HISTOIRE DES CROISADES

TOME PREMIER

 

LIVRE SIXIÈME. — HISTOIRE DE LA CROISADE DE LOUIS VII ET DE CONRAD. - 1145-1149.

 

 

Deuxième croisade. — Saint Bernard ; Louis VII et l’abbé Suger ; assemblée de Vézelay ; le roi prend la croix ; le moine allemand Rodolphe ; l’abbé de Clairvaux se rend auprès de l’Empereur ; diète de Ratisbonne ; Conrad et ses barons partagent l’enthousiasme général ; assemblée d’Étampes ; retour de saint Bernard ; proposition de Roger, roi de Sicile ; l’abbé Suger et le comte de Nevers ; expédients employés pour faire face aux dépenses de l’expédition ; départ de Louis VII ; les Allemands à Constantinople ; arrivée des Français ; entrevue du roi avec Manuel Comnène ; on propose de s’emparer de la ville ; l’évêque de Langres ; l’empereur grec accélère le départ des croisés ; les guides donnés aux Allemands les trompent, et, livrée à mille maux, leur armée périt presque tout entière ; itinéraire de Louis VII ; fatigues et privations inouïes ; arrivée à Satalie ; embarquement d’une partie des troupes ; l’autre partie succombe sous le fer musulman ; brillant accueil fait à Louis VII par le comte d’Antioche ; la reine Éléonore ; Louis VII et Conrad sont reçus par Baudouin III, roi de Jérusalem ; les croisés vont assiéger Damas ; importance de cette cité ; victoire sur les Turcs ; négociations ; mésintelligence entre les croisés ; le jeune Saladin ; le siège est abandonné ; Conrad, puis Louis VII retournent en Europe ; coup d’œil général sur la deuxième croisade et sur les événements qui s’y rapportent ; parallèle entre l’abbé de Saint-Denis et l’abbé de Clairvaux.

 

Les colonies chrétiennes, menacées par les musulmans, appelèrent les princes de l’Europe à leur secours. L’évêque de Gibelet, en Syrie, accompagné d’un grand nombre de prêtres et de chevaliers, se rendit à Viterbe, où se trouvait le souverain pontife. Les récits de l’ambassade chrétienne firent couler les larmes du chef des fidèles ; les malheurs d’Édesse, les malheurs qui menaçaient Jérusalem, répandirent partout la consternation et la douleur. Des cris d’alarme retentirent dans tout l’Occident. Quarante-cinq ans s’étaient écoulés depuis la délivrance du saint sépulcre ; l’esprit des peuples n’était point changé ; de toutes parts on courut aux armes.

Ce fut à la voix de saint Bernard que les peuples et les rois de la chrétienté vinrent se ranger sous les drapeaux de la croix. Né d’une famille noble de Bourgogne, huit ans avant la conquête de Jérusalem, saint Bernard, dès sa plus tendre jeunesse, était entré dans la vie religieuse avec tous ses nombreux parents et trente gentilshommes, entraînés par ses discours et par son exemple. Il n’avait que vingt-deux ans lorsqu’il parut à Cîteaux à la tête de la pieuse troupe qu’il avait enlevée au monde. Il suffit de prononcer le nom de Clairvaux pour rappeler la gloire de saint Bernard. Nous avons eu occasion de remarquer que deux passions se partageaient à cette époque la société européenne : l’une poussant les chrétiens au désert monastique, l’autre sur le chemin de Jérusalem. Saint Bernard fut l’éclatante expression de ce double enthousiasme religieux, il fut l’homme de cette double passion qui remuait alors le monde, et les chroniques du douzième siècle nous ont parlé du prodigieux pouvoir de sa parole. L’abbé de Clairvaux portait dans un corps délicat et frêle une infatigable activité, une opiniâtreté ardente, une noble volonté qui marchait sans fléchir vers le but marqué. Il était devenu l’âme et la lumière de l’Europe ; il ne s’appartenait plus, et les événements et les besoins contemporains l’arrachaient sans cesse aux chênes et aux hêtres de sa chère solitude. Plusieurs conciles obéirent à ses décisions. Par les seules armes de son éloquence, il terrassa l’antipape Léon et fit asseoir Innocent II sur la chaire de saint Pierre. Le pape Eugène III et l’abbé Suger étaient ses disciples. Les prélats, les princes, les monarques, se faisaient gloire de suivre ses conseils, et croyaient que Dieu parlait par sa bouche.

Lorsque les ambassadeurs d’Orient arrivèrent en Europe, Louis VII venait de monter sur le trône de France. Ce jeune monarque avait vu commencer son règne sous les plus heureux auspices. La plupart des grands vassaux révoltés contre l’autorité royale avaient déposé les armes et renoncé à leurs prétentions. Par son mariage avec la fille de Guillaume IX, Louis le Jeune venait de réunir le duché d’Aquitaine à son royaume. La France agrandie n’avait rien à craindre des États voisins ; et, tandis que les guerres civiles désolaient à la fois l’Angleterre et l’Allemagne, elle florissait en paix sous l’administration de Suger. La paix ne fut un moment troublée que par les injustes prétentions du pape et par les intrigues de Thibaut, comte de Champagne, qui profitait de l’ascendant qu’il avait sur le clergé pour armer les foudres de l’Église contre son souverain. Louis résista avec fermeté aux entreprises du Saint-Siège, et voulut punir un vassal dangereux et rebelle. Poussé par une vengeance aveugle, il mit tout à feu et à sang dans les États de Thibaut ; il assiégea Vitry, monta lui-même à l’assaut, et fit passer au fil de l’épée tous ceux qu’on rencontra dans la ville.

Un grand nombre d’habitants de tout âge et de tout sexe s’étaient réfugiés dans une église, croyant trouver au pied des autels un sûr asile contre la colère d’un prince chrétien. Le roi y fit mettre le feu, et treize cents personnes furent la proie des flammes. Une action aussi barbare répandit l’effroi parmi les peuples que la Providence avait soumis au sceptre de Louis. Lorsqu’il revint de cette expédition, sa capitale le reçut dans un morne silence ; ses ministres laissèrent voir sur leurs visages l’abattement de la douleur ; et saint Bernard, comme un autre Ambroise, osa faire entendre les plaintes de la religion et de l’humanité.

Dans une lettre éloquente, l’abbé de Clairvaux représenta au monarque la patrie désolée ; il lui montra l’Église méprisée et foulée aux pieds. « Je combattrai pour elle, disait-il, jusqu’à la mort ; au lieu de bouclier et d’épée, j’emploierai les armes qui me conviennent, je veux dire mes pleurs et mes prières devant Dieu. » A la voix du saint abbé, Louis reconnut enfin sa faute, et la vue des jugements du ciel fit sur son esprit une profonde impression.

On parlait alors dans toute la chrétienté de la prise et de la destruction d’Édesse par les Turcs ; on déplorait le massacre du peuple chrétien, l’incendie des églises, la profanation des saints lieux ; et ces récits lamentables rappelaient chaque jour au jeune monarque les violences qu’il venait de commettre dans les murs de Vitry. Louis, poursuivi par les terreurs du remords, croyait voir sans cesse la main de Dieu prête à le frapper. Il renonça à tous les plaisirs, et ses larmes ne pouvaient être comparées qu’à celles du Psalmiste lorsqu’il s’écrie : Mes pleurs mont servi de pain le jour et la nuit. Le jeune roi, pour se livrer tout entier à sa douleur, abandonna même le soin de cette autorité dont il se montrait si jaloux. L’abbé de Clairvaux, qui l’avait poussé au repentir, fut obligé de calmer son désespoir et de ranimer son courage, en lui parlant des miséricordes de Dieu. Le roi de France revint alors à lui-même ; et comme, dans l’opinion du temps, les grands crimes ne pouvaient s’absoudre que par le pèlerinage de la terre sainte, l’envie d’expier les violences que lui reprochait l’Église et dont il s’accusait lui-même avec tant d’amertume, lui fit prendre la résolution d’aller combattre les infidèles.

A l’époque des fêtes de Noël, il convoqua à Bourges une assemblée dans laquelle il annonça son projet aux barons et aux prélats de son royaume. Godefroy, évêque de Langres, applaudit à son zèle, et, dans un discours pathétique, déplora la captivité d’Édesse, les dangers et les désastres des chrétiens d’Orient. Son éloquence émut tous les auditeurs ; mais l’oracle de l’assemblée, celui qui tenait tous les cœurs dans sa main, n’avait point encore parlé. Soit qu’il ne fût point alors pénétré de l’utilité de la croisade, soit qu’il voulût lui donner plus de solennité, saint Bernard conseilla au roi de France de consulter le Saint-Siège avant de rien entreprendre. Cet avis fut généralement approuvé. Louis envoya des ambassadeurs à Rome et résolut de convoquer une nouvelle assemblée lorsqu’on aurait reçu la réponse du souverain pontife.

Eugène III, qui venait de succéder à Innocent II, avait déjà, dans plusieurs de ses lettres, sollicité le secours des fidèles contre les musulmans. Jamais le Saint-Siège n’avait eu plus de motifs pour faire prêcher une croisade. Un esprit de sédition et d’hérésie commençait à s’introduire parmi les peuples, même parmi le clergé d’Occident, et menaçait à la fois la puissance des papes et les doctrines de l’Église. Eugène se trouvait en butte aux troubles suscités par Arnaud de Dresse. On ne parlait dans la capitale du monde chrétien que de rebâtir le Capitole et de substituer à l’autorité pontificale celle des consuls et des tribuns de l’ancienne Rome. Dans cet état de choses, un grand événement comme celui de la croisade devait détourner les esprits des nouveautés dangereuses et les rallier autour du sanctuaire. Le souverain pontife pouvait voir dans une guerre sainte le double avantage de défendre Jérusalem contre les entreprises des infidèles, l’Église et lui-même contre les attaques des hérétiques et des novateurs. Eugène félicita le roi de France sur sa pieuse résolution ; il exhorta de nouveau, par ses lettres, tous les chrétiens à prendre la croix et les armes, et leur promit les mêmes privilèges, les mêmes récompenses qu’Urbain II avait accordés aux guerriers de la première croisade. Retenu en Italie, où il s’occupait d’apaiser les troubles de Rome, il regrettait de ne pouvoir, comme Urbain, venir au-delà des Alpes ranimer le zèle des fidèles par sa présence et ses discours.

Cependant Suger, qui voyait avec douleur la résolution que le roi de France avait prise de quitter son royaume, écrivit secrètement au pape, et, lui communiquant ses craintes, conjura le souverain pontife de reculer l’époque de ce grand sacrifice. Dans sa réponse, Eugène ne dissimule point que le projet de Louis lui avait d’abord donné quelque surprise, même quelques inquiétudes, mais que le zèle ardent que faisait éclater le monarque permettait enfin de croire que son dessein venait de Dieu. Le pontife conseillait d’ailleurs à Suger d’examiner par lui-même si l’ardeur que montrait le roi n’était point trop facile à s’éteindre, si les barons qui devaient l’accompagner cédaient à l’inspiration d’une véritable piété. Il cherchait en même temps à calmer les alarmes du fidèle ministre de Louis, en lui annonçant que l’Église allait renouveler ses prières et déployer toute sa puissance pour assurer le salut du prince et la paix du royaume.

La réponse du pape à Suger n’était arrivée en France qu’après la bulle qui proclamait la croisade. Cette bulle donnait à l’abbé de Clairvaux la mission d’exhorter les fidèles à prendre la croix. Dès que la décision du pontife fut connue, une nouvelle assemblée fut convoquée à Vézelay, petite ville de Bourgogne. La réputation de saint Bernard, les lettres adressées par le pape à toute la chrétienté, firent accourir à cette réunion un grand nombre de seigneurs, de chevaliers, de prélats et d’hommes de toutes les conditions. Le dimanche des Rameaux, après avoir invoqué le Saint-Esprit, tous ceux qui étaient arrivés pour entendre l’abbé de Clairvaux s’assemblèrent sur le penchant d’une colline, aux portes de la ville. Une vaste tribune fut élevée, où le roi, dans l’appareil de la royauté, et saint Bernard, dans le costume modeste d’un cénobite, furent salués par les acclamations d’un peuple immense. L’orateur de la croisade lut d’abord les lettres du souverain pontife, et parla ensuite à ses auditeurs de la prise d’Édesse par les musulmans et de la désolation des saints lieux. Il leur montra l’univers plongé dans la terreur, en apprenant que Dieu avait commencé à perdre sa terre chérie. Il leur représenta la ville de Sion implorant leur secours, Jésus-Christ prêt à s’immoler une seconde fois pour eux, et la Jérusalem céleste ouvrant toutes ses portes pour recevoir les glorieux martyrs de la foi. « Vous le savez, ajouta-t-il, nous vivons dans un temps de châtiment et de ruine : l’ennemi des hommes a répandu de toutes parts le souffle de la corruption ; on ne voit partout que brigandages impunis. Les lois de la patrie et les lois de la religion n’ont plus assez d’empire pour arrêter le scandale des mœurs et le triomphe des méchants. Le démon de l'hérésie s’est assis dans la chaire de la vérité. Dieu a donné sa malédiction à son sanctuaire. Ô vous tous qui m’écoutez ! hâtez-vous donc d’apaiser la colère du ciel, et n’implorez plus sa bonté par de vains gémissements ; ne vous couvrez plus du cilice, mais de vos boucliers invincibles. Le bruit des armes, les dangers, les travaux, les fatigues de la guerre, voilà la pénitence que Dieu vous impose. Allez expier vos fautes par des victoires sur les infidèles, et que la délivrance des lieux saints soit le noble prix de votre repentir. »

Ces paroles de l’orateur excitèrent un vif enthousiasme dans l’assemblée des fidèles, et, comme Urbain au concile de Clermont, saint Bernard fut interrompu par des cris répétés : Dieu le veut ! Dieu le veut ! Alors il éleva la voix comme s’il eût été l’interprète du ciel, promit, au nom de Dieu, le succès de la sainte expédition, et poursuivit ainsi son discours :

« Le Dieu du ciel a commencé à perdre la terre sanctifiée par ses miracles, consacrée par son sang, terre de salut où les premières fleurs de la Résurrection ont apparu. Aujourd’hui ces lieux saints, rougis du sang de l’Agneau sans tache, sont livrés au glaive des ennemis de notre foi, et ce sont nos péchés qui ont amassé cette tempête sur le sanctuaire de la religion !

« Si on venait vous annoncer que l’ennemi est entré dans vos cités, qu’il a ravi vos épouses et vos filles, profané vos temples, qui de vous ne volerait aux armes ? Eh bien ! tous ces malheurs et des malheurs plus grands encore sont arrivés : la famille de Jésus-Christ, qui est la vôtre, a été dispersée par le glaive des païens ; des barbares ont renversé la demeure de Dieu et se sont partagé son héritage. Qu'attendez-vous donc pour réparer tant de maux, pour venger tant d’outrages ? Laisserez-vous les infidèles contempler en paix les ravages qu’ils ont faits chez des peuples chrétiens ? Songez que leur triomphe sera un sujet « de douleur inconsolable pour tous les siècles, et d’éternel opprobre pour la génération qui l’a souffert. « Oui, le Dieu vivant m’a chargé de vous annoncer qu’il punira ceux qui ne l’auront pas défendu contre ses ennemis. Volez donc aux armes ! qu’une sainte colère vous anime au combat et que le monde chrétien retentisse de ces paroles du prophète : Malheur à celui qui n'ensanglante pas son épée !

« Si le Seigneur vous appelle à sa propre défense, vous ne croirez pas sans doute que sa main soit devenue moins puissante : il ne tiendrait qu’à lui d’envoyer douze légions d’anges, ou de dire seulement une parole, et ses ennemis tomberaient en poussière ; mais Dieu a regardé les fils des hommes, et veut leur ouvrir le chemin de sa miséricorde ; sa bonté a fait lever pour vous le jour du pardon. C’est vous qu’il a choisis pour être les instruments de ses vengeances ; c’est à vous seuls qu’il veut devoir la ruine de ses ennemis, le triomphe de sa justice. Oui, le Dieu tout-puissant vous appelle à expier vos péchés en défendant sa gloire et son nom. Guerriers chrétiens, voilà des combats dignes de vous, des combats où la victoire vous attirera les bénédictions de la terre et du ciel, où la mort même sera pour vous comme un autre triomphe. Illustres chevaliers, rappelez-vous l’exemple de vos pères qui ont conquis Jérusalem, et dont le nom est écrit au livre de vie. Prenez la croix ; cette croix est peu de chose par elle-même, mais, si vous la portez avec dévotion, elle vous vaudra la conquête du royaume de Dieu. »

Tous les barons et les chevaliers applaudirent à l’éloquence de l’abbé de Clairvaux et furent persuadés qu’il était l’interprète de la volonté divine. Louis VII, vivement ému des paroles qu’il venait d’entendre, se jeta, en présence de tout le peuple, aux pieds de saint Bernard, et lui demanda la croix. Revêtu de ce signe révéré, il parla lui-même à l’assemblée des fidèles pour les exhorter à suivre son exemple. Dans son discours, il leur montra l’impie Philistin versant l’opprobre sur la maison de David, et leur rappela la sainte détermination que Dieu lui-même lui avait inspirée. Il invoqua, au nom des chrétiens d’Orient, l’appui de la nation généreuse dont il était le chef ; de cette nation qui ne pouvait supporter la honte ni pour elle ni pour ses alliés, et portait sans cesse la terreur parmi les ennemis de son culte et de sa gloire. A ce discours tout l’auditoire fut attendri et fondit en larmes. La piété touchante du monarque acheva de persuader ceux que l’éloquence de saint Bernard n’avait point entraînés. La colline sur laquelle était rassemblé un peuple innombrable, retentit longtemps de ces mots : Dieu le veut ! Dieu le veut ! la croix, la croix ! Éléonore de Guienne, qui accompagnait Louis, reçut comme son époux le signe des croisés des mains de l’abbé de Clairvaux. Alfonse, comte de Saint-Gilles et de Toulouse ; Henri, fils de Thibaut, comte de Champagne ; Thierri, comte de Flandre ; Guillaume de Nevers ; Renaud, comte de Tonnerre ; Yves, comte de Soissons ; Guillaume, comte de Ponthieu ; Guillaume, comte de Varennes ; Archambaud de Bourbon ; Enguerrand de Coucy ; Hugues de Lusignan ; le comte de Dreux, frère du roi ; son oncle le comte de Maurienne, une foule de barons et de chevaliers suivirent l’exemple de Louis et d’Éléonore. Plusieurs prélats, parmi lesquels l’histoire remarque Simon, évêque de Noyon ; Godefroy, évêque de Langres ; Alain, évêque d’Arras ; Arnould évêque de Lisieux, se jetèrent aux pieds de saint Bernard, en faisant le serment de combattre les infidèles Les croix que l’abbé de Clairvaux avait apportées ne purent suffire au grand nombre de ceux qui se présentaient II déchira ses vêtements pour en faire de nouvelles, et plusieurs de ceux qui l’environnaient mirent à leur tour leurs habits en lambeaux afin de satisfaire l’impatience de tous les fidèles qu’il avait embrasés du feu de la guerre sainte. Pour conserver la mémoire de cette journée, Pons, abbé de Vézelay, bâtit sur la colline où les chevaliers et les barons s’étaient assemblés une église qu’il dédia à la sainte croix. La tribune du haut de laquelle saint Bernard avait prêché la croisade, y resta exposée à la vénération des fidèles jusqu’à l’année 1789.

Après l’assemblée de Vézelay, l’abbé de Clairvaux continua à prêcher la croisade dans les villes et dans les campagnes voisines. Bientôt la France retentit du bruit des miracles par lesquels Dieu semblait autoriser et consacrer en quelque sorte sa mission. On le regardait partout comme l’envoyé du ciel, comme un autre Moïse qui devait conduire le peuple de Dieu. Tous les chrétiens étaient persuadés que l’heureux succès de la croisade dépendait de saint Bernard, et, dans une assemblée tenue à Chartres, où se trouvaient plusieurs barons, plusieurs princes illustres par leurs exploits, on résolut d’un consentement unanime de lui donner le commandement de la guerre sainte. Les croisés, disait-on, ne pouvaient manquer d’être toujours victorieux sous les lois d’un chef à qui Dieu semblait avoir confié sa toute-puissance. L’abbé de Clairvaux, qui se rappelait l’exemple de Pierre l’Ermite, refusa le périlleux emploi dont on voulait le charger ; il fut même si effrayé du suffrage des barons et des chevaliers, qu’il s’adressa au pape et conjura le souverain pontife de ne pas l’abandonner aux fantaisies des hommes.

Le pape répondit à saint Bernard qu’il devait se contenter de prendre la trompette évangélique pour annoncer la guerre. L’abbé de Clairvaux ne s’occupa plus alors que de remplir sa mission ; il s’en acquitta avec tant de zèle, ses prédications eurent un succès si extraordinaire, et j’oserai dire si malheureux, qu’elles dépeuplèrent les campagnes et les villes. Il écrivait au pape Eugène : Les villages et les châteaux sont déserts ; on ne voit que des veuves et des orphelins dont les maris et les pères sont vivants.

Tandis que saint Bernard prêchait ainsi la croisade dans les provinces de France, un moine allemand, nommé Rodolphe, qui était aussi chargé de la mission d’appeler les fidèles à prendre la croix, exhortait les peuples du Rhin à massacrer les juifs, qu’il représentait dans ses discours véhéments comme les alliés des musulmans et les plus dangereux ennemis de la religion chrétienne. L’abbé de Clairvaux, redoutant l'effet de ces prédications, accourut en Allemagne pour imposer silence à l’apôtre séditieux. Comme le moine allemand avait flatté les passions de la multitude, saint Bernard eut besoin, pour le combattre, de tout l’ascendant de sa vertu et de sa renommée ; il osa faire entendre sa voix au milieu d’un peuple irrité ; il lui fit sentir que les chrétiens ne devaient pas persécuter les juifs, mais prier le ciel pour leur conversion ; qu’il était de la piété chrétienne de pardonner aux faibles et de ne déclarer la guerre qu’aux superbes. Le prédicateur de la croisade fit taire enfin l’orateur turbulent, et le renvoya dans son monastère, en lui rappelant que le devoir des moines n’était pas de prêcher, mais de pleurer ; qu’ils devaient regarder les villes comme des prisons, et la solitude comme leur paradis.

Il nous est resté une relation contemporaine de cette persécution des juifs. L’auteur de la relation, qui était juif lui-même, après avoir dit que Dieu envoya l’abbé Bernard au secours d’Israël, plongé alors dans une mortelle angoisse, ajoute ces paroles remarquables : Louange à celui qui nous a secourus. Lorsque le saint orateur arriva en Allemagne, l’empire germanique commençait à respirer des longs troubles qui avaient suivi l’élection de Lothaire. Conrad III, revêtu de la pourpre, venait de convoquer à Spire une diète générale. L’abbé de Clairvaux s’y rendit avec l’intention de prêcher la guerre contre les musulmans et la paix entre les princes chrétiens. Saint Bernard pressa plusieurs fois l’empereur Conrad de prendre la croix ; il l’exhorta d'abord dans des conférences particulières, et renouvela ensuite ses exhortations dans des sermons prêchés en public. Conrad ne pouvait se décider à faire le serment d’aller combattre les infidèles en Asie, alléguant les troubles récents de l’empire germanique. Saint Bernard lui répondit que le Saint-Siège l’avait placé sur le trône impérial, que le pape et l’Église maintiendraient leur ouvrage. « Pendant que vous « défendrez son héritage, lui disait-il, Dieu lui-même se chargera de défendre le vôtre ; il gouvernera vos « peuples, et votre règne sera l’objet de son amour. » Plus l’empereur montrait d’irrésolution, plus saint Bernard redoublait d’ardeur et d’éloquence pour le persuader. Un jour que l’orateur de la croisade disait la messe devant les princes et les seigneurs convoqués à Spire, il interrompit tout à coup le service divin pour prêcher la guerre contre les infidèles. A la fin de son discours, il transporta la pensée de ceux qui l’écoutaient au jour où toutes les nations de la terre comparaîtront devant le tribunal de Dieu ; dans ce jour terrible que l’éloquence du saint abbé rendait présent à son nombreux auditoire, Jésus-Christ, armé de sa croix, entouré de ses anges, s’adressait à l’empereur d’Allemagne, et, lui rappelant les biens dont il l’avait comblé, lui reprochait son ingratitude. Conrad, vivement touché de ce qu’il venait d’entendre, se leva par un mouvement spontané, et s’écria les larmes aux yeux : Je sais ce que je dois à Jésus-Christ, et je jure d'aller où sa volonté m’appelle. Alors, le peuple et les grands, qui crurent être témoins d’un miracle, se jetèrent à genoux et rendirent à Dieu des actions de grâces. Conrad reçut des mains de l’abbé de Clairvaux le signe des croisés, avec un drapeau qui était déposé sur l’autel et que le ciel lui-même avait béni. Un grand nombre de barons et de chevaliers prirent la croix à l’exemple de Conrad, et la diète, qui s’était assemblée pour délibérer sur les intérêts de l’Empire, ne s’occupa plus que du salut des colonies chrétiennes en Asie.

Une nouvelle diète fut convoquée à Ratisbonne, où l’évêque lut une lettre de saint Bernard, adressée aux fidèles. « Mes frères, disait le saint orateur de la croisade, j’ai à vous entretenir de l’affaire du Christ, d’où dépend votre salut. Mon intention, en vous écrivant, est de m’adresser à tous ; je le ferais plus volontiers de vive voix, si j’en avais la force, comme j’en ai le désir... Mes frères, voici le temps où Dieu nous appelle à son service pour nous sauver... L’univers s’est ému, il a tremblé parce que le Dieu du ciel a commencé à perdre la terre où il a été vu, où il a passé comme homme plus de trente ans parmi les hommes... Si personne ne s’y oppose, les infidèles vont fondre sur la cité du Dieu vivant, pour y renverser les monuments de notre rédemption... Et vous, hommes courageux, vous, serviteurs de la sainte croix, que faites-vous ? Livrerez-vous les choses saintes aux chiens, et les perles aux pourceaux ? Laisserez-vous les païens fouler aux pieds les saints lieux délivrés par le glaive de vos pères ?... Et vous qui vous occupez d’amasser les trésors de ce monde, dédaignerez-vous les trésors célestes qui vous sont offerts ? Prenez la croix, et vous « obtiendrez le pardon de toutes vos fautes... Choisissez parmi vous des chefs belliqueux et habiles, afin que la victoire vous accompagne : dans la première expédition, avant que Jérusalem fut prise, un nommé Pierre, dont vous avez souvent entendu parler, conduisit seul tous ceux qui s’étaient levés à sa voix ; et les uns périrent par la faim, les autres par le glaive ; que Dieu vous préserve d’un tel malheur ! ... »

Dans la diète de Ratisbonne, une foule de princes et de prélats firent le serment de défendre l’héritage du Christ. Les intérêts les plus chers, les plus tendres affections ne pouvaient retenir les chevaliers et les princes dans leur patrie. Frédéric, neveu de l’Empereur, qui avait pris la croix, ne se laissa point toucher par les larmes de son vieux père, le duc de Souabe, qui mourut de douleur, malgré les consolations de saint Bernard. Un cri de guerre s’était fait entendre depuis le Rhin jusqu’au Danube ; l’Allemagne, longtemps ravagée par des troubles, trouva partout des guerriers pour la sainte expédition. Des hommes de toutes les conditions obéissaient à la voix du prédicateur de la guerre sainte et suivaient l’exemple des rois et des princes. « Chose admirable ! dit Otton de Freisingen, on vit accourir des voleurs et des brigands qui faisaient pénitence et juraient de verser leur sang pour Jésus-Christ. Tout homme raisonnable, ajoute le même historien, témoin des changements opérés en eux, y voyait l’œuvre de Dieu et n’en était pas moins étonné. »

Les Allemands étaient si faciles à persuader, qu’ils venaient entendre l’abbé de Clairvaux qui leur parlait une langue étrangère, et retournaient convaincus de la vérité et de la sainteté de ses discours. La vue du prédicateur révéré semblait donner un sens merveilleux à chacune de ses paroles. Les miracles qu’on lui attribuait et qu’il faisait, dit Otton de Freisingen, tantôt en secret, tantôt en public, étaient comme un langage divin qui échauffait les plus indifférents et persuadait les plus incrédules. Les bergers et les laboureurs abandonnaient les champs pour le suivre dans les bourgs et les cités ; lorsqu’il arrivait dans une ville, tous les travaux étaient suspendus. La guerre contre les infidèles et les prodiges par lesquels Dieu promettait sa protection aux soldats de la croix, devenaient le seul intérêt, la seule affaire du clergé, de la noblesse et du peuple. Saint Bernard parcourut toutes les villes du Rhin, depuis Constance jusqu’à Maëstricht : dans chaque ville, disent les vieilles légendes, il rendait la vue aux aveugles et l’ouïe aux sourds ; il guérissait les boiteux et les malades ; on racontait trente-six miracles qu’il avait faits dans une seule journée ; à chaque prodige, proclamé par le son des cloches, la multitude s’écriait : Jésus-Christ, ayez pitié de nous ; tous les saints, secourez-nous. Chaque maison dans laquelle l’abbé de Clairvaux daignait entrer, était réputée heureuse ; tout ce qu’il avait touché semblait conserver quelque chose de saint ; ceux qui devaient aller en Asie se glorifiaient d’avoir une croix bénite de ses mains ou formée d’une étoffe qu’il avait portée, et plus d’une fois ses vêtements furent déchirés par la foule de ses auditeurs, empressés de s’en partager les lambeaux pour en faire le signe révéré de leur pèlerinage. La multitude qui se pressait autour de lui était si grande, qu’il fut un jour sur le point d’être étouffé. Il ne dut son salut qu’à l’empereur d’Allemagne, qui le prit entre ses bras, le transporta dans une église, et le déposa devant une image miraculeuse de la Vierge.

Après avoir embrasé l’Allemagne par ses prédications et réveillé le zèle des peuples d’Italie par des lettres pathétiques, saint Bernard revint en France annoncer le succès de sa mission. Son absence avait tout suspendu, et cette multitude de croisés que son éloquence avait entraînés, semblaient n’avoir ni chef, ni direction, ni lien, tant qu’il n’était point au milieu d’eux. Le roi de France et les grands du royaume, assemblés à Étampes, n’avaient pris aucune résolution. Le retour de saint Bernard ranima le conseil des princes et des barons, et fit préparer avec une nouvelle ardeur l’expédition de la terre sainte. Lorsqu’il fit devant les seigneurs et les prélats le récit de son voyage et des prodiges que Dieu avait opérés par ses mains, lorsqu’il parla de la résolution qu’il avait fait prendre à l’empereur d’Allemagne, résolution qu’il appelait lui-même le miracle des miracles, tous les cœurs s’ouvrirent à l’enthousiasme et furent remplis d’espérance et de joie.

Louis VII avait écrit à Roger, roi de Pouille et de Sicile, et à tous les princes chrétiens de l’Europe pour leur annoncer son pèlerinage et les inviter à le suivre dans la sainte expédition. Le roi avait aussi envoyé des députés à l’empereur de Constantinople. « L’empereur, dit Odon de Deuil, reçut très-bien les députés, il appela le roi de France du nom de saint, lui donna le titre d’ami et de frère ; mais tout cela n’était qu’adulation ; il promettait tout, et dans le fond de son âme il se proposait de ne rien donner. » Dans l’assemblée d’Étampes, on vit paraître plusieurs ambassadeurs qui venaient annoncer l’intention de leurs princes de s’enrôler sous les drapeaux de la croix ; on lut des lettres venues des pays les plus éloignés, par lesquelles un grand nombre de seigneurs et de barons étrangers promettaient de se réunir aux Français contre les musulmans. Dès lors on ne douta plus de l’heureuse issue de la croisade ; et le zèle que montraient tous les peuples de l’Europe fut regardé comme l’expression manifeste de la volonté du ciel.

Parmi les ambassadeurs qui assistèrent à l’assemblée d’Étampes, on remarquait ceux de Roger, qui offrait aux croisés des vaisseaux, des vivres, et promettait d’envoyer son fils dans la terre sainte, si on prenait la résolution d’y aller par mer. Le sage conseil que les Siciliens donnaient aux croisés et qu’ils accompagnaient d’offres généreuses n’était pas tout à fait désintéressé. Quelque temps avant la prise d’Édesse, les Sarrasins d’Afrique, ayant fait une invasion sur les côtes de Sicile, étaient entrés dans Syracuse et l’avaient livrée au pillage. Roger espérait que le passage des croisés dans ses États lui offrirait les moyens de repousser les attaques des musulmans ou de porter la guerre sur leur territoire. Au reste, les députés, dissimulant leurs craintes ou leurs espérances et parlant seulement de leur zèle pour la croisade, s’efforcèrent de prouver à l’assemblée que le passage de la mer offrait moins de difficultés et de périls à l’armée chrétienne qu’un voyage à travers des pays inconnus où les pèlerins auraient sans cesse à lutter contre le climat et la disette, contre les agressions de plusieurs nations barbares, et surtout contre la perfidie des Grecs.

On délibéra sur les propositions du roi de Sicile et sur la route qu’on devait suivre pour se rendre dans la Palestine. La plupart des barons, pleins de confiance dans leurs armes et dans la protection de Dieu, ne pouvaient regarder les Grecs comme des ennemis redoutables. La route de mer semblait offrir moins de merveilles à leur curiosité et moins d’occasions de montrer leur bravoure. D’ailleurs, les vaisseaux que devait fournir Roger ne pouvaient suffire à transporter tous ceux que le zèle religieux entraînait dans la guerre sainte. On donna la préférence à la route par terre. L’historien Odon de Deuil parle en gémissant de cette résolution qui devint si funeste aux croisés et sur laquelle on avait négligé de consulter le Saint-Esprit. Les envoyés de Sicile ne cachèrent point leur douleur, et retournèrent dans leur pays en annonçant tous les maux qui devaient arriver.

L’assemblée d’Étampes parut mieux inspirée lorsqu’il fallut choisir ceux qui devaient être chargés de l’administration du royaume pendant le pèlerinage de Louis VIL Après que les barons et les prélats eurent délibéré sur ce choix important, saint Bernard, qui était leur interprète, adressa la parole au roi, et, lui montrant l’abbé Suger et le comte de Nevers : Sire, dit-il, voilà deux glaives, et cela nous suffit. Ce choix de l’assemblée devait obtenir l’approbation du roi et les suffrages du peuple. L’abbé de Saint-Denis avait donné une longue paix à la France et fait la gloire de deux règnes ; il s’était opposé à la croisade ; et, ce qui atteste à la fois son mérite et son ascendant, il avait conservé sa popularité sans partager les opinions dominantes. Suger conseillait au roi de ne point abandonner ses sujets, et lui représentait que ses fautes seraient beaucoup mieux réparées par une sage administration de son royaume que par des conquêtes en Orient. Celui qui osait donner ce conseil se montrait plus digne que tout autre de représenter son souverain ; mais Suger refusa d’abord un emploi dont il sentait le fardeau et le danger. L’assemblée ne voulut point faire un autre choix ; le roi lui-même eut recours aux prières pour déterminer son ministre à le remplacer dans le gouvernement de son royaume. Le pape, qui arriva peu de temps après en France, ordonna à Suger de se rendre aux vœux du monarque, des grands et de la nation. Le souverain pontife, pour faciliter à l’abbé de Saint-Denis la tâche honorable qui lui était imposée, lança d’avance les foudres de l’Église contre tous ceux qui attenteraient à l’autorité royale pendant l’absence du roi.

Le comte de Nevers, désigné par l’assemblée des barons et des évêques, refusa comme l’abbé de Saint-Denis la charge dangereuse qu’on lui proposait. Vivement pressé d’accepter le gouvernement du royaume, il déclara qu’il avait fait le vœu d’entrer dans l’ordre de Saint-Bruno. Tel était l’esprit du siècle, que cette intention pieuse fut respectée comme la volonté de Dieu ; et, tandis qu’on se félicitait devoir un moine sortir de son cloître pour gouverner la France, on vit sans étonnement un prince s’éloigner pour jamais du monde et s’ensevelir dans un monastère.

Dès lors on ne s’occupa plus que des préparatifs du départ, et tout fut en mouvement dans les provinces de France et d’Allemagne. Les mêmes motifs qui avaient armé les compagnons de Godefroy dans la première expédition enflammaient le courage des nouveaux croisés. La guerre d’Orient offrait à leur ambition et à leur piété les mêmes espérances et les mêmes avantages. La plupart des peuples chrétiens étaient animés par le souvenir toujours présent de la conquête de Jérusalem. Les rapports que cette conquête avait établis entre la Syrie et l’Europe ajoutaient encore au zèle et à l’ardeur des soldats de la croix ; il n’était point de famille dans l’Occident qui n’eût fourni un défenseur aux saints lieux, un habitant aux villes de la Palestine. Les colonies d’Asie étaient pour les Francs comme une nouvelle patrie ; les guerriers qui avaient pris la croix ne semblaient s’armer que pour défendre une autre France, chère à tous les chrétiens et qu’on pouvait appeler la France d'Orient.

L’exemple de deux monarques dut aussi faire accourir un grand nombre de combattants sous les drapeaux de la croisade. Plusieurs de ces seigneurs turbulents qu’on appelait alors du nom honteux de prœdones, devaient avoir, comme Louis VII, de coupables violences à expier. L’esprit de chevalerie, qui faisait chaque jour des progrès, ne fut pas un mobile moins puissant pour une noblesse toute guerrière. Beaucoup de femmes entraînées par l’exemple de la reine Eléonore de Guienne, prirent la croix, et s’armèrent de la lance et de l’épée. Une foule de chevaliers se précipitèrent sur leurs pas ; une espèce de honte s’attachait à quiconque n’allait pas combattre les infidèles. Les historiens rapportent qu’on envoyait une quenouille et des fuseaux à ceux qui hésitaient à prendre les armes.

Cependant l’enthousiasme des croisés n’avait pas tout à fait le même caractère que dans la première expédition. Le monde n’était plus, à leurs yeux, rempli de ces prodiges qui proclamaient les volontés du ciel ; les grands phénomènes de la nature ne frappaient plus aussi vivement l’imagination des pèlerins. Mais Dieu semblait avoir confié sa toute-puissance à un seul homme, qui entraînait les peuples par sa parole et ses miracles.

Partout où saint Bernard n’avait pu faire entendre sa voix, ses lettres éloquentes étaient lues dans les chaires des églises et réchauffaient l’ardeur des fidèles. La plupart des orateurs sacrés répétaient ses paroles et s’associaient à ses travaux apostoliques. Arnoul, prédicateur flamand, parcourut plusieurs provinces de l’Allemagne et de la France orientale, invitant les peuples à s’enrôler dans la milice de la croix. L’austérité de sa vie et la singularité de ses vêtements attiraient sur lui les regards et la vénération de la multitude ; mais il n’avait point, ainsi que l’abbé de Clairvaux, le privilège d’émouvoir tous les cœurs par sa seule présence ; et, comme il ignorait la langue romane et la langue tudesque, il était suivi, dans ses courses, d’un interprète appelé Lambert, qui répétait dans la langue du pays les exhortations pieuses que son compagnon, les yeux tournés vers le ciel et tenant à la main la croix de Jésus-Christ, prononçait en latin ou en flamand.

Dans les provinces qui ne furent point visitées par les missionnaires de la croisade et chez tous les peuples où ne parvinrent point les lettres de saint Bernard, chaque pasteur, en lisant les brefs du souverain pontife, excitait son troupeau à s’armer pour la délivrance de la terre sainte. Ceux que ses paroles avaient touchés venaient au pied des autels ; et, faisant le signe de la croix sur le front, sur la bouche, sur le cœur et sur la poitrine, ils promettaient, à genoux, d’aller combattre en Orient pour la cause de Jésus-Christ. Le pasteur leur distribuait les marques du pèlerinage, et répétait le signe de la croix sur la bouche, sur le front et sur le cœur de chaque croisé, en disant : Que tous vos péchés vous soient remis, si vous faites ce que vous promettez.

Tandis que la France et l'Allemagne se levaient en armes à la voix des orateurs de la croisade, la parole de Dieu ne restait point stérile dans plusieurs contrées de l’Italie. Les habitants des Alpes et des rivages du Rhône, les peuples de la Lombardie et du Piémont se préparaient à la guerre sainte, et devaient accompagner le comte de Maurienne, oncle maternel de Louis VII, et le marquis de Montferrat. Les Flamands étaient aussi accourus en foule sous les bannières de la croix, et suivaient leur comte Thierri, qui déjà, dans un premier pèlerinage à Jérusalem, avait signalé sa bravoure contre les infidèles. La croisade fut prêchée avec le même succès dans le royaume d’Angleterre. Les croisés anglais s’embarquèrent dans les ports de la Manche, et se rendirent sur les côtes d’Espagne. Roger de Hoveden remarque que ces guerriers partirent avec un esprit d’humilité ; et c’est pour cela, ajoute-t-il, qu’ils firent de plus grandes choses que ceux qui accompagnaient les rois et les princes.

Ainsi qu’à l’approche de la première croisade, les guerres entre particuliers, les troubles civils, les brigandages cessèrent tout à coup. Les préparatifs furent accompagnés de moins de désordres que dans cette précédente expédition. Les pèlerins ne montrèrent ni la même imprudence dans le choix de leurs chefs, ni la même impatience de se mettre en route. La France et l’Allemagne n’eurent point à souffrir des excès d’une multitude indisciplinée. La première croisade, où plusieurs armées furent commandées par des aventuriers et des moines, montra la licence et les passions tumultueuses du peuple livré à lui-même. Dans la seconde guerre sainte, dirigée par deux puissants monarques, on put voir d’abord plus d’harmonie, plus d’ensemble et de régularité. Les petits vassaux se réunirent autour de leurs seigneurs, et ceux-ci attendirent le signal du roi de France et de l’empereur d’Allemagne. Un ordre aussi régulier dans les préparatifs de la sainte entreprise ne laissait prévoir aucun de ces désastres que l’avenir destinait aux armées chrétiennes, et devait inspirer la plus grande sécurité aux peuples de l’Occident.

Ratisbonne était le rendez-vous des croisés allemands, la ville de Metz celui des Français. Les chemins qui mènent à ces deux villes furent pendant plusieurs mois couverts de pèlerins. Un grand nombre se rendirent aussi dans les ports de la Flandre et de l’Italie, où se trouvaient rassemblées des flottes prêtes à partir pour l’Orient.

Le souverain pontife avait recommandé aux barons et aux chevaliers de n’emmener avec eux ni chiens ni oiseaux de chasse. Renonçant au luxe de leurs châteaux, ils consentirent à se revêtir des habits de la pénitence. Il eût été à souhaiter que tous les guerriers eussent suivi cet exemple, et que dans le cours du saint pèlerinage et sous les drapeaux de la croix, la volupté et la débauche ne se fussent pas montrées confondues avec le repentir et la piété !

La plus grande difficulté était de trouver de l’argent pour fournir aux dépenses de la guerre. Ceux que leurs infirmités ou des circonstances particulières retenaient en Europe, voulurent contribuer par leurs offrandes à l’entreprise de la croisade. D’après la dévotion du temps, un grand nombre de fidèles qui mouraient sans avoir vu Jérusalem, léguaient, par leurs testaments, une somme pour les pèlerinages d’Orient. Tous ces dons de la piété étaient sans doute considérables, mais ils ne pouvaient suffire à l’entretien d’une grande armée. Pour se procurer l’argent nécessaire, Louis VII fit des emprunts, leva des impôts qui furent approuvés et réglés par le souverain pontife. Saint Bernard et Pierre le Vénérable s’étaient élevés avec courage contre la persécution des juifs ; mais l’abbé de Cluni pensait qu’il fallait les punir dans ce qu’ils avaient de plus cher ; les dépouiller de leurs trésors amassés par l'usure et même par le sacrilège. Il conseillait au roi de France de prendre sur les juifs l’argent nécessaire pour faire la guerre aux musulmans. Il est probable que le conseil de Pierre le Vénérable ne fut point dédaigné et que les juifs contribuèrent aux frais du voyage de Jérusalem. La France avait souffert une cruelle disette durant sept années ; pendant cette calamité on avait vu des nobles qu’on appelait riches hommes, vendre tout ce qu’ils possédaient et partir pour les pays étrangers en demandant l’aumône. Ceux qui étaient restés ne pouvaient ni engager ni vendre leurs biens, et, lorsqu’ils trouvaient des acheteurs, l’argent qu’ils retiraient des plus vastes domaines leur suffisait à peine pour acheter un cheval de bataille et des armes. Le clergé, qui s’était enrichi dans la première guerre sainte, fut obligé de donner des sommes considérables pour la nouvelle expédition. Un fragment historique nous apprend que les moines de Saint-Benoît-sur-Loire livrèrent à leur abbé un encensoir de huit marcs d’argent, trois onces d’or avec deux candélabres d’un grand prix, pour l’aider à s’acquitter du tribut qui lui était imposé. C’est le premier exemple, disent les bénédictins, d’une semblable imposition établie sur une église par nos rois de la troisième race. Les prélats qui avaient pris la croix, après avoir payé la contribution du roi, se trouvèrent forcés de dépouiller leurs propres églises pour les frais de leur pèlerinage. Les chroniques du temps citent un abbé de Sainte-Colombe, près de Sens, qui engagea à des juifs de Troyes une couronne d’or garnie de pierreries, offrande pieuse du roi Rodolphe, et une croix d’or travaillée de la main de saint Eloy.

Les dépenses de la croisade ne ruinaient pas seulement la noblesse et le clergé, mais encore les laboureurs et les artisans. La pauvreté même ne fut point exempte des taxes imposées soit par le roi, soit par les grands vassaux, ce qui excita beaucoup de plaintes et commença à refroidir l’enthousiasme des fidèles. « Il n’y eut, dit un vieil historien, état, condition, âge ni sexe qui ne fut forcé de contribuer à la subvention du roi et des princes allant avec lui, d’où s’ensuivit le mécontentement de chacun et une infinité de malédictions tant sur le roi que sur ses troupes. » Ce qu’il y eut de plus fâcheux encore, c’est que le produit de tous ces tributs arrachés à la misère publique ne suffît point à Louis VII pour l’entretien de son armée ; car, dans ses lettres adressées à Suger, il ne cesse de conjurer son fidèle ministre de lui envoyer l’argent dont il avait besoin pour nourrir ses soldats et pour payer des dettes contractées envers les chevaliers de Saint-Jean et du Temple.

Au milieu de ces plaintes qui retentissaient dans toutes les provinces, le roi de France se préparait à son voyage par des actes de dévotion : il visitait les hôpitaux, les léproseries, et ordonnait des prières dans toutes les églises. Odon de Deuil nous apprend que ce monarque avait établi des lois et des règles de discipline pour l’armée qui devait marcher avec lui en Orient ; mais le chroniqueur ajoute naïvement qu’il ne les a pas retenues, parce qu’elles ne furent pas exécutées.

A l’approche de son départ, Louis VII se rendit à Saint-Denis pour y prendre le fameux oriflamme que les rois de France faisaient porter devant eux dans les batailles. L’église de Saint-Denis était alors décorée avec une grande magnificence ; parmi les monuments historiques qu’on y voyait rassemblés, les portraits de Godefroy de Bouillon, de Tancrède, de Raymond de Saint-Gilles, les batailles de Dorylée, d’Antioche, d'Ascalon, retracées sur les vitraux du chœur, durent fixer les regards et l’attention de Louis et de ses compagnons d’armes. Le roi, prosterné au pied des autels, implora la protection du saint apôtre de la France et celle de ses pieux ancêtres dont les cendres reposaient au même lieu. Le pape, qui était venu à Saint-Denis, mit de nouveau le royaume sous la sauvegarde de la religion, et présenta à Louis VII la panetière et le bourdon, marques de son pèlerinage. Après cette cérémonie, Louis se mit en route, accompagné de la reine Eléonore et d’une grande partie de sa cour.

L’abbé Suger, qu’il embrassa en pleurant, ne put lui-même retenir ses larmes. La douleur que causa le départ du roi fit taire tout à coup les murmures élevés parmi les peuples, et l’on n’entendit plus que les prières qu’ils adressaient au ciel pour son expédition contre les infidèles, surtout pour son heureux retour au milieu de ses sujets. Il partit de Metz à la tête de cent mille croisés, traversa l’Allemagne, et marcha vers Constantinople, où il devait se réunir aux autres soldats du Christ.

Depuis qu’il avait pris la croix, l’empereur Conrad s’occupait des préparatifs de son expédition. Ce qui doit exciter notre surprise, c’est que sa pieuse résolution ne reçut point les encouragements du Saint-Siège. Le pape s’était plaint que ce monarque se fût décidé à la croisade sans le consulter, et, quoique le pontife eût passé les monts, il dédaigna de réchauffer le zèle des Allemands par sa présence. Conrad fit couronner son fils comme roi des Romains, et confia l’administration de son empire à l’abbé de Corvey, dont la sagesse peut être comparée à celle de Suger. Après avoir fait ces dispositions salutaires, l’empereur partit de Ratisbonne au commencement du printemps. Il traînait à sa suite une armée si nombreuse, qu’au rapport d’Otton de Freisingen, les fleuves ne suffisaient point à la transporter, et que les campagnes manquaient d’espace pour contenir tous ses bataillons.

Déjà des ambassadeurs envoyés par Conrad s’étaient rendus à Constantinople, pour annoncer les intentions pacifiques de leur souverain et demander le passage de son armée sur le territoire de l’empire grec. Manuel, dans sa réponse, loua le zèle des pèlerins allemands, et protesta de son amitié pour leur chef. Au milieu de ces protestations réciproques, l’armée de Conrad s’avança vers la capitale de la Grèce, et dès qu'elle eut atteint les frontières de la Thrace, elle eut à se plaindre de la perfidie des Grecs, et ceux-ci de la violence des croisés.

Au temps de la première croisade, les Turcs menaçaient Constantinople, ce qui fit supporter les Francs ; mais depuis cette époque la capitale des Grecs était sans alarmes et ne craignait plus les attaques des musulmans. Une opinion d’ailleurs s’était répandue dans toutes les provinces de l’empire, que les guerriers de l’Occident avaient le projet de s’emparer de Constantinople. Cette opinion assez vraisemblable., accréditée par les menaces des croisés eux-mêmes, était peu propre à rétablir la paix et l’harmonie entre des peuples qui se méprisaient réciproquement et s’accusaient avec une égale raison de violer la foi des traités.

Manuel Comnène, qu’Odon de Deuil ne veut point nommer, parce que son nom, dit-il, n’est point écrit au livre de vie, était le petit-fils d’Alexis Ier, qui régnait au temps de la première croisade. Fidèle à la politique de son aïeul, plus habile et surtout plus dissimulé que lui, il ne négligea aucun moyen pour perdre et ruiner l’armée des Allemands. Dans son conseil, on regardait les guerriers d’Occident comme des hommes de fer dont les yeux lançaient des flammes et qui répandaient des torrents de sang avec la même indifférence que s’ils eussent versé de l’eau. Tandis qu’il leur envoyait des ambassadeurs et leur fournissait des vivres, Manuel s’alliait avec les Turcs et faisait fortifier sa capitale.

Les Allemands avaient déployé leurs tentes dans la plaine au nord-ouest de Sélivrée, à quelques lieues de Constantinople. Cette plaine, à laquelle l’historien grec Cinnam donne le nom de Chérobaque, est traversée par une rivière qui va se jeter dans la Propontide. Tout à coup un violent orage éclata ; la rivière devint comme un vaste torrent qui inonda la plaine où l’armée chrétienne célébrait la fête de l’Assomption. Otton de Freisingen, qui était présent, a pris soin de nous décrire cet incident désastreux : il nous peint les flots renversant tout sur leur passage, entraînant les bagages, les hommes et les chevaux. Ce qu’il y a de plus curieux dans ce tableau, c’est de voir quelques pèlerins cherchant un abri contre cette espèce de déluge dans la tente du duc de Souabe, et chantant, au milieu de la désolation générale, le psaume qui commence par ces mots : Réjouissons-nous, mes frères. Le bon évêque, après avoir parlé fort longuement de cet orage, qui avait éclaté sous un beau ciel et qui répandit tout à coup le deuil sur une campagne riante, se livre à des réflexions plus naïves que philosophiques sur l’instabilité des choses humaines, et déclare ensuite qu’il ne dira plus rien de la croisade, alléguant pour motif qu’il n’avait pris la plume que pour faire une histoire agréable, et non pour raconter des malheurs semblables à ceux qu’on trouve dans les tragédies.

Manuel et Conrad se disaient tous les deux successeurs de César et de Constantin ; un esprit de jalousie et de rivalité les animait l’un contre l’autre. Cette animosité réciproque ne fut que trop bien secondée par les antipathies des Grecs et des Teutons. « Tant que les barbares, dit l’historien grec Cinnam, eurent des « montagnes et des pays difficiles à franchir, ils se montrèrent modérés et pacifiques ; mais une fois qu’ils « eurent atteint les pays de plaine, ils se mirent à piller et à dévaster les bourgs et les villages. » Plusieurs scènes violentes signalèrent le passage des Allemands à travers le riche territoire de Philippopolis. L’empereur grec avait proposé à Conrad de prendre une autre route que celle de Constantinople ; ce qu’on redoutait le plus, c’était de voir l’armée des Teutons arriver dans la capitale de l’empire. Conrad avait rejeté les prières de Manuel. Celui-ci, feignant d’être touché des désastres des croisés germains aux environs de Sélivrée, s’était empressé d’offrir des secours à l’empereur d’Occident ; il lui demandait de devancer lui-même son armée pour conférer ensemble sur la croisade et sur la paix. Conrad refusa de quitter ses troupes, et arriva le 8 septembre sous les murs de Constantinople. L’armée des Allemands campa près du palais des Blaquernes, dans cette agréable vallée, dit Cinnam, où l’on venait oublier les ennuis de la ville : lieux enchantés, où les fleurs exhalent leurs parfums, où les arbres déploient leurs frais ombrages. L’auteur grec désigne ici la vallée traversée parle Cydaris et qu’on appelle aujourd’hui la Vallée-des-Eaux-Douces, qui sert encore de promenade ou de retraite aux habitants de Stamboul.

Les Grecs et les Allemands nourrissaient toujours des sentiments de défiance. Les uns veillaient dans la ville ou rôdaient autour des murailles, les autres ravageaient la campagne et menaçaient la cité : Manuel et Conrad se virent avec froideur ; le cérémonial de l’entrevue excita de longs débats ; à la fin on décida que les deux empereurs monteraient à cheval, et s’approcheraient ainsi l’un de l’autre pour se donner le baiser fraternel. Ce qu’il y eut d’heureux, c’est que la rivalité des deux princes n’éclata point par une guerre ouverte. L’empereur allemand avait pris une attitude moins menaçante : il adressa à Manuel une lettre où les chroniqueurs grecs ont trouvé quelque chose de faible et de lâche. Il disait à l’empereur de Byzance qu’il ne fallait juger les choses de la vie que d’après l’intention ; qu’à la vérité les Allemands avaient dévasté le territoire grec, mais qu’on devait attribuer ce désordre à leur indiscipline et non point à la malveillance du chef. « Désormais, lui répondit Manuel avec une légèreté moqueuse, nous ne chercherons donc point à comprimer les passions et les dérèglements impétueux de la multitude de nos soldats ; nous les laisserons faire, comme vous nous l’apprenez vous-même. » Cinnam a cité deux autres lettres où Manuel raille l’empereur allemand, incapable de régner sur son armée, sur ce grand troupeau de bétail qui ne pourrait soutenir l’attaque d’un lion.

La jalousie et la haine qui animaient les deux empereurs passèrent facilement dans l’esprit des peuples ; les préventions réciproques des Grecs et des Francs devinrent une guerre déclarée entre la barbarie, armée de toutes ses fureurs, et la perfidie, armée de toutes ses trahisons. Dans la ville de Philippopolis, un saltimbanque, montrant un serpent qu’il portait dans son sein, irrita la superstition grossière des Allemands et ce spectacle, que la foule ignorante regardait comme un artifice du démon, fut le signal des scènes les plus sanglantes. Dans Andrinople, la mort d’un parent de Conrad, tué dans son lit, avait provoqué l’incendie de la ville et le massacre des habitants. Les Grecs n’entreprirent jamais d’opposer la force à la force, mais, pour se venger des Latins, ils ne négligèrent aucun des moyens suggérés par la haine qui n’osait se montrer. Les Allemands, dans leur marche en deçà et au-delà du Bosphore, s’avançaient au milieu des embûches et des pièges semés partout sous leurs pas. Les croisés, lorsqu’ils s’écartaient de l’armée, étaient égorgés par les soldats de Comnène ; on leur fermait les portes des villes ; lorsqu’ils demandaient des vivres, on les forçait de mettre de l’argent dans des paniers qu’on leur descendait du haut des tours, et souvent ils n’obtenaient que d’insultantes railleries.

L’historien grec Nicétas nous apprend lui-même qu’on mêlait de la chaux aux farines qu’on leur fournissait. On avait créé une fausse monnaie qu’on leur donnait lorsqu’ils avaient quelque chose à vendre, et qu’on refusait lorsqu’ils avaient quelque chose à acheter. Enfin, si l’on en croit les accusations des Latins, l’ennemi fut averti de la marche des pèlerins allemands ; des guides qu’on leur avait donnés à Constantinople égarèrent l’armée dans les montagnes de la Cappadoce, et la livrèrent, déjà vaincue par les fatigues, la disette et le désespoir, au glaive des infidèles. Les Français, qui vinrent ensuite, se montrèrent moins indisciplinés que les Allemands, et furent mieux traités par les peuples qu’ils trouvèrent sur leur passage. Lorsqu’ils arrivèrent dans la Hongrie, les habitants de cette contrée les reçurent comme des frères. La présence de Louis VII inspirait partout le respect et la joie ; sa tente même devint un asile pour des Hongrois poursuivis par les discordes civiles ; et ce fut alors qu’il dit ces belles paroles : La demeure d’un roi est comme une église, ses pieds sont comme un autel. A chaque ville qu’ils traversaient, les croisés rencontraient des ambassadeurs que l’empereur de Constantinople envoyait au roi de France : ces ambassadeurs se prosternaient devant le roi et lui prodiguaient les louanges les plus exagérées. La fierté française fut plus surprise que touchée d’un pareil hommage. Un jour Godefroy, évêque de Langres, voyant le roi écouter avec impatience les longues flatteries des ambassadeurs grecs, ne put s’empêcher de les interrompre par ces mots : Frères, ne parlez pas si souvent de la gloire, de la majesté, de la sagesse et de la religion du roi, il se connaît et nous le connaissons ; dites brièvement et sans détour ce que vous voulez.

A l’approche de ceux qu’il faisait ainsi complimenter, Manuel tremblait dans son palais. Les grands de l'empire allèrent, par ses ordres, recevoir aux portes de Constantinople le monarque français, qui, prenant pitié des craintes de l’empereur, devança son armée et se rendit sans escorte au palais impérial. Dans leur première entrevue, ces deux princes se témoignèrent une amitié réciproque, Manuel avec l’affectation des Grecs, Louis avec la simplicité d’un pèlerin et la franchise d’un roi chevalier. « Le roi de France, dit Odon de Deuil, fut reçu par l’empereur en personne, qui vint au-devant de lui et l’embrassa. Les deux princes étaient à peu près du même âge et avaient presque la même tournure ; ils ne différaient que par les mœurs et les vêtements. Ils prirent place sur deux trônes égaux, et conversèrent par interprète. Manuel demanda au roi quelles étaient ses intentions, ajoutant que, pour lui, il désirait ce que Dieu voulait, et qu’il lui permettait tout pour accomplir son pèlerinage. — Plût à Dieu qu’il eût dit vrai ! à son maintien, à sa joie, à ses paroles, qui semblaient exprimer les plus intimes pensées de son âme, tous auraient cru que Manuel aimait tendrement le roi : il n’est pas nécessaire de dire, continue ironiquement le chapelain de Louis VII, tout ce qu’il y aurait eu de vérité dans un tel jugement. »

Constantinople fut, comme à la première croisade, un merveilleux spectacle pour les guerriers de l’Occident. Tout en méprisant le caractère et les mœurs efféminées des Grecs, les Latins ne pouvaient voir sans admiration les beaux édifices et la magnificence de la cité impériale. Le vieil historien de cette expédition a fait de Byzance une peinture vive et animée dont les principaux traits ne peuvent être oubliés dans notre récit :

« Constantinople, dit le chroniqueur, la gloire des Grecs, a la forme d’un triangle. Vers le côté oriental et la mer de Marmara se trouvent l’église de Sainte-Sophie et le palais de Constantin, avec une chapelle remplie de précieuses reliques. La ville est entourée de deux côtés, à l’orient et au nord, par les eaux de la mer. En arrivant dans la ville, on a sur la droite le canal Saint-George, et sur la gauche le golfe ou le canal qui lui sert de port. Au penchant d’une colline s’élève le palais des Blaquernes. Situé sur trois limites, ce palais offre le triple aspect de la mer, de la ville et de la campagne. On admire au dehors son architecture et l’élévation de ses murs ; au dedans, toutes les merveilles du luxe. Vers le côté occidental de la ville est une plaine qui s’étend à perte de vue ; de ce côté, Constantinople est fortifiée par un double mur garni de tours, depuis la Propontide jusqu’au palais, dans un espace de plus de deux milles. Ni cette double muraille ni ces tours ne font la force de la cité : cette force est dans la multitude de ses habitants et dans la longue paix dont elle jouit. Au bas des murs est un espace vide où sont des jardins qui fournissent des légumes abondants. Des canaux souterrains amènent du dehors des eaux douces, car l’eau des citernes est salée et fétide. Dans quelques endroits, la cité est privée de courants d’air ; les riches, couvrant les rues de leurs édifices, laissent ainsi aux pauvres et aux étrangers les ordures et les ténèbres : là se commettent des vols, des meurtres et autres crimes que l’obscurité favorise. Comme on vit sans justice dans cette ville qui a presque autant de maîtres que de riches et autant de voleurs qu’elle a de pauvres, le scélérat n’y connaît ni la crainte ni la honte. Constantinople, sans sa corruption, pourrait être préférée à tous les lieux du monde, pour la température de son climat, la fertilité de son sol, et le passage facile qu’elle offre à la propagation de la foi. Le canal de Saint-George ressemble à une mer par la salure de ses eaux, l’abondance de ses poissons, et à un fleuve par la facilité qu’on a de le traverser sans danger sept ou huit fois dans un jour.’

Pendant le séjour des croisés français à Constantinople, l’empereur Manuel ne négligeait rien pour obtenir l’affection de Louis VII et de ses barons. Il se plaisait à leur montrer le luxe de sa cour, les merveilles de sa capitale ; il visitait le camp des pèlerins, applaudissait à leur entreprise et leur promettait tous les secours nécessaires : c’étaient chaque jour de nouveaux spectacles et de nouvelles protestations d’amitié. Néanmoins une profonde haine subsistait entre les Grecs et les Latins ; mille circonstances pouvaient l’accroître et la redoubler, mais rien ne pouvait l’éteindre ni même l’adoucir. Les croisés de France reprochaient à Manuel jusqu’à ses démonstrations d’amitié, qu’ils regardaient comme une trahison. Lorsque l’empereur demanda aux barons qu’ils lui prêtassent foi et hommage et qu’ils remissent entre ses mains les villes grecques qui seraient conquises par leurs armes, on proposa dans le conseil de Louis VII de s’emparer de Constantinople.

« Vous avez entendu, dit l’évêque de Langres, les Grecs qui vous proposent de reconnaître leur empire et de vous soumettre à leurs lois : ainsi donc la faiblesse doit commander à la force, la lâcheté à la bravoure ! Qu’a donc fait cette nation ? qu’ont fait ses ancêtres pour montrer autant d’orgueil ? Je ne vous parlerai point des embûches qu’ils ont multipliées sur votre chemin. Nous avons vu les prêtres de Byzance, mêlant la raillerie à l’outrage, purifier par le feu les autels où nos prêtres avaient sacrifié. Ils nous demandent aujourd’hui des serments que l’honneur désavoue. N’est-il pas temps de nous venger des trahisons et de repousser les injures ? Jusqu’ici les croisés ont eu plus à souffrir de leurs perfides amis que de leurs ennemis déclarés. Depuis trop longtemps Constantinople est une barrière importune entre nous et nos frères de la Palestine. Nous devons enfin nous ouvrir le libre chemin de l’Asie.

« Les Grecs, vous le savez, ont laissé tomber aux mains des infidèles le sépulcre de Jésus-Christ et toutes les villes chrétiennes de l’Orient. Constantinople, n’en doutez pas, sera bientôt elle-même la proie des Turcs et des barbares, et, par sa lâche faiblesse, elle leur ouvrira un jour les barrières de l’Occident. Les empereurs de Byzance ne savent ni défendre leurs provinces, ni souffrir qu’on les défende. Ils ont toujours arrêté les généreux efforts des soldats de la croix : naguère encore, cet empereur qui se déclare votre appui, a voulu disputer aux Latins leurs conquêtes et leur ravir la principauté d’Antioche ; il veut aujourd’hui livrer les armées chrétiennes aux Sarrasins. Hâtons-nous donc de prévenir notre ruine par celle des traîtres ; ne laissons pas derrière nous une ville insolente et jalouse qui ne cherche que les moyens de nous détruire, et faisons retomber sur elle les maux qu’elle nous prépare. Si les Grecs accomplissent leurs perfides desseins, c’est à vous que l’Occident redemandera un jour ses armées. Puisque la guerre que nous entreprenons est sainte, ne paraît-il pas juste d’employer tous les moyens de réussir ? La nécessité, la patrie, la religion, vous ordonnent de faire ce que je vous propose. Les aqueducs qui fournissent l’eau à la ville sont en notre pouvoir et nous offrent un moyen facile de réduire ses habitants. Les soldats de Manuel ne pourront supporter l’aspect de nos bataillons. Une partie des murailles et des tours de Byzance viennent de s’écrouler devant nous, comme par une espèce de miracle. Il semble que Dieu lui-même nous appelle dans la ville de Constantin, et qu’il nous en ouvre les portes comme il ouvrit à nos pères celles d’Édesse, d’Antioche et de Jérusalem. »

Quand l’évêque de Langres eut cessé de parler, plusieurs des chevaliers et des barons élevèrent la voix pour lui répondre : Les chrétiens étaient venus en Asie pour expier leurs péchés, et non pour punir les crimes des Grecs. Ils avaient pris les armes pour défendre Jérusalem, et non pour détruire Constantinople. On devait regarder, à la vérité, les Grecs comme des hérétiques, mais non comme des ennemis déclarés ; on avait respecté les juifs, les Grecs devaient être respectés de même. Lorsque les guerriers chrétiens avaient pris la croix, Dieu ne leur avait pas remis le glaive de sa justice. En un mot, les barons trouvaient plus de politique que' de religion dans ce qu’ils venaient d’entendre, et ne pouvaient concevoir qu’on pût tenter une entreprise qui n’était point d’accord avec les règles de l’honneur. Ils ne pouvaient croire d’ailleurs aux malheurs qu’on leur annonçait, et se reposaient sur la Providence et sur leur valeur pour surmonter les obstacles. Les plus fervents des pèlerins craignaient de voir retarder la marche des croisés, et cette crainte ajoutait encore à leurs scrupules. Enfin la loyauté des chevaliers, la pieuse impatience de visiter les saints lieux, et peut-être aussi les présents et les séductions de Manuel, firent triompher le parti de la modération.

Cependant l’empereur fut alarmé de voir des guerriers pleins de fierté et d’audace délibérer si près de lui sur la conquête de sa capitale. L’hommage que lui firent les barons et les chevaliers ne le rassurait point contre leurs entreprises. Pour hâter leur départ, il fit répandre le bruit que les Allemands avaient remporté de grandes victoires sur les Turcs et qu’ils s’étaient rendus maîtres d’Iconium. Ce moyen réussit à Manuel au-delà de ses espérances.

Lorsque les croisés français s’éloignaient de Constantinople, une éclipse de soleil vint frapper leur attention. La multitude vit dans ce phénomène un présage funeste, et crut y trouver l’avertissement de quelque grande calamité ou d’une nouvelle trahison de Manuel. Les craintes des pèlerins ne tardèrent pas à se réaliser. Comme les Français s’avançaient dans la Bithynie, le bruit se répandit que l’armée des Allemands avait péri presque tout entière sur les chemins d’Iconium.

Cette armée, divisée en deux corps, était partie de Nicée dans le mois d’octobre : le premier et le plus considérable, commandé par l’empereur, avait suivi la route de Godefroy et de ses compagnons ; le second corps, où se trouvait le frère de l’empereur, s’était dirigé vers Laodicée, traversant l’ancien pays de Cotyléum (aujourd’hui Coutayé). Les Grecs que Conrad avait pris pour guides lui avaient fait emporter des vivres pour huit jours seulement, promettant qu’en une semaine de marche on arriverait à Iconium. Après la huitième journée, l’armée, au lieu d’approcher du terme de sa route, se trouvait dans un pays inconnu et inhabité, qui n’avait ni source ni rivière, ni bois ni pâturage. Les guides, interrogés, conseillèrent de marcher encore pendant trois jours, jurant par Jésus-Christ et par tous les saints, que les campagnes de la Lycaonie s’offriraient bientôt aux regards des "croisés. Sur cette promesse l’armée continue sa marche ; mais, au lieu de la conduire dans la direction d’Iconium, les guides l’entraînèrent vers le nord, où elle ne rencontra que des montagnes arides. Les croisés avaient sans cesse à monter et à descendre des collines et des lieux escarpés ; les hommes, les chevaux et les bêtes de somme périssaient accablés par la faim, la soif et la fatigue. Le quatrième jour, dès le matin, on chercha les guides : ils avaient disparu, et toutes les hauteurs du voisinage étaient couvertes d’une multitude innombrable de Turcs aboyant comme des chiens et hurlant comme des loups. Dès lors on délibéra en conseil pour savoir s’il n’était pas plus sage de revenir sur ses pas et de reprendre les chemins par lesquels on venait de passer, que d’avancer encore dans un pays qu’on ne connaissait point, qui n’offrait aucune ressource et dont les avenues étaient défendues par des hordes barbares. Cet avis, qui était comme la loi de la dure nécessité, fut adopté unanimement.

La retraite se fit d’abord en bon ordre. Les Turcs se bornèrent pendant les premiers jours à attaquer ceux qui s’écartaient de l’armée ou qui ne pouvaient la suivre. Quelques chefs, des plus braves, ayant à leur tête Bernard, duc de Carinthie, se dévouèrent aux plus grands périls, pour protéger la marche des faibles ; à la fin, surpris eux-mêmes dans des chemins difficiles, ils succombèrent avec les malheureux pèlerins qu’ils voulaient sauver. Les Turcs redoublèrent alors d’audace : armés à la légère et montés sur des chevaux agiles, ils se portaient tantôt sur les flancs, tantôt sur les derrières de l’armée ; les cavaliers teutons, montés sur des chevaux exténués par la faim, ne pouvaient se porter en avant, et leurs armes étaient bien plus pour eux un fardeau qu’un moyen d’attaque ou de défense. A toute heure du jour et même de la nuit, des milliers d’hommes et de chevaux étaient blessés par les flèches des Turcs, et l’armée se trouvait livrée à la plus horrible confusion ; l’Empereur lui-même fut atteint de deux javelots au milieu de ses chevaliers, qui ne pouvaient rien pour le défendre. A mesure qu’on avançait ainsi, le nombre des barbares s’accroissait : avec eux se multipliaient les fléaux qui désolaient l’armée ; les morts, les blessés et les malades restaient abandonnés sur les chemins. Ceux qui ne pouvaient plus marcher jetaient bas leurs armes et attendaient le trépas des martyrs ; ceux qui avaient encore quelque force cherchaient leur salut dans une fuite précipitée. Alors cette armée impériale, qui avait fait trembler l’Asie, se trouva tout à fait dispersée et comme anéantie. Le second corps des Teutons, conduit par Frédéric de Souabe et par l’évêque de Freisingen, succomba de même : à moitié vaincu parla faim, par la soif, par la difficulté des chemins et par les attaques continuelles des Turcs, il alla s’abîmer dans les montagnes voisines de Laodicée.

L’histoire garde le silence sur ce double désastre. Ce n’est que d’après quelques mots d’Odon de Deuil que nous avons pu suivre confusément cette longue et terrible agonie d’une armée qui périt sans avoir combattu et dont on peut à peine savoir si quelque gloire fut mêlée à sa fin. L’empereur Conrad arriva à Nicée avec le petit nombre de ses guerriers qu’avaient épargnés la faim et le glaive des Turcs. Lorsqu’il se rendit au camp de Louis VII, dit Odon de Deuil, les deux monarques s’embrassèrent avec cordialité et se donnèrent des baisers tout mouillés des larmes de la compassion ; ils jurèrent d’achever ensemble leur pèlerinage et de ne plus se quitter. Mais Conrad ne tint point sa promesse : il devait se trouver mal à l’aise au milieu des croisés, dont il avait terni la gloire et compromis la cause ; il revint à Constantinople, où il fut reçu à bras ouverts, car la défaite des Latins et la ruine d’une armée de l’Occident n’avaient rien qui pût déplaire à la cour de Manuel.

Louis VII poursuivit sa marche, suivant les côtes de la mer. Cette route offrait plus de ressources que les deux autres pour l’approvisionnement d’une armée. Odon de Deuil parle de trois fleuves que traversa l’armée française dans la même journée : nous pensons que ces trois fleuves étaient le Tartius, l’Œsépus et le Granique. Parmi les villes que les soldats de la croix purent voir en côtoyant la Propontide et l'Hellespont, on peut nommer Cyzique, Priapus, Lampsaque, Abydos. Les pèlerins ne connaissaient ni l’histoire, ni les noms de ces antiques cités ; sur ces rivages poétiques, ils ne cherchaient que des vivres, et n’en trouvaient pas toujours, car les violences d’une multitude indisciplinée effrayaient les habitants, qui fuyaient à leur approche, emportant avec eux tout ce qu’ils possédaient. En expliquant le récit d’Odon de Deuil d’après la connaissance des lieux, on juge que les croisés ne passèrent point par la plaine de Troie et qu’ils ne traversèrent ni le Simoïs ni le Scamandre. Nous sommes porté à croire que l’armée de Louis VII, parvenue à l’embouchure du Rhodius, prit une route qui existe encore aujourd’hui et qui conduit des Dardanelles à Pergame. Laissant à sa droite le mont Ida, elle arriva à Smyrne, puis à Éphèse, où elle s’arrêta quelques jours pour célébrer les fêtes de Noël.

L’armée traversa le Caïstre et parvint bientôt dans la grande plaine du Méandre. C’est là que les croisés français virent pour la première fois les Turcs : une multitude de barbares s’étaient assemblés en ce lieu pour disputer à l’armée de la croix le passage du fleuve. Ils étaient enhardis par leurs victoires sur les Allemands. Le Méandre avait été grossi par les eaux de pluies ; le passage était difficile et dangereux en présence de l’ennemi. Rien n’arrêta les croisés français, animés par l’exemple de leur roi. On avait fait placer au centre de l’armée les bagages avec la foule des pèlerins sans armes ; en avant, derrière et sur les flancs, était rangée en bataille l’élite des guerriers ; l’armée traversa ainsi le fleuve ; les Turcs furent partout repoussés et laissèrent au loin la plaine couverte de leurs morts. Ce passage du Méandre était le premier triomphe de la croisade ; aussi les pèlerins l’attribuèrent-ils à l’intervention de la puissance divine. Plusieurs d’entre eux avaient vu un cavalier aux armes blanches qui passait le fleuve avec l’armée chrétienne et lui montrait le chemin de la victoire.

Les croisés arrivèrent, en deux jours de marche, à Laodicée, ville située sur le Lycus. Là, ils purent entendre parler de la défaite des croisés teutons ; on leur montrait, dans le voisinage, les montagnes qui avaient vu périr l’armée conduite par le frère de l’empereur Conrad. Ces souvenirs si récents auraient dû leur servir de leçon elles avertir au moins de se tenir sur leurs gardes ; mais ils venaient de triompher des Turcs, et la prudence ne pouvait guère leur faire entendre sa voix le lendemain d’une bataille gagnée. Les croisés prirent le chemin de Satalie : il leur fallait traverser les chaînes du Cadmus, aujourd’hui Raba-Dagh. Le lendemain de leur départ de Laodicée, ils arrivèrent, vers le milieu du jour, au pied d’une montagne qui n’a point de nom sur la carte et qu’Odon de Deuil appelle montagne exécrable. La route qu’ils devaient suivre était comme suspendue entre des précipices et d’énormes rochers entassés les uns sur les autres. Toute l’armée s’avançait, divisée en trois corps : l’avant-garde, l’arrière-garde, et le centre, où se trouvaient les bagages et le peuple des pèlerins. Un des barons, Geoffroi de Rançon, commandait l’avant- garde ; il avait ordre de s’arrêter sur la montagne et d’y attendre le reste de l’armée ; malheureusement, et c’est ici qu’il faut déplorer l’indiscipline des chefs comme des soldats, il n’obéit point à l’ordre qu’il avait reçu. Après avoir franchi les chemins les plus difficiles, il poursuivit sa route, et alla dresser ses tentes dans une vallée située au revers de la montagne. Le reste de l’armée s’avançait lentement ; le centre, avec les bagages, avec la multitude sans armes, pressé dans d’étroits sentiers et marchant sur le bord des abîmes, se trouva tout à coup dans un effroyable désordre : les bêtes de somme tombaient du haut des rocs escarpés, et entraînaient dans leur chute tout ce qu’elles rencontraient ; les rochers qui se détachaient de la montagne multipliaient les ravages ; le jour baissait, et le gouffre se remplissait de plus en plus des débris de l’armée. Les Turcs, qui n’avaient point cessé de suivre les croisés et d’épier le moment de les attaquer avec avantage, profitent de cette horrible confusion et se jettent tout à coup sur la foule éperdue des pèlerins. Cette multitude sans défense tombe de toutes parts sous le glaive. Des cris, répétés par les échos des monts, vont avertir le roi, qui se trouvait à l’arrière-garde. Louis VII, avec les chevaliers que le péril rassemble autour de lui, accourt au lieu du combat. Après une lutte terrible, le centre de l’armée se trouve dégagé de l’attaque des barbares et continue sa marche ; alors le roi et ses chevaliers intrépides restent seuls aux prises avec les Turcs. Dans cette mêlée Louis VII perdit son escorte peu nombreuse mais illustre. A cet endroit de sa narration, le moine de Saint-Denis ne peut retenir ses larmes, et son cœur se brise, lorsqu’il voit les plus belles fleurs de la France se faner avant d’avoir porté des fruits sous les murs de Damas. Tous les guerriers qui combattaient avec Louis VII étaient tombés à ses côtés. Resté seul, le roi saisit les branches d’un arbre et s’élance sur le haut d’un rocher ; là, il reçoit sur sa cuirasse les flèches lancées de loin contre lui, et de son glaive sanglant il abat les têtes et les mains de ceux qui osent approcher. Son courage et la nuit sombre le sauvèrent. Il monta un cheval abandonné et rejoignit son avant-garde. Son arrivée au camp donna une vive joie à tous ceux qui pleuraient sa mort ; mais, comme il était couvert de sang et qu’il revenait seul, on jugea combien cette journée était malheureuse. De grands feux restèrent allumés toute la nuit, pour que les croisés échappés au glaive des Turcs pussent rejoindre l’armée ; mais personne ne revint.

Guillaume de Tyr déplore cette sanglante défaite des chrétiens, et sa piété s’étonne que Dieu ait accorde ainsi la victoire aux peuples ennemis de son nom : « Pourquoi donc, ô bon Jésus ! s’écrie-t-il, pourquoi ce peuple qui vous était si dévoué et qui allait adorer la trace de vos pas à Jérusalem, est-il vaincu et détruit par ceux qui vous haïssent ? » Tant de malheur et tant de honte devaient retomber sur Geoffroi de Rançon. Dans l’armée on demanda de toutes parts la punition d’une désobéissance, cause de tant de maux. Mais durant cette journée fatale, tout le monde avait manqué aux lois de la discipline, tout le monde avait fait des fautes ; on s’en rapporta à la Providence pour les punir.

Une si affreuse calamité devait néanmoins être une leçon. Le grand maître du Temple était venu au-devant du roi de France avec beaucoup de chevaliers ; leur troupe était très-disciplinée, et les croisés la prirent pour exemple. Le roi donna le commandement suprême de l’armée à un vieux guerrier nommé Gilbert. Les grands et les petits, le roi lui-même, maître des lois, jurèrent d’obéir à ce chef expérimenté et à tous ceux qu’il désignerait pour exécuter ses ordres. Fortifiée ainsi par une discipline sévère, l’armée poursuivit sa marche vers Satalie. Elle fut quatre fois attaquée par les Turcs, et quatre fois elle les repoussa vigoureusement. Les chemins étaient difficiles, on manquait de vivres, mais nul ne se plaignait. Les victoires sur les infidèles, dit Odon de Deuil, étaient pour les croisés français une distraction qui leur faisait oublier les misères du voyage. Comme l’ennemi avait tout ravagé sur le passage des pèlerins, ils tuèrent les chevaux qui ne pouvaient plus marcher, et se nourrirent de leur chair ; tous se contentaient de cet aliment, même les riches, surtout lorsqu’ils pouvaient y joindre de la farine cuite sous la cendre. Ce n’est qu’après douze journées de marche que les croisés arrivèrent à Satalie.

Satalie, ou Attalie, bâtie à la pointe du golfe de ce nom, était habitée par des Grecs et gouvernée au nom de l’empereur de Constantinople. Les Turcs occupaient les forteresses du voisinage et répandaient la désolation dans toute la contrée. Les habitants de Satalie, enfermés dans leurs remparts, refusèrent de recevoir l’armée chrétienne. Dès lors cette armée ne put voir de terme à ses souffrances, et la multitude des pèlerins presque nus et manquant de tout, se vit obligée, en présence de l’ennemi, au milieu de la saison la plus rigoureuse, de camper pendant plus d’un mois dans les plaines voisines, chaque jour exposée à périr par la faim, par le froid et par le glaive. A mesure que les croisés perdaient toute espérance de voir finir leurs maux, leur résignation et leur courage les abandonnaient. Louis VII ayant rassemblé un conseil, les seigneurs et les barons lui représentèrent que les soldats de la croix, sans chevaux, sans armes, sans vivres, ne pouvaient plus supporter ni les travaux de la guerre, ni les fatigues du voyage. Il ne nous reste plus, ajoutaient-ils, d’autre ressource que de nous abandonner aux périls de la mer. Le roi ne partageait pas leur avis, et voulait qu’on embarquât seulement la multitude des pèlerins qui embarrassaient la marche de l’armée. « Pour nous, leur « disait-il, nous redoublerons de courage, et nous suivrons la route qu’ont suivie nos pères, vainqueurs « d’Antioche et de Jérusalem. Tant qu’il me restera quelque chose, je le partagerai avec mes compagnons ; « quand je n’aurai plus rien, qui de vous ne supportera avec moi la pauvreté et la misère ? » Les barons, touchés de ce discours, jurèrent de mourir avec leur roi, mais ils ne voulaient point mourir sans gloire. Animés par l’exemple de Louis, ils pouvaient triompher des Turcs, franchir les déserts, braver tous les périls ; mais ils étaient sans défense contre la famine et contre la perfidie des Grecs. Ils reprochèrent à Louis VII de n’avoir point suivi les conseils de l’évêque de Langres, d’avoir pardonné à des ennemis plus cruels que les musulmans, plus dangereux que les tempêtes et les écueils de la mer.

Comme, à la suite de ce conseil, des murmures s’élevaient contre les Grecs dans l’armée chrétienne, le gouverneur de Satalie craignit les effets du désespoir, et vint proposer à Louis VII des vaisseaux pour embarquer tous les croisés. Cette proposition fut acceptée, mais on attendit pendant plus de cinq semaines les vaisseaux promis, et les navires qui arrivèrent ne se trouvèrent ni assez grands ni assez nombreux pour embarquer toute l’armée chrétienne. Les croisés virent alors l’abîme de maux dans lequel ils allaient tomber ; telle était leur résignation ou plutôt l’état déplorable de leur armée, qu’ils ne commirent aucune violence envers les Grecs, et ne menacèrent point une ville qui refusait de les secourir.

Une foule de pauvres pèlerins, parmi lesquels on voyait des barons et des chevaliers, se présentèrent devant le roi, et lui parlèrent en ces termes : « Nous n’avons pas de quoi payer notre passage, et nous ne pouvons pas vous suivre en Syrie ; nous restons ici accablés par la misère et par la maladie ; quand vous nous aurez quittés, nous serons livrés aux plus grands périls, et la rencontre des Turcs est le moindre des malheurs que nous ayons à redouter. Rappelez-vous que nous sommes des Français, que nous sommes des chrétiens ; donnez-nous des chefs qui puissent nous consoler de votre absence et nous aider à supporter la fatigue, la faim, la mort, qui nous attendent loin de vous. » Louis, pour les rassurer, leur adressa les paroles les plus touchantes, et leur fit distribuer des sommes considérables. Il leur prodigua des secours, dit Odon de Deuil, comme s’il n’eût rien perdu ou qu’il n’eût besoin de rien pour lui-même. Il fit venir le gouverneur de Satalie, et lui donna cinquante marcs d’argent pour soigner les malades qui restaient dans la ville, et pour faire conduire l’armée de terre jusque sur les côtes de Cilicie.

Louis VII donna pour chefs à tous ceux qui ne pouvaient s’embarquer, Thierri, comte de Flandre, et Archambaud de Bourbon. Il monta ensuite sur la flotte qu’on lui avait préparée, avec la reine Eléonore, les principaux seigneurs de sa cour et ce qui restait de sa cavalerie. A l’aspect des croisés qu’il laissait à Satalie, le roi de France ne put retenir ses larmes. Une multitude de pèlerins assemblés sur la rive suivaient des yeux le vaisseau qu’il montait, en faisant des vœux pour son voyage ; et, lorsqu’ils l’eurent perdu de vue, ils ne songèrent qu’à leurs propres dangers, et tombèrent dans un morne abattement.

Le lendemain du départ de Louis VII, les pèlerins, qui attendaient l’escorte et les guides qu’on leur avait promis, virent arriver les Turcs, accourus de toutes les contrées voisines. Il se livra plusieurs combats dans lesquels les chrétiens se défendirent vaillamment ; mais les infidèles renouvelaient chaque jour leurs attaques. Les croisés, affaiblis par la fatigue et par la faim, accablés par leurs ennemis, demandèrent en vain un asile dans les murs de Satalie. Les Grecs se montrèrent impitoyables. Il ne restait plus aux malheureux pèlerins aucun moyen de salut. L’excès de leur misère, abattant leur courage, les rendit comme insensibles à leurs propres périls : ils ne cherchaient plus leurs drapeaux ; ils semblaient fuir leurs compagnons ; ils ne connaissaient plus, ne suivaient plus leurs chefs. Ces chefs eux-mêmes n’écoutaient plus ni la religion, ni l’humanité, ni l’honneur. Au milieu du plus horrible désordre, Archambaud de Bourbon et le comte de Flandre ne songent qu’à éviter la mort, et se jettent dans un vaisseau, laissant sur la rive une multitude éperdue qui leur tendait des mains suppliantes et remplissait l’air de ses cris déchirants.

Deux troupes de pèlerins, l’une de trois mille, l’autre de quatre mille, animées par le désespoir, résolurent de marcher vers la Cilicie. Ils n’avaient point de bateaux pour traverser plusieurs rivières débordées ; ils n’avaient point d’armes pour combattre les Turcs ; ils périrent presque tous. D’autres qui les suivirent eurent le même sort. Les malades restés dans Satalie périrent aussi sans qu’on pût savoir quelle avait été leur fin. L’histoire n’a conservé qu’avec peine quelques détails de ces effroyables désastres ; et c’est ici qu’on doit répéter les expressions des vieilles chroniques : « Dieu seul connaît le nombre des martyrs dont le sang coula sous le glaive des Turcs et même sous le fer des Grecs. »

Plusieurs chrétiens égarés par le désespoir crurent que le Dieu qui les laissait en proie à tant de maux n’était point le Dieu véritable. Trois mille d’entre eux embrassèrent la foi de Mahomet et se réunirent aux musulmans, qui prirent pitié de leur misère. « Ô pitié plus cruelle que la perfidie ! s’écrie un chroniqueur ; les infidèles, qui donnaient du pain aux chrétiens, leur enlevèrent leur religion ! » Les Grecs de Satalie ne jouirent pas longtemps du fruit de leur trahison : ils furent tour à tour dépouillés par les Turcs et par les agents du fisc impérial. L’air, empoisonné par les cadavres de leurs victimes, répandit dans leurs murs le deuil et la mort. Ainsi ce peuple qui s’était montré sans pitié pour le malheur, fut lui-même en proie à toutes sortes de maux. Peu de temps après le départ de Louis VII et le désastre des croisés, Satalie se trouvait presque sans habitants, et ses ruines abandonnées, pour exprimer l’opinion des contemporains, attestèrent dans la suite aux voyageurs et aux pèlerins l’inévitable justice de Dieu.

Lorsque Louis arriva dans la principauté d’Antioche, il avait perdu les trois quarts de son armée ; mais il n’en fut pas accueilli avec moins d’empressement par Raymond de Poitiers. Le peuple et le clergé étaient venus processionnellement à la rencontre du roi. Les Français qui l’accompagnaient oublièrent au milieu des plaisirs les fatigues d’un long voyage et la mort déplorable de leurs compagnons. Antioche avait alors dans ses murs la comtesse de Toulouse, la comtesse de Blois, Sibylle de Flandre, Maurille, comtesse de Roussy, Talcquery, duchesse de Bouillon, et plusieurs autres dames célèbres par leur naissance ou par leur beauté. Les fêtes que leur donna Raymond reçurent surtout leur éclat de la présence d'Éléonore de Guienne. Cette jeune princesse, fille de Guillaume IX et nièce du prince d’Antioche, joignait les dons les plus séduisants de l’esprit aux grâces de la figure ; elle s’était fait admirer à Constantinople, et n’avait point trouvé de rivale à la cour de Manuel. On lui reprochait, avec quelque raison, d’avoir plus de désir de plaisir qu’il ne convient à une reine chrétienne. Une piété sincère, l’envie de faire pénitence, ne la conduisaient point à Jérusalem. Les fatigues, les dangers d’un long pèlerinage, les malheurs des croisés, le souvenir des saints lieux, toujours présents à l’esprit des pèlerins, n’avaient point affaibli son goût trop vif pour les plaisirs et son extrême penchant à la galanterie.

Raymond de Poitiers, au milieu des fêtes données à la reine Éléonore, ne négligeait point les intérêts de sa principauté. Il voulait affaiblir la puissance de Noureddin, le plus redoutable ennemi des colonies chrétiennes, et désirait ardemment que les croisés voulussent l’aider dans cette entreprise : les caresses, les prières, les présents, rien ne fut épargné pour les engager à prolonger leur séjour dans ses États. Le prince d’Antioche s’adressa d’abord au roi de France, et lui proposa, dans le conseil des barons, d’assiéger Alep et d’autres places voisines. Comme les ennemis les plus formidables des chrétiens arrivaient toujours des rives du Tigre et de l’Euphrate, il n’y avait pas de moyen plus sûr de prévenir leurs invasions que de s’emparer des villes qu’ils trouvaient sur leur passage et qui étaient pour eux comme les portes de la Syrie. Que de malheurs avaient affligé les colonies chrétiennes, parce qu’on avait laissé ces villes aux mains des barbares ! On n’avait point oublié la captivité de Bohémond, compagnon de Godefroy, celle d’un roi de Jérusalem, la mort de Roger et de tant d’autres princes surpris et vaincus par les Turcomans et par les hordes accourues de la Perse, des bords de la mer Caspienne et du territoire de Mossoul. Pouvait-on oublier la prise d’Édesse, qui venait de remplir d’effroi toute la chrétienté, et les menaces du farouche conquérant de la Mésopotamie, qui avait juré de s’emparer d’Antioche et de soumettre Jérusalem aux lois de l’islamisme ? Toutes ces raisons et plusieurs autres, que faisait valoir Raymond de Poitiers, ne pouvaient être appréciées par des guerriers arrivés de l’Occident et qui ne connaissaient ni la situation des colonies chrétiennes, ni la puissance de leurs ennemis. Louis VII répondit qu’il avait fait vœu d’aller au saint sépulcre, qu’il avait pris la croix pour accomplir ce vœu, que, depuis son départ de France, il avait éprouvé beaucoup de malheurs, et qu’il ne pouvait pas songer à de nouvelles entreprises ; il ajoutait qu’après avoir rempli ses religieuses promesses de pèlerin, il écouterait volontiers le prince Raymond et les autres seigneurs de Syrie pour tout ce qui concernerait les avantages de la chrétienté dans ce pays.

Le prince d’Antioche ne se laissa point décourager par cette réponse. Il mit tous ses soins à toucher le cœur de la reine, et résolut de faire servir l’amour à ses desseins. Guillaume de Tyr, qui nous a laissé le portrait de Raymond, nous apprend qu’il était d’un parler doux et affable, représentant dans son habitude et contenance je ne sais quelle grâce singulière et maintien d’un excellent et magnanime prince. Il entreprit de persuader à la reine Éléonore de prolonger son séjour dans la principauté d’Antioche. On était alors au commencement du printemps : les bords riants de l’Oronte, les bosquets de Daphné, le beau ciel de la Syrie, devaient sans doute seconder l’éloquence de Raymond. La reine, séduite par les prières de ce prince, subjuguée par les hommages d’une cour voluptueuse et brillante, et, si l’on en croit les historiens, par des plaisirs et des penchants indignes d’elle, sollicita vivement le roi de retarder son départ pour la ville sainte. Louis VII avait une dévotion austère, un esprit défiant et jaloux : les motifs qui retenaient la reine à Antioche ne faisaient que l’affermir lui-même dans sa résolution d’aller à Jérusalem. Les instances d’Éléonore lui donnèrent des soupçons, et ces soupçons le rendirent inébranlable. Alors Raymond, trompé dans son attente, fit éclater ses plaintes et ne songea qu’à se venger. Ce prince, dit Guillaume de Tyr, était impétueux dans ses volontés, et d’une telle colère, que lorsqu’il était courroucé, il n’y avait en lui ni rime ni raison. Il fit passer 50 facilement son indignation dans l’âme d’Eléonore. Cette princesse annonça hautement le projet de se séparer de Louis VII et de faire casser son mariage, sous prétexte de parenté. Raymond lui-même jura d’employer la force et la violence pour retenir sa nièce dans ses États. Enfin, le roi de France, outragé comme souverain et comme époux, résolut de précipiter son départ, et fut obligé d’enlever sa propre femme et de la ramener de nuit dans son camp.

La conduite de la reine dut scandaliser les infidèles et les chrétiens de l’Orient. Son exemple pouvait avoir des suites funestes dans une armée où se trouvaient un grand nombre de femmes. Parmi la foule des chevaliers et même des musulmans qui, pendant son séjour à Antioche, attirèrent tour à tour les regards d’Éléonore, on citait un jeune Turc qui avait reçu d’elle des présents et pour lequel elle voulait abandonner le roi de France. Dans ces choses-là, remarque ingénieusement Mézeray, on en dit souvent plus qu’il n’y en a ; mais quelquefois aussi il y en a plus qu’on n’en dit. Quoi qu’il en soit, Louis VII ne put oublier son déshonneur et se crut obligé, quelques années après, de répudier Eléonore, qui épousa Henri II et donna le duché de Guienne à l’Angleterre, ce qui fut pour la France une des suites les plus déplorables de cette seconde croisade.

Le roi et les barons de Jérusalem, redoutant le séjour de Louis VII à Antioche, lui envoyèrent des députés pour le conjurer, au nom de Jésus-Christ, de presser sa marche vers la Palestine. Le roi de France se rendit à leurs vœux, et traversa la Syrie et la Phénicie, sans s’arrêter à la cour du comte de Tripoli, qui avait les mêmes projets que Raymond de Poitiers. Son arrivée dans la terre sainte excita le plus vif enthousiasme, et ranima les espérances des chrétiens. Le peuple de Jérusalem, les princes, les prélats, sortirent au-devant de lui, portant dans leurs mains des branches d’olivier et chantant ces paroles par lesquelles on salua le Sauveur du monde : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Vers le même temps, l’empereur d’Allemagne, après avoir quitté l’Europe avec une puissante armée, n’étant plus suivi que de quelques-uns de ses barons, était arrivé dans la terre sainte, non point avec la magnificence d’un grand prince, mais avec l’humilité d’un pèlerin. Les deux monarques pleurèrent sur les malheurs qu’ils avaient soufferts, et, réunis dans l’église de la Résurrection, adorèrent ensemble les profonds décrets de la Providence.

Baudouin III, qui régnait alors à Jérusalem, jeune prince d’une grande espérance, aussi impatient d’accroître sa renommée que d’étendre son royaume, ne négligea rien pour obtenir la confiance des croisés et presser la guerre qu’on devait faire aux musulmans. Une assemblée nombreuse fut convoquée à Ptolémaïs. L’empereur Conrad, le roi de France, le jeune roi de Jérusalem, s’y rendirent accompagnés de leurs barons et de leurs chevaliers. Les chefs des armées chrétiennes et les chefs du clergé délibérèrent ensemble sur la guerre sainte, en présence de la reine Mélisende, de la marquise d’Autriche et de plusieurs dames françaises et allemandes qui avaient suivi les croisés en Asie. Dans cette brillante réunion, les chrétiens s’étonnèrent de ne point apercevoir la reine Éléonore de Guienne, et se rappelèrent avec douleur le séjour d’Antioche. L’absence de Raymond de Poitiers, des comtes d’Édesse et de Tripoli, qui n’avaient point été appelés à cette assemblée, dut aussi faire naître de tristes pensées et présager les malheureux effets de la discorde parmi les chrétiens d’Orient.

Le nom de l’infortuné Josselin fut à peine prononcé dans le conseil des barons et des princes ; on ne parla point de la ville d’Édesse, dont la perte avait fait prendre les armes à l’Occident, ni de la conquête d’Alep, proposée par Raymond d’Antioche. Depuis le commencement du règne de Baudouin, les princes et les seigneurs de la Palestine avaient le projet de porter leurs conquêtes au-delà du Liban et de s’emparer de Damas. Comme les chrétiens, lorsqu’ils entraient dans une province ou dans une ville musulmane, se distribuaient entre eux les terres et les maisons des vaincus, le peuple, qui habitait les montagnes stériles de la Judée, la plupart des guerriers de Jérusalem, le clergé lui-même, semblaient porter tous leurs vœux sur le territoire de Damas, qui offrait aux vainqueurs un riche butin, des habitations riantes et des campagnes couvertes de moissons. Une sage politique pouvait aussi leur inspirer le désir de devancer, pour cette conquête, les Atabeks, et surtout Noureddin, dont elle devait agrandir la puissance. Dans l’assemblée de Ptolémaïs, on résolut de commencer la guerre par le siège de Damas.

Toutes les troupes se rassemblèrent dans la Galilée, au commencement du printemps, et s’avancèrent vers Panéas, commandées par le roi de France, l’empereur d’Allemagne, le roi de Jérusalem, et précédées du patriarche, qui portait la vraie croix. L’armée chrétienne, à laquelle s’étaient réunis les chevaliers du Temple et de Saint-Jean, traversa, dans les premiers jours de juin, les chaînes de l’Anti-Liban, et vint camper près du bourg de Darie, à l’entrée de la plaine de Damas.

La ville de Damas, appelée aujourd’hui El-Cham, La Syrie, parce qu’elle en est la capitale, s’étend dans une plaine au pied de l’Anti-Liban ; elle présente une circonférence d’une lieue et demie. C’est une des cités saintes de l’islamisme, et la population musulmane qu’elle renferme est renommée par son fanatisme et par sa haine contre les giaours. Les jardins de Damas offrent une étendue de plus de sept lieues, couverte d’arbres de toute espèce. C’est comme une éclatante forêt composée d’orangers, de citronniers, de cèdres, d’abricotiers, de pruniers, de cerisiers, de pêchers, de figuiers, etc., etc. Le fleuve Barradi ou Barrada, dont les deux principales branches portaient, aux temps antiques, les noms de Pharphar et d’Abana, se subdivise en plusieurs canaux qui abreuvent de leurs flots abondants les jardins et la ville. Ézéchiel vante les vins de Damas, ses nombreux ateliers, la couleur de ses laines. Les étoffes de soie et les toiles de coton, les sucreries et les fruits secs, les selles pour les cavaliers du désert, forment aujourd’hui le principal commerce de Damas ; chaque jour des caravanes marchandes partent d’El-Cham pour tous les pays de l’Orient. Plusieurs passages de l’Écriture présentent cette ville comme un séjour de voluptés et de délices. Maintenant encore la cité des Damasquins est comptée parmi les plus riches et les plus charmantes cités des régions orientales. L’intérieur des maisons de Damas a beaucoup d’élégance et d’éclat : ce sont de véritables sanctuaires asiatiques avec des cours plantées d’orangers, de grenadiers ou de jujubiers, avec des fontaines et des jets d’eau. Une légende musulmane raconte que Mahomet, à la vue de Damas, frappé de la beauté de ce lieu, s’arrêta tout à coup, et ne voulut point descendre vers la ville. « Il n’y a qu’un seul paradis destiné à l’homme, s’écria le prophète arabe ; pour ma part, j’ai résolu de ne pas prendre le mien dans ce monde. »

Damas, une des premières cités qu’ait élevées la main de l’homme, tour à tour occupée par les Assyriens, les Perses, les Grecs, les Romains et les empereurs d’Orient, tombée sous la puissance arabe dès les premiers temps de l’hégire, était devenue une principauté musulmane. Au temps de la seconde croisade, cette principauté, attaquée tour à tour par les Francs, les Ortokides, les Atabeks, et presque réduite à sa seule capitale, appartenait à un prince musulman qui n'avait pas moins à se défendre de l’ambition des émirs que de l’invasion des ennemis étrangers. Noureddin, maître d’Alep et de plusieurs autres villes de Syrie, avait déjà plusieurs fois tenté de s’emparer de Damas, et n’abandonnait point l’espoir de la réunir à ses autres conquêtes, lorsque les chrétiens résolurent de l’assiéger.

La ville était défendue par de hautes murailles du côté de l’orient et du midi ; vers l’occident et le nord, elle n’avait pour défense que ses épais et vastes jardins, où s’élevaient de toutes parts des palissades, des murs de terre et de petites tours dans lesquelles on pouvait placer des archers. Les chroniqueurs se sont plu à nous peindre la tenue de l’armée chrétienne à son arrivée sous les murs de Damas. « Oh ! s’écrie l’auteur des Gestes de Louis VII, qu’elle était belle à voir cette armée avec ses nombreuses tentes toutes neuves, avec ses bannières de couleurs et de formes variées, voltigeant au gré des vents ! Les musulmans, du haut de leurs remparts, frémirent à cet aspect : leur terreur n’avait rien d’étonnant, car ils savaient qu’ils avaient à combattre la fleur de la noblesse française. » Les croisés, prêts à commencer le siège, résolurent, dans un conseil, de s’emparer d’abord des jardins. On espérait y trouver de l’eau et des fruits, mais l’entreprise n’était pas sans de grandes difficultés : les vergers, qui s’étendaient jusqu’au pied de l’Anti-Liban, présentaient comme un grand bois touffu traversé par d’étroits sentiers où deux hommes avaient peine à marcher de front. Les infidèles avaient élevé partout des retranchements où ils pouvaient résister sans péril aux attaques des croisés. Rien ne put cependant ralentir la bravoure et l’ardeur de l’armée chrétienne, qui pénétra de plusieurs côtés dans les jardins. Du haut des tourelles, du milieu des enceintes fermées de murailles, du sein des arbres touffus, partaient des nuées de traits et de javelots. Chaque pas que faisaient les chrétiens dans ces lieux couverts était marqué par un combat opiniâtre. Cependant les infidèles, attaqués sans relâche, furent à la fin forcés d’abandonner leurs positions. Le roi de Jérusalem marchait le premier à la tête de son armée et des chevaliers de Saint-Jean et du Temple ; après les chrétiens d’Orient s’avançaient les croisés français, commandés par Louis VII. L’empereur d’Allemagne, qui avait rassemblé les débris de ses troupes, formait le corps de réserve, et devait garantir les assiégeants des surprises de l’ennemi.

Le roi de Jérusalem poursuivait les musulmans avec ardeur ; ses soldats se précipitaient avec lui dans les rangs ennemis, et comparaient leur chef à David, qui, au rapport de l’Écriture, avait vaincu un roi de Damas. Les musulmans, combattant toujours, s’étaient réunis sur les bords du Barrada, à l’ouest de la ville, pour en écarter à coups de traits et de pierres les chrétiens accablés par la chaleur, la soif et la fatigue. En vain les guerriers commandés par Baudouin s’efforcèrent plusieurs fois d’enfoncer l’armée des infidèles : ils trouvèrent toujours une résistance invincible. Ce fut alors que l’empereur d’Allemagne signala sa bravoure par un fait d’armes digne des héros de la première croisade. Suivi d’un petit nombre des siens, il traverse l’armée française, que la difficulté des lieux empêchait de combattre, et vient prendre place à l’avant-garde des croisés. Rien ne résiste à son attaque impétueuse : tous les ennemis qu’il rencontre tombent sous ses coups, lorsqu’un musulman, d’une taille gigantesque et couvert de ses armes, s’avance au-devant de lui pour le défier. Le prince allemand vole aussitôt à la rencontre du guerrier. A la vue de ce combat singulier, les deux armées immobiles attendaient dans la crainte qu’un des deux champions eût terrassé son adversaire pour recommencer la bataille. Bientôt le guerrier musulman est renversé de son cheval : Conrad, d’un coup d’épée déchargé sur l’épaule de son ennemi, avait partagé son corps en deux parties. Ce prodige de force et de valeur redoubla l’ardeur des chrétiens et jeta l’effroi parmi les infidèles, qui dès lors se préparèrent à chercher leur sûreté dans la ville, et laissèrent les croisés maîtres des bords de la rivière.

Les auteurs orientaux parlent de l’effroi des habitants de Damas après la victoire des chrétiens. Les musulmans couchèrent sur la cendre pendant plusieurs jours ; on exposa au milieu de la grande mosquée le Coran recueilli par Osman ; les femmes, les enfants, se rassemblèrent autour du livre sacré, en invoquant le secours de Mahomet contre leurs ennemis. Déjà les assiégés songeaient à abandonner la ville ; ils placèrent dans les rues, vers l’entrée des jardins, de grosses poutres, des chaînes et des amas de pierres, afin d’arrêter la marche des assiégeants et de se donner ainsi le temps de fuir avec leurs richesses et leurs familles par les portes du nord et du midi.

Les chrétiens étaient si persuadés qu’ils allaient se rendre maîtres de Damas, qu’on ne s’occupa plus, parmi les chefs, que de savoir à qui serait donnée la souveraineté de la ville. La plupart des barons et des seigneurs qui se trouvaient dans l’armée chrétienne implorèrent la faveur du roi de France et de l’empereur d’Allemagne, et négligèrent tout à coup le siège de la place pour en briguer la possession. Thierri d’Alsace, comte de Flandre, venu deux fois dans la Palestine avant la croisade et qui avait abandonné à sa famille toutes ses possessions en Europe, sollicita la principauté de Damas plus vivement que tous les autres, et l’emporta sur ses concurrents et ses rivaux. Cette préférence fit naître la jalousie et porta le découragement dans l’armée. Tant que la ville qu’on allait conquérir était promise à leur ambition, les chefs se montrèrent pleins de zèle et d’ardeur ; mais, lorsqu’ils furent sans espérance, les uns restèrent dans l’inaction, les autres ne regardèrent plus la gloire des chrétiens comme leur propre cause, et cherchèrent à faire échouer une entreprise dont ils ne devaient tirer aucun avantage.

Les chefs des assiégés profitèrent de cette disposition des esprits pour ouvrir des négociations avec les croisés. Leurs menaces, leurs promesses, leurs présents achevèrent de détruire ce qui restait de zèle et d’enthousiasme parmi les chrétiens. Ils s’adressaient surtout aux barons de Syrie, et les exhortaient à se défier des guerriers venus, disaient-ils, de l’Occident pour s’emparer des villes chrétiennes de l’Asie. Ils les menaçaient de livrer Damas au sultan de Mossoul, ou bien au nouveau maître de l’Orient, Noureddin, auquel rien ne pouvait résister et qui s’emparerait bientôt du royaume de Jérusalem. Les barons de Syrie, soit qu’ils fussent entraînés par ces discours, soit qu’au fond de l’âme ils craignissent les entreprises des Francs qui étaient venus les secourir, ne s’occupèrent plus que de ralentir les opérations d’un siège qu’ils avaient eux-mêmes désiré avec ardeur. Abusant de la confiance des croisés, ils proposèrent un avis qu’on adopta trop légèrement et qui acheva de ruiner toutes les espérances qu’on avait fondées sur cette croisade.

Dans une réunion, les barons de Syrie conseillèrent de changer l’attaque de la place : le voisinage des jardins et de la rivière, disaient-ils, empêchait qu’on ne plaçât les machines de guerre d’une manière avantageuse. L’armée chrétienne, dans la position qu’elle occupait, pouvait être surprise et courait le danger d’être enfermée par l’ennemi sans pouvoir se défendre : il paraissait plus sûr et plus facile de livrer un assaut à la ville du côté du midi et de l’orient.

La plupart des chefs avaient plus de valeur que de prudence : la confiance que leur inspirait la victoire leur faisait croire tout possible ; d’ailleurs ils ne pouvaient se défier des chrétiens d’Orient, qui étaient leurs frères et pour lesquels ils avaient pris les armes. La crainte de voir traîner le siège en longueur fit adopter l’avis des barons de Syrie. Après avoir changé son point d’attaque, l’armée chrétienne, au lieu de trouver un accès facile dans la place, ne vit devant elle que des tours et des remparts inexpugnables ; de plus, l’espace dont elle venait de prendre possession ne lui offrait aucune ressource : c’était un terrain sans eau et d’une stérile nudité. A peine les croisés venaient-ils d’asseoir leur nouveau camp, que la ville de Damas reçut dans ses murs une troupe de vingt mille Curdes et Turcomans déterminés à la défendre. Les assiégés, dont le courage était relevé par la présence de ces auxiliaires, se revêtirent, dit un historien arabe, du bouclier de la victoire, et firent plusieurs sorties dans lesquelles ils obtinrent l’avantage sur les chrétiens. Les croisés livrèrent plusieurs assauts à la ville, et furent toujours repoussés. Campés sur un sol aride, ils manquaient de tout : les campagnes voisines avaient été dévastées par les infidèles, et les blés échappés aux ravages de la guerre étaient cachés dans des souterrains qu’on ne pouvait découvrir. L’armée chrétienne allait être en proie à toutes les horreurs de la famine. Alors la discorde se ralluma parmi les assiégeants : on ne parla plus dans le camp des croisés que de perfidie et de trahison ; les chrétiens de Syrie et les chrétiens d’Europe ne réunissaient plus leurs efforts pour attaquer la ville. Bientôt on apprit que les sultans d’Alep et de Mossoul arrivaient avec une armée nombreuse : on désespéra de prendre Damas, et le siège fut levé. Ainsi les chrétiens, sans avoir éprouvé leur constance et leur courage, abandonnèrent au bout de quelques jours une entreprise dont les préparatifs avaient occupé l’Europe et l’Asie.

Une des circonstances de ce siège les plus dignes de remarque, c’est qu’Ayoub, le chef de la dynastie des Ayoubites, commandait alors les troupes de Damas et qu’il avait auprès de lui son fils, le jeune Saladin, qui devait un jour porter des coups si funestes aux chrétiens et se rendre maître de Jérusalem. Le fils aîné d’Ayoub ayant été tué dans une sortie, les habitants de Damas lui élevèrent un tombeau de marbre, qu’on voyait encore plusieurs siècles après sous les remparts de la ville.

Un vieux prêtre musulman, qui avait passé plus de quarante ans dans une caverne du voisinage, fut obligé de quitter sa retraite et de chercher un refuge dans les murs qu’assiégeaient les chrétiens. Il regrettait sa solitude, troublée par le bruit de guerre, et brûlait de cueillir la palme du martyre. Malgré les représentations de ses disciples, il s’avança sans armes au-devant des croisés, trouva sur le champ de bataille la mort qu’il désirait, et fut honoré comme un saint par le peuple de Damas.

Si l’on en croit les historiens arabes, les ecclésiastiques ne négligèrent aucun moyen de ranimer l’enthousiasme des soldats du Christ. Dans un combat livré près de la ville, on vit s’avancer entre les deux armées un prêtre en cheveux blancs, monté sur une mule et portant une croix à la main ; il exhortait les chrétiens à redoubler de bravoure et d’ardeur, et leur promettait, au nom de Jésus-Christ, la conquête de Damas. Les musulmans dirigeaient tous leurs traits contre lui ; les croisés se pressaient à ses côtés pour le défendre. Le combat fut vif et sanglant ; le prêtre tomba enfin percé de coups sur des monceaux de morts, et les chrétiens abandonnèrent le champ de bataille.

La plupart des auteurs arabes et des chroniqueurs latins racontent le siège de Damas avec des circonstances différentes ; néanmoins tous s’accordent à dire que la retraite fut l’ouvrage de la trahison. Un chroniqueur, témoin oculaire, assure que les chefs de Damas envoyèrent secrètement des émissaires aux barons syriens leur promettant de grands trésors s’ils voulaient seulement persuader au roi de France d’abandonner le lieu où l’armée était campée. « Ces barons, dont l’histoire n’a pas voulu prononcer les noms, dit le chroniqueur pour épargner à leurs descendants la honte d’un tel souvenir, conseillèrent à Louis de passer de l’autre côté de Damas. Ô douleur ! on suivit leur avis. » Suivant un historien oriental, le roi de Jérusalem reçut des habitants de Damas des sommes considérables, mais il fut trompé par les assiégés, qui lui donnèrent des pièces de plomb revêtues d’une feuille d’or.

Quelques chroniqueurs latins accusent en cette occasion l’avidité des templiers ; d’autres laissent tomber leurs soupçons sur Raymond, prince d’Antioche, qui brûlait de se venger du roi de France. Guillaume de Tyr, déplorant la retraite des croisés, expose avec impartialité les jugements divers qu’on avait portés sur cet événement : les uns l’attribuaient à l’esprit de jalousie et de rivalité qui animait les chefs de l’armée chrétienne ; les autres pensaient que plusieurs des princes et des barons s’étaient laissé corrompre, et que Dieu, pour les punir, changea en un vil métal l’argent qu’ils avaient reçu pour trahir la cause des chrétiens. Après avoir rapporté ainsi les différentes assertions des contemporains, le grave historien du royaume de Jérusalem avoue qu’il n’a pu néanmoins découvrir la vérité, et termine son récit en invoquant la justice de Dieu contre les auteurs inconnus d’un si grand crime. Une observation qu’il n’est pas inutile de faire ici et qui s’applique à beaucoup d’événements de cette histoire, c’est que, dans les circonstances malheureuses, les chroniques sont presque toujours l’expression des sentiments de la multitude : or la multitude est toujours portée à croire que l’on est trahi lorsqu’on est vaincu. Il est probable que les chefs de la croisade eurent, pour abandonner leur entreprise, d’autres motifs que ceux que leur prêtent les chroniques ; car, s’il était vrai de dire que les princes chrétiens cédèrent à des conseils dont il leur était si facile de reconnaître la perfidie et que, par suite de ces conseils, ils furent conduits à prendre une résolution désespérée, on devrait moins s’étonner encore de la trahison dont ils furent le jouet elles victimes, que de leur crédule simplicité.

Après une tentative aussi malheureuse, on devait désespérer du succès de cette guerre : on proposa dans le conseil des chefs le siège d’Ascalon ; mais les esprits étaient aigris, les courages abattus. L’empereur d’Allemagne ne songea plus qu’à retourner en Europe, où le pape, pour le consoler de ses revers, lui donna le titre de défenseur de l’Eglise romaine. Le roi de France resta près d’une année en Palestine ; mais il n’y montra plus que la dévotion d’un pèlerin. Depuis cette époque, dit Guillaume de Tyr, les Etats chrétiens en Asie marchèrent vers une rapide décadence. Les musulmans apprirent à ne plus redouter les princes d’Occident, et ceux-là mêmes qui auparavant osaient à peine se défendre contre les Francs, n’hésitèrent plus à leur déclarer la guerre. Les croisés, de retour en Europe, exagéraient la perfidie des Grecs, les forces des musulmans, la trahison des chrétiens de Syrie : leurs discours portèrent le découragement ou l’indifférence dans tous les pays où les colonies chrétiennes d’Orient avaient jusqu’alors trouvé des défenseurs.

Un grand nombre d’écrivains contemporains ont raconté la première croisade. La seconde n’a eu que trois historiens ; et, par une singularité digne de remarque, comme s’ils avaient craint de révéler au monde les revers des soldats chrétiens, tous les trois interrompent leur récit au milieu des événements, et parlent à peine de la fin d’une expédition dont ils ont décrit longuement les préparatifs. Leur silence peut servir du moins à nous faire connaître l’opinion qu’on avait alors de la croisade.

Dans cette guerre, aucun genre de gloire ne racheta les revers des chrétiens. Les chefs commirent les mêmes fautes que Godefroy et ses compagnons : ils négligèrent, comme ceux qui les avaient devancés, de fonder une colonie dans l’Asie Mineure et de s’emparer des villes qui pouvaient protéger la marche des pèlerins vers la Syrie. On admire la patience avec laquelle ils supportèrent les outrages et les perfidies des Grecs ; mais cette modération, plus religieuse que politique, les conduisit à leur perte. On doit ajouter qu’ils méprisèrent trop les Turcs et ne s’occupèrent pas assez des moyens de les combattre. Comme dans la première guerre sainte, les chrétiens traînaient à leur suite un grand nombre d’enfants, de femmes, de vieillards, qui ne pouvaient rien pour la victoire, et qui presque toujours augmentaient le trouble et le désespoir après une défaite. Au milieu de cette multitude, la discipline ne pouvait s’établir ; les chefs d’ailleurs ne firent aucune tentative pour prévenir les effets de la licence.

Geoffroi de Rançon, dont l’imprudence fit périr la moitié de l’armée française et mit le roi de France dans le plus grand péril, n’eut d’autre punition que son repentir, et crut avoir expié sa faute en se prosternant avec ses compagnons sur le tombeau de Jésus-Christ. Ce qui nuisit encore à la discipline, ce fut le désordre des mœurs, désordre qui vint surtout de ce qu’un grand nombre de femmes avaient pris les armes et se mêlaient dans les rangs des soldats. On vit dans cette croisade une troupe d’amazones commandées par un général dont on admirait plus la parure que le courage, et que ses bottes dorées faisaient appeler la dame aux jambes d'or.

Une autre cause de la dissolution des mœurs fut l’extrême facilité avec laquelle on reçut parmi les croisés les hommes les plus corrompus, et même les malfaiteurs. Saint Bernard, qui regardait la croisade comme le chemin du ciel, y appelait les plus grands pécheurs et se réjouissait de les voir entrer ainsi dans la voie du salut. Le concile de Reims, dont l’abbé de Clairvaux était l’oracle, arrêta que les incendiaires feraient, pendant un an, le service de Dieu à Jérusalem ou en Espagne. L’ardent prédicateur de la guerre sainte ne songeait pas que les grands pécheurs enrôlés sous les bannières de la croix allaient être exposés à de nouvelles tentations, et que dans un long voyage il leur serait plus facile de pervertir leurs compagnons que de changer de conduite. Les désordres furent malheureusement tolérés par les chefs, qui croyaient le ciel toujours plein d’indulgence pour les croisés et ne voulurent pas se montrer plus sévères que lui.

Toutefois l’armée chrétienne, à côté des mœurs les plus scandaleuses, offrait les exemples d’une piété austère. Au milieu des dangers de la guerre et des fatigues d’un long pèlerinage, le roi de France remplit exactement les pratiques les plus minutieuses de la religion. On a pu voir dans ce récit que Louis VII montra plus d’une fois un touchant dévouement au peuple venu de France avec lui. La plupart des chefs le prenaient pour modèle. On faisait dans les camps plus de processions que d’évolutions militaires, et les guerriers avaient moins de confiance dans leurs armes que dans leurs prières. En général, on n’employa pas assez les moyens de la prudence humaine, et l’on se reposa un peu trop sur la Providence, qui ne protège point ceux qui s’écartent des voies de la raison et de la sagesse.

La première croisade eut deux caractères distincts : la piété et l’héroïsme. La seconde n’eut guère pour mobile qu’une piété qui tenait plus de la dévotion des cloîtres que de l’enthousiasme. On reconnaît aisément dans cette guerre l’influence des moines qui l’avaient prêchée et qui se mêlaient alors à toutes les affaires. Le roi de France ne montra dans ses malheurs que la résignation d’un martyr, et sur le champ de bataille n’eut que le courage et l’ardeur d’un soldat. L’empereur d’Allemagne ne se conduisit pas avec plus d’habileté ; il perdit tout par une folle présomption et pour avoir cru qu’il pouvait vaincre les Turcs sans le secours des Français. L’un et l’autre avaient des vues peu étendues, et manquaient de cette énergie qui produit les grandes actions. Dans l’expédition qu’ils dirigeaient, rien ne s’éleva au-dessus d’eux, et tout prit la mesure de leur caractère. Odon de Deuil attribue les malheurs des Allemands à leur intempérance : ebrii semper. Conrad accorda trop de confiance aux promesses de Manuel, qui fit avertir les Turcs et donna aux Latins des guides chargés de les tromper. Prince médiocre, Conrad s’est révélé tout entier dans une lettre qu’il écrivait à l’abbé de Corvey : « J’ai fait dans la terre sainte, disait l’empereur allemand, ce que Dieu a voulu et ce que les princes du pays m’ont permis de faire. » Cette seconde croisade ne développa point d’héroïques passions et des qualités chevaleresques ; les camps n’admirèrent point de grands capitaines, et l’époque que nous venons de décrire ne vit paraître que deux hommes de génie : celui qui avait soulevé l’Occident par son éloquence, et le sage ministre de Louis, qui devait réparer pour la France les malheurs de la croisade.

[1147.] Toutes les forces de l’Europe ne furent pas dirigées contre l’Asie. Plusieurs prédicateurs, autorisés par le Saint-Siège, avaient exhorté les habitants de la Saxe et du Danemark à prendre les armes contre quelques peuples de la Baltique, plongés encore dans les ténèbres du paganisme. Cette expédition avait pour chefs Henri de Saxe, plusieurs autres princes, un grand nombre d’évêques et d’archevêques. Une armée composée de cent cinquante mille croisés attaqua la nation barbare et sauvage des Slaves, qui ravageaient les côtes de la mer et le pays des chrétiens. Les guerriers portaient sur leur poitrine une croix rouge, au-dessous de laquelle était une figure ronde, image et symbole de la terre, qui devait être soumise aux lois de Jésus-Christ. Les prédicateurs de l’Évangile les accompagnaient dans leur marche, et les exhortaient à reculer par leurs exploits les limites de l’Europe chrétienne. Les croisés livrèrent aux flammes plusieurs temples d’idoles et détruisirent la ville de Mahclon où les prêtres du paganisme avaient coutume de se rassembler. Dans cette guerre sainte, les Saxons traitèrent un peuple païen comme Charlemagne avait traité leurs pères ; mais ils ne purent subjuguer les Slaves. Après une lutte de trois ans, les croisés de la Saxe et du Danemark se lassèrent de poursuivre un ennemi défendu par la mer et surtout par son désespoir ils firent des propositions de paix ; les Slaves, de leur côté, promirent de se convertir au christianisme et de respecter les villes et les pays qu’habitaient les chrétiens, mais ils ne faisaient ces promesses que pour désarmer leurs ennemis. Dès que la paix fut rétablie, ils retournèrent à leurs idoles et recommencèrent leurs brigandages.

D’autres croisés, sur lesquels la chrétienté n’avait point les yeux, firent une guerre plus heureuse sur les bords du Tage. Depuis plusieurs siècles l’Espagne était envahie par les Sarrasins ; deux peuples rivaux s’y disputaient l’empire, et combattaient pour le territoire au nom de Mahomet et de Jésus-Christ. Les Maures, souvent vaincus par le Cid et par ses compagnons, avaient été chassés de plusieurs provinces, et, lorsque la seconde croisade partit pour l’Orient, les Espagnols assiégeaient la ville de Lisbonne. L’armée chrétienne, peu nombreuse, attendait des renforts, quand elle vit arriver dans l’embouchure du Tage une flotte qui transportait en Orient un corps de croisés français. Alphonse, prince de la maison des ducs de Bourgogne et petit-fils du roi Robert, commandait le siège. Il se rendit auprès des guerriers que le ciel semblait envoyer à son secours, et leur promit la conquête d’un royaume florissant. Il les exhorta à venir combattre ces mêmes musulmans, qu’ils allaient chercher en Asie à travers les périls de la mer. « Le Dieu qui les envoyait devait bénir leurs armes ; un glorieux salaire et de riches possessions allaient récompenser leur valeur. » Il n’en fallait pas davantage pour persuader ces hommes qui avaient fait vœu de combattre les infidèles et qui cherchaient des aventures guerrières. Ils abandonnent leurs vaisseaux et se réunissent aux assiégeants. Les Maures leur opposèrent une vive résistance ; mais, au bout de quatre mois, Lisbonne fut prise d’assaut et la garnison passée au fil de l’épée. On attaqua ensuite plusieurs autres villes, qui furent enlevées aux Sarrasins ; le Portugal resta soumis à Alphonse, qui prit alors le titre de roi. Au milieu de ces conquêtes, les croisés oublièrent l’Orient ; et, sans courir beaucoup de dangers, ils fondèrent un royaume qui jeta plus d’éclat et dura plus longtemps que celui de Jérusalem.

On se rappelle qu’avant cette croisade, les musulmans des côtes d’Afrique avaient fait une invasion en Sicile et qu’ils s’y étaient rendus maîtres de Syracuse. Ils furent bientôt obligés d’abandonner leur conquête ; Roger, après les avoir mis en fuite, arma une flotte et les poursuivit jusque dans leur propre pays. Les Siciliens surprirent la ville de Tripoli d’Afrique, et revinrent dans leurs foyers, chargés de dépouilles. Dans le temps même où les croisés allemands et français arrivaient en Syrie, Roger entreprit une nouvelle guerre contre les Africains ; et, tandis que Louis VII et Conrad assiégeaient Damas, les guerriers de Sicile s’emparaient de Mahadyah, dont une horrible famine leur avait ouvert les portes. Ces expéditions sur les côtes d’Afrique se renouvelèrent souvent pendant les croisades ; quoiqu’elles n’aient jamais eu des résultats remarquables, elles peuvent du moins nous servir à expliquer les motifs de la dernière croisade de saint Louis.

On peut juger par ces entreprises, dirigées à la fois contre les peuples du Nord, contre ceux de l’Orient et du Midi, que l’esprit des guerres saintes commençait à prendre un caractère nouveau. On ne se battait plus seulement pour la possession d’un sépulcre ; mais on prenait les armes pour défendre la religion partout où elle était attaquée, pour la faire triompher chez tous les peuples qui repoussaient ses lois, ses bienfaits, et presque toujours des vues mercantiles ou des projets de conquête se mêlaient à l’idée de ces pieuses entreprises. La diversité des intérêts qui faisaient agir les croisés divisa leurs forces, affaiblit leur enthousiasme et dut nuire au succès de la guerre.

Cependant la France, troublée par les complots de quelques seigneurs ambitieux, ne portait plus ses regards vers la Palestine que pour demander le retour d’un monarque dont la présence devait réparer ses malheurs. Depuis longtemps Suger, qui ne pouvait plus supporter le poids de l’autorité royale, rappelait son maître par ses lettres pleines de tendresse et de dévouement. Leur entrevue, spectacle touchant pour les Français, alarma la cour, qui chercha à faire naître des soupçons sur la fidélité du ministre. L’ordre maintenu dans le royaume, les factions domptées par une administration ferme et prudente, les bénédictions du peuple et de l’Église, furent la réponse de Suger. Le roi loua son zèle, et lui donna le titre de Père de la patrie. L’abbé Suger avait alors un grand avantage : il était le seul homme en Europe qui se fût opposé à la croisade. De toutes parts on vantait sa sage prévoyance, et toutes les plaintes se dirigeaient contre saint Bernard. La présence de Louis n’avait point changé les sentiments des peuples, et la douleur publique, loin de céder au temps, devenait chaque jour plus grave et plus profonde. Le royaume n’avait point de famille qui ne fût en deuil ; on n’avait jamais autant vu de veuves et d’orphelins. La gloire du martyre, promise à ceux dont on regrettait la perte, ne pouvait essuyer les larmes de la France.

Il est curieux de voir les chroniqueurs expliquer, chacun à sa manière, le malheur de la croisade ou se consoler des désastres en y découvrant un côté utile et salutaire. Le pieux Geoffroi pense que le pèlerinage n’a pas réussi parce qu’en partant on avait enlevé les trésors des églises et imposé durement le peuple. Otton de Freisingen soutient que la croisade a été bonne pour ceux à qui elle a procuré le royaume de Dieu. Beaucoup de pèlerins avaient dit, en expirant, qu’ils aimaient mieux mourir que de retourner en Europe pour y pécher encore. Les âmes des croisés au sortir de la vie s’en allaient grossir la milice des anges, selon l’expression d’un contemporain. Mais ces explications ne contentaient pas tous les esprits.

On accusait l’abbé de Clairvaux d’avoir envoyé les chrétiens mourir en Orient, comme si l’Europe avait manqué de sépulcres. Les partisans de saint Bernard, qui avaient vu sa mission attestée par des miracles, ne savaient que répondre et restaient dans la stupeur. « Dieu, dans ces derniers temps, disaient-ils entre eux, n’avait épargné ni son peuple ni son nom : les enfants de l’Église avaient été livrés à la mort dans le désert, ou moissonnés par le glaive, ou dévorés par la faim ; le mépris du Seigneur s’était répandu jusque sur les princes ; Dieu les avait laissés s’égarer dans des routes inconnues, et toutes sortes de peines et d’afflictions avaient été semées dans leur carrière. » Tant de malheurs arrivés dans une guerre sainte, dans une guerre entreprise au nom de Dieu, confondaient la raison des chrétiens qui avaient le plus applaudi à la croisade, et saint Bernard lui-même s’étonnait que Dieu eût voulu juger l’univers avant le temps et sans se ressouvenir de sa miséricorde. « Quelle honte pour nous, disait-il dans une apologie adressée au pape, pour nous qui sommes allés partout annoncer la paix et le bonheur ! Nous sommes-nous donc conduits témérairement ? nos courses ont-elles été faites par fantaisie ? n’avons-nous pas suivi les ordres du chef de l’Église et ceux de Dieu ? pourquoi Dieu n’a-t-il pas regardé nos jeûnes ? pourquoi a-t-il paru ignorer nos humiliations ? avec quelle patience entend-il aujourd’hui les voix sacrilèges et les blasphèmes des peuples d’Arabie qui l’accusent d’avoir conduit les siens dans le désert pour les faire périr ? Tout le monde sait, ajoutait-il, que les jugements du Seigneur sont véritables ; mais celui-ci est un si profond abîme, qu’on peut appeler heureux celui qui n’en est pas scandalisé. » Saint Bernard était si persuadé que la malheureuse issue de la croisade devait être pour les méchants un motif d’insulter à la Divinité, qu’il s’applaudissait de voir tomber sur lui les malédictions des hommes et d’être comme le bouclier du Dieu vivant.

Dans son apologie, il attribua les mauvais succès de la guerre sainte aux désordres et aux crimes des chrétiens ; il compara les croisés aux Hébreux, à qui Moïse avait promis, au nom du ciel, une terre de bénédiction, et qui périrent tous pendant le voyage, parce qu’ils avaient fait mille choses contre Dieu. On aurait pu répondre à saint Bernard qu’il était facile de prévoir les excès et les désordres d’une multitude indisciplinée, dans laquelle, comme nous l’avons vu, on avait admis des hommes pervers, des femmes de mauvaise vie, et même des voleurs et des brigands. Au reste, les raisons que donnait saint Bernard étaient appuyées sur les croyances du temps, et ne laissaient pas de produire quelque impression sur les esprits. Dans la persuasion où l’on était qu’une guerre contre les musulmans ne pourrait qu’être agréable à la Divinité, lorsque cette guerre entraînait après elle de grands malheurs, la dévotion des fidèles croyait devoir justifier la Providence, et, pour la justifier, rien ne paraissait plus simple que d’accuser les croisés. C’est ainsi que chaque siècle a des pensées dominantes d’après lesquelles les hommes se laissent facilement persuader ; et, quand ces opinions viennent à être remplacées par d’autres, les raisonnements dont elles étaient la force et l’appui ne persuadent plus personne et ne servent qu’à montrer les faiblesses de l'esprit humain.

Au reste, on déplorait les maux présents ; mais l’avenir en préparait de plus grands encore que personne ne prévoyait. S’il est vrai que le divorce d’Éléonore fut une des suites de la croisade, on peut le compter parmi les plus grands malheurs qui résultèrent pour la France de cette expédition. Par ce divorce, la France perdit alors l’Aquitaine ; et plus tard la puissance anglaise en deçà de la mer s’accrut tellement qu’on vit la royale postérité de Louis VII presque réduite à chercher un asile sur des terres étrangères, tandis que les descendants d’Éléonore et de Henri II se faisaient couronner rois de France et d’Angleterre dans l’église Notre-Dame de Paris.

La flatterie entreprit de consoler Louis le Jeune des revers qu’il avait éprouvés en Asie, et le représenta dans plusieurs médailles comme le vainqueur de l’Orient. Il était parti de la Palestine avec le projet d’y retourner ; et, dans son passage à Borne, il avait promis au pape de se mettre à la tête d’une nouvelle croisade.

Jamais les colonies chrétiennes n’avaient eu plus besoin d’être secourues : depuis que les Français avaient quitté la Palestine, chaque jour on apprenait de nouveaux malheurs arrivés aux chrétiens établis en Syrie. Peu de temps après le siège de Damas, Raymond perdit la vie dans une bataille livrée entre Apamée et Rugia, et sa tête, envoyée au calife de Bagdad, montra l’importance de la victoire remportée par les musulmans. Plusieurs places de la principauté d’Antioche avaient ouvert leurs portes aux soldats de Noureddin ; conduit par la fortune de ses armes jusqu’aux rives de la mer, qu’il n’avait jamais vue, ce héros barbare s’était baigné dans ses flots comme pour en prendre possession. Josselin, qui avait perdu Édesse, sa capitale, tomba lui-même aux mains des infidèles, et mourut de misère et de désespoir dans les prisons d’Alep. Le comté d'Édesse, menacé par les Turcs, abandonné aux Grecs, perdit la plupart de ses habitants ; toute la population latine de cette province, poursuivie comme le peuple d’Israël par un autre Pharaon, se réfugia, à travers mille dangers, sur les terres d’Antioche et sur celles de Jérusalem. Le comte de Tripoli périt assassiné par une main inconnue, au milieu de sa capitale, et toutes les villes de son comté furent plongées dans le deuil. En présence des périls sans nombre qui menaçaient les colonies chrétiennes, la reine Mélisende et son fils se disputaient le gouvernement du royaume de Jérusalem. La division devint telle, que Baudouin assiégea la tour de David, où sa mère s’était réfugiée avec ses partisans. Enfin tous les malheurs semblaient se réunir pour accabler les puissances chrétiennes de la Syrie, et les musulmans se disaient entre eux que le moment était enfin venu de renverser l’empire des Francs. Deux jeunes princes de la famille d'Ortok osèrent concevoir le projet de conquérir Jérusalem ; une armée qu’ils avaient rassemblée dans la Mésopotamie vint camper Sur le mont des Oliviers, et la ville sainte ne dut son salut qu’à la bravoure de quelques chevaliers qui ranimèrent le peuple effrayé et l’exhortèrent à défendre avec eux l’héritage de Jésus-Christ.

Le roi de Jérusalem, le patriarche de la ville sainte, celui d’Antioche, les chefs des ordres militaires de Saint-Jean et du Temple, ne cessaient d’adresser leurs gémissements et leurs prières aux fidèles d’Occident. Le pape, touché de tant de calamités, exhorta les peuples chrétiens à porter des secours à leurs frères d’Orient. On parlait déjà, en Allemagne, en Angleterre, en France, de reprendre la croix et les armes ; mais les princes, qui n’avaient point oublié les revers de la dernière croisade et que n’épargnaient point les plaintes et même les railleries du peuple, n’osèrent point encourir d’autres reproches et braver de nouveaux périls. Le clergé et la noblesse, que la guerre avait ruinés, n’échauffèrent point par leur exemple l’enthousiasme renaissant de la multitude ; Godefroy, évêque de Langres, revenu de l’Orient, avait abdiqué sa dignité épiscopale, et s’était renfermé dans le monastère de Clairvaux, où il déplorait, au milieu des austérités de la pénitence, une guerre pour laquelle il avait montré un zèle plus fervent qu’éclairé. Ce qui acheva d’éteindre l’ardeur nouvelle des peuples, c’est que l’abbé de Clairvaux, dont l’éloquence miraculeuse avait remué l’Occident, ne fit plus entendre sa voix : son silence fut comme un saint avertissement, ou plutôt comme un autre miracle, qui retint dans une paix profonde le monde chrétien prêt à s’ébranler une seconde fois.

On vit alors, chose difficile à croire, l’abbé Suger, qui s’était opposé à l’expédition de Louis VII, prendre la résolution de secourir Jérusalem, et, dans une assemblée tenue à Chartres, exciter les princes, les barons et les évêques à s’enrôler sous les drapeaux de la guerre sainte. Comme on ne répondait à ses discours que par le silence de la douleur et de l’étonnement, il forma le projet de tenter lui seul une entreprise dans laquelle avaient échoué deux monarques. Suger, à l’âge de soixante-dix ans, résolut de lever une armée, de l’entretenir à ses frais et de la conduire dans la Palestine. Selon la dévotion du temps, il alla visiter à Tours le tombeau de saint Martin, afin d’obtenir la protection du ciel, et déjà plus de dix mille pèlerins avaient pris les armes et se disposaient à le suivre en Asie, lorsque la mort vint arrêter l’exécution de ses desseins.

Dans ses derniers moments, Suger invoqua l’assistance et les prières de saint Bernard, qui soutint son courage et l’exhorta à ne plus détourner ses pensées de la Jérusalem céleste, dans laquelle ils devaient bientôt se revoir. Malgré les conseils de son ami, l’abbé de Saint-Denis regrettait en mourant de n’avoir pu secourir les chrétiens d’Orient. Saint Bernard ne tarda pas à suivre Suger au tombeau, emportant avec lui le regret d’avoir prêché une guerre malheureuse.

La France perdit, la même année, deux hommes qui l’ont illustrée : l’un, par des qualités et des talents utiles à la patrie ; l’autre, par son éloquence et par des vertus chères aux fidèles. Dans un temps où l’on ne songeait qu’à défendre les privilèges de l’Église, Suger défendit ceux de la royauté et ceux du peuple ; tandis que d’éloquents prédicateurs animaient le zèle des guerres saintes, qui étaient toujours accompagnées de quelques désastres, l’habile ministre de Louis VII préparait la France à recueillir un jour les fruits salutaires de ces grands événements. On l’accusait de s’être laissé entraîner bien avant dans les affaires du siècle ; mais la politique ne lui fit point oublier les préceptes de l’Évangile. Au jugement de ses contemporains, il vivait à la cour en sage courtisan, et dans son cloître en saint religieux. S’il y a dans l’Église de France, écrivait saint Bernard au pape Eugène, quelque vase de prix qui embellisse le palais du Roi des rois, c’est sans doute le vénérable abbé Suger. Comme abbé de Saint-Denis, il possédait peut-être plus de richesses qu’un moine ne doit en avoir, puisqu’il se proposait d’entretenir une armée ; mais il n’employa jamais ses trésors que pour le service de la patrie et de l’Eglise, et jamais l’État n’avait été plus riche que sous son administration. Toute sa vie fut une longue suite de prospérités et d’actions dignes de mémoire. Il réforma les moines de son ordre sans s’attirer leur haine ; il fit le bonheur des peuples sans éprouver leur ingratitude ; il servit les rois et obtint leur amitié. La fortune le favorisa dans toutes ses entreprises ; et, pour qu’il n’y eût rien de malheureux dans sa vie et qu’on ne pût lui reprocher aucune faute, il mourut lorsqu’il allait conduire une armée en Asie.

Suger et saint Bernard, unis par la religion et par l’amitié, eurent une destinée différente : le premier, né dans une basse condition, se laissa aller aux faveurs de la fortune, qui le porta aux plus grandes dignités ; le second, né dans un rang plus élevé, se hâta d’en descendre, et ne fut rien que par son génie. Saint Bernard rendit peu de services à l’État, mais il défendit la religion avec un zèle infatigable, et, comme on plaçait alors l’Eglise avant la patrie, il fut plus grand aux yeux de ses contemporains que l’abbé Suger. Tant qu’il vécut, toute l’Europe eut les yeux fixés sur l’abbé de Clairvaux : il était comme une lumière placée au milieu des chrétiens ; toutes ses paroles avaient la sainte autorité de la religion qu’il prêchait. Il étouffa les schismes, fit taire les imposteurs, et, par ses travaux, mérita dans son siècle le titre de dernier père de réalise comme le grand Bossuet l’a mérité dans le nôtre.

On pourrait reprocher à saint Bernard d’être trop souvent sorti de sa retraite et de n'avoir pas toujours été comme il le dit lui-même, le disciple des chênes et des hêtres. Il ne fut étranger à aucun événement politique de son temps ; il se mêla de toutes les affaires du Saint-Siège. Les chrétiens se demandaient quel était le chef de l’Église ; les papes, les princes murmurèrent quelquefois contre son autorité, mais il ne faut pas oublier qu’il rappela sans cesse la justice et la modération aux grands de la terre, ‘obéissance et le respect des lois aux peuples, la pauvreté et l’austérité des mœurs au clergé, à tous, les saintes maximes de l’humanité et de la morale évangélique.