HISTOIRE DES CROISADES

TOME PREMIER

 

SUITE DU LIVRE QUATRIÈME.

 

 

Godefroy de Bouillon conduit les croisés à un deuxième assaut ; une égale fureur anime les deux partis ; épisodes ; apparitions célestes ; la place est enlevée ; scènes de carnage et de désolation ; leur rage éteinte, les croisés vont adorer le tombeau du Sauveur ; les musulmans qui étaient restés dans la cité sainte sont cruellement mis à mort ; partage du butin ; la vraie croix est retrouvée ; intrigues diverses pour l’élection d’un roi ; Godefroy l’emporte sur ses compétiteurs ; Arnould de Rohes est nommé évêque de Jérusalem ; sa conduite déréglée ; ses prétentions ; le visir Afdal s’avance à la tête d’une armée formidable ; les croisés marchent à sa rencontre ; bataille d’Ascalon ; dissensions nouvelles ; un grand nombre de chefs retournent dans leur patrie ; Tancrède reçoit de Manuel Comnène la principauté de Laodicée ; le saint zèle amène en Asie une multitude de nouveaux pèlerins ; fatigues et travaux de ces derniers. — Réflexions de l’historien.

 

On résolut dans le conseil des chefs de profiter de l’enthousiasme des pèlerins et de presser l’assaut dont on poursuivait les préparatifs. Godefroy fit placer son camp vers l'angle oriental de la ville et dans le voisinage de la porte Saint-Etienne. Le terrain de ce nouveau campement offrait un emplacement très-commode pour livrer un assaut : de ce côté, la muraille extérieure était plus basse que sur d’autres points, et la surface plane du sol avait toute l’étendue nécessaire pour l’approche et le jeu des machines. Les chroniques contemporaines admirent la promptitude avec laquelle s’opéra un si grand déplacement. Les béliers, les tours roulantes, furent démontés et transportés pièce à pièce dans le nouveau camp ; ce travail prodigieux, qui devait décider du succès du siège et de la prise de Jérusalem, se fit dans une seule nuit, et dans une nuit du mois de juillet, c’est-à-dire dans l’espace de cinq ou six heures.

Lorsque je décrivais, il y a vingt-neuf ans, le siège de la ville sainte, les chroniques qui me servaient de guide me présentaient ici beaucoup d’obscurité ; j’eus dès lors la pensée d’aller éclaircir mes doutes sur les lieux. Mais les moyens et les occasions m’avaient longtemps manqué. Enfin j’ai pu voir la vérité par mes yeux, j’ai pu suivre les pèlerins autour de la ville sainte. Je me suis plusieurs fois arrêté dans l’endroit même où Godefroy avait établi son dernier campement, j’ai pu reconnaître la place où se décida la plus belle victoire des soldats de la croix, la prise de Jérusalem. Je dois ajouter, pour être plus clair, que les remparts ont subi quelques changements de ce côté. Dans la construction des murailles ordonnée par Soliman, l’enceinte de la ville s’est trouvée agrandie à l’angle nord-est ; en visitant la partie intérieure de la cité, j’ai reconnu un terrain plat, moitié nu, moitié couvert de pauvres cabanes ; au temps des croisades, ce terrain se trouvait en dehors de la ville ; c’est là que s’arrêta la tour de Godefroy et que fut livré le combat décisif des assiégeants. J’espère qu’avec cette explication, mes lecteurs/surtout ceux qui ont vu Jérusalem, me suivront facilement dans ce qui me reste à dire ; je poursuis maintenant mon récit.

Tancrède était resté avec ses machines et sa tour élevée vers le côté nord-ouest de la ville, non loin de la porte de Bethléem et devant la tour angulaire qui porta son nom dans la suite. Le duc de Normandie et le comte de Flandre s’étaient un peu rapprochés du camp de Godefroy, ayant devant eux le côté septentrional de la ville, derrière eux la grotte de Jérémie. Le comte de Saint-Gilles, chargé de l’attaque méridionale, se trouvait séparé du rempart par une espèce de ravin qu’il fallait combler. Il fit publier par un héraut d’armes qu’il paierait un denier à chaque personne qui y jetterait trois pierres. Aussitôt une foule de peuple accourut pour seconder les efforts de ses soldats. Une grêle de traits et de flèches lancés du haut des remparts ne put ralentir l’ardeur et le zèle des travailleurs. Enfin, au bout du troisième jour, tout fut achevé, et les chefs donnèrent le signal d’une attaque générale.

Le jeudi 14 juillet 1099, dès que le jour parut, les clairons retentirent dans le camp des chrétiens ; tous les croisés volèrent aux armes, toutes les machines s’ébranlèrent à la fois ; des pierriers et des mangonneaux lançaient contre l’ennemi une grêle de cailloux, tandis qu’à l’aide des tortues et des galeries couvertes, les béliers s’approchaient du pied des murailles. Les archers et les arbalétriers dirigeaient leurs traits contre les Égyptiens qui gardaient les murs et les tours ; des guerriers intrépides, couverts de leurs boucliers, plantaient des échelles dans les lieux où la place paraissait offrir moins de résistance. Au midi, à l’orient et au nord de la ville, les tours roulantes s’avançaient vers le rempart au milieu du tumulte et parmi les cris des ouvriers et des soldats. Godefroy paraissait sur la plus haute plate-forme de sa forteresse de bois, accompagné de son frère Eustache et de Beaudouin du Bourg. Il animait les siens par son exemple. Tous les javelots qu’il lançait, disent les historiens du temps, portaient la mort parmi les assiégés. Raymond, Tancrède, le duc de Normandie, le comte de Flandre, combattaient au milieu de leurs soldats ; les chevaliers et les hommes d’armes, animés de la même ardeur, se pressaient dans la mêlée et couraient de toutes parts au-devant du péril.

Rien ne peut égaler la fureur du premier choc des chrétiens ; mais ils trouvèrent partout une résistance opiniâtre. Les flèches et les javelots, l’huile bouillante, le feu grégeois, quatorze machines que les assiégés avaient eu le temps d’opposer à celles de leurs ennemis, repoussèrent de tous côtés l’attaque et les efforts des assaillants. Les infidèles, sortis par une brèche faite à leur rempart, entreprirent de brûler les machines des assiégeants, et portèrent le désordre dans l’armée chrétienne. Vers la fin de la journée, les tours de Godefroy et de Tancrède ne pouvaient plus se mouvoir ; celle de Raymond tombait en ruines. Le combat avait duré douze heures sans que la victoire parût se décider pour les croisés ; la nuit vint séparer les combattants. Les chrétiens rentrèrent dans leur camp en frémissant de rage et de douleur ; les chefs, et surtout les deux Robert, ne pouvaient se consoler de ce que Dieu ne les avait point encore jugés dignes d’entrer dans la ville sainte et d’adorer le tombeau de son fils.

La nuit se passa de part et d’autre dans les plus vives inquiétudes ; chacun déplorait ses pertes et tremblait d’en essuyer de nouvelles. Les musulmans redoutaient une surprise ; les croisés craignaient que les musulmans ne brûlassent les machines qu’ils avaient laissées au pied des remparts. Les assiégés s’occupèrent sans relâche de réparer les brèches faites à leurs murailles, les assiégeants, de mettre leurs machines en état de servir pour un nouvel assaut. Le jour suivant ramena les mêmes combats et les mêmes dangers que la veille.

Les chefs cherchaient par leurs discours à relever le courage des croisés. Les prêtres et les évêques parcouraient les tentes des soldats en leur annonçant les secours du ciel. L’armée chrétienne, pleine d’une nouvelle confiance dans la victoire, parut sous les armes, et s’avança en silence vers les lieux de l’attaque ; le clergé marchait en procession autour de la ville sainte.

Le premier choc fut terrible. Les chrétiens, indignés de la résistance qu’ils avaient trouvée la veille, combattaient avec fureur. Les assiégés, qui avaient appris l’arrivée d’une armée égyptienne, étaient animés par l’espoir de la victoire ; des machines formidables couvraient leurs remparts : on entendait de tous côtés siffler les javelots ; les pierres, les poutres lancées par les chrétiens et par les infidèles, s’entrechoquaient dans l’air avec un bruit épouvantable et retombaient sur les assaillants. Du haut de leurs tours les musulmans ne cessaient de lancer des torches enflammées et des pots à feu. Les forteresses de bois des chrétiens s’approchaient des murailles au milieu d’un incendie qui s’allumait de foutes paris. Les infidèles s’attachaient surtout à la tour de Godefroy, sur laquelle brillait une croix d’or, dont l’aspect provoquait leurs fureurs et leurs outrages. Le duc de Lorraine avait vu tomber à ses côtés un de ses écuyers et plusieurs de ses soldats. En butte lui-même à tous les traits des ennemis, il combattait au milieu des morts et des blessés, et ne cessait d’exhorter ses compagnons à redoubler de courage et d’ardeur. Le comte de Toulouse, qui attaquait la ville au midi, opposait toutes ses machines à celles des musulmans ; il avait à combattre l’émir de Jérusalem, qui animait les siens par ses discours, et se montrait sur les murailles, entouré de l’élite des soldats égyptiens. Vers le nord Tancrède et les deux Robert paraissaient à la tête de leurs bataillons. Immobiles sur leur forteresse roulante, ils se montraient impatients de se servir de la lance et de l’épée. Déjà leurs béliers avaient, sur plusieurs points, ébranlé les murailles derrière lesquelles les assiégés pressaient leurs rangs et s’offraient comme un dernier rempart à l’attaque des croisés.

Au milieu du combat, deux magiciennes parurent sur les remparts de la ville, conjurant, disent les historiens, les éléments et les puissances de l’enfer. Elles ne purent éviter la mort qu’elles invoquaient contre les chrétiens, et tombèrent sous une grêle de traits et de pierres. Deux émissaires égyptiens, venus d’Ascalon pour exhorter les assiégés à se défendre, furent surpris par les croisés lorsqu’ils cherchaient à entrer dans la ville. L’un d’eux tomba percé de coups ; l’autre, après avoir révélé le secret de sa mission, fut lancé, à l’aide d’une machine, sur les remparts où combattaient les musulmans.

Cependant le combat avait duré la moitié de la journée sans que les croisés eussent encore aucun espoir de pénétrer dans la place. Toutes leurs machines étaient en feu ; ils manquaient d’eau, et surtout de vinaigre qui seul pouvait éteindre l’espèce de feu lancé par les assiégés. En vain les plus braves s’exposaient aux plus grands dangers pour prévenir la ruine des tours de bois et des béliers : ils tombaient ensevelis sous des débris, et la flamme dévorait jusqu’à leurs boucliers et leurs vêtements. Plusieurs des guerriers les plus intrépides avaient trouvé la mort au pied des remparts ; un grand nombre de ceux qui étaient montés sur les tours roulantes avaient été mis hors de combat ; les autres, couverts de sueur et de poussière, accablés sous le poids des armes et de la chaleur, commençaient à perdre courage. Les assiégés, qui s’en aperçurent, jetèrent de grands cris de joie. Dans leurs blasphèmes, ils reprochaient aux chrétiens d’adorer un Dieu qui ne pouvait les défendre. Les assaillants déploraient leur sort, et, se croyant abandonnés par Jésus-Christ, restaient immobiles sur le champ de bataille.

Mais le combat allait bientôt changer de face. Tout à coup les croisés voient paraître sur le mont des Oliviers un cavalier agitant un bouclier et donnant à l’armée chrétienne le signal pour entrer dans la ville. Godefroy et Raymond, qui l’aperçoivent des premiers et en même temps, s’écrient que saint George vient au secours des chrétiens. Le tumulte du combat n’admet ni réflexion ni examen, et la vue du cavalier céleste embrase les assiégeants d’une nouvelle ardeur : ils reviennent à la charge. Les femmes mêmes, les enfants, les malades, accourent dans la mêlée, apportent de l’eau, des vivres, des armes, réunissent leurs efforts à ceux des soldats pour approcher des remparts les tours roulantes, effroi des ennemis. Celle de Godefroy s’avance au milieu d’une terrible décharge de pierres, de traits, de feu grégeois, et laisse tomber son pont-levis sur la muraille. Des dards enflammés volent en même temps contre les machines des assiégés, contre les sacs de paille et de foin et les ballots de laine qui recouvraient les derniers murs de la ville. Le vent allume l’incendie et pousse la flamme sur les musulmans. Ceux-ci, enveloppés de tourbillons de feu et de fumée, reculent à l’aspect des lances et des épées des chrétiens. Godefroy, précédé des deux frères Lethalde et Engelbert de Tournai, suivi de Beaudoin du Bourg, d’Eustache, de Beimbaud Croton, de Guicher, de Bernard de Saint-Vallier, d'Amenjeu d’Albret, enfonce les ennemis, les poursuit et s’élance sur leurs traces dans Jérusalem. Tous les braves qui combattaient sur la plate-forme de la tour, suivent leur intrépide chef, pénètrent avec lui dans les rues, et massacrent tout ce qu’ils rencontrent sur leur passage.

En même temps le bruit se répand dans l’armée chrétienne que le saint pontife Adhémar et plusieurs croisés morts pendant le siège viennent de paraître à la tête des assaillants et d’arborer les drapeaux de la croix sur les tours de Jérusalem. Tancrède et les deux Robert, animés par ce récit, font de nouveaux efforts, et se jettent enfin dans la place, accompagnés de Hugues de Saint-Paul, de Gérard de Roussillon, de Louis de Mouson, de Conon et Lambert de Montaigu, de Gaston de Béarn. Une foule de braves les suivent de près : les uns entrent par une brèche à demi ouverte, les autres escaladent les murs avec des échelles, plusieurs s’élancent du haut des tours de bois. Les musulmans fuient de toutes parts, et Jérusalem retentit du cri de victoire des croisés : Dieu le veut ! Dieu le veut ! Les compagnons de Godefroy et de Tancrède vont enfoncera coups de hache la porte de Saint-Etienne, et la ville est ouverte à la foule des croisés, qui se pressent à l’entrée et se disputent l’honneur de porter les derniers coups aux infidèles.

Raymond éprouvait seul encore quelque résistance. Averti de la conquête des chrétiens par les cris des musulmans, par le bruit des armes et le tumulte qu’il entend dans la ville, il relève le courage de ses soldats. Ceux-ci, impatients de rejoindre leurs compagnons, abandonnent leur tour et leurs machines qu’ils ne pouvaient plus faire mouvoir. Se pressant sur des échelles et s’aidant les uns les autres, ils parviennent au sommet du rempart : ils sont précédés du comte de Toulouse, de Raymond Pelet, de l’évêque de Rira, du comte de Die, de Guillaume de Sabran. Rien ne peut arrêter leur attaque impétueuse : ils dispersent les musulmans, qui vont se réfugier avec leur émir dans la forteresse de David, et bientôt tous les croisés, réunis dans Jérusalem, s’embrassent, pleurent de joie, et ne songent plus qu’à poursuivre leur victoire. Cependant le désespoir a rallié un moment les plus braves des Égyptiens ; ils fondent sur les chrétiens qui s’avançaient en désordre et couraient au pillage. Ceux-ci commençaient à reculer devant l’ennemi qu’ils avaient vaincu, lorsque Évrard de Puysaie, dont Raoul de Caen a célébré la bravoure, ranime le courage de ses compagnons, se met à leur tête, et porte de nouveau la terreur parmi les infidèles. Dès lors les croisés n’eurent plus d’ennemis à combattre.

L’histoire a remarqué que les chrétiens étaient entrés dans Jérusalem un vendredi à trois heures du soir ; c’était le jour et l’heure où Jésus-Christ expira pour le salut des hommes. Cette époque mémorable aurait dû rappeler leurs cœurs à des sentiments de miséricorde ; mais, irrités par les menaces et les longues insultes des musulmans, aigris par les maux qu’ils avaient soufferts pendant le siège et par la résistance qu’ils avaient trouvée jusque dans la ville, ils remplirent de sang et de deuil cette Jérusalem qu’ils venaient de délivrer et qu’ils regardaient comme leur future patrie. Bientôt le carnage devint général ; ceux qui échappaient au fer des soldats de Godefroy et de Tancrède couraient au-devant des Provençaux également altérés de leur sang. Les musulmans étaient massacrés dans les rues, dans les maisons ; Jérusalem n’avait point d’asile pour les vaincus ; quelques-uns purent échapper à la mort en se précipitant des remparts ; les autres couraient en foule se réfugier dans les palais, dans les tours, et surtout dans leurs mosquées, où ils ne purent se dérober à la poursuite des chrétiens.

Les croisés, maîtres de la mosquée d’Omar, où les musulmans s’étaient défendus quelque temps, y renouvelèrent les scènes déplorables qui souillèrent la conquête de Titus. Les fantassins et les cavaliers y entrèrent pêle-mêle avec les vaincus. Au milieu du plus horrible tumulte, on n’entendait que des gémissements et des cris de mort ; les vainqueurs marchaient sur des monceaux de cadavres pour atteindre ceux qui cherchaient vainement à fuir. Raymond d’Agiles, témoin oculaire, dit que dans le temple et sous le portique de la mosquée le sang s’élevait jusqu’aux genoux et même jusqu’au frein des chevaux. Pour peindre ce terrible spectacle que la guerre a présenté deux fois dans le même lieu, il nous suffira de dire, en empruntant les paroles de l’historien Josèphe, que le nombre des victimes immolées par le glaive surpassait de beaucoup celui des vainqueurs accourus de toutes parts pour se livrer au carnage, et que les montagnes voisines du Jourdain répétèrent en gémissant l’effroyable bruit qu’on entendait dans le temple.

L’imagination se détourne avec effroi de ces scènes de désolation, et peut à peine, au milieu du carnage, s’arrêter au tableau touchant des chrétiens de Jérusalem, dont les croisés venaient de briser les fers. A peine la ville venait-elle d’être conquise, qu’on les vit accourir au-devant des vainqueurs ; ils partageaient avec eux les vivres qu’ils avaient pu dérober à la recherche des musulmans ; tous remerciaient ensemble le Dieu qui avait fait triompher les armes des soldats de la croix. L’ermite Pierre qui, cinq ans auparavant, avait promis d’armer l’Occident pour la délivrance des fidèles de Jérusalem, dut jouir alors du spectacle de leur reconnaissance et de leur joie. Les chrétiens de la ville sainte, au milieu de la foule des croisés, semblaient ne chercher, ne voir que le généreux cénobite qui les avait visités dans leurs souffrances et dont toutes les promesses venaient d’être accomplies. Ils se pressaient en foule autour de l’ermite vénérable ; c’est à lui qu’ils adressaient leurs cantiques, c’est lui qu’ils proclamaient leur libérateur ; ils lui racontaient les maux qu’ils avaient soufferts pendant son absence ; ils pouvaient à peine croire ce qui se passait sous leurs yeux, et, dans leur enthousiasme, ils s’étonnaient que Dieu se fût servi d’un seul homme pour soulever tant de nations et pour opérer tant de prodiges.

A la vue de leurs frères qu’ils avaient délivrés, les pèlerins se rappelèrent sans doute qu’ils étaient venus pour adorer le tombeau de Jésus-Christ. Le pieux Godefroy, qui s’était abstenu du carnage après la victoire, quitta ses compagnons, et, suivi de trois serviteurs, se rendit sans armes et les pieds nus dans l’église du Saint-Sépulcre. Bientôt la nouvelle de cet acte de dévotion se répand dans l’armée chrétienne ; aussitôt toutes les vengeances, toutes les fureurs s’apaisent ; les croisés se dépouillent de leurs habits sanglants, font retentir Jérusalem de leurs sanglots, et, conduits par le clergé, marchent ensemble, les pieds nus, la tête découverte, vers l’église de la Résurrection.

Lorsque l’armée chrétienne fut ainsi réunie autour du saint tombeau, la nuit commençait à tomber. Le silence régnait sur les places publiques et sur les remparts ; on n’entendait plus dans la ville sainte que les cantiques de la pénitence et ces paroles d’Isaïe : Vous qui aimez Jérusalem, réjouissez-vous avec elle. Les croisés montrèrent alors une dévotion si vive et si tendre, qu’on eût dit, selon la remarque d’un historien moderne, que ces hommes qui venaient de prendre une ville d’assaut et de faire un horrible carnage sortaient d’une longue retraite et d’une profonde méditation de nos mystères. Ces contrastes inexplicables se font souvent remarquer dans l’histoire des croisades. Quelques écrivains ont cru y trouver un prétexte pour accuser la religion chrétienne ; d’autres, non moins aveugles et non moins passionnés, ont voulu excuser les déplorables excès du fanatisme ; l’historien impartial se contente de les raconter, et gémit en silence sur les faiblesses de la nature humaine.

La pieuse ferveur des chrétiens ne fit que suspendre les scènes du carnage. La politique de quelques-uns des chefs put leur faire croire qu’il était nécessaire d’inspirer une grande terreur aux musulmans ; ils pensèrent peut-être aussi que, s’ils renvoyaient ceux qui avaient défendu Jérusalem, il faudrait encore les combattre, et qu’ils ne pouvaient, dans un pays éloigné, environnés d’ennemis, garder sans danger des prisonniers dont le nombre surpassait celui de leurs soldats. On annonçait d’ailleurs l’approche de l’armée égyptienne, et la crainte d’un nouveau péril ferma leurs cœurs à la pitié. Dans leur conseil, une sentence de mort fut portée contre tous les musulmans qui restaient dans la ville.

Le fanatisme ne seconda que trop cette politique barbare. Tous les ennemis qu’avaient d’abord épargnés l’humanité ou la lassitude du carnage, tous ceux qu’on avait sauvés dans l’espoir d’une riche rançon, furent mis à mort. On les forçait à se précipiter du haut des tours et des maisons ; on les faisait périr au milieu des flammes ; on les arrachait du fond des souterrains ; on les traînait sur les places publiques, où ils étaient immolés sur des monceaux de morts. Ni les larmes des femmes, ni les cris des petits enfants, ni l’aspect des lieux où Jésus-Christ pardonna à ses bourreaux, rien ne pouvait fléchir un vainqueur irrité. Le carnage fut si grand, qu’au rapport d’Albert d’Aix on voyait des cadavres entassés, non-seulement dans les palais, dans les temples, dans les rues, mais dans les lieux les plus cachés et les plus solitaires. Tel était le délire de la vengeance et du fanatisme, que ces scènes ne révoltaient point les regards. Les historiens contemporains les retracent sans chercher à les excuser ; et, dans leurs récits pleins de détails révoltants, ils ne laissent échapper aucun mouvement d’horreur et de pitié.

Ceux des croisés dont l’âme n’était point fermée aux sentiments généreux, ne purent arrêter la fureur d’une armée qui, emportée par les passions de la guerre, croyait venger la religion outragée. Trois cents musulmans réfugiés sur la plate-forme de la mosquée d’Omar furent immolés, le lendemain de la conquête, malgré les prières de Tancrède, qui leur avait envoyé son drapeau pour sauvegarde et s’indignait qu’on respectât aussi peu les lois de l’honneur et de la chevalerie. Les musulmans retirés dans la forteresse de David furent presque les seuls qui échappèrent au carnage. Raymond accepta leur capitulation ; il eut le bonheur et la gloire de la faire exécuter, et cet acte d’humanité parut si étrange à la plupart des croisés, qu’ils louèrent moins la générosité du comte de Saint-Gilles qu’ils n’accusèrent son avarice.

Le carnage ne cessa qu’au bout d’une semaine. Ceux des musulmans qui pendant cet intervalle avaient pu se dérober à la poursuite des chrétiens, furent réservés pour le service de l’armée. Les historiens orientaux, d’accord avec les Latins, portent le nombre des musulmans tués dans Jérusalem à plus de soixante-dix mille. Les juifs ne furent pas plus épargnés que les musulmans. On mit le feu à la synagogue où ils s’étaient réfugiés, et tous périrent au milieu des flammes.

Cependant les cadavres entassés sur les places publiques, le sang qui avait coulé dans les rues et dans les mosquées, pouvaient faire naître des maladies pestilentielles. Les chefs donnèrent des ordres pour nettoyer la ville et pour éloigner de leurs yeux un spectacle qui leur devenait sans doute odieux, à mesure que la fureur et la vengeance se calmaient dans les cœurs des soldats chrétiens. Quelques prisonniers musulmans, qui n’avaient échappé au fer du vainqueur que pour tomber dans une horrible servitude, furent chargés d’enterrer les corps défigurés de leurs amis et de leurs frères. « Ils pleuraient, dit le moine Robert, et ils transportaient les cadavres hors de Jérusalem. » Ils furent aidés dans ce douloureux ministère par les soldats de Raymond, qui étaient entrés les derniers dans la ville, et qui, ayant eu peu de part au butin, cherchaient encore parmi les morts quelques dépouilles des ennemis.

Bientôt la ville de Jérusalem présenta un nouveau spectacle. Dans l’espace de quelques jours elle avait changé d’habitants, de lois et de religion. Avant le dernier assaut on était convenu, suivant la coutume des croisés dans leurs conquêtes, que chaque guerrier resterait le maître et le possesseur de la maison ou de l’édifice dans lequel il se présenterait le premier. Une croix, un bouclier, ou tout autre signe placé sur une porte, était pour chacun des vainqueurs le titre de sa possession. Ce droit de propriété fut respecté par des soldats avides de pillage, et l’on vit tout à coup régner le plus grand ordre dans une ville qui venait d’être livrée à toutes les horreurs de la guerre. Une partie des trésors enlevés aux infidèles fut employée à soulager les pauvres et les orphelins, à décorer les autels de Jésus-Christ qu’on venait de relever dans la cité sainte. Les lampes, les candélabres d’or et d’argent, les riches ornements qui se trouvaient dans la mosquée d’Omar, devinrent le partage de Tancrède. Une chronique du temps rapporte que ces somptueuses dépouilles auraient fourni la charge de six chariots et qu’on employa deux jours pour les transporter hors de la mosquée. Tancrède partagea ces richesses immenses avec le duc de Bouillon, qu’il avait choisi pour son seigneur.

Mais les croisés détournèrent bientôt leurs regards des trésors promis à leur valeur pour admirer une conquête plus précieuse à leurs yeux : c’était la vraie croix enlevée par Cosroès et rapportée à Jérusalem par Héraclius. Les chrétiens enfermés dans la ville l’avaient dérobée, pendant le siège, aux regards des musulmans. Son aspect excita les plus vifs transports parmi les pèlerins. De cette chose, dit une vieille chronique, furent les chrétiens si joyeux comme s’ils eussent vu le corps de Jésus-Christ pendu dessus icelle. Elle fut promenée en triomphe dans les rues de Jérusalem, et replacée ensuite dans l’église de la Résurrection.

Dix jours après leur victoire, les croisés s’occupèrent de relever le trône de David et de Salomon, et d’y placer un chef qui pût conserver et maintenir une conquête que les chrétiens venaient de faire au prix de tant de sang. Le conseil des princes étant assemblé, un des chefs — l’histoire nomme le comte de Flandre — se leva au milieu d’eux et leur parla en ces termes : « Mes frères et mes compagnons, nous sommes réunis pour traiter une affaire de la plus haute importance. Nous n’eûmes jamais plus besoin des conseils de la sagesse et des inspirations du ciel. Dans les temps ordinaires, on désire toujours que l’autorité soit aux mains du plus habile : à plus forte raison devons-nous chercher le plus digne pour gouverner ce royaume qui est encore en grande partie au pouvoir des barbares. Déjà nous avons appris que les Égyptiens menacent cette ville à laquelle nous allons choisir un maître. La plupart des guerriers chrétiens qui ont pris les armes sont impatients de retourner dans leur patrie, et vont abandonner à d’autres le soin de défendre leurs conquêtes. Le peuple nouveau qui doit habiter cette terre n’aura point dans son voisinage des peuples chrétiens qui puissent le secourir et le consoler dans ses disgrâces. Ses ennemis sont près de lui, ses alliés sont au-delà des mers. Le roi que nous lui aurons donné sera son seul appui au milieu des périls qui l’environnent. Il faut donc que celui qui est appelé à gouverner ce pays ait toutes les qualités nécessaires pour s’y maintenir avec gloire ; il faut qu’il unisse à la bravoure naturelle aux Francs, la tempérance, la foi et l’humanité ; car l’histoire nous l’apprend : c’est en vain qu’on a triomphé par les armes, si on ne confie les fruits de la victoire à la sagesse et à la vertu.

« N’oublions point, mes frères et mes compagnons, qu’il s’agit moins aujourd’hui de donner un roi qu’un fidèle gardien au royaume de Jérusalem. Celui que nous prendrons pour chef doit servir de père à tous ceux qui renonceront à leur patrie et à leurs familles pour le service de Jésus-Christ et la défense des saints lieux. Il doit faire fleurir la vertu sur cette terre où Dieu lui-même en a donné le modèle ; il doit convertir les infidèles à la religion chrétienne, les accoutumer à nos mœurs, leur faire bénir nos lois. Si vous venez à élire celui qui n’en est pas digne, vous détruirez votre propre ouvrage, et vous amènerez la ruine du nom chrétien dans ce pays. Je n’ai pas besoin de vous rappeler les exploits et les travaux qui nous ont mis en possession de ce territoire ; je n’ai pas besoin de redire ici les vœux les plus chers de nos frères qui sont restés en Occident. Quelle serait leur désolation, quelle serait la nôtre si, de retour en Europe, nous entendions dire que le bien public a été trahi et négligé, la religion abolie dans ces lieux où nous avons « relevé ses autels ! Plusieurs alors ne manqueraient pas d’attribuer à la fortune et non à la vertu les grandes choses que nous avons faites, tandis que les maux qu’éprouverait ce royaume passeraient aux yeux des hommes pour être le fruit de notre imprudence.

« Ne croyez pas cependant, mes frères et mes compagnons, que je parle ainsi parce que j’ambitionne la « royauté et que je recherche votre faveur et vos bonnes grâces. Non, je n’ai point tant de présomption que d’aspirer à un tel honneur ; je prends le ciel et les hommes à témoin que, lors même que vous voudriez me donner la couronne, je ne l’accepterais point, étant résolu de retourner dans mes États. Ce que je viens de vous dire n’est que pour l’utilité et la gloire de tous. Je vous supplie, au reste, de recevoir ce conseil comme je vous le donne, avec affection, franchise et loyauté, et d’élire pour roi celui qui, par sa vertu, sera le plus capable de conserver et d’étendre ce royaume auquel sont attachés l’honneur de vos armes et la cause de Jésus-Christ. »

A peine le comte de Flandre avait cessé de parler que tous les autres chefs donnèrent de grands éloges à sa prudence et à ses sentiments. La plupart d’entre eux songèrent même à lui offrir le titre de roi qu’il venait de refuser ; car celui qui, dans une pareille circonstance, refuse une couronne, en paraît toujours le plus digne : mais Robert s’était exprimé avec franchise et bonne foi ; il soupirait après le moment de revoir l’Europe et se contentait du titre de fils de saint George, qu’il avait obtenu par ses exploits dans la guerre sainte.

Parmi les autres chefs dignes d’être appelés à régner sur Jérusalem, on devait mettre au premier rang Godefroy, Raymond, le duc de Normandie et Tancrède. Ce dernier ne recherchait que la gloire des armes, et mettait le titre de chevalier beaucoup au-dessus de celui de roi. Robert de Normandie avait également montré plus de bravoure que d’ambition. Après avoir dédaigné le royaume d’Angleterre, il devait peu rechercher celui de Jérusalem. Si on en croit un historien anglais, il aurait pu obtenir le suffrage de ses compagnons ; mais il refusa le trône de David par indolence et par paresse ; ce qui irrita tellement Dieu contre lui, ajoute le même auteur, que rien ne lui prospéra pendant le reste de sa vie. Le comte de Toulouse avait fait serment de ne plus revenir en Europe ; mais on craignait son ambition, on redoutait sa fierté opiniâtre, et jamais dans la croisade il n’avait obtenu la confiance et l’amour des pèlerins, ni même de ses serviteurs.

Pendant que les opinions restaient incertaines, le clergé s’indignait qu’on s’occupât de nommer un roi avant de donner un chef spirituel à la ville sainte. Mais la plupart des ecclésiastiques, si on en croit l’archevêque de Tyr, avilis par la misère, livrés à la dissolution pendant leur pèlerinage, inspiraient peu de respect aux croisés ; et ce clergé voyageur, depuis la mort de l’évêque du Puy, avait dans son sein peu d’hommes qui se recommandassent aux suffrages des pèlerins par leur rang, leurs vertus ou leurs lumières. Les chefs de l’armée ne tinrent aucun compte de ces réclamations. Enfin il fut décidé que le roi serait choisi par un conseil composé de dix hommes les plus recommandables du clergé et de l’armée. On ordonna des prières, des jeûnes et des aumônes pour que le ciel daignât présider à la nomination qui allait se faire. Ceux qui étaient appelés à choisir le roi de Jérusalem, jurèrent, en présence de l’armée chrétienne, de n’écouter aucun intérêt, aucune affection particulière, et de couronner la sagesse et la vertu. Ces électeurs, dont l’histoire n’a point conservé les noms, mirent le plus grand soin à étudier l’opinion de l’armée sur chacun des chefs. Guillaume de Tyr rapporte qu’ils allèrent jusqu’à interroger les familiers et les serviteurs de tous ceux qui avaient des prétentions à la couronne de Jérusalem, et qu’ils leur firent prêter serment de révéler tout ce qu’ils savaient sur les mœurs, le caractère et les penchants les plus secrets de leurs maîtres. Les serviteurs de Godefroy de Bouillon rendirent le témoignage le plus éclatant à ses vertus domestiques, et, dans leur sincérité naïve, ils ne lui reprochèrent qu’un seul défaut : celui de contempler avec une vaine curiosité les images et les peintures des églises, et de s’y arrêter si longtemps, même après les offices divins, que souvent il laissait passer l’heure du repas et que les mets préparés pour sa table se refroidissaient et perdaient leur saveur.

Pour ajouter à cet honorable témoignage, on racontait les exploits du duc de Lorraine dans la guerre sainte. On se rappelait qu’au siège de Nicée il avait tué le plus redoutable des Turcs, qu’il pourfendit un géant sur le pont d’Antioche, et que dans l’Asie Mineure il exposa sa vie pour sauver celle d’un soldat poursuivi par un ours. On raconta plusieurs autres traits de bravoure qui, dans l’esprit des croisés, le plaçaient au-dessus de tous les autres chefs.

Godefroy avait pour lui les suffrages du peuple et de l’armée ; et, pour que rien ne manquât à ses droits au rang suprême, pour que son élévation fût de tout point conforme à l’esprit du temps, il se trouva que des révélations miraculeuses l’avaient annoncée d’avance. Le duc de Lorraine avait apparu en songe à plusieurs personnes dignes de foi ; à la première, assis sur le trône même du soleil, environné des oiseaux du ciel, image des pèlerins ; à la seconde, tenant à la main une lampe semblable à une étoile de la nuit et montant par une échelle d’or dans la Jérusalem céleste ; une troisième avait vu sur le mont Sinaï le héros chrétien salué par deux messagers divins et recevant la mission de conduire et de gouverner le peuple de Dieu.

Les chroniqueurs contemporains racontent beaucoup d’autres merveilles, et trouvent dans les visions qu’ils rapportent la claire manifestation des desseins de la Providence. Un d’eux commente gravement ces songes prophétiques, et déclare que l’élection du roi de Jérusalem, arrêtée dès longtemps dans le conseil de Dieu, ne pouvait être regardée comme l’ouvrage des hommes.

Dans cette disposition des esprits, les croisés attendaient avec impatience les effets de l’inspiration divine. Enfin les électeurs, après avoir mûrement délibéré et pris toutes les informations nécessaires, proclamèrent le nom de Godefroy. Cette nomination causa la plus vive joie dans l’armée chrétienne, qui remercia le ciel de lui avoir donné pour chef et pour maître celui qui l’avait si souvent conduite à la victoire. Par l’autorité suprême dont il venait d’être revêtu, Godefroy se trouvait le dépositaire des intérêts les plus chers des croisés. Chacun d’eux lui avait en quelque sorte confié sa propre gloire en lui laissant le soin de veiller sur les nouvelles conquêtes des chrétiens. Ils le conduisirent en triomphe à l’église du Saint-Sépulcre, où il prêta serment de respecter les lois de l’honneur et de la justice. Godefroy refusa le diadème elles marques de la royauté, en disant qu’il n’accepterait jamais une couronne d’or dans une ville où le Sauveur avait été couronné d’épines. « Il ne volt (disent les Assises) estre sacré et corosné roy de Jérusalem, porce que il ne volt porter corosne d’or là où le Roy des roys, Jesus-Christ, le Fils de Dieu, porta corosne d’espines le jour de sa passion. » Il se contenta du titre modeste de défenseur et de baron du saint sépulcre. On a prétendu qu’il ne fit en cela qu’obéir aux insinuations du clergé, qui craignait de voir l’orgueil s’asseoir sur un trône où l’esprit de Jésus-Christ devait régner. Quoi qu’il en soit, Godefroy mérita par ses vertus le titre de roi que l’histoire lui a donné et qui lui convenait mieux sans doute que le titre de royaume ne convenait à ses faibles États.

Tandis que les princes confiaient ainsi au duc de Rouillon le gouvernement du pays conquis par leurs armes, le clergé s’occupait de consacrer des églises, de nommer des évêques et d’envoyer des pasteurs dans toutes les villes soumises à la domination des chrétiens. La piété et le désintéressement auraient dû présider aux choix des ministres de Jésus-Christ ; mais, si l’on en croit Guillaume de Tyr, l’adresse et la brigue usurpèrent ouvertement les suffrages, et l’esprit de la religion, qui venait de donner à Jérusalem un bon roi, ne put réussir à lui donner des prélats recommandables par leur sagesse et par leur vertu. Les prêtres grecs furent, malgré leurs droits, sacrifiés à l’ambition du clergé romain. Le chapelain du duc de Normandie se présenta pour occuper la chaire patriarcale de Siméon, qui avait appelé les guerriers de l’Occident. Ce dernier était encore dans l’île de Chypre, d’où il n’avait cessé d’envoyer des vivres aux croisés pendant le siège. Il mourut au moment où les ecclésiastiques latins se disputaient ses dépouilles, et sa mort vint fort à propos pour excuser leur injustice et leur ingratitude. Arnould, dont les mœurs étaient plus que suspectes et dont la conduite a mérité la censure des plus graves historiens, fut nommé le pasteur de l’Église de Jérusalem.

A peine eut-il été revêtu de cette fonction sainte, qu’il réclama les richesses enlevées par Tancrède dans la mosquée d’Omar ; il les réclama comme un bien appartenant à l’Église de Jérusalem, dont il était le chef provisoire. Tancrède repoussa cette prétention avec dédain. Arnould en appela à tous les princes assemblés. Dans un discours adroit il leur représenta que son élévation était leur ouvrage, et que Tancrède, par son refus, méprisait leur propre puissance. « La perte est pour moi, disait-il ; mais pour qui est la honte ? Pourquoi celui qui ne respecte pas les volontés de Dieu, respecterait-il les vôtres ? Pourquoi celui qui dépouille les autels du Seigneur vous laisserait-il vos manteaux ? » Arnould termina son discours en rappelant les services qu’il avait rendus à la cause des croisés pendant les sièges d’Antioche, d’Archas et de Jérusalem. Quand il eut cessé de parler, Tancrède prit la parole : « Seigneurs, répondit-il en s’adressant à ses compagnons d’armes, vous savez que c’est mon épée et ma lance, et non l’art de discourir, qui ont honoré ma vie. Ainsi je n’entreprendrai point de lutter devant vous contre un adversaire dont toute la malice est dans sa langue, comme le venin est dans la queue du scorpion. On m’accuse d’avoir dépouillé le sanctuaire, d’avoir détourné, ou plutôt éveillé l’or qui dormait dans les églises ; mais l’ai-je gardé pour moi ? l’ai-je donné à mes nièces ? ne l’ai-je pas pris pour l’employer au service du peuple de Dieu et pour le rendre au créancier après la moisson ? Vous le savez, d’ailleurs, n’avait-on pas décidé, avant la prise de Jérusalem, que chacun de nous posséderait les trésors et les biens dont il s’emparerait le premier ? Change-t-on de résolution tous les jours ? N’ai-je pas combattu en face ceux qu’on n’osait regarder par derrière ? N’ai-je pas le premier pénétré dans des lieux où personne n’osait me suivre ? A-t-on vu Arnould me disputer alors la gloire du péril ? Pourquoi vient-il aujourd’hui demander le prix du combat ? »

En lisant dans les chroniques contemporaines ces deux discours que nous abrégeons, on croit assister à un de ces conseils décrits dans l’Iliade. Aussi Raoul de Caen ne manque-t-il pas de comparer l’éloquence d’Arnould de Rohes à celle du prudent Ulysse ; il aurait pu comparer Tancrède au bouillant Ajax, ou plutôt à ce Diomède que les plus pieux des Grecs surnommaient le contempteur des dieux. Les chefs de l’armée chrétienne, appelés à juger ce grand débat, ne voulurent point condamner Arnould, ni blesser l’orgueil de leur compagnon ; ils décidèrent que sur les trésors de la mosquée d’Omar on prélèverait, comme dîme du butin, sept cents marcs d’argent pour les donner à l’église du Saint-Sépulcre, et Tancrède se soumit avec respecta leur décision.

Cependant rien ne fut épargné pour l’éclat et la pompe des cérémonies chrétiennes : on orna les autels, on purifia les sanctuaires ; on fit fondre des cloches, qui devaient appeler les fidèles à la prière. Jamais l’airain sacré n’avait retenti dans Jérusalem depuis la conquête d’Omar. Un des premiers actes du règne de Godefroy fut d’attacher à l’église du Saint-Sépulcre vingt ecclésiastiques chargés de célébrer les offices divins et de chanter des cantiques à la louange du Dieu vivant.

La renommée avait annoncé la conquête de la ville sainte aux nations les plus éloignées. Dans toutes les églises que les croisés avaient relevées sur leur passage, on rendit à Dieu des actions de grâces pour une victoire qui devait faire triompher en Orient le culte et les lois de Jésus-Christ. Les chrétiens d’Antioche, d’Édesse, de Tarse, ceux qui habitaient la Cilicie, la Cappadoce, la Syrie et la Mésopotamie, venaient en foule à Jérusalem, les uns pour y fixer leur demeure, les autres pour visiter les saints lieux.

Tandis que les fidèles se réjouissaient de cette conquête, les musulmans se livraient au désespoir. Ceux qui avaient échappé aux vainqueurs de Jérusalem répandaient partout la consternation. Les historiens Mogir-eddin, Elmancin et Aboul-Féda ont parlé de la désolation qui régnait à Bagdad. Zein-eddin, cadi de Damas, s’arracha la barbe en présence du calife. Tout le divan versa des larmes au récit lamentable des malheurs de Jérusalem. On ordonna des jeûnes et des prières pour fléchir la colère du ciel. Les imans et les poètes déplorèrent dans des vers et des discours pathétiques le sort des musulmans devenus les esclaves des chrétiens. « Que de sang, disaient-ils, a été répandu ! que de désastres ont frappé les vrais croyants ! Les femmes ont été obligées de fuir en cachant leurs visages. Les enfants sont tombés sous le fer du vainqueur. Il ne reste plus d’autre asile à nos frères, naguère maîtres de la Syrie, que le dos de leurs chameaux agiles et les entrailles des vautours. »

Nous avons vu qu’avant la prise de Jérusalem, les Turcs de la Syrie et de la Perse étaient en guerre avec l’Égypte. Les discordes qui accompagnent la chute des empires avaient partout jeté le trouble et la division parmi les infidèles. Mais telle fut leur douleur lorsqu’ils apprirent les derniers triomphes des chrétiens, qu’ils se réunirent et pleurèrent ensemble sur les outrages faits à la religion de Mahomet. Les habitants de Damas et de Bagdad mirent leur dernier espoir dans le calife du Caire, qu’ils avaient longtemps regardé comme l’ennemi du Prophète ; de toutes les contrées musulmanes d’intrépides guerriers vinrent en foule joindre l’armée égyptienne qui s’avançait vers Ascalon.

Quand la nouvelle de cette marche se répandit parmi les croisés, Tancrède et le comte de Flandre Eustache de Boulogne, envoyés par Godefroy pour prendre possession du pays de Naplouse et de l’ancien territoire de Gabaon, s’avancèrent vers les côtes de la mer, afin de connaître les forces et les dispositions de l’ennemi. Bientôt un message de ces princes annonça au roi de Jérusalem que le vizir Afdal, le même qui avait conquis la ville sainte sur les Turcs, venait de traverser le territoire de Gaza avec une armée innombrable et que, dans peu de jours, il serait aux portes de Jérusalem. Ce message, arrivé vers le soir, fut proclamé à la lueur des flambeaux et au son des trompettes dans tous les quartiers de la ville. On invita tous les guerriers à se rendre le lendemain dans l’église du Saint-Sépulcre, pour se préparer à combattre les ennemis de Dieu et pour sanctifier leurs armes par la prière. Telles étaient la sécurité des croisés et leur assurance de la victoire, que l’annonce du péril ne causa aucune agitation dans les esprits, et que le repos de la nuit ne fut troublé que par l’impatience de voir naître le jour des nouveaux combats. Dès que l’aurore parut, les cloches appelèrent les fidèles à l’office divin ; la parole de l’Évangile et le pain céleste furent distribués à tous les croisés, qui, à peine sortis de l’église et remplis de l’esprit de Dieu, se revêtirent de leurs armes et sortirent de la ville par la porte de l’occident, pour marcher au-devant des Égyptiens. Godefroy les conduisait ; le nouveau patriarche Arnould portait devant eux le bois de la vraie croix. Les femmes, les enfants, les malades, une partie du clergé, sous la conduite de Termite Pierre, restèrent à Jérusalem, visitant en procession les lieux saints, adressant jour et nuit des prières à Dieu, pour obtenir de sa miséricorde le dernier triomphe des soldats chrétiens et la destruction des ennemis de Jésus-Christ.

Cependant le comte de Toulouse et le duc de Normandie hésitaient à suivre les drapeaux de l’armée chrétienne : Robert alléguait que son vœu était accompli ; Raymond, qui avait été forcé de rendre au roi de Jérusalem la forteresse de David, ne voulait point servir la cause de Godefroy et refusait de croire à l’approche des musulmans. Tous les deux ne cédèrent enfin qu’aux instances réitérées de leurs compagnons d’armes, et surtout aux prières du peuple fidèle.

Toute l’armée chrétienne, réunie à Ramla, laissa vers sa gauche les montagnes de la Judée, et s’avança jusqu’au torrent de Sorrec, qui se jette dans la mer à une heure et demie au sud d’Ibelim, aujourd’hui Ibna Sur les bords de ce torrent, appelé Soukrek par les Arabes, se trouvaient alors rassemblés une multitude immense de buffles, d’ânes, de mulets et de chameaux : un si riche butin tenta d’abord l’avidité des soldats mais le sage Godefroy, qui ne voyait dans cette rencontre qu’un stratagème de l’ennemi, défendit à ses guerriers de quitter leurs rangs sous peine d’avoir le nez et les oreilles coupés- le patriarche ajouta à cette peine les menaces de la colère divine. Tous les pèlerins obéirent, et ils respectèrent les troupeaux errant autour d’eux comme s’ils en eussent été les gardiens.

Les croisés, qui avaient fait quelques prisonniers, apprirent d’eux que l’armée musulmane était campée dans la plaine d’Ascalon. D’après cet avis, les chrétiens passèrent la nuit sous les armes. Le lendemain matin — c’était la veille de l’Assomption —, les hérauts annoncèrent qu’on allait combattre. Dès le lever du jour, les chefs et les soldats se réunirent sous leurs drapeaux ; le patriarche de Jérusalem, étendant la main, donna la bénédiction à l’armée ; il montra dans les rangs le bois de la vraie croix, comme un gage assuré de la victoire. Bientôt le signal est donné, et tous les bataillons, impatients de vaincre, se mettent en marche. Plus les croisés s’approchaient de l’armée égyptienne, plus ils paraissaient pleins d’ardeur et d’espoir. « Nous ne redoutions pas plus nos ennemis, dit Raymond d’Agiles, que s’ils avaient été timides comme des cerfs, innocents comme des brebis. » Les tambours, les trompettes, les chants de guerre, animaient l’enthousiasme des guerriers chrétiens. Ils allaient au-devant du péril, dit Albert d’Aix, comme à un joyeux festin. L’émir de Ramla, qui suivait l’armée chrétienne comme auxiliaire, ne pouvait assez admirer, si on en croit les historiens du temps, cette joie des soldats de la croix à l’approche d’un ennemi formidable : il exprima sa surprise au roi de Jérusalem, et jura devant lui d’embrasser une religion qui donnait tant de bravoure et tant de force à ses défenseurs.

Les croisés arrivèrent enfin dans la plaine où brillaient les étendards et les pavillons des Égyptiens. La plaine d’Ascalon présente vers l’orient une étendue d’une lieue environ. De ce côté, elle est bornée par des élévations qui méritent à peine le nom de collines. C’est là que se trouve aujourd’hui le village arabe de Machdal, entouré de grands oliviers, de palmiers, de figuiers, de sycomores, de prairies, de champs d’orge et de blé. Vers le nord, la plaine se mêle à d’autres plaines, excepté au nord-ouest où se montrent des hauteurs sablonneuses ; au midi, le côté de la plaine le plus voisin de la mer aboutit à des collines de sable ; le reste du terrain, vers le côté méridional, est ouvert et se confond avec de profondes solitudes. C’est contre les collines de sable qu’était adossée l’armée d’Égypte, « semblable, dit Foulcher de Chartres, à un cerf qui porte en avant ses cornes rameuses. » Cette armée avait étendu ses ailes pour envelopper les chrétiens. La ville s’élevait, à l’ouest sur un plateau qui domine la mer ; des vaisseaux nombreux, chargés d’armes et de machines de guerre, couvraient la rade d’Ascalon.

Les deux armées, se trouvant tout à coup en présence, furent l’une pour l’autre un spectacle imposant et terrible. Les guerriers chrétiens ne furent point étonnés de la multitude de leurs ennemis ; les troupeaux qu’ils avaient rencontrés sur les bords du Sorrec, attirés par le bruit des clairons et des trompettes, se rassemblèrent autour de leurs bataillons et suivirent tous leurs mouvements. Au bruit confus de ces animaux, à la poussière élevée sous leurs pas, on les aurait pris de loin pour des escadrons de cavalerie.

On avait persuadé aux soldats musulmans que les chrétiens n’oseraient pas même les attendre dans les murs de Jérusalem : plus ils avaient montré jusque-là de confiance et de sécurité, plus ils furent remplis d’une soudaine terreur. En vain le vizir Afdal entreprit de relever leur courage : tous ses guerriers crurent que des millions de croisés venaient d’arriver de l’Occident ; ils oublièrent leurs serments et leurs menaces, et ne se ressouvinrent plus que de la fin tragique des musulmans immolés après la conquête d’Antioche et de Jérusalem.

Les croisés, sans perdre de temps, firent leurs dernières dispositions pour le combat. Godefroy, avec dix mille cavaliers et trois mille fantassins, se porta vers Ascalon, pour empêcher une sortie de la garnison et des habitants pendant la bataille ; le comte de Toulouse, avec les guerriers provençaux, alla prendre son poste dans des vergers spacieux qui avoisinaient les murailles de la ville, et se plaça entre l’armée musulmane et la mer où flottaient les voiles des Égyptiens. Le reste des troupes chrétiennes, sous les ordres de Tancrède et des deux Robert, dirigea son attaque contre le centre et l’aile droite de l’armée ennemie. Les hommes de pied firent d’abord plusieurs décharges de leurs javelots ; en même temps la cavalerie doubla la marche et se précipita dans les rangs des infidèles. Les Éthiopiens, que les chroniqueurs appellent Azoparts, soutinrent avec courage le premier choc des chrétiens : combattant un genou en terre, ils commencèrent à lancer une nuée de flèches ; ils s’avancèrent ensuite au premier rang de l’armée, affectant de montrer leurs visages noirs et poussant de féroces clameurs. Ces terribles Africains portaient des fléaux armés de boules de fer, avec lesquels ils battaient les boucliers et les cuirasses et frappaient à la tête les chevaux des croisés. Derrière eux accouraient une foule d’autres guerriers armés de la lance, de la fronde, de l’arc et de l’épée ; mais tant d’efforts réunis ne purent arrêter l’impétuosité des soldats de la croix. Tancrède, le duc de Normandie, le comte de Flandre, par des prodiges de valeur, renversèrent les premiers rangs de l’ennemi ; le duc Robert pénétra jusqu’à l’endroit où le vizir Afdal donnait ses ordres pour le combat, et s’empara du grand étendard des infidèles. A ce premier signal de leur défaite, le désordre se répandit parmi les musulmans consternés. Leur regard ne put supporter plus longtemps la présence des guerriers chrétiens, et le glaive tomba de leurs mains tremblantes ; toute l’armée égyptienne abandonna le champ de bataille, et bientôt on ne vit plus que les tourbillons dépoussiéré qui couvraient sa fuite.

Les bataillons musulmans qui fuyaient vers la mer rencontrèrent les guerriers de Raymond de Saint-Gilles. Plusieurs périrent par le glaive. La cavalerie chrétienne les poursuivit jusque dans les flots ; trois mille furent submergés en cherchant à gagner la flotte égyptienne qui s’était approchée du rivage.

Quelques-uns, s’étant jetés dans les jardins et les vergers et montant sur les arbres, se cachaient dans les branches et le feuillage des sycomores et des oliviers. Ils étaient poursuivis à coups de lances, percés à coups de flèches, et tombaient sur la terre, comme l’oiseau abattu par les traits du chasseur. Quelques corps musulmans voulurent se rallier pour un nouveau combat ; mais Godefroy, à la tête de ses chevaliers, fond sur eux avec impétuosité, enfonce leurs rangs et dissipe leurs bataillons. C’est alors que le carnage fut horrible ; les musulmans, dans leur mortel effroi, jetaient bas leurs armes et se laissaient égorger sans se défendre ; leur foule consternée restait immobile sur le champ de bataille ; et le glaive des chrétiens, pour employer ici le langage poétique d’une chronique contemporaine, les moissonnait comme les épis des sillons ou l’herbe touffue des prairies.

Ceux qui étaient loin de la mêlée s’enfuirent dans le désert, où la plupart périrent misérablement. Ceux qui étaient près d’Ascalon cherchèrent un refuge dans ses murs, mais ils s’y précipitèrent en si grand nombre, qu’à la porte de la ville deux mille furent étouffés par la foule ou écrasés sous les pieds des chevaux. Au milieu de la déroute générale, Afdal fut sur le point de tomber entre les mains du vainqueur, et laissa son épée sur le champ de bataille ; les historiens rapportent qu’en contemplant du haut des tours d’Ascalon la destruction de son armée, il ne put retenir ses larmes. Dans son désespoir, il maudit Jérusalem, la cause de tous ses maux, et blasphéma contre Mahomet, qu’il accusait d’avoir abandonné ses serviteurs et ses disciples. « O Mahomet ! fait dire le moine Robert au vizir, serait-il vrai que le pouvoir du crucifié fût plus grand que le tien, puisque les chrétiens ont dispersé tes disciples ?» Bientôt, ne se croyant plus en sûreté dans cette ville, il s’embarqua sur la flotte venue d’Égypte ; vers le milieu de la journée, tous les vaisseaux égyptiens s’éloignèrent de la rive et gagnèrent la pleine mer. Dès lors, nul espoir de salut ne resta à l’armée dispersée de ces infidèles, qui devaient, disaient-ils, délivrer l’Orient et dont la multitude était si grande, que, selon les expressions des vieux historiens, Dieu seul pouvait savoir leur nombre.

Cependant les croisés qui, par respect pour les ordres de leurs chefs et du patriarche, s'étaient jusque-là abstenus du pillage, s’emparèrent de tout ce que les infidèles avaient laissé dans leur camp. Comme ils n’avaient point apporte de vivres, les provisions de l’armée ennemie servirent à apaiser leur faim. Au milieu du sable brûlant qui couvrait la plaine, ils trouvèrent avec joie des vases remplis d’eau que les ennemis portaient à leur cou et qui restaient parmi les dépouilles des morts. Le camp renfermait tant de richesses et des provisions en si grande quantité, qu’ils furent rassasiés jusqu’au dégoût du miel et des gâteaux de riz apportés d’Égypte, et que les derniers soldats de l’armée purent dire en cette circonstance : L’abondance nous a rendus pauvres.

Telle fut cette bataille dont la poésie s’est plu à célébrer les prodiges, et qui ne fut pour les chrétiens qu’une victoire facile dans laquelle ils n’eurent besoin ni de leur bravoure accoutumée, ni du secours des visions miraculeuses. Dans cette journée la présence des légions célestes ne vint point animer les bataillons des croisés, et les martyrs saint George et saint Démétrius, qu’on croyait toujours voir dans les grands périls, ne furent point aperçus au milieu du combat. Les princes chrétiens qui avaient remporté cette victoire en parlent avec une noble simplicité dans une lettre qu’ils écrivirent peu de temps après en Occident. « Tout nous favorisa, disent-ils, dans les préparatifs de la bataille : les nuées nous dérobaient aux feux du soleil, un vent frais tempérait l’ardeur du midi. Les deux armées étant en présence, nous fléchîmes le genou et nous invoquâmes le Dieu qui seul donne la victoire. Le Seigneur exauça nos prières et nous remplit d’une telle ardeur, que ceux qui nous auraient vus courir à l’ennemi nous eussent pris pour une troupe de cerfs qui vont apaiser leur soif dans une claire fontaine. » Les princes victorieux racontent ensuite la déroute des musulmans, dont la multitude fut vaincue au premier choc et ne songea pas même à résister, comme si elle n’avait pas eu des armes pour se défendre.

Les chrétiens durent reconnaître en cette rencontre que leurs nouveaux adversaires étaient beaucoup moins redoutables que les Turcs. L’armée égyptienne était composée de plusieurs nations divisées entre elles ; la plupart des troupes musulmanes, levées à la hâte, se trouvaient pour la première fois en présence du péril. L’armée des croisés, au contraire, était éprouvée par plusieurs victoires ; leurs chefs déployèrent autant d’habileté que de bravoure ; la résolution hardie que prit Godefroy d’aller au-devant de l’ennemi, releva la confiance de ses soldats, et suffit pour jeter le désordre et l’effroi parmi les Égyptiens. Si l’on en croit le moine Robert, témoin oculaire, et Guillaume de Tyr, les chrétiens n’avaient pas vingt mille combattants, et l’armée musulmane comptait trois cent mille hommes sous ses drapeaux. Les vainqueurs auraient pu se rendre maîtres d’Ascalon, mais l’esprit de discorde, qu’avait fait taire le danger, ne tarda pas à renaître parmi les chefs et les empêcha de mettre à profit leur victoire. Après la déroute des Égyptiens, Raymond avait envoyé dans la place un chevalier chargé de sommer la garnison de se rendre ; il voulait arborer son drapeau sur la ville et retenir pour lui cette conquête. Godefroy en réclamait la possession, et soutenait qu'Ascalon devait faire partie du royaume de Jérusalem. Alors le comte de Toulouse, n’écoutant plus qu’une aveugle colère, partit avec ses troupes, après avoir conseillé aux habitants de la ville de ne point se rendre au duc de Lorraine, qui allait rester seul devant leurs remparts. Bientôt le plus grand nombre des croisés abandonnèrent les drapeaux de Godefroy, et lui-même fut obligé de s’éloigner, n’ayant pu obtenir qu’un tribut passager d’une ville où régnait la terreur des armes chrétiennes.

La querelle élevée entre Raymond et Godefroy devant Ascalon se renouvela peu de jours après devant la ville d’Arsouf, située sur le bord de la mer, à douze milles au nord de Ramla. Le comte de Saint-Gilles, qui marchait le premier avec sa troupe, entreprit d’assiéger cette place : comme on lui opposa une vive résistance, il abandonna le siège et continua sa marche, après avoir averti la garnison qu’elle n’avait rien à redouter des attaques du roi de Jérusalem. Peu de temps après, Godefroy, étant venu assiéger la ville, trouva la garnison déterminée à se défendre, et comme il apprit que cette résistance était le fruit des conseils de Raymond, il ne put retenir sa colère et résolut de venger par les armes une aussi noire félonie. Il marchait, les enseignes déployées, contre le comte de Saint-Gilles, qui, de son côté, venait à sa rencontre et se préparait au combat, lorsque les deux Robert et Tancrède se jettent entre les deux rivaux et s’efforcent de les apaiser. Après de longs débats, le duc de Lorraine et Raymond, vaincus par les prières des autres chefs, s’embrassèrent en présence de leurs soldats, qui avaient partagé leur animosité. La réconciliation fut sincère de part et d’autre. Le pieux Godefroy, dit Albert d’Aix, exhortait ses compagnons à oublier la division qui venait d’éclater, et les conjurait, les larmes aux yeux, de se rappeler qu’ils avaient délivré ensemble le saint tombeau, qu’ils étaient tous frères en Jésus-Christ, et que la concorde leur était nécessaire pour défendre Jérusalem.

Lorsque l’armée chrétienne s’approcha de la ville sainte, elle fit sonner toutes ses trompettes et déploya ses enseignes victorieuses. Le moine Robert parle de la suave et délectable harmonie des chants de triomphe qui retentissaient dans les vallées et les montagnes. Une foule de pèlerins qui étaient venus au-devant d’elle, remplissaient l’air de leurs chants d’allégresse : ces vives expressions de la joie se mêlaient aux cantiques des prêtres : les échos, dit le moine Robert, répétaient les sons des instruments guerriers, les acclamations des chrétiens, et semblaient offrir une application de ces paroles d’Isaïe : Les montagnes et les collines chanteront devant vous les louanges du Seigneur. Bientôt les croisés rentrèrent en triomphe dans la ville sainte. Le grand étendard du vizir et son épée furent suspendus aux colonnes de l’église du Saint-Sépulcre. Tous les pèlerins, assemblés dans ces lieux mêmes que l’émir Afdal avait juré de détruire de fond en comble, rendirent au ciel des actions de grâces pour une victoire qui venait de couronner tous leurs exploits.

La bataille d’Ascalon fut la dernière de cette croisade. Libres enfin de leur vœu, après quatre ans de travaux et de périls, les princes croisés ne songèrent plus qu'à quitter Jérusalem, qui devait bientôt n’avoir pour sa défense que trois cents chevaliers, la sagesse de Godefroy, et l’épée de Tancrède, résolu de terminer ses jours en Asie. Quand ils eurent annoncé leur départ, tous les cœurs se remplirent de deuil et de tristesse ; ceux qui restaient en Orient embrassaient leurs compagnons, les larmes aux yeux, et leur disaient : « N’oubliez « jamais vos frères que vous laissez dans l’exil ; de retour en Europe, inspirez aux chrétiens le désir de visiter « les saints lieux que nous avons délivrés ; exhortez les guerriers à venir combattre avec nous les nations « infidèles. » Les chevaliers et les barons, fondant en pleurs, juraient de conserver un éternel souvenir des compagnons de leurs exploits et d’intéresser la chrétienté au salut et à la gloire de Jérusalem.

Après ces touchants adieux, les uns s’embarquèrent sur la Méditerranée, les autres traversèrent la Syrie et l’Asie Mineure. Quand ils arrivèrent dans l’Occident, les soldats et les chefs portaient des palmes dans leurs mains, et la multitude des fidèles accourait sur leur passage en répétant des cantiques. Leur retour fut regardé comme un miracle, comme une espèce de résurrection, et leur présence était partout un sujet d’édification et de saintes pensées. La plupart d’entre eux s’étaient ruinés dans la guerre sacrée ; mais ils rapportaient d’Orient de précieuses reliques, que leur piété mettait au-dessus des plus riches trésors. On ne pouvait se lasser d’entendre le récit de leurs travaux et de leurs exploits. Des larmes se mêlaient sans doute aux transports de l’admiration et de la joie lorsqu’ils parlaient de leurs nombreux compagnons que la mort avait moissonnés en Asie. Il n’était point de famille qui n’eût à pleurer un défenseur de la croix, ou qui ne se glorifiât d’avoir un martyr dans le ciel.

Les anciennes chroniques ont célébré l’héroïque dévouement d’Ida, comtesse de Hainaut, qui fit le voyage d’Orient et brava tous les périls pour chercher les traces de son époux. Ida, après avoir parcouru l’Asie Mineure et la Syrie, ne put savoir si le comte de Hainaut avait quitté la vie ou s’il était prisonnier chez les Turcs. Elle avait été accompagnée dans son voyage par un noble chevalier, nommé Arnoult ; ce jeune chevalier fut tué par les musulmans, lorsqu’il poursuivait un daim dans les montagnes de la Judée. « Le roi et les princes de la ville sainte, dit Albert d’Aix, le regrettèrent beaucoup, parce qu’il était affable et sans reproche dans le combat ; mais la douleur de la noble épouse de Baudouin de Hainaut fut plus grande encore, car Arnoult avait été son ami et son compagnon de voyage depuis la France jusqu’à Jérusalem. »

Le comte de Toulouse, qui avait juré de ne plus revenir en Occident, s’était retiré à Constantinople, où l’empereur l’accueillit avec distinction et lui donna la principauté de Laodicée. Raymond d’Orange voulut suivre le sort du comte de Toulouse et finir ses jours en Orient. Parmi les chevaliers, compagnons de Raymond de Saint-Gilles, qui revinrent dans leur patrie-, nous ne pouvons oublier Étienne et Pierre de Salviac de Viel-Castel, que leur siècle admira comme des modèles de la piété fraternelle. Étienne et Pierre de Salviac étaient deux frères jumeaux ; la plus tendre amitié les unissait dès leur enfance. Pierre avait pris la croix au concile de Clermont ; Étienne, quoique marié et père de plusieurs enfants, voulut suivre son frère en Asie et partager avec lui les périls d’un si long voyage : on les voyait toujours à côté l’un de l’autre dans les batailles ; ils avaient assisté ensemble aux sièges de Nicée, d’Antioche et de Jérusalem. Peu de temps après leur retour dans le Quercy, ils moururent tous deux dans la même semaine, et furent ensevelis dans le même tombeau. Sur leur tombe on lit encore aujourd’hui une épitaphe qui nous a transmis le souvenir de leurs exploits et de leur touchante amitié. Gaston de Béarn revint avec eux en Europe. Quelques années après être rentré dans ses Etats, il prit de nouveau les armes contre les infidèles, et mourut en Espagne en combattant les Maures.

L’ermite Pierre, revenu dans sa patrie, se retira tout à fait du monde, et s’enferma dans un monastère qu’il avait fondé à Hui. Il y vécut seize ans dans l’humilité et la pénitence, et fut enseveli parmi les cénobites qu’il avait édifiés par ses vertus. Eustache, frère de Godefroy et de Baudouin, vint recueillir le modeste héritage de sa famille, et n’occupa plus la renommée du bruit de ses exploits. Alain Fergent, duc de Bretagne, et Robert, comte de Flandre, rentrèrent dans leurs États, réparèrent les maux que leur absence avait causés, et moururent regrettés de leurs sujets.

Le duc de Normandie fut moins heureux que ses compagnons. La vue des saints lieux et de longs malheurs soufferts pour Jésus-Christ n’avaient pas changé son caractère indolent et léger. A son retour de la terre sainte, de profanes amours et des aventures galantes le retinrent plusieurs mois en Italie. Lorsqu’il rentra enfin dans ses États, il y fut reçu avec des transports de joie ; mais, ayant repris les rênes du gouvernement, il ne montra que de la faiblesse et perdit l’amour et la confiance de ses sujets. Du sein de l’oisiveté et de la débauche, sans trésors et sans armée, il osa disputer la couronne britannique au successeur de Guillaume le Roux, et tandis que, livré aux conseils des histrions et des courtisanes, il rêvait la conquête de l’Angleterre, il perdit son duché de Normandie. Vaincu dans une bataille, ce malheureux prince tomba entre les mains de son frère Henri Ier, qui l’emmena en triomphe au-delà de la mer et le fit enfermer au château de Cardiff, dans la province de Glamorgan. Le souvenir de ses exploits dans la guerre sainte ne put adoucir son infortune. Après vingt-huit ans de captivité, il mourut oublié de ses sujets, de ses alliés et de ses anciens compagnons de gloire.

[1101] La conquête de Jérusalem avait excité un vif enthousiasme et renouvelé la ferveur de la croisade et des pèlerinages parmi les peuples de l’Occident. L’Europe vit une seconde fois les scènes qui avaient suivi le concile de Clermont. De nouveaux prodiges annoncèrent la volonté de Dieu. On avait remarqué dans le ciel des nuages de feu qui représentaient une grande cité. Ekkard, auteur contemporain, rapporte que pendant plusieurs jours on avait vu une multitude innombrable d’insectes ailés passer de la Saxe dans la Bavière, image de pèlerins qui devaient aller de l’Occident en Orient. Les orateurs sacrés ne parlaient plus, dans leurs prédications, des périls et des misères du peuple de Jérusalem, mais des triomphes remportés par les armes chrétiennes sur les infidèles. On lisait dans les chaires des églises les lettres que les princes croisés avaient écrites en Occident après la prise d’Antioche et la bataille d’Ascalon : ces lettres enflammaient l’imagination de la multitude ; et, comme les princes n’épargnaient point les déserteurs de l’armée chrétienne, tous ceux qui avaient pris la croix et n’étaient point partis, tous ceux qui avaient quitté les drapeaux de la croisade, devinrent tout à coup l’objet du mépris et de l’animadversion universels. La puissance des grands et des seigneurs ne put les défendre des traits d’une amère censure. Un cri d’indignation s’éleva de toutes parts contre le frère du roi de France, auquel on ne pardonnait point d’avoir lâchement abandonné ses compagnons et d’être revenu en Europe sans voir Jérusalem. Étienne, comte de Chartres et de Blois, ne put rester en paix dans ses États et dans sa propre famille : ses peuples s’étonnaient de sa désertion honteuse, et sa femme, mêlant les reproches aux prières, lui rappelait sans cesse les devoirs de la religion et de la chevalerie. Ces heureux princes et tous ceux qui avaient suivi leur exemple, se trouvèrent forcés de quitter une seconde fois leur patrie et de reprendre le chemin de l’Orient.

Plusieurs des seigneurs et des barons qui n’avaient point partagé l’enthousiasme des premiers croisés, s’accusèrent d’une coupable indifférence, et furent entraînés par le mouvement général. Parmi ces derniers, on remarquait Guillaume IX, comte de Poitiers, parent de l’empereur d’Allemagne et le vassal le plus puissant de la couronne de France : prince aimable et spirituel, d’un caractère peu belliqueux, il quitta, pour le pèlerinage de Jérusalem, une cour voluptueuse et galante qu’il avait souvent réjouie par ses chansons. L’histoire littéraire nous a conservé ses adieux poétiques au Limousin, au Poitou, à la chevalerie qu’il avait tant aimée, aux vanités mondaines qu’il désignait par les habits de couleur et les belles chaussures. Après avoir engagé ses États à Guillaume le Roux, il prit la croix à Limoges, et partit pour l’Orient, accompagné d’un grand nombre de ses vassaux ; les uns armés de la lance et de l’épée, les autres ne portant que le bâton des pèlerins. Son exemple fut suivi par Guillaume, comte de Nevers, par Harpin, comte de Bourges, qui vendit son comté au roi de France ; le duc de Bourgogne prit aussi la croix ; ce dernier partait pour la Syrie, moins peut-être dans le dessein de voir Jérusalem, que dans l’espoir de retrouver quelques traces de sa tille Florine, qui avait disparu avec Suénon dans l’Asie Mineure.

En Italie et en Allemagne, l’enthousiasme fut plus général et l’affluence des pèlerins plus grande qu’après le concile de Clermont. La Lombardie et les provinces limitrophes virent accourir sous les drapeaux de la croix plus de cent mille chrétiens conduits par Albert, comte de Blandrat, et par Anselme, évêque de Milan. Un grand nombre de pèlerins allemands suivirent Wolf ou Guelfe IV, duc de Ravière, et Conrad, connétable de l’empire germanique. Parmi les croisés d’Allemagne, on remarquait plusieurs autres seigneurs puissants, d’illustres prélats, et la princesse Ida, margrave d’Autriche.

Dans cette nouvelle expédition, comme dans la première, on était entraîné par l’envie de chercher des aventures et de parcourir des régions lointaines ; la fortune de Baudouin, de Bohémond, de Godefroy, avait réveillé l’ambition des comtes et des barons restés en Europe. Humbert II, comte de Savoie, qui partit pour la terre sainte avec Hugues le Grand, fit une donation aux religieux du Bourget, afin d’obtenir par leurs prières un heureux consulat en son voyage d’outre-mer. On doit croire que beaucoup de seigneurs et de chevaliers firent de pareilles donations ; d’autres fondèrent des monastères et des églises.

Les croisés lombards furent les premiers qui se mirent en marche. Arrivés dans la Bulgarie et les provinces grecques, ils se livrèrent à toutes sortes de violences, maltraitant les habitants qu’ils dépouillaient, enlevant partout les bœufs, les moutons sur leur route, et, ce qui était plus déplorable encore, dit Albert d’Aix, se nourrissant de la chair de ces animaux dans le saint temps du carême. A leur arrivée à Constantinople, on vit éclater de plus grands désordres. Si on en croit les chroniques du temps, l’empereur grec n’opposa d’abord à la multitude grossière des pèlerins ni ses gardes, ni ses soldats.

Les croisés lombards, ayant escaladé un premier mur de la ville vers la porte de Carsia (aujourd’hui Egri-Capou), virent accourir au-devant d’eux des lions et des léopards qu’on avait déchaînés ; ces bêtes féroces se jetèrent sur les premiers qui parurent ; mais bientôt la foule accourut avec des épieux, des lances et des javelots ; tous les lions furent tués ; les léopards, moins aguerris, grimpèrent le long des remparts comme des chats, et s’enfuirent vers la ville. A la nouvelle de cet étrange combat, il y eut un horrible tumulte dans la capitale. Un grand nombre de pèlerins, armés de marteaux et de toutes sortes d’instruments de fer, se portèrent sur le grand palais dans la place de Sainte-Argène ; la demeure impériale fut envahie ; dans le désordre, un parent de l’empereur perdit la vie ; les croisés, ajoutent les historiens, tuèrent aussi un lion apprivoisé, qui était très-aimé dans le palais. Les chefs des croisés s’efforcèrent en vain d’apaiser leurs soldats indisciplinés. Alexis, qui avait menacé les pèlerins de sa colère, se trouva réduit à les implorer pour avoir la paix, et ce ne fut qu’à force de présents et de prières qu’il put déterminer ses hôtes redoutables à traverser le détroit de Saint-George.

Les croisés lombards, campés dans les plaines de Civitot et de Nicomédie, virent bientôt arriver dans leur camp le connétable Conrad, avec une troupe choisie de guerriers teutons, et le duc de Bourgogne, le comte  de Chartres, les évoques de Laon et de Soissons, avec des croisés français, partis des rives de la Loire, de la Seine et de la Meuse. Cette multitude de pèlerins, moines, clercs, femmes et enfants, s’élevait à deux cent soixante mille. Le comte de Toulouse, qui était venu de Laodicée à Constantinople, fut chargé de les conduire à travers l’Asie Mineure. Les Lombards étaient remplis d’une telle présomption qu’on ne parlait dans leur camp que d’assiéger Bagdad, de conquérir le Korasan, avant d’aller à Jérusalem. En vain leurs chefs voulaient leur faire suivre la route qu’avaient prise Godefroy et ses compagnons : ils forcèrent le comte Raymond à prendre le chemin de la Cappadoce et de la Mésopotamie. On se mit en route vers les fêtes de la Pentecôte, année 1101. Les pèlerins marchèrent pendant trois semaines sans manquer de vivres et sans rencontrer d’ennemis, ce qui augmenta leur orgueil et leur donna une aveugle sécurité. La veille de la Saint-Jean-Baptiste (nous suivons le récit d’Albert d’Aix), l’armée des pèlerins arriva au pied de hautes montagnes, dans des vallées très-profondes, et de là, à la place forte d'Ancras^ habitée et défendue par les Turcs. La citadelle fut emportée d’assaut et la garnison passée au fil de l’épée. Les croisés dirigèrent ensuite leurs attaques contre une autre forteresse située à quelques milles de là, que leurs historiens appellent Gangras ou Gangara. Cette forteresse, bâtie sur un rocher élevé, résista à leurs impétueux assauts. La ville, à laquelle les chroniqueurs donnent le nom d'Ancras, a été reconnue pour être la ville d'Ancyre, que les habitants appellent aujourd’hui Angora. On peut aller de Constantinople à Ancyre en cinq jours : les croisés mirent trois semaines pour faire ce trajet, ce qui prouve une complète ignorance des chemins. Les ruines du fort Gangara existent encore, et les Turcs nomment ce lieu Kiankary. Ce fut à Gangras que commencèrent toutes les misères de cette croisade. L’armée des pèlerins entra dans les montagnes de la Paphlagonie, et les Turcs ne cessèrent point de la poursuivre et de la harceler. Tous ceux que la fatigue retardait dans leur marche, tous ceux qui s’écartaient pour chercher des vivres, tombaient sous les coups des barbares. On divisa l’armée en plusieurs corps, et chaque corps ou plutôt chaque nation était chargée de veiller à la sûreté des pèlerins : tantôt c’étaient les Bourguignons ou les Provençaux, tantôt les Lombards ou les Français, qui repoussaient les attaques ou les surprises de l’ennemi. Malgré toutes ces précautions, la multitude qui n’avait point d’armes périssait sur les chemins, et chaque jour on avait à déplorer la mort d’un grand nombre de croisés. L’armée ne forma plus qu’un seul corps ; alors on souffrit moins des attaques des Turcs, mais la disette s’accrut. L’argent, disent les chroniques, devint chose inutile, car on ne trouvait plus rien à acheter.

Les croisés n’avaient devant eux et autour d’eux que des rochers escarpés et des montagnes arides. L’armée de la croix, semblable à une immense caravane, marchait comme au hasard et sans guides, cherchant des sources, des pâturages, un coin de terre qui ne fût pas frappé de stérilité. La disette devenait chaque jour plus affreuse : à l’exception de quelques hommes riches, qui avaient apporté de Civitot et de Nicomédie de la farine, des viandes sèches, du lard, il n’y avait personne dans l’armée chrétienne qui eût de quoi se nourrir. Des graines et des fruits que les pauvres pèlerins n’avaient jamais vus, les plantes les plus grossières, les herbes sauvages, tout ce que produisait un sol inconnu leur semblait propre à soutenir leur misérable vie.

Dans cette détresse générale, mille hommes de pied s’étaient avancés jusque dans le voisinage de Constamne (le Castamoun des Turcs) : ayant trouvé dans un champ de forge nouvelle, mais non mûre, ils la firent rôtir au feu pour apaiser leur faim ; ils eurent l’idée de faire cuire en même temps un fruit amer que produisent certains arbustes du pays et que les voyageurs appellent la graine jaune. Comme ils s’étaient retirés dans un vallon étroit pour prendre leur pauvre repas, voilà qu’ils sont tout à coup surpris et entoures par une multitude de Turcs : les barbares mirent le feu aux bruyères et aux herbes sèches dont la terre était couverte, et les mille hommes de pied périrent étouffés par l’incendie. Quand la nouvelle en parvint à l’armée, tous les princes chrétiens, dit Albert d’Aix, furent saisis d’épouvante.

Les croisés, après avoir erré pendant plusieurs semaines dans ce labyrinthe des montagnes de la Paphlagonie, vinrent à la fin placer leurs tentes dans une vaste plaine que les chroniques ne nomment point, mais qui doit être la plaine que les Turcs appellent Osmandjik. Ce fut là que l’armée chrétienne eut à combattre une multitude de Turcomans, accourus des bords du Tigre et de l’Euphrate, pour lui fermer les chemins de la Mésopotamie et de la Syrie. Dans la première semaine de juillet, il y eut de grands combats, dans lesquels les chrétiens restèrent constamment serrés en masse, et ne purent être dispersés ni entamés par leurs ennemis. Les pèlerins se préparaient à marcher vers Marah (la petite ville de Mursivan) et déjà un fort situé à deux milles de leur camp était tombé entre leurs mains, lorsque tout à coup la fortune leur devint contraire et les précipita dans un abîme de calamités.

Le lendemain du sabbat, dit l’histoire contemporaine, l’évêque de Milan annonça lui-même qu’il y aurait ce jour-là une grande bataille ; il parcourut les rangs de l’armée, adressant la parole au peuple du Dieu vivant, et montrant aux fidèles le bras du bienheureux Ambroise. Raymond de Saint-Gilles fit porter aussi dans les rangs la lance miraculeuse, trouvée dans la basilique de l’apôtre Pierre à Antioche. Tous les pèlerins confessèrent leurs péchés et reçurent l’absolution au nom de Jésus-Christ.

Chaque nation se rangea en ordre de bataille et se prépara au combat. Les Lombards, placés au premier rang, reçurent d’abord le choc des Turcs : ils combattirent pendant plusieurs heures avec une grande vigueur, mais à la fin, lassés de suivre l’ennemi tour à tour fuyant et revenant à la charge, ils revinrent sous leurs tentes avec l’étendard de l’armée. Le connétable Conrad, après la retraite des Lombards, s’élança au-devant des Turcs, avec les Saxons, les Bavarois, les Lorrains et tous les Teutons ; il combattit jusqu’au milieu de la journée ; à la fin, accablé par une grêle de javelots, dévoré par la faim, épuisé de fatigue, il suivit l’exemple des croisés italiens. Étienne avec ses Bourguignons vint combattre à son tour et se retira de même, après avoir perdu un grand nombre des siens. La victoire allait se décider pour les Turcs, lorsque le comte de Blois et l’évêque de Laon accoururent avec les Français ; ils ne cessèrent de combattre jusqu’au soir ; à la fin, la lassitude et l’épuisement les forcèrent de rentrer dans leur camp, comme l’avaient fait leurs compagnons, laissant un grand nombre des leurs étendus dans la plaine. Raymond de Saint-Gilles fut le dernier qui se présenta au combat ; après avoir soutenu quelque temps les attaques impétueuses de l’ennemi, ayant perdu presque tous ses chevaliers provençaux, abandonné par ses Turcopoles, il chercha sur une roche élevée un asile contre la poursuite des Turcs, et ne dut son salut qu’au secours généreux du duc de Bourgogne.

Quand la nuit fut venue, les deux armées rentrèrent dans leurs camps, placés à deux milles l’un de l’autre : chacun déplorait ses pertes et désespérait de vaincre son ennemi. Tout à couple bruit se répand dans l’armée chrétienne, que Raymond de Saint-Gilles s’est enfui avec ses Turcopoles, et qu’il a pris la route de Sinope. Alors une terreur panique s’empare des pèlerins, et les plus braves sont persuadés qu’il n’y a plus de salut que dans la fuite. Tous ceux qui pouvaient fuir, les guerriers comme la multitude, se précipitent à la fois hors du camp. Cette nouvelle, portée à l’armée des Turcs qui se préparaient aussi à la retraite, releva tout à coup leur courage, et, dès le point du jour, ils accourent au bruit des trompettes et des clairons. Ils se précipitèrent, en jetant des cris affreux, dans les tentes des chrétiens. Quelle désolation dans ce camp, où ne se trouvaient plus que des matrones, des vierges, des enfants et des malades ! quel désespoir parmi toutes ces femmes abandonnées par leurs époux et leurs proches, lorsqu’elles ne voient plus autour d’elles que des barbares dont elles vont devenir la proie ! Nul glaive n’était là pour défendre cette faible et tremblante multitude contre la cruauté des Turcs, que leur chevelure hideuse et leur aspect farouche rendaient, selon l’expression d’Albert d’Aix, semblables à des esprits noirs et immondes. Après avoir pillé le camp, l’ennemi se met à la poursuite des pèlerins. Dans un espace de trois milles, les fuyards et ceux qui les poursuivaient, marchaient sur les besants, sur les vases d’or et d’argent, sur la pourpre et les étoffes de soie. A côté de ces tristes débris du luxe se rencontraient partout les traces du plus horrible carnage. Dans toutes les régions qui s’étendent vers Sinope et vers la mer Noire, il n’y eut pas alors une plaine, un défilé, un lieu habité ou désert, qui ne vît couler le sang des chrétiens. Les chroniques du temps font monter à cent soixante mille le nombre des pèlerins qui succombèrent sous le fer des Turcs ou qui périrent de faim, de fatigue et de désespoir.

Une seconde troupe de pèlerins, conduite par le comte de Nevers et le comte de Bourges, arrivée à Constantinople dans le mois de mai, était partie de Nicomédie vers la fête de la Saint-Jean-Baptiste. Cette armée, composée de quinze mille combattants, traînait à sa suite, comme la précédente, des moines, des femmes, des enfants, une foule de peuple sans armes. Elle arriva à Ancyre après deux semaines de marche ; là, n’apprenant aucune nouvelle des Lombards et redoutant les chemins difficiles de la Paphlagonie, elle dirigea sa route à droite, et marcha vers Iconium, qu’Albert d’Aix appelle Stancone. Les croisés s’arrêtèrent quelques jours devant la capitale de la Lycaonie ; mais, n’ayant pu s’en emparer, ils poursuivirent leur marche vers la ville d’Héraclée (Erécly ou Ercly) sur la route de Tarse. On était alors dans le mois d’août, dans cette saison brûlante où les caravanes mêmes sont obligées de suspendre leur marche ; les sources et les fontaines étaient partout desséchées, plus de trois cents pèlerins moururent de soif. Des informations vagues avaient appris aux croisés qu’il y avait une rivière dans le pays où ils étaient : plusieurs d’entre eux montèrent sur les hauteurs pour la découvrir, mais ils revinrent en disant qu’ils n’avaient vu du haut des montagnes que la ville d’Héraclée dévorée par un incendie ; les habitants, qui s’étaient enfuis, avaient brûlé leurs maisons, comblé les puits, détruit les citernes. Alors se présentèrent les Turcs, qui arrivaient toujours lorsque les pèlerins étaient à moitié vaincus par quelque grande calamité ; une vallée spacieuse, voisine de la ville, devint le théâtre d’un grand combat. Le frère du comte de Nevers, Robert, qui portait l’étendard de l’armée, donna l’exemple de la fuite ; les autres chefs, le comte de Nevers lui-même, abandonnant la foule éperdue des pèlerins, s’enfuirent à Germanicopolis, ville de la Cilicie ; les tentes et les richesses des croisés fugitifs restèrent au pouvoir des Turcs ; des milliers de femmes et d’enfants tombèrent entre les mains des barbares, et furent emmenés dans le Korasan.

Il restait une troisième armée de pèlerins, celle de Guillaume de Poitou, à laquelle s’étaient réunis le comte de Vermandois, l’évêque de Clermont, Wolf IV, duc de Ravière, et la comtesse Ida, margrave d’Autriche. Arrivés à Constantinople, les Allemands et les Aquitains ne savaient rien de ce que les croisés avaient à souffrir dans l’Asie Mineure, car, disent les vieilles chroniques, on ne revenait pas plus de ce pays qu’on ne revient du royaume des morts ; néanmoins de tristes pressentiments préoccupaient leurs pensées : les uns regardaient la Romanie comme un vaste sépulcre où s’engloutissaient les peuples de l’Occident, et voulaient se rendre par mer dans la Palestine ; d’autres disaient que les vengeances et les trahisons d’Alexis suivraient les croisés sur les flots et que les tempêtes serviraient encore mieux ses projets que les Turcs. « Au milieu des incertitudes les plus cruelles, dit Ekkard, on voyait le père se séparer de son fils, le frère de son frère, l’ami de son ami, et dans cette séparation où chacun avait pour but de sauver sa vie il y avait plus d’amertume et de regrets qu’on n’en éprouve pour mourir : l’un voulait se confier aux flots, l’autre traverser la Romanie ; quelques-uns, après avoir pris place dans un vaisseau, se précipitaient sur le rivage, et, rachetant les chevaux qu’ils avaient vendus, couraient à la mort qu’ils voulaient éviter. » Tel est le récit abrégé d’un pèlerin parti d’Occident avec les croisés teutons ; lui-même, après avoir hésité longtemps, prit le parti de s’embarquer, et, sans courir aucun des dangers qu’il craignait, il arriva avec beaucoup d’autres pèlerins au port de Jaffa, secondé par la clémence divine.

Guillaume de Poitou et ses compagnons traversèrent le détroit de Saint-George et se rendirent à Nicomédie vers le temps de la moisson. Une foule innombrable de tout sexe, de tout âge, de toute condition, suivait leurs drapeaux. Cette multitude se mit en marche à travers l’Asie Mineure et prit la même route que Godefroy de Bouillon dans la première croisade : l’armée de Guillaume de Poitou s’empara sur son passage des villes de Philomélium et de Salamieh : elle descendit ensuite vers Héraclée, pour trouver, dit Albert d’Aix, un fleuve ardemment désiré : ce fleuve, que les compagnons du comte de Nevers n’avaient pu découvrir, coule à quelque distance d’Héraclée. Lorsque l’armée chrétienne, accablée par la fatigue et la chaleur, s’en approchait, elle rencontra les Turcs, qui l’attendaient rangés en bataille sur les deux rives. A la suite d’un combat terrible, les chrétiens vaincus prirent la fuite, et le carnage fut effroyable. L’évêque de Clermont en Auvergne, le duc de Bavière, le comte de Poitou, échappèrent presque seuls au glaive des Turcs, en fuyant à travers les montagnes et par des défilés inconnus. Leduc de Vermandois, percé de deux flèches, alla mourir à Tarse, et fut enseveli dans l’église de Saint-Paul. La margrave d’Autriche, et un grand nombre d’illustres matrones disparurent dans le tumulte du combat et de la fuite. Les uns disaient que la margrave avait été écrasée sous les pieds des chevaux, les autres, que les Turcs l’avaient emmenée dans le Korasan, pays, dit Albert d’Aix, que des montagnes et des marais séparaient du reste du monde et dans lequel les chrétiens captifs restaient enfermés comme le troupeau dans l’étable.

Ainsi disparurent trois grandes armées, qui étaient comme autant de nations. Elles périrent toutes les trois de la même manière, par l’imprévoyance des chefs, par l’indiscipline des soldats, et se livrèrent comme d’elles-mêmes au glaive exterminateur des Turcs. Dans la première croisade, il y avait eu aussi de grands malheurs, mais ces malheurs furent quelquefois de la gloire ; ici on ne voit que des calamités. La multitude qui accompagnait les armées contribua beaucoup sans doute à leurs désastres. Le mal était venu de toutes les illusions qu’on s’était faites en Europe sur les victoires des premiers croisés : tout le monde avait voulu partir parce qu’on s’était persuadé qu’il n’y avait plus en Asie ni Turcs ni Sarrasins, et qu’il suffisait de se mettre en route pour arriver sans obstacle et sans péril à Jérusalem.

L’histoire contemporaine nous dit que, dans cette expédition malheureuse, quatre cent mille pèlerins sortirent de ce monde périssable pour vivre éternellement dans le sein de Dieu. Les chroniqueurs ne comptent pas ceux que les Turcs emmenèrent en esclavage ; de toutes les femmes qui étaient parties, et leur nombre devait être très-grand, pas une seule ne revit sa famille. Les croisés qui échappèrent au carnage se retirèrent, les uns à Constantinople, les autres à Antioche ; nous verrons au livre suivant les tristes débris de cette croisade arriver dans le royaume de Jérusalem, où plusieurs princes sauvés miraculeusement du glaive des Turcs perdirent la liberté ou la vie en combattant les Égyptiens. Le duc de Bavière mourut et fut enseveli dans l’île de Chypre ; Harpin de Bourges, qui revint en France, se fit moine de Cluny. Guillaume de Poitou, pour se consoler des malheurs de la croisade, en fit le sujet de ses chansons, et très-souvent, dit Orderic Vital, il répéta ses joyeuses complaintes en présence des rois, des grands et des sociétés chrétiennes.

 

Arrêtons-nous un moment sur le spectacle qui vient de se passer sous nos yeux et dans lequel on voit deux religions se disputer le monde les armes à la main ; portons nos regards en arrière, et voyons ce que cette grande révolution des guerres saintes a produit pour les générations contemporaines et ce qu’elle devait laisser après elle pour les peuples de l’Occident.

On a souvent répété, en parlant de cette première guerre sainte où l’Orient vit une armée de six cent mille croisés, qu'Alexandre avait conquis l’Asie avec une armée de trente mille hommes ; sans reproduire ce qui a été dit là-dessus, nous nous bornerons à faire observer que les Grecs d’Alexandre, dans leur invasion de l’Orient, n’avaient guère à combattre que les Perses, nation efféminée et que la Grèce méprisait, tandis que les croisés eurent à combattre une foule de peuples inconnus, et qu’arrivés en Asie, ils se trouvèrent aux prises avec plusieurs nations de conquérants.

Il n’est pas inutile de dire qu’ici deux religions sont armées l’une contre l’autre ; entre les chrétiens et les musulmans, il ne pouvait y avoir qu’une guerre d’extermination ; si les guerres religieuses sont toujours les plus meurtrières, il n’en est point aussi où il soit plus difficile au vainqueur d’étendre et de conserver ses conquêtes. Cette observation est très-importante pour apprécier le résultat et même le caractère de la première croisade et de celles qui l’ont suivie.

Ce que les hommes éclairés ne pouvaient comprendre dans ce grand mouvement de nations, c’était le motif miraculeux qui animait les chefs et les soldats. « Que penser, dit l’abbé Guibert, qui écrivait quelques années après la croisade, de voir les peuples s’agiter, et, fermant leur cœur à toutes les affections humaines, se lancer tout à coup dans l’exil pour renverser les ennemis du nom du Christ, franchir le monde latin et les limites du monde connu, avec plus d’ardeur et de joie que n’en ont jamais montré les hommes en courant à des jours de fête ? » Le même chroniqueur ajoute que de son temps on ne faisait plus la guerre que poussé par l’avarice, l’ambition, et par des passions profanes et odieuses ; comme l’ardeur des combats était à peu près générale et qu’elle entraînait les populations — c’est toujours l’idée de l’abbé Guibert —, Dieu suscita de nouvelles guerres, qui seraient entreprises pour la gloire de son nom et qu’il conduirait lui-même, des guerres saintes qui offriraient un moyen de salut aux chevaliers et aux peuples, des guerres où ceux qui avaient embrassé la profession des armes pourraient, sans renoncer à leurs habitudes et sans se trouver contraints en quelque sorte de sortir du siècle, obtenir la miséricorde divine. En effet, dès que la guerre se trouva ainsi sanctifiée, tout le monde y courut et voulut marcher sous l’étendard de Dieu.

Un des caractères merveilleux de cette croisade, c’est qu’elle fut annoncée d’avance dans presque tout l’univers. Lorsque les révolutions sont près d’arriver, un secret pressentiment saisit les peuples. On sait les mille prodiges qui avaient précédé le belliqueux réveil de l’Europe chrétienne. Les musulmans eurent aussi leurs présages ; plusieurs signes vus dans le ciel leur avaient annoncé que l’Occident allait se lever contre eux. Pendant le séjour de Robert le Frison à Jérusalem, douze ans avant le concile de Clermont, tous les chefs du peuple musulman étaient restés assemblés depuis le matin jusqu’au soir dans la mosquée d’Omar ; là ils avaient étudié dans les livres de leur loi les menaces prophétiques des constellations : ils surent par des conjectures certaines que des hommes d'une condition chrétienne viendraient à Jérusalem et s’empareraient de tout le pays après de grandes victoires ; mais on ne put savoir en quel temps se vérifieraient les sinistres présages. Ainsi, à mesure que les temps étaient proches, l’Occident et l’Orient attendaient vaguement de grandes choses.

Dans la religieuse ardeur qui embrasa la fin du onzième siècle, deux passions se partagèrent la société chrétienne : la première poussait les hommes à la vie solitaire et contemplative ; l’autre les portait à parcourir le monde et à chercher la rémission de leurs péchés dans le tumulte et le bruit des guerres saintes. D’une part, on disait aux chrétiens : « C’est dans la solitude qu’on trouve le salut, c’est là que le Seigneur distribue ses grâces, c’est là que l’homme devient meilleur et plus digne de la miséricorde divine. » D’un autre côté on leur répétait sans cesse : « Dieu vous appelle à sa défense ; c’est dans le tumulte des camps, c’est dans les périls d’une guerre sainte, que vous obtiendrez les bénédictions du ciel. » Ces deux opinions si opposées étaient prêchées avec le même succès, et trouvaient partout des partisans, des apôtres ou des martyrs. Parmi les plus fervents des fidèles, les uns ne voyaient d’autre moyen de plaire à Dieu que de s’ensevelir dans les déserts ; les autres croyaient sanctifier leur vie en parcourant, l’épée à la main et la croix sur la poitrine, les régions les plus éloignées. Le besoin de la solitude et le zèle de la guerre sacrée étaient si ardents, que jamais l’Europe n’avait vu tant de reclus et tant de soldats : jamais on ne vit s’établir autant de monastères que dans le douzième siècle, et jamais on ne vit d’aussi nombreuses, d’aussi formidables armées. Nous ne chercherons point à caractériser cet étrange contraste ; mais il nous semble qu’un seul homme suffirait ici pour expliquer tout un siècle, et cet homme est Pierre l’Ermite. On se rappelle que le prédicateur de la croisade obéit tout à tour aux deux opinions dominantes de son temps. Né avec une imagination ardente, avec un esprit changeant et inquiet, il se voua d’abord à la vie austère des cénobites, se montra ensuite au milieu de cette multitude qui avait pris les armes à sa voix, et revint enfin mourir dans un cloître. L’ermite Pierre fut donc éminemment l’homme des temps où il vécut, et c’est pour cela qu’il exerça une si grande influence sur ses contemporains. Nous avons eu plusieurs fois l’occasion de remarquer que le plus souvent les hommes qui passent dans la postérité pour avoir dominé leur siècle, sont ceux qui s’en laissaient le plus dominer eux-mêmes, et s’en montraient les interprètes les plus passionnés.

Un des résultats de cette croisade fut de porter l’effroi parmi les nations musulmanes et de les mettre pour longtemps dans l’impuissance de tenter aucune entreprise sur l’Occident. Grâce aux victoires des croises, l’empire grec recula ses limites, et Constantinople, qui était le chemin de l’Occident pour les musulmans, fut à l’abri de leur attaque. Dans cette expédition lointaine, l’Europe perdit la fleur de sa population ; mais elle ne fut point, comme l’Asie, le théâtre d’une guerre sanglante et désastreuse, d’une guerre dans laquelle rien n’était respecté, où les villes et les provinces étaient tour à tour ravagées par les vainqueurs et parles vaincus. Tandis que les guerriers sortis de l’Europe versaient leur sang dans les pays d’Orient, l’Occident était dans une profonde paix. Parmi tous les peuples chrétiens, on regardait alors comme un crime de porter les armes pour une autre cause que celle de Jésus-Christ. Cette opinion contribua beaucoup à arrêter les brigandages et à faire respecter la trêve de Dieu, qui fut, dans le moyen âge, le germe ou le signal des meilleures institutions. Quels que fussent les revers de la croisade, ils étaient moins déplorables que les guerres civiles et les fléaux de l’anarchie féodale qui avaient longtemps ravagé toutes les contrées de l’Occident.

Cette première croisade procura d’autres avantages à l’Europe. L’Orient, dans la guerre sainte, fut en quelque sorte révélé à l’Occident, qui le connaissait à peine. La Méditerranée fut plus fréquentée par les vaisseaux européens ; la navigation fit quelques progrès, et le commerce, surtout celui des Pisans et des Génois, dut s’accroître et s’enrichir par la fondation du royaume de Jérusalem. Une grande partie, il est vrai, de l’or et de l’argent qui se trouvaient en Europe, avait été emportée en Asie par les croisés ; mais ces trésors, enfouis par la crainte ou par l’avarice, étaient perdus depuis longtemps pour la circulation ; l’or qui ne fut point emporté dans la croisade circula plus librement, et l’Europe, avec une moindre quantité d’argent, parut tout à coup plus riche qu’elle ne l’avait jamais été.

Nous ne voyons pas, quoi qu’on en ait dit, que, dans la première guerre sainte, l’Europe ait reçu de grandes lumières de l’Orient. Pendant le onzième siècle, l’Asie était devenue le théâtre des plus effroyables révolutions. A cette époque, les Sarrasins et surtout les Turcs ne cultivaient point les arts et les sciences. Les croisés n’eurent avec eux d’autres rapports que ceux d’une guerre terrible. D’un autre côté, les Francs méprisaient trop les Grecs, chez qui d’ailleurs les sciences et les arts tombaient en décadence, pour en emprunter aucun genre d’instruction. Cependant, comme les événements de la croisade avaient vivement frappé l’imagination des peuples, ce grand et imposant spectacle suffisait pour donner une espèce d’essor à l’esprit humain dans l’Occident.

Nous parlerons ailleurs du caractère de cette croisade ; nous dirons seulement ici quelques mots sur le bien qu’elle a pu faire à la génération contemporaine. On sait assez les malheurs dont elle fut accompagnée. Les désastres sont ce qui nous frappe le plus dans l’histoire, et nous n’avons pas besoin d’y revenir, mais le bien et ses progrès insensibles sont beaucoup moins faciles à apercevoir.

Le premier résultat de la croisade pour la France fut la gloire de nos pères : que de noms illustrés dans cette guerre ! Les souvenirs glorieux sont un avantage réel, car ils fondent l’existence des nations comme celle des familles. On n’a pas oublié l’appel que fit le pape Urbain à la nation belliqueuse des Francs, et l’histoire a raconté les prodiges par lesquels ceux-ci répondirent à l’appel du pontife. Un chroniqueur nous dit que Dieu, en cette occasion, rejeta les grands monarques de la terre, et ne voulut associer à ses desseins que la France, qui s’était trouvée pure devant lui, car aucune hérésie jusque-là n’avait souillé son peuple. L’abbé Guibert, qui avait pris pour titre de son histoire ces mots : Gesta Dei per Francos (Gestes de Dieu par les Francs), a exprimé à la fois la pensée de ses contemporains et celle de la postérité.

Ce qu’il y avait de curieux au temps des croisades, c’est que le monde se croyait vieux et près de son déclin : Guibert s’étonnait que des merveilles comme celles dont on était témoin fussent arrivées dans un temps de décrépitude. La conquête de Jérusalem dut enfin réveiller les esprits et les avertir que le monde n’était point sur sa fin et qu’une grande révolution allait commencer pour renouveler l’Orient et l’Occident. « Nous savons, à n’en pas douter, dit Guibert, que Dieu n’a point entrepris ces choses pour la délivrance d’une seule ville, mais qu’il a jeté en tout lieu des semences qui produiront beaucoup de fruits. » De tout côté déjà on se livrait avec ardeur à l’étude de la grammaire ; le nombre toujours croissant des écoles en rendait l’accès facile aux hommes les plus grossiers ; l’abbé de Nogent, en commençant son histoire, déclare qu’il veut orner son style et que son dessein est de produire un livre digne du temps où il écrit et surtout des merveilles qu’il va célébrer. D’autres écrivains avaient déjà entrepris de tracer l’histoire de cette époque mémorable.

Avant la première croisade, la science de la législation, qui est la première et la plus importante de toutes, n’avait fait que très-peu de progrès. Quelques villes d’Italie et les provinces voisines des Pyrénées, où les Goths avaient fait fleurir les lois romaines, voyaient seules renaître quelques lueurs de civilisation. Parmi les règlements et les ordonnances que Gaston de Béarn avait rassemblés avant de partir pour la croisade, on trouve des dispositions qui méritent d’être conservées par l’histoire, parce qu’elles nous présentent les faibles commencements d’une législation que le temps et d’heureuses circonstances devaient perfectionner. La paix, dit ce législateur du onzième siècle, sera gardée en tout temps aux clercs, aux moines, aux voyageurs, aux dames et à leur suite. — Si quelqu’un se réfugie auprès d’une dame, il aura sûreté pour sa personne en payant le dommage. — Que la paix soit avec le rustique-, que ses bœufs et ses instruments aratoires ne puissent être saisis. Ces dispositions bienfaisantes étaient inspirées par l’esprit de chevalerie, qui avait fait des progrès dans les guerres contre les Sarrasins d’Espagne ; elles étaient surtout l’ouvrage des conciles, qui avaient entrepris d’arrêter les guerres entre particuliers et les excès de l’anarchie féodale. Les guerres saintes d’outre-mer achevèrent ce que la chevalerie avait commencé ; elles perfectionnèrent la chevalerie elle-même. Le concile de Clermont et la croisade qui le suivit ne firent que développer et consolider tout ce que les conciles précédents, tout ce que les plus sages des seigneurs et des princes avaient fait pour l’humanité.

Plusieurs des princes croisés, tels que le duc de Bretagne, Robert, comte de Flandre, signalèrent leur retour par de sages règlements. Quelques institutions salutaires commencèrent à prendre la place des abus violents de la féodalité.

Ce fut surtout en France qu’on remarqua ces changements. Beaucoup de seigneurs avaient affranchi leurs serfs qui les suivaient dans la sainte expédition. Giraud et Giraudet Adhémar de Montheil, qui avaient suivi leur frère, l’évêque du Puy, à la guerre sainte, pour encourager et récompenser quelques-uns de leurs vassaux dont ils étaient accompagnés, leur accordèrent plusieurs fiefs par un acte dressé l’année même de la prise de Jérusalem. On pourrait citer plusieurs actes semblables faits pendant la croisade et dans les premières années qui la suivirent. La liberté attendait dans l’Occident le petit nombre des croisés revenus de la guerre sainte, qui semblaient n’avoir plus d’autre maître que Jésus-Christ.

Le roi de France, quoiqu’il eût été longtemps en butte aux censures de l’Église et qu’il ne se distinguât par aucune qualité personnelle, eut un règne plus heureux et plus tranquille que ses prédécesseurs. Il commença à secouer le joug des grands vassaux de la couronne, dont plusieurs s’étaient ruinés ou avaient péri dans la guerre sainte. On a souvent répété que la croisade mit de plus grandes richesses dans les mains du clergé : c’est un fait qu’on ne saurait nier quoiqu’il ne soit pas également vrai pour les guerres saintes qui suivirent ; mais ne pourrait-on pas dire que le clergé était alors la partie la plus éclairée de la nation et que cet accroissement de prospérité se trouvait dans la nature des choses ? Après la première croisade on put remarquer ce qui se voit chez tous les peuples qui marchent à la civilisation : la puissance tendit à se centraliser dans les mains de celui qui devait protéger la société ; la gloire fut le partage de ceux qui étaient appelés à défendre la patrie ; la considération et la richesse se dirigèrent vers la classe par laquelle devaient arriver les lumières.

Plusieurs villes d’Italie étaient parvenues à un certain degré de civilisation avant la croisade ; mais cette civilisation, fondée sur l’imitation des Grecs et des Romains, bien plus que sur les mœurs, le caractère et la religion des peuples, ne présentait en quelque sorte que des accidents passagers, semblables à ces lueurs soudaines qui se détachent du ciel et brillent un moment dans la nuit. Nous montrerons, dans les considérations générales qui terminent cet ouvrage, combien toutes ces républiques éparses et divisées entre elles, combien toutes ces législations seulement empruntées aux anciens, combien toutes ces libertés précoces qui n’étaient point nées du sol et ne s’accordaient point avec l’esprit du temps, nuisirent à l’indépendance de l’Italie dans les âges modernes. Pour que la civilisation produise ses salutaires effets et que ses bienfaits soient durables, il faut qu’elle prenne ses racines dans les sentiments et les opinions dominantes d’une nation, et qu’elle naisse, pour ainsi dire, de la société elle-même. Ses progrès ne sauraient être improvisés, et tout doit tendre à la fois à la même perfection. Les lumières, les lois, les mœurs, la puissance, tout doit marcher ensemble. C’est ce qui est arrivé en France ; aussi la France devait-elle un jour devenir le modèle et le centre de la civilisation en Europe. Les guerres saintes contribuèrent beaucoup à cette heureuse révolution, et l’on put s’en apercevoir dès la première croisade.