses restes dans le lieu où reposaient les cendres de Godefroy, et sa tombe fut la dernière tombe royale placée au pied du Calvaire.

Quand le jeune roi eut été enseveli, le comte de Tripoli rassembla les barons du royaume à Naplouse. Le patriarche et le grand maître du Temple restèrent à Jérusalem, et dirent à la comtesse de Joppé, femme de Lusignan, qu’ils la couronneraient malgré tous ceux du pays. D’après leurs conseils, Sibille fit dire aux barons réunis à Naplouse de venir à son couronnement ; mais ceux-ci refusèrent, alléguant les conventions faites et les serments prêtés au temps du roi lépreux. Le patriarche et le grand maître du Temple renvoyèrent les messagers des barons, en disant qu’ils ne tiendraient ni foi ni serments et qu'ils couronneraient la dame. Alors furent fermées les portes de la cité, et Sibille se rendit à l’église du Saint-Sépulcre, pour la cérémonie du couronnement. Le patriarche, ayant pris au trésor deux couronnes, en mit une sur l’autel, et plaça l’autre sur le front de la comtesse de Joppé. Quand la comtesse eut été couronnée, le patriarche lui dit : « Dame, vous êtes femme ; il convient que vous ayez avec vous un homme qui vous aide à gouverner. Prenez cette couronne, et la donnez à tel homme qui puisse aider au gouvernement du royaume. » Elle prit la couronne, et, appelant son seigneur qui était devant elle, elle lui dit : « Sire, avancez et recevez cette couronne ; car je ne saurais comment la mieux placer. » Guy s’agenouilla, et elle lui mit la couronne sur la tête ; ainsi il fut roi et elle fut reine. La nouvelle de ce couronnement étant parvenue à Naplouse, répandit la désolation parmi les barons. Baudouin de Ramla, un des premiers seigneurs du royaume, fut plus affligé que tous les autres, et dit à ses compagnons que le pays était perdu et qu'il s’en irait car il ne voulait pas encourir le reproche et le blâme d’avoir assisté à sa perte. Le comte de Tripoli conjura Baudouin de Ramla de prendre pitié du peuple chrétien et de rester avec les autres barons pour sauver le royaume en péril. « Nous avons ici, ajouta Raymond, le jeune Homfroi de Thoron, mari d’Isabelle, seconde fille d’Amaury ; nous irons à Jérusalem, et nous le couronnerons, car nous avons pour nous toute la baronnie du pays. Quant aux Sarrasins, ils ne nous troubleront point, et nous aideront, s’il le faut, car j’ai une trêve avec eux. » Ainsi les barons s’accordèrent tous, et s’engagèrent à couronner Homfroi dès le lendemain. Mais Homfroi, qui touchait à peine à sa quinzième année, apprenant qu’on voulait le faire roi, pensa à la peine qu’il lui faudrait prendre et au mal qu’il pourrait en souffrir ; il courut à Jérusalem, et se jeta aux pieds de Sibille, en lui disant qu’il préférait le repos et la vie à la couronne qu’on voulait lui donner. On sut bientôt à Naplouse qu’Homfroi s’était enfui à Jérusalem. Alors les barons furent très-dolents, et ne surent que faire ; la plupart crurent qu’ils ne pouvaient sans blâme renier le roi qui venait d’être couronné et vinrent lui rendre hommage, chacun pour son fief et sa terre. Baudouin de Ramla ne voulut point tenir de terres du roi Guy, et se retira à Antioche, ce qui fut grand dommage pour les chrétiens et un sujet de joie pour les infidèles, dont il était redouté. Le comte de Tripoli alla s’enfermer dans la ville de Tibériade, qui lui appartenait du chef de sa femme, et fit demander des secours à Saladin, dans le cas où Lusignan viendrait l’attaquer.

Au temps de Baudouin le Lépreux, on avait fait avec Saladin une trêve qui durait encore. Cette trêve, dans les circonstances dont nous venons de parler, était comme le salut du royaume. Chose digne de remarque, les musulmans respectèrent la loi jurée, et ce lut du côté des chrétiens que vint le signal d’une nouvelle guerre. Dans cette année 1186, Renaud de Chatillon, toujours entraîné par son caractère ardent, attaqua et dépouilla en pleine paix une riche caravane musulmane qui passait près de Carac. A cette nouvelle, Saladin, transporté de colère, jura de venger la violation des traités et l’outrage fait à l’islamisme. Il adressa une circulaire à ses émirs, à ses alliés ; tous les musulmans en état de porter les armes, en Égypte, en Syrie, en Mésopotamie, furent appelés à la guerre sacrée. Après ces préparatifs, le sultan quitta Damas au mois de mars 1187, pour protéger la caravane qui se rendait du nord de la Syrie à la Mecque et à Médine, et, traversant l’Arabie Pétrée, il vint avec toute son armée assiéger Renaud de Chatillon dans Carac.

Pendant que ce siège se poussait avec vigueur, une partie de la cavalerie musulmane, sous les ordres d’Aphdal, fils de Saladin, passa le Jourdain et s’avança dans la Galilée. Lorsqu’il approchait de Nazareth, tout le peuple des campagnes accourut dans la ville en criant : Voilà les Turcs ! voilà les Turcs ! Des crieurs publics parcouraient la cité en répétant à haute voix : Hommes de Nazareth, armez-vous pour défendre la ville du vrai Nazaréen. Les templiers et les hospitaliers, qui purent être avertis du danger, accoururent couverts de leurs armes et prêts au combat. Il se rassembla ainsi jusqu’à cent trente chevaliers, auxquels se réunirent trois ou quatre cents hommes de pied. Cette troupe intrépide n’hésita point à marcher au-devant des cavaliers turcs, dont le nombre s’élevait à sept mille. Les soldats de la croix se précipitèrent les premiers au combat. Les chroniques du temps, en célébrant la bravoure des chevaliers chrétiens, ont raconté des prodiges qu’on a peine à croire ; elles s’arrêtent surtout à nous décrire la mort glorieuse de Jacques de Maillé, maréchal du Temple. Cet indomptable défenseur du Christ, monté sur un cheval blanc, restait seul debout, et combattait parmi des monceaux de morts. Quoiqu’il fût assailli de toutes parts, il refusait de se rendre. Le cheval qu’il montait, épuisé de fatigue, s’abattit et l’entraîna dans sa chute. Aussitôt l’intrépide chevalier se relève, et, la lance à la main, couvert de sang et de poussière, tout hérissé de flèches, se précipite dans les rangs ennemis : enfin il tombe percé de coups, et combat encore. Les musulmans le prirent pour saint George, que les chrétiens croyaient voir descendre du ciel au milieu de leurs batailles. Après sa mort, les Turcs, qu’un historien appelle des enfants de Babylone et de Sodome, s’approchèrent avec respect de son corps meurtri de mille blessures ; ils essuyaient son sang, se partageaient les lambeaux de ses habits, les débris de ses armes, et, dans leur brutale ivresse, lui témoignaient leur admiration par des actions d’une bizarrerie qui ferait aujourd’hui rougir la pudeur.

Le grand maître du Temple et deux de ses chevaliers échappèrent seuls au carnage. Ce combat eut lieu le premier jour de mai. Tous les chrétiens furent dans l’affliction. Le roi de Jérusalem, qui avait le projet de faire la guerre au comte de Tripoli, ne songea plus qu’à s’en rapprocher, et sentit le besoin d’agir par ses conseils ; de son côté, Raymond jura d’oublier ses propres injures, et se rendit à Jérusalem. Guy de Lusignan vint au-devant de lui, et le reçut avec les témoignages d’une sincère affection. Les deux princes s’embrassèrent à la vue de tout le peuple, et promirent de combattre ensemble jusqu’à la mort pour l’héritage de Jésus-Christ.

Chaque jour, il arrivait de nouveaux renforts à l’armée de Saladin. Le sultan promettait déjà les dépouilles des chrétiens aux familles musulmanes chassées de la Palestine, il distribuait les villes et les terres aux plus braves de ses émirs ; le calife de Bagdad et tous les fidèles qui reconnaissaient son empire spirituel, depuis le Korasan jusqu’aux rivages du Nil, adressaient au ciel des prières pour ses armées et pour la conquête de Jérusalem. Vers les premiers jours de juin, Saladin traversa le fleuve, et s’avança vers Tibériade avec une armée de quatre-vingt mille hommes.

Guy de Lusignan, le comte de Tripoli et les principaux des barons s’étaient rassemblés à Jérusalem, pour délibérer sur les dangers du royaume. On arrêta que toutes les forces des chrétiens se réuniraient pour se porter dans les lieux menacés. Il fut résolu aussi dans cette assemblée qu’on emploierait à la défense de la terre sainte les trésors que le roi Henri II avait envoyés à Jérusalem et qui étaient gardés par la maison du Temple ; le conseil des barons décida en outre que les armes d’Angleterre seraient représentées sur les drapeaux de l’armée chrétienne. On n’oublia point le bois de la vraie croix, qui reparaissait toujours dans les grands périls. Le signe du salut fut porté en procession hors de la ville, et remis par le patriarche aux évêques chargés de le porter à l’armée. De tristes pressentiments se mêlaient à cette cérémonie, et beaucoup de gens croyaient, d’après certaines prédictions, que la croix véritable ne rentrerait plus à Jérusalem.

Tous les hommes en état de porter les armes s’étaient rendus à la plaine de Séphouri. Les forteresses du royaume restaient sans garnisons, et dans les villes on ne voyait plus que des femmes et des enfants. Le prince d’Antioche avait envoyé à l’armée chrétienne cinquante chevaliers commandés par son fds ; il était venu des guerriers de toutes les villes du comté de Tripoli. Les pèlerins qui se trouvaient alors dans la terre sainte, les équipages des navires chrétiens arrivés d’Occident, étaient accourus pour défendre la terre de Jésus-Christ. L’armée se composait ainsi de plus de cinquante mille combattants. Bientôt on apprit que Saladin était entré dans Tibériade et que les musulmans assiégeaient la citadelle où s’était réfugiée la femme du comte de Tripoli. Un grand conseil s’assembla pour savoir si on devait aller au secours de la ville tombée entre les mains des infidèles. Tous les chefs donnèrent leur avis. Quanti le tour de Raymond arriva, il s’exprima ainsi :

« Tibériade est ma ville ; ma femme est dans la citadelle ; personne n’a donc plus à perdre que moi dans cette affaire ; personne n’est plus intéressé à secourir Tibériade et ceux qui l’habitent. Malheur à nous tous, cependant, si nous entraînons cette multitude d’hommes et de chevaux dans des solitudes arides, où ils seront dévorés par la soif, par la faim et par l’ardeur de la saison ! Vous savez que dans le lieu même où nous sommes, notre armée a de la peine à soutenir les feux d’un soleil brûlant et que sans le voisinage des eaux elle périrait ; d’un autre côté, vous savez aussi que nos ennemis ne peuvent venir jusqu’à nous, sans perdre un grand nombre d’hommes par le manque d’eau et la chaleur. Restez donc près des eaux, dans un lieu où les vivres ne vous manquent pas. Il est certain que les Sarrasins, tout enflés d’orgueil après une ville prise, n’iront ni à droite ni à gauche, mais traverseront le pays désert qui nous sépare, pour venir droit à nous et nous provoquer au combat. Alors notre peuple, ne manquant de rien, ayant de l’eau et des vivres en abondance, sortira de ses retranchements avec joie, et se précipitera au-devant d’un ennemi que la soif et la faim auront à moitié vaincu ; alors nous et nos chevaux nous serons dispos et agiles ; alors, protégés par la croix vivifiante, nous combattrons avec avantage cette nation incrédule qui sera épuisée de fatigue et qui n’aura aucun refuge. Les ennemis de Jésus-Christ succomberont ainsi dans leurs agressions imprudentes, et avant qu’ils puissent regagner le Jourdain ou la mer de Tibériade, périront tous, je vous le jure, par la soif et par le glaive, ou tomberont vivants entre nos mains. Pour nous, s’il nous arrive quelque malheur, si nous sommes obligés de fuir — que Dieu éloigne de nous cette honte ! —, nous ne resterons point sans secours ni sans asile. Pour toutes ces raisons, je suis d’avis que vous laissiez perdre Tibériade, afin que le royaume ne soit pas perdu. »

Les écrivains arabes qui parlent de cette délibération des chefs de l’armée chrétienne, reproduisent exactement le sens et l’esprit du discours prononcé par Raymond. Dans l’histoire orientale, appelée les deux Jardins, nous voyons que Saladin, de son côté, avait fait assembler le conseil des émirs et que l’on était convenu d’en venir aux mains avec l’armée chrétienne. Le sultan était de cet avis, par la raison que les chrétiens avaient peu de chose à gagner dans une victoire et tout à perdre dans une défaite. Ainsi le comte de Tripoli avait pénétré habilement le plan de campagne de Saladin, et proposait le moyen le plus propre à déjouer les desseins de l’ennemi : il trouva néanmoins des contradicteurs. Le grand maître des templiers voyait encore le poil du loup dans le discours de Raymond. Renaud de Châtillon lui reprochait d’exagérer le nombre des musulmans. « Que nous fait le nombre de nos ennemis ? ajoutait-il. Ne sait-on pas que la quantité de bois ne nuit pas au feu ? » Malgré cette opposition dictée par la haine, des chefs reconnurent que le comte de Tripoli avait dit la vérité. Le roi Guy décida qu’on ne quitterait point Séphouri ; mais lorsque ce prince se trouva seul dans sa tente, le grand maître du Temple revint et lui dit : « Ne suivez pas le conseil d’un traître ; vous êtes roi depuis peu de temps, et vous avez une grande armée : quelle honte pour vous, si vous commencez votre règne en laissant perdre une cité chrétienne ! Pour nous autres templiers, sachez que nous mettrons bas nos blancs manteaux et que nous vendrons tout ce que nous avons, plutôt que de souffrir l’opprobre qu’on veut faire subir au peuple de Jésus-Christ. Sire, faites donc crier par tout le camp que chacun se tienne prêt à partir et que la vraie croix précède l’armée. » Le faible Guy de Lusignan ne put résister aux paroles du grand maître ; il avait déjà donné plusieurs ordres opposés, il donna celui de marcher à l’ennemi. Pour la première fois, le roi de Jérusalem se fit obéir, et ce fut pour la ruine des chrétiens.

« L’armée sortit de son camp de Séphouri dans la matinée du 3 juillet. Le comte de Tripoli marchait en tête avec ses troupes ; à la droite et à la gauche de l’armée se trouvaient plusieurs corps commandés par les barons et seigneurs de la terre sainte ; au centre s’avançaient la vraie croix, confiée à la garde d’une troupe d’élite, et le roi de Jérusalem entouré de ses braves chevaliers ; les frères du Temple et de l’Hôpital formaient l’arrière-garde de l’armée. Les chrétiens, marchant droit à Tibériade, arrivèrent à un village, ou cazal, appelé Marescalcia, situé à trois milles de la cité. Là, ils rencontrèrent les Sarrasins, et commencèrent à souffrir de la soif et de la chaleur. Comme il fallait franchir des défilés étroits et des lieux couverts de rochers pour arriver à la mer de Galilée, le comte de Tripoli fit dire au roi de se hâter et de traverser le village sans s’arrêter, afin de pouvoir atteindre les bords du lac. Lusignan répondit qu’il allait suivre le comte. Cependant les Turcs se précipitèrent tout à coup sur les derrières de l’armée, de telle manière que les templiers et les hospitaliers en furent ébranlés. Alors le roi, n’osant plus avancer et ne sachant plus que faire, donna Tordre de piailler les tentes. On l’entendit en même temps s’écrier : Hélas ! hélas ! tout est fini pour nous ; nous sommes tous morts, et le royaume est perdu ! On lui obéit avec désespoir. Guelfe nuit l’armée allait passer en ce lieu ! Les enfants d’Ésaü (les Turcs) se pressèrent en foule autour du peuple de Dieu, et mirent le feu à la plaine, couverte d’herbes sèches et de bruyères ; les chrétiens furent toute la nuit tourmentés par la flamme et la fumée, par une nuée de flèches, par la faim et la soif. Le lendemain, au lever du jour, le sultan sortit de Tibériade, et vint offrir le combat à l’armée chrétienne. Les bataillons de la croix s’apprêtaient à traverser les défilés et les hauteurs escarpées qui les séparaient de la mer de Galilée ; car, disaient-ils, nous trouverons de l'eau et nous pourrons nous servir de nos épées. Déjà l’avant-garde du comte Raymond se dirigeait vers une colline que les Turcs avaient commencé à occuper. Quand tous les corps furent rangés en bataille et prêts à marcher, on s’attendait que les gens de pied écarteraient l’ennemi en lançant des javelots : ainsi l’exigeaient l’ordre et la discipline ; les gens de pied devaient défendre les chevaliers contre les archers ennemis, et les chevaliers devaient protéger avec leurs lances les gens de pied ; cette règle de salut ne fut point suivie. A l’approche des Sarrasins, l’infanterie chrétienne se forma en coin, et courut pour gagner le sommet de la colline, abandonnant le reste de l’armée. Le roi, les évêques et les principaux chefs, voyant les fantassins s’éloigner, leur envoyèrent dire de revenir pour défendre la vraie croix et l’étendard de Jésus. Nous ne pouvons y aller, répondirent-ils, parce que nous sommes accablés par la soif et que nous n’avons plus la force de combattre. On leur envoya un nouveau message, et ils refusèrent encore de venir, parce qu’ils n’en pouvaient plus. Les frères du Temple et de l’Hôpital et tous ceux de l'arrière-garde se battaient vigoureusement, sans pouvoir prendre le moindre avantage sur les ennemis, dont le nombre s’accroissait d’heure en heure et qui semaient partout la mort avec leurs flèches. Accablés par la multitude des Sarrasins, ils appelèrent le roi à leur secours, disant qu’ils ne pouvaient plus soutenir le poids du combat. Mais le roi, voyant que les gens de pied ne voulaient pas revenir et que lui-même par-là restait sans défense contre les archers turcs, s’abandonna à la grâce de Dieu, et fit de nouveau déployer les tentes pour arrêter, s’il se pouvait, les charges impétueuses de l’ennemi. Les bataillons quittèrent leurs rangs et revinrent autour de la vraie croix, confondus et mêlés ensemble. Lorsque le comte de Tripoli s’aperçut que le roi, les templiers, les hospitaliers et toute l’armée chrétienne ne présentaient plus qu’une multitude confuse ; lorsqu’il reconnut qu’une nuée de barbares se portait de tous les côtés et qu’il se trouvait séparé des autres corps, il s’ouvrit un chemin à travers les rangs ennemis, et se retira avec son avant-garde. De moment en moment il arrivait des milliers de Sarrasins, qui accablaient les chrétiens de leurs flèches. L’évêque d'Accon, qui portait la croix du Sauveur, reçut une blessure mortelle, et laissa le bois sacré à l’évêque de Lidda. Alors les gens de pied qui avaient fui sur la colline virent s’avancer contre eux les Sarrasins, et furent tous tués ou faits prisonniers. Balian de Naplouse et ceux qui purent échapper à la mort passèrent, pour s’enfuir, sur un pont de cadavres. Toute l’armée des Turcs accourut au lieu où se trouvaient le bois de la vraie croix et le roi de Jérusalem. Il est plus facile de s’exprimer par des sanglots et de pleurer à chaudes larmes que de raconter en détail ce qui se passa à la fin de cette journée. La vraie croix fut prise avec l’évêque de Lidda et tous ceux qui la défendaient ; le roi, son frère, le marquis de Montferrat, tombèrent entre les mains de l’ennemi ; tous les « templiers et hospitaliers furent tués ou faits prisonniers. Ainsi Dieu humilia son peuple, et versa sur lui jusqu’à la lie Te calice de sa colère. »

Ce qu’on vient de lire est le récit abrégé d’un pèlerin, Raoul Coggeshale, qui assistait à cette bataille et fut témoin des derniers malheurs du peuple chrétien. Toutes les circonstances de cette narration se trouvent répétées dans les historiens arabes : ce qui prouve qu’elle est exacte et conforme à la vérité. Ibn-Alatir et Emmad-Eddin disent de même que la croix du Sauveur fut prise avant le roi et que les derniers combats de cette terrible journée eurent lieu sur la montagne ou la colline d'Hitin. La colline d’Hitin, ou la montagne des Béatitudes, est celle où Jésus venait souvent avec ses disciples ; c’est là que le Rédempteur prononça ces divines paroles : Beati pauperest... Beati qui esuriunt ! ... Ainsi la croix de notre salut fut perdue dans un lieu qu’aimait à fréquenter le Christ et sur la colline même où il choisit ses apôtres. L'historien arabe Emmad-Eddin rapporte comment le roi fut pris, et répète ce qu’il avait entendu raconter au fils de Saladin : « J’étais auprès de mon père, disait le jeune prince. Quand le roi des Francs se fut retiré sur la hauteur, les braves qui étaient autour de lui fondirent sur nous, et repoussèrent les musulmans jusqu’au bas de la colline. Je regardai alors mon père et je vis que son visage était triste. Faites mentir le diable ! cria-t-il à ses guerriers en se prenant la barbe. A ces mots notre armée se précipita sur l’ennemi, et lui fit regagner le haut de la montagne. Je m’écriai alors plein de joie : Ils fuient ! ils fuient ! Mais les Francs revinrent à la charge et s’avancèrent de nouveau vers le bas de la colline. Je m’écriai encore : Ils fuient ! ils fuient ! Alors mon père me regarda et me dit : Tais-toi, ils ne seront vraiment vaincus que lorsque le pavillon du roi tombera. Or, il finissait à peine de parler, que le pavillon tomba. Aussitôt mon père descendit de cheval, se prosterna devant Dieu, et lui rendit grâces en versant des larmes de joie. »

Raymond, après la bataille, s’enfuit à Tripoli, où, peu de temps après, il mourut de désespoir, accusé par les musulmans d’avoir violé les traités, et par les chrétiens d’avoir trahi sa religion et sa patrie. Le fils du prince d’Antioche, Renaud de Sidon, le jeune comte de Tibériade, avec un petit nombre de soldats, suivirent Raymond dans sa fuite, et furent les seuls qui échappèrent au désastre de cette journée, si funeste au royaume de Jérusalem.

Les écrivains orientaux, en racontant la victoire des Turcs, ont célébré la bravoure et la constance que montrèrent dans cette journée les chevaliers francs, couverts de leurs cuirasses, faites d’anneaux de fer. Ces braves guerriers présentèrent d’abord une muraille impénétrable aux coups des ennemis ; mais, lorsque leurs chevaux tombèrent, épuisés par la fatigue ou blessés par les lances et les javelots, ils succombèrent eux-mêmes, accablés et vaincus par le poids de leurs propres armes. Un auteur arabe, secrétaire et compagnon de Saladin, qui fut présent à ce terrible combat, décrit le spectacle des collines et des vallées couvertes des traces du carnage. Il vit les drapeaux des chrétiens déchirés en lambeaux, souillés de poussière et de sang, des têtes séparées de leurs troncs, des bras, des jambes, des cadavres jetés pêle-mêle comme des pierres. Le même historien se plaît à exprimer la joie barbare qu’il éprouvait à cette vue, et parle des parfums suaves qui s’exhalaient pour lui de ce vaste champ de mort. Un autre auteur musulman, qui traversa, un an après la bataille, la campagne de Tibériade et d Hitin, y trouva encore les misérables débris d’une armée vaincue, entassés en monceaux et s’offrant de loin aux regards du voyageur. A chaque pas qu’on faisait dans la plaine, on foulait quelques ossements des soldats chrétiens ; on en rencontrait jusque dans les vallées et sur les montagnes voisines, où ils avaient été transportés par les torrents et les animaux sauvages.

Après ce carnage horrible, on aurait dû croire qu’aucun soldat de la croix n’était tombé vivant entre les mains du vainqueur ; mais, lorsqu’à la fin de cette sanglante journée on vit la foule des prisonniers, on aurait pu croire aussi que personne n’avait péri dans la mêlée. Les cordes des tentes ne pouvaient suffire à lier les guerriers échappés au glaive et condamnés à l’esclavage. On voyait jusqu’à quarante cavaliers attachés ensemble par un seul lien ; deux cents, gardés par un seul homme. Enfin la multitude des captifs était si grande, qu’au rapport d’une chronique arabe, les musulmans victorieux ne trouvaient plus à les vendre et qu’un chevalier chrétien fut donné pour une chaussure.

Saladin fit dresser au milieu de son camp une tente où il reçut Guy de Lusignan et les principaux chefs de l’armée chrétienne, que la victoire venait de mettre entre ses mains. Il traita le roi des Francs avec bonté, et lui fit servir une boisson rafraîchie dans de la neige. Comme le monarque, après avoir bu, présentait la coupe à Renaud de Châtillon, qui se trouvait près de lui, le sultan l’arrêta, et lui dit : « Ce traître ne doit point boire en ma présence, car je ne veux pas lui faire grâce. » S’adressant ensuite à Renaud, il lui fit les reproches les plus sanglants sur la violation des traités, et le menaça de la mort s’il n’embrassait la religion du prophète, qu’il avait outragé. Renaud de Châtillon répondit avec une noble fermeté, et brava les menaces de Saladin, qui le frappa de son sabre. Des soldats musulmans, au signal de leur maître, se jetèrent sur le prisonnier désarmé, et la tête d’un martyr de la croix alla tomber aux pieds du roi de Jérusalem.

Le lendemain le sultan fît amener les chevaliers du Temple et de Saint-Jean qui se trouvaient au nombre des prisonniers, et dit, en les voyant passer devant lui : « Je veux délivrer la terre de ces deux races immondes. » Il fit grâce au grand-maître des templiers, sans doute parce que ses conseils imprudents avaient livré l'armée chrétienne aux coups des musulmans. Un grand nombre d’émirs, de docteurs de la loi, entouraient le trône de Saladin ; le sultan permit à chacun d’eux de tuer un chevalier chrétien. Quelques-uns refusèrent de répandre le sang, et détournèrent leurs regards d’un spectacle odieux ; mais les autres s’armèrent du glaive et massacrèrent, sans pitié, des chevaliers couverts de chaînes, tandis que Saladin, assis sur son trône, applaudissait à cette horrible exécution. Les chevaliers reçurent avec joie la palme du martyre ; la plupart des prisonniers désiraient la mort ; plusieurs d’entre eux, quoiqu’ils n’appartinssent point aux ordres militaires, criaient à haute voix qu’ils étaient hospitaliers ou templiers ; et, comme s’ils eussent craint de manquer de bourreaux, on les voyait se presser à l’envi les uns des autres, pour tomber les premiers sous le glaive des infidèles. Gauthier Vinisauf raconte que, pendant les trois nuits qui suivirent le massacre des chevaliers chrétiens, un rayon miraculeux brilla sur les corps de ces martyrs.

Les musulmans, sur le champ de bataille, remercièrent leur prophète de la victoire qu’il venait d’accorder à leurs armes ; Saladin s’occupa ensuite de la mettre à profit. Maître de la citadelle de Tibériade, il renvoya la femme de Raymond à Tripoli, et bientôt la ville de Ptolémaïs le vit devant ses remparts. Cette ville, pleine de marchands et qui, dans la suite, soutint l’attaque des plus formidables armées de l’Occident pendant deux années, ne résista que deux jours à Saladin. La terreur qui précédait son armée ouvrit au sultan victorieux les portes de Naplouse, de Jéricho, de Ramla et d’un grand nombre d’autres villes qui restaient presque sans habitants. Les villes de Césarée, d’Arsur, de Joppé, de Beyrouth, eurent le sort de Ptolémaïs, et virent flotter sur leurs murailles les étendards jaunes de Saladin. Sur les rivages de la mer, les seules villes de Tyr, de Tripoli, d’Ascalon, restaient encore aux chrétiens.

Saladin attaqua sans succès la ville de Tyr, et résolut d’attendre un moment plus favorable pour en recommencer le siège. Ascalon lui présentait une conquête plus importante, en assurant ses communications avec l’Égypte. Cette ville fut assiégée par les musulmans ; mais elle opposa d’abord à Saladin une résistance qu’il ne prévoyait point. Quand la brèche fut ouverte, le sultan fit proposer la paix ; les habitants, dont le désespoir exaltait le courage, renvoyèrent les députés sans les entendre. Le roi de Jérusalem, que Saladin conduisait avec lui en triomphe, engagea lui-même les défenseurs d’Ascalon à ne pas compromettre le sort de leurs familles et celui des chrétiens par une défense inutile. Alors les principaux d’entre eux vinrent dans la tente du sultan : « Ce n’est point pour nous, lui dirent-ils, que nous venons vous implorer, mais pour nos femmes et nos enfants. Que nous importe une vie périssable ? Nous désirons un bien plus solide, et c’est la mort qui doit nous le procurer. Dieu seul, maître des événements, vous a donné la victoire sur les malheureux chrétiens ; mais vous n’entrerez point dans Ascalon si vous ne prenez pitié de nos familles, et si vous ne promettez de rendre la liberté au roi de Jérusalem. »

Saladin, touché de l’héroïsme des habitants d’Ascalon, accepta les conditions proposées. Un pareil dévouement méritait de racheter un prince plus habile et plus digne de l’amour de ses sujets que Guy de Lusignan. Au reste, Saladin ne consentit à briser les fers du monarque captif qu’après le délai d’une année.

Le moment était venu où Jérusalem devait tomber de nouveau au pouvoir des infidèles. Tous les musulmans imploraient Mahomet pour ce dernier triomphe des armes de Saladin. Après avoir pris Gaza et plusieurs forteresses du voisinage, le sultan rassembla son armée et marcha vers la ville sainte. Une reine en pleurs, les enfants des guerriers morts à la bataille de Tibériade, quelques soldats fugitifs, quelques pèlerins venus de l’Occident, étaient les seuls gardiens du saint sépulcre. Un grand nombre de familles chrétiennes qui avaient quitté les provinces dévastées de la Palestine, remplissaient la capitale, et, bien loin d’apporter des secours, ne faisaient qu’augmenter le trouble et la consternation qui régnaient dans la ville.

Lorsque Saladin s’approcha de la cité sainte, il fit venir auprès de lui les principaux des habitants, et leur dit : « Je sais, comme vous, que Jérusalem est la maison de Dieu ; je ne veux point la profaner par l’effusion du sang ; abandonnez ses murailles, et je vous livrerai une partie de mes trésors, je vous donnerai autant de terre que vous pourrez en cultiver. — Nous ne pouvons, lui répondirent-ils, vous céder une ville où notre Dieu est mort ; nous pouvons encore moins vous la vendre. » Saladin, irrité de leur refus, jura sur le Coran de renverser les tours et les remparts de Jérusalem, et de venger la mort des musulmans égorgés par les compagnons et les soldats de Godefroy de Bouillon.

Au moment où Saladin parlait aux députés de Jérusalem, une éclipse de soleil couvrit tout à coup le ciel de ténèbres, et parut comme un présage sinistre pour les chrétiens. Cependant les habitants, encouragés par le clergé, se préparaient à défendre la ville ; ils avaient choisi pour leur chef Baléan d’Ibelin, qui s’était trouvé à la bataille de Tibériade. Ce vieux guerrier, dont l’expérience et les vertus inspiraient la confiance et le respect, s’occupa de faire réparer les fortifications de la place et de former à la discipline les nouveaux défenseurs de Jérusalem. Comme il manquait d’officiers, il créa cinquante chevaliers parmi les bourgeois de la ville ; tous les chrétiens en état de combattre prirent les armes et jurèrent de verser leur sang pour la cause de Jésus-Christ. On n’avait point d’argent pour payer les frais de la guerre, mais tous les moyens d’en trouver parurent légitimes au milieu du danger qui menaçait la cité de Dieu. On dépouilla les églises, et le peuple, effrayé de l’approche de Saladin, vit, sans scandale, convertir en monnaie le métal précieux qui couvrait la chapelle du Saint-Sépulcre.

Bientôt les étendards de Saladin flottèrent sur les hauteurs d’Emmaüs ; l’armée musulmane vint asseoir son camp aux lieux mêmes où Godefroy, Tancrède et les deux Robert avaient déployé leurs tentes lorsqu’ils attaquèrent la ville sainte. Les assiégés opposèrent d’abord une vive résistance, et firent de fréquentes sorties, dans lesquelles on les voyait tenir d’une main la lance et l’épée, et de l’autre une pelle, avec laquelle ils jetaient de la poussière aux musulmans. Un grand nombre de chrétiens reçurent alors la palme du martyre, et montèrent, disent les historiens, dans la Jérusalem céleste. Plusieurs musulmans, tombés sous le glaive de leurs ennemis, allèrent habiter les rivages du fleuve qui arrose le Paradis.

[1187.] Saladin, après avoir campé quelques jours à l’occident de la ville, dirigea ses attaques vers le nord, et fit miner les remparts qui s’étendent depuis la porte de Josaphat jusqu’à celle de Saint-Étienne. Les plus braves des chrétiens sortirent de la place, et s’efforcèrent de détruire les machines et les travaux des assiégeants ; ils s’encourageaient les uns les autres, en répétant ces mots de l’Écriture : Un seul de nous fera fuir dix infidèles, et dix en mettront en fuite dix mille. Ils firent des prodiges de valeur, mais ne purent interrompre les progrès du siège. Repoussés par les musulmans, ils rentrèrent dans la ville, où leur retour porta le découragement et l’effroi. Les tours et les remparts étaient prêts à s’écrouler au premier signal d’un assaut général. Alors le désespoir s’empara des habitants, qui ne trouvèrent plus pour leur défense que des larmes et des prières. Les soldats couraient aux églises au lieu de voler aux armes ; la promesse de cent pièces d’or ne pouvait les retenir pendant une nuit sur les remparts menacés. Le clergé faisait des processions dans les rues pour invoquer la protection du ciel. Les uns se frappaient la poitrine avec des pierres ; les autres se déchiraient le corps avec des cilices, en criant : Miséricorde ! On n’entendait que des gémissements dans Jérusalem ; mais notre sir Jésus-Christ, dit une vieille chronique, ne les valait ouïr, car la luxure et l’impureté qui en la Cisté estaient, ne laissaient monter oraison ni prière devant Dieu. Le désespoir des habitants leur inspirait à la fois mille projets contraires. Tantôt ils prenaient la résolution de sortir de la ville et de chercher une mort glorieuse dans les rangs des infidèles, tantôt ils mettaient leur dernière espérance dans la clémence de Saladin.

Au milieu du trouble et de l’agitation générale, les chrétiens grecs et syriens, et les chrétiens melchites, supportaient avec peine l’autorité des Latins, et les accusaient des malheurs de la guerre. On découvrit un complot qu’ils avaient formé pour livrer Jérusalem aux musulmans ; cette découverte redoubla les alarmes, et détermina les principaux de la ville à demander une capitulation à Saladin. Accompagnés de Baléan d’Ibelin, ils vinrent proposer au sultan de lui rendre la place aux conditions qu’il avait lui-même imposées avant le siège. Mais Saladin se rappela qu’il avait fait le serment de prendre la ville d’assaut et de passer au fil de l’épée tous les habitants. Il renvoya les députés sans leur donner aucune espérance ; Baléan d’Ibelin revint plusieurs fois, renouvela ses supplications et ses prières, et trouva toujours Saladin inexorable. Un jour que les députés chrétiens le conjuraient vivement d’accepter leur capitulation, se tournant vers la place et leur montrant ses étendards qui flottaient sur les murailles : « Comment voulez-vous, leur dit-il, « que j’accorde des conditions pour une ville prise ? »

Cependant les musulmans furent repoussés. Alors Baléan, ranimé par le succès que venaient d’obtenir les chrétiens, répondit au sultan : « Vous voyez que Jérusalem ne manque pas de défenseurs ; si nous ne pouvons obtenir de vous aucune miséricorde, nous prendrons une résolution terrible, et les excès de notre désespoir vous rempliront d’épouvante. Ces temples et ces palais que vous voulez conquérir seront renversés de fond en comble ; toutes nos richesses, qui excitent l’ambition et l’avidité des Sarrasins, deviendront la proie des flammes. Nous détruirons la mosquée d’Omar ; la pierre mystérieuse de Jacob, objet de votre culte, sera brisée et mise en poussière. Jérusalem renferme cinq mille prisonniers musulmans ; ils périront tous parle glaive. Nous égorgerons de nos propres mains nos femmes, nos enfants, et nous leur épargnerons ainsi la honte de devenir vos esclaves. Quand la ville sainte ne sera plus qu’un amas de ruines, un vaste tombeau, nous en sortirons, suivis des mânes irrités de nos amis, « de nos proches ; nous en sortirons le fer et la flamme à la main. Aucun de nous n’ira en paradis sans avoir envoyé en enfer dix musulmans. Nous obtiendrons ainsi un trépas glorieux, et nous mourrons en appelant sur vous la malédiction du Dieu de Jérusalem. »

Effrayé de ces menaces, Saladin invita les députés à revenir le jour suivant. Il consulta les docteurs la loi, qui décidèrent qu’il pouvait accepter la capitulation proposée par les assiégés, sans violer son serment. Les conditions furent signées le lendemain dans la tente du sultan. Ainsi Jérusalem retomba au pouvoir des infidèles, après avoir été quatre-vingt-huit ans sous la domination des chrétiens. Les historiens latins ont remarqué que les croisés étaient entrés dans la ville sainte un vendredi, à l’heure même où Jésus-Christ avait subi la mort pour expier les crimes du genre humain. Les musulmans reprirent la ville l’anniversaire du jour où, selon leur croyance, Mahomet partit de Jérusalem pour monter au ciel. Cette circonstance, qui put déterminer Saladin à signer la capitulation qu’on lui proposait, ne manqua pas d’ajouter un nouvel éclat à son triomphe parmi les musulmans, et le fit regarder comme le favori du prophète.

Le vainqueur accorda la vie aux habitants, et leur permit de racheter leur liberté. La rançon fut fixée à dix pièces d’or pour les hommes, à cinq pour les femmes, à deux pour les enfants. Ceux qui ne pouvaient se racheter devaient rester dans l’esclavage. Tous les guerriers qui se trouvaient à Jérusalem, lors de la capitulation, obtinrent la permission de se retirer à Tyr ou à Tripoli, dans un délai de quarante jours.

Ces conditions avaient d’abord été reçues avec joie par les chrétiens ; mais lorsqu’ils virent s’approcher le jour où ils devaient sortir de Jérusalem, ils n’éprouvèrent plus que la profonde douleur de quitter les saints lieux ; ils arrosaient de leurs larmes le tombeau de Jésus-Christ, et regrettaient de n’être pas morts pour le défendre ; ils parcouraient en gémissant le Calvaire et les églises qu’ils ne devaient plus revoir ; ils s’embrassaient les larmes aux yeux, dans les rues, ils déploraient leurs fatales divisions. Ceux qui ne pouvaient payer leur rançon et qui allaient devenir les esclaves des musulmans, se livraient à tous les excès du désespoir. Mais tel était, dans ces moments cruels, leur attachement à la religion dont ils n’avaient pas toujours suivi les préceptes, que les outrages faits aux objets sacrés de leur culte les affligeaient plus que leurs propres malheurs. Une croix d’or ayant été arrachée du dôme de l’église des templiers et traînée dans les rues par les musulmans, tous les chrétiens jetèrent des cris d’indignation, et Jérusalem désarmée fut sur le point de se soulever contre ses vainqueurs.

Enfin arriva le jour fatal où les chrétiens devaient s’éloigner de Jérusalem. On ferma toutes les portes de la ville, excepté celle de David. Saladin, élevé sur un trône, vit passer devant lui un peuple désolé. Le patriarche, suivi du clergé, parut le premier, emportant les vases sacrés, les ornements de l’église du Saint-Sépulcre, et des trésors dont Dieu seul, dit un auteur arabe, connaissait la valeur. La reine de Jérusalem, accompagnée des principaux barons et chevaliers, venait ensuite ; Saladin respecta sa douleur, et lui adressa des paroles pleines de bonté. Cette princesse était suivie d’un grand nombre de femmes qui portaient leurs enfants dans leurs bras et qui faisaient entendre des cris déchirants. Plusieurs d’entre elles s’approchèrent du trône de Saladin : « Vous voyez à vos pieds, lui dirent-elles, les épouses, les mères, les filles des guerriers que vous retenez prisonniers ; nous quittons pour toujours notre patrie, qu’ils ont défendue avec gloire ; ils nous aidaient à supporter la vie ; en les perdant, nous avons perdu notre dernière espérance ; si vous daignez nous les rendre, ils soulageront les misères de noire exil, et nous ne serons plus sans appui sur la terre. » Saladin fut touché de leurs prières, et promit d’adoucir les maux de tant de familles malheureuses. Il rendit aux mères leurs enfants, aux épouses leurs maris qui se trouvaient parmi les captifs. Plusieurs chrétiens avaient abandonné leurs meubles et leurs effets les plus précieux, et portaient sur leurs épaules, les uns leurs parents affaiblis par l’âge, les autres leurs amis infirmes et malades. Touché de ce spectacle, Saladin récompensa par ses aumônes la vertu et la piété de ses ennemis ; prenant pitié de toutes les infortunes, il permit aux hospitaliers de rester dans la ville pour soigner les pèlerins et ceux que des maladies graves empêchaient de sortir de Jérusalem. Remarquons ici que la générosité de Saladin à l’égard des chrétiens est célébrée avec plus d’éclat par les historiens latins que par les historiens arabes ; on trouve même, dans les chroniques musulmanes, des passages qui prouvent que les disciples de Mahomet n’avaient pas vu sans quelque peine la noble compassion du sultan. Plus d’une fois l’histoire a montré que, dans les guerres religieuses, les chefs ne sont pas toujours maîtres d’user de tolérance.

Lorsque les Turcs avaient commencé le siège, la ville sainte renfermait plus de cent mille chrétiens. Le plus grand nombre d’entre eux rachetèrent leur liberté ; Baléan d’Ibelin, dépositaire des trésors destinés aux dépenses du siège, les employa à délivrer une partie des habitants. Malek-Adhel, frère du sultan, paya la rançon de deux mille captifs ; Saladin suivit son exemple, en brisant les fers d’une grande quantité de pauvres et d’orphelins. L’historien arabe. Ibn-Alatir raconte qu’un grand nombre d’habitants de Jérusalem échappèrent au tribut, les uns en se glissant furtivement du haut des murs à l’aide de cordes, les autres en empruntant à prix d’argent des vêtements musulmans. Il ne resta dans l’esclavage que seize mille chrétiens, parmi lesquels se trouvaient quatre à cinq mille enfants en bas âge, qui ne sentaient point leur infortune, mais dont les fidèles déplorèrent d’autant plus le sort, que ces innocentes victimes de la guerre allaient être élevées dans la religion de Mahomet.

Plusieurs écrivains modernes ont opposé la conduite généreuse de Saladin aux scènes révoltantes qui accompagnèrent l’entrée des premiers croisés dans Jérusalem ; mais on ne doit pas oublier que les chrétiens offrirent de capituler, tandis que les musulmans soutinrent un long siège avec une constance opiniâtre, et que les compagnons de Godefroy, qui se trouvaient dans un pays inconnu, au milieu de nations ennemies, emportèrent la ville d’assaut après avoir essuyé mille périls et souffert tous les genres de misère. Les premiers croisés, après la conquête de la ville sainte, avaient encore tout à craindre des musulmans de Syrie et d’Égypte, et cette crainte les rendit barbares. Le sultan de Damas ne se montra pas plus humain, tant qu’il eut à redouter les armes des Francs, et la victoire même de Tibériade, qui ne calma pas toutes ses inquiétudes, ne lui avait point inspiré des sentiments généreux envers ses prisonniers. Tant il est vrai que la force seule peut être modérée ; mais il faut pour cela que la force croie à elle-même. Si on examinait bien tous les actes de barbarie commis par la politique, on en trouverait presque toujours la source dans la crainte. Au reste ces observations, livrées au jugement de nos lecteurs, n’ont point pour but de justifier les excès commis par les guerriers de la première croisade, encore moins d’affaiblir les éloges que l’histoire doit à Saladin et qu’il obtint de ceux même qu’il avait vaincus.

Quand le peuple chrétien eut quitté la ville conquise, Saladin ne s’occupa plus que de célébrer son triomphe. Il entra à Jérusalem, précédé de ses étendards victorieux ; un grand nombre d’imans, de docteurs de la loi, les ambassadeurs de plusieurs princes musulmans, formaient son cortège. Toutes les églises, excepté celle du Saint-Sépulcre, avaient été converties en mosquées. Le sultan fit laver avec de l’eau de rose, venue de Damas, les murs et les parvis de la mosquée d’Omar ; il y plaça lui-même la chaire construite par Noureddin. « On entendit la voix de ceux qui appellent à la prière, dit Emmad-Eddin ; les cloches se turent. La foi exilée revint dans son asile : les derviches, les dévots, les grands, les petits, tous vinrent adorer le Seigneur ; du haut de la chaire s’éleva une voix qui avertit les croyants du jour de la résurrection et du jugement dernier. » Le premier vendredi qui suivit l’entrée du sultan dans Jérusalem, le peuple et l’armée s’assemblèrent dans la principale mosquée ; le chef des imans monta dans la chaire du prophète, et remercia Dieu des victoires de Saladin. « Gloire à Dieu, dit-il à ses nombreux auditeurs ; gloire à Dieu, qui fait triompher l'islamisme, qui a brisé la puissance des infidèles ! Louez avec moi le Seigneur, qui nous a rendu Jérusalem, la demeure de Dieu, le séjour des saints et des prophètes. C’est du sein de cette demeure sacrée que Dieu a fait voyager son serviteur pendant les ténèbres de la nuit ; c’est pour faciliter à Josué la conquête de Jérusalem que Dieu arrêta autrefois la course du soleil. C’est dans cette ville que doivent, à la fin des jours, se réunir les peuples de la terre. » Après avoir rappelé les merveilles de Jérusalem, le prédicateur de l’islamisme s’adressa aux soldats de Saladin, et les félicita d’avoir bravé les périls, d’avoir versé leur sang pour accomplir la volonté de Mahomet. « Les soldats du prophète, ajouta-t-il, les compagnons d'Abou-Beker et d’Omar ont marqué votre place dans leur milice sainte et vous attendent parmi les élus de l’islamisme. Témoins de votre dernier triomphe, les anges se sont réjouis à la droite de l’Éternel ; le cœur des envoyés de Dieu a tressailli de joie. Louez donc avec moi le Seigneur ; mais ne vous laissez point aller aux faiblesses de l’orgueil, et ne croyez pas, surtout, que ce soient vos épées d’acier, vos chevaux rapides comme lèvent, qui ont triomphé des infidèles. Dieu est Dieu ; Dieu seul est puissant ; Dieu vous a donné la victoire ; il vous ordonne de ne pas vous arrêter dans une carrière glorieuse où lui-même vous conduit par la main. La guerre sainte l la guerre sainte ! voilà la plus pure de vos adorations, la plus noble de vos coutumes. « Abattez tous les rameaux de l’impiété ; faites triompher partout l’islamisme ; délivrez la terre des nations contre lesquelles Dieu est irrité. »

Le chef des imans pria ensuite pour le calife de Bagdad, et, terminant la prière en nommant Saladin : « Ô Dieu ! s’écria-t-il, veille sur les jours de ton fidèle serviteur, qui est ton glaive tranchant, ton étoile resplendissante, le défenseur de ton culte, le libérateur de ta demeure sacrée ! Ô Dieu ! fais que tes anges environnent son empire, et prolonge ses jours pour la gloire de ton nom ! »

Ainsi, le peuple, les lois, la religion, tout était changé dans la malheureuse Jérusalem. Tandis que les saints lieux retentissaient des hymnes d’un culte étranger, les chrétiens s’éloignaient tristement, plongés dans la plus profonde misère et détestant la vie que leur avaient laissée les musulmans. Repoussés par leurs frères d’Orient, qui les accusaient d’avoir livré le tombeau de leur Dieu aux infidèles, ils erraient dans la Syrie, sans secours et sans asile ; plusieurs moururent de faim et de douleur ; la ville de Tripoli leur ferma ses portes. Au milieu de leur foule éperdue, une femme poussée par le désespoir jeta son enfant à la mer, en maudissant la barbarie de ses frères les chrétiens. Ceux qui se rendirent en Égypte furent moins malheureux, et touchèrent le cœur des musulmans ; plusieurs s’embarquèrent pour l’Europe, où ils vinrent annoncer en gémissant les malheurs de Jérusalem. On disait alors, parmi les chrétiens, que cette ville était tombée comme Ninive ou Babylone ; les chroniques contemporaines, du moins, n’expliquent pas autrement ce grand événement, car on expliquait tout alors par la sainteté ou par la corruption des fidèles. Sans doute la corruption dut contribuer à la décadence de la ville sainte ; toutefois une décadence aussi rapide eut plusieurs autres causes, que nous avons indiquées dans le cours de cette histoire. Les empires musulmans tombaient quand les premiers croisés arrivèrent en Asie ; mais Dieu permit que ces empires se relevassent sous la main de plusieurs princes puissants par leurs armes et par leur génie. Le royaume de Godefroy, qui les avait vaincus avec trois cents chevaliers, ne possédait plus ce qu’il fallait pour leur résister. Les chefs que la Providence lui donna semblaient uniquement envoyés pour annoncer que toute gloire allait finir. A force de voir sur le trône de David des femmes, des enfants, des rois infirmes, des princes faibles, on n’eut plus de foi dans son avenir, et l’enthousiasme guerrier, le patriotisme chrétien furent étouffés par la discorde et je ne sais quel esprit de fatalité. A la fin on entendit un roi de la ville sainte s’écrier sur le champ de bataille : Le royaume est perdu ; il ne fallut que quelques semaines pour l’accomplissement de cette prophétie, si étrange dans la bouche d’un roi. Ajoutons ici, et cette cause est la première de toutes, que l’esprit des croisades, qui avait fait tant de prodiges, s’affaiblissait depuis longtemps, et avec lui tout ce qu’il avait fondé en Orient. Le royaume de Godefroy de Bouillon s’éteignit, semblable aux fragiles créatures d’ici-bas, qui disparaissent tout à coup, lorsque Dieu ne les regarde plus.

Cependant, comme on était persuadé alors que le salut de la foi chrétienne, que la gloire même de Dieu se trouvait liée à la conservation de Jérusalem, la dernière conquête de Saladin répandit la consternation dans tout l’Occident. La nouvelle en arriva d’abord en Italie ; le pape Urbain III, qui était alors à Ferrare, en fut saisi d’une douleur profonde, et ne put survivre à une si grande calamité ; tous les chrétiens, oubliant leurs propres misères, n’eurent plus qu’un seul sujet d’affliction, et le nom de la ville sainte volait de bouche en bouche, mêlé aux cris du désespoir. On déplorait dans des chants lugubres la captivité du roi de Jérusalem et de ses chevaliers, la ruine des cités chrétiennes de l’Orient. Des prêtres portaient de ville en ville des images où l’on voyait le saint sépulcre foulé sous les pieds des chevaux, et Jésus-Christ terrassé par Mahomet. De si grands malheurs avaient été annoncés au monde chrétien par des prodiges sinistres. Le jour que Saladin était entré dans la ville sainte, dit Rigord, les moines d’Argenteuil avaient vu la lune descendre du ciel sur la terre et remonter ensuite vers le ciel. Dans plusieurs églises, le crucifix et les images des saints avaient versé des larmes de sang en présence de tous les fidèles. Un chevalier chrétien avait vu en songe un aigle tenant dans ses serres sept javelots, et volant au-dessus d’une armée, en proférant ces paroles avec des accents terribles : Malheur à Jérusalem !

Chacun s’accusait d’avoir, par ses fautes, excité la vengeance du ciel ; tous les fidèles cherchaient à fléchir par la pénitence un Dieu qu’ils croyaient irrité. « Le Seigneur, disaient-ils entre eux, a répandu partout les flots de sa colère, et les flèches de son courroux se sont enivrées du sang de ses serviteurs. Que notre vie tout entière s’écoule dans la douleur, puisque nous avons entendu une voix gémissante sur la montagne de Sion, et que les enfants de Dieu ont été dispersés. » Les orateurs sacrés s’adressaient à Dieu lui-même, et faisaient retentir les églises de leurs invocations et de leurs prières. « Ô Dieu puissant ! s’écriaient-ils, ta main s’est armée pour le triomphe de ta justice. Nous venons, les yeux pleins de larmes, implorer ta bonté, afin que tu te souviennes de ton peuple et que tes miséricordes surpassent nos misères ; ne livre point ton héritage à l’opprobre, et que les anges de la paix obtiennent pour Jérusalem les fruits de la pénitence. »

En pleurant la perte du tombeau de Jésus-Christ, on se ressouvint des préceptes de l’Évangile, et les hommes devinrent tout à coup meilleurs. Le luxe fut banni des villes ; on oubliait les injures, on prodiguait les aumônes. Les chrétiens couchaient sur la cendre et se couvraient de cilices ; ils expiaient par le jeûne et les mortifications leur vie déréglée. Le clergé donna l’exemple : les mœurs des cloîtres furent réformées ; les cardinaux se condamnèrent à la pauvreté des apôtres, et promirent de se rendre dans la terre sainte en demandant l’aumône.

[1188.] Ces pieuses réformes ne durèrent pas longtemps, mais les esprits n’en furent pas moins préparés à une nouvelle croisade, et toute l’Europe se leva bientôt à la voix de Grégoire VIII, qui exhorta les fidèles à prendre la croix et les armes. Dans sa bulle, le pontife parle de la redoutable sévérité des jugements de Dieu, et déplore les malheurs de Jérusalem, qui n’est plus qu’un désert où les corps des saints ont servi de pâture aux bêtes de la terre et aux oiseaux du ciel ; il raconte les victoires de Saladin, qui a été secondé par les discordes des habitants de la terre sainte et parla méchanceté des hommes. Dans un si grand désastre nul ne pourrait retenir ses larmes, nul ne pourrait résister non-seulement à la compassion que la religion nous recommande pour toutes les infortunes, mais au sentiment que la Providence a placé dans le cœur de tous les hommes. La langue ne saurait expliquer, l’esprit ne saurait comprendre l’affliction du souverain pontife et aussi l’affliction du peuple chrétien en apprenant que la terre de promission souffre maintenant ce qu’elle a souffert sous ses anciens tyrans. « Nous surtout, disait Grégoire, qui avons à gémir sur les iniquités par lesquelles la colère de Dieu s’est allumée, nous qui craignons que d’autres malheurs n’arrivent en Judée au milieu des dissensions des rois et des princes chrétiens, des cités et des villages, nous devons pleurer avec le prophète et répéter avec lui : La vérité, la science de Dieu, ne sont plus sur la terre ; je ne vois régner à leur place que le mensonge, l’homicide, l’adultère et la soif du sang. Pensez, nos très-chers frères, pour quelle fin vous êtes venus en ce monde, et comment vous devez en sortir ; songez que vous passerez comme passent toutes choses ; vous ne pouvez pas dire des biens dont vous jouissez, du souffle même qu’on appelle la vie, « Ceci est à moi » ; vous ne vous êtes pas faits vous-mêmes, et le pouvoir de créer un ciron est au-dessus de toutes les puissances de la terre. Donnez donc ces trésors qui peuvent vous échapper, cette vie qui n’est qu’un point dans la durée, pour secourir vos frères, pour vous assurer le salut éternel. Si les infidèles ont bravé les périls de la guerre, s’ils ont sacrifié le repos et les délices de leurs jours pour attaquer l’héritage du Christ, hésiterez-vous à faire les mêmes sacrifices pour la foi chrétienne ? La colère céleste a permis que les impies aient un moment de triomphe ; mais sa miséricorde peut changer pour eux les jours de victoire en jours d’humiliation. Adressez-vous donc à la miséricorde divine ; nous n’avons pas le droit de demander compte à Dieu de ses jugements, mais ne devons-nous pas croire que, dans sa bonté, il veut notre salut, et que celui qui se sacrifie pour ses frères, même lorsqu’il aurait à peine atteint les jours de la jeunesse, sera traité comme celui qui a passé une « longue vie au service de Dieu ? »

Des règlements pour la croisade terminaient la bulle de Grégoire VIII. Le pape promettait aux pèlerins pieux le pardon entier de leurs fautes ; le saint voyage devait leur tenir lieu de toute autre pénitence. Les biens des croisés et de leurs familles étaient placés sous la protection spéciale de archevêques et des évêques. Nulle recherche ne devait être faite sur la validité des droits de possession d'un croisé à l'égard d'un bien quelconque, jusqu'à ce qu'on fut certain de son retour ou de son décès. Les pèlerins étaient dispensés de payer des intérêts à un créancier, durant les jours passés sous les drapeaux de la croix. Il leur était interdit de se vêtir avec luxe et d'emmener avec eux des chiens et des oiseaux. Al la suite de ces règlements, venait l'ordonnance d'un jeûne général pour apaiser la colère de Dieu et obtenir la délivrance de Jérusalem. Le jeûne du carême devait être observé tous les vendredis pendant cinq ans. La bulle, les règlements et l'ordonnance étaient datés de Ferrare.

Le souverain pontife songeait à rétablir la paix parmi les peuples chrétiens. Dans cette vue, il se rendit à Pise, pour terminer les vives querelles qui s'étaient élevées entre les Pisans et les Génois. Grégoire mourut avant d'avoir achevé l'ouvrage qu'il avait commencé, et laissa la direction de la croisade à son successeur Clément III, qui, dès son avènement au trône pontifical, ordonna des prières pou• la paix de l'Occident et la délivrance de la terre des pèlerins.