Godefroy envoie
Tancrède dans la Galilée ; lui-même assiège en vain Arsur ; arrivée de
Baudouin et de Bohémond ; l’archevêque Daimbert ; les Assises de Jérusalem ;
situation du royaume ; mort de Godefroy ; Baudouin lui succède ; entreprises
guerrières de ce prince ; ses soins pour rétablir le règne des lois ; les
Génois l’aident à prendre Césarée ; avantages balancés par des revers ; prise
de Ptolémaïs ; position critique de la principauté d’Antioche et du comté
d’Édesse ; prise de Tripoli ; Baudouin porte la guerre en Egypte ; il meurt ;
Baudouin du Bourg monte sur le trône ; il chasse les musulmans du territoire
d’Antioche ; fait prisonnier, il est délivré par adresse ; les Sarrasins
d’Égypte battus par Eustache d’Agrain ; rôle des Vénitiens dans la première
croisade ; situation générale ; les Ismaéliens ou assassins ; chevaliers de
Saint-Jean et chevaliers du Temple ; Baudouin échoue devant Damas ; sa mort ;
Foulques, comte d’Anjou, est proclamé roi ; félonie du comte de Joppé, il en
est puni ; Jean Comnène tente de s’emparer d’Antioche, puis il se rallie aux
Latins ; le roi meurt ; Baudouin III, son fils et son successeur, échoue dans
une tentative contre Bosrha ; les musulmans détruisent Édesse.
Le pays
dans lequel venaient de s’établir les croisés, et que les souvenirs de la
religion rendaient cher aux peuples de l’Occident, formait, dans l’antiquité,
le royaume d’Israël. Lorsque cette contrée fut soumise aux aigles romaines,
ses nouveaux maîtres ajoutèrent au nom que lui avaient donné les Juifs, celui
de Palestine. Elle avait pour limites, au midi, le désert sablonneux qui
sépare la Judée de l’Égypte ; à l’orient, le pays d’Arabie ; elle était
bornée à l’occident parla Méditerranée, au nord par les montagnes du Liban. Au
temps des croisades, comme aujourd’hui, une grande partie du sol de la
Palestine présentait l’aspect d’une terre sur laquelle étaient tombées les
malédictions du ciel. Cette terre, autrefois donnée au peuple élu de Dieu,
avait plusieurs fois changé d’habitants ; toutes les sectes, toutes les
dynasties musulmanes s’en étaient disputé la possession les armes à la main ;
les révolutions et la guerre avaient amoncelé les ruines dans sa capitale et
dans la plupart de ses villes ; les croyances des peuples musulmans et des
peuples chrétiens semblaient seules donner quelque prix à la conquête de la
Judée ; l’histoire cependant doit se défendre de l’exagération avec laquelle
certains voyageurs ont parlé de la stérilité de ce malheureux pays. Dans
l’état où se trouvait la Judée, si son territoire eût été soumis tout entier
aux lois de Godefroy, le nouveau roi aurait pu rivaliser de puissance avec la
plupart des princes musulmans de l’Asie ; mais le royaume naissant de
Jérusalem n’était formé que de la capitale et d’une vingtaine de villes ou
bourgs du voisinage. Plusieurs de ces villes se trouvaient séparées les unes
des autres par des places qu’occupaient encore les infidèles. Une forteresse
au pouvoir des chrétiens était voisine d’une forteresse où flottaient les
étendards de Mahomet. Dans les campagnes habitaient des Turcs, des Arabes,
des Égyptiens, qui se réunissaient pour faire la guerre aux sujets de
Godefroy. Ces derniers étaient menacés jusque dans les cités, presque
toujours mal gardées, et se trouvaient sans cesse exposés à toutes les
violences de la guerre. Les terres restaient incultes, toutes les
communications étaient interrompues. Au milieu de tant de périls plusieurs
des Latins abandonnaient les possessions que leur avait données la victoire,
et, pour que le pays conquis ne manquât pas d’habitants, surtout au moment du
danger, on fut obligé de fortifier l’amour de la nouvelle patrie par
l’intérêt de la propriété. Toute personne qui avait séjourné un an et un jour
dans une maison et sur une terre cultivée, devait en être reconnue légitime
possesseur ; tous les droits de possession se trouvaient anéantis par une
absence de même durée. Le
premier soin de Godefroy fut de réprimer les hostilités des musulmans, et de
reculer les frontières du royaume dont on lui avait confié la défense. Par
ses ordres, Tancrède entra dans la Galilée, et s’empara de Tibériade et de
plusieurs autres villes voisines du Jourdain. Pour prix de ses travaux, il
obtint la possession du pays qu’il venait de conquérir et qui, dans la suite,
fut érigé en principauté. Arsur,
ville maritime située entre Césarée et Joppé, refusait de payer le tribut
imposé après la victoire d’Ascalon : Godefroy et ses chevaliers allèrent
mettre le siège devant la place. Déjà les béliers elles tours roulantes
étaient dressés devant les remparts ; plusieurs assauts avaient été livrés,
quand les assiégés employèrent un moyen de défense auquel on ne s’attendait
pas : Gérard d’Avesnes, qui leur avait été donné en otage par Godefroy, fut
attaché à la pointe d’un mât très-élevé qu’on plaça devant la muraille même
où devaient se diriger tous les coups des assiégeants. A la vue d’une mort
inévitable et sans gloire, ce malheureux chevalier poussa des cris
douloureux, et conjura son ami Godefroy de lui sauver la vie par une retraite
volontaire. Ce spectacle cruel déchira l’âme du roi de Jérusalem, mais
n’ébranla point sa fermeté et son courage. Comme il était assez près de
Gérard d’Avesnes pour se faire entendre de lui, il l’exhorta à mériter, par
sa résignation, la couronne du martyre. « Je ne peux pas vous sauver, lui
dit-il ; lors même que mon frère Eustache serait à votre place, je ne
pourrais le délivrer de la mort. Mourez donc, illustre et brave chevalier,
avec la résignation d’un héros chrétien ; mourez pour le salut de vos frères
et pour la gloire de Jésus-Christ. » Ces paroles de Godefroy donnèrent à
Gérard d’Avesnes le courage de mourir ; il recommanda à ses anciens
compagnons d’offrir au saint sépulcre son cheval de bataille et ses armes, et
demanda qu’on fit des prières pour le salut de son âme. Godefroy
et tous les guerriers chrétiens attaquèrent vigoureusement la ville ; mais
ils furent repoussés. Bientôt les neiges et les pluies de l’hiver vinrent les
forcer de lever le siège. Godefroy regagna tristement Jérusalem, avec ses
chevaliers, déplorant le trépas inutile de leur compagnon d’armes. Mais une
semaine ou deux après leur retour dans la ville sainte, quelles furent leur
surprise et leur joie de voir arriver, sur un beau palefroi, le brave Gérard
d’Avesnes dont ils se reprochaient la mort ! Les habitants d’Arsur, touchés
de la constance et de l’héroïque résignation du chevalier franc, l’avaient
détaché du mât où il était suspendu, et l’avaient fait conduire à l’émir
d’Ascalon, qui le renvoyait au roi de Jérusalem. Godefroy le reçut avec une grande
joie, et, pour récompenser son dévouement, lui donna le château de
Saint-Abraham, bâti dans les montagnes de la Judée, au sud-est de Bethléem. Pendant
le même siège d’Arsur, plusieurs émirs, descendus des montagnes de Naplouse
et de Samarie, vinrent saluer Godefroy et lui offrir des présents, tels que
des figues et des raisins cuits au soleil. Le roi de Jérusalem était assis à
terre, sur un sac de paille, sans appareil et sans gardes. Les émirs
témoignèrent leur surprise, et demandèrent comment un aussi grand prince,
dont les armes avaient ébranlé tout l’Orient, était humblement couché à
terre, n’ayant pas même un coussin ni un tapis de soie. « La terre d’où nous
sommes sortis et qui doit être notre demeure après la mort, répondit
Godefroy, ne peut-elle pas nous servir de siège pendant cette vie ? » Cette
réponse, qui semblait avoir été dictée par le génie même des Orientaux, ne
pouvait manquer de frapper vivement les émirs. Pleins d’admiration pour tout
ce qu’ils avaient vu et entendu, ils quittèrent Godefroy, en lui demandant
son amitié ; et dans Samarie on s’étonna qu’il y eût tant de simplicité et de
sagesse parmi les hommes de l’Occident. Dans le
même temps, la renommée racontait beaucoup de merveilles sur la force de
Godefroy : on l’avait vu, d’un seul coup de sa large épée, abattre la tête
des plus grands chameaux. Un émir puissant parmi les Arabes voulut juger le
fait par lui-même, et vint prier le prince chrétien de renouveler devant lui
le prodige. Godefroy ne dédaigna point de satisfaire la curiosité de l’émir
musulman, et, d’un seul coup de son glaive, il trancha la tête d’un chameau
qu’on lui avait amené. Comme les Arabes paraissaient croire qu’il y avait
quelque enchantement dans l’épée de Godefroy, celui-ci prit l’épée de l’émir,
et la tête d’un second chameau roula sur le sable. Alors l’émir déclara
hautement que tout ce qu’on avait dit du chef des chrétiens était véritable
et que jamais homme ne fut plus digne de commander aux nations. J’ai vu, dans
l’église du Saint-Sépulcre, cette terrible épée qui, tour à tour, abattait
les têtes des chameaux et pourfendait les géants sarrasins. Lorsque
Godefroy fut rentré à Jérusalem, il apprit que Baudouin, comte d’Édesse, et
Bohémond, prince d’Antioche, s’étaient mis en route pour visiter les saints
lieux. On se rappelle que ces deux chefs de la première croisade n’avaient
point suivi leurs frères d’armes à la conquête de la ville sainte ; ils
venaient à Jérusalem, accompagnés d’un grand nombre de chevaliers et de
soldats de la croix, qui, restés comme eux à la garde des pays conquis, se
montraient impatients d’achever leur pèlerinage. A ces illustres guerriers se
réunirent une multitude de chrétiens venus de l’Italie et de toutes les
contrées de l’Occident. Cette pieuse caravane, qui comptait vingt-cinq mille
pèlerins, eut beaucoup à souffrir sur les côtes de la Phénicie ; mais
lorsqu’ils virent Jérusalem, dit Foulcher de Chartres qui accompagnait
Baudouin, comte d’Édesse, toutes les misères qu’ils avaient souffertes furent
mises en oubli. L’histoire contemporaine ajoute que Godefroy, grandement
aise de revoir son frère Baudouin, festoya magnifiquement les princes tout le
long de l’hiver. Daimbert,
archevêque de Pise, était arrivé avec Baudouin, comte d’Édesse, et Bohémond,
prince d’Antioche : à force de présents et de promesses, il se fît nommer
patriarche de Jérusalem, à la place d’Arnould de Rohes. Ce prélat, élevé à
l’école de Grégoire VII, soutenait avec chaleur les prétentions du
Saint-Siège. Son ambition ne tarda pas à jeter le trouble parmi les chrétiens
: dans les lieux mêmes où Jésus-Christ avait dit que son royaume n’est pas de
ce monde, celui qui se proclamait son vicaire voulut régner avec Godefroy, et
demanda la souveraineté d’une partie de Joppé et du quartier de Jérusalem
appelé le quartier du Saint-Sépulcre. Après quelques débats, le pieux
Godefroy accorda ce qu’on lui demandait au nom de Dieu, et, si l’on en croit
le témoignage de Guillaume de Tyr, le nouveau roi déclara, le jour de Pâques,
devant tout le peuple assemblé au saint sépulcre, que la tour de David et la
cité de Jérusalem appartiendraient en toute souveraineté à l’Église, dans le
cas où il mourrait sans postérité. Nous
avons dit dans quel état se trouvait le royaume de Godefroy : nous ajouterons
que le nouveau roi comptait parmi ses sujets des Arméniens, des Grecs, des
Juifs, des Arabes, des renégats de toutes les religions et des aventuriers de
tous les pays. L’État confié à ses soins était comme un lieu de passage, et
n’avait pour appui et pour défenseurs que des voyageurs et des étrangers. Il
était le rendez-vous des grands pécheurs qui y venaient pour fléchir la
colère de Dieu, et l’asile des criminels qui se dérobaient à la justice des
hommes. Les uns et les autres étaient également dangereux quand les
circonstances réveillaient leurs passions et quand la crainte ou le repentir
faisaient place à des tentations nouvelles. Godefroy, d’après l’esprit des
coutumes féodales et des lois de la guerre, avait distribué les terres
conquises aux compagnons de ses victoires. Les nouveaux seigneurs de Joppé,
de Tibériade, de Ramla, de Naplouse, reconnaissaient à peine l’autorité
royale. Le clergé, soutenu par l’exemple du patriarche de Jérusalem, parlait
en maître, et les évêques exerçaient, comme les barons, un pouvoir temporel.
Les uns attribuaient la conquête du royaume à leur valeur, les autres à leurs
prières ; chacun réclamait le prix de sa piété ou de ses travaux ; la plupart
prétendaient à la domination, tous à l’indépendance. Le
temps était venu d’opposer un gouvernement régulier à tous ces désordres.
Godefroy choisit le moment où les princes latins se trouvaient réunis à
Jérusalem. Des hommes savants et pieux furent assemblés dans le palais de
Salomon et chargés de rédiger un code des lois pour le nouveau royaume. Les
conditions imposées à la possession de la terre, les services militaires des
fiefs, les obligations réciproques du roi et des seigneurs, des grands et des
petits vassaux, tout cela fut établi et réglé d’après les coutumes des
Francs. Ce que demandaient surtout les sujets de Godefroy, c’étaient des
juges pour terminer les différends et protéger les droits de chacun. Deux
cours de justice furent instituées : l’une, présidée par le roi, et composée
de la noblesse, devait prononcer sur les différends des grands vassaux ;
l’autre, présidée par le vicomte de Jérusalem et formée des principaux
habitants de chaque ville, devait régler les intérêts et les droits de la
bourgeoisie ou des communes. On institua une troisième cour, réservée aux
chrétiens orientaux ; les juges étaient nés en Syrie, en parlaient la langue
et prononçaient d’après les lois et les usages du pays. Les lois qu’on
donnait à la ville de David furent sans doute un spectacle nouveau pour
l’Asie ; elles devinrent aussi un sujet d’instruction pour l’Europe
elle-même, qui s’étonna de retrouver au-delà des mers ses propres
institutions modifiées par les mœurs de l’Orient et par le caractère et
l’esprit de la guerre sainte. Cette législation de Godefroy, la moins
imparfaite qu’on eût vue jusque-là parmi les Francs et qui s’accrut ou
s’améliora sous les règnes suivants, fut déposée en grande pompe dans
l’église de la Résurrection, et prit le nom d'Assises de Jérusalem ou de
Lettres du Saint-Sépulcre. A
l’approche du printemps, Bohémond et Baudouin quittèrent la ville sainte ;
les pèlerins allèrent d’abord cueillir des palmes dans la plaine de Jéricho ;
ils visitèrent ensuite le Jourdain et s’arrêtèrent quelques jours à
Tibériade, où ils furent reçus magnifiquement par Tancrède. La caravane des
princes revint par Césarée de Philippe ou Panéas, par Balbec et Tortose, à
Laodicée, soumise alors à Raymond de Saint-Gilles. Là, les pèlerins d’Italie
s’embarquèrent sur les navires de Gênes et de Pise ; Baudouin prit la route
d’Édesse et Bohémond celle d’Antioche. Godefroy
était resté seul à Jérusalem ; il se trouvait au milieu d’une cité en ruines,
au milieu d’un pays dévasté. Le peuple de la ville sainte était dans une
extrême pauvreté ; Godefroy, plus pauvre encore que ses sujets, n’avait pas
de quoi payer le petit nombre de ses fidèles guerriers. On n’avait vécu dans
la guerre qu’avec le butin fait sur l’ennemi ; dans la paix, on ne vivait que
de la crainte qu’on avait inspirée pendant la guerre. L’histoire
contemporaine nous fait connaître quel empire exerçait alors sur les peuples
voisins le seul souvenir des victoires remportées par les soldats de la
croix. Les infidèles, saisis d’effroi, dit Albert d’Aix, ne trouvèrent rien
de mieux à faire que d’envoyer une députation d’Ascalon, de Césarée et de
Ptolémaïs auprès de Godefroy, pour le faire saluer de la part de ces villes.
Le message des cités était conçu en ces termes : « L’émir d’Ascalon, l’émir
de Césarée et l’émir de Ptolémaïs au duc Godefroy et à tous autres, salut.
Nous te supplions, duc très-glorieux et magnifique, que, par ta volonté, nos
citoyens puissent sortir pour leurs affaires en paix et sécurité. Nous
t’envoyons dix bons chevaux et trois bons mulets, et chaque mois nous
t’offrirons, à titre de tribut, cinq mille besants. » Il faut remarquer ici qu’il
n’y avait aucune de ces villes qui ne fût mieux fortifiée et qui n’eût plus
de moyens de défense que Jérusalem. Godefroy
vint souvent au secours de Tancrède, qui était en guerre avec les émirs de la
Galilée ; le roi de Jérusalem porta ses armes victorieuses au-delà du Liban,
et jusque sous les murs de Damas ; il fit en même temps plusieurs autres
incursions en Arabie, d’où il revenait toujours avec un grand nombre de
captifs, de chevaux et de chameaux. Sa renommée s’étendait chaque jour
davantage : on le comparait à Judas Macchabée pour la valeur, à Samson pour
la force de son bras, à Salomon pour la sagesse de ses conseils. Les Francs
restés avec lui bénissaient son règne, et, sous sa domination paternelle, ils
oubliaient leur ancienne patrie ; les Syriens, les Grecs, les musulmans
eux-mêmes étaient persuadés qu’avec un aussi bon prince la puissance
chrétienne, en Orient, ne pouvait manquer de s’affermir. Mais Dieu ne permit
pas que Godefroy vécût assez longtemps pour achever ce qu’il avait si
glorieusement commencé. Dans le
mois de juin 1100, il revenait d’une expédition au-delà du Jourdain ; il
suivait le bord de la mer et se rendait à Joppé lorsqu’il tomba malade.
L’émir de Césarée vint à sa rencontre et lui présenta des fruits de la saison
; Godefroy ne put qu’accepter une pomme de cèdre ; en arrivant à Joppé, il
n’avait plus la force de se tenir à cheval. « Quatre de ses parents
l’assistaient, dit une chronique contemporaine : les uns lui pansaient les
pieds et le réchauffaient sur leur sein ; les autres lui faisaient appuyer la
tête sur leur poitrine ; d’autres pleuraient et se désolaient, craignant de
perdre ce prince illustre dans un exil si lointain. » Un grand nombre de
pèlerins de Venise, avec leur doge et leur évêque, venaient d’arriver au port
de Joppé ; ils offraient leur flotte pour aider les chrétiens de la Palestine
à conquérir quelques villes maritimes. Dans les premiers entretiens, on parla
d’assiéger Caïphas, bâtie au pied du Carmel ; Godefroy s’occupa lui-même des
préparatifs du siège, et promit d’y assister ; mais son mal s’accroissait de
moment en moment : il fut obligé de se faire transporter en litière à
Jérusalem. Tout le peuple se désolait sur son passage, et courait dans les
églises pour demander à Dieu sa guérison. Godefroy resta malade pendant cinq
semaines. Quoique accablé de souffrances, il admettait auprès de lui tous
ceux qui voulaient lui parler des affaires de la terre sainte ; il apprit sur
son lit de douleur la reddition de Caïphas ; ce fut sa dernière victoire, sa
dernière joie dans cette vie. Comme la maladie empirait et ne laissait plus
d’espérance, le généreux athlète du Christ confessa ses péchés, reçut la
communion, et, revêtu du bouclier spirituel — ce sont les expressions des
chroniques du temps —, il fut enlevé à la lumière de ce monde. Godefroy
rendit le dernier soupir le 17 juillet, un an après la prise de Jérusalem.
Quelques historiens lui ont donné le titre de roi, d’autres l’ont appelé le
duc très-chrétien. Dans le royaume qu’il avait fondé, on le proposa souvent
pour modèle aux princes comme aux guerriers ; son nom rappelle encore
aujourd’hui les vertus des temps héroïques, et doit vivre parmi les hommes
aussi longtemps que le souvenir des croisades. Il fut enseveli au pied du
Calvaire. Son tombeau et celui de son frère Baudouin furent pendant plusieurs
siècles un des ornements du temple saint ; mais, dans la génération présente,
ce précieux monument des guerres sacrées a disparu par la jalousie des Grecs
et des Arméniens. Lorsqu’en 1830 je demandai à voir les deux tombeaux, on ne
put me montrer que l’épaisse maçonnerie dont ils étaient recouverts et qui
les dérobait à la vue des voyageurs et des pèlerins. Après
la mort et les obsèques de Godefroy, il s’éleva de grandes divisions dans
Jérusalem, pour savoir à qui devait appartenir l’autorité suprême. Le
patriarche Daimbert prétendait que l’Église seule devait succéder au prince
qui venait de mourir ; il rappelait, à l’appui de sa prétention, les
dernières volontés du duc de Lorraine. Tout ce qui portait les armes dans
Jérusalem ne partageait point l’avis du patriarche, car il ne s’agissait pas
de régner sur la ville sainte, mais d’exposer sa vie pour la défendre ; rien
n’était plus douteux que les engagements arrachés à la piété de Godefroy,
mais rien de plus certain que les périls et la ruine d’un royaume environné
d’ennemis, s’il n’était gouverné par un chef plein de bravoure. Animés par
cette pensée, Garnier de Gray, parent de Godefroy, et plusieurs autres
chevaliers, envoyèrent des députés à Baudouin, comte d’Édesse, pour lui
offrir la couronne et le gouvernement de Jérusalem ; ils prirent en même
temps possession de la tour de David et de tous les lieux fortifiés de la
ville sainte. En vain Tancrède, qui venait de s’emparer de Caïphas et que le
patriarche avait attiré dans son parti, accourut pour défendre la cause du
prélat ; on lui ferma les portes de Jérusalem. Le patriarche, abandonné du
peuple et du clergé, ne trouva plus d’autre moyen que d’appeler à son secours
le prince d’Antioche. Dans une lettre que Guillaume de Tyr nous a conservée,
Daimbert rappela à Bohémond l’exemple de son illustre père, Robert Guiscard,
qui avait délivré le pontife de Rome et l’avait arraché des mains des impies.
Il lui recommandait d’employer tous les moyens, même la force et la violence,
pour empêcher Baudouin de venir à Jérusalem. Cette
lettre ne put parvenir à Bohémond, car, dans le même temps, vers le mois
d’août, la principauté d’Antioche avait perdu son chef, tombé entre les mains
d’un puissant émir de la Mésopotamie. Bohémond avait quitté Antioche pour
voler au secours de la ville chrétienne de Mélitène (aujourd’hui
Malathia), assiégée
par les Turcomans ; l’émir Danisman, averti de son approche, alla au-devant
de lui, dispersa sa troupe, et le fit prisonnier avec son cousin Richard et
plusieurs de ses chevaliers ; la désolation fut grande parmi les chrétiens.
Bohémond envoya une tresse de ses cheveux à Baudouin, en le faisant supplier
de venir promptement à son secours. Aussitôt le comte d’Édesse assembla ses
guerriers, et, après trois journées de marche, il arriva devant Mélitène ;
mais l’émir Danisman, à son approche, avait levé le siège, et s’était retiré
dans ses Etats, emmenant avec lui les prisonniers chrétiens. Baudouin le
poursuivit pendant plusieurs jours, et, désespérant de pouvoir l’atteindre,
il reprit tristement le chemin de sa capitale. Ce fut
au retour de cette expédition qu’il reçut les députés de Jérusalem. Ceux-ci,
après lui avoir appris la mort de Godefroy, lui annoncèrent que le peuple
chrétien, le clergé et les chevaliers de la croix l’avaient choisi pour
régner dans la ville sainte. Baudouin donna quelques larmes à la mort de son
frère et se consola bientôt par la pensée de lui succéder. Il céda le comté
d’Édesse à son cousin Baudouin du Bourg, et, sans perdre de temps, il se mit
en route pour Jérusalem. Sept cents hommes d’armes, autant de fantassins,
formaient sa petite armée. La plupart des pays qu’il allait traverser étaient
occupés par des musulmans. Les émirs d’Emèse et de Damas, avertis par la
renommée et peut-être aussi par la trahison, vinrent l’attendre dans les
chemins difficiles qui bordent la mer de Phénicie. Foulcher de Chartres, qui
accompagnait Baudouin, décrit avec une simplicité naïve la situation
périlleuse des chrétiens en présence des défilés de Beyrouth, à l’embouchure
du Lycus ; il leur fallait franchir un vallon étroit et profond, dominé au
midi et au nord par des masses de rochers ; tout le rivage était couvert de
musulmans. « Nous feignions l’audace, dit le bon chapelain, et nous
craignions la mort ; retourner sur nos pas était difficile, avancer, plus
difficile encore ; de tous côtés les ennemis nous menaçaient : ceux-ci du
haut de leurs navires, ceux-là du haut des monts. Pendant ce jour, nos hommes
et nos bêtes de somme ne prirent ni repos ni nourriture ; pour moi, Foulcher,
j’aurais mieux aimé être à Chartres ou à Orléans que d’être là. » Toutefois,
Baudouin, par une manœuvre habile, attira les barbares dans une longue plaine
découverte ; ceux-ci prirent la retraite des chrétiens pour une déroute et
s’avancèrent pour les poursuivre ; alors la troupe de Baudouin fait
volte-face, et tombe avec impétuosité sur une multitude qui croyait courir au
butin. Les Turcs, dès le premier choc, saisis de surprise et de stupeur,
n’ont pas même le courage de se défendre, et s’enfuient, les uns à travers
les roches escarpées, les autres sur leurs navires ; beaucoup sont tués ou
pris ; quelques-uns périssent dans les flots, plusieurs dans les précipices.
Le carnage dura toute la journée ; les chrétiens passèrent la nuit sur le
champ de bataille, où ils partagèrent leur butin et leurs prisonniers ; le
lendemain, ils traversèrent les défilés, sans trouver un seul ennemi.
Baudouin, poursuivant sa marche le long de la mer, passa devant les villes de
Beyrouth, de Ptolémaïs, de Césarée ; il arriva le troisième jour à Joppé, où
le bruit de sa victoire l’avait précédé ; il fut reçu dans cette ville comme
le successeur de Godefroy. Lorsqu’il approcha de Jérusalem, le peuple et le
clergé vinrent au-devant de lui ; les Grecs et les Syriens accoururent aussi
avec des cierges et des croix ; tous, louant à haute voix le Seigneur,
accueillirent avec solennité leur nouveau roi, et le conduisirent en triomphe
à l’église du Saint-Sépulcre. Pendant que Jérusalem était ainsi dans la joie,
le patriarche, avec quelques-uns de ses partisans, protestait contre
l’arrivée de Baudouin, et, feignant de croire qu’il n’était pas en sûreté
près du tombeau de Jésus-Christ, se retirait en silence sur le mont Sion,
comme pour y chercher un asile contre ses persécuteurs. Baudouin
était impatient de signaler son règne par quelque entreprise glorieuse. Il
resta une semaine à Jérusalem pour prendre possession du gouvernement ; il
assembla ensuite ses chevaliers, et cette troupe d’élite alla chercher des
ennemis à combattre ou des terres à conquérir. Ils se présentèrent d’abord
devant Ascalon ; mais la place paraissait disposée à se défendre avec
vigueur, et les chrétiens ne pouvaient en faire le siège. Baudouin dirigea sa
marche vers les montagnes de la Judée. Les habitants de cette contrée avaient
souvent maltraité et dépouillé les pèlerins de Jérusalem, et, redoutant la
présence des guerriers chrétiens, ils s’étaient tous retirés dans des
cavernes. Pour les faire sortir de leurs retraites, on employa d’abord la
ruse ; plusieurs des chefs, à qui on promit des trésors, se hasardèrent à se
présenter devant Baudouin, qui les fit décapiter ; puis on alluma, à l’entrée
des souterrains, des bruyères et des herbes sèches, et bientôt une multitude
misérable, chassée par la flamme et la fumée, vint implorer la miséricorde
des soldats de la croix. Baudouin et ses compagnons poursuivirent leur route
vers le pays d’Hébron, et descendirent dans la vallée où s’élevaient
autrefois Sodome et Gomorrhe et que recouvrent maintenant les ondes salées du
grand lac Asphaltite. Foulcher, qui accompagnait cette expédition, décrit
longuement la mer Morte et ses phénomènes. « L’eau est tellement salée, nous
dit-il, que ni quadrupèdes ni oiseaux ne peuvent en boire ; moi-même, ajoute
le chapelain de Baudouin, j’en ai fait l’expérience ; descendant de ma mule
sur la rive du lac, j’ai goûté de son eau que j’ai trouvée amère comme
l’ellébore. » Suivant la côte méridionale de la mer Morte, les guerriers
chrétiens arrivèrent à une ville que les chroniques appellent Suzume ou Ségor
; tous les habitants avaient fui, à l’exception de quelques hommes noirs
comme la suie, qu’on ne daigna pas même interroger et que les guerriers
francs méprisèrent comme la plus vile herbe des mers. Au-delà de Ségor
commence la partie montueuse de l’Arabie. Baudouin, avec sa suite, franchit
plusieurs montagnes dont les cimes étaient couvertes de neige ; sa troupe
n’eut souvent d’autre abri que les cavernes dont le pays est rempli ; elle
n’avait pour nourriture que des dattes et la chair des animaux sauvages, pour
boisson que l’eau pure des sources et des fontaines ; les soldats de la croix
visitèrent avec respect le monastère de Saint-Aaron, bâti au lieu même où
Moïse et Aaron s’entretenaient avec Dieu ; ils s’arrêtèrent trois jours dans
une vallée couverte de palmiers et fertile en toutes sortes de fruits :
c’était la vallée où Moïse avait fait jaillir une source des flancs d’une
roche aride. Foulcher nous apprend que cette source miraculeuse faisait alors
tourner plusieurs moulins et que lui-même y abreuva ses chevaux. Baudouin
conduisit sa troupe jusqu’au désert qui sépare l’Idumée de la terre d’Égypte,
et reprit le chemin de sa capitale, en passant par les montagnes où furent
ensevelis les ancêtres d’Israël. A son
retour, Baudouin voulut se faire couronner roi et se réconcilia avec
Daimbert. La cérémonie eut lieu à Bethléem, le jour de la Nativité du Sauveur
; le nouveau roi reçut Fonction et le diadème royal des mains du patriarche.
On n’opposa point au roi Baudouin l’exemple de Godefroy qui, après son
élection, refusa d’être couronné. Une triste expérience avait fait naître
d’autres pensées ; la royauté des pèlerins, cette royauté de l’exil, n’était
plus, aux yeux des chrétiens, une gloire ni une félicité de ce monde, mais
une œuvre pieuse et sainte, une œuvre de résignation et de dévouement, une
mission pleine de péril, de misère et de sacrifices. Dans un royaume
environné d’ennemis, au milieu d’un peuple jeté comme par la tempête sur un
sol étranger, un roi ne portait point une couronne d’or, comme les autres
rois de la terre, mais une couronne toute semblable à celle de Jésus-Christ. Le
premier soin de Baudouin après son couronnement, fut de rendre la justice à
ses sujets et de mettre en vigueur les assises de Jérusalem. Il tint sa cour
et son conseil, au milieu de tous les grands, dans le palais de Salomon ;
chaque jour, pendant près de deux semaines, on le voyait assis sur son trône,
écoutant les plaintes qui lui étaient adressées et prononçant sur tous les
différends survenus entre ses vassaux. Une des premières causes qu’il eut à
juger fut une querelle élevée entre Tancrède et Guillaume le Charpentier,
vicomte de Melun. Godefroy, avant de mourir, avait donné à Guillaume la ville
de Caïphas ; Tancrède s’obstinait à retenir une cité conquise par ses armes :
Baudouin, sur l’avis de ses conseillers, fît assigner Tancrède à comparaître
devant son tribunal ; celui-ci, qui n’avait point oublié les injures de Tarse
et de Malmistra, répondit qu’il ne reconnaissait pas Baudouin comme roi de la
ville sainte, ni comme juge du royaume de Jérusalem. Une seconde sommation
fut envoyée, à laquelle on ne fit point de réponse ; enfin, dans un troisième
message, Baudouin invitait son ancien frère d’armes à ne point décliner sa
justice, afin qu’une royauté chrétienne ne fût point exposée aux railleries
des infidèles. Cette dernière sommation ressemblait à une prière : Tancrède
se laissa fléchir ; mais il ne voulut point se rendre à Jérusalem, dont on
lui avait naguère fermé les portes ; il proposa à Baudouin une conférence sur
les bords du Ledar, entre Joppé et Arsur. Par esprit de conciliation, le roi
de Jérusalem consentit à se rendre au lieu indiqué ; les deux princes ne
s’entendirent pas d’abord ; ils eurent une nouvelle entrevue à Caïphas ; des
hommes sages et pieux intervinrent pour rétablir la paix ; à la fin, le
souvenir de Godefroy, dont on invoquait la dernière volonté, ce nom si cher à
Tancrède et à Baudouin, parvint à les rapprocher. Pendant toutes ces
négociations, Tancrède avait été appelé à gouverner la principauté d’Antioche
en l’absence de Bohémond ; non-seulement il renonça à ses prétentions sur la
ville de Caïphas, qui fut donnée à Guillaume le Charpentier, mais il
abandonna à Baudouin la principauté de Tibériade, qui devint le partage de
Hugues de Saint-Omer. Tous
les soins que prenait le roi Baudouin pour rétablir la paix et maintenir
l’exécution des lois dans son royaume ne l’empêchaient pas de faire de
fréquentes excursions sur les terres des musulmans. Dans une de ses
expéditions au-delà du Jourdain, il surprit plusieurs tribus arabes : comme
il revenait chargé de leurs dépouilles, il eut l’occasion d’exercer la plus
noble vertu de la chevalerie. Non loin du fleuve, des cris plaintifs viennent
tout à coup frapper ses oreilles, il s’approche et voit une femme musulmane
dans la douleur de l’enfantement ; il lui jette son manteau pour la couvrir
et la fait placer sur des tapis étendus à terre. Par ses ordres des fruits et
deux outres remplies d’eau sont apportés près de ce lit de douleur ; il fait
amener la femelle d’un chameau pour allaiter l’enfant qui venait de naître,
puis la mère est confiée aux soins d’une esclave chargée de la reconduire à
son époux. Celui-ci occupait un rang distingué parmi les musulmans : il versa
des larmes de joie en revoyant une épouse dont il pleurait la mort ou le
déshonneur, et jura de ne jamais oublier l’action généreuse de Baudouin. De
retour dans sa capitale, Baudouin apprit qu’une flotte génoise était arrivée
dans le port de Joppé. Il alla au-devant des pèlerins de Gênes, et les
conjura de l’aider dans quelque entreprise contre les ennemis de la foi ; il
promettait de leur abandonner un tiers du butin, et de leur céder, dans
chaque ville conquise, une rue qui serait appelée la rue des Génois. Le
traité conclu, les Génois se rendirent à Jérusalem pour y célébrer les fêtes
de Pâques et renouveler sur le tombeau du Sauveur le serment qu’ils avaient
fait de combattre les infidèles ; ils arrivèrent le samedi saint. C’était le
jour où le feu sacré devait descendre sur le divin sépulcre. A leur arrivée,
la ville de Jérusalem était dans la consternation, car le feu céleste n avait
point paru-, les fidèles restèrent assemblés toute la journée dans l’église
de la Résurrection ; le clergé latin et le clergé grec avaient entonné
plusieurs fois le Kyrie eleison, plusieurs fois le patriarche s’était mis en
prière dans le saint tombeau, sans que la flamme, si vivement attendue,
descendit sur aucune des lampes destinées à la recevoir. Le lendemain, jour
de Pâques, le peuple et les pèlerins accourent de nouveau dans la sainte
basilique ; on répète les mêmes cérémonies que la veille, et le feu sacré ne
se montre ni sur le saint tombeau, ni sur le Calvaire, ni en aucun lieu de
l’église. Alors, comme par une inspiration subite, le clergé latin, presque
tout le peuple, le roi et les seigneurs, se rendent processionnellement et
les pieds nus au temple de Salomon. Pendant ce temps, les Grecs et les
Syriens restés dans l’église du Saint-Sépulcre, se meurtrissaient le visage,
déchiraient leurs vêtements, imploraient la divine miséricorde par des cris
lamentables. A la fin, Dieu prit pitié de leur désespoir ; au retour de la
procession, le feu sacré était descendu ; à cette vue on fond en larmes ; on
chante le Kyrie eleison, chacun allume son cierge à la divine flamme qui
court de rang en rang et se répand partout à la fois ; les trompettes
sonnent, le peuple bat des mains, une mélodieuse symphonie se fait entendre,
le clergé entonne des psaumes, toute l’assemblée, toute la ville sainte est
dans la joie. Cette
apparition du feu sacré était d’un bon augure pour l’expédition qui se
préparait. Après les fêtes de Pâques, les Génois retournèrent à leur flotte ;
de son côté, Baudouin assembla ses guerriers. On alla d’abord mettre le siège
devant Arsur ; les habitants proposèrent d’abandonner leur ville et de se
retirer avec leurs richesses. Cette capitulation fut acceptée. Les chrétiens
allèrent ensuite assiéger Césarée, ville florissante et peuplée de riches
marchands. Caffaro, historien de Gênes, présent à cette expédition, nous fait
connaître les négociations singulières qui précédèrent les attaques des
assiégeants : des députés de la ville s’adressèrent au patriarche et aux
chefs de l’armée : « Vous qui êtes les docteurs de la loi chrétienne,
dirent-ils, pourquoi ordonnez-vous à vos soldats de nous dépouiller et de
nous tuer ? — Nous ne voulons pas vous dépouiller, répondit le patriarche,
mais cette ville ne vous appartient pas ; nous ne voulons pas non plus vous
tuer, mais la vengeance divine nous a choisis pour punir ceux qui sont armés
contre la loi du Seigneur. » Apres cette réponse, qui ne pouvait amener la
paix, les infidèles ne songèrent plus qu’à se défendre. Ils résistèrent avec
quelque courage aux premiers assauts ; mais, comme ils n’étaient point accoutumés
aux périls et aux fatigues de la guerre, leur ardeur ne tarda pas à se
ralentir ; après deux semaines de siège, leurs tours et leurs remparts
commençaient à être dégarnis de combattants. Les chrétiens, qui s’en
aperçurent, redoublèrent d’audace, et leur valeur impatiente n’attendit pas
la construction des machines pour livrer un assaut général. Le quinzième jour
du siège, les soldats de la croix reçoivent l’absolution de leurs péchés ; le
patriarche, revêtu d’une étole blanche et portant la vraie croix, les exhorte
à combattre vaillamment. Le signal est donné ; les chrétiens courent aux
remparts, dressent les échelles ; les tours sont envahies, les habitants,
saisis d’effroi, fuient en désordre ; les uns cherchent un asile dans les
temples, les autres dans les lieux écartés ; aucun d’eux ne peut éviter le
trépas : le glaive du vainqueur épargne à peine les femmes et les enfants en
bas âge. Dans cette extermination générale, le cadi et l’émir furent les
seuls qui trouvèrent grâce, parce qu’on espérait en tirer une forte rançon.
Les soldats se vendaient les uns aux autres les femmes qu’ils avaient prises
et qu’on destinait à faire tourner des moulins à bras. La soif du pillage
animait tellement les chrétiens, qu’ils fendaient le ventre à des musulmans
soupçonnés d’avoir avalé des pièces d’or : quantité de cadavres furent brûlés
sur les places publiques : on croyait trouver dans les cendres quelques
besants. Ces terribles scènes n’ont point révolté les chroniqueurs qui en
furent témoins : un d’eux nous représente cette population qu’on massacrait
sans pitié, comme une population scélérate et perverse qui méritait la mort.
Guillaume de Tyr, sans désapprouver ces excès de barbarie, se contente de
remarquer que le peuple chrétien, qui jusque-là avait vécu pauvre et dénué de
tout, ne manqua plus de rien. Les
Génois se vantaient d’avoir eu dans leur part du butin le vase qui servit à
la cène de Jésus-Christ ; ce vase d’émeraude fut longtemps conservé dans la
cathédrale de Gênes ; vers la fin du dix-huitième siècle et pendant la guerre
d’Italie, cette précieuse relique fut apportée à Paris : elle a été rendue
aux Génois dans l’année 1815. Après la prise de Césarée, les chrétiens y
établirent un archevêque, qu’ils élurent en commun. L’ecclésiastique sur
lequel tomba leur choix était un pauvre prêtre venu en Orient avec les
premiers croisés. Guibert, abbé de Nogent, raconte de ce pauvre prêtre, nommé
Baudouin, un trait fort singulier. Comme il n’avait pas de quoi fournir aux
frais de son pèlerinage, il s’était fait au front une large incision en forme
de croix, et l’entretenait avec certaines herbes. Cette plaie qu’on croyait
miraculeuse lui assura sur toute la route de nombreuses aumônes. La
terreur qu’inspiraient les chrétiens était si grande, que les infidèles
n’osaient plus braver leurs attaques ni soutenir leur présence. En vain le
calife d’Égypte ordonnait à ses émirs, renfermés dans Ascalon, de combattre
les Francs et d’amener devant lui, chargé de fers, ce peuple mendiant et
vagabond : les guerriers égyptiens hésitaient à quitter l’abri de leurs
remparts. A la fin, poussés par les menaces du calife, encouragés par leur
multitude, ils tentèrent une incursion vers Ramla. Baudouin, averti de leur
marche, réunit à la hâte deux cent quatre-vingts chevaliers et neuf cents
hommes de pied. Aussitôt qu’il fut en présence de l’armée égyptienne, dix
fois plus nombreuse que celle des chrétiens, il annonça à ses soldats qu’ils
allaient combattre pour la gloire du Christ ; si quelques-uns avaient envie
de fuir, ils devaient se rappeler que l’Orient n’avait point d’asile pour les
vaincus et que la France était bien loin. Le patriarche de Jérusalem, depuis
quelque temps en querelle avec le roi, n’avait point suivi l’armée ; le
vénérable abbé Gerle, qui portait à sa place la croix véritable, la montra
dans les rangs, rappelant aux soldats qu’ils devaient vaincre ou mourir.
L’armée chrétienne contemplait dans un morne silence l’immense multitude de
Sarrasins, Éthiopiens, Turcs, Arabes, venus d’Égypte. Ceux-ci, confiants dans
leur nombre, s’avançaient au bruit des cors et des tambours. Ils engagent le
combat avec tant d’impétuosité que les deux premières lignes des chrétiens
sont d’abord ébranlées ; le roi Baudouin, resté aux derniers rangs, envoie
plusieurs bataillons pour soutenir ceux qui fuient. La victoire semblait se
décider pour les musulmans : alors l’archevêque de Césarée, et l’abbé Gerle,
qui portait la croix du Sauveur, s’approchent du roi et lui représentent que
la miséricorde divine s’était retirée des chrétiens à cause de la discorde
survenue entre lui et le patriarche. A ces mots, Baudouin tombe à genoux
devant le signe de la rédemption des hommes. « Le jugement de la mort, dit-il
aux deux pontifes, est près de nous ; de toutes parts les ennemis nous
environnent ; je sais que je ne puis les vaincre, si la grâce de Dieu n’est
avec moi ; j’implore donc l’assistance du Tout-Puissant, et je jure de
rétablir la concorde et la paix du Seigneur. » Baudouin confesse en même
temps ses péchés et en reçoit l’absolution. Il confie à dix de ses chevaliers
la garde de la vraie croix, puis il monte sur son cheval, qu’on appelait la
gazelle à cause de sa vitesse, et se précipite au plus fort de la mêlée. Un
drapeau blanc attaché à sa lance montre à ses chevaliers le chemin du péril
et du carnage. Devant eux, autour d’eux, tout devient la proie du glaive ; à
leur suite s’avance la croix du Sauveur ; dans tous les lieux où paraît le
bois sacré, il n’y a de salut que pour ceux qui ont des coursiers rapides. Les
soldats chrétiens qui s’étaient laissé vaincre dès le commencement du combat
avaient pris la route de Joppé, mais dans leur fuite ils tombèrent tous sous
les coups des ennemis. Revêtus des habits et des armures des chrétiens qu’ils
avaient tués, les musulmans se présentèrent devant les murs de Joppé. Comme
ils répétèrent à haute voix que l’armée chrétienne avait péri, que le roi
était mort, il y eut une grande consternation dans la ville ; la reine de
Jérusalem, qui se trouvait alors à Joppé, envoya par mer un message à
Tancrède, pour lui donner ces lamentables nouvelles et lui annoncer que le
peuple de Dieu touchait à son dernier moment, si on ne venait à son secours. Cependant
Baudouin ne savait rien de ce qui se passait à Joppé ; l’armée victorieuse,
après avoir poursuivi les infidèles jusqu’aux portes d’Ascalon, était revenue
vers le soir dans la plaine où s’était livré le combat. Les chrétiens
rendirent grâces au Seigneur et passèrent la nuit sous les tentes de leurs
ennemis. Le lendemain, lorsqu’ils retournaient à Joppé, tout à coup une
troupe d’infidèles se présenta devant eux, chargée de butin et couverte des
armures des Francs. Cette troupe de barbares était celle qui avait paru la
veille sous les murs de Joppé et dont la présence avait causé tant d’effroi.
A la vue de l’armée chrétienne, elle est frappée de stupeur, et ne peut
soutenir le premier choc de ceux qu’elle croyait vaincus et détruits. Bientôt
du haut des tours de Joppé on aperçoit les bannières triomphantes de l’armée
de Baudouin. « Je vous laisse à penser, dit ici Foulcher de Chartres, quels
cris de victoire partirent alors de cette ville, et quelles louanges on y
prodigua au Seigneur. » Ces choses se passaient le septième jour de
septembre, jour de la naissance de la Vierge, dans la seconde année du règne
de Baudouin. La même
année, la renommée apporta d’affligeantes nouvelles dans la Palestine : on
apprit que trois grandes armées de pèlerins, qui étaient comme plusieurs
nations de l’Occident, avaient péri dans les montagnes et les déserts de
l’Asie Mineure. Guillaume, comte de Poitiers, Etienne, comte de Blois,
Étienne, comte de Bourgogne, Harpin, seigneur de Bourges, le comte de Nevers,
Conrad, connétable de l’empire germanique, plusieurs autres princes, échappés
au désastre et accueillis à Antioche par Tancrède, s’étaient mis en route
pour achever tristement leur pèlerinage aux saints lieux. Baudouin, étant
allé au-devant d’eux jusqu’aux défilés de Beyrouth, protégea leur marche vers
Jérusalem. Quel spectacle pour les fidèles de la ville sainte ! tous ces
illustres pèlerins qui avaient quitté l’Europe avec d’innombrables soldats,
étaient à peine suivis de quelques serviteurs. Jamais les grands de la terre
n’avaient souffert autant de misères et d’humiliations pour la cause de
Jésus-Christ. Tout le peuple de Jérusalem, attendri jusqu’aux larmes, les
accompagna au saint sépulcre. Ils passèrent quelques mois dans la Judée, et,
peu de jours après les fêtes de Pâques, tous se rendirent à Joppé afin de
s’embarquer pour l’Europe. Ils attendaient les vents favorables, lorsque tout
à coup on vient annoncer qu’une armée d’infidèles, sortie d’Ascalon, ravage
les territoires de Lidda et de Ramla. Le roi de Jérusalem, qui se trouvait à
Joppé, rassemble à la hâte ses chevaliers et se dispose à marcher contre
l’ennemi. Les nobles pèlerins qui ont des chevaux, ou qui peuvent en
emprunter à leurs amis, prennent aussi les armes et sortent de la ville pour
aller combattre les ennemis. Le roi Baudouin se met à la tête d’une troupe
levée ainsi à la hâte, et vole au-devant de l’armée musulmane ; il était à
peine suivi de deux cents chevaliers. Il se trouve tout à coup au milieu de
vingt mille infidèles ; sans s’étonner de leur nombre, il leur livre bataille
; dès le premier choc, les chrétiens sont enveloppés et ne cherchent qu’une
mort glorieuse. Le comte de Blois et le comte de Bourgogne périrent tous les
deux dans cette journée. Guillaume de Tyr, qui nous raconte la mort du comte
de Blois, ajoute que Dieu déploya envers ce malheureux prince toute sa
miséricorde, en lui permettant d’expier ainsi la honte de sa désertion à
Antioche. Harpin, comte de Bourges, fut fait prisonnier avec le connétable
Conrad ; Conrad avait déployé dans le combat une force extraordinaire qui
excita l’admiration des vainqueurs, et fit épargner sa vie. Harpin, avant la
bataille, avait donné à Baudouin des conseils prudents : « Harpin, lui
répondit le roi de Jérusalem, si tu as peur, retire-toi, et va-t'en à
Bourges. » Les chroniques qui parlent de ce combat reprochent à Baudouin de
ne s’être point fait précéder de la croix de Jésus-Christ. Baudouin
se retira presque seul du champ de bataille, et se cacha parmi les herbes et
les bruyères qui couvraient la plaine. Comme les vainqueurs y mirent le feu,
il fut sur le point d’être étouffé par les flammes et se réfugia avec peine
dans Ramla. La nuit qui survint l’avait empêché d’être poursuivi ; mais, dès
le lendemain, la place qui lui servait d’asile allait être assiégée et
n’avait point de moyens de défense. Baudouin se trouvait en proie aux plus
vives inquiétudes, lorsque tout à coup un étranger est introduit dans la
ville et demande à parler au roi de Jérusalem : « C’est la reconnaissance,
lui dit-il, qui m’amène auprès de toi. Tu t’es montré généreux envers une
épouse qui m’est chère, tu l’as rendue à sa famille après lui avoir sauvé la
vie ; je viens maintenant acquitter cette dette sacrée. Les Sarrasins
environnent de toutes parts la ville qui te sert de retraite : demain elle
sera prise ; aucun de ses habitants ne peut échapper à la mort. Je viens
t’offrir un moyen de salut : je connais des chemins qui ne sont point gardés
; hâte-toi, le temps presse, tu n’as qu’à me suivre : avant le lever du jour
tu seras parmi les tiens. » Baudouin hésitait et ne pouvait se résoudre
à laisser dans le péril ses compagnons d’infortune ; mais ses compagnons le
pressent eux-mêmes de suivre l’émir musulman. « Nous n’avons plus qu’à
mourir, lui disaient-ils, et nous attendons ici la couronne du martyre que
nous sommes venus chercher. Pour vous, Baudouin, votre heure n’est pas encore
venue, et vous devez vivre pour le salut du peuple chrétien. » Baudouin cède
à leurs instances, et sort de la ville avec l’émir. Favorisé par les ténèbres
de la nuit et toujours accompagné de son guide fidèle, il fait de longs
détours, et s’éloigne enfin des lieux occupés par les vainqueurs. Le
lendemain il était dans les murs d’Arsur. Après
le départ de Baudouin, Ramla fut prise d’assaut, et tous les chrétiens qui
s’y trouvaient furent tués ou faits prisonniers. Bientôt la renommée porta
cette triste nouvelle à Jérusalem ; le peuple chrétien se rendit à l’église
du Saint-Sépulcre, pour remercier le Dieu de miséricorde d’avoir sauvé la vie
du roi ; puis, tout ce que la ville sainte avait de chevaliers prit les
armes, et se mit en marche pour aller au-devant des ennemis. Hugues de
Saint-Omer, seigneur de la Galilée, accourut aussi avec quatre-vingts hommes
d’armes, et se rendit à Joppé. En même temps, et comme par miracle, deux
cents navires venus de l’Occident entrèrent dans le port de la même ville.
Cette flotte amenait un grand nombre de pèlerins, parmi lesquels on
remarquait d’illustres guerriers partis de l’Angleterre et de la Germanie. Le
roi Baudouin, qui s’était rendu par mer à Joppé et que Guillaume de Tyr
compare à l’étoile du matin apparaissant sous un ciel orageux, se trouva tout
à coup à la tête d’une valeureuse armée, impatiente d’aller au combat. Le
sixième jour delà première semaine de juillet, suivi de ses chevaliers, il
sortit de la ville, les enseignes déployées, au bruit des cors et des
trompettes. Les ennemis étaient à trois milles de là, dans la forêt d’Arsur,
préparant des machines de guerre et se disposant à faire le siège de Joppé :
ils résistèrent avec courage à la première attaque des chrétiens ; mais les
plus braves ne purent soutenir longtemps la vue delà bannière blanche de
Baudouin, devant laquelle tout fuyait et qu’ils rencontraient toujours au
plus fort de la mêlée. Vaincus malgré leur nombre, les musulmans prirent la
fuite vers Ascalon, laissant trois mille des leurs sur le champ de bataille.
Foulcher de Chartres attribue cette victoire au bois de la vraie croix, que
le roi de Jérusalem fit porter devant lui pendant le combat. Le même
historien, revenant sur la bataille de Ramla, si imprudemment livrée par
Baudouin, ajoute que le Dieu des armées accorde toujours ses grâces à ceux
qui placent leur force en lui et qui écoutent la voix de la sagesse, mais
qu’il les refuse à ceux qui conduisent les affaires avec légèreté et
présomption. Le
lendemain de cette victoire remportée sur les infidèles, le roi Baudouin
retourna à Jérusalem, rendit grâces au Seigneur, et donna l'ordre d'ouvrir le
temple du Sépulcre aux pèlerins venus pour adorer le Christ. Ici
l’histoire contemporaine rapporte, comme une circonstance remarquable de
cette époque, que le royaume de Jérusalem resta en paix pendant plus de sept
mois. Les fidèles n’en eurent pas moins à déplorer le trépas d’un grand
nombre de leurs frères qui, s’étant embarqués à Joppé, périrent dans les
flots, ou furent massacrés sur les côtes de Tyr et de Sidon. La plupart de
ces pèlerins étaient de ceux qui avaient échappé aux désastres de l’Asie
Mineure. Au milieu du deuil général causé par la mort de tant de nobles
chrétiens, les plaintes les plus amères se renouvelèrent contre les Grecs,
qu’on accusait d’avoir provoqué la ruine des armées venues au secours des
Latins établis en Syrie. Alexis, qui redoutait les effets de ces murmures,
envoya féliciter le roi de Jérusalem sur ses victoires, et fit tous ses
efforts pour obtenir la liberté des chrétiens tombés au pouvoir des Égyptiens
et des Turcs. Harpin, seigneur de Bourges, fait prisonnier, fut délivré par
l’intervention de l’empereur de Constantinople. Conrad, connétable de
l’empereur d’Allemagne, et trois cents chevaliers francs, gémissaient dans
les prisons du Caire : ils durent aussi leur délivrance à l’empereur grec.
Les uns restèrent en Syrie et s’enrôlèrent de nouveau dans la milice de
Jésus-Christ, les autres revinrent dans l’Occident, où leur retour au milieu
de leurs familles et les expressions de leur reconnaissance envers Alexis ne
purent détruire les préventions qui s’élevaient de toutes parts contre leur
libérateur. Au
reste, ces préventions n’étaient point sans fondement ; car, dans le temps
même où Alexis brisait les fers de quelques captifs, il équipait des flottes,
levait des armées pour attaquer Antioche et s’emparer des villes de la côte
de Syrie conquises par les Latins. Il offrit de payer la rançon de Bohémond,
toujours prisonnier chez les Turcs, non pour lui rendre sa liberté, mais pour
le faire conduire à Constantinople, où il espérait obtenir de lui l’abandon
de sa principauté. Cependant les offres brillantes d’Alexis excitèrent la
jalousie entre les princes musulmans, et cette jalousie servit la cause de
l’illustre captif, qui profita des divisions élevées parmi ses ennemis pour
sortir de sa prison. Comme il se mêle toujours quelque chose de merveilleux
au récit des événements de cette époque, une chronique contemporaine rapporte
que Bohémond fit admirer sa bravoure dans les guerres que les infidèles se
déclaraient entre eux, et qu’une princesse musulmane à laquelle il avait su
plaire par ses manières chevaleresques, lui facilita les moyens de recouvrer
sa liberté. Après quatre ans de captivité, il revint à Antioche, où il
s’occupa de repousser les agressions d’Alexis. Le
vieux Raymond de Saint-Gilles, que son opiniâtre ambition poussait à se faire
une principauté en Orient, était déjà maître de Tortose, et voulait y ajouter
la ville de Gibel ou Gibelet. Pour cela il invoque le secours des Génois et
des Pisans, auxiliaires naturels de tous ceux qui tentaient quelque conquête
maritime en Syrie. Gibel, assiégée par terre et par mer, ne tarda pas à
tomber au pouvoir des chrétiens. Après cette expédition, les pèlerins de
Gênes et de Pise reçurent un message du roi de Jérusalem, qui leur proposait
d’assiéger avec lui la ville d’Accon ou de Ptolémaïs ; on leur offrait les
mêmes conditions que pour le siège de Césarée. La flotte génoise parut dans
la rade et devant le port de Ptolémaïs, pendant que le roi Baudouin dressait
ses tentes sous les remparts de la cité. Au bout de vingt jours de siège, les
habitants proposèrent d’ouvrir leurs portes, à la seule condition qu’on leur
laisserait la liberté de sortir de la place avec leurs familles et leurs
richesses. Le roi Baudouin accepta cette proposition, et tous les chefs
jurèrent de la faire exécuter fidèlement. Cependant les Génois regrettaient
le riche butin qu’on leur avait promis. Quand les portes de la ville
s’ouvrirent, les plus indisciplinés coururent au pillage et ne respectèrent
pas la vie des musulmans désarmés. Au milieu des désordres qui souillèrent
cette victoire des soldats du Christ, on aime à voir le roi de Jérusalem,
s’indignant de la violation des serments et rassemblant autour de lui ses
chevaliers et ses serviteurs, pour venger le droit des gens et de l’humanité
outragée. La généreuse fermeté de Baudouin parvint à rétablir l’ordre ; les
musulmans, protégés par son respect pour la foi jurée, se retirèrent avec
leurs trésors et furent remplacés dans la ville par une population
chrétienne. La
conquête de Ptolémaïs, qui était comme la porte de la Syrie du côté de la
mer, donna quelques alarmes aux maîtres de Damas ; elle porta l’effroi dans
Ascalon et jusque dans les conseils de Babylone (l’ancien
Caire). On ne
s’occupa plus en Égypte que de lever une nouvelle armée et de préparer une
flotte pour triompher de l’orgueil des chrétiens et pour arrêter les progrès
de leurs armes. Peu de temps après la prise de Ptolémaïs, on apprit à
Jérusalem qu’une flotte égyptienne avait paru devant Joppé et qu’une
multitude de barbares, sortis d’Ascalon, couvraient les plaines de Ramla.
Aussitôt tous les chrétiens en état de porter les armes accourent de la
Galilée, du pays de Naplouse, des montagnes de la Judée ; le peuple et le
clergé de la ville sainte implorent la miséricorde divine ; dans les cités
chrétiennes, on fait des prières, des aumônes, on oublie les injures, et toute
discorde est convertie en charité. Baudouin, avec cinq cents chevaliers et
deux mille hommes de pied, sort de Joppé, et court à la rencontre des
ennemis, dont Dieu seul savait le nombre. Lui-même engagea le combat ; la
bannière blanche qu’il portait avec lui était partout le signal de la
victoire pour les chrétiens. L’émir d’Ascalon fut tué dans la bataille ; cinq
mille musulmans perdirent la vie ; les chrétiens firent un butin immense ; on
ne pouvait compter la multitude des chevaux, des ânes, des dromadaires qu’ils
ramenèrent avec eux à Joppé. Après cette victoire des chrétiens, la flotte
égyptienne se hâta de s’éloigner, et, pour qu’il ne manquât rien à la défaite
et à la ruine des infidèles, Dieu suscita sur les flots d’horribles tempêtes
qui dispersèrent leurs vaisseaux et les brisèrent presque tous contre les
rivages de la mer. Tandis
que la faveur divine se déclarait ainsi pour les chrétiens dans le royaume de
Jérusalem, les mauvais jours semblaient arriver pour la principauté
d’Antioche et le comté d’Edesse. Au printemps de l’année 1104, Bohémond avec
ses chevaliers, Tancrède, alors seigneur de Laodicée et d’Apamée, Baudouin du
Bourg, comte d’Edesse ou Boha, et son cousin Josselin de Courtenai, maître de
Turbessel, se réunirent pour passer l’Euphrate et pour mettre le siège devant
la ville de Charan ou Carrhes, occupée par les infidèles. La cité de Carrhes,
située à quelques milles d’Édesse, fut, au temps des patriarches, le séjour
de Tharé, père d’Abraham ; c’est là que l’antique chef des croyants reçut
l’ordre de quitter son pays et ses parents pour suivre les promesses du vrai
Dieu ; c’est à Carrhes que le consul Crassus tomba aux mains des Parthes et
mourut, gorgé de l’or dont il était si avide. Quand les princes chrétiens
arrivèrent devant la ville, ils la trouvèrent en proie à la disette et
presque sans moyens de défense. Les habitants avaient envoyé solliciter des
secours à Maridin, à Mossoul, et chez tous les peuples musulmans de la
Mésopotamie. Après quelques semaines de siège, ayant perdu l'espoir d’être
secourus, ils résolurent d’abandonner la place et proposèrent une capitulation,
qui fut acceptée. Tandis qu’on jurait de part et d’autre d’exécuter
fidèlement les conditions du traité, il s’éleva une vive contestation entre
le comte d’Édesse et le prince d’Antioche, pour savoir quel drapeau
flotterait sur les murs de la cité. L’armée victorieuse attendait, pour
entrer dans la ville, que cette contestation fut terminée ; mais Dieu voulut
punir le fol orgueil des princes, et leur retira la victoire qu’il leur avait
envoyée. Baudouin et Bohémond se disputaient encore la ville conquise,
lorsque tout à coup on aperçut sur les hauteurs voisines une armée musulmane
s’avançant en ordre de bataille et les enseignes déployées. C’étaient les
Turcs de Maridin et de Mossoul qui venaient au secours de la ville assiégée.
A leur approche, les chrétiens, frappés de stupeur, ne songent plus qu’à
fuir. En vain les chefs cherchèrent à ranimer leurs soldats, en vain l’évêque
d’Édesse, parcourant les rangs, voulut relever les courages abattus : dès la
première attaque, l’armée de la croix fut dispersée ; Baudouin du Bourg et
son cousin Josselin furent faits prisonniers ; Bohémond et Tancrède
échappèrent presque seuls à la poursuite du vainqueur. Après
ce déplorable événement, il apparut dans le ciel une comète qui resta sur
l’horizon pendant quarante jours et qui fut visible pour tout l’univers. Ce
signe extraordinaire, dit Foulcher de Chartres, avait commencé à briller au
mois de février, le jour même où la lune était nouvelle, ce qui était
évidemment d’un sinistre augure. Dans le même mois, on remarqua pendant
plusieurs jours autour du soleil deux autres soleils, l’un à droite, l’autre
à gauche, et, le mois suivant, beaucoup de gens virent tomber une pluie
d’étoiles. Les grandes calamités ne manquèrent point alors pour répondre aux
sinistres présages, et jamais les colonies chrétiennes n’eurent plus à
craindre de voir arriver leur dernière heure. Les
Turcs, enhardis par leur victoire, assiégèrent plusieurs fois la ville
d’Édesse ; Turbessel, Antioche même, furent menacées. Les barbares ravagèrent
toutes les contrées habitées par les chrétiens ; les campagnes les plus
fertiles restèrent abandonnées ; la terre ne produisit plus rien pour les
besoins de l’homme ; partout le peuple mourait de faim. Au milieu de la
désolation générale, on ne songea pas à délivrer Baudouin du Bourg et
Josselin, pour lesquels les Turcs demandaient une rançon. Des plaintes s’élevèrent
contre Bohémond et Tancrède, qu’on accusait d’oublier leurs frères d’armes
retenus en captivité chez les infidèles. Le
prince d’Antioche restait enfermé dans sa capitale, menacé à la fois par les
Grecs et par les Turcs. N’ayant plus ni trésors ni armée, il tourna ses
dernières espérances vers l’Occident, et résolut d’intéresser à sa cause les
princes de la chrétienté. Après avoir fait répandre le bruit de sa mort, il
s’embarqua au port Saint-Siméon, et, caché dans un cercueil, il traversa la
flotte des Grecs, qui se réjouissaient de son trépas et maudissaient sa
mémoire. En arrivant en Italie, Bohémond va se jeter aux pieds du souverain
pontife ; il se plaint des malheurs qu’il a éprouvés en défendant la religion
; il invoque surtout la vengeance du ciel contre Alexis, qu’il représente
comme le plus grand fléau des chrétiens. Le pape l’accueille comme un héros
et comme un martyr ; il loue ses exploits, écoute ses plaintes, lui donne
l’étendard de saint Pierre, et lui permet, au nom de l’Église, de lever en
Europe une armée pour réparer ses malheurs et venger la cause de Dieu. Bohémond
se rend en France. Ses aventures, ses exploits, avaient partout répandu son
nom. Il se présente à la cour de Philippe Ier, qui le reçoit avec les plus
grands honneurs et lui donne sa fille Constance en mariage. Au milieu des
fêtes de la cour, tour à tour le plus brillant des chevaliers et le plus
ardent des orateurs de la croix, il fait admirer son adresse dans les
tournois et prêche la guerre contre les ennemis des chrétiens. En passant à
Limoges, il déposa des chaînes d’argent sur l’autel de saint Léonard, dont il
avait invoqué l’appui dans sa captivité ; de là il se rendit à Poitiers, où,
dans une grande assemblée, il embrasa tous les cœurs du feu de la guerre
sainte. Les chevaliers du Limousin, de l’Auvergne et du Poitou se disputaient
l’honneur de l’accompagner en Orient. Encouragé par ces premiers succès, il
traverse les Pyrénées et lève des soldats en Espagne ; il retourne en Italie
et trouve partout le même empressement à le suivre. Les préparatifs achevés,
il s’embarque à Bari et va descendre sur les terres de l’empire grec,
menaçant de se venger de ses plus mortels ennemis, mais au fond poussé par
l’ambition bien plus que par la haine. Le prince d’Antioche ne cessait
d’animer par ses discours l’ardeur de ses nombreux compagnons : aux uns, il
représentait les Grecs comme les alliés des musulmans et les ennemis de
Jésus-Christ ; aux autres, il parlait des richesses d’Alexis et leur
promettait les dépouilles de l’empire. Il était sur le point de voir ses
brillantes espérances s’accomplir, lorsqu’il fut tout à coup trahi par la
fortune, qui jusque-là n’avait fait pour lui que des prodiges. La
ville de Durazzo, dont il avait entrepris le siège, résista longtemps à ses
efforts ; les maladies ravagèrent son armée ; la plupart des guerriers qui
l’avaient suivi désertèrent ses drapeaux ; il fut obligé de faire une paix
honteuse avec l’empereur qu’il voulait détrôner, et vint mourir de désespoir
dans la petite principauté de Tarente, qu’il avait abandonnée pour la
conquête de l’Orient. La
malheureuse issue de cette tentative, dirigée tout entière contre les Grecs,
devint funeste aux chrétiens établis en Syrie, et les priva des secours
qu’ils devaient attendre de l’Occident. Tancrède, qui gouvernait toujours
Antioche, fut attaqué plusieurs fois par les barbares accourus des bords de
l’Euphrate et du Tigre, et ne put leur résister qu’avec le secours du roi de
Jérusalem. Josselin et Baudouin du Bourg, qui avaient été conduits à Bagdad,
n’étaient revenus dans leurs États qu’après cinq ans d’une dure captivité.
Lorsque Baudouin retourna à Édesse, il ne put payer le petit nombre de
soldats qui lui étaient restés fidèles, et, pour obtenir des secours de son
beau-père, seigneur de Mélitène, il lui fit accroire qu’il avait engagé sa
barbe pour la solde de ses compagnons d’armes, moyen peu digne d’un chevalier
et que n’excuse point aux yeux de l’histoire l’extrême détresse du prince
réduit à l’employer. Tant de
revers n’avaient pu instruire les chrétiens et leur faire sentir le besoin de
la concorde. Tancrède et Baudouin du Bourg eurent entre eux de vives
contestations ; ils appelèrent tour à tour les musulmans à défendre leur
cause, et tout fut dans la confusion sur les bords de l’Euphrate et de
l’Oronte. Dans ces funestes divisions, c’est Tancrède qui avait montré le
plus d’animosité. Il prétendait que le comte d’Édesse devait lui être soumis
et lui payer tribut. Le roi de Jérusalem, dont on invoqua la justice,
condamna Tancrède et lui dit : « Ce que tu demandes n’est pas juste : tu
dois, par la crainte de Dieu, te réconcilier avec le comte d’Édesse ; si, au
contraire, tu persistes dans ton association avec les païens, tu ne peux
demeurer notre frère. » Ces paroles touchèrent le cœur de Tancrède, et
ramenèrent la paix entre les princes chrétiens. Dans
l’année 1108, Bertrand, fils de Raymond, comte de Saint-Gilles, vint en
Orient avec soixante et dix galères génoises. Elles devaient l’aider à
conquérir plusieurs villes de la Phénicie ; on commença par Biblos, qui,
après quelques assauts, ouvrit ses portes aux chrétiens ; on alla ensuite
assiéger la ville de Tripoli. La conquête de cette place avait été la
dernière ambition du vieux comte Raymond ; pour réussir dans ses tentatives
souvent renouvelées, il implorait les armes de tous les pèlerins qui arrivaient
de l’Occident ; avec leur secours il avait bâti, sur une colline du
voisinage, une forteresse qu’on appelait le château ou le mont des pèlerins.
L’infatigable athlète du Christ tomba d’un toit de ce château et mourut de sa
chute, avec le regret de n’avoir pu arborer l’étendard de la croix sur la
ville infidèle. Le roi de Jérusalem vint au siège de Tripoli avec cinq cents
chevaliers ; sa présence redoubla le zèle des assiégeants. La ville, dès
longtemps menacée, avait demandé des secours à Bagdad, à Mossoul, à Damas.
Abandonnée par les puissances musulmanes de la Perse et de la Syrie, elle
avait tourné ses dernières espérances vers l’Égypte ; mais tandis que les
assiégés attendaient les flottes et les armées égyptiennes, un messager
arriva sur un vaisseau, leur demanda, au nom du calife, une belle esclave qui
était dans la ville, et du bois d’abricotier propre à fabriquer des luths et
des instruments de musique. L’historien arabe Novaïri, qui rapporte ce fait,
ajoute que les habitants de Tripoli reconnurent alors qu’il n’y avait plus de
salut pour leur ville ; ils proposèrent donc aux chrétiens de leur en ouvrir
les portes, à la condition que chacun serait libre de sortir avec ce qu’il
pourrait emporter ou de rester dans la cité en payant un tribut. Cette
capitulation fut acceptée, et reçut son exécution de la part du roi Baudouin
et du comte Bertrand ; mais, si l’on en croit quelques historiens, la
soldatesque génoise se conduisit à Tripoli comme elle l’avait fait naguère à
Ptolémaïs. Le
territoire de Tripoli était renommé par la richesse de ses productions : dans
les plaines et sur les collines voisines de la mer, croissaient en abondance
le blé, la vigne, la canne à sucre, l’olivier et le mûrier blanc dont la
feuille nourrit le ver à soie. La ville comptait plus de quatre mille
ouvriers, instruits à fabriquer des étoffes de laine, de soie et de lin. Une
grande partie de ces avantages furent perdus pour les vainqueurs qui, pendant
le siège, ravagèrent les campagnes, et, après la conquête de la cité, ne
s’occupèrent pas des établissements de l’industrie. Tripoli renfermait encore
d’autres richesses, peu recherchées sans doute par les guerriers de la croix.
Une bibliothèque y conservait en dépôt les monuments de la littérature des
Persans, des Arabes et des Grecs ; cent copistes y étaient sans cesse occupés
à transcrire des manuscrits ; le cadi, maître de la ville, envoyait dans tous
les pays des hommes chargés de découvrir des livres rares et précieux. Après
la prise de Tripoli, cette bibliothèque fut livrée aux flammes. Quelques
auteurs orientaux ont déploré cette perte irréparable ; mais aucune de nos
anciennes chroniques n’en a parlé, et leur silence en cette occasion montre
assez l’indifférence profonde avec laquelle les soldats francs furent témoins
d’un incendie qui dévora cent mille volumes. Tripoli,
avec les villes de Tortose, d’Archas, de Gibel, forma un quatrième État dans
la confédération des Francs au-delà des mers ; Bertrand, fils de Raymond de
Saint-Gilles, en prit possession immédiatement après la conquête, et prêta
serment de fidélité au roi de Jérusalem, dont il devint le vassal ou l’homme
lige. Plusieurs mois après la prise de Tripoli, le roi Baudouin réunit toutes
ses forces devant Beyrouth. Cette ville, fort ancienne, fut, au temps de
l’empire romain, une colonie d’Auguste ; elle jouissait du droit italique ;
comme Rhodes, Mitylène et plusieurs autres cités d’Orient, elle eut des
écoles publiques, dont la gloire subsista jusqu’au moyen âge et ne fut pas
ignorée des premiers pèlerins de Jérusalem. Après l’invasion de l’islamisme, Beyrouth
avait perdu son ancien éclat ; mais il lui restait ses beaux jardins, ses
fertiles vergers et la commodité de son port ou de sa rade. Elle résista
pendant deux mois aux attaques des chrétiens ; Albert d’Aix rapporte qu’après
avoir fait une capitulation, les habitants brûlèrent sur les places publiques
toutes leurs richesses, qu’ils ne pouvaient emporter. Les vainqueurs, entrés
dans la ville, s’indignèrent qu’il ne leur restât plus rien à piller, et s’en
prirent à la population, qui périt presque tout entière par le glaive. Les
musulmans ne possédaient plus sur la côte de Syrie que trois villes :
Ascalon, Tyr et Sidon. Jusque-là, la ville de Sidon n’avait conservé la paix
qu’à force de soumissions et de présents ; chaque année, elle reculait
l’heure de sa ruine en prodiguant ses trésors ; mais le temps approchait où
son or ne pourrait plus la sauver. Comme le roi de Jérusalem revenait d’une
expédition sur les rives de l’Euphrate, il apprit que Sigur, fils de Magnus,
roi de Norvège, avait débarqué à Joppé : Sigur était accompagné de dix mille Norvégiens
qui, depuis trois ans, avaient quitté le nord de l’Europe pour visiter la terre
sainte. Baudouin se rendit à Joppé au-devant du prince de Norvège, et le
pressa de combattre avec lui pour la défense et l'agrandissement du royaume
de Jésus-Christ. Sigur accéda à la prière du roi de Jérusalem, et ne demanda
pour prix de son zèle qu’un morceau du bois de la vraie croix. Lorsqu’il
arriva dans la ville sainte, entouré de ses guerriers, les chrétiens
contemplèrent avec une surprise mêlée de joie les énormes haches de bataille
et la haute stature des pèlerins de la Norvège. On résolut dans le conseil du
roi d’assiéger Sidon. Bientôt la flotte de Sigur parut devant le port de
cette ville, tandis que Baudouin et le comte de Tripoli dressaient leurs
tentes sous les remparts. Après un siège de six semaines, l’émir et les principaux
habitants offrirent de remettre les clefs de la ville au roi de Jérusalem, et
ne demandèrent que la liberté de sortir de la place avec ce qu’ils pourraient
porter sur leurs têtes et sur leurs épaules. Cinq mille Sidoniens profitèrent
du traité ; les autres restèrent et devinrent les sujets du roi. Sigur
quitta la Palestine au milieu des bénédictions du peuple chrétien ; il
s’embarqua pour retourner en Norvège, emportant avec lui le morceau de la
vraie croix qu’on avait promis à ses services, et qu’il déposa à son retour,
dans la ville de Hanghef où la vertu de cette précieuse relique devait,
disait-on, préserver son pays de toute invasion. Les Norvégiens
ne furent pas le seul peuple du Nord qui prit part au siège de Sidon : il
était arrivé en Palestine des pèlerins de la Frise, des pèlerins
d’Angleterre, qui combattirent avec les guerriers de Baudouin. Nous lisons
dans une chronique de Brême, qu’on fit alors dans tout l’empire germanique
une grande levée d'hommes pour la guerre sainte d’outre-mer. Plusieurs
Brêmois, au signal de leur archevêque et conduits par deux consuls que nomme
la chronique, partirent pour l’Orient et se distinguèrent à la prise de
Beyrouth et de Sidon. Au retour de leur pèlerinage, ils n’avaient perdu que
deux de leurs compagnons ; ils furent reçus en triomphe par leurs
concitoyens, et des armoiries accordées à la ville de Brême par l’empereur
d’Allemagne attestèrent les services qu’ils avaient rendus à la cause de
Jésus-Christ dans la terre sainte. Baudouin,
revenu vainqueur à Jérusalem, apprit avec douleur que Gervais, comte de
Tibériade, avait été surpris par les Turcs et conduit avec ses plus fidèles
chevaliers dans la ville de Damas. Des députés musulmans vinrent offrir au
roi de Jérusalem la liberté de Gervais, en échange de Ptolémaïs, de Joppé et
de quelques autres villes prises par les chrétiens : un refus,
ajoutaient-ils, allait causer la mort du comte de Tibériade. Baudouin proposa
de payer pour la liberté de Gervais une somme considérable. « Quant aux
villes que vous me demandez, leur dit-il, je ne vous les donnerais pas pour
mon propre frère Eustache, ni pour tous les princes chrétiens. » Au retour
des ambassadeurs, Gervais fut traîné, avec tous ses chevaliers, sur une place
de Damas, et tué à coups de flèches par les Turcs. [1112.]
A peu près dans le même temps, Antioche eut à pleurer la mort de Tancrède.
Toute l’Eglise des saints, dit Guillaume de Tyr, reconnaîtra à jamais les
œuvres charitables et les libéralités du héros chrétien. Pendant le temps
qu’il gouverna Antioche, il s’associa de cœur et d’âme à toutes les
souffrances de ses peuples. Raoul de Caen nous dit qu’au milieu d’une disette
qui désola sa principauté, il jura de ne plus boire de vin et de se réduire
pour la table et les vêtements à la condition des pauvres, tant que durerait
la misère publique. A la guerre, Tancrède se montrait toujours comme le père
de tous ceux qui combattaient sous ses drapeaux, il avait coutume de dire : «
Ma fortune et ma gloire, ce sont mes soldats. Que la richesse soit leur
partage ; pour moi je me réserve les soins, les périls, la fatigue, la grêle
et la pluie. » Lorsqu’il approchait de sa dernière heure, Tancrède avait
auprès de lui sa femme Cécile, fille de Philippe Ier, roi de France, et le
jeune Pons, fils de Bertrand, comte de Tripoli ; il leur fît promettre de
s’unir après sa mort par les liens du mariage : promesse qui fut dans la
suite accomplie. Il nomma pour son successeur, Roger, fils de Richard son
cousin, à la condition expresse que celui-ci remettrait la principauté d’Antioche,
en entier et sans difficulté, à son prince légitime, le fils de Bohémond,
retenu alors auprès de sa mère en Italie. L’illustre Tancrède fut enseveli à
Antioche sous le portique de l’église du prince des apôtres, l’an de
l’Incarnation onze cent douze. L’année
suivante, et dans le courant de l’été, des hordes innombrables de barbares
étaient parties de nouveau des bords de la mer Caspienne, du Korasan, du pays
de Mossoul, pour s’avancer vers la Syrie. Cette fois elles laissèrent en paix
Edesse et Antioche, et, marchant entre Damas et les régions phéniciennes,
entre le Liban et les bords de la mer, pénétrèrent dans la Galilée. A leur
approche, le roi Baudouin était accouru avec son armée. Il trouva les ennemis
campés au-dessous de Panéas, dans une île formée par les deux branches du
Jourdain ; les chrétiens établirent leur camp dans le voisinage. Les deux
armées, séparées par la rivière de Dan, étaient en présence depuis plusieurs
jours, lorsque Baudouin, trompé par une ruse des barbares, engagea imprudemment
le combat. L’armée chrétienne, le royaume, tout faillit périr dans cette
journée ; le roi courut les plus grands dangers ; il abandonna son étendard ;
les chrétiens perdirent trente chevaliers et plus de douze cents hommes de
pied, tués ou faits prisonniers. Roger d’Antioche et le comte de Tripoli, qui
venaient au secours de Baudouin, arrivèrent le lendemain de la bataille ;
réunis à leurs troupes, les débris de l’armée vaincue allèrent camper sur la
montagne de Seffet ou Saffat ; la multitude des Turcs occupait les vallées
depuis Panéas jusqu’au lac de Tibériade. Tout fut ravagé sur les rives du
Jourdain et dans les plaines de la Galilée, où les habitants du pays
s’occupaient de la moisson ; la désolation était partout, et personne n’osait
fuir ni à droite ni à gauche, de peur de rencontrer la mort sur son chemin.
On ignorait dans les villes ce qui se passait au camp des chrétiens, et dans
le camp on ne savait rien de ce qui se passait dans les villes ; un grand
nombre de musulmans étaient sortis d’Ascalon et de Tyr pour dévaster les
terres des fidèles : le pays de Sichem fut envahi, Naplouse livrée au pillage
; Jérusalem, restée sans défenseurs, ferma ses portes et craignit un moment
de retomber au pouvoir des ennemis du Christ. Cependant
l’été s’éloignait, et la saison marquée pour le passage des pèlerins amenait
chaque jour dans la Palestine des guerriers de l’Occident. L’armée chrétienne
reçut ainsi de nouveaux renforts, et compta bientôt jusqu’à douze mille
combattants sous ses drapeaux. D’un autre côté, les Turcs de Damas
commençaient à se méfier des Turcs venus de la Perse, et l’armée ennemie
s’affaiblissait par la discorde. Ainsi cette guerre, d’abord si terrible et
si menaçante, se termina tout à coup sans combat, et la multitude des ennemis
s’éloigna comme un orage emporté par les vents. Alors
les colonies chrétiennes et toutes les provinces de la Syrie furent en butte
à d’autres calamités. Des nuées de sauterelles venues de l’Arabie achevèrent
de ravager les campagnes de la Palestine. Une horrible famine désolait le
comté d’Édesse et la principauté d’Antioche. Un tremblement de terre se fit
sentir depuis le mont Taurus jusqu’aux déserts de l'Idumée : plusieurs villes
de Cilicie n’étaient plus que des monceaux de ruines : treize tours de la
ville d’Édesse et la citadelle d’Alep s’écroulèrent avec fracas ; les plus
hautes forteresses couvrirent la terre de leurs débris, et leurs commandants,
musulmans ou chrétiens, cherchèrent un asile avec leurs soldats dans les
forêts et les lieux déserts ; une tour d’Antioche, plusieurs églises et
d’autres édifices de la ville furent renversés. On
attribua ce terrible fléau aux péchés des chrétiens. Gauthier le Chancelier
nous fait une peinture hideuse des scandales et des prostitutions dont il
avait été lui-même témoin. La pénitence fut excessive comme l’avait été le
désordre des mœurs : tout le peuple d’Antioche priait jour et nuit, se
couvrait du cilice, couchait sur la cendre. Les femmes et les hommes allaient
séparément de place en place, d’église en église, nu-pieds, la tête rasée, se
meurtrissant le sein et répétant à haute voix, Seigneur^ épargnez-nous ! O ne
fut qu’après cinq mois que le ciel se laissa toucher par leur repentir et que
les tremblements de terre cessèrent d’effrayer les cités. On se réjouit à
Bagdad du fléau qui avait désolé le pays des chrétiens ; le prince de
Mossoul, disent les chroniques, tira des augures du soleil et de la lune, et
crut que le moment était venu d’envahir la Syrie. Les peuples de Mossoul et
de Bagdad n’avaient point oublié la mort de Mondoud, qui avait commandé la
dernière expédition des musulmans dans la Galilée ; on reprochait au prince
de Damas le meurtre de cet illustre martyr de l’islamisme. Tous les émirs de
la Mésopotamie prirent les armes pour combattre les chrétiens et pour punir
les musulmans infidèles. Dans le
danger qui le menaçait, le sultan de Damas n’hésita point à faire une
alliance avec les princes chrétiens. Le roi de Jérusalem, le prince
d’Antioche, le comte de Tripoli, joignirent leurs troupes à celles de leurs
nouveaux alliés, et tous ensemble marchèrent au-devant des guerriers de
Mossoul et de Bagdad qui ravageaient déjà les bords de l’Euphrate et de
l'Oronte. Les chrétiens étaient remplis de zèle et d'ardeur et brûlaient de
combattre ; mais leurs nouveaux auxiliaires, qui se défiaient toujours des
soldats de Jésus- Christ, ne voulurent point leur donner l’avantage d’une
victoire : ils firent tous leurs efforts pour éviter une bataille décisive,
dans laquelle ils craignaient à la fois le triomphe de leurs alliés et celui
de leurs ennemis Cependant une réunion aussi formidable suffit pour délivrer
la Syrie d’une invasion et pour forcer les barbares à repasser l’Euphrate.
Quoique les musulmans de Damas et les puissances chrétiennes eussent trouvé
leur salut commun dans une alliance passagère, tel était néanmoins l’esprit
des Francs et de leurs adversaires, que tous les sectateurs de Mahomet
accusèrent, dans cette occasion, le prince de Damas d’avoir trahi la cause de
l’islamisme, et que, lorsqu’il se sépara de l’armée chrétienne pour retourner
dans sa capitale, tous les fidèles de Syrie remercièrent le ciel d’avoir
enfin séparé l'étendard de Bélial du drapeau de Jésus-Christ. Le roi
Baudouin, n’ayant plus à combattre les Turcs de Bagdad ni ceux de la Syrie,
tourna ses regards vers les contrées situées au-delà du Jourdain et de la mer
Morte. Il traversa l’Arabie Pétrée, et s’avança dans la troisième Arabie,
appelée par nos chroniqueurs Syrie de Sobal ; il y trouva une haute colline
qui dominait une terre féconde, et cet emplacement lui parut propice pour la
construction d’une forteresse. La cité nouvelle fut confiée à la garde de
fidèles guerriers, et reçut le nom de Montréal. L’année
suivante (1116), Baudouin, prenant avec lui des
hommes qui connaissaient parfaitement les lieux, franchit les déserts de
l’Arabie, descendit vers la mer Rouge et pénétra jusqu’à Hellis, ville très-
antique, jadis fréquentée par le peuple d’Israël, et bâtie au lieu où l’Ecriture
place les doubles fontaines et les soixante-dix palmiers. Lorsque le roi et
ceux qui l’accompagnaient eurent examiné à loisir la ville d'Hellis et les
rivages de la mer, ils se rendirent à Montréal, et revinrent ensuite à Jérusalem.
A leur retour dans la ville sainte, on ne se lassait point d’écouter les
récits de leur voyage à la mer Rouge et vers le désert du Sinaï. On admirait
surtout des coquilles marines et certaines pierres précieuses qu’ils avaient
rapportées. Foulcher de Chartres nous dit qu’il adressa beaucoup de questions
aux compagnons de Baudouin, et qu’il leur demanda entre autres choses si la
mer Rouge était douce ou salée, si elle formait un étang ou un lac, si elle
avait une entrée et une sortie comme la mer de Galilée, ou si elle était
fermée à son extrémité comme la mer Morte. [1118.]
Tandis que la mer Rouge et ses merveilles occupaient ainsi le peuple
chrétien, Baudouin avait une autre pensée, et cherchait un chemin qui pût le
conduire en Egypte. Vers le mois de février, il rassembla l’élite de ses
guerriers, traversa le désert, surprit et livra au pillage Pharamia, située à
quelques lieues des ruines de Thanis et de Péluse. Albert d’Aix nous dit que
les guerriers francs se baignèrent dans les eaux du Nil et qu’ils prirent
quantité de poissons en les frappant avec leurs lances ; tout ce qu’ils
voyaient sur cette terre si fertile de l’Égypte, qui semblait promise à leurs
armes, les remplissait de surprise et de joie. Mais cette ivresse de la
victoire devait bientôt se changer en affliction : tout à coup le roi
Baudouin tomba malade ; il éprouva de vives douleurs dans les entrailles ;
une blessure qu’il avait reçue autrefois se rouvrit : dès lors on ne songea
plus qu’à retourner à Jérusalem. Les chrétiens avaient à traverser le désert
qui sépare l’Égypte de la Syrie. Baudouin, porté dans une litière faite avec
les pieux des tentes, était arrivé avec peine à El-Arisch, petite ville
située sur le bord de la mer et chef-lieu de ces vastes solitudes. Là, il
sentit que sa maladie avait fait de rapides progrès et qu’il était près de sa
fin ; les compagnons de ses victoires laissaient voir leur profonde tristesse
; lui les consolait par ses discours : « Pourquoi pleurez-vous ainsi ? leur
disait-il. Songez que je ne suis qu’un homme que beaucoup d’autres peuvent
remplacer ; ne vous laissez point abattre comme des femmes par la douleur,
n’oubliez point qu’il faut retourner à Jérusalem les armes à la main et
combattre encore pour l’héritage de Jésus-Christ, comme nous l’avons juré. »
Baudouin ne demandait plus qu’une preuve d’affection à ses compagnons d’armes
: il les conjurait de ne pas laisser son corps sur la terre des infidèles.
Les chevaliers, fondant en larmes, lui répondaient que la tâche imposée à
leur fidélité leur paraissait bien rude et trop au-dessus de leurs forces.
Comment conserver et transporter un corps dépouillé de la vie, au milieu des
sables du désert, à travers des pays ennemis et sous un soleil dévorant ?
Baudouin insista, et leur dit : « Aussitôt que j’aurai rendu le dernier
soupir, je vous prie d’ouvrir mon corps avec le fer, d’en enlever les
intestins, de le remplir de sel et d’aromates, et de l’envelopper dans du
cuir et des tapis ; ainsi vous pourrez le transporter jusqu’au pied du Calvaire,
et l’ensevelir selon le rite catholique auprès du sépulcre de mon frère
Godefroy. » Il fit en même temps appeler son cuisinier Èdon, et lui adressa
ces paroles : « Tu vois que je vais mourir ; si tu m’as aimé vivant,
conserve-moi le même sentiment après ma mort ; ouvre mon corps, prends soin
de le frotter de sel et d’aromates au dehors et à l’intérieur ; remplis de
sel mes yeux, mes narines, mes oreilles, ma bouche ; réunis-toi ensuite à mes
autres serviteurs et à mes chers compagnons pour me transporter dans la ville
sainte : c’est ainsi que tu rempliras mes derniers vœux et que tu me garderas
ta foi. » Telles furent les paroles du roi Baudouin à ses chevaliers et à son
cuisinier Èdon. Puis il s’occupa de la succession au trône de Jérusalem ; il
recommanda aux suffrages de ses compagnons son frère Eustache de Boulogne, ou
Baudouin du Bourg, comte d’Édesse ; enfin ce généreux athlète de la foi
rendit le dernier soupir, fortifié par la confession et le sacrement de
l'eucharistie. Quand il eut fermé les yeux, ses frères d’armes, remplis de
tristesse, s’occupèrent d’accomplir ses dernières volontés : son corps fut
ouvert, frotté de sel, rempli d’aromates ; on en arracha les entrailles,
lesquelles furent ensevelies dans un lieu qu’on eut soin de recouvrir d’un
amas de pierres : ce cippe ou tombeau se voit encore dans le voisinage
d’El-Arisch. Après avoir rempli ce pénible devoir, les guerriers chrétiens se
remirent en route à travers le désert, marchant jour et nuit et s’efforçant à
cacher la mort de Baudouin et la douleur qu’ils en ressentaient ; ils
traversèrent les montagnes de la Judée, le pays d’Hébron, et arrivèrent à
Jérusalem le dimanche des Rameaux. Ce jour-là, selon l’antique usage, tout le
peuple chrétien, précédé du patriarche, descendait en procession du mont des
Olives, portant des branches de palmier en chantant des cantiques pour
célébrer l’entrée de Jésus dans Jérusalem. Tandis que la procession
traversait la vallée de Josaphat, le cercueil de Baudouin, porté par ses
compagnons, parut tout à coup au milieu de ce peuple qui chantait des hymnes
; aussitôt un morne silence, puis de lugubres lamentations succèdent aux
chants d’Église ; les dépouilles mortelles de Baudouin entrèrent par la porte
Dorée, et la procession les suivit. Latins, Syriens, Grecs, tout le monde
pleurait ; les Sarrasins eux-mêmes, dit le chapelain de Baudouin, pleuraient
aussi. Dans le même temps, Baudouin du Bourg, qui avait quitté Édesse pour
célébrer les fêtes de Pâques dans la ville de Jésus-Christ, arrivait par la
porte de Damas : averti, par cette affliction universelle, de la mort de
Baudouin, son seigneur et son parent, il se mêla à tout le peuple en deuil et
suivit le convoi funèbre jusqu’au Calvaire. Là, les restes du roi défunt
furent déposés en grande pompe, et ensevelis dans une tombe de marbre blanc,
près du mausolée de Godefroy. Baudouin
vécut et mourut au milieu des camps, toujours disposé à combattre les ennemis
des chrétiens. Pendant son règne, qui dura dix-huit ans, les habitants de
Jérusalem entendirent chaque année la grosse cloche qui annonçait l’approche
des infidèles ; ils ne virent presque jamais dans le sanctuaire le bois de la
vraie croix qu’on avait coutume de porter à la guerre ; le frère et le
successeur de Godefroy vit plus d’une fois son royaume en péril, et ne le
conserva que par des prodiges de valeur ; il perdit plusieurs batailles par
sa bravoure imprudente ; mais son activité extraordinaire, son esprit fécond
en ressources, le sauvèrent toujours des dangers. La
puissance chrétienne en Orient s’accrut pendant le règne de Baudouin : Arsur,
Césarée, Ptolémaïs, Tripoli, Biblos, Beyrouth, Sidon, firent partie de
l’empire fondé par les croisés. Plusieurs places fortes s’élevèrent pour la
défense du royaume, non-seulement dans l’Arabie, mais dans les montagnes du
Liban, dans la Galilée, dans le pays des Philistins, et sur toutes les
avenues de la ville sainte. Baudouin
ajouta plusieurs dispositions au Code de son prédécesseur. Ce qui honore le
plus son règne, c’est le soin qu’il prit de repeupler Jérusalem : il offrit
un asile honorable aux chrétiens dispersés dans l’Arabie, dans la Syrie et
l’Egypte. Les fidèles, persécutés et accablés d’impôts par les musulmans,
accoururent en foule avec leurs femmes, leurs enfants, leurs richesses et
leurs troupeaux ; Baudouin leur distribua les terres, les maisons
abandonnées, et Jérusalem commença à redevenir florissante. Ajoutons qu’il
dota richement les églises, surtout celle de Bethléem, qu’il érigea en
évêché, et que plusieurs établissements religieux lui durent leur origine. Pour
donner plus d’éclat à sa capitale, il obtint de la cour de Rome que toutes
les villes conquises sur les infidèles ressortiraient de l’église patriarcale
de Jérusalem : Nous concédons — ainsi s’exprimait le pape Pascal — à l’église
de Jérusalem, toutes les villes et les provinces conquises par la grâce de
Dieu et par le sang du très-glorieux roi Baudouin et de ceux qui ont combattu
avec lui. On voit par ces paroles que les papes appréciaient les généreux
sacrifices de ces princes, dont l’autorité était un sacerdoce militaire, un
véritable apostolat armé du glaive. Nous avons négligé de rapporter en détail
toutes les querelles qui s’élevèrent entre le successeur de Godefroy et le
patriarche de la ville sainte ; car ces querelles n’eurent aucune influence
sur la marche des événements : la sagesse des pontifes de Rome n’accueillit
que faiblement les plaintes des patriarches, et le pape Pascal termina tous
les débats en déclarant qu’il ne voulait point rabaisser la dignité de
l'Eglise au profit du pouvoir des princes, ni mutiler le pouvoir des princes
au profit de la dignité de l’Église. Au
reste, les démêlés de Baudouin et du patriarche Dambert eurent moins pour
prétexte ou pour cause d’ambitieuses rivalités que l’extrême besoin d’argent
où se trouvait souvent réduit le successeur de Godefroy. Ce fut ce besoin
d’argent qui lui donna la coupable pensée d’épouser une seconde femme lorsque
la première vivait encore. Le roi, nous dit Guillaume de Tyr, avait appris
que la comtesse de Sicile, veuve de Roger, était fort riche et qu’elle avait
toutes choses en abondance ; lui, au contraire, était fort pauvre et si dénué
de ressources, qu’il avait à peine de quoi suffire à ses besoins de tous les
jours et à la solde de ses frères d’armes ; il ne s’éleva d’ailleurs aucune
objection, aucune plainte, ni dans le clergé, ni dans le peuple, ni parmi les
grands. Gomme la nouvelle reine arrivait avec d’immenses richesses, avec une
flotte chargée de grains, d’huile, de vins, d’armes, tout le monde se crut
enrichi par cet hymen et ferma les yeux sur le scandale. Quand la misère
revint, on se montra plus sévère ; Guillaume de Tyr remarque que le repentir
et le deuil succédèrent bientôt aux trompeuses joies. Tous
les historiens du temps donnent des éloges aux brillantes qualités de Baudouin.
Dans la première croisade, il s’était fait haïr par un caractère ambitieux et
altier ; dès qu’il eut obtenu ce qu’il désirait, il fit admirer sa modération
et sa clémence ; devenu roi de Jérusalem, il suivit l’exemple de Godefroy et
mérita à son tour de servir de modèle à ses successeurs. Aussitôt
que le roi Baudouin fut inhumé, le clergé et le peuple de Jérusalem, selon
l’expression des chroniques, se croyant orphelins, songèrent à se donner un
appui et commencèrent à s’occuper de l’élection d’un nouveau roi. Divers avis
furent proposés : les uns disaient que la couronne appartenait à Eustache,
frère de Baudouin ; d’autres pensaient qu’au milieu des périls on ne pouvait
attendre un prince qui était si loin, et proposaient le comte d’Édesse,
présent alors dans la ville sainte. Parmi ces derniers, on remarquait
Josselin de Courtenai, un des comtes et seigneurs du royaume : Josselin, en
arrivant en Asie, avait été accueilli et comblé de bienfaits par Baudouin du
Bourg, qui lui donna plusieurs villes sur l’Euphrate. Chassé ensuite
ignominieusement par son bienfaiteur qui l’accusait d’ingratitude, il s’était
réfugié dans le royaume de Jérusalem, où il avait obtenu la principauté de
Tibériade. Soit qu’il voulût réparer d’anciens torts ou qu’il espérât obtenir
de nouveaux bienfaits, il représenta aux barons assemblés que Baudouin du Bourg
appartenait à la famille du dernier roi ; qu’aucune contrée ni en deçà ni
au-delà des mers ne pouvait offrir un prince plus digne de l’amour et de la
confiance des chrétiens : les bénédictions des habitants d’Édesse le
désignaient au choix des barons et des chevaliers, la Providence l’avait
envoyé à Jérusalem pour consoler le peuple chrétien de la mort du frère de
Godefroy. Ce discours réunit tous les suffrages en faveur de Baudouin du Bourg
; le jour de Pâques, le nouveau roi fut proclamé dans l’église même de la
Résurrection, en présence de tous les fidèles ; il rassembla ensuite les
grands dans le palais de Salomon ; il régla avec eux l’administration du
royaume, et rendit la justice à son peuple d’après les assises établies par
Godefroy ; le comté d’Édesse fut transmis à Josselin de Courtenai. Tandis
que le royaume de Jérusalem célébrait en paix l’avènement de Baudouin du
Bourg, la principauté d’Antioche se trouvait de nouveau exposée à tous les
fléaux de la guerre. Les musulmans de la Perse, de la Mésopotamie et de la
Syrie, que leurs précédentes défaites n’avaient point découragés, jurèrent
d’exterminer la race des chrétiens et marchèrent vers l’Oronte, conduits par
Ylgazy, prince de Maridin et d’Alep, le plus farouche des guerriers de
l’islamisme. Le nouveau prince d’Antioche, Roger, fils de Richard, avait
appelé à son secours le roi de Jérusalem, les comtes d’Édesse et de Tripoli ;
mais, sans attendre leur arrivée, il eut l’imprudence de livrer une bataille
dont la perte devait mettre en péril toutes les colonies chrétiennes. Avant
le combat, Ylgazy harangua ses soldats, et le cadi d’Alep parcourut les
rangs, excitant par la violence de ses discours la fureur des barbares. Dans
le camp des chrétiens, l’archevêque d’Apamée recommanda à tous les guerriers
de confesser leurs péchés et de communier, afin que, s’étant fortifiés du
pain céleste, ils pussent vivre et mourir comme il convenait à des soldats du
Christ. L’histoire contemporaine rapporte qu’ils repoussèrent d’abord leurs
ennemis. Mais Dieu, dont on ne peut pénétrer les desseins, ne voulut point
qu’ils restassent victorieux : pendant que de part et d’autre on combattait
avec une extrême animosité, un énorme tourbillon poussé par le vent s’arrêta
tout à coup au milieu du champ de bataille, puis il éclata dans l’air comme
un nuage de bitume et de soufre. Ce phénomène jeta l’effroi parmi les
chrétiens, accablés déjà par la multitude de leurs ennemis. Roger, qui
s’efforça de retenir ses soldats, tomba percé de coups, et sa mort fut suivie
de la dispersion et de la ruine entière de l’armée chrétienne. Gauthier le
Chancelier, qui assistait à cette bataille, attribue le désastre des
chrétiens à la légèreté, à l’imprévoyance du prince d’Antioche, qu’il nous
représente, peu d’heures avant le combat, parcourant les vallées et les
collines avec son équipage de chasse, prenant des oiseaux avec ses faucons,
forçant les bêtes fauves avec ses chiens. Cette bataille fut livrée près
d’Artésie, dans un lieu appelé le Champ du sang. Les musulmans firent un
grand nombre de prisonniers. Gauthier, qui fut lui-même chargé de chaînes,
nous peint les tourments et les supplices qu’on fit souffrir aux captifs,
mais il n’ose pas dire tout ce qu’il a vu, dans la crainte, ajoute-t-il, que
les chrétiens, apprenant ces excès de barbarie, ne soient portés un jour à
les imiter. [1120.]
L’armée victorieuse d’Ylgazy se répandit dans toutes les provinces
chrétiennes. Ce fut au milieu de la désolation générale que le roi de
Jérusalem arriva dans Antioche. Cette ville avait perdu ses plus braves
défenseurs ; des clercs et des moines gardaient les tours, et veillaient,
sous le commandement du patriarche, à la sûreté de la place, car on se
défiait de la population grecque et arménienne, qui supportait avec peine le
joug des Latins. La présence de Baudouin du Bourg, à qui on donna l’autorité
suprême, rétablit Tordre et dissipa les alarmes. Après avoir pourvu à la
défense de la ville, il visita les églises d’Antioche en habits de deuil. Son
armée reçut à genoux la bénédiction du patriarche, et sortit de la ville pour
aller à la poursuite des musulmans. Le roi, ainsi que ses chevaliers et ses
barons, marchait les pieds nus au milieu d’une foule immense qui invoquait
pour eux l’appui du Dieu des armées. [1121.]
Les chrétiens allèrent camper sur la montagne de Danitz, où les musulmans
vinrent les attaquer. Ceux-ci étaient pleins de confiance dans leur multitude
; mais les chrétiens mettaient leur espoir dans la puissance divine, et
surtout dans la présence de la croix véritable, que Baudouin avait apportée
de Jérusalem. Après un combat sanglant, les infidèles furent vaincus et
dispersés : Ylgazy et le chef des Arabes, Dobais, avaient pris la fuite
pendant la bataille. Cette victoire répandit l’effroi dans Alep et jusque
dans les murs de Mossoul, tandis que la vraie croix, reportée avec pompe dans
la ville sainte, annonça aux habitants les miracles qu’elle avait produits au
milieu des soldats du Christ. Baudouin, après avoir donné la paix à Antioche,
revint dans sa capitale ; et, pour qu’il ne manquât rien aux victoires des
chrétiens, Dieu permit alors que le redoutable chef des Turcomans, Ylgazy,
terminât sa carrière, frappé par une mort subite et violente. Telle
est l’époque où nous sommes arrivés, que les circonstances les plus graves
s’y succèdent comme les scènes d’un drame, et qu’un espace de quelques mois
suffit à des événements qui auraient pu remplir les annales d’un siècle. A
peine l’historien des colonies chrétiennes vient-il de parler d’une bataille,
d’une révolution, d’une grande calamité, que d’autres combats, des
révolutions nouvelles, des calamités plus grandes encore se présentent sous
sa plume, et jettent une sorte de confusion dans ses récits. Nous avons vu la
fin malheureuse du prince Roger et la désolation d’Antioche, dont tout le
territoire était envahi par les musulmans ; maintenant c’est le comté
d’Edesse qui pleurera la captivité de ses princes, et peu de jours seront à
peine écoulés que de ce nouveau malheur naîtront d’autres infortunes qui
mettront en péril tous les États chrétiens de la Syrie. [1122.]
Balac, neveu et successeur d’Ylgazy, répandait la terreur sur les rives de
l’Euphrate, et, semblable au lion de l’Écriture, qui rôde sans cesse pour
chercher sa proie, il réussit à surprendre Josselin de Courtenai et son
cousin Galeran, qu’il fit conduire chargés de chaînes vers les confins de la
Mésopotamie. Cette nouvelle étant parvenue dans le royaume de Jérusalem,
Baudouin du Bourg accourut à Édesse, soit pour consoler les habitants, soit
pour chercher l’occasion et les moyens de briser les fers des princes
captifs. Mais, se confiant trop à sa bravoure et, victime de sa générosité,
il tomba lui-même dans les embûches du sultan Balac ; et conduit dans la
forteresse de Quart-Pierre^ il devint le compagnon d’infortune de ceux qu’il
avait voulu délivrer. [1123.] Les vieilles chroniques ont célébré la valeur
héroïque de cinquante Arméniens qui se dévouèrent pour la délivrance des
princes chrétiens. Après avoir invoqué la protection du Tout-Puissant, ils
s’introduisirent dans la forteresse de Quart-Pierre, déguisés, selon quelques
historiens, en marchands, selon d’autres, en moines. A peine entrés dans la
citadelle, cette élite de braves, quittant leur déguisement et montrant leurs
armes, massacrèrent la garnison musulmane et rendirent la liberté aux
illustres prisonniers. Ce château, dont les chrétiens venaient ainsi de se
rendre maîtres, renfermait des vivres en abondance et toutes sortes de
munitions de guerre. Balac y avait laissé ses trésors, ses femmes et les plus
précieuses dépouilles des pays dévastés par ses armes. Les guerriers
chrétiens se réjouirent d’abord du succès de leur entreprise ; mais bientôt
les Turcs du voisinage se réunirent en foule et vinrent assiéger la
forteresse où flottait l’étendard du Christ. Le sultan Balac, qui, selon les
récits du temps, avait été averti en songe des projets formés contre lui,
rassemble son armée et jure d’exterminer Baudouin, Josselin et leurs
libérateurs. Ceux-ci ne pouvaient résister longtemps à toutes les forces
réunies des Turcs, s’ils n’étaient secourus par leurs frères les chrétiens.
On décide alors que Josselin sortira de la forteresse et qu’il ira dans les
villes chrétiennes implorer le secours des barons et des chevaliers. Josselin
part aussitôt, après avoir fait le serment qu’il laissera croître sa barbe et
qu’il ne boira point de vin jusqu’à ce qu’il ait rempli sa mission périlleuse
; il s’échappe à travers la multitude menaçante des musulmans, passe
l’Euphrate, porté sur deux outres de peau de chèvre, et traversant toute la
Syrie, arrive enfin à Jérusalem, où il dépose dans l’église du
Saint-Sépulcre, les chaînes qu’il avait portées chez les Turcs, et raconte en
gémissant les aventures et les périls de Baudouin et de ses compagnons. A sa
voix, un grand nombre de chevaliers et de guerriers chrétiens jurent de
marcher à la délivrance de leur monarque captif. Josselin se met à leur tête
; il s’avançait vers l’Euphrate ; les plus braves guerriers d’Édesse et
d’Antioche avaient rejoint ses drapeaux, lorsqu’on apprit que le farouche
Balac venait de rentrer de force dans le château de Quart-Pierre. Après le
départ de Josselin, Baudouin, Galeran et les cinquante guerriers d’Arménie
avaient soutenu longtemps les attaques des musulmans ; mais les fondements du
château ayant été minés, les guerriers chrétiens se trouvèrent tout à coup au
milieu des ruines. Balac, laissant la vie au roi de Jérusalem, l’avait fait
conduire dans la forteresse de Charan. Les braves Arméniens étaient morts au
milieu des supplices, et la palme du martyre avait été le prix de leur dévouement.
Quand Josselin et les guerriers qui le suivaient apprirent ces tristes
nouvelles, ils perdirent tout espoir d’exécuter leur projet et retournèrent
les uns à Édesse et à Antioche, les autres à Jérusalem, désolés de n’avoir pu
donner leur vie pour la liberté d’un prince chrétien. Cependant
les Sarrasins d’Égypte cherchaient à profiter de la captivité de Baudouin et
se rassemblaient dans les plaines d’Ascalon, avec le dessein de chasser les
Francs de la Palestine. De leur côté, les chrétiens de Jérusalem et des
autres villes du royaume, se confiant dans leur courage et dans la protection
de Dieu, se préparaient à défendre leur territoire. Comme on attribuait
toujours les succès des infidèles aux péchés des chrétiens, les préparatifs
d’une guerre devaient toujours commencer par l’expiation et par la prière. Le
peuple et le clergé de la terre sainte suivirent en cette occasion l’exemple
des habitants de Ninive, et cherchèrent d’abord à fléchir la colère du ciel
par une pénitence rigoureuse. Un jeûne fut ordonné, pendant lequel les femmes
refusèrent le lait de leurs mamelles à leurs enfants au berceau ; les
troupeaux mêmes furent éloignés de leurs pâturages et privés de leur
nourriture accoutumée. La
guerre fut ensuite proclamée au son de la grosse cloche de Jérusalem. L’armée
chrétienne, dans laquelle on comptait à peine trois mille combattants, était
commandée par Eustache d’Agrain, comte de Sidon, nommé régent du royaume en
l’absence de Baudouin. Le patriarche de la ville sainte portait à la tête de
l’armée le bois de la vraie croix. Derrière lui, dit Robert du Mont,
marchaient Ponce, abbé de Cluny, portant la lance avec laquelle on avait
percé le flanc du Sauveur, et l’évêque de Bethléem, qui tenait dans ses mains
un vase miraculeux où l’on prétendait avoir conservé le lait de la Vierge,
mère de Jésus-Christ. Au
moment où les guerriers chrétiens sortirent de Jérusalem, les Égyptiens
assiégeaient Joppé par terre et par mer. A l’approche des Francs la flotte
musulmane pleine d’effroi s’éloigna du rivage. L’armée de terre, campée à
Ibelin, aujourd’hui Ibna, attendait avec inquiétude l’armée chrétienne. Enfin
les deux troupes sont en présence ; au milieu du combat, une lumière
semblable à celle de la foudre brille dans le ciel, et tout à coup éclate
dans les rangs des infidèles. Ceux-ci restent comme immobiles de terreur ;
les chrétiens, armés de leur foi, redoublent de courage ; les ennemis sont
vaincus, et les débris de leur armée, qui était deux fois plus nombreuse que
celle des chrétiens, se réfugient avec peine dans les murs d’Ascalon. Les
Francs, victorieux et chargés de butin, revinrent à Jérusalem en chantant les
louanges de Dieu. Quoique
l’armée des Francs eût triomphé ainsi des Sarrasins, toujours occupée de la
défense des villes et des frontières sans cesse menacées, elle ne pouvait
sortir du royaume pour faire des conquêtes. Les guerriers qu’on retenait dans
les cités chrétiennes, après une aussi grande victoire, s’affligeaient de
leur inaction, et semblaient placer encore leur espoir dans les secours de
l’Occident. Ce fut alors qu’il arriva une flotte vénitienne sur les côtes de
Syrie. Les
Vénitiens, qui, depuis plusieurs siècles, s’enrichissaient par le commerce de
l’Orient et craignaient de rompre d’utiles relations avec les puissances
musulmanes de l’Asie, n’avaient pris qu’une faible part à la première
croisade et aux événements dont elle fut suivie. Ils attendaient l’issue de
cette grande entreprise pour prendre un parti et s’associer sans péril aux
victoires des chrétiens ; mais, à la fin, jaloux des avantages qu’avaient
obtenus les Génois et les Pisans en Syrie, ils voulurent aussi partager les
dépouilles des musulmans, et préparèrent une expédition formidable contre les
infidèles. Leur flotte, en traversant la Méditerranée, rencontra celle des
Génois qui revenait de l’Orient : la fureur de la jalousie alluma tout à coup
la guerre ; les vaisseaux génois, chargés des richesses de l’Asie, furent
attaqués et forcés de fuir en désordre. Après avoir rougi la mer du sang des
chrétiens, les Vénitiens poursuivirent leur route vers les côtes de la
Palestine, où ils rencontrèrent la flotte des Sarrasins, sortie des ports de
l’Égypte ; bientôt il s’engagea un violent combat, dans lequel tous les
vaisseaux égyptiens furent dispersés et couvrirent les flots de leurs débris.
Le doge de Venise, qui commandait la flotte vénitienne, entra dans le port de
Ptolémaïs, et fut conduit en triomphe à Jérusalem. En célébrant les dernières
victoires remportées sur les infidèles, on s’occupa de les mettre à profit
par une expédition importante. Dans un conseil tenu en présence du régent du
royaume et du doge de Venise, on proposa d’aller assiéger la ville de Tyr ou
la ville d’Ascalon. Comme les avis étaient partagés, on convint d’interroger
Dieu et de suivre sa volonté. Deux billets de parchemin sur lesquels on avait
écrit les noms d’Ascalon et de Tyr furent déposés sur l’autel du saint
sépulcre. Au milieu d’une foule nombreuse de spectateurs, un jeune orphelin
s’avança vers l’autel, prit l’un des deux billets, et le sort tomba sur la
ville de Tyr. Les
Vénitiens, qui n’oubliaient point les intérêts de leur commerce et de leur
nation, demandèrent, avant que commençât le siège de Tyr, qu’on leur accordât
une église, une rue, un four banal, un tribunal particulier dans toutes les
villes de la Palestine. Ils demandèrent encore d’autres privilèges et la
possession d’un tiers de la ville conquise. La prise de Tyr paraissait si
importante, que le régent, le chancelier du royaume et les grands vassaux de
la couronne acceptèrent sans hésiter les conditions des Vénitiens dans un
acte que l’histoire a conservé. Lorsqu’on
eut ainsi partagé par un traité la ville qu’on allait conquérir, on s’occupa
des préparatifs du siège. L’armée chrétienne partit de Jérusalem, et la
flotte des Vénitiens du port de Ptolémaïs, vers le commencement du printemps.
L’historien du royaume de Jérusalem, qui fut longtemps archevêque de Tyr,
s’arrête ici pour décrire les antiques merveilles de sa métropole. Dans son
récit à la fois religieux et profane, il invoque tour à tour le témoignage
d’Isaïe et de Virgile ; après avoir parlé du roi Hiram et du tombeau
d’Origène, il ne dédaigne point de célébrer la mémoire de Cadmus et la patrie
de Didon. Le bon archevêque vante surtout l’industrie et le commerce de Tyr,
la fertilité de son territoire, ces teintures si célèbres dans l’antiquité,
ce sable qui se changeait en vases transparents, et ces cannes à sucre dont
le miel, dès ce temps-là, était recherché dans toutes les régions de
l’univers. La cité de Tyr, au temps du roi Baudouin, rappelait à peine le
souvenir de cette ville somptueuse, dont les riches marchands, au, rapport
d’Isaïe, étaient des princes ; mais on la regardait comme la plus peuplée et
la plus commerçante des villes de Syrie. Elle s’élevait sur un rivage
délicieux que les montagnes mettaient à l’abri des vents du nord ; elle avait
deux grands môles qui, comme deux bras, s’avançaient dans les flots pour
enfermer un port où la tempête ne trouvait point d’accès. La ville de Tyr,
qui avait soutenu plusieurs sièges fameux, était défendue, d’un côté, par les
flots de la mer et des rochers escarpés ; de l’autre, par une triple muraille
surmontée de hautes tours. Le doge
de Venise, avec sa flotte, pénétra dans le port et ferma toute issue du côté
de la mer. Le patriarche de Jérusalem, le régent du royaume, Ponce, comte de
Tripoli, commandaient l’armée de terre. Dans les premiers jours du siège, les
chrétiens et les musulmans combattirent avec une opiniâtre ardeur, mais avec
des succès partagés. La désunion des infidèles vint bientôt seconder les
efforts des Francs. Le calife d’Égypte avait cédé la moitié delà place au
sultan de Damas, pour l’engager à la défendre contre les chrétiens. Les Turcs
et les Égyptiens étaient divisés entre eux et ne voulaient point combattre
ensemble ; les Francs profitaient de ces divisions et remportaient chaque
jour de grands avantages. Après quelques mois d’attaques sans cesse renouvelées,
les remparts s’écroulaient devant les machines des chrétiens ; les vivres
commençaient à manquer dans la place ; les infidèles étaient prêts à
capituler, lorsque la discorde vint désunir à leur tour les chrétiens, et fut
sur le point de rendre inutiles les prodiges de la valeur et les travaux d’un
long siège. L’armée
de terre se plaignait hautement de supporter seule les combats et les
fatigues ; les chevaliers et leurs soldats menaçaient de rester immobiles
sous leurs tentes, comme les Vénitiens sur leurs vaisseaux. Pour prévenir
l’effet de leurs plaintes, le doge de Venise vint dans le camp des chrétiens
avec ses marins armés de leurs rames, et déclara qu’il était prêt à monter à
l’assaut. Dès lors une généreuse émulation enflamma le zèle et le courage des
soldats de l’armée et de la flotte. Des musulmans partis de Damas pour
secourir les assiégés s’avancèrent jusque dans le voisinage de Tyr. Une armée
égyptienne, sortie en même temps d’Ascalon, ravagea le pays de Naplouse et
menaça Jérusalem. Toutes ces tentatives ne purent ralentir l’ardeur des
chrétiens, ni retarder les progrès du siège. Bientôt on apprit que Balac, le
plus redoutable des sultans turcs, avait péri devant les murs de Maubeg.
Josselin, qui l’avait tué de sa propre main, en fit donner la nouvelle à
toutes les villes chrétiennes. La tête du farouche ennemi des Francs fut
portée en triomphe devant les murs de Tyr, où ce spectacle redoubla
l’enthousiasme belliqueux des assiégeants. [1125.]
Les musulmans, sans espoir de secours, furent obligés de se rendre après un
siège de cinq mois et demi. Les drapeaux du roi de Jérusalem et du doge de
Venise flottèrent ensemble sur les murailles de Tyr ; les chrétiens firent
leur entrée triomphale dans la ville, tandis que les habitants, d’après la
capitulation, en sortaient avec leurs femmes et leurs enfants. Le jour
où l’on reçut à Jérusalem la nouvelle de la conquête de Tyr fut une fête pour
tout le peuple de la ville sainte. Au bruit des cloches on chanta le Te Deum
en actions de grâces ; des drapeaux furent arborés sur les tours et sur les
remparts de la ville ; des branches d’oliviers et des bouquets de fleurs
étaient semés dans les rues et sur les places publiques ; de riches étoffes
ornaient les dehors des maisons et les portes des églises. Les vieillards
rappelaient dans leurs discours la splendeur du royaume de Juda, et les
jeunes vierges répétaient en chœur les psaumes dans lesquels les prophètes
avaient célébré la ville de Tyr. Pendant
que les chrétiens ajoutaient ainsi une cité opulente au royaume de Jérusalem,
Baudouin du Bourg restait toujours prisonnier dans la ville de Charan,
brûlant de s’associer aux exploits de ses guerriers et de mêler quelque
gloire au souvenir de ses malheurs. Ses ennemis durent s’apercevoir que la
captivité d’un prince franc n’arrêtait point les progrès des armes
chrétiennes. L’illustre captif profita de la confusion et de l’esprit de
discorde que les dernières victoires des chrétiens avaient répandus parmi les
musulmans de Syrie, pour traiter de sa rançon et recouvrer sa liberté. A
peine fut-il sorti de sa prison, qu’il rassembla quelques guerriers et marcha
contre la ville d’Alep. Le chef des Arabes, Dobais, et quelques émirs de la
contrée se réunirent à l’armée chrétienne ; bientôt les habitants se
trouvèrent réduits aux dernières extrémités, et la ville était prête à se
rendre lorsque le sultan de Mossoul accourut à la tête d’une armée. Baudouin
du Bourg, obligé d’abandonner le siège, retourna enfin dans sa capitale, où
tous les chevaliers chrétiens remercièrent le ciel de sa délivrance et
vinrent se ranger sous ses drapeaux. Ils trouvèrent bientôt l’occasion de
signaler leur valeur sous un chef qu’ils paraissaient avoir oublié et dont
ils reconnurent avec joie l’autorité, lorsqu’il leur promit de les conduire à
de nouveaux combats. Les Turcs, qui avaient passé l’Euphrate pour secourir
Alep, dévastaient alors la principauté d’Antioche. Baudouin, impatient de
tenir sa promesse, se met à la tête de ses intrépides guerriers, attaque
victorieusement les infidèles, s’enrichit de leurs dépouilles, et les force
d’abandonner les terres des chrétiens. A peine rentré triomphant dans
Jérusalem, il donne de nouveau le signal de la guerre, et met en fuite
l’armée de Damas, près du lieu où Saül avait entendu ces paroles : Saül,
Saül, pourquoi me persécutez-vous2 Les guerriers chrétiens, dans ces
campagnes rapides, avaient fait un butin immense, et les trésors de l’ennemi
servirent à racheter les otages que le roi de Jérusalem avait laissés entre
les mains des Turcs. C’est ainsi que les Francs réparaient leurs revers à
force de bravoure et qu’ils acquittaient leurs promesses par des victoires. [1128.]
Les États chrétiens avaient alors pour ennemis les califes de Bagdad et du
Caire, les sultans de Damas, de Mossoul, d’Alep, et les descendants d’Ortoc,
maîtres de plusieurs places dans la Mésopotamie. Les Égyptiens étaient fort
affaiblis par leurs nombreuses défaites, et de leurs anciennes conquêtes sur
les côtes de Syrie ils ne conservaient plus que la ville d'Ascalon ; mais la
garnison de cette place, formée de plusieurs armées vaincues, menaçait encore
le territoire des chrétiens. Quoique les Egyptiens eussent perdu les villes
de Tyr, de Tripoli, de Ptolémaïs, ils restaient toujours les maîtres de la
mer, et leurs flottes dominaient sans obstacle dans les parages de la Syrie,
quand les peuples maritimes de l’Europe ne venaient pas au secours des Francs
établis en Palestine. Les
Turcs, accoutumés à la vie militaire et pastorale, ne disputaient ni aux
Égyptiens ni aux Francs l’empire de la mer ; mais ils se faisaient redouter
par leurs incursions continuelles dans les provinces chrétiennes. Dociles et
patients, ils supportaient mieux que leurs ennemis la faim, la soif, la
fatigue ; la connaissance du pays, l’habitude du climat, les intelligences
qu’ils entretenaient avec les habitants, leur donnaient un grand avantage sur
les chrétiens dans leurs courses guerrières. Ils se montraient plus habiles
que les Francs à lancer des flèches ; leur cavalerie était plus exercée aux
évolutions militaires. Il n’était pas jusqu’à la crainte, fille du
despotisme, qui ne favorisât leurs armes, en maintenant parmi leurs soldats
le respect pour la discipline. Leur tactique consistait à fatiguer leurs
ennemis, à leur dresser des embûches, à les attirer dans une position
désavantageuse où ils pussent triompher sans combat. La discorde, qui
divisait sans cesse les princes musulmans de la Syrie, les empêchait de
suivre longtemps le même plan de défense ou d’attaque ; lorsqu’une
tranquillité passagère succédait à leurs guerres civiles, tantôt excités par
l’ardeur du pillage, tantôt animés par les prières et les conseils du calife
de Bagdad, ils fondaient avec impétuosité sur le territoire d’Antioche
d’Édesse, de Tripoli, ou sur le royaume de Jérusalem. Si les musulmans
éprouvaient une défaite, ils se retiraient avec l’espoir de trouver une
occasion plus favorable ; s’ils étaient vainqueurs, ils ravageaient les
villes et les campagnes, et retournaient dans leur pays, chargés de
dépouilles, en chantant ces paroles : Le Coran est dans la joie, et
l'Evangile est dans les larmes. Une
foule de nations, différentes de mœurs, de caractère et d’origine, se
partageaient les débris de l’empire des Seldjoucides, souvent armées les unes
contre les autres, mais, dans le moment du péril toujours prêtes à se réunir
contre les Francs. Les tribus arabes qui avaient abandonné les villes à la
domination des Turcs, erraient dans les provinces qu’elles avaient autrefois
possédées ; elles combattaient sans cesse, non plus pour la gloire et pour la
patrie, mais pour le butin et pour l’islamisme. D’autres peuplades, celles
des Curdes, attirées par l’espoir du pillage, traversaient le Tigre et
l’Euphrate et venaient se mettre à la solde des conquérants qui ravageaient
la Syrie. Nourris dans les montagnes qui avoisinent la grande Arménie, ils
conservaient des mœurs féroces et sauvages ; plusieurs de leurs guerriers
servirent avec éclat la cause des musulmans, et ce fut de cette tribu des
Curdes que sortit dans la suite la dynastie de Saladin. La plus
redoutable de toutes les nations que les chrétiens eurent alors à combattre,
était celle des Turcomans. Ces hordes errantes étaient originaires des bords
de la mer Caspienne, et ressemblaient, pour leurs mœurs et leurs usages
militaires, aux Tartares dont ils tiraient leur origine. Ils avaient pénétré
dans la Syrie quelque temps avant la première croisade ; et, lorsque l’armée
des Francs traversait l’Asie Mineure, les Turcomans de la famille d'Ortoc
étaient maîtres de Jérusalem. Vaincus par les Égyptiens, ils se retirèrent
vers la Mésopotamie, d’où ils menaçaient sans cesse les provinces que les
Francs venaient de conquérir sur l’Euphrate et sur l’Oronte. On ne les
redoutait pas moins pour leur férocité que pour leur bravoure : nos vieux
chroniqueurs ne parlent qu’en frémissant des barbaries que les Turcomans
exerçaient sur les peuples vaincus ; l’historien du royaume de Jérusalem, qui
leur donne le nom de Parthes, compare leur nation à l’hydre de Lerne, et nous
apprend que chaque année on voyait arriver des rivages du Tigre et des
frontières de la Perse une si grande multitude de ces barbares, qu'elle
aurait suffi pour couvrir toute la terre. Les
Arabes bédouins, qui habitaient alors les rives gauches du Jourdain et de la
mer Morte, nous sont représentés par les chroniques du temps tels à peu près
qu’on les retrouve dans les voyageurs modernes, tels que nous les avons vus
nous-même. Ils marchaient par tribus, sans demeure fixe, légèrement armés, et
suivis de leurs troupeaux. Ces tribus errantes furent quelquefois des ennemis
redoutables, ou tout au moins des voisins dangereux, pour le royaume naissant
de Jérusalem. Mais le château de Montréal, élevé par Baudouin Ier, dans la
Syrie Sobal, la forteresse de Carac, bâtie ensuite dans l’Arabie Pétrée,
suffirent pour contenir les populations vagabondes du désert. A l’aide de ces
deux places fortes, les Francs purent imposer des tributs aux Arabes
bédouins, se trouvèrent maîtres des chemins de la Mecque et de Médine, et
poussèrent souvent leurs excursions jusqu’à la mer Rouge. Parmi
les peuples qui eurent quelques rapports avec les colonies chrétiennes,
l’histoire ne peut oublier les Assassins ou Ismaéliens, dont la secte avait
pris naissance dans les montagnes de la Perse, peu de temps avant la première
croisade. Ils s’emparèrent d’une partie du Liban et fondèrent une colonie
au-dessus de Tripoli et de Tortose. Cette colonie était gouvernée par un chef
que les Francs appelaient le Vieux ou le seigneur de la Montagne. Ce chef des
Ismaéliens, établi à Massiat, ne régnait que sur une vingtaine de châteaux ou
bourgades. Il comptait à peine soixante mille sujets, mais il avait fait du
despotisme une espèce de culte, et son autorité était sans bornes : tous ceux
qui résistaient à ses volontés méritaient la mort. Le Vieux de la Montagne,
selon la croyance des Ismaéliens, pouvait distribuer à ses serviteurs les
délices du paradis : celui qui mourait pour obéir à son chef montait au ciel
où l’attendait le prophète de la Mecque ; celui qui mourait dans son lit
souffrait de longues douleurs dans un autre monde. Les Ismaéliens étaient
divisés en trois classes : le peuple, les soldats et les gardes. Le peuple
vivait de la culture des terres et du commerce ; il était docile, laborieux,
sobre et patient. Rien n’égalait l’adresse, la force et l’audace des guerriers.
On vantait leur habileté dans la défense et le siège des places. La plupart
des princes musulmans cherchaient à les avoir à leur solde. La classe la plus
distinguée était celle des gardes ou fédaïs ; on ne négligeait rien pour leur
éducation. Dès leur enfance, ils fortifiaient leur corps par des exercices
violents : on leur apprenait plusieurs langues, pour qu’ils pussent aller
dans tous les pays exécuter les ordres de leur maître ; on employait toutes
sortes de prestiges pour frapper leur imagination ; pendant leur sommeil,
provoqué par des boissons enivrantes, ils étaient transportés dans des
jardins délicieux, dans des palais tout remplis des images de la volupté. Au
milieu des enchantements qui égaraient leur raison, le Vieux de la Montagne
pouvait, à son gré, leur ordonner de se jeter dans les flammes, de se
précipiter du haut d’une tour, de se percer d’un fer mortel ; souvent les
princes chargeaient le chef des Ismaéliens du soin de leur vengeance et lui
demandaient le trépas de leurs rivaux ou de leurs ennemis ; les rois étaient
ses tributaires ; la crainte qu’il inspirait, les meurtres commis par ses
ordres, grossissaient ses trésors. Lorsque le Vieux de la Montagne avait
désigné un prince, un monarque au poignard de ses disciples, ceux-ci,
déguisés en marchands, en moines, en pèlerins, s’introduisaient auprès de
leur victime, la suivaient comme l’ombre suit le corps, attendaient
l’occasion avec une patience inouïe, et, quand l’occasion se présentait,
malheur au prince ou à l’homme puissant dont on leur avait demandé le trépas
! Les
Ismaéliens se mêlèrent souvent aux sanglantes révolutions qui précipitaient
du trône les dynasties musulmanes de l’Orient. Ils n’aimaient pas les Turcs,
qu’ils regardaient comme les ennemis de leur secte ; ils redoutaient les
Francs et devinrent les tributaires de l’ordre du Temple. Plus d’une fois les
violences ordonnées par le Vieux de la Montagne servirent ou vengèrent la
cause des chrétiens. On se rappelle que Mandoud, sultan de Mossoul, fut
assassiné à Damas, par deux Ismaéliens, au retour d’une cruelle guerre faite
aux Francs dans la Galilée ; un autre chef musulman, Bursaki, qui avait
conduit plusieurs armées sur le territoire d’Édesse et d’Antioche, tomba
aussi frappé parles disciples du Vieux de la Montagne : ce meurtre, commis au
milieu d’une mosquée, jeta dans le trouble plusieurs pays d’Orient ; mais les
chrétiens ne surent pas en profiter, et, du sein du désordre, naquit la
redoutable dynastie des Atabeks, ou gouverneurs du prince, dont l’empire
devait s’étendre sur une grande partie de l’Orient. L’histoire
orientale, en parlant de l'avènement de Zenghi, déplore la faiblesse où
étaient alors tombées les puissances musulmanes, et remarque avec douleur que
les étoiles de l'islamisme avaient pâli devant l'étendard victorieux des
Francs. En effet, les colonies chrétiennes, quoiqu’elles eussent éprouvé des
revers, n’avaient pas laissé, au milieu de la confusion générale, de faire de
grands progrès et d’acquérir une puissance redoutable. Le
comté d’Édesse, situé sur les deux rives de l’Euphrate et sur le revers du
mont Taurus, comptait plusieurs villes florissantes. Les rivages delà mer,
depuis le golfe d’Issus jusqu’à Laodicée, les contrées qui s’étendaient
depuis la ville de Tarse en Cilicie jusqu’aux portes d’Alep, et depuis le
mont Taurus jusqu’au voisinage d’Émèse et aux ruines de Palmyre, formaient la
principauté d’Antioche, la plus vaste et la plus riche des provinces
chrétiennes. Le comté de Tripoli, défendu d’un côté par le Liban, de l’autre
par la mer de Phénicie, et placé au centre de l’empire des Francs, comprenait
plusieurs villes fortifiées, un grand nombre de bourgs, des campagnes
fertiles : Vers le nord, il avait pour limites le château de Margath ; vers
le midi, le fleuve Adonis. Ce fleuve, célèbre dans l’antiquité profane et
dans l’antiquité sacrée, bornait au nord le royaume de Jérusalem, qui, d’un
autre côté, étendait ses frontières jusqu’aux portes d’Ascalon et jusqu’au
désert de l’Arabie. L’empire des Francs avait pour ennemis tous les peuples
musulmans de l’Égypte, de la Syrie et de la Mésopotamie ; il devait aussi
avoir pour alliés et pour auxiliaires tous les chrétiens répandus alors en
Orient ; cet esprit de fraternité qui unit tous les hommes de la même
croyance ajoutait sans doute à la force d’une confédération formée au nom de
Jésus-Christ. On se rappelle quels secours les croisés, à leur arrivée en
Asie, avaient reçus de la population chrétienne des provinces qu’ils
traversèrent. A l’époque dont nous parlons, on comptait encore un grand
nombre de chrétiens dans l’Asie Mineure, à Alep, à Damas, dans toutes les
villes d’Égypte ; et, quoiqu’ils fussent violemment comprimés par les
musulmans, on doit croire qu’ils n’étaient pas toujours spectateurs
indifférents de cette grande lutte élevée entre le Coran et l’Évangile. La
petite Arménie, défendue par ses montagnes, par sa population guerrière,
devint alors un royaume chrétien. Elle fut quelquefois pour les Francs un
puissant auxiliaire, et se déclara toujours contre l’ennemi commun,
l’islamisme. Une autre puissance chrétienne s’était formée dans les vastes
régions de l’Ibérie ou de la Géorgie. Guillaume de Tyr célèbre la bravoure et
les services du peuple géorgien, qui, vers le milieu du douzième siècle, mit
un frein à la puissance des nations de la Perse, et ferma le passage des
Portes-Caspiennes aux barbares de la Tartarie. Quels
que fussent cependant les secours que les colonies des Francs pouvaient
attendre des peuples chrétiens de l’Asie, ces secours n’étaient rien sans
doute à côté de ceux qu’ils recevaient de l’Occident. L’Europe voyait avec
orgueil ces puissances chrétiennes de la Syrie qui lui avaient coûté tant de
sang : on s’affligeait de leurs revers ; on se réjouissait de leurs progrès ;
le salut de la chrétienté paraissait attaché à leur conservation. Les plus
braves des chrétiens étaient toujours prêts à se dévouer pour l’héritage et
la cause de Jésus-Christ. La
dévotion des pèlerinages amenait chaque jour en Orient une foule d’hommes
impatients d’échanger le bourdon et la panetière contre le glaive des
combats. La piété inspirait la valeur, et près du tombeau du Christ, tout
devenait belliqueux, jusqu’à la charité évangélique. Du sein d’un hôpital
consacré au service des pauvres et des pieux voyageurs, on vit sortir des
héros armés contre les infidèles. On admirait également l’humanité et la
bravoure des chevaliers de Saint-Jean. Tandis que les uns veillaient aux
soins de l’hospitalité, les autres allaient combattre les ennemis de la foi. A
l’exemple de ces pieux chevaliers, quelques gentilshommes se réunirent près
du lieu où avait été bâti le temple de Salomon, et firent le serment de
protéger et de défendre les pèlerins qui se rendaient à Jérusalem. Leur
réunion donna naissance à l’ordre des Templiers, qui fut, dès son origine,
approuvé par un concile et dut ses statuts à saint Bernard. Ces
deux ordres étaient dirigés par le même mobile qui avait fait naître les
croisades : la réunion de l’esprit militaire et de l’esprit religieux.
Retirés du monde, ils n’avaient plus d’autre patrie que Jérusalem, d’autre
famille que celle de Jésus-Christ. Les biens, les maux, les dangers, tout
était commun entre eux ; une seule volonté, un seul esprit dirigeait toutes
leurs actions et toutes leurs pensées ; tous étaient réunis dans une même
maison qui semblait habitée par un seul homme. Ils vivaient dans une grande
austérité, et, plus leur discipline était sévère, plus elle avait de liens
pour enchaîner leurs cœurs. Les armes formaient leur seule parure : des
ornements précieux ne décoraient point leurs habitations ni leurs églises ;
mais on y voyait partout des lances, des boucliers, des étendards pris sur
les infidèles. A l’approche du combat, dit saint Bernard, ils s’armaient de
foi au dedans et de fer au dehors ; ils ne craignaient ni le nombre ni la
fureur des barbares ; ils étaient fiers de vaincre, heureux de mourir pour
Jésus-Christ, et croyaient que toute victoire vient de Dieu. La
religion avait sanctifié les périls et les violences de la guerre. Chaque
monastère de la Palestine était comme une forteresse où le bruit des armes se
mêlait à la prière. D’humbles cénobites cherchaient la gloire des combats ; à
l’exemple des Hospitaliers et des Templiers, des chanoines institués par
Godefroy pour prier auprès du saint tombeau s’étaient revêtus du casque et de
la cuirasse, et, sous le nom de chevaliers du Saint- Sépulcre, se
distinguaient parmi les soldats de Jésus-Christ. La
gloire de ces ordres militaires se répandit bientôt dans tout le monde
chrétien. Leur renommée pénétra jusque dans les îles et chez les peuples
lointains de l’Occident. Tous ceux qui avaient des péchés à expier
accoururent dans la ville sainte pour partager les travaux des guerriers du
Christ. Une foule d’hommes qui avaient dévasté leur propre pays vinrent
défendre le royaume de Jérusalem et s’associer aux périls des plus fermes
défenseurs de la foi. L’Europe
n’avait point de famille illustre qui ne fournît un chevalier aux ordres
militaires de la Palestine, les princes mêmes s’enrôlaient dans cette sainte
milice et quittaient les marques de leur dignité pour prendre la cotte
d’armes rouge des Hospitaliers, ou le manteau blanc des chevaliers du Temple.
Chez tous les peuples de l’Occident, on leur donnait des châteaux et des
villes qui offraient un asile et des secours aux pèlerins, et devenaient des
auxiliaires du royaume de Jérusalem ; de simples religieux, des soldats de
Jésus-Christ avaient un legs dans tous les testaments, et souvent ils furent
les héritiers des princes et des monarques. Les
chevaliers de Saint-Jean et du Temple méritèrent longtemps les plus grands
éloges : heureux et plus dignes des bénédictions de la postérité, si, dans la
suite, ils ne s’étaient pas laissé corrompre par leurs succès et par leurs
richesses ; s’ils n’avaient pas souvent troublé l’État dont leur bravoure
était l’appui ! Ces deux ordres étaient comme une croisade qui se renouvelait
sans cesse et qui entretenait l’émulation dans les armées chrétiennes. Les
mœurs militaires des Francs qui combattaient alors dans la Palestine
présentent un spectacle digne de fixer l’attention de l’historien et du
philosophe, et peuvent servir à expliquer les progrès rapides et la décadence
inévitable du royaume de Jérusalem. Le principe d’honneur qui animait les
guerriers et les empêchait de fuir, même dans un combat inégal, était le
mobile le plus actif de leur bravoure, et leur tenait lieu de discipline.
Abandonner son compagnon dans le péril, se retirer devant l’ennemi, c’étaient
des actions infâmes aux yeux de Dieu et aux yeux des hommes. Dans les
combats, leurs rangs serrés, leur haute stature, leurs chevaux de bataille,
couverts comme eux de fer, renversaient, dispersaient les nombreux bataillons
ennemis. Malgré la pesanteur de leurs armes, rien n’égalait la rapidité avec
laquelle ils se transportaient dans les lieux les plus éloignés. On les
voyait combattre, presque dans le même temps, en Égypte, sur l’Euphrate et
sur l’Oronte ; ils ne s’éloignaient de ces théâtres accoutumés de leurs
exploits que pour menacer la principauté de Damas, ou quelques villes de
l’Arabie. Au milieu de leurs expéditions, ils ne connaissaient d’autre loi
que la victoire, abandonnaient et rejoignaient à leur gré les drapeaux qui
les conduisaient à l’ennemi, et ne demandaient à leurs chefs que l’exemple de
la bravoure. Comme
leur milice avait sous ses drapeaux des guerriers de plusieurs nations,
l’opposition des caractères, la différence des mœurs et du langage,
entretenaient parmi eux une généreuse émulation, et quelquefois faisaient
naître la jalousie et la discorde. Souvent le hasard, une circonstance
imprévue, décidaient une entreprise et le sort d’une campagne. Lorsque les
chevaliers chrétiens se croyaient en état de combattre l’ennemi, ils allaient
le chercher sans se mettre en peine de cacher leur marche ; la confiance dans
leur force, dans leurs armes, et surtout dans la protection du ciel, leur
faisait négliger les stratagèmes et les ruses de la guerre, et même les
précautions les plus nécessaires au salut d’une armée. La prudence dans leurs
chefs ne leur paraissait souvent qu’une marque de timidité et de faiblesse,
et plusieurs de leurs princes payèrent de leur vie ou de leur liberté la
vaine gloire d’affronter les périls sans utilité pour la cause des chrétiens. Les
Francs de la Palestine ne connaissaient guère d’autres dangers, d’autres
ennemis que ceux qui se présentaient devant eux sur le champ de bataille.
Mais plusieurs entreprises importantes que la fortune semblait diriger
devaient assurer le salut et la prospérité des États chrétiens en Asie. La
première de ces entreprises était d’abaisser la puissance des califes
d’Égypte ; la seconde, de conquérir et de conserver les villes maritimes de
la Syrie, afin de recevoir les flottes et les secours de l’Occident ; la
troisième, de défendre les frontières et d’opposer de toutes parts une
barrière aux Turcs et aux Sarrasins. Chacun de ces grands intérêts, ou plutôt
tous ces intérêts réunis occupaient sans cesse les Francs établis en Asie,
sans que la plupart d’entre eux sentissent les dangers et les avantages de
leur position, sans qu’ils employassent, pour réussir, d’autre moyen que
leurs épées. C’est là qu’il faut admirer leurs efforts, et que leur bravoure,
qui suffisait à tout, paraît tenir du prodige. Nous
venons de faire connaître l’état des colonies chrétiennes en Syrie ; nous
allons reprendre la suite des événements les plus remarquables de cette
époque. Parmi les illustres pèlerins qui se rendaient alors dans la Palestine
et s’associaient aux travaux des chevaliers, l’histoire ne doit pas oublier
Foulques, comte d’Anjou ; il était fils de Foulques le Rechin et de Bertrade
de Montfort, qui devint la femme de Philippe Ier, et pour laquelle le roi de
France avait bravé tous les foudres de l’Église. Foulques d’Anjou ne pouvait
se consoler de la mort de sa femme Éremberge, fille d'Élie, comte du Maine.
Son chagrin le conduisit dans la Palestine, où il entretint pendant un an
cent hommes d’armes qu’il menait lui-même au combat. Il joignait la piété à
la bravoure, et mérita l’estime des chrétiens par son zèle à défendre la
cause de la religion Baudouin, qui n’avait point d’enfant mâle, lui offrit en
mariage sa fille Mélisende, et promit de le faire reconnaître pour son
successeur. Foulques accepta cette proposition avec joie, et devint le gendre
et l’héritier du roi de Jérusalem. Dans la
douzième année du règne de Baudouin du Bourg, on forma la résolution
d’assiéger Damas. Le roi de Jérusalem, le prince d’Antioche, les comtes
d’Édesse et de Tripoli, plusieurs nobles pèlerins arrivés d’Europe, réunirent
leurs forces pour cette expédition. Les chrétiens se mirent en marche dans
les premiers jours de décembre ; ils étaient déjà sur les terres de Damas et
la guerre avait commencé, lorsque Dieu, en punition de leurs péchés, leur
retira sa miséricorde et envoya contre eux le plus terrible des ouragans.
Tout à coup les cataractes du ciel s’ouvrirent, et toutes les campagnes,
inondées, devinrent comme une vaste mer. Les guerriers de la croix perdirent
leurs tentes, leurs bagages, leurs armes ; ils tremblèrent pour leur vie, et
ne songèrent plus qu’à retourner aux lieux d’où ils étaient partis.
Poursuivie par les éléments en courroux et fuyant devant la tempête comme
devant un ennemi victorieux, l’armée revint sur les bords du Jourdain, et
rendit grâces à Dieu de n’avoir pas péri dans ce nouveau déluge. Telle fut
l’issue d’une guerre à laquelle on avait appelé l’Occident et qui devait
rendre les chrétiens maîtres de la Syrie. [1131.]
Baudouin II ne survécut pas longtemps à cette expédition malheureuse. Comme
il revenait d’Antioche, où il avait rétabli l’ordre et la paix, il tomba
dangereusement malade. Voyant approcher sa fin, il se fit transporter dans la
demeure du patriarche, voisine du saint sépulcre, et mourut entre les bras de
son gendre Foulques, de sa fille Mélisende et de leur jeune enfant, Baudouin,
en leur recommandant la gloire des chrétiens en Orient. Baudouin
avait un esprit droit, une âme élevée, une douceur inaltérable. La religion
présidait à toutes ses actions, inspirait toutes ses pensées ; mais sa
dévotion était plutôt celle d’un cénobite que celle d’un prince et d’un
guerrier : dans ses fréquentes oraisons, il se prosternait sans cesse contre
terre, et, si nous en croyons l’histoire contemporaine, il en avait les mains
et les genoux endurcis. Il passa dix-huit ans sur le trône d’Édesse, douze
sur celui de Jérusalem ; il fut fait deux fois prisonnier et resta sept ans
dans les fers des infidèles. Il n’eut ni les défauts ni les qualités de son
prédécesseur ; son règne fut illustré par des conquêtes et des victoires
auxquelles il n’eut point de part ; mais il n’emporta pas moins au tombeau
les regrets des chrétiens, qui aimaient à voir en lui le dernier des
compagnons de Godefroy. Les
malheurs qui troublèrent sa vie et les soins qu’il fut obligé de donner à la
principauté d’Antioche ne l’empêchèrent point de porter son attention sur
l’administration intérieure de son royaume. Dès le commencement de son règne,
il supprima dans sa capitale tout droit d’importation pour les marchandises ;
une seconde charte royale accorda en outre aux Syriens, aux Grecs, aux
Arméniens et même aux Sarrasins, la liberté d’apporter dans la ville sainte,
sans payer aucune redevance ni droit d’entrée, du froment, de l’orge et toute
espèce de fruits et légumes ; la taxe sur les poids et mesures fut en même
temps abolie dans les marchés de Jérusalem. Ces franchises firent bénir le
nom de Baudouin et doublèrent en peu d’années la population de la ville
sainte. On se
demande comment se repeuplèrent les autres villes du royaume. Il est probable
qu’un grand nombre de pèlerins s’établirent dans les villes qu’ils avaient
aidé à conquérir. Le commerce et l’industrie durent y amener aussi beaucoup
de familles des côtes d’Italie et de toutes les régions de l’Orient et de
l’Occident. Les historiens nous disent que, les femmes manquant aux colonies
fondées par les soldats de la croix, on en fit venir du royaume de Naples, et
le nom de poulains ou pulli fut donné aux enfants qui
naissaient des femmes de la Pouille ou des femmes de Syrie. Ce mélange de
toutes les nations et même de toutes les sectes devait amener promptement la
corruption des mœurs, et, comme cette population nouvelle ne contribuait
point ou contribuait peu à la défense du pays, elle dut corrompre aussi le
principe de l’association militaire ou du gouvernement établi par les Francs. Dans
les premières années du règne de Baudouin, une multitude de rats qui
n’épargnaient pas même les bestiaux, des nuées de sauterelles, des
sécheresses, des tremblements de terre, désolèrent le royaume de Jérusalem.
Tous ces fléaux furent regardés comme un avertissement du ciel et firent
songer à la réforme des mœurs. Le roi Baudouin et le patriarche convoquèrent
une assemblée à Naplouse. Les grands du royaume, les notables du clergé et du
peuple y portèrent des peines sévères contre les excès du libertinage et
certains désordres honteux que les anciennes lois n’avaient point prévus.
Cette législation nouvelle, qui fut déposée dans les églises, signala la
corruption, mais ne l’arrêta point. Baudouin
du Bourg ouvrit lui-même le synode de Naplouse, en s’accusant d’avoir
injustement retenu les dîmes qu’il devait au patriarche sur les domaines
royaux. On voit par là qu’il subsistait toujours quelques sujets de discorde
entre les patriarches et les rois de la ville sainte, mais la paix n’en avait
point été troublée. Un seul des successeurs de Daimbert renouvela ouvertement
des prétentions que la cour de Rome avait elle-même condamnées : ce fut le
patriarche Etienne. Étienne, né dans le pays chartrain, d’une famille
illustre, avait été vicomte de Chartres ; renonçant au métier des armes, il
prit l’habit religieux et devint abbé du monastère de Saint-Jean de la
Vallée. Il était allé à Jérusalem pour s’y répandre en prières et avait fait
remarquer sa dévotion. Le patriarche Gormond mourut dans le même temps, et,
comme le peuple se rassembla pour nommer un autre pasteur de la ville sainte,
il arriva que tous les suffrages tombèrent sur l’abbé de Saint-Jean de la
Vallée. A peine eut-il été consacré, qu’il suscita des difficultés
inattendues et réclama la possession de Jérusalem et de Joppé. Il en résulta
une prompte et grave inimitié entre lui et le roi ; mais, lorsque les débats
commençaient à s’échauffer, une mort prématurée vint y mettre un terme. On accusa
le roi de Jérusalem d’avoir fait empoisonner le patriarche : Guillaume de Tyr
ne repousse point cette accusation, et nous ne pouvons qu’en être surpris, en
nous rappelant tous les éloges qu’il a donnés aux vertus religieuses de
Baudouin. Un grand défaut du bon archevêque, quand il nous parle de ces
querelles entre le sacerdoce et la royauté, c’est de louer excessivement les
patriarches et de louer de même les princes, de telle sorte que les uns
semblent avoir toujours raison et qu’on se demande comment les autres ont pu
avoir tort. Au milieu de ces louanges prodiguées sans mesure à des partis
opposés, il est difficile de connaître la vérité et de savoir de quel côté
était la justice. Foulques,
comte d’Anjou, fut couronné roi de Jérusalem après la mort de Baudouin. A son
avènement au trône, la discorde troublait les États chrétiens et menaçait
d’une ruine prochaine la principauté d’Antioche. Le fils de Bohémond, jeune
prince rempli de bravoure, était venu d’Italie pour recueillir l’héritage de
son père ; d’abord attaqué par Joscelin, comte d’Édesse, qui ne craignit
point de s’allier aux musulmans pour envahir et ravager les terres d’un
prince chrétien, obligé ensuite de repousser chaque jour les agressions des
Turcomans, il avait péri les armes à la main dans la Cilicie. Sa mort jeta la
principauté d’Antioche dans les plus grands désordres : il ne laissait qu’une
fille, à qui la faiblesse de son âge et de son sexe ne permettait pas de prendre
les rênes du gouvernement. Sa veuve, Alix, fille de Baudouin II, tourmentée,
dit Guillaume de Tyr, par l'esprit du démon, et voulant à toute force se
faire la dame dupays, pour satisfaire son ambition de régner, osa solliciter
le secours de Zenghi, auquel elle envoya un palefroi aussi blanc que la
neige, ferré d’argent, avec un frein d’argent, et couvert d'une housse
blanche, symbole de la candeur de ses promesses. Baudouin, par sa fermeté,
avait réprimé et puni les complots d’Alix, en qui l’esprit de domination
étouffait tout à la fois la tendresse maternelle et la piété filiale, l’amour
de son Dieu et l’amour de la patrie. Mais, à la mort de son père, cette
princesse, étant sur toutes autres femmes fière et cauteleuse, s’était hâtée
de reprendre ses projets ambitieux. Foulques fut obligé de quitter deux fois
son royaume, soit pour rétablir l’ordre troublé par les prétentions d’Alix,
soit pour repousser les invasions des Turcomans, toujours prêts à profiter
des discordes élevées parmi les chrétiens. Les esprits étaient tellement
animés, que Ponce, comte de Tripoli, attiré dans le parti de la fille de
Baudouin, osa livrer un combat au roi de Jérusalem près de Rugia : une
sanglante défaite punit la félonie du comte, et Antioche vit la paix renaître
dans ses murs Au second voyage qu’il fit sur les bords de l’Oronte, Foulques
fut plus heureux, car il n’eut point à combattre des chrétiens, et la
victoire qu’il remporta sur les Turcs accourus en foule de la Perse et du
pays de Mossoul, augmenta tellement sa considération et son crédit, que tous
les partis qui divisaient encore la ville d’Antioche se réunirent à sa voix,
et ne voulurent plus être dirigés que par ses conseils. Il profita habilement
de cette disposition des esprits, et, pour achever son ouvrage, il résolut de
donner à la fille de Bohémond un époux qui pût défendre ses droits et mériter
la confiance des guerriers chrétiens. La
Syrie n’offrait au roi de Jérusalem aucun prince, aucun chevalier qui fût
digne de son choix. Il jeta les yeux sur les princes de l’Occident, et
choisit Raymond de Poitiers pour gouverner Antioche, comme Baudouin II
l’avait choisi lui-même pour gouverner Jérusalem. Ainsi l’Europe, qui avait
fourni des défenseurs aux États chrétiens d’Orient, leur fournissait aussi
des princes et des rois. Raymond de Poitiers, pour tromper tous les regards
et déconcerter tous les projets ennemis, fut obligé d’arriver en Orient sous
l’humble costume d’un pèlerin. La veille de son entrée dans Antioche, Alix
était persuadée que Raymond venait en Asie pour l’épouser elle-même ; on
avait opposé ainsi la ruse à la ruse, et le patriarche parut se prêter à
cette supercherie pour éviter le trouble et le scandale. Le mariage de la
fille de Bohémond fut célébré avec une grande solennité dans l’église de
Saint-Pierre, et l’ambitieuse Alix alla cacher sa honte et son dépit dans
Laodicée, qu’elle avait reçue en apanage. [1132.]
Foulques d’Anjou, après avoir rétabli la paix dans Antioche, avait trouvé à
son retour ses États et sa propre maison en proie à la discorde. Gauthier,
comte de Césarée, gendre de Hugues, comte de Joppé, accusa son beau-père du
crime de félonie envers le roi. Ce comte Hugues s’était attiré la haine de
Foulques d’Anjou et des seigneurs du royaume, les uns disent par son orgueil
et son esprit de désobéissance, les autres par de coupables liaisons avec la
reine Mélisende. Lorsque les barons eurent entendu Gauthier de Césarée, ils
proposèrent, d’après la coutume du royaume, un combat en champ clos entre
l’accusé et l’accusateur, et, comme le comte de Joppé ne se rendit point au
lieu désigné, il fut déclaré coupable. Hugues
descendait du fameux seigneur de Puyset qui leva l’étendard de la révolte
contre le roi de France et qui, vaincu par Louis le Gros, dépouillé de ses
possessions, banni de sa patrie, s’était réfugié dans la Palestine, où ses
exploits lui avaient fait obtenir le comté de Joppé, qu’il transmit à son
fils. Hugues avait le caractère bouillant et impétueux de son père, et, comme
lui, ne savait ni pardonner une injure ni supporter un acte d’autorité. En
apprenant qu’il est condamné sans être entendu, il ne peut retenir sa colère,
et court dans Ascalon implorer le secours des infidèles contre les chrétiens.
Les musulmans, profitant de la division qui s’élevait parmi leurs ennemis, se
mirent aussitôt en campagne et ravagèrent tout le pays jusqu’à la ville d’Arsur.
Hugues, après avoir contracté une alliance criminelle avec les Sarrasins,
vint s’enfermer dans Joppé, où il fut bientôt assiégé par le roi de
Jérusalem. La soif
de la vengeance animait les deux partis : Foulques d’Anjou avait juré de
punir la félonie de son vassal ; Hugues était déterminé à s’ensevelir sous
les murs de Joppé. Avant que l’attaque fût commencée, le patriarche de
Jérusalem interposa sa médiation et rappela aux guerriers chrétiens les
préceptes de la charité évangélique. Hugues rejeta d’abord la paix avec
indignation ; mais, abandonné par les siens, il prêta enfin l’oreille aux
discours pacifiques du patriarche, et consentit à déposer les armes. Le roi
de Jérusalem renvoya son armée, et le comte de Joppé s’engagea à quitter le
royaume, où il ne devait rentrer qu’après trois ans d’exil. Il attendait à
Jérusalem le moment favorable pour son départ, lorsqu’une circonstance
imprévue fut sur le point de renouveler les querelles assoupies. Un soldat
breton, que l’histoire ne nomme point, attaqua le comte, jouant aux dés
devant la boutique d'un marchand, et le frappa de plusieurs coups d’épée qui
le renversèrent sans vie sur la place. A la
vue de cette scène tragique on accourt en foule, on se presse, on s’interroge
; toute la ville est en rumeur ; on déplore le sort du comte de Joppé ; on ne
songe plus à sa rébellion ; de toutes parts se font entendre des plaintes
contre le roi, qu’on accuse d’avoir dirigé lui-même le poignard homicide.
Cependant le roi fait arrêter le meurtrier, qui est jugé selon la rigueur des
lois. Le jugement portait que les membres du coupable seraient rompus.
Foulques confirma la sentence, en ajoutant seulement que l’assassin n’aurait
point la langue coupée, afin qu’il pût nommer ses complices. Ce malheureux
expira en déclarant qu’aucun ordre ne lui avait été donné, mais qu’il croyait
avoir servi sa religion et son roi. Chacun resta ainsi le maître de faire des
conjectures, selon la passion qui l’animait et le parti qu’il avait embrassé.
Le comte de Joppé ne tarda pas à guérir de ses blessures ; au bout de
quelques mois, il quitta la Palestine et se rendit en Sicile, où il mourut
avant le terme fixé pour son exil. La
reine Mélisende conserva un profond ressentiment de tout ce qui s’était
passé, et montra par là qu’elle n’était point étrangère à l’origine de ces
discordes fatales. « Depuis le jour où le comte partit du royaume, dit
Guillaume de Tyr, tous ceux qui, contre lui, avoient été délateurs envers le
roi et l'avoient incité à le mettre en sa male grâce, tellement encoururent
l’indignation de la reine, qu’ils n’étoient pas en trop grande sûreté de
leurs propres personnes, et même le roi n’avoit pas l’air trop assuré entre
les favoris et les parents de la reine. » Toutefois le courroux de Mélisende
s’apaisa dans la suite et ne survécut point au comte de Joppé. Foulques
lui-même, soit que le temps eût affaibli son ressentiment, soit qu’il lui
parût sage d’effacer les dernières traces d’une affaire malheureuse, se
repentit d’avoir compromis l’honneur de la reine, et ne négligea rien pour
lui faire oublier l’excès de sa jalousie et les rigueurs de son autorité. [1138.]
Cependant les différentes révolutions qui avaient troublé la principauté
d’Antioche réveillèrent les prétentions des empereurs de Constantinople. Jean
Comnène, fils et successeur d’Alexis, rassembla une armée, et s’avança dans
l’Asie Mineure et la Cilicie, combattant tour à tour les Turcs, les Arméniens
et les Francs. Les Grecs victorieux vinrent enfin camper sous les murs
d’Antioche, et leur présence répandit l’effroi dans toutes les villes
chrétiennes de Syrie. La situation des Francs devenait d’autant plus critique
en cette circonstance, que Raymond, comte de Tripoli, dont le père avait été
surpris dans une embuscade et tué par les musulmans de Damas, se trouvait
alors en butte à toutes les forces du sultan de Mossoul et d’Alep ; le roi de
Jérusalem, que le prince d’Antioche implorait contre l’invasion des Grecs,
avait quitté sa capitale pour voler à la défense de la Phénicie, et lui-même,
assiégé dans le château de Montferrand ou de Barin, était sur le point de
tomber entre les mains de Zenghi, et mettait son dernier espoir dans le
prompt secours des autres princes chrétiens. Les Francs, environnés de
périls, ne durent alors leur salut qu’à la modération du puissant monarque
dont ils redoutaient les desseins : Jean Compène, touché de leurs malheurs,
suspendit la guerre qu’il avait déclarée, et, se contentant de l’hommage du
prince d’Antioche, réunit ses troupes à celles des Latins, pour défendre les
colonies chrétiennes et combattre les puissances musulmanes de la Syrie. On
résolut d’assiéger d’abord la ville de Schaizar ou Césarée, bâtie au sud de
l’Oronte ; on devait marcher ensuite contre Alep. Cette guerre sainte, dont
le premier signal fit rentrer tous les fidèles sur le territoire, n’aurait
pas manqué de réussir, si elle avait été conduite avec persévérance ; mais la
discorde ne tarda point à éclater dans le camp des nouveaux alliés. Le comte
d’Édesse et le prince d’Antioche, qui avaient suivi l’armée au siège de
Schaizar, passaient leur temps au milieu des plaisirs et des fêtes, au lieu
de seconder les efforts des Grecs. Ceux-ci, restés seuls occupés des travaux
du siège, suspendirent tout à coup leurs attaques, et l’empereur, soit qu’il
voulût punir l’inaction de ses auxiliaires, soit qu’il désespérât de la
victoire, conclut une trêve avec un ennemi qui avait tremblé à son approche.
Après avoir passé quelques jours à Antioche, il fut forcé de quitter la ville
au milieu d’une sédition excitée contre lui, et retourna dans ses États,
abandonnant à leurs propres forces des alliés qu’aveuglaient sans cesse
d’injustes préventions et qui montraient d’ailleurs si peu de zèle pour une
guerre dont ils devaient profiter. Plus tard, revenu en Syrie avec une
nouvelle armée, quoique sa modération fût un gage de sa bonne foi et que les
Francs eux-mêmes l’eussent appelé, il réveilla sous les murs d’Antioche les
anciennes défiances, et fit tout à coup oublier la puissance toujours plus
menaçante des Turcs. Il crut dissiper toutes les inquiétudes des Latins, en
annonçant le projet d’aller en pèlerinage au tombeau du Sauveur ; mais ce
projet même ne fit qu’augmenter les alarmes, et Foulques se hâta de lui
envoyer des ambassadeurs pour l’avertir qu’il devait déposer l’appareil de la
puissance impériale avant d’entrer dans la ville des pèlerins. L’empereur,
sans s’irriter de cette espèce de refus, repassa le mont Taurus, et,
lorsqu’il mourut, blessé par une flèche empoisonnée, les Francs se crurent
délivrés d’un redoutable ennemi. On put alors faire aux Francs le reproche
qu’eux-mêmes adressèrent souvent aux Grecs, de ne point connaître leurs
véritables alliés, et d’éloigner par des préventions injurieuses ceux dont
ils invoquaient le secours. Dans les circonstances dont nous parlons, la
réunion des Grecs et des Latins aurait pu délivrer l’Asie Mineure et la Syrie
de la présence et de la domination des Turcs. C’est ici surtout qu’il faut
déplorer cet esprit de discorde et de jalousie qui favorisa tant de fois les
progrès des musulmans et causa plus tard la ruine de l’empire grec et celle
de toutes les colonies chrétiennes d’Orient. Zenghi,
prince de Mossoul et de Maridin, que Guillaume de Tyr compare au ver de terre
sans cesse en mouvement, avait alors annoncé le projet de s’emparer de Damas.
Le prince musulman qui gouvernait cette ville n’hésita point à implorer le
secours des chrétiens. Ceux-ci avaient un grand intérêt à ne pas laisser
s’établir et s’accroître dans leur voisinage une puissance redoutable.
L’armée fut bientôt sous les armes, et, lorsqu’elle eut traversé le Liban,
Zenghi, qui s’était approché de Damas, abandonna son dessein. Le sultan de
cette ville avait promis, par les conditions du traité fait avec le roi de
Jérusalem, qu’il l’aiderait à reconquérir Panéas, enlevée aux chrétiens
quelques années auparavant et livrée récemment à Zenghi. Le prince musulman
n’oublia point sa promesse, et ses troupes se réunirent à celles des Francs
sous les murs de la ville, dont on avait déjà commencé le siège. Panéas ou
Bélinas est située à un mille de la source du Jourdain, au pied de
l’Anti-Liban. Au temps de Josué, elle s’appelait Dan ; sous les Romains, elle
prit le nom de Césarée de Philippe ; à l’époque des croisades, devenue une
place forte, elle fut prise tour à tour par les musulmans et par les
chrétiens. Cent maisons à terrasse, bâties avec les restes des édifices
antiques, des ruines informes, un tracé de murs d’enceinte, les tours et les
fossés d’un château féodal, une forêt voisine dont parlent les historiens,
voilà tout ce que nous avons retrouvé, en 1830, de la ville de Panéas ou
Bélinas. Le sultan de Damas, avec ses troupes, prit position à l’orient,
entre la ville et la forêt, sur un emplacement appelé Cohagar. Le roi de
Jérusalem, auquel se réunirent les princes d’Antioche et de Tripoli, campa du
côté de l’occident. Dans ce siège mémorable les chrétiens et les Turcs leurs
alliés rivalisèrent de zèle et de bravoure. Les assauts se multiplièrent
pendant plusieurs semaines. Du haut de leurs tours roulantes, construites
avec des poutres apportées de Damas, les assiégeants envoyaient à toute heure
du jour et de la nuit la mort et la destruction dans la place ; ces tours
formidables, placées à l’orient, s’élevaient à une telle hauteur, que les
assiégés, remplis de surprise et d’effroi, croyaient avoir affaire, selon
l’expression de Guillaume de Tyr, non à des hommes, mais à des habitants du
ciel. Les musulmans et les chrétiens montrèrent un parfait accord. Panéas ne
put résister aux efforts réunis de deux ennemis redoutables, l’émir qui
défendait la ville proposa et fit accepter une capitulation. Les musulmans
retournèrent à Damas, satisfaits d’avoir arraché à Zenghi une de ses
conquêtes ; les chrétiens de Jérusalem prirent possession d’une ville qui
devait assurer leurs frontières du côté du Liban. Cette
conquête fut le dernier événement du règne de Foulques d’Anjou. Le roi de
Jérusalem, traversant la plaine de Ptolémaïs et poursuivant un lièvre chassé
de son gîte, tomba de cheval, et mourut de sa chute, ne laissant pour lui
succéder que deux enfants en bas âge. Guillaume de Tyr, qui loue les vertus
de Foulques, remarque avec une naïveté digne de ces temps reculés qu’il avait
les cheveux roux, et qu’on ne pouvait néanmoins lui reprocher aucun des
défauts vulgairement attribués à cette couleur. Dans les dernières années de
sa vie, la mémoire de ce prince était si affaiblie, qu’il ne reconnaissait
pas ses propres serviteurs ; il n’avait plus assez de force et d’activité
pour être le chef d’un royaume environné d’ennemis ; aussi s’occupait-il plus
de bâtir des forteresses que de rassembler des armées, et de défendre ses
frontières que de faire de nouvelles conquêtes. Sous son règne, l’esprit
militaire des chrétiens parut s’affaiblir et fut remplacé par l’esprit de
discorde, qui amena des calamités plus grandes que la guerre. Au moment où
Foulques d’Anjou avait été couronné roi de Jérusalem, les États chrétiens
étaient au plus haut degré de prospérité ; à la fin de son règne, ils
penchaient déjà vers leur décadence. La
reine Mélisende prit la régence du royaume. Le jeune Baudouin reçut dans le
même temps l’onction royale, et fut couronné roi dans l’église du
Saint-Sépulcre, le jour de la naissance du Sauveur. Quoique le fils aîné de
Foulques n’eût point encore atteint sa quatorzième année, son éloquence
naturelle, l’élégance de ses manières, quelque chose de noble et de généreux
dans toute sa conduite, le recommandaient déjà à l’amour des peuples. Il
avait un esprit actif et pénétrant, une mémoire heureuse ; il aimait à
entendre raconter les actions glorieuses des grands rois. Il s’enquérait
aussi avec soin des mœurs et du caractère des peuples qu’il devait gouverner,
et souvent il était consulté par des hommes d’un âge mûr sur les lois et les
coutumes du royaume. Les chroniques contemporaines nous disent que le jeune
Baudouin fut toujours plein de respect pour la religion et les gens d’église
; mais, dans les commencements de son règne, on voyait avec peine que l’amour
des femmes et le jeu des osselets lui prenaient plus de temps et lui tenaient
plus au cœur qu’il ne convenait à un roi et surtout à un roi de la ville
sainte. Toutefois il se corrigea avec les années. L’archevêque de Tyr, qui
l’avait connu, remarque dans son histoire qu’en avançant en âge il réforma
presque tous ses défauts et resta avec ses bonnes qualités. La
reine Mélisende, pendant la minorité du jeune roi, gouverna avec prudence et
justice ; elle aurait mieux mérité peut-être les éloges que l’histoire lui a
donnés, si elle avait moins aimé le pouvoir suprême. Quand Baudouin fut en
âge de régner, elle hésita trop à remettre entre ses mains l’autorité royale
: ce qui occasionna de fâcheuses discordes et fit croire aux musulmans que le
royaume de Jérusalem avait plusieurs chefs. Dans la
première année de son règne (1143), Baudouin conduisit une armée dans le pays de Moab et la vallée
de Moïse, d’où il revint avec une renommée de bravoure. Au retour de cette
expédition, il entreprit une guerre dont le motif était injuste et dont le
résultat fut malheureux. Un certain émir qui gouvernait Bosrha, au nom du
sultan de Damas, vint à Jérusalem, et proposa de livrer la ville qu’il
commandait. Cette proposition fut d’abord acceptée : on assembla même une
armée pour aller prendre possession de Bosrha. Pendant qu’on se préparait
ainsi à une expédition qu’on regardait comme agréable à Dieu et
très-avantageuse au peuple chrétien, il arriva de Damas des députés chargés
de rappeler au roi de Jérusalem les traités qui unissaient les deux pays. Le
prince et les émirs de Damas s’étonnaient que les chrétiens reçussent ainsi
une ville des mains de la trahison ; ils conjuraient le roi et tout le peuple
fidèle de ne point porter la guerre sur les terres d’une nation amie ; une
guerre que désavouait la justice ne pouvait être heureuse. Ainsi parlaient
les députés de Damas ; mais ils s’adressaient à des esprits prévenus et
passionnés : depuis plusieurs mois, toute la ville de Jérusalem s’occupait de
la conquête de Bosrha : on ne s’entretenait que de la gloire et des avantages
attachés à celte expédition ; ceux qui n’y voyaient qu'injustice et malheur
étaient des traîtres ; l’avis d’une multitude aveugle prévalut, et les
conseils de la sagesse ne furent pas suivis. L’armée
chrétienne se mit en marche. Après avoir traversé la profonde vallée de Roob,
elle arriva dans le pays appelé Traconie. Ce fut là que commencèrent à se
montrer les difficultés et les périls de l’entreprise. Le pays était couvert
de musulmans accourus de toutes les contrées voisines pour s’opposer à
l’invasion des chrétiens. Les ardeurs du soleil brûlaient les plaines :
chargés de leur pesante armure, aux prises avec la faim et la soif, les
chrétiens ne pouvaient avancer qu’à pas lents ; les sauterelles tombées dans
les puits et les citernes avaient empoisonné les eaux ; tous les blés étaient
cachés dans des retraites inconnues ; les habitants, enfermés en des cavernes
souterraines, tendaient aux soldats chrétiens toutes sortes de pièges. Des
archers, placés sur les hauteurs voisines, ne laissaient point de repos aux
guerriers de Jérusalem, et les flèches, lancées de tous côtés, semblaient,
selon l’expression de Guillaume de Tyr, descendre sur eux ainsi que gresle
et grosse pluye sur des maisons couvertes d’ardoises et de thuiles, estant
hommes et bestes cousus d’icelles. Cependant
l’espérance de s’emparer de Bosrha soutenait encore le courage des soldats
chrétiens ; mais, lorsqu’on fut arrivé à la vue de la cité, on apprit que la
citadelle et les forts étaient gardés par des soldats venus de Damas, et que
la femme même de l’émir qui promettait de livrer la ville s’était déclarée
contre son époux. Celte nouvelle inattendue répandit tout à coup la
consternation et le découragement dans l’armée chrétienne ; les chevaliers et
les barons pressèrent alors le roi de Jérusalem de sauver sa personne et la
croix de Jésus-Christ. Le jeune Baudouin rejeta le conseil de ses fidèles
barons et voulut partager tous leurs périls. Dès
qu’on eut donné l’ordre de la retraite, les musulmans jetèrent de grands cris
et se mirent à la poursuite des chrétiens ; les soldats de Jérusalem
pressaient leurs rangs et marchaient en silence, l’épée nue à la main,
emportant leurs morts et leurs blessés. Les musulmans, qui ne pouvaient
ébranler leurs ennemis, et qui, dans leur poursuite, ne trouvaient aucune
trace de carnage, croyaient avoir à combattre des hommes de fer. La région
que traversaient les chrétiens était couverte de bruyères, de chardons et de
plantes desséchées par la chaleur de l’été. Les musulmans y mirent le feu ;
le vent portait la flamme et la fumée vers l’armée chrétienne ; les Francs
s’avançaient dans une plaine embrasée ; au-dessus de leurs têtes flottaient
des nuages de fumée et de poussière. Guillaume de Tyr, dans son histoire, les
compare à des forgerons, tant leurs habits et leurs visages étaient noircis
par l’incendie qui dévorait la plaine. Les chevaliers et les soldats, le
peuple qui suivait l’armée, se rassemblèrent en foule autour de l’évêque de
Nazareth, qui portait le bois de la vraie croix, et le conjurèrent en
pleurant de faire cesser, par ses prières, des maux qu’ils ne pouvaient plus
supporter. L’évêque
de Nazareth, touché de leur désespoir, éleva la croix en implorant la
miséricorde du ciel ; et, dans le même temps, le vent changea comme de
direction. La flamme et la fumée qui désolaient les chrétiens, se portèrent
tout à coup sur les musulmans. Les Francs poursuivirent leur marche,
persuadés que Dieu avait fait un miracle pour les sauver. Un cavalier qu’on
n’avait jamais vu, monté sur un cheval blanc et portant un étendard rouge,
précédait l’armée chrétienne et la conduisait loin des dangers. Le peuple et
les soldats le prirent pour un ange du ciel ; sa présence miraculeuse ranima
leur force et leur courage. Enfin, l’armée de Baudouin, après avoir éprouvé
de grandes misères, revint à Jérusalem ; les habitants se réjouirent de son
retour en chantant ces paroles de l’Evangile : Livrons-nous à la joie car
ce peuple qui était mort est ressuscité, il était perdu et le voilà retrouvé. Mais,
tandis que les habitants de Jérusalem accueillaient ainsi le retour de leurs
guerriers, les États chrétiens de la Mésopotamie et du nord de la Syrie
éprouvaient sans cesse de nouveaux échecs. Zenghi, que le calife de Bagdad et
les vrais musulmans regardaient comme le bouclier et l’appui de l’islamisme,
étendait son empire depuis Mossoul jusqu'aux frontières de Damas, et
poursuivait sans relâche le cours de ses victoires et de ses conquêtes. Les
chrétiens firent peu d’efforts pour arrêter les progrès d’une puissance aussi
redoutable. Zenghi les entretenait dans une sécurité trompeuse, et ne voulait
les réveiller de leur sommeil qu'en portant des coups mortels à leur empire.
Il savait, par l’expérience, que rien n’était plus funeste aux chrétiens
qu’un trop long repos ; les Francs, qui devaient tout à leurs armes,
s’affaiblissaient presque toujours dans la paix ; et, lorsqu’ils n’avaient
point à combattre les musulmans, ils se faisaient la guerre entre eux. Le
royaume de Jérusalem avait deux barrières formidables, la principauté
d’Antioche et le comté d'Edesse. Raymond de Poitiers défendait l’Oronte de
l’invasion des musulmans ; le vieux Josselin de Courtenai avait été
longtemps, sur les bords de l’Euphrate, la terreur des infidèles, mais il
venait de mourir ; jusqu’à son dernier soupir il avait combattu les ennemis
des chrétiens, et dans son lit de mort il fit encore respecter ses armes et
son territoire. Josselin
assiégeait un château près d’Alep, lorsqu’une tour s’écroula près de lui et
le couvrit de ses ruines ; il fut transporté mourant à Édesse. Comme il
languissait dans son lit, où il n’attendait que la mort, on vint lui annoncer
que le sultan d’Iconium avait mis le siège devant une de ses places fortes.
Aussitôt il fait appeler son fils, et lui ordonne d’aller attaquer l’ennemi.
Le jeune Josselin hésite, et représente a son père qu’il n’a point assez de
troupes pour combattre les Turcs. Le vieux guerrier, qui n’avait jamais connu
d’obstacles, voulut, avant de mourir, donner un exemple à son fils, et se fit
porter à la tête de ses soldats dans une litière. Comme il approchait de la
ville assiégée, on vint lui apprendre que les Turcs s’étaient retirés : alors
il fait arrêter sa litière, et, les yeux levés au ciel comme pour le
remercier de la fuite des musulmans, il expire au milieu de ses fidèles
guerriers. Ses
dépouilles mortelles furent transportées à Édesse. Tous les habitants
accoururent au-devant de cette pompe funèbre, qui présentait le plus
attendrissant spectacle. D’un côté, on voyait des soldats en deuil portant le
cercueil de leur chef ; de l’autre, tout un peuple pleurait son appui, son
défenseur, et célébrait la dernière victoire d’un héros chrétien. Le
vieux Josselin était mort en déplorant le sort du comté d’Édesse, qui allait
être gouverné par un prince faible et pusillanime. Dès son enfance, le fils
du vieux Courtenai s’était adonné à l’ivrognerie et à la débauche ; dans un
siècle et dans un pays où ces vices étaient communs, les excès du jeune
Josselin avaient souvent scandalisé les guerriers chrétiens. Dès qu’il fut le
maître, il quitta la ville d’Édesse pour se retirer à Turbessel, séjour
délicieux sur les bords de l’Euphrate. Là, tout entier livré à ses penchants,
et négligeant la solde des troupes, les fortifications des places, il oublia
les soins du gouvernement et les menaces des musulmans. Pendant
ce temps, Zenghi ne négligeait aucun moyen d’accroître ses États, et veillait
sans cesse pour profiter de la discorde des chrétiens, de leur inaction, ou
de leur imprudence. Les historiens arabes prodiguent les plus grands éloges
au génie et au caractère du prince de Mossoul ; ils vantent sa bravoure et
son habileté à la guerre ; sa libéralité, qui le faisait chérir de ses
serviteurs et de ses soldats ; son activité infatigable, qui le rendait
présent en tous lieux, et particulièrement le soin qu’il mettait à connaître
les plus secrètes pensées de ses ennemis, en dérobant à tous les regards ses
propres desseins. Malgré les louanges données à sa modération et à sa
justice, l’histoire impartiale nous le représente employant plus d’une fois
la violence et la perfidie pour élever ou soutenir sa puissance, et
s’environnant toujours d’un appareil si terrible, qu’on vit des hommes mourir
de frayeur à son aspect. Ce héros barbare eut sans doute quelques qualités
brillantes ; mais, d’après l’exemple de ceux qui arrivaient à l’empire au
milieu de la confusion et du désordre où se trouvait l’Orient, on doit penser
que ses vices et ses excès le secondèrent beaucoup mieux que ses vertus. La
grande habileté de Zenghi, ou plutôt sa principale force dans la guerre contre
les chrétiens, ce fut de faire croire aux musulmans, et peut-être de croire
lui-même, que le ciel l’avait envoyé pour défendre la religion de Mahomet : « Quand
Dieu voulut, dit l’historien des Atabeks, renverser les démons de la croix,
comme il avait foudroyé les anges rebelles, il jeta ses regards sur l’élite
des fidèles champions de l’islamisme, et n’en trouva pas de plus propre à
remplir ses desseins que le martyr Emad-eddin Zenghi. » Depuis
longtemps Zenghi, maître d’une grande partie de la Syrie et de la
Mésopotamie, cherchait l’occasion d’ajouter la ville d’Édesse à son empire.
Cette conquête, qui flattait son ambition et son orgueil, devait accréditer,
aux yeux des vrais croyants, la mission divine dont il se disait chargé. Pour
entretenir Josselin dans sa funeste sécurité, le prince de Mossoul feignit de
faire la guerre aux musulmans, et, lorsqu’on le croyait occupé à l’attaque de
quelques châteaux musulmans de la Mésopotamie, il se présenta tout à coup
avec une armée formidable devant les murs d’Édesse. La
ville avait des remparts très-élevés, de nombreuses tours, une forte
citadelle ; mais toutes ces choses, selon l’expression naïve de l’archevêque
de Tyr, sont bonnes pour un peuple qui veut combattre ; elles deviennent
inutiles, s’il n’y a gens par le dedans qui les défendent. Les
habitants d’Edesse étaient presque tous des Chaldéens et des Arméniens, peu
exercés au métier des armes et tout occupés de leur commerce et de leurs
marchandises. La plupart des Francs avaient suivi le jeune Josselin à
Turbessel, et ceux qui restaient à Édesse manquaient de chefs qui pussent les
conduire au combat et guider leur bravoure. Zenghi, en arrivant sous les murs
de la ville, dressa son camp près de la Porte des Heures, et l’étendit
jusqu’à l’Eglise des Confesseurs. Aussitôt de nombreuses machines
furent dirigées contre les murailles. Les habitants, le clergé, les moines
même, se présentèrent sur les remparts ; les femmes et les enfants leur
apportaient de l’eau, des vivres, des armes. L’espoir d’être bientôt secourus
excitait leur zèle et leur tenait lieu de courage. Ils attendaient, dit un
auteur arménien, des secours de la nation qu'on appelle vaillante, et chaque
jour ils croyaient voir du haut de leurs tours les étendards des Francs
victorieux. Vaines espérances ! Quand la renommée eut répandu dans la Syrie
la nouvelle du siège d’Édesse, la désolation régna parmi les chrétiens, mais
personne ne prit les armes. Jérusalem
se trouvait séparée d’Edesse par une trop grande distance, et l’ordre de
faire partir des troupes, donné par Mélisende qui gouvernait le royaume avec
son fils Baudouin, resta sans exécution. Les guerriers d’Antioche auraient pu
arriver à temps ; mais Raymond, qui avait voué une haine mortelle à Josselin,
ne vit, dans les progrès effrayants des barbares, que l’humiliation d’un
rival et la ruine d’un ennemi. Josselin, sorti de son sommeil, envoya partout
des députés, appela tous ses guerriers, et montra le dessein de marcher au
secours d’Édesse ; mais, au lieu de répondre à ses exhortations, on se
plaignait de son imprévoyance, et nul ne prenait les armes pour aller sauver
du dernier malheur la métropole de la Mésopotamie. Cependant
Zenghi poursuivait sans relâche le siège d’une ville qui semblait abandonnée
par les chrétiens. Chaque jour l’armée musulmane recevait des renforts, et
les Curdes, les Arabes, les Turcomans, accouraient à l’envi, attirés par
l’espoir du butin. La ville était environnée de tous côtés. Sept énormes
tours de bois s’élevaient plus haut que les remparts de la place. Des
machines formidables ne cessaient de battre les murailles ou de lancer dans
la ville des pierres, des javelots et des matières enflammées. Des mineurs,
venus d’Alep, creusant des routes souterraines, avaient pénétré jusqu’aux
fondements des murs, et plusieurs tours de la ville, comme suspendues sur un
abîme, n’attendaient plus qu’un signal pour couvrir la terre de leurs débris
et laisser un passage aux soldats musulmans. Alors les travaux du siège
furent tout à coup interrompus, et Zenghi fit sommer la ville de se rendre.
Les Francs, et après eux les Syriens et les Arméniens, répondent qu’ils
périront tous plutôt que de livrer une ville chrétienne aux infidèles. Ils
s’exhortent les uns les autres à mériter la couronne du martyre : « Ne
craignons point, disaient-ils entre eux, ces pierres lancées pour abattre nos
tours et nos maisons ; celui qui a fait le firmament et créé des légions d’anges,
nous défend contre ses ennemis et nous prépare des demeures dans le ciel. » Il y
avait dans ces discours plus de résignation que de vertu' guerrière. Aussi,
lorsque le vingt-huitième jour du siège, plusieurs tours, au signal de
Zenghi, s’écroulèrent avec fracas, un cri d’effroi se fit entendre d’un bout
de la ville à l’autre. Quelques-uns des guerriers les plus intrépides
accoururent pour défendre la brèche ; mais, au même instant, presque tous les
postes des remparts furent abandonnés, et l’ennemi put entrer de tous côtés
dans la place. Dès lors Edesse n’eut plus de défenseurs ; cette cité
malheureuse ne vit plus dans son sein qu’un peuple consterné et des barbares
armés du glaive. Des prêtres en cheveux blancs portaient dans les rues les
châsses des saints martyrs, en invoquant la miséricorde du ciel. Mais,
lorsqu’ils aperçurent les premiers signes du jour de la colère, ils
s’arrêtèrent tout à coup, ils restèrent muets d’épouvante, et bientôt le
glaive les condamna au silence éternel. Ainsi commença le massacre du peuple
chrétien. Un des auteurs orientaux dont nous empruntons le récit, ajoute que
le fer des infidèles s’enivra du sang des vieillards et des enfants, des
pauvres et des riches, des vierges, des évêques et des ermites. La foule
éperdue courait se réfugier dans les églises, où elle était immolée au pied
des autels. D’autres fuyaient vers la citadelle ; mais ils trouvaient aux
portes l’ennemi couvert du sang de leurs frères, et tombaient eux-mêmes sous
ses coups parmi des monceaux de morts. Dans ces scènes de désolation où le
père n’attendait pas son fils, où l’ami ne cherchait plus son ami, où tous
les liens de la nature étaient brisés, on vit encore quelques traces des
vertus humaines. L’histoire contemporaine nous représente des mères appelant
leurs enfants autour d’elles, comme la poule appelle ses petits. Ces familles
éplorées se réunissaient ainsi pour périr ensemble par l’épée du vainqueur ou
pour être ensemble traînées en servitude. Le
carnage, qui avait commencé au lever du soleil, dura jusqu’à la troisième
heure du jour. De vénérables prélats, échappés au fer des Turcs, furent
chargés de liens. On vit un évêque arménien, dépouillé de ses vêtements,
traîné dans les rues et battu de verges. Un savant religieux, qui avait
composé l’histoire d’Edesse et dont nous avons souvent invoqué le témoignage,
ne survécut point à la ruine de sa patrie, et périt avec la foule de ses
concitoyens. Hugues, archevêque latin, ayant voulu prendre la fuite, fut
égorgé avec tout son clergé. Ses trésors, qu’il emportait avec lui, et qui
auraient pu être employés utilement pour la défense de la ville, devinrent la
proie des infidèles. De pieux historiens imputent à l’avarice de ce prélat fa
perte d’Édesse, et paraissent croire qu’il fut puni dans une autre vie pour
avoir préféré son or au salut des chrétiens. Lorsque
les musulmans furent maîtres de la ville et que la citadelle leur eut ouvert
ses portes, les imans montèrent dans les clochers des églises pour proclamer
ces paroles : « Ô Mahomet ! prophète du ciel, nous venons de remporter
une victoire en ton nom. Nous avons détruit ce peuple qui adorait la pierre,
et des torrents de sang ont coulé pour faire triompher ta loi. » A cette
proclamation, toute l’armée musulmane répondit par des chants de victoire et
les transports d’une joie barbare. Le pillage, l’incendie et les plus
horribles excès signalèrent le triomphe du Coran. Les cadavres des vaincus
furent mutilés, leurs têtes envoyées à Bagdad et jusqu’au Korasan. Tout ce
qui restait de chrétiens vivants dans la ville d’Édesse fut vendu comme un
vil troupeau sur les places publiques ; les disciples du Christ, chargés de
chaînes, après avoir perdu leurs biens, leur patrie, leur liberté, eurent
encore la douleur de voir les vainqueurs insulter à la religion, qui seule
leur restait pour les consoler dans leurs maux. Les vases sacrés servirent
aux orgies de la victoire, et le sanctuaire devint le théâtre des plus
horribles débauches. Plusieurs des fidèles qu’avaient épargnés les fureurs de
la guerre ne purent supporter la vue de tant de profanations, et moururent de
désespoir. Ainsi
tomba au pouvoir des musulmans cette ville d’Édesse qui était une des plus
fortes places de l’Asie par sa citadelle, ses remparts, sa position sur deux
montagnes. Le patriarche Nerses déplore, dans une élégie pathétique, la chute
de cette ville que les souvenirs de la religion et de l’histoire avaient
rendue célèbre, et la fait parler elle-même de son ancienne splendeur. «
J’étais, dit-elle, comme une reine au milieu de sa cour ; soixante bourgs
élevés autour de moi formaient mon cortège ; mes nombreux enfants coulaient
leurs jours dans la joie ; on admirait la fertilité de mes campagnes, la
fraîcheur et la limpidité de mes eaux, la beauté de mes palais. Mes autels,
chargés de richesses, jetaient au loin leur éclat et semblaient être la
demeure des anges. Je surpassais en magnificence les plus belles cités de
l’Asie, et j’étais comme un édifice céleste bâti sur la terre. » La
conquête d’Edesse remplit de joie les musulmans de la Syrie. Les historiens
arabes racontent que la nouvelle s’en répandit aussitôt dans tout l’Orient et
jusque sur les côtes de l’Afrique et de l’Italie, et que plusieurs événements
miraculeux annoncèrent la victoire de Zenghi. Le farouche vainqueur, après
avoir laissé une garnison dans Édesse, voulut poursuivre le cours de ses
triomphes ; mais son heure était venue, et la force de son bras et de ses
armées ne put éloigner de lui la palme douloureuse du martyre : pendant que
l’Asie célébrait sa gloire et sa puissance, dit l’historien des Atabeks, la
mort l’étendit dans la poussière, et la poussière devint sa demeure. Occupé
du siège d’un château musulman non loin de l’Euphrate, il fut assassiné par
ses esclaves, et son âme, selon l’opinion des musulmans, alla recevoir dans
le ciel la récompense promise au conquérant d’Édesse. La
nouvelle de cette mort consola les chrétiens de leurs défaites ; ils
montrèrent une joie immodérée, comme s’ils avaient vu tomber à la fois toutes
les puissances musulmanes. Cette joie devait être courte : de nouveaux
ennemis, de nouveaux malheurs, allaient fondre sur eux. L’histoire
rapporte qu’après la prise d’Édesse et le massacre de sa population, Zenghi,
frappé de la beauté et de la magnificence de la ville, conçut le projet de la
repeupler et de lui rendre une partie de ses habitants. Un grand nombre de
familles syriennes et arméniennes, d’abord chargées de chaînes, avaient reçu
leur liberté et la permission de rentrer dans leurs biens et dans leurs
maisons. Lorsqu’on apprit la mort de Zenghi, toutes ces familles chrétiennes
firent éclater leur aversion pour leurs maîtres nouveaux, et le comte
Josselin crut alors l’occasion favorable pour reconquérir sa capitale. Ayant
rassemblé plusieurs guerriers intrépides, il se présenta au milieu de la nuit
sous les murs d’Édesse, et, favorisé par les habitants, il fut introduit dans
la ville à l’aide de cordes et d’échelles. Ceux qui avaient ainsi escaladé
les murs ouvrirent ensuite les portes à leurs compagnons ; s’élançant sur les
Turcs surpris et effrayés, ils passèrent au fil de l’épée tous ceux qu’ils
rencontrèrent dans les rues et qui n’eurent point le temps de se réfugier
dans les tours et la citadelle. Josselin, rentré ainsi dans Édesse, envoya
des messagers à tous les princes chrétiens de la Syrie, les conjurant de
venir à son secours, et de l’aider à conserver une cité chrétienne. Cette
nouvelle, disent les anciens chroniqueurs, répandit partout la joie ; mais la
joie est voisine du deuil : aucun des princes chrétiens ne vint secourir
Josselin, et, tandis qu’il mettait dans leur arrivée l’unique et dernière
espérance de son salut, Noureddin, second fils de Zenghi, devenu maître
d’Alep, parut tout à coup devant les portes d’Édesse avec un appareil
formidable. Il avait juré, en partant de sa capitale, d’exterminer les
chrétiens, et toutes les armées musulmanes étaient accourues pour accomplir
ses menaces et servir sa vengeance. Josselin et ses compagnons, entrés par
surprise dans Édesse, n’avaient eu ni les moyens ni le temps de s’y
fortifier, et la citadelle se trouvait encore au pouvoir de leurs ennemis,
quand la ville fut investie par les troupes de Noureddin. Les guerriers
chrétiens, placés entre la garnison de la forteresse et l’armée musulmane,
virent alors le péril où ils s’étaient engagés. Ils avaient l’ennemi devant
eux et derrière eux, et n’espéraient plus aucun secours du dehors. Comme il
arrive dans les circonstances désespérées, mille résolutions sont prises et
rejetées tour à tour. Pendant qu’ils délibèrent, l’ennemi les presse et les
menace. Bientôt il n’y a plus de salut pour eux dans une ville où ils
venaient d’entrer en vainqueurs ; après avoir affronté la mort pour s’en
emparer, ils sont décidés à braver tous les périls pour en sortir. Les
soldats de Josselin, tous les chrétiens qui étaient accourus dans la ville,
le petit nombre d’habitants qui avaient survécu au massacre de leurs frères,
ne songent plus qu’à échapper par la fuite à la barbarie des musulmans ; ils
font en silence les préparatifs de leur départ. Les portes s’ouvrent au
milieu de la nuit ; chacun emporte ce qu’il a de plus précieux ; une foule éplorée
se presse dans les rues. Déjà un grand nombre de ces malheureux fugitifs ont
franchi les portes de la ville ; les guerriers commandés par Josselin sont à
la tête de la multitude, et s’avancent les premiers dans la< plaine où
campaient les musulmans. La garnison de la citadelle, avertie par le tumulte,
fait une sortie et se réunit aux soldats de Noureddin, qui accourent vers la
ville et s’emparent des portes par lesquelles s’écoulait la foule des
chrétiens ; là se livrent plusieurs combats dont les ténèbres redoublent le
désordre et l’horreur. Les chrétiens parviennent à s’ouvrir un passage et se
répandent dans les campagnes voisines ; ceux qui portent des armes se
réunissent en bataillons et cherchent à traverser le camp des ennemis ; les
autres, séparés de la troupe des guerriers, marchent au hasard, s’égarent
dans la plaine, et trouvent partout le trépas. En racontant les événements de
cette nuit horrible, Guillaume de Tyr ne peut retenir ses larmes. « Ô nuit
désastreuse ! s’écrie l’historien Abouffarage, aurore de l’enfer, jour sans
pitié, jour de malheur qui se leva sur les enfants d’une ville autrefois
digne d’envie ! » Dans Édesse, hors d’Édesse, on n’entendait que des cris de
mort. Les guerriers réunis en bataillons, après avoir traversé l’armée des
infidèles, furent poursuivis jusqu’aux rives de l’Euphrate ; les chemins
étaient couverts de leurs armes et de leurs bagages. Mille d’entre eux
seulement purent arriver à Samosate, qui les reçut dans ses murs et déplora
leurs malheurs sans pouvoir les venger. L’histoire
rapporte que plus de trente mille chrétiens avaient été tués par les soldats
de Noureddin et de Zenghi. Seize mille furent faits prisonniers, et
traînèrent leur vie dans la misère et la servitude. Noureddin, dans sa
vengeance, n’épargna pas même les remparts et les édifices d’une ville
rebelle : il fit abattre les fours, la citadelle et les églises d’Édesse. Il
en bannit tous les chrétiens, et ne permit qu’à un petit nombre de pauvres et
de mendiants d’habiter au milieu des ruines de leur patrie. On sait
que Zenghi avait été regardé comme un saint, comme un guerrier chéri de
Mahomet, pour avoir conquis la ville d’Édesse ; la sanglante expédition de
Noureddin le rendit cher aux musulmans, contribua beaucoup à étendre sa
renommée et sa puissance, et déjà les imans et les poètes promettaient à ses
armes la conquête plus glorieuse de Jérusalem. Les habitants de la ville sainte et des autres villes chrétiennes versèrent des larmes de désespoir en apprenant la chute et la destruction d’Édesse. Des présages sinistres ajoutaient à la terreur que leur inspiraient les nouvelles arrivées des bords de l’Euphrate. La foudre tomba sur les églises du Saint-Sépulcre et du mont Sion ; une comète à la chevelure étincelante se montra dans le ciel ; plusieurs autres signes, dit Guillaume de Tyr, apparurent, contre la coutume et la saison des temps, significatifs des choses futures. Pour comble de malheur, Rodolphe, chancelier de Jérusalem, fut porté par la violence sur le siège de Tyr, et le scandale régna dans le sanctuaire. Tous les fidèles d’Orient furent persuadés que le ciel s’était déclaré contre eux et que d’horribles calamités allaient tomber sur le peuple chrétien. |