HISTOIRE DES CROISADES

TOME PREMIER

 

LIVRE CINQUIÈME. — HISTOIRE DU ROYAUME DE JÉRUSALEM. - 1099-1146.

 

 

Godefroy envoie Tancrède dans la Galilée ; lui-même assiège en vain Arsur ; arrivée de Baudouin et de Bohémond ; l’archevêque Daimbert ; les Assises de Jérusalem ; situation du royaume ; mort de Godefroy ; Baudouin lui succède ; entreprises guerrières de ce prince ; ses soins pour rétablir le règne des lois ; les Génois l’aident à prendre Césarée ; avantages balancés par des revers ; prise de Ptolémaïs ; position critique de la principauté d’Antioche et du comté d’Édesse ; prise de Tripoli ; Baudouin porte la guerre en Egypte ; il meurt ; Baudouin du Bourg monte sur le trône ; il chasse les musulmans du territoire d’Antioche ; fait prisonnier, il est délivré par adresse ; les Sarrasins d’Égypte battus par Eustache d’Agrain ; rôle des Vénitiens dans la première croisade ; situation générale ; les Ismaéliens ou assassins ; chevaliers de Saint-Jean et chevaliers du Temple ; Baudouin échoue devant Damas ; sa mort ; Foulques, comte d’Anjou, est proclamé roi ; félonie du comte de Joppé, il en est puni ; Jean Comnène tente de s’emparer d’Antioche, puis il se rallie aux Latins ; le roi meurt ; Baudouin III, son fils et son successeur, échoue dans une tentative contre Bosrha ; les musulmans détruisent Édesse.

 

Le pays dans lequel venaient de s’établir les croisés, et que les souvenirs de la religion rendaient cher aux peuples de l’Occident, formait, dans l’antiquité, le royaume d’Israël. Lorsque cette contrée fut soumise aux aigles romaines, ses nouveaux maîtres ajoutèrent au nom que lui avaient donné les Juifs, celui de Palestine. Elle avait pour limites, au midi, le désert sablonneux qui sépare la Judée de l’Égypte ; à l’orient, le pays d’Arabie ; elle était bornée à l’occident parla Méditerranée, au nord par les montagnes du Liban.

Au temps des croisades, comme aujourd’hui, une grande partie du sol de la Palestine présentait l’aspect d’une terre sur laquelle étaient tombées les malédictions du ciel. Cette terre, autrefois donnée au peuple élu de Dieu, avait plusieurs fois changé d’habitants ; toutes les sectes, toutes les dynasties musulmanes s’en étaient disputé la possession les armes à la main ; les révolutions et la guerre avaient amoncelé les ruines dans sa capitale et dans la plupart de ses villes ; les croyances des peuples musulmans et des peuples chrétiens semblaient seules donner quelque prix à la conquête de la Judée ; l’histoire cependant doit se défendre de l’exagération avec laquelle certains voyageurs ont parlé de la stérilité de ce malheureux pays.

Dans l’état où se trouvait la Judée, si son territoire eût été soumis tout entier aux lois de Godefroy, le nouveau roi aurait pu rivaliser de puissance avec la plupart des princes musulmans de l’Asie ; mais le royaume naissant de Jérusalem n’était formé que de la capitale et d’une vingtaine de villes ou bourgs du voisinage. Plusieurs de ces villes se trouvaient séparées les unes des autres par des places qu’occupaient encore les infidèles. Une forteresse au pouvoir des chrétiens était voisine d’une forteresse où flottaient les étendards de Mahomet. Dans les campagnes habitaient des Turcs, des Arabes, des Égyptiens, qui se réunissaient pour faire la guerre aux sujets de Godefroy. Ces derniers étaient menacés jusque dans les cités, presque toujours mal gardées, et se trouvaient sans cesse exposés à toutes les violences de la guerre. Les terres restaient incultes, toutes les communications étaient interrompues. Au milieu de tant de périls plusieurs des Latins abandonnaient les possessions que leur avait données la victoire, et, pour que le pays conquis ne manquât pas d’habitants, surtout au moment du danger, on fut obligé de fortifier l’amour de la nouvelle patrie par l’intérêt de la propriété. Toute personne qui avait séjourné un an et un jour dans une maison et sur une terre cultivée, devait en être reconnue légitime possesseur ; tous les droits de possession se trouvaient anéantis par une absence de même durée.

Le premier soin de Godefroy fut de réprimer les hostilités des musulmans, et de reculer les frontières du royaume dont on lui avait confié la défense. Par ses ordres, Tancrède entra dans la Galilée, et s’empara de Tibériade et de plusieurs autres villes voisines du Jourdain. Pour prix de ses travaux, il obtint la possession du pays qu’il venait de conquérir et qui, dans la suite, fut érigé en principauté.

Arsur, ville maritime située entre Césarée et Joppé, refusait de payer le tribut imposé après la victoire d’Ascalon : Godefroy et ses chevaliers allèrent mettre le siège devant la place. Déjà les béliers elles tours roulantes étaient dressés devant les remparts ; plusieurs assauts avaient été livrés, quand les assiégés employèrent un moyen de défense auquel on ne s’attendait pas : Gérard d’Avesnes, qui leur avait été donné en otage par Godefroy, fut attaché à la pointe d’un mât très-élevé qu’on plaça devant la muraille même où devaient se diriger tous les coups des assiégeants. A la vue d’une mort inévitable et sans gloire, ce malheureux chevalier poussa des cris douloureux, et conjura son ami Godefroy de lui sauver la vie par une retraite volontaire. Ce spectacle cruel déchira l’âme du roi de Jérusalem, mais n’ébranla point sa fermeté et son courage. Comme il était assez près de Gérard d’Avesnes pour se faire entendre de lui, il l’exhorta à mériter, par sa résignation, la couronne du martyre. « Je ne peux pas vous sauver, lui dit-il ; lors même que mon frère Eustache serait à votre place, je ne pourrais le délivrer de la mort. Mourez donc, illustre et brave chevalier, avec la résignation d’un héros chrétien ; mourez pour le salut de vos frères et pour la gloire de Jésus-Christ. » Ces paroles de Godefroy donnèrent à Gérard d’Avesnes le courage de mourir ; il recommanda à ses anciens compagnons d’offrir au saint sépulcre son cheval de bataille et ses armes, et demanda qu’on fit des prières pour le salut de son âme.

Godefroy et tous les guerriers chrétiens attaquèrent vigoureusement la ville ; mais ils furent repoussés. Bientôt les neiges et les pluies de l’hiver vinrent les forcer de lever le siège. Godefroy regagna tristement Jérusalem, avec ses chevaliers, déplorant le trépas inutile de leur compagnon d’armes. Mais une semaine ou deux après leur retour dans la ville sainte, quelles furent leur surprise et leur joie de voir arriver, sur un beau palefroi, le brave Gérard d’Avesnes dont ils se reprochaient la mort ! Les habitants d’Arsur, touchés de la constance et de l’héroïque résignation du chevalier franc, l’avaient détaché du mât où il était suspendu, et l’avaient fait conduire à l’émir d’Ascalon, qui le renvoyait au roi de Jérusalem. Godefroy le reçut avec une grande joie, et, pour récompenser son dévouement, lui donna le château de Saint-Abraham, bâti dans les montagnes de la Judée, au sud-est de Bethléem.

Pendant le même siège d’Arsur, plusieurs émirs, descendus des montagnes de Naplouse et de Samarie, vinrent saluer Godefroy et lui offrir des présents, tels que des figues et des raisins cuits au soleil. Le roi de Jérusalem était assis à terre, sur un sac de paille, sans appareil et sans gardes. Les émirs témoignèrent leur surprise, et demandèrent comment un aussi grand prince, dont les armes avaient ébranlé tout l’Orient, était humblement couché à terre, n’ayant pas même un coussin ni un tapis de soie. « La terre d’où nous sommes sortis et qui doit être notre demeure après la mort, répondit Godefroy, ne peut-elle pas nous servir de siège pendant cette vie ? » Cette réponse, qui semblait avoir été dictée par le génie même des Orientaux, ne pouvait manquer de frapper vivement les émirs. Pleins d’admiration pour tout ce qu’ils avaient vu et entendu, ils quittèrent Godefroy, en lui demandant son amitié ; et dans Samarie on s’étonna qu’il y eût tant de simplicité et de sagesse parmi les hommes de l’Occident.

Dans le même temps, la renommée racontait beaucoup de merveilles sur la force de Godefroy : on l’avait vu, d’un seul coup de sa large épée, abattre la tête des plus grands chameaux. Un émir puissant parmi les Arabes voulut juger le fait par lui-même, et vint prier le prince chrétien de renouveler devant lui le prodige. Godefroy ne dédaigna point de satisfaire la curiosité de l’émir musulman, et, d’un seul coup de son glaive, il trancha la tête d’un chameau qu’on lui avait amené. Comme les Arabes paraissaient croire qu’il y avait quelque enchantement dans l’épée de Godefroy, celui-ci prit l’épée de l’émir, et la tête d’un second chameau roula sur le sable. Alors l’émir déclara hautement que tout ce qu’on avait dit du chef des chrétiens était véritable et que jamais homme ne fut plus digne de commander aux nations. J’ai vu, dans l’église du Saint-Sépulcre, cette terrible épée qui, tour à tour, abattait les têtes des chameaux et pourfendait les géants sarrasins.

Lorsque Godefroy fut rentré à Jérusalem, il apprit que Baudouin, comte d’Édesse, et Bohémond, prince d’Antioche, s’étaient mis en route pour visiter les saints lieux. On se rappelle que ces deux chefs de la première croisade n’avaient point suivi leurs frères d’armes à la conquête de la ville sainte ; ils venaient à Jérusalem, accompagnés d’un grand nombre de chevaliers et de soldats de la croix, qui, restés comme eux à la garde des pays conquis, se montraient impatients d’achever leur pèlerinage. A ces illustres guerriers se réunirent une multitude de chrétiens venus de l’Italie et de toutes les contrées de l’Occident. Cette pieuse caravane, qui comptait vingt-cinq mille pèlerins, eut beaucoup à souffrir sur les côtes de la Phénicie ; mais lorsqu’ils virent Jérusalem, dit Foulcher de Chartres qui accompagnait Baudouin, comte d’Édesse, toutes les misères qu’ils avaient souffertes furent mises en oubli. L’histoire contemporaine ajoute que Godefroy, grandement aise de revoir son frère Baudouin, festoya magnifiquement les princes tout le long de l’hiver.

Daimbert, archevêque de Pise, était arrivé avec Baudouin, comte d’Édesse, et Bohémond, prince d’Antioche : à force de présents et de promesses, il se fît nommer patriarche de Jérusalem, à la place d’Arnould de Rohes. Ce prélat, élevé à l’école de Grégoire VII, soutenait avec chaleur les prétentions du Saint-Siège. Son ambition ne tarda pas à jeter le trouble parmi les chrétiens : dans les lieux mêmes où Jésus-Christ avait dit que son royaume n’est pas de ce monde, celui qui se proclamait son vicaire voulut régner avec Godefroy, et demanda la souveraineté d’une partie de Joppé et du quartier de Jérusalem appelé le quartier du Saint-Sépulcre. Après quelques débats, le pieux Godefroy accorda ce qu’on lui demandait au nom de Dieu, et, si l’on en croit le témoignage de Guillaume de Tyr, le nouveau roi déclara, le jour de Pâques, devant tout le peuple assemblé au saint sépulcre, que la tour de David et la cité de Jérusalem appartiendraient en toute souveraineté à l’Église, dans le cas où il mourrait sans postérité.

Nous avons dit dans quel état se trouvait le royaume de Godefroy : nous ajouterons que le nouveau roi comptait parmi ses sujets des Arméniens, des Grecs, des Juifs, des Arabes, des renégats de toutes les religions et des aventuriers de tous les pays. L’État confié à ses soins était comme un lieu de passage, et n’avait pour appui et pour défenseurs que des voyageurs et des étrangers. Il était le rendez-vous des grands pécheurs qui y venaient pour fléchir la colère de Dieu, et l’asile des criminels qui se dérobaient à la justice des hommes. Les uns et les autres étaient également dangereux quand les circonstances réveillaient leurs passions et quand la crainte ou le repentir faisaient place à des tentations nouvelles. Godefroy, d’après l’esprit des coutumes féodales et des lois de la guerre, avait distribué les terres conquises aux compagnons de ses victoires. Les nouveaux seigneurs de Joppé, de Tibériade, de Ramla, de Naplouse, reconnaissaient à peine l’autorité royale. Le clergé, soutenu par l’exemple du patriarche de Jérusalem, parlait en maître, et les évêques exerçaient, comme les barons, un pouvoir temporel. Les uns attribuaient la conquête du royaume à leur valeur, les autres à leurs prières ; chacun réclamait le prix de sa piété ou de ses travaux ; la plupart prétendaient à la domination, tous à l’indépendance.

Le temps était venu d’opposer un gouvernement régulier à tous ces désordres. Godefroy choisit le moment où les princes latins se trouvaient réunis à Jérusalem. Des hommes savants et pieux furent assemblés dans le palais de Salomon et chargés de rédiger un code des lois pour le nouveau royaume. Les conditions imposées à la possession de la terre, les services militaires des fiefs, les obligations réciproques du roi et des seigneurs, des grands et des petits vassaux, tout cela fut établi et réglé d’après les coutumes des Francs. Ce que demandaient surtout les sujets de Godefroy, c’étaient des juges pour terminer les différends et protéger les droits de chacun. Deux cours de justice furent instituées : l’une, présidée par le roi, et composée de la noblesse, devait prononcer sur les différends des grands vassaux ; l’autre, présidée par le vicomte de Jérusalem et formée des principaux habitants de chaque ville, devait régler les intérêts et les droits de la bourgeoisie ou des communes. On institua une troisième cour, réservée aux chrétiens orientaux ; les juges étaient nés en Syrie, en parlaient la langue et prononçaient d’après les lois et les usages du pays. Les lois qu’on donnait à la ville de David furent sans doute un spectacle nouveau pour l’Asie ; elles devinrent aussi un sujet d’instruction pour l’Europe elle-même, qui s’étonna de retrouver au-delà des mers ses propres institutions modifiées par les mœurs de l’Orient et par le caractère et l’esprit de la guerre sainte. Cette législation de Godefroy, la moins imparfaite qu’on eût vue jusque-là parmi les Francs et qui s’accrut ou s’améliora sous les règnes suivants, fut déposée en grande pompe dans l’église de la Résurrection, et prit le nom d'Assises de Jérusalem ou de Lettres du Saint-Sépulcre.

A l’approche du printemps, Bohémond et Baudouin quittèrent la ville sainte ; les pèlerins allèrent d’abord cueillir des palmes dans la plaine de Jéricho ; ils visitèrent ensuite le Jourdain et s’arrêtèrent quelques jours à Tibériade, où ils furent reçus magnifiquement par Tancrède. La caravane des princes revint par Césarée de Philippe ou Panéas, par Balbec et Tortose, à Laodicée, soumise alors à Raymond de Saint-Gilles. Là, les pèlerins d’Italie s’embarquèrent sur les navires de Gênes et de Pise ; Baudouin prit la route d’Édesse et Bohémond celle d’Antioche.

Godefroy était resté seul à Jérusalem ; il se trouvait au milieu d’une cité en ruines, au milieu d’un pays dévasté. Le peuple de la ville sainte était dans une extrême pauvreté ; Godefroy, plus pauvre encore que ses sujets, n’avait pas de quoi payer le petit nombre de ses fidèles guerriers. On n’avait vécu dans la guerre qu’avec le butin fait sur l’ennemi ; dans la paix, on ne vivait que de la crainte qu’on avait inspirée pendant la guerre. L’histoire contemporaine nous fait connaître quel empire exerçait alors sur les peuples voisins le seul souvenir des victoires remportées par les soldats de la croix. Les infidèles, saisis d’effroi, dit Albert d’Aix, ne trouvèrent rien de mieux à faire que d’envoyer une députation d’Ascalon, de Césarée et de Ptolémaïs auprès de Godefroy, pour le faire saluer de la part de ces villes. Le message des cités était conçu en ces termes : « L’émir d’Ascalon, l’émir de Césarée et l’émir de Ptolémaïs au duc Godefroy et à tous autres, salut. Nous te supplions, duc très-glorieux et magnifique, que, par ta volonté, nos citoyens puissent sortir pour leurs affaires en paix et sécurité. Nous t’envoyons dix bons chevaux et trois bons mulets, et chaque mois nous t’offrirons, à titre de tribut, cinq mille besants. » Il faut remarquer ici qu’il n’y avait aucune de ces villes qui ne fût mieux fortifiée et qui n’eût plus de moyens de défense que Jérusalem.

Godefroy vint souvent au secours de Tancrède, qui était en guerre avec les émirs de la Galilée ; le roi de Jérusalem porta ses armes victorieuses au-delà du Liban, et jusque sous les murs de Damas ; il fit en même temps plusieurs autres incursions en Arabie, d’où il revenait toujours avec un grand nombre de captifs, de chevaux et de chameaux. Sa renommée s’étendait chaque jour davantage : on le comparait à Judas Macchabée pour la valeur, à Samson pour la force de son bras, à Salomon pour la sagesse de ses conseils. Les Francs restés avec lui bénissaient son règne, et, sous sa domination paternelle, ils oubliaient leur ancienne patrie ; les Syriens, les Grecs, les musulmans eux-mêmes étaient persuadés qu’avec un aussi bon prince la puissance chrétienne, en Orient, ne pouvait manquer de s’affermir. Mais Dieu ne permit pas que Godefroy vécût assez longtemps pour achever ce qu’il avait si glorieusement commencé.

Dans le mois de juin 1100, il revenait d’une expédition au-delà du Jourdain ; il suivait le bord de la mer et se rendait à Joppé lorsqu’il tomba malade. L’émir de Césarée vint à sa rencontre et lui présenta des fruits de la saison ; Godefroy ne put qu’accepter une pomme de cèdre ; en arrivant à Joppé, il n’avait plus la force de se tenir à cheval. « Quatre de ses parents l’assistaient, dit une chronique contemporaine : les uns lui pansaient les pieds et le réchauffaient sur leur sein ; les autres lui faisaient appuyer la tête sur leur poitrine ; d’autres pleuraient et se désolaient, craignant de perdre ce prince illustre dans un exil si lointain. » Un grand nombre de pèlerins de Venise, avec leur doge et leur évêque, venaient d’arriver au port de Joppé ; ils offraient leur flotte pour aider les chrétiens de la Palestine à conquérir quelques villes maritimes. Dans les premiers entretiens, on parla d’assiéger Caïphas, bâtie au pied du Carmel ; Godefroy s’occupa lui-même des préparatifs du siège, et promit d’y assister ; mais son mal s’accroissait de moment en moment : il fut obligé de se faire transporter en litière à Jérusalem. Tout le peuple se désolait sur son passage, et courait dans les églises pour demander à Dieu sa guérison. Godefroy resta malade pendant cinq semaines. Quoique accablé de souffrances, il admettait auprès de lui tous ceux qui voulaient lui parler des affaires de la terre sainte ; il apprit sur son lit de douleur la reddition de Caïphas ; ce fut sa dernière victoire, sa dernière joie dans cette vie. Comme la maladie empirait et ne laissait plus d’espérance, le généreux athlète du Christ confessa ses péchés, reçut la communion, et, revêtu du bouclier spirituel — ce sont les expressions des chroniques du temps —, il fut enlevé à la lumière de ce monde. Godefroy rendit le dernier soupir le 17 juillet, un an après la prise de Jérusalem. Quelques historiens lui ont donné le titre de roi, d’autres l’ont appelé le duc très-chrétien. Dans le royaume qu’il avait fondé, on le proposa souvent pour modèle aux princes comme aux guerriers ; son nom rappelle encore aujourd’hui les vertus des temps héroïques, et doit vivre parmi les hommes aussi longtemps que le souvenir des croisades. Il fut enseveli au pied du Calvaire. Son tombeau et celui de son frère Baudouin furent pendant plusieurs siècles un des ornements du temple saint ; mais, dans la génération présente, ce précieux monument des guerres sacrées a disparu par la jalousie des Grecs et des Arméniens. Lorsqu’en 1830 je demandai à voir les deux tombeaux, on ne put me montrer que l’épaisse maçonnerie dont ils étaient recouverts et qui les dérobait à la vue des voyageurs et des pèlerins.

Après la mort et les obsèques de Godefroy, il s’éleva de grandes divisions dans Jérusalem, pour savoir à qui devait appartenir l’autorité suprême. Le patriarche Daimbert prétendait que l’Église seule devait succéder au prince qui venait de mourir ; il rappelait, à l’appui de sa prétention, les dernières volontés du duc de Lorraine. Tout ce qui portait les armes dans Jérusalem ne partageait point l’avis du patriarche, car il ne s’agissait pas de régner sur la ville sainte, mais d’exposer sa vie pour la défendre ; rien n’était plus douteux que les engagements arrachés à la piété de Godefroy, mais rien de plus certain que les périls et la ruine d’un royaume environné d’ennemis, s’il n’était gouverné par un chef plein de bravoure. Animés par cette pensée, Garnier de Gray, parent de Godefroy, et plusieurs autres chevaliers, envoyèrent des députés à Baudouin, comte d’Édesse, pour lui offrir la couronne et le gouvernement de Jérusalem ; ils prirent en même temps possession de la tour de David et de tous les lieux fortifiés de la ville sainte. En vain Tancrède, qui venait de s’emparer de Caïphas et que le patriarche avait attiré dans son parti, accourut pour défendre la cause du prélat ; on lui ferma les portes de Jérusalem. Le patriarche, abandonné du peuple et du clergé, ne trouva plus d’autre moyen que d’appeler à son secours le prince d’Antioche. Dans une lettre que Guillaume de Tyr nous a conservée, Daimbert rappela à Bohémond l’exemple de son illustre père, Robert Guiscard, qui avait délivré le pontife de Rome et l’avait arraché des mains des impies. Il lui recommandait d’employer tous les moyens, même la force et la violence, pour empêcher Baudouin de venir à Jérusalem.

Cette lettre ne put parvenir à Bohémond, car, dans le même temps, vers le mois d’août, la principauté d’Antioche avait perdu son chef, tombé entre les mains d’un puissant émir de la Mésopotamie. Bohémond avait quitté Antioche pour voler au secours de la ville chrétienne de Mélitène (aujourd’hui Malathia), assiégée par les Turcomans ; l’émir Danisman, averti de son approche, alla au-devant de lui, dispersa sa troupe, et le fit prisonnier avec son cousin Richard et plusieurs de ses chevaliers ; la désolation fut grande parmi les chrétiens. Bohémond envoya une tresse de ses cheveux à Baudouin, en le faisant supplier de venir promptement à son secours. Aussitôt le comte d’Édesse assembla ses guerriers, et, après trois journées de marche, il arriva devant Mélitène ; mais l’émir Danisman, à son approche, avait levé le siège, et s’était retiré dans ses Etats, emmenant avec lui les prisonniers chrétiens. Baudouin le poursuivit pendant plusieurs jours, et, désespérant de pouvoir l’atteindre, il reprit tristement le chemin de sa capitale.

Ce fut au retour de cette expédition qu’il reçut les députés de Jérusalem. Ceux-ci, après lui avoir appris la mort de Godefroy, lui annoncèrent que le peuple chrétien, le clergé et les chevaliers de la croix l’avaient choisi pour régner dans la ville sainte. Baudouin donna quelques larmes à la mort de son frère et se consola bientôt par la pensée de lui succéder. Il céda le comté d’Édesse à son cousin Baudouin du Bourg, et, sans perdre de temps, il se mit en route pour Jérusalem. Sept cents hommes d’armes, autant de fantassins, formaient sa petite armée. La plupart des pays qu’il allait traverser étaient occupés par des musulmans. Les émirs d’Emèse et de Damas, avertis par la renommée et peut-être aussi par la trahison, vinrent l’attendre dans les chemins difficiles qui bordent la mer de Phénicie. Foulcher de Chartres, qui accompagnait Baudouin, décrit avec une simplicité naïve la situation périlleuse des chrétiens en présence des défilés de Beyrouth, à l’embouchure du Lycus ; il leur fallait franchir un vallon étroit et profond, dominé au midi et au nord par des masses de rochers ; tout le rivage était couvert de musulmans. « Nous feignions l’audace, dit le bon chapelain, et nous craignions la mort ; retourner sur nos pas était difficile, avancer, plus difficile encore ; de tous côtés les ennemis nous menaçaient : ceux-ci du haut de leurs navires, ceux-là du haut des monts. Pendant ce jour, nos hommes et nos bêtes de somme ne prirent ni repos ni nourriture ; pour moi, Foulcher, j’aurais mieux aimé être à Chartres ou à Orléans que d’être là. » Toutefois, Baudouin, par une manœuvre habile, attira les barbares dans une longue plaine découverte ; ceux-ci prirent la retraite des chrétiens pour une déroute et s’avancèrent pour les poursuivre ; alors la troupe de Baudouin fait volte-face, et tombe avec impétuosité sur une multitude qui croyait courir au butin. Les Turcs, dès le premier choc, saisis de surprise et de stupeur, n’ont pas même le courage de se défendre, et s’enfuient, les uns à travers les roches escarpées, les autres sur leurs navires ; beaucoup sont tués ou pris ; quelques-uns périssent dans les flots, plusieurs dans les précipices. Le carnage dura toute la journée ; les chrétiens passèrent la nuit sur le champ de bataille, où ils partagèrent leur butin et leurs prisonniers ; le lendemain, ils traversèrent les défilés, sans trouver un seul ennemi. Baudouin, poursuivant sa marche le long de la mer, passa devant les villes de Beyrouth, de Ptolémaïs, de Césarée ; il arriva le troisième jour à Joppé, où le bruit de sa victoire l’avait précédé ; il fut reçu dans cette ville comme le successeur de Godefroy. Lorsqu’il approcha de Jérusalem, le peuple et le clergé vinrent au-devant de lui ; les Grecs et les Syriens accoururent aussi avec des cierges et des croix ; tous, louant à haute voix le Seigneur, accueillirent avec solennité leur nouveau roi, et le conduisirent en triomphe à l’église du Saint-Sépulcre. Pendant que Jérusalem était ainsi dans la joie, le patriarche, avec quelques-uns de ses partisans, protestait contre l’arrivée de Baudouin, et, feignant de croire qu’il n’était pas en sûreté près du tombeau de Jésus-Christ, se retirait en silence sur le mont Sion, comme pour y chercher un asile contre ses persécuteurs.

Baudouin était impatient de signaler son règne par quelque entreprise glorieuse. Il resta une semaine à Jérusalem pour prendre possession du gouvernement ; il assembla ensuite ses chevaliers, et cette troupe d’élite alla chercher des ennemis à combattre ou des terres à conquérir. Ils se présentèrent d’abord devant Ascalon ; mais la place paraissait disposée à se défendre avec vigueur, et les chrétiens ne pouvaient en faire le siège. Baudouin dirigea sa marche vers les montagnes de la Judée. Les habitants de cette contrée avaient souvent maltraité et dépouillé les pèlerins de Jérusalem, et, redoutant la présence des guerriers chrétiens, ils s’étaient tous retirés dans des cavernes. Pour les faire sortir de leurs retraites, on employa d’abord la ruse ; plusieurs des chefs, à qui on promit des trésors, se hasardèrent à se présenter devant Baudouin, qui les fit décapiter ; puis on alluma, à l’entrée des souterrains, des bruyères et des herbes sèches, et bientôt une multitude misérable, chassée par la flamme et la fumée, vint implorer la miséricorde des soldats de la croix. Baudouin et ses compagnons poursuivirent leur route vers le pays d’Hébron, et descendirent dans la vallée où s’élevaient autrefois Sodome et Gomorrhe et que recouvrent maintenant les ondes salées du grand lac Asphaltite. Foulcher, qui accompagnait cette expédition, décrit longuement la mer Morte et ses phénomènes. « L’eau est tellement salée, nous dit-il, que ni quadrupèdes ni oiseaux ne peuvent en boire ; moi-même, ajoute le chapelain de Baudouin, j’en ai fait l’expérience ; descendant de ma mule sur la rive du lac, j’ai goûté de son eau que j’ai trouvée amère comme l’ellébore. » Suivant la côte méridionale de la mer Morte, les guerriers chrétiens arrivèrent à une ville que les chroniques appellent Suzume ou Ségor ; tous les habitants avaient fui, à l’exception de quelques hommes noirs comme la suie, qu’on ne daigna pas même interroger et que les guerriers francs méprisèrent comme la plus vile herbe des mers. Au-delà de Ségor commence la partie montueuse de l’Arabie. Baudouin, avec sa suite, franchit plusieurs montagnes dont les cimes étaient couvertes de neige ; sa troupe n’eut souvent d’autre abri que les cavernes dont le pays est rempli ; elle n’avait pour nourriture que des dattes et la chair des animaux sauvages, pour boisson que l’eau pure des sources et des fontaines ; les soldats de la croix visitèrent avec respect le monastère de Saint-Aaron, bâti au lieu même où Moïse et Aaron s’entretenaient avec Dieu ; ils s’arrêtèrent trois jours dans une vallée couverte de palmiers et fertile en toutes sortes de fruits : c’était la vallée où Moïse avait fait jaillir une source des flancs d’une roche aride. Foulcher nous apprend que cette source miraculeuse faisait alors tourner plusieurs moulins et que lui-même y abreuva ses chevaux. Baudouin conduisit sa troupe jusqu’au désert qui sépare l’Idumée de la terre d’Égypte, et reprit le chemin de sa capitale, en passant par les montagnes où furent ensevelis les ancêtres d’Israël.

A son retour, Baudouin voulut se faire couronner roi et se réconcilia avec Daimbert. La cérémonie eut lieu à Bethléem, le jour de la Nativité du Sauveur ; le nouveau roi reçut Fonction et le diadème royal des mains du patriarche. On n’opposa point au roi Baudouin l’exemple de Godefroy qui, après son élection, refusa d’être couronné. Une triste expérience avait fait naître d’autres pensées ; la royauté des pèlerins, cette royauté de l’exil, n’était plus, aux yeux des chrétiens, une gloire ni une félicité de ce monde, mais une œuvre pieuse et sainte, une œuvre de résignation et de dévouement, une mission pleine de péril, de misère et de sacrifices. Dans un royaume environné d’ennemis, au milieu d’un peuple jeté comme par la tempête sur un sol étranger, un roi ne portait point une couronne d’or, comme les autres rois de la terre, mais une couronne toute semblable à celle de Jésus-Christ.

Le premier soin de Baudouin après son couronnement, fut de rendre la justice à ses sujets et de mettre en vigueur les assises de Jérusalem. Il tint sa cour et son conseil, au milieu de tous les grands, dans le palais de Salomon ; chaque jour, pendant près de deux semaines, on le voyait assis sur son trône, écoutant les plaintes qui lui étaient adressées et prononçant sur tous les différends survenus entre ses vassaux. Une des premières causes qu’il eut à juger fut une querelle élevée entre Tancrède et Guillaume le Charpentier, vicomte de Melun. Godefroy, avant de mourir, avait donné à Guillaume la ville de Caïphas ; Tancrède s’obstinait à retenir une cité conquise par ses armes : Baudouin, sur l’avis de ses conseillers, fît assigner Tancrède à comparaître devant son tribunal ; celui-ci, qui n’avait point oublié les injures de Tarse et de Malmistra, répondit qu’il ne reconnaissait pas Baudouin comme roi de la ville sainte, ni comme juge du royaume de Jérusalem. Une seconde sommation fut envoyée, à laquelle on ne fit point de réponse ; enfin, dans un troisième message, Baudouin invitait son ancien frère d’armes à ne point décliner sa justice, afin qu’une royauté chrétienne ne fût point exposée aux railleries des infidèles. Cette dernière sommation ressemblait à une prière : Tancrède se laissa fléchir ; mais il ne voulut point se rendre à Jérusalem, dont on lui avait naguère fermé les portes ; il proposa à Baudouin une conférence sur les bords du Ledar, entre Joppé et Arsur. Par esprit de conciliation, le roi de Jérusalem consentit à se rendre au lieu indiqué ; les deux princes ne s’entendirent pas d’abord ; ils eurent une nouvelle entrevue à Caïphas ; des hommes sages et pieux intervinrent pour rétablir la paix ; à la fin, le souvenir de Godefroy, dont on invoquait la dernière volonté, ce nom si cher à Tancrède et à Baudouin, parvint à les rapprocher. Pendant toutes ces négociations, Tancrède avait été appelé à gouverner la principauté d’Antioche en l’absence de Bohémond ; non-seulement il renonça à ses prétentions sur la ville de Caïphas, qui fut donnée à Guillaume le Charpentier, mais il abandonna à Baudouin la principauté de Tibériade, qui devint le partage de Hugues de Saint-Omer.

Tous les soins que prenait le roi Baudouin pour rétablir la paix et maintenir l’exécution des lois dans son royaume ne l’empêchaient pas de faire de fréquentes excursions sur les terres des musulmans. Dans une de ses expéditions au-delà du Jourdain, il surprit plusieurs tribus arabes : comme il revenait chargé de leurs dépouilles, il eut l’occasion d’exercer la plus noble vertu de la chevalerie. Non loin du fleuve, des cris plaintifs viennent tout à coup frapper ses oreilles, il s’approche et voit une femme musulmane dans la douleur de l’enfantement ; il lui jette son manteau pour la couvrir et la fait placer sur des tapis étendus à terre. Par ses ordres des fruits et deux outres remplies d’eau sont apportés près de ce lit de douleur ; il fait amener la femelle d’un chameau pour allaiter l’enfant qui venait de naître, puis la mère est confiée aux soins d’une esclave chargée de la reconduire à son époux. Celui-ci occupait un rang distingué parmi les musulmans : il versa des larmes de joie en revoyant une épouse dont il pleurait la mort ou le déshonneur, et jura de ne jamais oublier l’action généreuse de Baudouin.

De retour dans sa capitale, Baudouin apprit qu’une flotte génoise était arrivée dans le port de Joppé. Il alla au-devant des pèlerins de Gênes, et les conjura de l’aider dans quelque entreprise contre les ennemis de la foi ; il promettait de leur abandonner un tiers du butin, et de leur céder, dans chaque ville conquise, une rue qui serait appelée la rue des Génois. Le traité conclu, les Génois se rendirent à Jérusalem pour y célébrer les fêtes de Pâques et renouveler sur le tombeau du Sauveur le serment qu’ils avaient fait de combattre les infidèles ; ils arrivèrent le samedi saint. C’était le jour où le feu sacré devait descendre sur le divin sépulcre. A leur arrivée, la ville de Jérusalem était dans la consternation, car le feu céleste n avait point paru-, les fidèles restèrent assemblés toute la journée dans l’église de la Résurrection ; le clergé latin et le clergé grec avaient entonné plusieurs fois le Kyrie eleison, plusieurs fois le patriarche s’était mis en prière dans le saint tombeau, sans que la flamme, si vivement attendue, descendit sur aucune des lampes destinées à la recevoir. Le lendemain, jour de Pâques, le peuple et les pèlerins accourent de nouveau dans la sainte basilique ; on répète les mêmes cérémonies que la veille, et le feu sacré ne se montre ni sur le saint tombeau, ni sur le Calvaire, ni en aucun lieu de l’église. Alors, comme par une inspiration subite, le clergé latin, presque tout le peuple, le roi et les seigneurs, se rendent processionnellement et les pieds nus au temple de Salomon. Pendant ce temps, les Grecs et les Syriens restés dans l’église du Saint-Sépulcre, se meurtrissaient le visage, déchiraient leurs vêtements, imploraient la divine miséricorde par des cris lamentables. A la fin, Dieu prit pitié de leur désespoir ; au retour de la procession, le feu sacré était descendu ; à cette vue on fond en larmes ; on chante le Kyrie eleison, chacun allume son cierge à la divine flamme qui court de rang en rang et se répand partout à la fois ; les trompettes sonnent, le peuple bat des mains, une mélodieuse symphonie se fait entendre, le clergé entonne des psaumes, toute l’assemblée, toute la ville sainte est dans la joie.

Cette apparition du feu sacré était d’un bon augure pour l’expédition qui se préparait. Après les fêtes de Pâques, les Génois retournèrent à leur flotte ; de son côté, Baudouin assembla ses guerriers. On alla d’abord mettre le siège devant Arsur ; les habitants proposèrent d’abandonner leur ville et de se retirer avec leurs richesses. Cette capitulation fut acceptée. Les chrétiens allèrent ensuite assiéger Césarée, ville florissante et peuplée de riches marchands. Caffaro, historien de Gênes, présent à cette expédition, nous fait connaître les négociations singulières qui précédèrent les attaques des assiégeants : des députés de la ville s’adressèrent au patriarche et aux chefs de l’armée : « Vous qui êtes les docteurs de la loi chrétienne, dirent-ils, pourquoi ordonnez-vous à vos soldats de nous dépouiller et de nous tuer ? — Nous ne voulons pas vous dépouiller, répondit le patriarche, mais cette ville ne vous appartient pas ; nous ne voulons pas non plus vous tuer, mais la vengeance divine nous a choisis pour punir ceux qui sont armés contre la loi du Seigneur. » Apres cette réponse, qui ne pouvait amener la paix, les infidèles ne songèrent plus qu’à se défendre. Ils résistèrent avec quelque courage aux premiers assauts ; mais, comme ils n’étaient point accoutumés aux périls et aux fatigues de la guerre, leur ardeur ne tarda pas à se ralentir ; après deux semaines de siège, leurs tours et leurs remparts commençaient à être dégarnis de combattants. Les chrétiens, qui s’en aperçurent, redoublèrent d’audace, et leur valeur impatiente n’attendit pas la construction des machines pour livrer un assaut général. Le quinzième jour du siège, les soldats de la croix reçoivent l’absolution de leurs péchés ; le patriarche, revêtu d’une étole blanche et portant la vraie croix, les exhorte à combattre vaillamment. Le signal est donné ; les chrétiens courent aux remparts, dressent les échelles ; les tours sont envahies, les habitants, saisis d’effroi, fuient en désordre ; les uns cherchent un asile dans les temples, les autres dans les lieux écartés ; aucun d’eux ne peut éviter le trépas : le glaive du vainqueur épargne à peine les femmes et les enfants en bas âge. Dans cette extermination générale, le cadi et l’émir furent les seuls qui trouvèrent grâce, parce qu’on espérait en tirer une forte rançon. Les soldats se vendaient les uns aux autres les femmes qu’ils avaient prises et qu’on destinait à faire tourner des moulins à bras. La soif du pillage animait tellement les chrétiens, qu’ils fendaient le ventre à des musulmans soupçonnés d’avoir avalé des pièces d’or : quantité de cadavres furent brûlés sur les places publiques : on croyait trouver dans les cendres quelques besants. Ces terribles scènes n’ont point révolté les chroniqueurs qui en furent témoins : un d’eux nous représente cette population qu’on massacrait sans pitié, comme une population scélérate et perverse qui méritait la mort. Guillaume de Tyr, sans désapprouver ces excès de barbarie, se contente de remarquer que le peuple chrétien, qui jusque-là avait vécu pauvre et dénué de tout, ne manqua plus de rien.

Les Génois se vantaient d’avoir eu dans leur part du butin le vase qui servit à la cène de Jésus-Christ ; ce vase d’émeraude fut longtemps conservé dans la cathédrale de Gênes ; vers la fin du dix-huitième siècle et pendant la guerre d’Italie, cette précieuse relique fut apportée à Paris : elle a été rendue aux Génois dans l’année 1815. Après la prise de Césarée, les chrétiens y établirent un archevêque, qu’ils élurent en commun. L’ecclésiastique sur lequel tomba leur choix était un pauvre prêtre venu en Orient avec les premiers croisés. Guibert, abbé de Nogent, raconte de ce pauvre prêtre, nommé Baudouin, un trait fort singulier. Comme il n’avait pas de quoi fournir aux frais de son pèlerinage, il s’était fait au front une large incision en forme de croix, et l’entretenait avec certaines herbes. Cette plaie qu’on croyait miraculeuse lui assura sur toute la route de nombreuses aumônes.

La terreur qu’inspiraient les chrétiens était si grande, que les infidèles n’osaient plus braver leurs attaques ni soutenir leur présence. En vain le calife d’Égypte ordonnait à ses émirs, renfermés dans Ascalon, de combattre les Francs et d’amener devant lui, chargé de fers, ce peuple mendiant et vagabond : les guerriers égyptiens hésitaient à quitter l’abri de leurs remparts. A la fin, poussés par les menaces du calife, encouragés par leur multitude, ils tentèrent une incursion vers Ramla. Baudouin, averti de leur marche, réunit à la hâte deux cent quatre-vingts chevaliers et neuf cents hommes de pied. Aussitôt qu’il fut en présence de l’armée égyptienne, dix fois plus nombreuse que celle des chrétiens, il annonça à ses soldats qu’ils allaient combattre pour la gloire du Christ ; si quelques-uns avaient envie de fuir, ils devaient se rappeler que l’Orient n’avait point d’asile pour les vaincus et que la France était bien loin. Le patriarche de Jérusalem, depuis quelque temps en querelle avec le roi, n’avait point suivi l’armée ; le vénérable abbé Gerle, qui portait à sa place la croix véritable, la montra dans les rangs, rappelant aux soldats qu’ils devaient vaincre ou mourir. L’armée chrétienne contemplait dans un morne silence l’immense multitude de Sarrasins, Éthiopiens, Turcs, Arabes, venus d’Égypte. Ceux-ci, confiants dans leur nombre, s’avançaient au bruit des cors et des tambours. Ils engagent le combat avec tant d’impétuosité que les deux premières lignes des chrétiens sont d’abord ébranlées ; le roi Baudouin, resté aux derniers rangs, envoie plusieurs bataillons pour soutenir ceux qui fuient. La victoire semblait se décider pour les musulmans : alors l’archevêque de Césarée, et l’abbé Gerle, qui portait la croix du Sauveur, s’approchent du roi et lui représentent que la miséricorde divine s’était retirée des chrétiens à cause de la discorde survenue entre lui et le patriarche. A ces mots, Baudouin tombe à genoux devant le signe de la rédemption des hommes. « Le jugement de la mort, dit-il aux deux pontifes, est près de nous ; de toutes parts les ennemis nous environnent ; je sais que je ne puis les vaincre, si la grâce de Dieu n’est avec moi ; j’implore donc l’assistance du Tout-Puissant, et je jure de rétablir la concorde et la paix du Seigneur. » Baudouin confesse en même temps ses péchés et en reçoit l’absolution. Il confie à dix de ses chevaliers la garde de la vraie croix, puis il monte sur son cheval, qu’on appelait la gazelle à cause de sa vitesse, et se précipite au plus fort de la mêlée. Un drapeau blanc attaché à sa lance montre à ses chevaliers le chemin du péril et du carnage. Devant eux, autour d’eux, tout devient la proie du glaive ; à leur suite s’avance la croix du Sauveur ; dans tous les lieux où paraît le bois sacré, il n’y a de salut que pour ceux qui ont des coursiers rapides.

Les soldats chrétiens qui s’étaient laissé vaincre dès le commencement du combat avaient pris la route de Joppé, mais dans leur fuite ils tombèrent tous sous les coups des ennemis. Revêtus des habits et des armures des chrétiens qu’ils avaient tués, les musulmans se présentèrent devant les murs de Joppé. Comme ils répétèrent à haute voix que l’armée chrétienne avait péri, que le roi était mort, il y eut une grande consternation dans la ville ; la reine de Jérusalem, qui se trouvait alors à Joppé, envoya par mer un message à Tancrède, pour lui donner ces lamentables nouvelles et lui annoncer que le peuple de Dieu touchait à son dernier moment, si on ne venait à son secours.

Cependant Baudouin ne savait rien de ce qui se passait à Joppé ; l’armée victorieuse, après avoir poursuivi les infidèles jusqu’aux portes d’Ascalon, était revenue vers le soir dans la plaine où s’était livré le combat. Les chrétiens rendirent grâces au Seigneur et passèrent la nuit sous les tentes de leurs ennemis. Le lendemain, lorsqu’ils retournaient à Joppé, tout à coup une troupe d’infidèles se présenta devant eux, chargée de butin et couverte des armures des Francs. Cette troupe de barbares était celle qui avait paru la veille sous les murs de Joppé et dont la présence avait causé tant d’effroi. A la vue de l’armée chrétienne, elle est frappée de stupeur, et ne peut soutenir le premier choc de ceux qu’elle croyait vaincus et détruits. Bientôt du haut des tours de Joppé on aperçoit les bannières triomphantes de l’armée de Baudouin. « Je vous laisse à penser, dit ici Foulcher de Chartres, quels cris de victoire partirent alors de cette ville, et quelles louanges on y prodigua au Seigneur. » Ces choses se passaient le septième jour de septembre, jour de la naissance de la Vierge, dans la seconde année du règne de Baudouin.

La même année, la renommée apporta d’affligeantes nouvelles dans la Palestine : on apprit que trois grandes armées de pèlerins, qui étaient comme plusieurs nations de l’Occident, avaient péri dans les montagnes et les déserts de l’Asie Mineure. Guillaume, comte de Poitiers, Etienne, comte de Blois, Étienne, comte de Bourgogne, Harpin, seigneur de Bourges, le comte de Nevers, Conrad, connétable de l’empire germanique, plusieurs autres princes, échappés au désastre et accueillis à Antioche par Tancrède, s’étaient mis en route pour achever tristement leur pèlerinage aux saints lieux. Baudouin, étant allé au-devant d’eux jusqu’aux défilés de Beyrouth, protégea leur marche vers Jérusalem. Quel spectacle pour les fidèles de la ville sainte ! tous ces illustres pèlerins qui avaient quitté l’Europe avec d’innombrables soldats, étaient à peine suivis de quelques serviteurs. Jamais les grands de la terre n’avaient souffert autant de misères et d’humiliations pour la cause de Jésus-Christ. Tout le peuple de Jérusalem, attendri jusqu’aux larmes, les accompagna au saint sépulcre. Ils passèrent quelques mois dans la Judée, et, peu de jours après les fêtes de Pâques, tous se rendirent à Joppé afin de s’embarquer pour l’Europe. Ils attendaient les vents favorables, lorsque tout à coup on vient annoncer qu’une armée d’infidèles, sortie d’Ascalon, ravage les territoires de Lidda et de Ramla. Le roi de Jérusalem, qui se trouvait à Joppé, rassemble à la hâte ses chevaliers et se dispose à marcher contre l’ennemi. Les nobles pèlerins qui ont des chevaux, ou qui peuvent en emprunter à leurs amis, prennent aussi les armes et sortent de la ville pour aller combattre les ennemis. Le roi Baudouin se met à la tête d’une troupe levée ainsi à la hâte, et vole au-devant de l’armée musulmane ; il était à peine suivi de deux cents chevaliers. Il se trouve tout à coup au milieu de vingt mille infidèles ; sans s’étonner de leur nombre, il leur livre bataille ; dès le premier choc, les chrétiens sont enveloppés et ne cherchent qu’une mort glorieuse. Le comte de Blois et le comte de Bourgogne périrent tous les deux dans cette journée. Guillaume de Tyr, qui nous raconte la mort du comte de Blois, ajoute que Dieu déploya envers ce malheureux prince toute sa miséricorde, en lui permettant d’expier ainsi la honte de sa désertion à Antioche. Harpin, comte de Bourges, fut fait prisonnier avec le connétable Conrad ; Conrad avait déployé dans le combat une force extraordinaire qui excita l’admiration des vainqueurs, et fit épargner sa vie. Harpin, avant la bataille, avait donné à Baudouin des conseils prudents : « Harpin, lui répondit le roi de Jérusalem, si tu as peur, retire-toi, et va-t'en à Bourges. » Les chroniques qui parlent de ce combat reprochent à Baudouin de ne s’être point fait précéder de la croix de Jésus-Christ.

Baudouin se retira presque seul du champ de bataille, et se cacha parmi les herbes et les bruyères qui couvraient la plaine. Comme les vainqueurs y mirent le feu, il fut sur le point d’être étouffé par les flammes et se réfugia avec peine dans Ramla. La nuit qui survint l’avait empêché d’être poursuivi ; mais, dès le lendemain, la place qui lui servait d’asile allait être assiégée et n’avait point de moyens de défense. Baudouin se trouvait en proie aux plus vives inquiétudes, lorsque tout à coup un étranger est introduit dans la ville et demande à parler au roi de Jérusalem : « C’est la reconnaissance, lui dit-il, qui m’amène auprès de toi. Tu t’es montré généreux envers une épouse qui m’est chère, tu l’as rendue à sa famille après lui avoir sauvé la vie ; je viens maintenant acquitter cette dette sacrée. Les Sarrasins environnent de toutes parts la ville qui te sert de retraite : demain elle sera prise ; aucun de ses habitants ne peut échapper à la mort. Je viens t’offrir un moyen de salut : je connais des chemins qui ne sont point gardés ; hâte-toi, le temps presse, tu n’as qu’à me suivre : avant le lever du jour tu seras parmi les tiens. » Baudouin hésitait et ne pouvait se résoudre à laisser dans le péril ses compagnons d’infortune ; mais ses compagnons le pressent eux-mêmes de suivre l’émir musulman. « Nous n’avons plus qu’à mourir, lui disaient-ils, et nous attendons ici la couronne du martyre que nous sommes venus chercher. Pour vous, Baudouin, votre heure n’est pas encore venue, et vous devez vivre pour le salut du peuple chrétien. » Baudouin cède à leurs instances, et sort de la ville avec l’émir. Favorisé par les ténèbres de la nuit et toujours accompagné de son guide fidèle, il fait de longs détours, et s’éloigne enfin des lieux occupés par les vainqueurs. Le lendemain il était dans les murs d’Arsur.

Après le départ de Baudouin, Ramla fut prise d’assaut, et tous les chrétiens qui s’y trouvaient furent tués ou faits prisonniers. Bientôt la renommée porta cette triste nouvelle à Jérusalem ; le peuple chrétien se rendit à l’église du Saint-Sépulcre, pour remercier le Dieu de miséricorde d’avoir sauvé la vie du roi ; puis, tout ce que la ville sainte avait de chevaliers prit les armes, et se mit en marche pour aller au-devant des ennemis. Hugues de Saint-Omer, seigneur de la Galilée, accourut aussi avec quatre-vingts hommes d’armes, et se rendit à Joppé. En même temps, et comme par miracle, deux cents navires venus de l’Occident entrèrent dans le port de la même ville. Cette flotte amenait un grand nombre de pèlerins, parmi lesquels on remarquait d’illustres guerriers partis de l’Angleterre et de la Germanie. Le roi Baudouin, qui s’était rendu par mer à Joppé et que Guillaume de Tyr compare à l’étoile du matin apparaissant sous un ciel orageux, se trouva tout à coup à la tête d’une valeureuse armée, impatiente d’aller au combat. Le sixième jour delà première semaine de juillet, suivi de ses chevaliers, il sortit de la ville, les enseignes déployées, au bruit des cors et des trompettes. Les ennemis étaient à trois milles de là, dans la forêt d’Arsur, préparant des machines de guerre et se disposant à faire le siège de Joppé : ils résistèrent avec courage à la première attaque des chrétiens ; mais les plus braves ne purent soutenir longtemps la vue delà bannière blanche de Baudouin, devant laquelle tout fuyait et qu’ils rencontraient toujours au plus fort de la mêlée. Vaincus malgré leur nombre, les musulmans prirent la fuite vers Ascalon, laissant trois mille des leurs sur le champ de bataille. Foulcher de Chartres attribue cette victoire au bois de la vraie croix, que le roi de Jérusalem fit porter devant lui pendant le combat. Le même historien, revenant sur la bataille de Ramla, si imprudemment livrée par Baudouin, ajoute que le Dieu des armées accorde toujours ses grâces à ceux qui placent leur force en lui et qui écoutent la voix de la sagesse, mais qu’il les refuse à ceux qui conduisent les affaires avec légèreté et présomption.

Le lendemain de cette victoire remportée sur les infidèles, le roi Baudouin retourna à Jérusalem, rendit grâces au Seigneur, et donna l'ordre d'ouvrir le temple du Sépulcre aux pèlerins venus pour adorer le Christ.

Ici l’histoire contemporaine rapporte, comme une circonstance remarquable de cette époque, que le royaume de Jérusalem resta en paix pendant plus de sept mois. Les fidèles n’en eurent pas moins à déplorer le trépas d’un grand nombre de leurs frères qui, s’étant embarqués à Joppé, périrent dans les flots, ou furent massacrés sur les côtes de Tyr et de Sidon. La plupart de ces pèlerins étaient de ceux qui avaient échappé aux désastres de l’Asie Mineure. Au milieu du deuil général causé par la mort de tant de nobles chrétiens, les plaintes les plus amères se renouvelèrent contre les Grecs, qu’on accusait d’avoir provoqué la ruine des armées venues au secours des Latins établis en Syrie. Alexis, qui redoutait les effets de ces murmures, envoya féliciter le roi de Jérusalem sur ses victoires, et fit tous ses efforts pour obtenir la liberté des chrétiens tombés au pouvoir des Égyptiens et des Turcs. Harpin, seigneur de Bourges, fait prisonnier, fut délivré par l’intervention de l’empereur de Constantinople. Conrad, connétable de l’empereur d’Allemagne, et trois cents chevaliers francs, gémissaient dans les prisons du Caire : ils durent aussi leur délivrance à l’empereur grec. Les uns restèrent en Syrie et s’enrôlèrent de nouveau dans la milice de Jésus-Christ, les autres revinrent dans l’Occident, où leur retour au milieu de leurs familles et les expressions de leur reconnaissance envers Alexis ne purent détruire les préventions qui s’élevaient de toutes parts contre leur libérateur.

Au reste, ces préventions n’étaient point sans fondement ; car, dans le temps même où Alexis brisait les fers de quelques captifs, il équipait des flottes, levait des armées pour attaquer Antioche et s’emparer des villes de la côte de Syrie conquises par les Latins. Il offrit de payer la rançon de Bohémond, toujours prisonnier chez les Turcs, non pour lui rendre sa liberté, mais pour le faire conduire à Constantinople, où il espérait obtenir de lui l’abandon de sa principauté. Cependant les offres brillantes d’Alexis excitèrent la jalousie entre les princes musulmans, et cette jalousie servit la cause de l’illustre captif, qui profita des divisions élevées parmi ses ennemis pour sortir de sa prison. Comme il se mêle toujours quelque chose de merveilleux au récit des événements de cette époque, une chronique contemporaine rapporte que Bohémond fit admirer sa bravoure dans les guerres que les infidèles se déclaraient entre eux, et qu’une princesse musulmane à laquelle il avait su plaire par ses manières chevaleresques, lui facilita les moyens de recouvrer sa liberté. Après quatre ans de captivité, il revint à Antioche, où il s’occupa de repousser les agressions d’Alexis.

Le vieux Raymond de Saint-Gilles, que son opiniâtre ambition poussait à se faire une principauté en Orient, était déjà maître de Tortose, et voulait y ajouter la ville de Gibel ou Gibelet. Pour cela il invoque le secours des Génois et des Pisans, auxiliaires naturels de tous ceux qui tentaient quelque conquête maritime en Syrie. Gibel, assiégée par terre et par mer, ne tarda pas à tomber au pouvoir des chrétiens. Après cette expédition, les pèlerins de Gênes et de Pise reçurent un message du roi de Jérusalem, qui leur proposait d’assiéger avec lui la ville d’Accon ou de Ptolémaïs ; on leur offrait les mêmes conditions que pour le siège de Césarée. La flotte génoise parut dans la rade et devant le port de Ptolémaïs, pendant que le roi Baudouin dressait ses tentes sous les remparts de la cité. Au bout de vingt jours de siège, les habitants proposèrent d’ouvrir leurs portes, à la seule condition qu’on leur laisserait la liberté de sortir de la place avec leurs familles et leurs richesses. Le roi Baudouin accepta cette proposition, et tous les chefs jurèrent de la faire exécuter fidèlement. Cependant les Génois regrettaient le riche butin qu’on leur avait promis. Quand les portes de la ville s’ouvrirent, les plus indisciplinés coururent au pillage et ne respectèrent pas la vie des musulmans désarmés. Au milieu des désordres qui souillèrent cette victoire des soldats du Christ, on aime à voir le roi de Jérusalem, s’indignant de la violation des serments et rassemblant autour de lui ses chevaliers et ses serviteurs, pour venger le droit des gens et de l’humanité outragée. La généreuse fermeté de Baudouin parvint à rétablir l’ordre ; les musulmans, protégés par son respect pour la foi jurée, se retirèrent avec leurs trésors et furent remplacés dans la ville par une population chrétienne.

La conquête de Ptolémaïs, qui était comme la porte de la Syrie du côté de la mer, donna quelques alarmes aux maîtres de Damas ; elle porta l’effroi dans Ascalon et jusque dans les conseils de Babylone (l’ancien Caire). On ne s’occupa plus en Égypte que de lever une nouvelle armée et de préparer une flotte pour triompher de l’orgueil des chrétiens et pour arrêter les progrès de leurs armes. Peu de temps après la prise de Ptolémaïs, on apprit à Jérusalem qu’une flotte égyptienne avait paru devant Joppé et qu’une multitude de barbares, sortis d’Ascalon, couvraient les plaines de Ramla. Aussitôt tous les chrétiens en état de porter les armes accourent de la Galilée, du pays de Naplouse, des montagnes de la Judée ; le peuple et le clergé de la ville sainte implorent la miséricorde divine ; dans les cités chrétiennes, on fait des prières, des aumônes, on oublie les injures, et toute discorde est convertie en charité. Baudouin, avec cinq cents chevaliers et deux mille hommes de pied, sort de Joppé, et court à la rencontre des ennemis, dont Dieu seul savait le nombre. Lui-même engagea le combat ; la bannière blanche qu’il portait avec lui était partout le signal de la victoire pour les chrétiens. L’émir d’Ascalon fut tué dans la bataille ; cinq mille musulmans perdirent la vie ; les chrétiens firent un butin immense ; on ne pouvait compter la multitude des chevaux, des ânes, des dromadaires qu’ils ramenèrent avec eux à Joppé. Après cette victoire des chrétiens, la flotte égyptienne se hâta de s’éloigner, et, pour qu’il ne manquât rien à la défaite et à la ruine des infidèles, Dieu suscita sur les flots d’horribles tempêtes qui dispersèrent leurs vaisseaux et les brisèrent presque tous contre les rivages de la mer.

Tandis que la faveur divine se déclarait ainsi pour les chrétiens dans le royaume de Jérusalem, les mauvais jours semblaient arriver pour la principauté d’Antioche et le comté d’Edesse. Au printemps de l’année 1104, Bohémond avec ses chevaliers, Tancrède, alors seigneur de Laodicée et d’Apamée, Baudouin du Bourg, comte d’Edesse ou Boha, et son cousin Josselin de Courtenai, maître de Turbessel, se réunirent pour passer l’Euphrate et pour mettre le siège devant la ville de Charan ou Carrhes, occupée par les infidèles. La cité de Carrhes, située à quelques milles d’Édesse, fut, au temps des patriarches, le séjour de Tharé, père d’Abraham ; c’est là que l’antique chef des croyants reçut l’ordre de quitter son pays et ses parents pour suivre les promesses du vrai Dieu ; c’est à Carrhes que le consul Crassus tomba aux mains des Parthes et mourut, gorgé de l’or dont il était si avide. Quand les princes chrétiens arrivèrent devant la ville, ils la trouvèrent en proie à la disette et presque sans moyens de défense. Les habitants avaient envoyé solliciter des secours à Maridin, à Mossoul, et chez tous les peuples musulmans de la Mésopotamie. Après quelques semaines de siège, ayant perdu l'espoir d’être secourus, ils résolurent d’abandonner la place et proposèrent une capitulation, qui fut acceptée. Tandis qu’on jurait de part et d’autre d’exécuter fidèlement les conditions du traité, il s’éleva une vive contestation entre le comte d’Édesse et le prince d’Antioche, pour savoir quel drapeau flotterait sur les murs de la cité. L’armée victorieuse attendait, pour entrer dans la ville, que cette contestation fut terminée ; mais Dieu voulut punir le fol orgueil des princes, et leur retira la victoire qu’il leur avait envoyée. Baudouin et Bohémond se disputaient encore la ville conquise, lorsque tout à coup on aperçut sur les hauteurs voisines une armée musulmane s’avançant en ordre de bataille et les enseignes déployées. C’étaient les Turcs de Maridin et de Mossoul qui venaient au secours de la ville assiégée. A leur approche, les chrétiens, frappés de stupeur, ne songent plus qu’à fuir. En vain les chefs cherchèrent à ranimer leurs soldats, en vain l’évêque d’Édesse, parcourant les rangs, voulut relever les courages abattus : dès la première attaque, l’armée de la croix fut dispersée ; Baudouin du Bourg et son cousin Josselin furent faits prisonniers ; Bohémond et Tancrède échappèrent presque seuls à la poursuite du vainqueur.

Après ce déplorable événement, il apparut dans le ciel une comète qui resta sur l’horizon pendant quarante jours et qui fut visible pour tout l’univers. Ce signe extraordinaire, dit Foulcher de Chartres, avait commencé à briller au mois de février, le jour même où la lune était nouvelle, ce qui était évidemment d’un sinistre augure. Dans le même mois, on remarqua pendant plusieurs jours autour du soleil deux autres soleils, l’un à droite, l’autre à gauche, et, le mois suivant, beaucoup de gens virent tomber une pluie d’étoiles. Les grandes calamités ne manquèrent point alors pour répondre aux sinistres présages, et jamais les colonies chrétiennes n’eurent plus à craindre de voir arriver leur dernière heure.

Les Turcs, enhardis par leur victoire, assiégèrent plusieurs fois la ville d’Édesse ; Turbessel, Antioche même, furent menacées. Les barbares ravagèrent toutes les contrées habitées par les chrétiens ; les campagnes les plus fertiles restèrent abandonnées ; la terre ne produisit plus rien pour les besoins de l’homme ; partout le peuple mourait de faim. Au milieu de la désolation générale, on ne songea pas à délivrer Baudouin du Bourg et Josselin, pour lesquels les Turcs demandaient une rançon. Des plaintes s’élevèrent contre Bohémond et Tancrède, qu’on accusait d’oublier leurs frères d’armes retenus en captivité chez les infidèles.

Le prince d’Antioche restait enfermé dans sa capitale, menacé à la fois par les Grecs et par les Turcs. N’ayant plus ni trésors ni armée, il tourna ses dernières espérances vers l’Occident, et résolut d’intéresser à sa cause les princes de la chrétienté. Après avoir fait répandre le bruit de sa mort, il s’embarqua au port Saint-Siméon, et, caché dans un cercueil, il traversa la flotte des Grecs, qui se réjouissaient de son trépas et maudissaient sa mémoire. En arrivant en Italie, Bohémond va se jeter aux pieds du souverain pontife ; il se plaint des malheurs qu’il a éprouvés en défendant la religion ; il invoque surtout la vengeance du ciel contre Alexis, qu’il représente comme le plus grand fléau des chrétiens. Le pape l’accueille comme un héros et comme un martyr ; il loue ses exploits, écoute ses plaintes, lui donne l’étendard de saint Pierre, et lui permet, au nom de l’Église, de lever en Europe une armée pour réparer ses malheurs et venger la cause de Dieu.

Bohémond se rend en France. Ses aventures, ses exploits, avaient partout répandu son nom. Il se présente à la cour de Philippe Ier, qui le reçoit avec les plus grands honneurs et lui donne sa fille Constance en mariage. Au milieu des fêtes de la cour, tour à tour le plus brillant des chevaliers et le plus ardent des orateurs de la croix, il fait admirer son adresse dans les tournois et prêche la guerre contre les ennemis des chrétiens. En passant à Limoges, il déposa des chaînes d’argent sur l’autel de saint Léonard, dont il avait invoqué l’appui dans sa captivité ; de là il se rendit à Poitiers, où, dans une grande assemblée, il embrasa tous les cœurs du feu de la guerre sainte. Les chevaliers du Limousin, de l’Auvergne et du Poitou se disputaient l’honneur de l’accompagner en Orient. Encouragé par ces premiers succès, il traverse les Pyrénées et lève des soldats en Espagne ; il retourne en Italie et trouve partout le même empressement à le suivre. Les préparatifs achevés, il s’embarque à Bari et va descendre sur les terres de l’empire grec, menaçant de se venger de ses plus mortels ennemis, mais au fond poussé par l’ambition bien plus que par la haine. Le prince d’Antioche ne cessait d’animer par ses discours l’ardeur de ses nombreux compagnons : aux uns, il représentait les Grecs comme les alliés des musulmans et les ennemis de Jésus-Christ ; aux autres, il parlait des richesses d’Alexis et leur promettait les dépouilles de l’empire. Il était sur le point de voir ses brillantes espérances s’accomplir, lorsqu’il fut tout à coup trahi par la fortune, qui jusque-là n’avait fait pour lui que des prodiges.

La ville de Durazzo, dont il avait entrepris le siège, résista longtemps à ses efforts ; les maladies ravagèrent son armée ; la plupart des guerriers qui l’avaient suivi désertèrent ses drapeaux ; il fut obligé de faire une paix honteuse avec l’empereur qu’il voulait détrôner, et vint mourir de désespoir dans la petite principauté de Tarente, qu’il avait abandonnée pour la conquête de l’Orient.

La malheureuse issue de cette tentative, dirigée tout entière contre les Grecs, devint funeste aux chrétiens établis en Syrie, et les priva des secours qu’ils devaient attendre de l’Occident. Tancrède, qui gouvernait toujours Antioche, fut attaqué plusieurs fois par les barbares accourus des bords de l’Euphrate et du Tigre, et ne put leur résister qu’avec le secours du roi de Jérusalem. Josselin et Baudouin du Bourg, qui avaient été conduits à Bagdad, n’étaient revenus dans leurs États qu’après cinq ans d’une dure captivité. Lorsque Baudouin retourna à Édesse, il ne put payer le petit nombre de soldats qui lui étaient restés fidèles, et, pour obtenir des secours de son beau-père, seigneur de Mélitène, il lui fit accroire qu’il avait engagé sa barbe pour la solde de ses compagnons d’armes, moyen peu digne d’un chevalier et que n’excuse point aux yeux de l’histoire l’extrême détresse du prince réduit à l’employer.

Tant de revers n’avaient pu instruire les chrétiens et leur faire sentir le besoin de la concorde. Tancrède et Baudouin du Bourg eurent entre eux de vives contestations ; ils appelèrent tour à tour les musulmans à défendre leur cause, et tout fut dans la confusion sur les bords de l’Euphrate et de l’Oronte. Dans ces funestes divisions, c’est Tancrède qui avait montré le plus d’animosité. Il prétendait que le comte d’Édesse devait lui être soumis et lui payer tribut. Le roi de Jérusalem, dont on invoqua la justice, condamna Tancrède et lui dit : « Ce que tu demandes n’est pas juste : tu dois, par la crainte de Dieu, te réconcilier avec le comte d’Édesse ; si, au contraire, tu persistes dans ton association avec les païens, tu ne peux demeurer notre frère. » Ces paroles touchèrent le cœur de Tancrède, et ramenèrent la paix entre les princes chrétiens.

Dans l’année 1108, Bertrand, fils de Raymond, comte de Saint-Gilles, vint en Orient avec soixante et dix galères génoises. Elles devaient l’aider à conquérir plusieurs villes de la Phénicie ; on commença par Biblos, qui, après quelques assauts, ouvrit ses portes aux chrétiens ; on alla ensuite assiéger la ville de Tripoli. La conquête de cette place avait été la dernière ambition du vieux comte Raymond ; pour réussir dans ses tentatives souvent renouvelées, il implorait les armes de tous les pèlerins qui arrivaient de l’Occident ; avec leur secours il avait bâti, sur une colline du voisinage, une forteresse qu’on appelait le château ou le mont des pèlerins. L’infatigable athlète du Christ tomba d’un toit de ce château et mourut de sa chute, avec le regret de n’avoir pu arborer l’étendard de la croix sur la ville infidèle. Le roi de Jérusalem vint au siège de Tripoli avec cinq cents chevaliers ; sa présence redoubla le zèle des assiégeants. La ville, dès longtemps menacée, avait demandé des secours à Bagdad, à Mossoul, à Damas. Abandonnée par les puissances musulmanes de la Perse et de la Syrie, elle avait tourné ses dernières espérances vers l’Égypte ; mais tandis que les assiégés attendaient les flottes et les armées égyptiennes, un messager arriva sur un vaisseau, leur demanda, au nom du calife, une belle esclave qui était dans la ville, et du bois d’abricotier propre à fabriquer des luths et des instruments de musique. L’historien arabe Novaïri, qui rapporte ce fait, ajoute que les habitants de Tripoli reconnurent alors qu’il n’y avait plus de salut pour leur ville ; ils proposèrent donc aux chrétiens de leur en ouvrir les portes, à la condition que chacun serait libre de sortir avec ce qu’il pourrait emporter ou de rester dans la cité en payant un tribut. Cette capitulation fut acceptée, et reçut son exécution de la part du roi Baudouin et du comte Bertrand ; mais, si l’on en croit quelques historiens, la soldatesque génoise se conduisit à Tripoli comme elle l’avait fait naguère à Ptolémaïs.

Le territoire de Tripoli était renommé par la richesse de ses productions : dans les plaines et sur les collines voisines de la mer, croissaient en abondance le blé, la vigne, la canne à sucre, l’olivier et le mûrier blanc dont la feuille nourrit le ver à soie. La ville comptait plus de quatre mille ouvriers, instruits à fabriquer des étoffes de laine, de soie et de lin. Une grande partie de ces avantages furent perdus pour les vainqueurs qui, pendant le siège, ravagèrent les campagnes, et, après la conquête de la cité, ne s’occupèrent pas des établissements de l’industrie. Tripoli renfermait encore d’autres richesses, peu recherchées sans doute par les guerriers de la croix. Une bibliothèque y conservait en dépôt les monuments de la littérature des Persans, des Arabes et des Grecs ; cent copistes y étaient sans cesse occupés à transcrire des manuscrits ; le cadi, maître de la ville, envoyait dans tous les pays des hommes chargés de découvrir des livres rares et précieux. Après la prise de Tripoli, cette bibliothèque fut livrée aux flammes. Quelques auteurs orientaux ont déploré cette perte irréparable ; mais aucune de nos anciennes chroniques n’en a parlé, et leur silence en cette occasion montre assez l’indifférence profonde avec laquelle les soldats francs furent témoins d’un incendie qui dévora cent mille volumes.

Tripoli, avec les villes de Tortose, d’Archas, de Gibel, forma un quatrième État dans la confédération des Francs au-delà des mers ; Bertrand, fils de Raymond de Saint-Gilles, en prit possession immédiatement après la conquête, et prêta serment de fidélité au roi de Jérusalem, dont il devint le vassal ou l’homme lige. Plusieurs mois après la prise de Tripoli, le roi Baudouin réunit toutes ses forces devant Beyrouth. Cette ville, fort ancienne, fut, au temps de l’empire romain, une colonie d’Auguste ; elle jouissait du droit italique ; comme Rhodes, Mitylène et plusieurs autres cités d’Orient, elle eut des écoles publiques, dont la gloire subsista jusqu’au moyen âge et ne fut pas ignorée des premiers pèlerins de Jérusalem. Après l’invasion de l’islamisme, Beyrouth avait perdu son ancien éclat ; mais il lui restait ses beaux jardins, ses fertiles vergers et la commodité de son port ou de sa rade. Elle résista pendant deux mois aux attaques des chrétiens ; Albert d’Aix rapporte qu’après avoir fait une capitulation, les habitants brûlèrent sur les places publiques toutes leurs richesses, qu’ils ne pouvaient emporter. Les vainqueurs, entrés dans la ville, s’indignèrent qu’il ne leur restât plus rien à piller, et s’en prirent à la population, qui périt presque tout entière par le glaive.

Les musulmans ne possédaient plus sur la côte de Syrie que trois villes : Ascalon, Tyr et Sidon. Jusque-là, la ville de Sidon n’avait conservé la paix qu’à force de soumissions et de présents ; chaque année, elle reculait l’heure de sa ruine en prodiguant ses trésors ; mais le temps approchait où son or ne pourrait plus la sauver. Comme le roi de Jérusalem revenait d’une expédition sur les rives de l’Euphrate, il apprit que Sigur, fils de Magnus, roi de Norvège, avait débarqué à Joppé : Sigur était accompagné de dix mille Norvégiens qui, depuis trois ans, avaient quitté le nord de l’Europe pour visiter la terre sainte. Baudouin se rendit à Joppé au-devant du prince de Norvège, et le pressa de combattre avec lui pour la défense et l'agrandissement du royaume de Jésus-Christ. Sigur accéda à la prière du roi de Jérusalem, et ne demanda pour prix de son zèle qu’un morceau du bois de la vraie croix. Lorsqu’il arriva dans la ville sainte, entouré de ses guerriers, les chrétiens contemplèrent avec une surprise mêlée de joie les énormes haches de bataille et la haute stature des pèlerins de la Norvège. On résolut dans le conseil du roi d’assiéger Sidon. Bientôt la flotte de Sigur parut devant le port de cette ville, tandis que Baudouin et le comte de Tripoli dressaient leurs tentes sous les remparts. Après un siège de six semaines, l’émir et les principaux habitants offrirent de remettre les clefs de la ville au roi de Jérusalem, et ne demandèrent que la liberté de sortir de la place avec ce qu’ils pourraient porter sur leurs têtes et sur leurs épaules. Cinq mille Sidoniens profitèrent du traité ; les autres restèrent et devinrent les sujets du roi.

Sigur quitta la Palestine au milieu des bénédictions du peuple chrétien ; il s’embarqua pour retourner en Norvège, emportant avec lui le morceau de la vraie croix qu’on avait promis à ses services, et qu’il déposa à son retour, dans la ville de Hanghef où la vertu de cette précieuse relique devait, disait-on, préserver son pays de toute invasion.

Les Norvégiens ne furent pas le seul peuple du Nord qui prit part au siège de Sidon : il était arrivé en Palestine des pèlerins de la Frise, des pèlerins d’Angleterre, qui combattirent avec les guerriers de Baudouin. Nous lisons dans une chronique de Brême, qu’on fit alors dans tout l’empire germanique une grande levée d'hommes pour la guerre sainte d’outre-mer. Plusieurs Brêmois, au signal de leur archevêque et conduits par deux consuls que nomme la chronique, partirent pour l’Orient et se distinguèrent à la prise de Beyrouth et de Sidon. Au retour de leur pèlerinage, ils n’avaient perdu que deux de leurs compagnons ; ils furent reçus en triomphe par leurs concitoyens, et des armoiries accordées à la ville de Brême par l’empereur d’Allemagne attestèrent les services qu’ils avaient rendus à la cause de Jésus-Christ dans la terre sainte.

Baudouin, revenu vainqueur à Jérusalem, apprit avec douleur que Gervais, comte de Tibériade, avait été surpris par les Turcs et conduit avec ses plus fidèles chevaliers dans la ville de Damas. Des députés musulmans vinrent offrir au roi de Jérusalem la liberté de Gervais, en échange de Ptolémaïs, de Joppé et de quelques autres villes prises par les chrétiens : un refus, ajoutaient-ils, allait causer la mort du comte de Tibériade. Baudouin proposa de payer pour la liberté de Gervais une somme considérable. « Quant aux villes que vous me demandez, leur dit-il, je ne vous les donnerais pas pour mon propre frère Eustache, ni pour tous les princes chrétiens. » Au retour des ambassadeurs, Gervais fut traîné, avec tous ses chevaliers, sur une place de Damas, et tué à coups de flèches par les Turcs.

[1112.] A peu près dans le même temps, Antioche eut à pleurer la mort de Tancrède. Toute l’Eglise des saints, dit Guillaume de Tyr, reconnaîtra à jamais les œuvres charitables et les libéralités du héros chrétien. Pendant le temps qu’il gouverna Antioche, il s’associa de cœur et d’âme à toutes les souffrances de ses peuples. Raoul de Caen nous dit qu’au milieu d’une disette qui désola sa principauté, il jura de ne plus boire de vin et de se réduire pour la table et les vêtements à la condition des pauvres, tant que durerait la misère publique. A la guerre, Tancrède se montrait toujours comme le père de tous ceux qui combattaient sous ses drapeaux, il avait coutume de dire : « Ma fortune et ma gloire, ce sont mes soldats. Que la richesse soit leur partage ; pour moi je me réserve les soins, les périls, la fatigue, la grêle et la pluie. » Lorsqu’il approchait de sa dernière heure, Tancrède avait auprès de lui sa femme Cécile, fille de Philippe Ier, roi de France, et le jeune Pons, fils de Bertrand, comte de Tripoli ; il leur fît promettre de s’unir après sa mort par les liens du mariage : promesse qui fut dans la suite accomplie. Il nomma pour son successeur, Roger, fils de Richard son cousin, à la condition expresse que celui-ci remettrait la principauté d’Antioche, en entier et sans difficulté, à son prince légitime, le fils de Bohémond, retenu alors auprès de sa mère en Italie. L’illustre Tancrède fut enseveli à Antioche sous le portique de l’église du prince des apôtres, l’an de l’Incarnation onze cent douze.

L’année suivante, et dans le courant de l’été, des hordes innombrables de barbares étaient parties de nouveau des bords de la mer Caspienne, du Korasan, du pays de Mossoul, pour s’avancer vers la Syrie. Cette fois elles laissèrent en paix Edesse et Antioche, et, marchant entre Damas et les régions phéniciennes, entre le Liban et les bords de la mer, pénétrèrent dans la Galilée. A leur approche, le roi Baudouin était accouru avec son armée. Il trouva les ennemis campés au-dessous de Panéas, dans une île formée par les deux branches du Jourdain ; les chrétiens établirent leur camp dans le voisinage. Les deux armées, séparées par la rivière de Dan, étaient en présence depuis plusieurs jours, lorsque Baudouin, trompé par une ruse des barbares, engagea imprudemment le combat. L’armée chrétienne, le royaume, tout faillit périr dans cette journée ; le roi courut les plus grands dangers ; il abandonna son étendard ; les chrétiens perdirent trente chevaliers et plus de douze cents hommes de pied, tués ou faits prisonniers. Roger d’Antioche et le comte de Tripoli, qui venaient au secours de Baudouin, arrivèrent le lendemain de la bataille ; réunis à leurs troupes, les débris de l’armée vaincue allèrent camper sur la montagne de Seffet ou Saffat ; la multitude des Turcs occupait les vallées depuis Panéas jusqu’au lac de Tibériade. Tout fut ravagé sur les rives du Jourdain et dans les plaines de la Galilée, où les habitants du pays s’occupaient de la moisson ; la désolation était partout, et personne n’osait fuir ni à droite ni à gauche, de peur de rencontrer la mort sur son chemin. On ignorait dans les villes ce qui se passait au camp des chrétiens, et dans le camp on ne savait rien de ce qui se passait dans les villes ; un grand nombre de musulmans étaient sortis d’Ascalon et de Tyr pour dévaster les terres des fidèles : le pays de Sichem fut envahi, Naplouse livrée au pillage ; Jérusalem, restée sans défenseurs, ferma ses portes et craignit un moment de retomber au pouvoir des ennemis du Christ.

Cependant l’été s’éloignait, et la saison marquée pour le passage des pèlerins amenait chaque jour dans la Palestine des guerriers de l’Occident. L’armée chrétienne reçut ainsi de nouveaux renforts, et compta bientôt jusqu’à douze mille combattants sous ses drapeaux. D’un autre côté, les Turcs de Damas commençaient à se méfier des Turcs venus de la Perse, et l’armée ennemie s’affaiblissait par la discorde. Ainsi cette guerre, d’abord si terrible et si menaçante, se termina tout à coup sans combat, et la multitude des ennemis s’éloigna comme un orage emporté par les vents.

Alors les colonies chrétiennes et toutes les provinces de la Syrie furent en butte à d’autres calamités. Des nuées de sauterelles venues de l’Arabie achevèrent de ravager les campagnes de la Palestine. Une horrible famine désolait le comté d’Édesse et la principauté d’Antioche. Un tremblement de terre se fit sentir depuis le mont Taurus jusqu’aux déserts de l'Idumée : plusieurs villes de Cilicie n’étaient plus que des monceaux de ruines : treize tours de la ville d’Édesse et la citadelle d’Alep s’écroulèrent avec fracas ; les plus hautes forteresses couvrirent la terre de leurs débris, et leurs commandants, musulmans ou chrétiens, cherchèrent un asile avec leurs soldats dans les forêts et les lieux déserts ; une tour d’Antioche, plusieurs églises et d’autres édifices de la ville furent renversés.

On attribua ce terrible fléau aux péchés des chrétiens. Gauthier le Chancelier nous fait une peinture hideuse des scandales et des prostitutions dont il avait été lui-même témoin. La pénitence fut excessive comme l’avait été le désordre des mœurs : tout le peuple d’Antioche priait jour et nuit, se couvrait du cilice, couchait sur la cendre. Les femmes et les hommes allaient séparément de place en place, d’église en église, nu-pieds, la tête rasée, se meurtrissant le sein et répétant à haute voix, Seigneur^ épargnez-nous ! O ne fut qu’après cinq mois que le ciel se laissa toucher par leur repentir et que les tremblements de terre cessèrent d’effrayer les cités. On se réjouit à Bagdad du fléau qui avait désolé le pays des chrétiens ; le prince de Mossoul, disent les chroniques, tira des augures du soleil et de la lune, et crut que le moment était venu d’envahir la Syrie. Les peuples de Mossoul et de Bagdad n’avaient point oublié la mort de Mondoud, qui avait commandé la dernière expédition des musulmans dans la Galilée ; on reprochait au prince de Damas le meurtre de cet illustre martyr de l’islamisme. Tous les émirs de la Mésopotamie prirent les armes pour combattre les chrétiens et pour punir les musulmans infidèles.

Dans le danger qui le menaçait, le sultan de Damas n’hésita point à faire une alliance avec les princes chrétiens. Le roi de Jérusalem, le prince d’Antioche, le comte de Tripoli, joignirent leurs troupes à celles de leurs nouveaux alliés, et tous ensemble marchèrent au-devant des guerriers de Mossoul et de Bagdad qui ravageaient déjà les bords de l’Euphrate et de l'Oronte. Les chrétiens étaient remplis de zèle et d'ardeur et brûlaient de combattre ; mais leurs nouveaux auxiliaires, qui se défiaient toujours des soldats de Jésus- Christ, ne voulurent point leur donner l’avantage d’une victoire : ils firent tous leurs efforts pour éviter une bataille décisive, dans laquelle ils craignaient à la fois le triomphe de leurs alliés et celui de leurs ennemis Cependant une réunion aussi formidable suffit pour délivrer la Syrie d’une invasion et pour forcer les barbares à repasser l’Euphrate. Quoique les musulmans de Damas et les puissances chrétiennes eussent trouvé leur salut commun dans une alliance passagère, tel était néanmoins l’esprit des Francs et de leurs adversaires, que tous les sectateurs de Mahomet accusèrent, dans cette occasion, le prince de Damas d’avoir trahi la cause de l’islamisme, et que, lorsqu’il se sépara de l’armée chrétienne pour retourner dans sa capitale, tous les fidèles de Syrie remercièrent le ciel d’avoir enfin séparé l'étendard de Bélial du drapeau de Jésus-Christ.

Le roi Baudouin, n’ayant plus à combattre les Turcs de Bagdad ni ceux de la Syrie, tourna ses regards vers les contrées situées au-delà du Jourdain et de la mer Morte. Il traversa l’Arabie Pétrée, et s’avança dans la troisième Arabie, appelée par nos chroniqueurs Syrie de Sobal ; il y trouva une haute colline qui dominait une terre féconde, et cet emplacement lui parut propice pour la construction d’une forteresse. La cité nouvelle fut confiée à la garde de fidèles guerriers, et reçut le nom de Montréal.

L’année suivante (1116), Baudouin, prenant avec lui des hommes qui connaissaient parfaitement les lieux, franchit les déserts de l’Arabie, descendit vers la mer Rouge et pénétra jusqu’à Hellis, ville très- antique, jadis fréquentée par le peuple d’Israël, et bâtie au lieu où l’Ecriture place les doubles fontaines et les soixante-dix palmiers. Lorsque le roi et ceux qui l’accompagnaient eurent examiné à loisir la ville d'Hellis et les rivages de la mer, ils se rendirent à Montréal, et revinrent ensuite à Jérusalem. A leur retour dans la ville sainte, on ne se lassait point d’écouter les récits de leur voyage à la mer Rouge et vers le désert du Sinaï. On admirait surtout des coquilles marines et certaines pierres précieuses qu’ils avaient rapportées. Foulcher de Chartres nous dit qu’il adressa beaucoup de questions aux compagnons de Baudouin, et qu’il leur demanda entre autres choses si la mer Rouge était douce ou salée, si elle formait un étang ou un lac, si elle avait une entrée et une sortie comme la mer de Galilée, ou si elle était fermée à son extrémité comme la mer Morte.

[1118.] Tandis que la mer Rouge et ses merveilles occupaient ainsi le peuple chrétien, Baudouin avait une autre pensée, et cherchait un chemin qui pût le conduire en Egypte. Vers le mois de février, il rassembla l’élite de ses guerriers, traversa le désert, surprit et livra au pillage Pharamia, située à quelques lieues des ruines de Thanis et de Péluse. Albert d’Aix nous dit que les guerriers francs se baignèrent dans les eaux du Nil et qu’ils prirent quantité de poissons en les frappant avec leurs lances ; tout ce qu’ils voyaient sur cette terre si fertile de l’Égypte, qui semblait promise à leurs armes, les remplissait de surprise et de joie. Mais cette ivresse de la victoire devait bientôt se changer en affliction : tout à coup le roi Baudouin tomba malade ; il éprouva de vives douleurs dans les entrailles ; une blessure qu’il avait reçue autrefois se rouvrit : dès lors on ne songea plus qu’à retourner à Jérusalem. Les chrétiens avaient à traverser le désert qui sépare l’Égypte de la Syrie. Baudouin, porté dans une litière faite avec les pieux des tentes, était arrivé avec peine à El-Arisch, petite ville située sur le bord de la mer et chef-lieu de ces vastes solitudes. Là, il sentit que sa maladie avait fait de rapides progrès et qu’il était près de sa fin ; les compagnons de ses victoires laissaient voir leur profonde tristesse ; lui les consolait par ses discours : « Pourquoi pleurez-vous ainsi ? leur disait-il. Songez que je ne suis qu’un homme que beaucoup d’autres peuvent remplacer ; ne vous laissez point abattre comme des femmes par la douleur, n’oubliez point qu’il faut retourner à Jérusalem les armes à la main et combattre encore pour l’héritage de Jésus-Christ, comme nous l’avons juré. » Baudouin ne demandait plus qu’une preuve d’affection à ses compagnons d’armes : il les conjurait de ne pas laisser son corps sur la terre des infidèles. Les chevaliers, fondant en larmes, lui répondaient que la tâche imposée à leur fidélité leur paraissait bien rude et trop au-dessus de leurs forces. Comment conserver et transporter un corps dépouillé de la vie, au milieu des sables du désert, à travers des pays ennemis et sous un soleil dévorant ? Baudouin insista, et leur dit : « Aussitôt que j’aurai rendu le dernier soupir, je vous prie d’ouvrir mon corps avec le fer, d’en enlever les intestins, de le remplir de sel et d’aromates, et de l’envelopper dans du cuir et des tapis ; ainsi vous pourrez le transporter jusqu’au pied du Calvaire, et l’ensevelir selon le rite catholique auprès du sépulcre de mon frère Godefroy. » Il fit en même temps appeler son cuisinier Èdon, et lui adressa ces paroles : « Tu vois que je vais mourir ; si tu m’as aimé vivant, conserve-moi le même sentiment après ma mort ; ouvre mon corps, prends soin de le frotter de sel et d’aromates au dehors et à l’intérieur ; remplis de sel mes yeux, mes narines, mes oreilles, ma bouche ; réunis-toi ensuite à mes autres serviteurs et à mes chers compagnons pour me transporter dans la ville sainte : c’est ainsi que tu rempliras mes derniers vœux et que tu me garderas ta foi. » Telles furent les paroles du roi Baudouin à ses chevaliers et à son cuisinier Èdon. Puis il s’occupa de la succession au trône de Jérusalem ; il recommanda aux suffrages de ses compagnons son frère Eustache de Boulogne, ou Baudouin du Bourg, comte d’Édesse ; enfin ce généreux athlète de la foi rendit le dernier soupir, fortifié par la confession et le sacrement de l'eucharistie. Quand il eut fermé les yeux, ses frères d’armes, remplis de tristesse, s’occupèrent d’accomplir ses dernières volontés : son corps fut ouvert, frotté de sel, rempli d’aromates ; on en arracha les entrailles, lesquelles furent ensevelies dans un lieu qu’on eut soin de recouvrir d’un amas de pierres : ce cippe ou tombeau se voit encore dans le voisinage d’El-Arisch. Après avoir rempli ce pénible devoir, les guerriers chrétiens se remirent en route à travers le désert, marchant jour et nuit et s’efforçant à cacher la mort de Baudouin et la douleur qu’ils en ressentaient ; ils traversèrent les montagnes de la Judée, le pays d’Hébron, et arrivèrent à Jérusalem le dimanche des Rameaux. Ce jour-là, selon l’antique usage, tout le peuple chrétien, précédé du patriarche, descendait en procession du mont des Olives, portant des branches de palmier en chantant des cantiques pour célébrer l’entrée de Jésus dans Jérusalem. Tandis que la procession traversait la vallée de Josaphat, le cercueil de Baudouin, porté par ses compagnons, parut tout à coup au milieu de ce peuple qui chantait des hymnes ; aussitôt un morne silence, puis de lugubres lamentations succèdent aux chants d’Église ; les dépouilles mortelles de Baudouin entrèrent par la porte Dorée, et la procession les suivit. Latins, Syriens, Grecs, tout le monde pleurait ; les Sarrasins eux-mêmes, dit le chapelain de Baudouin, pleuraient aussi. Dans le même temps, Baudouin du Bourg, qui avait quitté Édesse pour célébrer les fêtes de Pâques dans la ville de Jésus-Christ, arrivait par la porte de Damas : averti, par cette affliction universelle, de la mort de Baudouin, son seigneur et son parent, il se mêla à tout le peuple en deuil et suivit le convoi funèbre jusqu’au Calvaire. Là, les restes du roi défunt furent déposés en grande pompe, et ensevelis dans une tombe de marbre blanc, près du mausolée de Godefroy.

Baudouin vécut et mourut au milieu des camps, toujours disposé à combattre les ennemis des chrétiens. Pendant son règne, qui dura dix-huit ans, les habitants de Jérusalem entendirent chaque année la grosse cloche qui annonçait l’approche des infidèles ; ils ne virent presque jamais dans le sanctuaire le bois de la vraie croix qu’on avait coutume de porter à la guerre ; le frère et le successeur de Godefroy vit plus d’une fois son royaume en péril, et ne le conserva que par des prodiges de valeur ; il perdit plusieurs batailles par sa bravoure imprudente ; mais son activité extraordinaire, son esprit fécond en ressources, le sauvèrent toujours des dangers.

La puissance chrétienne en Orient s’accrut pendant le règne de Baudouin : Arsur, Césarée, Ptolémaïs, Tripoli, Biblos, Beyrouth, Sidon, firent partie de l’empire fondé par les croisés. Plusieurs places fortes s’élevèrent pour la défense du royaume, non-seulement dans l’Arabie, mais dans les montagnes du Liban, dans la Galilée, dans le pays des Philistins, et sur toutes les avenues de la ville sainte.

Baudouin ajouta plusieurs dispositions au Code de son prédécesseur. Ce qui honore le plus son règne, c’est le soin qu’il prit de repeupler Jérusalem : il offrit un asile honorable aux chrétiens dispersés dans l’Arabie, dans la Syrie et l’Egypte. Les fidèles, persécutés et accablés d’impôts par les musulmans, accoururent en foule avec leurs femmes, leurs enfants, leurs richesses et leurs troupeaux ; Baudouin leur distribua les terres, les maisons abandonnées, et Jérusalem commença à redevenir florissante. Ajoutons qu’il dota richement les églises, surtout celle de Bethléem, qu’il érigea en évêché, et que plusieurs établissements religieux lui durent leur origine.

Pour donner plus d’éclat à sa capitale, il obtint de la cour de Rome que toutes les villes conquises sur les infidèles ressortiraient de l’église patriarcale de Jérusalem : Nous concédons — ainsi s’exprimait le pape Pascal — à l’église de Jérusalem, toutes les villes et les provinces conquises par la grâce de Dieu et par le sang du très-glorieux roi Baudouin et de ceux qui ont combattu avec lui. On voit par ces paroles que les papes appréciaient les généreux sacrifices de ces princes, dont l’autorité était un sacerdoce militaire, un véritable apostolat armé du glaive. Nous avons négligé de rapporter en détail toutes les querelles qui s’élevèrent entre le successeur de Godefroy et le patriarche de la ville sainte ; car ces querelles n’eurent aucune influence sur la marche des événements : la sagesse des pontifes de Rome n’accueillit que faiblement les plaintes des patriarches, et le pape Pascal termina tous les débats en déclarant qu’il ne voulait point rabaisser la dignité de l'Eglise au profit du pouvoir des princes, ni mutiler le pouvoir des princes au profit de la dignité de l’Église.

Au reste, les démêlés de Baudouin et du patriarche Dambert eurent moins pour prétexte ou pour cause d’ambitieuses rivalités que l’extrême besoin d’argent où se trouvait souvent réduit le successeur de Godefroy. Ce fut ce besoin d’argent qui lui donna la coupable pensée d’épouser une seconde femme lorsque la première vivait encore. Le roi, nous dit Guillaume de Tyr, avait appris que la comtesse de Sicile, veuve de Roger, était fort riche et qu’elle avait toutes choses en abondance ; lui, au contraire, était fort pauvre et si dénué de ressources, qu’il avait à peine de quoi suffire à ses besoins de tous les jours et à la solde de ses frères d’armes ; il ne s’éleva d’ailleurs aucune objection, aucune plainte, ni dans le clergé, ni dans le peuple, ni parmi les grands. Gomme la nouvelle reine arrivait avec d’immenses richesses, avec une flotte chargée de grains, d’huile, de vins, d’armes, tout le monde se crut enrichi par cet hymen et ferma les yeux sur le scandale. Quand la misère revint, on se montra plus sévère ; Guillaume de Tyr remarque que le repentir et le deuil succédèrent bientôt aux trompeuses joies.

Tous les historiens du temps donnent des éloges aux brillantes qualités de Baudouin. Dans la première croisade, il s’était fait haïr par un caractère ambitieux et altier ; dès qu’il eut obtenu ce qu’il désirait, il fit admirer sa modération et sa clémence ; devenu roi de Jérusalem, il suivit l’exemple de Godefroy et mérita à son tour de servir de modèle à ses successeurs.

Aussitôt que le roi Baudouin fut inhumé, le clergé et le peuple de Jérusalem, selon l’expression des chroniques, se croyant orphelins, songèrent à se donner un appui et commencèrent à s’occuper de l’élection d’un nouveau roi. Divers avis furent proposés : les uns disaient que la couronne appartenait à Eustache, frère de Baudouin ; d’autres pensaient qu’au milieu des périls on ne pouvait attendre un prince qui était si loin, et proposaient le comte d’Édesse, présent alors dans la ville sainte. Parmi ces derniers, on remarquait Josselin de Courtenai, un des comtes et seigneurs du royaume : Josselin, en arrivant en Asie, avait été accueilli et comblé de bienfaits par Baudouin du Bourg, qui lui donna plusieurs villes sur l’Euphrate. Chassé ensuite ignominieusement par son bienfaiteur qui l’accusait d’ingratitude, il s’était réfugié dans le royaume de Jérusalem, où il avait obtenu la principauté de Tibériade. Soit qu’il voulût réparer d’anciens torts ou qu’il espérât obtenir de nouveaux bienfaits, il représenta aux barons assemblés que Baudouin du Bourg appartenait à la famille du dernier roi ; qu’aucune contrée ni en deçà ni au-delà des mers ne pouvait offrir un prince plus digne de l’amour et de la confiance des chrétiens : les bénédictions des habitants d’Édesse le désignaient au choix des barons et des chevaliers, la Providence l’avait envoyé à Jérusalem pour consoler le peuple chrétien de la mort du frère de Godefroy. Ce discours réunit tous les suffrages en faveur de Baudouin du Bourg ; le jour de Pâques, le nouveau roi fut proclamé dans l’église même de la Résurrection, en présence de tous les fidèles ; il rassembla ensuite les grands dans le palais de Salomon ; il régla avec eux l’administration du royaume, et rendit la justice à son peuple d’après les assises établies par Godefroy ; le comté d’Édesse fut transmis à Josselin de Courtenai.

Tandis que le royaume de Jérusalem célébrait en paix l’avènement de Baudouin du Bourg, la principauté d’Antioche se trouvait de nouveau exposée à tous les fléaux de la guerre. Les musulmans de la Perse, de la Mésopotamie et de la Syrie, que leurs précédentes défaites n’avaient point découragés, jurèrent d’exterminer la race des chrétiens et marchèrent vers l’Oronte, conduits par Ylgazy, prince de Maridin et d’Alep, le plus farouche des guerriers de l’islamisme. Le nouveau prince d’Antioche, Roger, fils de Richard, avait appelé à son secours le roi de Jérusalem, les comtes d’Édesse et de Tripoli ; mais, sans attendre leur arrivée, il eut l’imprudence de livrer une bataille dont la perte devait mettre en péril toutes les colonies chrétiennes. Avant le combat, Ylgazy harangua ses soldats, et le cadi d’Alep parcourut les rangs, excitant par la violence de ses discours la fureur des barbares. Dans le camp des chrétiens, l’archevêque d’Apamée recommanda à tous les guerriers de confesser leurs péchés et de communier, afin que, s’étant fortifiés du pain céleste, ils pussent vivre et mourir comme il convenait à des soldats du Christ. L’histoire contemporaine rapporte qu’ils repoussèrent d’abord leurs ennemis. Mais Dieu, dont on ne peut pénétrer les desseins, ne voulut point qu’ils restassent victorieux : pendant que de part et d’autre on combattait avec une extrême animosité, un énorme tourbillon poussé par le vent s’arrêta tout à coup au milieu du champ de bataille, puis il éclata dans l’air comme un nuage de bitume et de soufre. Ce phénomène jeta l’effroi parmi les chrétiens, accablés déjà par la multitude de leurs ennemis. Roger, qui s’efforça de retenir ses soldats, tomba percé de coups, et sa mort fut suivie de la dispersion et de la ruine entière de l’armée chrétienne. Gauthier le Chancelier, qui assistait à cette bataille, attribue le désastre des chrétiens à la légèreté, à l’imprévoyance du prince d’Antioche, qu’il nous représente, peu d’heures avant le combat, parcourant les vallées et les collines avec son équipage de chasse, prenant des oiseaux avec ses faucons, forçant les bêtes fauves avec ses chiens. Cette bataille fut livrée près d’Artésie, dans un lieu appelé le Champ du sang. Les musulmans firent un grand nombre de prisonniers. Gauthier, qui fut lui-même chargé de chaînes, nous peint les tourments et les supplices qu’on fit souffrir aux captifs, mais il n’ose pas dire tout ce qu’il a vu, dans la crainte, ajoute-t-il, que les chrétiens, apprenant ces excès de barbarie, ne soient portés un jour à les imiter.

[1120.] L’armée victorieuse d’Ylgazy se répandit dans toutes les provinces chrétiennes. Ce fut au milieu de la désolation générale que le roi de Jérusalem arriva dans Antioche. Cette ville avait perdu ses plus braves défenseurs ; des clercs et des moines gardaient les tours, et veillaient, sous le commandement du patriarche, à la sûreté de la place, car on se défiait de la population grecque et arménienne, qui supportait avec peine le joug des Latins. La présence de Baudouin du Bourg, à qui on donna l’autorité suprême, rétablit Tordre et dissipa les alarmes. Après avoir pourvu à la défense de la ville, il visita les églises d’Antioche en habits de deuil. Son armée reçut à genoux la bénédiction du patriarche, et sortit de la ville pour aller à la poursuite des musulmans. Le roi, ainsi que ses chevaliers et ses barons, marchait les pieds nus au milieu d’une foule immense qui invoquait pour eux l’appui du Dieu des armées.

[1121.] Les chrétiens allèrent camper sur la montagne de Danitz, où les musulmans vinrent les attaquer. Ceux-ci étaient pleins de confiance dans leur multitude ; mais les chrétiens mettaient leur espoir dans la puissance divine, et surtout dans la présence de la croix véritable, que Baudouin avait apportée de Jérusalem. Après un combat sanglant, les infidèles furent vaincus et dispersés : Ylgazy et le chef des Arabes, Dobais, avaient pris la fuite pendant la bataille. Cette victoire répandit l’effroi dans Alep et jusque dans les murs de Mossoul, tandis que la vraie croix, reportée avec pompe dans la ville sainte, annonça aux habitants les miracles qu’elle avait produits au milieu des soldats du Christ. Baudouin, après avoir donné la paix à Antioche, revint dans sa capitale ; et, pour qu’il ne manquât rien aux victoires des chrétiens, Dieu permit alors que le redoutable chef des Turcomans, Ylgazy, terminât sa carrière, frappé par une mort subite et violente.

Telle est l’époque où nous sommes arrivés, que les circonstances les plus graves s’y succèdent comme les scènes d’un drame, et qu’un espace de quelques mois suffit à des événements qui auraient pu remplir les annales d’un siècle. A peine l’historien des colonies chrétiennes vient-il de parler d’une bataille, d’une révolution, d’une grande calamité, que d’autres combats, des révolutions nouvelles, des calamités plus grandes encore se présentent sous sa plume, et jettent une sorte de confusion dans ses récits. Nous avons vu la fin malheureuse du prince Roger et la désolation d’Antioche, dont tout le territoire était envahi par les musulmans ; maintenant c’est le comté d’Edesse qui pleurera la captivité de ses princes, et peu de jours seront à peine écoulés que de ce nouveau malheur naîtront d’autres infortunes qui mettront en péril tous les États chrétiens de la Syrie.

[1122.] Balac, neveu et successeur d’Ylgazy, répandait la terreur sur les rives de l’Euphrate, et, semblable au lion de l’Écriture, qui rôde sans cesse pour chercher sa proie, il réussit à surprendre Josselin de Courtenai et son cousin Galeran, qu’il fit conduire chargés de chaînes vers les confins de la Mésopotamie. Cette nouvelle étant parvenue dans le royaume de Jérusalem, Baudouin du Bourg accourut à Édesse, soit pour consoler les habitants, soit pour chercher l’occasion et les moyens de briser les fers des princes captifs. Mais, se confiant trop à sa bravoure et, victime de sa générosité, il tomba lui-même dans les embûches du sultan Balac ; et conduit dans la forteresse de Quart-Pierre^ il devint le compagnon d’infortune de ceux qu’il avait voulu délivrer. [1123.] Les vieilles chroniques ont célébré la valeur héroïque de cinquante Arméniens qui se dévouèrent pour la délivrance des princes chrétiens. Après avoir invoqué la protection du Tout-Puissant, ils s’introduisirent dans la forteresse de Quart-Pierre, déguisés, selon quelques historiens, en marchands, selon d’autres, en moines. A peine entrés dans la citadelle, cette élite de braves, quittant leur déguisement et montrant leurs armes, massacrèrent la garnison musulmane et rendirent la liberté aux illustres prisonniers. Ce château, dont les chrétiens venaient ainsi de se rendre maîtres, renfermait des vivres en abondance et toutes sortes de munitions de guerre. Balac y avait laissé ses trésors, ses femmes et les plus précieuses dépouilles des pays dévastés par ses armes. Les guerriers chrétiens se réjouirent d’abord du succès de leur entreprise ; mais bientôt les Turcs du voisinage se réunirent en foule et vinrent assiéger la forteresse où flottait l’étendard du Christ. Le sultan Balac, qui, selon les récits du temps, avait été averti en songe des projets formés contre lui, rassemble son armée et jure d’exterminer Baudouin, Josselin et leurs libérateurs. Ceux-ci ne pouvaient résister longtemps à toutes les forces réunies des Turcs, s’ils n’étaient secourus par leurs frères les chrétiens. On décide alors que Josselin sortira de la forteresse et qu’il ira dans les villes chrétiennes implorer le secours des barons et des chevaliers. Josselin part aussitôt, après avoir fait le serment qu’il laissera croître sa barbe et qu’il ne boira point de vin jusqu’à ce qu’il ait rempli sa mission périlleuse ; il s’échappe à travers la multitude menaçante des musulmans, passe l’Euphrate, porté sur deux outres de peau de chèvre, et traversant toute la Syrie, arrive enfin à Jérusalem, où il dépose dans l’église du Saint-Sépulcre, les chaînes qu’il avait portées chez les Turcs, et raconte en gémissant les aventures et les périls de Baudouin et de ses compagnons. A sa voix, un grand nombre de chevaliers et de guerriers chrétiens jurent de marcher à la délivrance de leur monarque captif. Josselin se met à leur tête ; il s’avançait vers l’Euphrate ; les plus braves guerriers d’Édesse et d’Antioche avaient rejoint ses drapeaux, lorsqu’on apprit que le farouche Balac venait de rentrer de force dans le château de Quart-Pierre. Après le départ de Josselin, Baudouin, Galeran et les cinquante guerriers d’Arménie avaient soutenu longtemps les attaques des musulmans ; mais les fondements du château ayant été minés, les guerriers chrétiens se trouvèrent tout à coup au milieu des ruines. Balac, laissant la vie au roi de Jérusalem, l’avait fait conduire dans la forteresse de Charan. Les braves Arméniens étaient morts au milieu des supplices, et la palme du martyre avait été le prix de leur dévouement. Quand Josselin et les guerriers qui le suivaient apprirent ces tristes nouvelles, ils perdirent tout espoir d’exécuter leur projet et retournèrent les uns à Édesse et à Antioche, les autres à Jérusalem, désolés de n’avoir pu donner leur vie pour la liberté d’un prince chrétien.

Cependant les Sarrasins d’Égypte cherchaient à profiter de la captivité de Baudouin et se rassemblaient dans les plaines d’Ascalon, avec le dessein de chasser les Francs de la Palestine. De leur côté, les chrétiens de Jérusalem et des autres villes du royaume, se confiant dans leur courage et dans la protection de Dieu, se préparaient à défendre leur territoire. Comme on attribuait toujours les succès des infidèles aux péchés des chrétiens, les préparatifs d’une guerre devaient toujours commencer par l’expiation et par la prière. Le peuple et le clergé de la terre sainte suivirent en cette occasion l’exemple des habitants de Ninive, et cherchèrent d’abord à fléchir la colère du ciel par une pénitence rigoureuse. Un jeûne fut ordonné, pendant lequel les femmes refusèrent le lait de leurs mamelles à leurs enfants au berceau ; les troupeaux mêmes furent éloignés de leurs pâturages et privés de leur nourriture accoutumée.

La guerre fut ensuite proclamée au son de la grosse cloche de Jérusalem. L’armée chrétienne, dans laquelle on comptait à peine trois mille combattants, était commandée par Eustache d’Agrain, comte de Sidon, nommé régent du royaume en l’absence de Baudouin. Le patriarche de la ville sainte portait à la tête de l’armée le bois de la vraie croix. Derrière lui, dit Robert du Mont, marchaient Ponce, abbé de Cluny, portant la lance avec laquelle on avait percé le flanc du Sauveur, et l’évêque de Bethléem, qui tenait dans ses mains un vase miraculeux où l’on prétendait avoir conservé le lait de la Vierge, mère de Jésus-Christ.

Au moment où les guerriers chrétiens sortirent de Jérusalem, les Égyptiens assiégeaient Joppé par terre et par mer. A l’approche des Francs la flotte musulmane pleine d’effroi s’éloigna du rivage. L’armée de terre, campée à Ibelin, aujourd’hui Ibna, attendait avec inquiétude l’armée chrétienne. Enfin les deux troupes sont en présence ; au milieu du combat, une lumière semblable à celle de la foudre brille dans le ciel, et tout à coup éclate dans les rangs des infidèles. Ceux-ci restent comme immobiles de terreur ; les chrétiens, armés de leur foi, redoublent de courage ; les ennemis sont vaincus, et les débris de leur armée, qui était deux fois plus nombreuse que celle des chrétiens, se réfugient avec peine dans les murs d’Ascalon. Les Francs, victorieux et chargés de butin, revinrent à Jérusalem en chantant les louanges de Dieu.

Quoique l’armée des Francs eût triomphé ainsi des Sarrasins, toujours occupée de la défense des villes et des frontières sans cesse menacées, elle ne pouvait sortir du royaume pour faire des conquêtes. Les guerriers qu’on retenait dans les cités chrétiennes, après une aussi grande victoire, s’affligeaient de leur inaction, et semblaient placer encore leur espoir dans les secours de l’Occident. Ce fut alors qu’il arriva une flotte vénitienne sur les côtes de Syrie.

Les Vénitiens, qui, depuis plusieurs siècles, s’enrichissaient par le commerce de l’Orient et craignaient de rompre d’utiles relations avec les puissances musulmanes de l’Asie, n’avaient pris qu’une faible part à la première croisade et aux événements dont elle fut suivie. Ils attendaient l’issue de cette grande entreprise pour prendre un parti et s’associer sans péril aux victoires des chrétiens ; mais, à la fin, jaloux des avantages qu’avaient obtenus les Génois et les Pisans en Syrie, ils voulurent aussi partager les dépouilles des musulmans, et préparèrent une expédition formidable contre les infidèles. Leur flotte, en traversant la Méditerranée, rencontra celle des Génois qui revenait de l’Orient : la fureur de la jalousie alluma tout à coup la guerre ; les vaisseaux génois, chargés des richesses de l’Asie, furent attaqués et forcés de fuir en désordre. Après avoir rougi la mer du sang des chrétiens, les Vénitiens poursuivirent leur route vers les côtes de la Palestine, où ils rencontrèrent la flotte des Sarrasins, sortie des ports de l’Égypte ; bientôt il s’engagea un violent combat, dans lequel tous les vaisseaux égyptiens furent dispersés et couvrirent les flots de leurs débris. Le doge de Venise, qui commandait la flotte vénitienne, entra dans le port de Ptolémaïs, et fut conduit en triomphe à Jérusalem. En célébrant les dernières victoires remportées sur les infidèles, on s’occupa de les mettre à profit par une expédition importante. Dans un conseil tenu en présence du régent du royaume et du doge de Venise, on proposa d’aller assiéger la ville de Tyr ou la ville d’Ascalon. Comme les avis étaient partagés, on convint d’interroger Dieu et de suivre sa volonté. Deux billets de parchemin sur lesquels on avait écrit les noms d’Ascalon et de Tyr furent déposés sur l’autel du saint sépulcre. Au milieu d’une foule nombreuse de spectateurs, un jeune orphelin s’avança vers l’autel, prit l’un des deux billets, et le sort tomba sur la ville de Tyr.

Les Vénitiens, qui n’oubliaient point les intérêts de leur commerce et de leur nation, demandèrent, avant que commençât le siège de Tyr, qu’on leur accordât une église, une rue, un four banal, un tribunal particulier dans toutes les villes de la Palestine. Ils demandèrent encore d’autres privilèges et la possession d’un tiers de la ville conquise. La prise de Tyr paraissait si importante, que le régent, le chancelier du royaume et les grands vassaux de la couronne acceptèrent sans hésiter les conditions des Vénitiens dans un acte que l’histoire a conservé.

Lorsqu’on eut ainsi partagé par un traité la ville qu’on allait conquérir, on s’occupa des préparatifs du siège. L’armée chrétienne partit de Jérusalem, et la flotte des Vénitiens du port de Ptolémaïs, vers le commencement du printemps. L’historien du royaume de Jérusalem, qui fut longtemps archevêque de Tyr, s’arrête ici pour décrire les antiques merveilles de sa métropole. Dans son récit à la fois religieux et profane, il invoque tour à tour le témoignage d’Isaïe et de Virgile ; après avoir parlé du roi Hiram et du tombeau d’Origène, il ne dédaigne point de célébrer la mémoire de Cadmus et la patrie de Didon. Le bon archevêque vante surtout l’industrie et le commerce de Tyr, la fertilité de son territoire, ces teintures si célèbres dans l’antiquité, ce sable qui se changeait en vases transparents, et ces cannes à sucre dont le miel, dès ce temps-là, était recherché dans toutes les régions de l’univers. La cité de Tyr, au temps du roi Baudouin, rappelait à peine le souvenir de cette ville somptueuse, dont les riches marchands, au, rapport d’Isaïe, étaient des princes ; mais on la regardait comme la plus peuplée et la plus commerçante des villes de Syrie. Elle s’élevait sur un rivage délicieux que les montagnes mettaient à l’abri des vents du nord ; elle avait deux grands môles qui, comme deux bras, s’avançaient dans les flots pour enfermer un port où la tempête ne trouvait point d’accès. La ville de Tyr, qui avait soutenu plusieurs sièges fameux, était défendue, d’un côté, par les flots de la mer et des rochers escarpés ; de l’autre, par une triple muraille surmontée de hautes tours.

Le doge de Venise, avec sa flotte, pénétra dans le port et ferma toute issue du côté de la mer. Le patriarche de Jérusalem, le régent du royaume, Ponce, comte de Tripoli, commandaient l’armée de terre. Dans les premiers jours du siège, les chrétiens et les musulmans combattirent avec une opiniâtre ardeur, mais avec des succès partagés. La désunion des infidèles vint bientôt seconder les efforts des Francs. Le calife d’Égypte avait cédé la moitié delà place au sultan de Damas, pour l’engager à la défendre contre les chrétiens. Les Turcs et les Égyptiens étaient divisés entre eux et ne voulaient point combattre ensemble ; les Francs profitaient de ces divisions et remportaient chaque jour de grands avantages. Après quelques mois d’attaques sans cesse renouvelées, les remparts s’écroulaient devant les machines des chrétiens ; les vivres commençaient à manquer dans la place ; les infidèles étaient prêts à capituler, lorsque la discorde vint désunir à leur tour les chrétiens, et fut sur le point de rendre inutiles les prodiges de la valeur et les travaux d’un long siège.

L’armée de terre se plaignait hautement de supporter seule les combats et les fatigues ; les chevaliers et leurs soldats menaçaient de rester immobiles sous leurs tentes, comme les Vénitiens sur leurs vaisseaux. Pour prévenir l’effet de leurs plaintes, le doge de Venise vint dans le camp des chrétiens avec ses marins armés de leurs rames, et déclara qu’il était prêt à monter à l’assaut. Dès lors une généreuse émulation enflamma le zèle et le courage des soldats de l’armée et de la flotte. Des musulmans partis de Damas pour secourir les assiégés s’avancèrent jusque dans le voisinage de Tyr. Une armée égyptienne, sortie en même temps d’Ascalon, ravagea le pays de Naplouse et menaça Jérusalem. Toutes ces tentatives ne purent ralentir l’ardeur des chrétiens, ni retarder les progrès du siège. Bientôt on apprit que Balac, le plus redoutable des sultans turcs, avait péri devant les murs de Maubeg. Josselin, qui l’avait tué de sa propre main, en fit donner la nouvelle à toutes les villes chrétiennes. La tête du farouche ennemi des Francs fut portée en triomphe devant les murs de Tyr, où ce spectacle redoubla l’enthousiasme belliqueux des assiégeants.

[1125.] Les musulmans, sans espoir de secours, furent obligés de se rendre après un siège de cinq mois et demi. Les drapeaux du roi de Jérusalem et du doge de Venise flottèrent ensemble sur les murailles de Tyr ; les chrétiens firent leur entrée triomphale dans la ville, tandis que les habitants, d’après la capitulation, en sortaient avec leurs femmes et leurs enfants.

Le jour où l’on reçut à Jérusalem la nouvelle de la conquête de Tyr fut une fête pour tout le peuple de la ville sainte. Au bruit des cloches on chanta le Te Deum en actions de grâces ; des drapeaux furent arborés sur les tours et sur les remparts de la ville ; des branches d’oliviers et des bouquets de fleurs étaient semés dans les rues et sur les places publiques ; de riches étoffes ornaient les dehors des maisons et les portes des églises. Les vieillards rappelaient dans leurs discours la splendeur du royaume de Juda, et les jeunes vierges répétaient en chœur les psaumes dans lesquels les prophètes avaient célébré la ville de Tyr.

Pendant que les chrétiens ajoutaient ainsi une cité opulente au royaume de Jérusalem, Baudouin du Bourg restait toujours prisonnier dans la ville de Charan, brûlant de s’associer aux exploits de ses guerriers et de mêler quelque gloire au souvenir de ses malheurs. Ses ennemis durent s’apercevoir que la captivité d’un prince franc n’arrêtait point les progrès des armes chrétiennes. L’illustre captif profita de la confusion et de l’esprit de discorde que les dernières victoires des chrétiens avaient répandus parmi les musulmans de Syrie, pour traiter de sa rançon et recouvrer sa liberté. A peine fut-il sorti de sa prison, qu’il rassembla quelques guerriers et marcha contre la ville d’Alep. Le chef des Arabes, Dobais, et quelques émirs de la contrée se réunirent à l’armée chrétienne ; bientôt les habitants se trouvèrent réduits aux dernières extrémités, et la ville était prête à se rendre lorsque le sultan de Mossoul accourut à la tête d’une armée. Baudouin du Bourg, obligé d’abandonner le siège, retourna enfin dans sa capitale, où tous les chevaliers chrétiens remercièrent le ciel de sa délivrance et vinrent se ranger sous ses drapeaux. Ils trouvèrent bientôt l’occasion de signaler leur valeur sous un chef qu’ils paraissaient avoir oublié et dont ils reconnurent avec joie l’autorité, lorsqu’il leur promit de les conduire à de nouveaux combats. Les Turcs, qui avaient passé l’Euphrate pour secourir Alep, dévastaient alors la principauté d’Antioche. Baudouin, impatient de tenir sa promesse, se met à la tête de ses intrépides guerriers, attaque victorieusement les infidèles, s’enrichit de leurs dépouilles, et les force d’abandonner les terres des chrétiens. A peine rentré triomphant dans Jérusalem, il donne de nouveau le signal de la guerre, et met en fuite l’armée de Damas, près du lieu où Saül avait entendu ces paroles : Saül, Saül, pourquoi me persécutez-vous2 Les guerriers chrétiens, dans ces campagnes rapides, avaient fait un butin immense, et les trésors de l’ennemi servirent à racheter les otages que le roi de Jérusalem avait laissés entre les mains des Turcs. C’est ainsi que les Francs réparaient leurs revers à force de bravoure et qu’ils acquittaient leurs promesses par des victoires.

[1128.] Les États chrétiens avaient alors pour ennemis les califes de Bagdad et du Caire, les sultans de Damas, de Mossoul, d’Alep, et les descendants d’Ortoc, maîtres de plusieurs places dans la Mésopotamie. Les Égyptiens étaient fort affaiblis par leurs nombreuses défaites, et de leurs anciennes conquêtes sur les côtes de Syrie ils ne conservaient plus que la ville d'Ascalon ; mais la garnison de cette place, formée de plusieurs armées vaincues, menaçait encore le territoire des chrétiens. Quoique les Egyptiens eussent perdu les villes de Tyr, de Tripoli, de Ptolémaïs, ils restaient toujours les maîtres de la mer, et leurs flottes dominaient sans obstacle dans les parages de la Syrie, quand les peuples maritimes de l’Europe ne venaient pas au secours des Francs établis en Palestine.

Les Turcs, accoutumés à la vie militaire et pastorale, ne disputaient ni aux Égyptiens ni aux Francs l’empire de la mer ; mais ils se faisaient redouter par leurs incursions continuelles dans les provinces chrétiennes. Dociles et patients, ils supportaient mieux que leurs ennemis la faim, la soif, la fatigue ; la connaissance du pays, l’habitude du climat, les intelligences qu’ils entretenaient avec les habitants, leur donnaient un grand avantage sur les chrétiens dans leurs courses guerrières. Ils se montraient plus habiles que les Francs à lancer des flèches ; leur cavalerie était plus exercée aux évolutions militaires. Il n’était pas jusqu’à la crainte, fille du despotisme, qui ne favorisât leurs armes, en maintenant parmi leurs soldats le respect pour la discipline. Leur tactique consistait à fatiguer leurs ennemis, à leur dresser des embûches, à les attirer dans une position désavantageuse où ils pussent triompher sans combat. La discorde, qui divisait sans cesse les princes musulmans de la Syrie, les empêchait de suivre longtemps le même plan de défense ou d’attaque ; lorsqu’une tranquillité passagère succédait à leurs guerres civiles, tantôt excités par l’ardeur du pillage, tantôt animés par les prières et les conseils du calife de Bagdad, ils fondaient avec impétuosité sur le territoire d’Antioche d’Édesse, de Tripoli, ou sur le royaume de Jérusalem. Si les musulmans éprouvaient une défaite, ils se retiraient avec l’espoir de trouver une occasion plus favorable ; s’ils étaient vainqueurs, ils ravageaient les villes et les campagnes, et retournaient dans leur pays, chargés de dépouilles, en chantant ces paroles : Le Coran est dans la joie, et l'Evangile est dans les larmes.

Une foule de nations, différentes de mœurs, de caractère et d’origine, se partageaient les débris de l’empire des Seldjoucides, souvent armées les unes contre les autres, mais, dans le moment du péril toujours prêtes à se réunir contre les Francs. Les tribus arabes qui avaient abandonné les villes à la domination des Turcs, erraient dans les provinces qu’elles avaient autrefois possédées ; elles combattaient sans cesse, non plus pour la gloire et pour la patrie, mais pour le butin et pour l’islamisme. D’autres peuplades, celles des Curdes, attirées par l’espoir du pillage, traversaient le Tigre et l’Euphrate et venaient se mettre à la solde des conquérants qui ravageaient la Syrie. Nourris dans les montagnes qui avoisinent la grande Arménie, ils conservaient des mœurs féroces et sauvages ; plusieurs de leurs guerriers servirent avec éclat la cause des musulmans, et ce fut de cette tribu des Curdes que sortit dans la suite la dynastie de Saladin.

La plus redoutable de toutes les nations que les chrétiens eurent alors à combattre, était celle des Turcomans. Ces hordes errantes étaient originaires des bords de la mer Caspienne, et ressemblaient, pour leurs mœurs et leurs usages militaires, aux Tartares dont ils tiraient leur origine. Ils avaient pénétré dans la Syrie quelque temps avant la première croisade ; et, lorsque l’armée des Francs traversait l’Asie Mineure, les Turcomans de la famille d'Ortoc étaient maîtres de Jérusalem. Vaincus par les Égyptiens, ils se retirèrent vers la Mésopotamie, d’où ils menaçaient sans cesse les provinces que les Francs venaient de conquérir sur l’Euphrate et sur l’Oronte. On ne les redoutait pas moins pour leur férocité que pour leur bravoure : nos vieux chroniqueurs ne parlent qu’en frémissant des barbaries que les Turcomans exerçaient sur les peuples vaincus ; l’historien du royaume de Jérusalem, qui leur donne le nom de Parthes, compare leur nation à l’hydre de Lerne, et nous apprend que chaque année on voyait arriver des rivages du Tigre et des frontières de la Perse une si grande multitude de ces barbares, qu'elle aurait suffi pour couvrir toute la terre.

Les Arabes bédouins, qui habitaient alors les rives gauches du Jourdain et de la mer Morte, nous sont représentés par les chroniques du temps tels à peu près qu’on les retrouve dans les voyageurs modernes, tels que nous les avons vus nous-même. Ils marchaient par tribus, sans demeure fixe, légèrement armés, et suivis de leurs troupeaux. Ces tribus errantes furent quelquefois des ennemis redoutables, ou tout au moins des voisins dangereux, pour le royaume naissant de Jérusalem. Mais le château de Montréal, élevé par Baudouin Ier, dans la Syrie Sobal, la forteresse de Carac, bâtie ensuite dans l’Arabie Pétrée, suffirent pour contenir les populations vagabondes du désert. A l’aide de ces deux places fortes, les Francs purent imposer des tributs aux Arabes bédouins, se trouvèrent maîtres des chemins de la Mecque et de Médine, et poussèrent souvent leurs excursions jusqu’à la mer Rouge.

Parmi les peuples qui eurent quelques rapports avec les colonies chrétiennes, l’histoire ne peut oublier les Assassins ou Ismaéliens, dont la secte avait pris naissance dans les montagnes de la Perse, peu de temps avant la première croisade. Ils s’emparèrent d’une partie du Liban et fondèrent une colonie au-dessus de Tripoli et de Tortose. Cette colonie était gouvernée par un chef que les Francs appelaient le Vieux ou le seigneur de la Montagne. Ce chef des Ismaéliens, établi à Massiat, ne régnait que sur une vingtaine de châteaux ou bourgades. Il comptait à peine soixante mille sujets, mais il avait fait du despotisme une espèce de culte, et son autorité était sans bornes : tous ceux qui résistaient à ses volontés méritaient la mort. Le Vieux de la Montagne, selon la croyance des Ismaéliens, pouvait distribuer à ses serviteurs les délices du paradis : celui qui mourait pour obéir à son chef montait au ciel où l’attendait le prophète de la Mecque ; celui qui mourait dans son lit souffrait de longues douleurs dans un autre monde. Les Ismaéliens étaient divisés en trois classes : le peuple, les soldats et les gardes. Le peuple vivait de la culture des terres et du commerce ; il était docile, laborieux, sobre et patient. Rien n’égalait l’adresse, la force et l’audace des guerriers. On vantait leur habileté dans la défense et le siège des places. La plupart des princes musulmans cherchaient à les avoir à leur solde. La classe la plus distinguée était celle des gardes ou fédaïs ; on ne négligeait rien pour leur éducation. Dès leur enfance, ils fortifiaient leur corps par des exercices violents : on leur apprenait plusieurs langues, pour qu’ils pussent aller dans tous les pays exécuter les ordres de leur maître ; on employait toutes sortes de prestiges pour frapper leur imagination ; pendant leur sommeil, provoqué par des boissons enivrantes, ils étaient transportés dans des jardins délicieux, dans des palais tout remplis des images de la volupté. Au milieu des enchantements qui égaraient leur raison, le Vieux de la Montagne pouvait, à son gré, leur ordonner de se jeter dans les flammes, de se précipiter du haut d’une tour, de se percer d’un fer mortel ; souvent les princes chargeaient le chef des Ismaéliens du soin de leur vengeance et lui demandaient le trépas de leurs rivaux ou de leurs ennemis ; les rois étaient ses tributaires ; la crainte qu’il inspirait, les meurtres commis par ses ordres, grossissaient ses trésors. Lorsque le Vieux de la Montagne avait désigné un prince, un monarque au poignard de ses disciples, ceux-ci, déguisés en marchands, en moines, en pèlerins, s’introduisaient auprès de leur victime, la suivaient comme l’ombre suit le corps, attendaient l’occasion avec une patience inouïe, et, quand l’occasion se présentait, malheur au prince ou à l’homme puissant dont on leur avait demandé le trépas !

Les Ismaéliens se mêlèrent souvent aux sanglantes révolutions qui précipitaient du trône les dynasties musulmanes de l’Orient. Ils n’aimaient pas les Turcs, qu’ils regardaient comme les ennemis de leur secte ; ils redoutaient les Francs et devinrent les tributaires de l’ordre du Temple. Plus d’une fois les violences ordonnées par le Vieux de la Montagne servirent ou vengèrent la cause des chrétiens. On se rappelle que Mandoud, sultan de Mossoul, fut assassiné à Damas, par deux Ismaéliens, au retour d’une cruelle guerre faite aux Francs dans la Galilée ; un autre chef musulman, Bursaki, qui avait conduit plusieurs armées sur le territoire d’Édesse et d’Antioche, tomba aussi frappé parles disciples du Vieux de la Montagne : ce meurtre, commis au milieu d’une mosquée, jeta dans le trouble plusieurs pays d’Orient ; mais les chrétiens ne surent pas en profiter, et, du sein du désordre, naquit la redoutable dynastie des Atabeks, ou gouverneurs du prince, dont l’empire devait s’étendre sur une grande partie de l’Orient.

L’histoire orientale, en parlant de l'avènement de Zenghi, déplore la faiblesse où étaient alors tombées les puissances musulmanes, et remarque avec douleur que les étoiles de l'islamisme avaient pâli devant l'étendard victorieux des Francs. En effet, les colonies chrétiennes, quoiqu’elles eussent éprouvé des revers, n’avaient pas laissé, au milieu de la confusion générale, de faire de grands progrès et d’acquérir une puissance redoutable.

Le comté d’Édesse, situé sur les deux rives de l’Euphrate et sur le revers du mont Taurus, comptait plusieurs villes florissantes. Les rivages delà mer, depuis le golfe d’Issus jusqu’à Laodicée, les contrées qui s’étendaient depuis la ville de Tarse en Cilicie jusqu’aux portes d’Alep, et depuis le mont Taurus jusqu’au voisinage d’Émèse et aux ruines de Palmyre, formaient la principauté d’Antioche, la plus vaste et la plus riche des provinces chrétiennes. Le comté de Tripoli, défendu d’un côté par le Liban, de l’autre par la mer de Phénicie, et placé au centre de l’empire des Francs, comprenait plusieurs villes fortifiées, un grand nombre de bourgs, des campagnes fertiles : Vers le nord, il avait pour limites le château de Margath ; vers le midi, le fleuve Adonis. Ce fleuve, célèbre dans l’antiquité profane et dans l’antiquité sacrée, bornait au nord le royaume de Jérusalem, qui, d’un autre côté, étendait ses frontières jusqu’aux portes d’Ascalon et jusqu’au désert de l’Arabie. L’empire des Francs avait pour ennemis tous les peuples musulmans de l’Égypte, de la Syrie et de la Mésopotamie ; il devait aussi avoir pour alliés et pour auxiliaires tous les chrétiens répandus alors en Orient ; cet esprit de fraternité qui unit tous les hommes de la même croyance ajoutait sans doute à la force d’une confédération formée au nom de Jésus-Christ. On se rappelle quels secours les croisés, à leur arrivée en Asie, avaient reçus de la population chrétienne des provinces qu’ils traversèrent. A l’époque dont nous parlons, on comptait encore un grand nombre de chrétiens dans l’Asie Mineure, à Alep, à Damas, dans toutes les villes d’Égypte ; et, quoiqu’ils fussent violemment comprimés par les musulmans, on doit croire qu’ils n’étaient pas toujours spectateurs indifférents de cette grande lutte élevée entre le Coran et l’Évangile. La petite Arménie, défendue par ses montagnes, par sa population guerrière, devint alors un royaume chrétien. Elle fut quelquefois pour les Francs un puissant auxiliaire, et se déclara toujours contre l’ennemi commun, l’islamisme. Une autre puissance chrétienne s’était formée dans les vastes régions de l’Ibérie ou de la Géorgie. Guillaume de Tyr célèbre la bravoure et les services du peuple géorgien, qui, vers le milieu du douzième siècle, mit un frein à la puissance des nations de la Perse, et ferma le passage des Portes-Caspiennes aux barbares de la Tartarie.

Quels que fussent cependant les secours que les colonies des Francs pouvaient attendre des peuples chrétiens de l’Asie, ces secours n’étaient rien sans doute à côté de ceux qu’ils recevaient de l’Occident. L’Europe voyait avec orgueil ces puissances chrétiennes de la Syrie qui lui avaient coûté tant de sang : on s’affligeait de leurs revers ; on se réjouissait de leurs progrès ; le salut de la chrétienté paraissait attaché à leur conservation. Les plus braves des chrétiens étaient toujours prêts à se dévouer pour l’héritage et la cause de Jésus-Christ.

La dévotion des pèlerinages amenait chaque jour en Orient une foule d’hommes impatients d’échanger le bourdon et la panetière contre le glaive des combats. La piété inspirait la valeur, et près du tombeau du Christ, tout devenait belliqueux, jusqu’à la charité évangélique. Du sein d’un hôpital consacré au service des pauvres et des pieux voyageurs, on vit sortir des héros armés contre les infidèles. On admirait également l’humanité et la bravoure des chevaliers de Saint-Jean. Tandis que les uns veillaient aux soins de l’hospitalité, les autres allaient combattre les ennemis de la foi. A l’exemple de ces pieux chevaliers, quelques gentilshommes se réunirent près du lieu où avait été bâti le temple de Salomon, et firent le serment de protéger et de défendre les pèlerins qui se rendaient à Jérusalem. Leur réunion donna naissance à l’ordre des Templiers, qui fut, dès son origine, approuvé par un concile et dut ses statuts à saint Bernard.

Ces deux ordres étaient dirigés par le même mobile qui avait fait naître les croisades : la réunion de l’esprit militaire et de l’esprit religieux. Retirés du monde, ils n’avaient plus d’autre patrie que Jérusalem, d’autre famille que celle de Jésus-Christ. Les biens, les maux, les dangers, tout était commun entre eux ; une seule volonté, un seul esprit dirigeait toutes leurs actions et toutes leurs pensées ; tous étaient réunis dans une même maison qui semblait habitée par un seul homme. Ils vivaient dans une grande austérité, et, plus leur discipline était sévère, plus elle avait de liens pour enchaîner leurs cœurs. Les armes formaient leur seule parure : des ornements précieux ne décoraient point leurs habitations ni leurs églises ; mais on y voyait partout des lances, des boucliers, des étendards pris sur les infidèles. A l’approche du combat, dit saint Bernard, ils s’armaient de foi au dedans et de fer au dehors ; ils ne craignaient ni le nombre ni la fureur des barbares ; ils étaient fiers de vaincre, heureux de mourir pour Jésus-Christ, et croyaient que toute victoire vient de Dieu.

La religion avait sanctifié les périls et les violences de la guerre. Chaque monastère de la Palestine était comme une forteresse où le bruit des armes se mêlait à la prière. D’humbles cénobites cherchaient la gloire des combats ; à l’exemple des Hospitaliers et des Templiers, des chanoines institués par Godefroy pour prier auprès du saint tombeau s’étaient revêtus du casque et de la cuirasse, et, sous le nom de chevaliers du Saint- Sépulcre, se distinguaient parmi les soldats de Jésus-Christ.

La gloire de ces ordres militaires se répandit bientôt dans tout le monde chrétien. Leur renommée pénétra jusque dans les îles et chez les peuples lointains de l’Occident. Tous ceux qui avaient des péchés à expier accoururent dans la ville sainte pour partager les travaux des guerriers du Christ. Une foule d’hommes qui avaient dévasté leur propre pays vinrent défendre le royaume de Jérusalem et s’associer aux périls des plus fermes défenseurs de la foi.

L’Europe n’avait point de famille illustre qui ne fournît un chevalier aux ordres militaires de la Palestine, les princes mêmes s’enrôlaient dans cette sainte milice et quittaient les marques de leur dignité pour prendre la cotte d’armes rouge des Hospitaliers, ou le manteau blanc des chevaliers du Temple. Chez tous les peuples de l’Occident, on leur donnait des châteaux et des villes qui offraient un asile et des secours aux pèlerins, et devenaient des auxiliaires du royaume de Jérusalem ; de simples religieux, des soldats de Jésus-Christ avaient un legs dans tous les testaments, et souvent ils furent les héritiers des princes et des monarques.

Les chevaliers de Saint-Jean et du Temple méritèrent longtemps les plus grands éloges : heureux et plus dignes des bénédictions de la postérité, si, dans la suite, ils ne s’étaient pas laissé corrompre par leurs succès et par leurs richesses ; s’ils n’avaient pas souvent troublé l’État dont leur bravoure était l’appui ! Ces deux ordres étaient comme une croisade qui se renouvelait sans cesse et qui entretenait l’émulation dans les armées chrétiennes.

Les mœurs militaires des Francs qui combattaient alors dans la Palestine présentent un spectacle digne de fixer l’attention de l’historien et du philosophe, et peuvent servir à expliquer les progrès rapides et la décadence inévitable du royaume de Jérusalem. Le principe d’honneur qui animait les guerriers et les empêchait de fuir, même dans un combat inégal, était le mobile le plus actif de leur bravoure, et leur tenait lieu de discipline. Abandonner son compagnon dans le péril, se retirer devant l’ennemi, c’étaient des actions infâmes aux yeux de Dieu et aux yeux des hommes. Dans les combats, leurs rangs serrés, leur haute stature, leurs chevaux de bataille, couverts comme eux de fer, renversaient, dispersaient les nombreux bataillons ennemis. Malgré la pesanteur de leurs armes, rien n’égalait la rapidité avec laquelle ils se transportaient dans les lieux les plus éloignés. On les voyait combattre, presque dans le même temps, en Égypte, sur l’Euphrate et sur l’Oronte ; ils ne s’éloignaient de ces théâtres accoutumés de leurs exploits que pour menacer la principauté de Damas, ou quelques villes de l’Arabie. Au milieu de leurs expéditions, ils ne connaissaient d’autre loi que la victoire, abandonnaient et rejoignaient à leur gré les drapeaux qui les conduisaient à l’ennemi, et ne demandaient à leurs chefs que l’exemple de la bravoure.

Comme leur milice avait sous ses drapeaux des guerriers de plusieurs nations, l’opposition des caractères, la différence des mœurs et du langage, entretenaient parmi eux une généreuse émulation, et quelquefois faisaient naître la jalousie et la discorde. Souvent le hasard, une circonstance imprévue, décidaient une entreprise et le sort d’une campagne. Lorsque les chevaliers chrétiens se croyaient en état de combattre l’ennemi, ils allaient le chercher sans se mettre en peine de cacher leur marche ; la confiance dans leur force, dans leurs armes, et surtout dans la protection du ciel, leur faisait négliger les stratagèmes et les ruses de la guerre, et même les précautions les plus nécessaires au salut d’une armée. La prudence dans leurs chefs ne leur paraissait souvent qu’une marque de timidité et de faiblesse, et plusieurs de leurs princes payèrent de leur vie ou de leur liberté la vaine gloire d’affronter les périls sans utilité pour la cause des chrétiens.

Les Francs de la Palestine ne connaissaient guère d’autres dangers, d’autres ennemis que ceux qui se présentaient devant eux sur le champ de bataille. Mais plusieurs entreprises importantes que la fortune semblait diriger devaient assurer le salut et la prospérité des États chrétiens en Asie. La première de ces entreprises était d’abaisser la puissance des califes d’Égypte ; la seconde, de conquérir et de conserver les villes maritimes de la Syrie, afin de recevoir les flottes et les secours de l’Occident ; la troisième, de défendre les frontières et d’opposer de toutes parts une barrière aux Turcs et aux Sarrasins. Chacun de ces grands intérêts, ou plutôt tous ces intérêts réunis occupaient sans cesse les Francs établis en Asie, sans que la plupart d’entre eux sentissent les dangers et les avantages de leur position, sans qu’ils employassent, pour réussir, d’autre moyen que leurs épées. C’est là qu’il faut admirer leurs efforts, et que leur bravoure, qui suffisait à tout, paraît tenir du prodige.

Nous venons de faire connaître l’état des colonies chrétiennes en Syrie ; nous allons reprendre la suite des événements les plus remarquables de cette époque. Parmi les illustres pèlerins qui se rendaient alors dans la Palestine et s’associaient aux travaux des chevaliers, l’histoire ne doit pas oublier Foulques, comte d’Anjou ; il était fils de Foulques le Rechin et de Bertrade de Montfort, qui devint la femme de Philippe Ier, et pour laquelle le roi de France avait bravé tous les foudres de l’Église. Foulques d’Anjou ne pouvait se consoler de la mort de sa femme Éremberge, fille d'Élie, comte du Maine. Son chagrin le conduisit dans la Palestine, où il entretint pendant un an cent hommes d’armes qu’il menait lui-même au combat. Il joignait la piété à la bravoure, et mérita l’estime des chrétiens par son zèle à défendre la cause de la religion Baudouin, qui n’avait point d’enfant mâle, lui offrit en mariage sa fille Mélisende, et promit de le faire reconnaître pour son successeur. Foulques accepta cette proposition avec joie, et devint le gendre et l’héritier du roi de Jérusalem.

Dans la douzième année du règne de Baudouin du Bourg, on forma la résolution d’assiéger Damas. Le roi de Jérusalem, le prince d’Antioche, les comtes d’Édesse et de Tripoli, plusieurs nobles pèlerins arrivés d’Europe, réunirent leurs forces pour cette expédition. Les chrétiens se mirent en marche dans les premiers jours de décembre ; ils étaient déjà sur les terres de Damas et la guerre avait commencé, lorsque Dieu, en punition de leurs péchés, leur retira sa miséricorde et envoya contre eux le plus terrible des ouragans. Tout à coup les cataractes du ciel s’ouvrirent, et toutes les campagnes, inondées, devinrent comme une vaste mer. Les guerriers de la croix perdirent leurs tentes, leurs bagages, leurs armes ; ils tremblèrent pour leur vie, et ne songèrent plus qu’à retourner aux lieux d’où ils étaient partis. Poursuivie par les éléments en courroux et fuyant devant la tempête comme devant un ennemi victorieux, l’armée revint sur les bords du Jourdain, et rendit grâces à Dieu de n’avoir pas péri dans ce nouveau déluge. Telle fut l’issue d’une guerre à laquelle on avait appelé l’Occident et qui devait rendre les chrétiens maîtres de la Syrie.

[1131.] Baudouin II ne survécut pas longtemps à cette expédition malheureuse. Comme il revenait d’Antioche, où il avait rétabli l’ordre et la paix, il tomba dangereusement malade. Voyant approcher sa fin, il se fit transporter dans la demeure du patriarche, voisine du saint sépulcre, et mourut entre les bras de son gendre Foulques, de sa fille Mélisende et de leur jeune enfant, Baudouin, en leur recommandant la gloire des chrétiens en Orient.

Baudouin avait un esprit droit, une âme élevée, une douceur inaltérable. La religion présidait à toutes ses actions, inspirait toutes ses pensées ; mais sa dévotion était plutôt celle d’un cénobite que celle d’un prince et d’un guerrier : dans ses fréquentes oraisons, il se prosternait sans cesse contre terre, et, si nous en croyons l’histoire contemporaine, il en avait les mains et les genoux endurcis. Il passa dix-huit ans sur le trône d’Édesse, douze sur celui de Jérusalem ; il fut fait deux fois prisonnier et resta sept ans dans les fers des infidèles. Il n’eut ni les défauts ni les qualités de son prédécesseur ; son règne fut illustré par des conquêtes et des victoires auxquelles il n’eut point de part ; mais il n’emporta pas moins au tombeau les regrets des chrétiens, qui aimaient à voir en lui le dernier des compagnons de Godefroy.

Les malheurs qui troublèrent sa vie et les soins qu’il fut obligé de donner à la principauté d’Antioche ne l’empêchèrent point de porter son attention sur l’administration intérieure de son royaume. Dès le commencement de son règne, il supprima dans sa capitale tout droit d’importation pour les marchandises ; une seconde charte royale accorda en outre aux Syriens, aux Grecs, aux Arméniens et même aux Sarrasins, la liberté d’apporter dans la ville sainte, sans payer aucune redevance ni droit d’entrée, du froment, de l’orge et toute espèce de fruits et légumes ; la taxe sur les poids et mesures fut en même temps abolie dans les marchés de Jérusalem. Ces franchises firent bénir le nom de Baudouin et doublèrent en peu d’années la population de la ville sainte.

On se demande comment se repeuplèrent les autres villes du royaume. Il est probable qu’un grand nombre de pèlerins s’établirent dans les villes qu’ils avaient aidé à conquérir. Le commerce et l’industrie durent y amener aussi beaucoup de familles des côtes d’Italie et de toutes les régions de l’Orient et de l’Occident. Les historiens nous disent que, les femmes manquant aux colonies fondées par les soldats de la croix, on en fit venir du royaume de Naples, et le nom de poulains ou pulli fut donné aux enfants qui naissaient des femmes de la Pouille ou des femmes de Syrie. Ce mélange de toutes les nations et même de toutes les sectes devait amener promptement la corruption des mœurs, et, comme cette population nouvelle ne contribuait point ou contribuait peu à la défense du pays, elle dut corrompre aussi le principe de l’association militaire ou du gouvernement établi par les Francs.

Dans les premières années du règne de Baudouin, une multitude de rats qui n’épargnaient pas même les bestiaux, des nuées de sauterelles, des sécheresses, des tremblements de terre, désolèrent le royaume de Jérusalem. Tous ces fléaux furent regardés comme un avertissement du ciel et firent songer à la réforme des mœurs. Le roi Baudouin et le patriarche convoquèrent une assemblée à Naplouse. Les grands du royaume, les notables du clergé et du peuple y portèrent des peines sévères contre les excès du libertinage et certains désordres honteux que les anciennes lois n’avaient point prévus. Cette législation nouvelle, qui fut déposée dans les églises, signala la corruption, mais ne l’arrêta point.

Baudouin du Bourg ouvrit lui-même le synode de Naplouse, en s’accusant d’avoir injustement retenu les dîmes qu’il devait au patriarche sur les domaines royaux. On voit par là qu’il subsistait toujours quelques sujets de discorde entre les patriarches et les rois de la ville sainte, mais la paix n’en avait point été troublée. Un seul des successeurs de Daimbert renouvela ouvertement des prétentions que la cour de Rome avait elle-même condamnées : ce fut le patriarche Etienne. Étienne, né dans le pays chartrain, d’une famille illustre, avait été vicomte de Chartres ; renonçant au métier des armes, il prit l’habit religieux et devint abbé du monastère de Saint-Jean de la Vallée. Il était allé à Jérusalem pour s’y répandre en prières et avait fait remarquer sa dévotion. Le patriarche Gormond mourut dans le même temps, et, comme le peuple se rassembla pour nommer un autre pasteur de la ville sainte, il arriva que tous les suffrages tombèrent sur l’abbé de Saint-Jean de la Vallée. A peine eut-il été consacré, qu’il suscita des difficultés inattendues et réclama la possession de Jérusalem et de Joppé. Il en résulta une prompte et grave inimitié entre lui et le roi ; mais, lorsque les débats commençaient à s’échauffer, une mort prématurée vint y mettre un terme. On accusa le roi de Jérusalem d’avoir fait empoisonner le patriarche : Guillaume de Tyr ne repousse point cette accusation, et nous ne pouvons qu’en être surpris, en nous rappelant tous les éloges qu’il a donnés aux vertus religieuses de Baudouin. Un grand défaut du bon archevêque, quand il nous parle de ces querelles entre le sacerdoce et la royauté, c’est de louer excessivement les patriarches et de louer de même les princes, de telle sorte que les uns semblent avoir toujours raison et qu’on se demande comment les autres ont pu avoir tort. Au milieu de ces louanges prodiguées sans mesure à des partis opposés, il est difficile de connaître la vérité et de savoir de quel côté était la justice.

Foulques, comte d’Anjou, fut couronné roi de Jérusalem après la mort de Baudouin. A son avènement au trône, la discorde troublait les États chrétiens et menaçait d’une ruine prochaine la principauté d’Antioche. Le fils de Bohémond, jeune prince rempli de bravoure, était venu d’Italie pour recueillir l’héritage de son père ; d’abord attaqué par Joscelin, comte d’Édesse, qui ne craignit point de s’allier aux musulmans pour envahir et ravager les terres d’un prince chrétien, obligé ensuite de repousser chaque jour les agressions des Turcomans, il avait péri les armes à la main dans la Cilicie. Sa mort jeta la principauté d’Antioche dans les plus grands désordres : il ne laissait qu’une fille, à qui la faiblesse de son âge et de son sexe ne permettait pas de prendre les rênes du gouvernement. Sa veuve, Alix, fille de Baudouin II, tourmentée, dit Guillaume de Tyr, par l'esprit du démon, et voulant à toute force se faire la dame dupays, pour satisfaire son ambition de régner, osa solliciter le secours de Zenghi, auquel elle envoya un palefroi aussi blanc que la neige, ferré d’argent, avec un frein d’argent, et couvert d'une housse blanche, symbole de la candeur de ses promesses. Baudouin, par sa fermeté, avait réprimé et puni les complots d’Alix, en qui l’esprit de domination étouffait tout à la fois la tendresse maternelle et la piété filiale, l’amour de son Dieu et l’amour de la patrie. Mais, à la mort de son père, cette princesse, étant sur toutes autres femmes fière et cauteleuse, s’était hâtée de reprendre ses projets ambitieux. Foulques fut obligé de quitter deux fois son royaume, soit pour rétablir l’ordre troublé par les prétentions d’Alix, soit pour repousser les invasions des Turcomans, toujours prêts à profiter des discordes élevées parmi les chrétiens. Les esprits étaient tellement animés, que Ponce, comte de Tripoli, attiré dans le parti de la fille de Baudouin, osa livrer un combat au roi de Jérusalem près de Rugia : une sanglante défaite punit la félonie du comte, et Antioche vit la paix renaître dans ses murs Au second voyage qu’il fit sur les bords de l’Oronte, Foulques fut plus heureux, car il n’eut point à combattre des chrétiens, et la victoire qu’il remporta sur les Turcs accourus en foule de la Perse et du pays de Mossoul, augmenta tellement sa considération et son crédit, que tous les partis qui divisaient encore la ville d’Antioche se réunirent à sa voix, et ne voulurent plus être dirigés que par ses conseils. Il profita habilement de cette disposition des esprits, et, pour achever son ouvrage, il résolut de donner à la fille de Bohémond un époux qui pût défendre ses droits et mériter la confiance des guerriers chrétiens.

La Syrie n’offrait au roi de Jérusalem aucun prince, aucun chevalier qui fût digne de son choix. Il jeta les yeux sur les princes de l’Occident, et choisit Raymond de Poitiers pour gouverner Antioche, comme Baudouin II l’avait choisi lui-même pour gouverner Jérusalem. Ainsi l’Europe, qui avait fourni des défenseurs aux États chrétiens d’Orient, leur fournissait aussi des princes et des rois. Raymond de Poitiers, pour tromper tous les regards et déconcerter tous les projets ennemis, fut obligé d’arriver en Orient sous l’humble costume d’un pèlerin. La veille de son entrée dans Antioche, Alix était persuadée que Raymond venait en Asie pour l’épouser elle-même ; on avait opposé ainsi la ruse à la ruse, et le patriarche parut se prêter à cette supercherie pour éviter le trouble et le scandale. Le mariage de la fille de Bohémond fut célébré avec une grande solennité dans l’église de Saint-Pierre, et l’ambitieuse Alix alla cacher sa honte et son dépit dans Laodicée, qu’elle avait reçue en apanage.

[1132.] Foulques d’Anjou, après avoir rétabli la paix dans Antioche, avait trouvé à son retour ses États et sa propre maison en proie à la discorde. Gauthier, comte de Césarée, gendre de Hugues, comte de Joppé, accusa son beau-père du crime de félonie envers le roi. Ce comte Hugues s’était attiré la haine de Foulques d’Anjou et des seigneurs du royaume, les uns disent par son orgueil et son esprit de désobéissance, les autres par de coupables liaisons avec la reine Mélisende. Lorsque les barons eurent entendu Gauthier de Césarée, ils proposèrent, d’après la coutume du royaume, un combat en champ clos entre l’accusé et l’accusateur, et, comme le comte de Joppé ne se rendit point au lieu désigné, il fut déclaré coupable.

Hugues descendait du fameux seigneur de Puyset qui leva l’étendard de la révolte contre le roi de France et qui, vaincu par Louis le Gros, dépouillé de ses possessions, banni de sa patrie, s’était réfugié dans la Palestine, où ses exploits lui avaient fait obtenir le comté de Joppé, qu’il transmit à son fils. Hugues avait le caractère bouillant et impétueux de son père, et, comme lui, ne savait ni pardonner une injure ni supporter un acte d’autorité. En apprenant qu’il est condamné sans être entendu, il ne peut retenir sa colère, et court dans Ascalon implorer le secours des infidèles contre les chrétiens. Les musulmans, profitant de la division qui s’élevait parmi leurs ennemis, se mirent aussitôt en campagne et ravagèrent tout le pays jusqu’à la ville d’Arsur. Hugues, après avoir contracté une alliance criminelle avec les Sarrasins, vint s’enfermer dans Joppé, où il fut bientôt assiégé par le roi de Jérusalem.

La soif de la vengeance animait les deux partis : Foulques d’Anjou avait juré de punir la félonie de son vassal ; Hugues était déterminé à s’ensevelir sous les murs de Joppé. Avant que l’attaque fût commencée, le patriarche de Jérusalem interposa sa médiation et rappela aux guerriers chrétiens les préceptes de la charité évangélique. Hugues rejeta d’abord la paix avec indignation ; mais, abandonné par les siens, il prêta enfin l’oreille aux discours pacifiques du patriarche, et consentit à déposer les armes. Le roi de Jérusalem renvoya son armée, et le comte de Joppé s’engagea à quitter le royaume, où il ne devait rentrer qu’après trois ans d’exil. Il attendait à Jérusalem le moment favorable pour son départ, lorsqu’une circonstance imprévue fut sur le point de renouveler les querelles assoupies. Un soldat breton, que l’histoire ne nomme point, attaqua le comte, jouant aux dés devant la boutique d'un marchand, et le frappa de plusieurs coups d’épée qui le renversèrent sans vie sur la place.

A la vue de cette scène tragique on accourt en foule, on se presse, on s’interroge ; toute la ville est en rumeur ; on déplore le sort du comte de Joppé ; on ne songe plus à sa rébellion ; de toutes parts se font entendre des plaintes contre le roi, qu’on accuse d’avoir dirigé lui-même le poignard homicide. Cependant le roi fait arrêter le meurtrier, qui est jugé selon la rigueur des lois. Le jugement portait que les membres du coupable seraient rompus. Foulques confirma la sentence, en ajoutant seulement que l’assassin n’aurait point la langue coupée, afin qu’il pût nommer ses complices. Ce malheureux expira en déclarant qu’aucun ordre ne lui avait été donné, mais qu’il croyait avoir servi sa religion et son roi. Chacun resta ainsi le maître de faire des conjectures, selon la passion qui l’animait et le parti qu’il avait embrassé. Le comte de Joppé ne tarda pas à guérir de ses blessures ; au bout de quelques mois, il quitta la Palestine et se rendit en Sicile, où il mourut avant le terme fixé pour son exil.

La reine Mélisende conserva un profond ressentiment de tout ce qui s’était passé, et montra par là qu’elle n’était point étrangère à l’origine de ces discordes fatales. « Depuis le jour où le comte partit du royaume, dit Guillaume de Tyr, tous ceux qui, contre lui, avoient été délateurs envers le roi et l'avoient incité à le mettre en sa male grâce, tellement encoururent l’indignation de la reine, qu’ils n’étoient pas en trop grande sûreté de leurs propres personnes, et même le roi n’avoit pas l’air trop assuré entre les favoris et les parents de la reine. » Toutefois le courroux de Mélisende s’apaisa dans la suite et ne survécut point au comte de Joppé. Foulques lui-même, soit que le temps eût affaibli son ressentiment, soit qu’il lui parût sage d’effacer les dernières traces d’une affaire malheureuse, se repentit d’avoir compromis l’honneur de la reine, et ne négligea rien pour lui faire oublier l’excès de sa jalousie et les rigueurs de son autorité.

[1138.] Cependant les différentes révolutions qui avaient troublé la principauté d’Antioche réveillèrent les prétentions des empereurs de Constantinople. Jean Comnène, fils et successeur d’Alexis, rassembla une armée, et s’avança dans l’Asie Mineure et la Cilicie, combattant tour à tour les Turcs, les Arméniens et les Francs. Les Grecs victorieux vinrent enfin camper sous les murs d’Antioche, et leur présence répandit l’effroi dans toutes les villes chrétiennes de Syrie. La situation des Francs devenait d’autant plus critique en cette circonstance, que Raymond, comte de Tripoli, dont le père avait été surpris dans une embuscade et tué par les musulmans de Damas, se trouvait alors en butte à toutes les forces du sultan de Mossoul et d’Alep ; le roi de Jérusalem, que le prince d’Antioche implorait contre l’invasion des Grecs, avait quitté sa capitale pour voler à la défense de la Phénicie, et lui-même, assiégé dans le château de Montferrand ou de Barin, était sur le point de tomber entre les mains de Zenghi, et mettait son dernier espoir dans le prompt secours des autres princes chrétiens. Les Francs, environnés de périls, ne durent alors leur salut qu’à la modération du puissant monarque dont ils redoutaient les desseins : Jean Compène, touché de leurs malheurs, suspendit la guerre qu’il avait déclarée, et, se contentant de l’hommage du prince d’Antioche, réunit ses troupes à celles des Latins, pour défendre les colonies chrétiennes et combattre les puissances musulmanes de la Syrie. On résolut d’assiéger d’abord la ville de Schaizar ou Césarée, bâtie au sud de l’Oronte ; on devait marcher ensuite contre Alep. Cette guerre sainte, dont le premier signal fit rentrer tous les fidèles sur le territoire, n’aurait pas manqué de réussir, si elle avait été conduite avec persévérance ; mais la discorde ne tarda point à éclater dans le camp des nouveaux alliés. Le comte d’Édesse et le prince d’Antioche, qui avaient suivi l’armée au siège de Schaizar, passaient leur temps au milieu des plaisirs et des fêtes, au lieu de seconder les efforts des Grecs. Ceux-ci, restés seuls occupés des travaux du siège, suspendirent tout à coup leurs attaques, et l’empereur, soit qu’il voulût punir l’inaction de ses auxiliaires, soit qu’il désespérât de la victoire, conclut une trêve avec un ennemi qui avait tremblé à son approche. Après avoir passé quelques jours à Antioche, il fut forcé de quitter la ville au milieu d’une sédition excitée contre lui, et retourna dans ses États, abandonnant à leurs propres forces des alliés qu’aveuglaient sans cesse d’injustes préventions et qui montraient d’ailleurs si peu de zèle pour une guerre dont ils devaient profiter. Plus tard, revenu en Syrie avec une nouvelle armée, quoique sa modération fût un gage de sa bonne foi et que les Francs eux-mêmes l’eussent appelé, il réveilla sous les murs d’Antioche les anciennes défiances, et fit tout à coup oublier la puissance toujours plus menaçante des Turcs. Il crut dissiper toutes les inquiétudes des Latins, en annonçant le projet d’aller en pèlerinage au tombeau du Sauveur ; mais ce projet même ne fit qu’augmenter les alarmes, et Foulques se hâta de lui envoyer des ambassadeurs pour l’avertir qu’il devait déposer l’appareil de la puissance impériale avant d’entrer dans la ville des pèlerins. L’empereur, sans s’irriter de cette espèce de refus, repassa le mont Taurus, et, lorsqu’il mourut, blessé par une flèche empoisonnée, les Francs se crurent délivrés d’un redoutable ennemi. On put alors faire aux Francs le reproche qu’eux-mêmes adressèrent souvent aux Grecs, de ne point connaître leurs véritables alliés, et d’éloigner par des préventions injurieuses ceux dont ils invoquaient le secours. Dans les circonstances dont nous parlons, la réunion des Grecs et des Latins aurait pu délivrer l’Asie Mineure et la Syrie de la présence et de la domination des Turcs. C’est ici surtout qu’il faut déplorer cet esprit de discorde et de jalousie qui favorisa tant de fois les progrès des musulmans et causa plus tard la ruine de l’empire grec et celle de toutes les colonies chrétiennes d’Orient.

Zenghi, prince de Mossoul et de Maridin, que Guillaume de Tyr compare au ver de terre sans cesse en mouvement, avait alors annoncé le projet de s’emparer de Damas. Le prince musulman qui gouvernait cette ville n’hésita point à implorer le secours des chrétiens. Ceux-ci avaient un grand intérêt à ne pas laisser s’établir et s’accroître dans leur voisinage une puissance redoutable. L’armée fut bientôt sous les armes, et, lorsqu’elle eut traversé le Liban, Zenghi, qui s’était approché de Damas, abandonna son dessein. Le sultan de cette ville avait promis, par les conditions du traité fait avec le roi de Jérusalem, qu’il l’aiderait à reconquérir Panéas, enlevée aux chrétiens quelques années auparavant et livrée récemment à Zenghi. Le prince musulman n’oublia point sa promesse, et ses troupes se réunirent à celles des Francs sous les murs de la ville, dont on avait déjà commencé le siège. Panéas ou Bélinas est située à un mille de la source du Jourdain, au pied de l’Anti-Liban. Au temps de Josué, elle s’appelait Dan ; sous les Romains, elle prit le nom de Césarée de Philippe ; à l’époque des croisades, devenue une place forte, elle fut prise tour à tour par les musulmans et par les chrétiens. Cent maisons à terrasse, bâties avec les restes des édifices antiques, des ruines informes, un tracé de murs d’enceinte, les tours et les fossés d’un château féodal, une forêt voisine dont parlent les historiens, voilà tout ce que nous avons retrouvé, en 1830, de la ville de Panéas ou Bélinas. Le sultan de Damas, avec ses troupes, prit position à l’orient, entre la ville et la forêt, sur un emplacement appelé Cohagar. Le roi de Jérusalem, auquel se réunirent les princes d’Antioche et de Tripoli, campa du côté de l’occident. Dans ce siège mémorable les chrétiens et les Turcs leurs alliés rivalisèrent de zèle et de bravoure. Les assauts se multiplièrent pendant plusieurs semaines. Du haut de leurs tours roulantes, construites avec des poutres apportées de Damas, les assiégeants envoyaient à toute heure du jour et de la nuit la mort et la destruction dans la place ; ces tours formidables, placées à l’orient, s’élevaient à une telle hauteur, que les assiégés, remplis de surprise et d’effroi, croyaient avoir affaire, selon l’expression de Guillaume de Tyr, non à des hommes, mais à des habitants du ciel. Les musulmans et les chrétiens montrèrent un parfait accord. Panéas ne put résister aux efforts réunis de deux ennemis redoutables, l’émir qui défendait la ville proposa et fit accepter une capitulation. Les musulmans retournèrent à Damas, satisfaits d’avoir arraché à Zenghi une de ses conquêtes ; les chrétiens de Jérusalem prirent possession d’une ville qui devait assurer leurs frontières du côté du Liban.

Cette conquête fut le dernier événement du règne de Foulques d’Anjou. Le roi de Jérusalem, traversant la plaine de Ptolémaïs et poursuivant un lièvre chassé de son gîte, tomba de cheval, et mourut de sa chute, ne laissant pour lui succéder que deux enfants en bas âge. Guillaume de Tyr, qui loue les vertus de Foulques, remarque avec une naïveté digne de ces temps reculés qu’il avait les cheveux roux, et qu’on ne pouvait néanmoins lui reprocher aucun des défauts vulgairement attribués à cette couleur. Dans les dernières années de sa vie, la mémoire de ce prince était si affaiblie, qu’il ne reconnaissait pas ses propres serviteurs ; il n’avait plus assez de force et d’activité pour être le chef d’un royaume environné d’ennemis ; aussi s’occupait-il plus de bâtir des forteresses que de rassembler des armées, et de défendre ses frontières que de faire de nouvelles conquêtes. Sous son règne, l’esprit militaire des chrétiens parut s’affaiblir et fut remplacé par l’esprit de discorde, qui amena des calamités plus grandes que la guerre. Au moment où Foulques d’Anjou avait été couronné roi de Jérusalem, les États chrétiens étaient au plus haut degré de prospérité ; à la fin de son règne, ils penchaient déjà vers leur décadence.

La reine Mélisende prit la régence du royaume. Le jeune Baudouin reçut dans le même temps l’onction royale, et fut couronné roi dans l’église du Saint-Sépulcre, le jour de la naissance du Sauveur. Quoique le fils aîné de Foulques n’eût point encore atteint sa quatorzième année, son éloquence naturelle, l’élégance de ses manières, quelque chose de noble et de généreux dans toute sa conduite, le recommandaient déjà à l’amour des peuples. Il avait un esprit actif et pénétrant, une mémoire heureuse ; il aimait à entendre raconter les actions glorieuses des grands rois. Il s’enquérait aussi avec soin des mœurs et du caractère des peuples qu’il devait gouverner, et souvent il était consulté par des hommes d’un âge mûr sur les lois et les coutumes du royaume. Les chroniques contemporaines nous disent que le jeune Baudouin fut toujours plein de respect pour la religion et les gens d’église ; mais, dans les commencements de son règne, on voyait avec peine que l’amour des femmes et le jeu des osselets lui prenaient plus de temps et lui tenaient plus au cœur qu’il ne convenait à un roi et surtout à un roi de la ville sainte. Toutefois il se corrigea avec les années. L’archevêque de Tyr, qui l’avait connu, remarque dans son histoire qu’en avançant en âge il réforma presque tous ses défauts et resta avec ses bonnes qualités.

La reine Mélisende, pendant la minorité du jeune roi, gouverna avec prudence et justice ; elle aurait mieux mérité peut-être les éloges que l’histoire lui a donnés, si elle avait moins aimé le pouvoir suprême. Quand Baudouin fut en âge de régner, elle hésita trop à remettre entre ses mains l’autorité royale : ce qui occasionna de fâcheuses discordes et fit croire aux musulmans que le royaume de Jérusalem avait plusieurs chefs.

Dans la première année de son règne (1143), Baudouin conduisit une armée dans le pays de Moab et la vallée de Moïse, d’où il revint avec une renommée de bravoure. Au retour de cette expédition, il entreprit une guerre dont le motif était injuste et dont le résultat fut malheureux. Un certain émir qui gouvernait Bosrha, au nom du sultan de Damas, vint à Jérusalem, et proposa de livrer la ville qu’il commandait. Cette proposition fut d’abord acceptée : on assembla même une armée pour aller prendre possession de Bosrha. Pendant qu’on se préparait ainsi à une expédition qu’on regardait comme agréable à Dieu et très-avantageuse au peuple chrétien, il arriva de Damas des députés chargés de rappeler au roi de Jérusalem les traités qui unissaient les deux pays. Le prince et les émirs de Damas s’étonnaient que les chrétiens reçussent ainsi une ville des mains de la trahison ; ils conjuraient le roi et tout le peuple fidèle de ne point porter la guerre sur les terres d’une nation amie ; une guerre que désavouait la justice ne pouvait être heureuse. Ainsi parlaient les députés de Damas ; mais ils s’adressaient à des esprits prévenus et passionnés : depuis plusieurs mois, toute la ville de Jérusalem s’occupait de la conquête de Bosrha : on ne s’entretenait que de la gloire et des avantages attachés à celte expédition ; ceux qui n’y voyaient qu'injustice et malheur étaient des traîtres ; l’avis d’une multitude aveugle prévalut, et les conseils de la sagesse ne furent pas suivis.

L’armée chrétienne se mit en marche. Après avoir traversé la profonde vallée de Roob, elle arriva dans le pays appelé Traconie. Ce fut là que commencèrent à se montrer les difficultés et les périls de l’entreprise. Le pays était couvert de musulmans accourus de toutes les contrées voisines pour s’opposer à l’invasion des chrétiens. Les ardeurs du soleil brûlaient les plaines : chargés de leur pesante armure, aux prises avec la faim et la soif, les chrétiens ne pouvaient avancer qu’à pas lents ; les sauterelles tombées dans les puits et les citernes avaient empoisonné les eaux ; tous les blés étaient cachés dans des retraites inconnues ; les habitants, enfermés en des cavernes souterraines, tendaient aux soldats chrétiens toutes sortes de pièges. Des archers, placés sur les hauteurs voisines, ne laissaient point de repos aux guerriers de Jérusalem, et les flèches, lancées de tous côtés, semblaient, selon l’expression de Guillaume de Tyr, descendre sur eux ainsi que gresle et grosse pluye sur des maisons couvertes d’ardoises et de thuiles, estant hommes et bestes cousus d’icelles.

Cependant l’espérance de s’emparer de Bosrha soutenait encore le courage des soldats chrétiens ; mais, lorsqu’on fut arrivé à la vue de la cité, on apprit que la citadelle et les forts étaient gardés par des soldats venus de Damas, et que la femme même de l’émir qui promettait de livrer la ville s’était déclarée contre son époux. Celte nouvelle inattendue répandit tout à coup la consternation et le découragement dans l’armée chrétienne ; les chevaliers et les barons pressèrent alors le roi de Jérusalem de sauver sa personne et la croix de Jésus-Christ. Le jeune Baudouin rejeta le conseil de ses fidèles barons et voulut partager tous leurs périls.

Dès qu’on eut donné l’ordre de la retraite, les musulmans jetèrent de grands cris et se mirent à la poursuite des chrétiens ; les soldats de Jérusalem pressaient leurs rangs et marchaient en silence, l’épée nue à la main, emportant leurs morts et leurs blessés. Les musulmans, qui ne pouvaient ébranler leurs ennemis, et qui, dans leur poursuite, ne trouvaient aucune trace de carnage, croyaient avoir à combattre des hommes de fer. La région que traversaient les chrétiens était couverte de bruyères, de chardons et de plantes desséchées par la chaleur de l’été. Les musulmans y mirent le feu ; le vent portait la flamme et la fumée vers l’armée chrétienne ; les Francs s’avançaient dans une plaine embrasée ; au-dessus de leurs têtes flottaient des nuages de fumée et de poussière. Guillaume de Tyr, dans son histoire, les compare à des forgerons, tant leurs habits et leurs visages étaient noircis par l’incendie qui dévorait la plaine. Les chevaliers et les soldats, le peuple qui suivait l’armée, se rassemblèrent en foule autour de l’évêque de Nazareth, qui portait le bois de la vraie croix, et le conjurèrent en pleurant de faire cesser, par ses prières, des maux qu’ils ne pouvaient plus supporter.

L’évêque de Nazareth, touché de leur désespoir, éleva la croix en implorant la miséricorde du ciel ; et, dans le même temps, le vent changea comme de direction. La flamme et la fumée qui désolaient les chrétiens, se portèrent tout à coup sur les musulmans. Les Francs poursuivirent leur marche, persuadés que Dieu avait fait un miracle pour les sauver. Un cavalier qu’on n’avait jamais vu, monté sur un cheval blanc et portant un étendard rouge, précédait l’armée chrétienne et la conduisait loin des dangers. Le peuple et les soldats le prirent pour un ange du ciel ; sa présence miraculeuse ranima leur force et leur courage. Enfin, l’armée de Baudouin, après avoir éprouvé de grandes misères, revint à Jérusalem ; les habitants se réjouirent de son retour en chantant ces paroles de l’Evangile : Livrons-nous à la joie car ce peuple qui était mort est ressuscité, il était perdu et le voilà retrouvé.

Mais, tandis que les habitants de Jérusalem accueillaient ainsi le retour de leurs guerriers, les États chrétiens de la Mésopotamie et du nord de la Syrie éprouvaient sans cesse de nouveaux échecs. Zenghi, que le calife de Bagdad et les vrais musulmans regardaient comme le bouclier et l’appui de l’islamisme, étendait son empire depuis Mossoul jusqu'aux frontières de Damas, et poursuivait sans relâche le cours de ses victoires et de ses conquêtes. Les chrétiens firent peu d’efforts pour arrêter les progrès d’une puissance aussi redoutable. Zenghi les entretenait dans une sécurité trompeuse, et ne voulait les réveiller de leur sommeil qu'en portant des coups mortels à leur empire. Il savait, par l’expérience, que rien n’était plus funeste aux chrétiens qu’un trop long repos ; les Francs, qui devaient tout à leurs armes, s’affaiblissaient presque toujours dans la paix ; et, lorsqu’ils n’avaient point à combattre les musulmans, ils se faisaient la guerre entre eux.

Le royaume de Jérusalem avait deux barrières formidables, la principauté d’Antioche et le comté d'Edesse. Raymond de Poitiers défendait l’Oronte de l’invasion des musulmans ; le vieux Josselin de Courtenai avait été longtemps, sur les bords de l’Euphrate, la terreur des infidèles, mais il venait de mourir ; jusqu’à son dernier soupir il avait combattu les ennemis des chrétiens, et dans son lit de mort il fit encore respecter ses armes et son territoire.

Josselin assiégeait un château près d’Alep, lorsqu’une tour s’écroula près de lui et le couvrit de ses ruines ; il fut transporté mourant à Édesse. Comme il languissait dans son lit, où il n’attendait que la mort, on vint lui annoncer que le sultan d’Iconium avait mis le siège devant une de ses places fortes. Aussitôt il fait appeler son fils, et lui ordonne d’aller attaquer l’ennemi. Le jeune Josselin hésite, et représente a son père qu’il n’a point assez de troupes pour combattre les Turcs. Le vieux guerrier, qui n’avait jamais connu d’obstacles, voulut, avant de mourir, donner un exemple à son fils, et se fit porter à la tête de ses soldats dans une litière. Comme il approchait de la ville assiégée, on vint lui apprendre que les Turcs s’étaient retirés : alors il fait arrêter sa litière, et, les yeux levés au ciel comme pour le remercier de la fuite des musulmans, il expire au milieu de ses fidèles guerriers.

Ses dépouilles mortelles furent transportées à Édesse. Tous les habitants accoururent au-devant de cette pompe funèbre, qui présentait le plus attendrissant spectacle. D’un côté, on voyait des soldats en deuil portant le cercueil de leur chef ; de l’autre, tout un peuple pleurait son appui, son défenseur, et célébrait la dernière victoire d’un héros chrétien.

Le vieux Josselin était mort en déplorant le sort du comté d’Édesse, qui allait être gouverné par un prince faible et pusillanime. Dès son enfance, le fils du vieux Courtenai s’était adonné à l’ivrognerie et à la débauche ; dans un siècle et dans un pays où ces vices étaient communs, les excès du jeune Josselin avaient souvent scandalisé les guerriers chrétiens. Dès qu’il fut le maître, il quitta la ville d’Édesse pour se retirer à Turbessel, séjour délicieux sur les bords de l’Euphrate. Là, tout entier livré à ses penchants, et négligeant la solde des troupes, les fortifications des places, il oublia les soins du gouvernement et les menaces des musulmans.

Pendant ce temps, Zenghi ne négligeait aucun moyen d’accroître ses États, et veillait sans cesse pour profiter de la discorde des chrétiens, de leur inaction, ou de leur imprudence. Les historiens arabes prodiguent les plus grands éloges au génie et au caractère du prince de Mossoul ; ils vantent sa bravoure et son habileté à la guerre ; sa libéralité, qui le faisait chérir de ses serviteurs et de ses soldats ; son activité infatigable, qui le rendait présent en tous lieux, et particulièrement le soin qu’il mettait à connaître les plus secrètes pensées de ses ennemis, en dérobant à tous les regards ses propres desseins. Malgré les louanges données à sa modération et à sa justice, l’histoire impartiale nous le représente employant plus d’une fois la violence et la perfidie pour élever ou soutenir sa puissance, et s’environnant toujours d’un appareil si terrible, qu’on vit des hommes mourir de frayeur à son aspect. Ce héros barbare eut sans doute quelques qualités brillantes ; mais, d’après l’exemple de ceux qui arrivaient à l’empire au milieu de la confusion et du désordre où se trouvait l’Orient, on doit penser que ses vices et ses excès le secondèrent beaucoup mieux que ses vertus. La grande habileté de Zenghi, ou plutôt sa principale force dans la guerre contre les chrétiens, ce fut de faire croire aux musulmans, et peut-être de croire lui-même, que le ciel l’avait envoyé pour défendre la religion de Mahomet : « Quand Dieu voulut, dit l’historien des Atabeks, renverser les démons de la croix, comme il avait foudroyé les anges rebelles, il jeta ses regards sur l’élite des fidèles champions de l’islamisme, et n’en trouva pas de plus propre à remplir ses desseins que le martyr Emad-eddin Zenghi. »

Depuis longtemps Zenghi, maître d’une grande partie de la Syrie et de la Mésopotamie, cherchait l’occasion d’ajouter la ville d’Édesse à son empire. Cette conquête, qui flattait son ambition et son orgueil, devait accréditer, aux yeux des vrais croyants, la mission divine dont il se disait chargé. Pour entretenir Josselin dans sa funeste sécurité, le prince de Mossoul feignit de faire la guerre aux musulmans, et, lorsqu’on le croyait occupé à l’attaque de quelques châteaux musulmans de la Mésopotamie, il se présenta tout à coup avec une armée formidable devant les murs d’Édesse.

La ville avait des remparts très-élevés, de nombreuses tours, une forte citadelle ; mais toutes ces choses, selon l’expression naïve de l’archevêque de Tyr, sont bonnes pour un peuple qui veut combattre ; elles deviennent inutiles, s’il n’y a gens par le dedans qui les défendent. Les habitants d’Edesse étaient presque tous des Chaldéens et des Arméniens, peu exercés au métier des armes et tout occupés de leur commerce et de leurs marchandises. La plupart des Francs avaient suivi le jeune Josselin à Turbessel, et ceux qui restaient à Édesse manquaient de chefs qui pussent les conduire au combat et guider leur bravoure. Zenghi, en arrivant sous les murs de la ville, dressa son camp près de la Porte des Heures, et l’étendit jusqu’à l’Eglise des Confesseurs. Aussitôt de nombreuses machines furent dirigées contre les murailles. Les habitants, le clergé, les moines même, se présentèrent sur les remparts ; les femmes et les enfants leur apportaient de l’eau, des vivres, des armes. L’espoir d’être bientôt secourus excitait leur zèle et leur tenait lieu de courage. Ils attendaient, dit un auteur arménien, des secours de la nation qu'on appelle vaillante, et chaque jour ils croyaient voir du haut de leurs tours les étendards des Francs victorieux. Vaines espérances ! Quand la renommée eut répandu dans la Syrie la nouvelle du siège d’Édesse, la désolation régna parmi les chrétiens, mais personne ne prit les armes.

Jérusalem se trouvait séparée d’Edesse par une trop grande distance, et l’ordre de faire partir des troupes, donné par Mélisende qui gouvernait le royaume avec son fils Baudouin, resta sans exécution. Les guerriers d’Antioche auraient pu arriver à temps ; mais Raymond, qui avait voué une haine mortelle à Josselin, ne vit, dans les progrès effrayants des barbares, que l’humiliation d’un rival et la ruine d’un ennemi. Josselin, sorti de son sommeil, envoya partout des députés, appela tous ses guerriers, et montra le dessein de marcher au secours d’Édesse ; mais, au lieu de répondre à ses exhortations, on se plaignait de son imprévoyance, et nul ne prenait les armes pour aller sauver du dernier malheur la métropole de la Mésopotamie.

Cependant Zenghi poursuivait sans relâche le siège d’une ville qui semblait abandonnée par les chrétiens. Chaque jour l’armée musulmane recevait des renforts, et les Curdes, les Arabes, les Turcomans, accouraient à l’envi, attirés par l’espoir du butin. La ville était environnée de tous côtés. Sept énormes tours de bois s’élevaient plus haut que les remparts de la place. Des machines formidables ne cessaient de battre les murailles ou de lancer dans la ville des pierres, des javelots et des matières enflammées. Des mineurs, venus d’Alep, creusant des routes souterraines, avaient pénétré jusqu’aux fondements des murs, et plusieurs tours de la ville, comme suspendues sur un abîme, n’attendaient plus qu’un signal pour couvrir la terre de leurs débris et laisser un passage aux soldats musulmans. Alors les travaux du siège furent tout à coup interrompus, et Zenghi fit sommer la ville de se rendre. Les Francs, et après eux les Syriens et les Arméniens, répondent qu’ils périront tous plutôt que de livrer une ville chrétienne aux infidèles. Ils s’exhortent les uns les autres à mériter la couronne du martyre : « Ne craignons point, disaient-ils entre eux, ces pierres lancées pour abattre nos tours et nos maisons ; celui qui a fait le firmament et créé des légions d’anges, nous défend contre ses ennemis et nous prépare des demeures dans le ciel. »

Il y avait dans ces discours plus de résignation que de vertu' guerrière. Aussi, lorsque le vingt-huitième jour du siège, plusieurs tours, au signal de Zenghi, s’écroulèrent avec fracas, un cri d’effroi se fit entendre d’un bout de la ville à l’autre. Quelques-uns des guerriers les plus intrépides accoururent pour défendre la brèche ; mais, au même instant, presque tous les postes des remparts furent abandonnés, et l’ennemi put entrer de tous côtés dans la place. Dès lors Edesse n’eut plus de défenseurs ; cette cité malheureuse ne vit plus dans son sein qu’un peuple consterné et des barbares armés du glaive. Des prêtres en cheveux blancs portaient dans les rues les châsses des saints martyrs, en invoquant la miséricorde du ciel. Mais, lorsqu’ils aperçurent les premiers signes du jour de la colère, ils s’arrêtèrent tout à coup, ils restèrent muets d’épouvante, et bientôt le glaive les condamna au silence éternel. Ainsi commença le massacre du peuple chrétien. Un des auteurs orientaux dont nous empruntons le récit, ajoute que le fer des infidèles s’enivra du sang des vieillards et des enfants, des pauvres et des riches, des vierges, des évêques et des ermites. La foule éperdue courait se réfugier dans les églises, où elle était immolée au pied des autels. D’autres fuyaient vers la citadelle ; mais ils trouvaient aux portes l’ennemi couvert du sang de leurs frères, et tombaient eux-mêmes sous ses coups parmi des monceaux de morts. Dans ces scènes de désolation où le père n’attendait pas son fils, où l’ami ne cherchait plus son ami, où tous les liens de la nature étaient brisés, on vit encore quelques traces des vertus humaines. L’histoire contemporaine nous représente des mères appelant leurs enfants autour d’elles, comme la poule appelle ses petits. Ces familles éplorées se réunissaient ainsi pour périr ensemble par l’épée du vainqueur ou pour être ensemble traînées en servitude.

Le carnage, qui avait commencé au lever du soleil, dura jusqu’à la troisième heure du jour. De vénérables prélats, échappés au fer des Turcs, furent chargés de liens. On vit un évêque arménien, dépouillé de ses vêtements, traîné dans les rues et battu de verges. Un savant religieux, qui avait composé l’histoire d’Edesse et dont nous avons souvent invoqué le témoignage, ne survécut point à la ruine de sa patrie, et périt avec la foule de ses concitoyens. Hugues, archevêque latin, ayant voulu prendre la fuite, fut égorgé avec tout son clergé. Ses trésors, qu’il emportait avec lui, et qui auraient pu être employés utilement pour la défense de la ville, devinrent la proie des infidèles. De pieux historiens imputent à l’avarice de ce prélat fa perte d’Édesse, et paraissent croire qu’il fut puni dans une autre vie pour avoir préféré son or au salut des chrétiens.

Lorsque les musulmans furent maîtres de la ville et que la citadelle leur eut ouvert ses portes, les imans montèrent dans les clochers des églises pour proclamer ces paroles : « Ô Mahomet ! prophète du ciel, nous venons de remporter une victoire en ton nom. Nous avons détruit ce peuple qui adorait la pierre, et des torrents de sang ont coulé pour faire triompher ta loi. » A cette proclamation, toute l’armée musulmane répondit par des chants de victoire et les transports d’une joie barbare. Le pillage, l’incendie et les plus horribles excès signalèrent le triomphe du Coran. Les cadavres des vaincus furent mutilés, leurs têtes envoyées à Bagdad et jusqu’au Korasan. Tout ce qui restait de chrétiens vivants dans la ville d’Édesse fut vendu comme un vil troupeau sur les places publiques ; les disciples du Christ, chargés de chaînes, après avoir perdu leurs biens, leur patrie, leur liberté, eurent encore la douleur de voir les vainqueurs insulter à la religion, qui seule leur restait pour les consoler dans leurs maux. Les vases sacrés servirent aux orgies de la victoire, et le sanctuaire devint le théâtre des plus horribles débauches. Plusieurs des fidèles qu’avaient épargnés les fureurs de la guerre ne purent supporter la vue de tant de profanations, et moururent de désespoir.

Ainsi tomba au pouvoir des musulmans cette ville d’Édesse qui était une des plus fortes places de l’Asie par sa citadelle, ses remparts, sa position sur deux montagnes. Le patriarche Nerses déplore, dans une élégie pathétique, la chute de cette ville que les souvenirs de la religion et de l’histoire avaient rendue célèbre, et la fait parler elle-même de son ancienne splendeur. « J’étais, dit-elle, comme une reine au milieu de sa cour ; soixante bourgs élevés autour de moi formaient mon cortège ; mes nombreux enfants coulaient leurs jours dans la joie ; on admirait la fertilité de mes campagnes, la fraîcheur et la limpidité de mes eaux, la beauté de mes palais. Mes autels, chargés de richesses, jetaient au loin leur éclat et semblaient être la demeure des anges. Je surpassais en magnificence les plus belles cités de l’Asie, et j’étais comme un édifice céleste bâti sur la terre. »

La conquête d’Edesse remplit de joie les musulmans de la Syrie. Les historiens arabes racontent que la nouvelle s’en répandit aussitôt dans tout l’Orient et jusque sur les côtes de l’Afrique et de l’Italie, et que plusieurs événements miraculeux annoncèrent la victoire de Zenghi. Le farouche vainqueur, après avoir laissé une garnison dans Édesse, voulut poursuivre le cours de ses triomphes ; mais son heure était venue, et la force de son bras et de ses armées ne put éloigner de lui la palme douloureuse du martyre : pendant que l’Asie célébrait sa gloire et sa puissance, dit l’historien des Atabeks, la mort l’étendit dans la poussière, et la poussière devint sa demeure. Occupé du siège d’un château musulman non loin de l’Euphrate, il fut assassiné par ses esclaves, et son âme, selon l’opinion des musulmans, alla recevoir dans le ciel la récompense promise au conquérant d’Édesse.

La nouvelle de cette mort consola les chrétiens de leurs défaites ; ils montrèrent une joie immodérée, comme s’ils avaient vu tomber à la fois toutes les puissances musulmanes. Cette joie devait être courte : de nouveaux ennemis, de nouveaux malheurs, allaient fondre sur eux.

L’histoire rapporte qu’après la prise d’Édesse et le massacre de sa population, Zenghi, frappé de la beauté et de la magnificence de la ville, conçut le projet de la repeupler et de lui rendre une partie de ses habitants. Un grand nombre de familles syriennes et arméniennes, d’abord chargées de chaînes, avaient reçu leur liberté et la permission de rentrer dans leurs biens et dans leurs maisons. Lorsqu’on apprit la mort de Zenghi, toutes ces familles chrétiennes firent éclater leur aversion pour leurs maîtres nouveaux, et le comte Josselin crut alors l’occasion favorable pour reconquérir sa capitale. Ayant rassemblé plusieurs guerriers intrépides, il se présenta au milieu de la nuit sous les murs d’Édesse, et, favorisé par les habitants, il fut introduit dans la ville à l’aide de cordes et d’échelles. Ceux qui avaient ainsi escaladé les murs ouvrirent ensuite les portes à leurs compagnons ; s’élançant sur les Turcs surpris et effrayés, ils passèrent au fil de l’épée tous ceux qu’ils rencontrèrent dans les rues et qui n’eurent point le temps de se réfugier dans les tours et la citadelle. Josselin, rentré ainsi dans Édesse, envoya des messagers à tous les princes chrétiens de la Syrie, les conjurant de venir à son secours, et de l’aider à conserver une cité chrétienne. Cette nouvelle, disent les anciens chroniqueurs, répandit partout la joie ; mais la joie est voisine du deuil : aucun des princes chrétiens ne vint secourir Josselin, et, tandis qu’il mettait dans leur arrivée l’unique et dernière espérance de son salut, Noureddin, second fils de Zenghi, devenu maître d’Alep, parut tout à coup devant les portes d’Édesse avec un appareil formidable. Il avait juré, en partant de sa capitale, d’exterminer les chrétiens, et toutes les armées musulmanes étaient accourues pour accomplir ses menaces et servir sa vengeance. Josselin et ses compagnons, entrés par surprise dans Édesse, n’avaient eu ni les moyens ni le temps de s’y fortifier, et la citadelle se trouvait encore au pouvoir de leurs ennemis, quand la ville fut investie par les troupes de Noureddin. Les guerriers chrétiens, placés entre la garnison de la forteresse et l’armée musulmane, virent alors le péril où ils s’étaient engagés. Ils avaient l’ennemi devant eux et derrière eux, et n’espéraient plus aucun secours du dehors. Comme il arrive dans les circonstances désespérées, mille résolutions sont prises et rejetées tour à tour. Pendant qu’ils délibèrent, l’ennemi les presse et les menace. Bientôt il n’y a plus de salut pour eux dans une ville où ils venaient d’entrer en vainqueurs ; après avoir affronté la mort pour s’en emparer, ils sont décidés à braver tous les périls pour en sortir. Les soldats de Josselin, tous les chrétiens qui étaient accourus dans la ville, le petit nombre d’habitants qui avaient survécu au massacre de leurs frères, ne songent plus qu’à échapper par la fuite à la barbarie des musulmans ; ils font en silence les préparatifs de leur départ. Les portes s’ouvrent au milieu de la nuit ; chacun emporte ce qu’il a de plus précieux ; une foule éplorée se presse dans les rues. Déjà un grand nombre de ces malheureux fugitifs ont franchi les portes de la ville ; les guerriers commandés par Josselin sont à la tête de la multitude, et s’avancent les premiers dans la< plaine où campaient les musulmans. La garnison de la citadelle, avertie par le tumulte, fait une sortie et se réunit aux soldats de Noureddin, qui accourent vers la ville et s’emparent des portes par lesquelles s’écoulait la foule des chrétiens ; là se livrent plusieurs combats dont les ténèbres redoublent le désordre et l’horreur. Les chrétiens parviennent à s’ouvrir un passage et se répandent dans les campagnes voisines ; ceux qui portent des armes se réunissent en bataillons et cherchent à traverser le camp des ennemis ; les autres, séparés de la troupe des guerriers, marchent au hasard, s’égarent dans la plaine, et trouvent partout le trépas. En racontant les événements de cette nuit horrible, Guillaume de Tyr ne peut retenir ses larmes. « Ô nuit désastreuse ! s’écrie l’historien Abouffarage, aurore de l’enfer, jour sans pitié, jour de malheur qui se leva sur les enfants d’une ville autrefois digne d’envie ! » Dans Édesse, hors d’Édesse, on n’entendait que des cris de mort. Les guerriers réunis en bataillons, après avoir traversé l’armée des infidèles, furent poursuivis jusqu’aux rives de l’Euphrate ; les chemins étaient couverts de leurs armes et de leurs bagages. Mille d’entre eux seulement purent arriver à Samosate, qui les reçut dans ses murs et déplora leurs malheurs sans pouvoir les venger.

L’histoire rapporte que plus de trente mille chrétiens avaient été tués par les soldats de Noureddin et de Zenghi. Seize mille furent faits prisonniers, et traînèrent leur vie dans la misère et la servitude. Noureddin, dans sa vengeance, n’épargna pas même les remparts et les édifices d’une ville rebelle : il fit abattre les fours, la citadelle et les églises d’Édesse. Il en bannit tous les chrétiens, et ne permit qu’à un petit nombre de pauvres et de mendiants d’habiter au milieu des ruines de leur patrie.

On sait que Zenghi avait été regardé comme un saint, comme un guerrier chéri de Mahomet, pour avoir conquis la ville d’Édesse ; la sanglante expédition de Noureddin le rendit cher aux musulmans, contribua beaucoup à étendre sa renommée et sa puissance, et déjà les imans et les poètes promettaient à ses armes la conquête plus glorieuse de Jérusalem.

Les habitants de la ville sainte et des autres villes chrétiennes versèrent des larmes de désespoir en apprenant la chute et la destruction d’Édesse. Des présages sinistres ajoutaient à la terreur que leur inspiraient les nouvelles arrivées des bords de l’Euphrate. La foudre tomba sur les églises du Saint-Sépulcre et du mont Sion ; une comète à la chevelure étincelante se montra dans le ciel ; plusieurs autres signes, dit Guillaume de Tyr, apparurent, contre la coutume et la saison des temps, significatifs des choses futures. Pour comble de malheur, Rodolphe, chancelier de Jérusalem, fut porté par la violence sur le siège de Tyr, et le scandale régna dans le sanctuaire. Tous les fidèles d’Orient furent persuadés que le ciel s’était déclaré contre eux et que d’horribles calamités allaient tomber sur le peuple chrétien.