HISTOIRE DES CROISADES

TOME PREMIER

 

LIVRE QUATRIÈME. — MARCHE SUR JÉRUSALEM. - SIÈGE DE LA SAINTE CITÉ. - BATAILLE D’ASCALON. NOUVELLE CROISADE. - CONSIDÉRATIONS. - 1099-1101.

 

 

Les croisés poursuivent leur route vers Jérusalem ; parfaite régularité de leurs mouvements ; itinéraire ; transports qui éclatent dans l’armée lorsqu’elle aperçoit la cité sainte ; notice historique sur la ville de David ; moyens de défense des Sarrasins ; rencontre avec l’ennemi ; investissement et siège ; récits douloureux des chrétiens fugitifs ; insuccès d’un premier assaut ; le manque d’eau et de vivres paralyse les opérations ; les Génois apportent un secours inespéré ; on coupe du bois pour construire des machines ; Tancrède et Raymond abjurent leurs inimitiés réciproques ; discours de Pierre l’Ermite à la vue des profanations commises par les assiégés ; on se dispose à un assaut général.

 

On se rappelle qu'Antioche avait vu devant ses remparts plus de trois cent mille croisés sous les armes. Deux cent mille avaient été moissonnés par les combats, la misère et les maladies. Un grand nombre de pèlerins n’avaient pu supporter les fatigues de la guerre sainte, et, perdant l’espoir de voir Jérusalem, ils étaient retournés en Occident. Plusieurs avaient fixé leur demeure dans Antioche, dans Édesse, ou dans d’autres villes qu’ils avaient délivrées de la domination des infidèles. Aussi l’armée qui devait faire la conquête des saints lieux comptait à peine sous ses drapeaux cinquante mille combattants.

Cependant les chefs n’hésitèrent point à poursuivre leur entreprise. Les guerriers qui restaient dans les rangs avaient résisté à toutes les épreuves. Ils ne traînaient plus à leur suite une multitude inutile et embarrassante. Moins ils étaient nombreux, moins on avait à redouter l’indiscipline, la licence et la disette. Fortifiés en quelque sorte par leurs pertes, ils étaient peut-être plus redoutables qu’au commencement de la guerre. Le souvenir de leurs exploits soutenait leur confiance et leur bravoure, et la terreur qu’inspiraient leurs armes pouvait faire croire à l’Orient qu’ils avaient encore une armée innombrable.

Après avoir vaincu l’émir de Tripoli dans une sanglante bataille et l’avoir forcé d’acheter par un tribut la paix et le salut de sa capitale, tous les croisés se mirent en marche vers Jérusalem. On était alors à la fin de mai : les parures du printemps et les trésors de l’été couvraient les campagnes qui s’étendent entre la mer de Phénicie et les montagnes du Liban. Des moissons de froment et d’orge, déjà jaunies par le soleil de la Syrie, de nombreux troupeaux répandus dans les vallons ou au penchant des collines, des orangers, des jujubiers et des grenadiers dont les fruits éclatants leur annonçaient la terre de promission ; les eaux abondantes, les champs couverts de grands oliviers et de mûriers, les palmiers, que les croisés trouvaient pour la première fois sur leur chemin, toutes les richesses d’un sol fécond se déployaient sous les yeux d’une armée qui avait passé par les tristes aspects des régions stériles et qui avait connu les tourments de la faim. L’enthousiasme des guerriers de la croix se ranimait à la vue de ce Liban dont l’Écriture avait vanté la gloire, et sans doute plus d’un pèlerin cherchait des yeux, dans ces montagnes, les aigles et les cèdres si fameux.

Parmi les productions des rivages de Phénicie, une plante dont le suc était plus doux que le miel attira surtout l’attention des croisés. Cette plante était la canne à sucre ; on la cultivait dans plusieurs provinces de la Syrie, et surtout dans le territoire de Tripoli, où l’on avait trouvé le moyen d’en extraire la substance que les habitants appelaient zucra. Au rapport d’Albert d’Aix, elle avait été d’un grand secours aux chrétiens poursuivis par la famine aux sièges de Marrah et d’Archas. Cette plante, qui est aujourd’hui une production si importante dans le commerce, avait été jusqu’alors ignorée dans l’Occident. Les pèlerins la firent connaître en Europe ; vers la fin des croisades, elle fut transportée en Sicile et en Italie, tandis que les Sarrasins l’introduisaient dans le royaume de Grenade, d’où les Espagnols la transportèrent dans la suite à Madère et dans les colonies d’Amérique.

L’armée chrétienne suivait les côtes de la mer, où elle pouvait être approvisionnée par les flottes des Pisans, des Génois, et par celle des pirates flamands. Il y avait, dit le moine Robert, trois routes pour se rendre à Jérusalem, l’une par Damas, facile et presque toujours en plaine ; l’autre par le Liban, difficile pour les transports ; la troisième par les bords de la mer. C’est cette dernière qu’avaient prise les guerriers de la croix. Une foule de chrétiens et de pieux solitaires qui habitaient le Liban accouraient pour visiter leurs frères d’Occident, leur apportaient des vivres, et les conduisaient dans leur route.

Les chroniques contemporaines se plaisent à célébrer l’ordre admirable qui régnait dans cette armée si longtemps agitée par la discorde. Des porte-étendards marchaient à la tête des pèlerins ; venaient ensuite les différents corps de l’armée ; au milieu d’eux se trouvaient les bagages ; le clergé, la foule du peuple sans armes, fermaient la marche. Les trompettes retentissaient sans cesse, et les premiers rangs s’avançaient lentement pour que les pèlerins les plus faibles pussent suivre les drapeaux. Chacun veillait à son tour pendant la nuit, et, lorsqu’on avait quelque sujet de crainte, toute l’armée était prête à combattre. On punissait ceux qui manquaient à la discipline, on instruisait ceux qui n’en connaissaient pas les lois ; les chefs et les prêtres exhortaient tous les croisés à s’aider les uns les autres, à donner l’exemple des vertus évangéliques : tous étaient braves, patients, sobres, charitables, ou s’efforçaient de l’être.

Les croisés passèrent sur les terres de Rotrys (aujourd’hui Batroun), de Byblos (Gebaïl) et traversèrent le Lycus (Nahr-el-Kelb) à son embouchure. Telle était la crainte qui se répandait à leur approche, parmi les musulmans, qu’ils ne rencontrèrent point d’ennemis dans des lieux où, d’après le récit d’un témoin oculaire, cent guerriers sarrasins auraient suffi pour arrêter le genre humain tout entier. Après avoir franchi les défilés de l’embouchure du Lycus, l’armée chrétienne trouva une marche facile dans le riche territoire de Berithe (Beyrouth} ; ils virent Sidon et Tyr, et se reposèrent dans les riants jardins de ces vieilles métropoles, auprès de leurs belles eaux. Les musulmans, enfermés dans leurs murailles, envoyèrent aux pèlerins des provisions, les conjurant de respecter les jardins et les vergers, parure et richesse de leur pays. Avant d’arriver à Tyr, ils séjournèrent trois jours sur les bords du Nar-Kasemieh dans un frais vallon. Ils y furent assaillis par des serpents ou des insectes qu’on appelait tarentes et dont la piqûre leur causait une enflure subite avec des douleurs insupportables et mortelles. La vue de ces reptiles, qu’ils chassaient soit en frappant des pierres les unes contre les autres, soit en faisant retentir leurs boucliers, remplit les pèlerins de crainte et de surprise ; mais ce qui dut les étonner encore davantage, c’est l’étrange remède que leur indiquèrent les habitants, et qui, sans doute, fut pour eux bien plus un sujet de scandale qu’un moyen de guérison. Quelques soldats musulmans, sortis de Sidon, osèrent menacer les croisés à leur départ, et telle était la disposition des chefs de l’armée chrétienne, qu’ils ne profitèrent point de ce prétexte pour s’emparer de la ville ou pour arracher quelques tributs aux habitants : rien ne pouvait plus les distraire de leur grande entreprise. La plupart des princes que la guerre avait ruinés ne cherchaient plus à s’enrichir par des conquêtes ; pour entretenir leurs soldats, ils s’étaient mis à la solde du comte de Toulouse qu’ils n’aimaient point. Cette espèce d’abaissement dut coûter à leur fierté ; mais, à mesure qu’ils approchaient de la ville sainte, on eût dit qu’ils perdaient quelque chose de leur ambition ou de leur indomptable orgueil, et qu’ils oubliaient leurs prétentions et leurs querelles.

Les chrétiens, suivant toujours les bords de la mer, laissèrent derrière eux les montagnes, et arrivèrent dans la plaine de Ptolémaïs, aujourd’hui Saint-Jean d’Acre. L’émir qui commandait dans cette ville pour le calife d’Égypte leur envoya des vivres, et leur promit de se rendre lorsqu’ils seraient maîtres de Jérusalem. Comme les croisés n’avaient point le projet d’attaquer Ptolémaïs, ils reçurent avec joie la soumission et les promesses de l’émir égyptien ; mais le hasard leur fit bientôt connaître que le gouverneur de la ville n’avait d’autre intention que celle de les éloigner de son territoire et de leur susciter des ennemis dans le pays qu’ils allaient traverser. L’armée chrétienne, après avoir quitté les campagnes de Ptolémaïs, avait laissé Caïpha à sa droite, et avait pu contempler le Carmel ; elle campait près de l’étang de Césarée, lorsqu’une colombe, échappée des serres d’un oiseau de proie, tomba sans vie au milieu des soldats chrétiens. L’évêque d’Apt, qui ramassa cet oiseau, trouva sous ses ailes une lettre écrite par l’émir de Ptolémaïs à celui de Césarée : « La race maudite des chrétiens, disait l’émir, vient de traverser mon territoire ; elle va passer sur le vôtre : que tous les chefs des villes musulmanes soient avertis de sa marche, et qu’ils prennent des mesures pour écraser nos ennemis. » Cette lettre fut lue dans le conseil des princes et devant toute l’armée. Les croisés, au rapport de Raymond d’Agiles, témoin oculaire, firent éclater leur surprise et leur joie, et ne doutèrent plus que Dieu ne protégeât leur entreprise, puisqu’il leur envoyait des oiseaux du ciel pour leur révéler les secrets des infidèles.

Remplis d’un nouvel enthousiasme, ils continuèrent leur route, s’éloignèrent des côtes de la mer, et laissèrent à leur droite Antipatride et Joppé ; s’avançant à travers une vaste plaine, ils arrivèrent à Lydda, l’ancienne Diospolis, célèbre par le martyre de saint George. On se rappelle que saint George était le patron des guerriers chrétiens, et que souvent ils avaient cru le voir, au milieu des batailles, combattant avec eux les infidèles. Les croisés laissèrent à Lydda un évêque et des prêtres pour desservir les autels de l’illustre martyr, et lui consacrèrent la dîme de toutes les richesses enlevées aux musulmans. Ils s’emparèrent ensuite de Ramla, ville qui n’est point nommée dans l’Écriture, mais que les croisades devaient rendre célèbre. Réunis dans cette cité qu’ils avaient trouvée sans habitants, les croisés n’étaient plus qu’à dix lieues de Jérusalem. On aura quelque peine à croire ce que nous allons rapporter. Ces guerriers magnanimes, qui avaient bravé tant de périls et vaincu tant de peuples pour arriver sous les murs de la cité sainte, délibérèrent alors pour savoir s’ils iraient assiéger le Caire ou Damas. Ne voyant plus autour d’eux cette multitude de combattants qui avaient conquis Antioche et Nicée, l’espérance de la victoire parut un moment les abandonner ; les dangers et les malheurs qui les attendaient aux portes de la ville promise à leurs armes vinrent tout à coup effrayer leurs pensées, et touchant à la dernière de leurs épreuves, ils semblaient se dire au fond du cœur, comme l'Homme-Dieu, au moment d’achever son douloureux sacrifice, que ce calice passe loin de nous ! Cependant le souvenir de leurs exploits, les sentiments que devait leur inspirer le voisinage des saints lieux, triomphèrent de leur hésitation, et, d’une voix unanime, les chefs résolurent de poursuivre leur marche vers Jérusalem.

Tandis que l’armée chrétienne s’avançait, les musulmans qui habitaient les deux rives du Jourdain, les frontières de l’Arabie et les vallées de Sichem, accouraient dans la capitale de la Palestine, les uns pour la défendre les armes à la main, les autres pour y chercher un asile avec leurs familles et leurs troupeaux. Sur leur passage, les chrétiens du pays étaient accablés d’outrages et chargés de fers ; les oratoires et les églises étaient livrés au pillage et aux flammes. Toutes les contrées voisines de Jérusalem présentaient le spectacle de la désolation ; les campagnes et les cités retentissaient partout du tumulte et des menaces de la guerre.

En partant de Ramla et de Lydda, les croisés se rapprochèrent des montagnes de la Judée. Ces montagnes, sur lesquelles Jérusalem est assise, n’ont point l’aspect du Taurus ni celui du Liban : les cimes bleuâtres, que le ciel paraît avoir privées de sa rosée bienfaisante, sont sans verdure et sans ombrages ; ces solitudes arides n’ont d’autres habitants que le sanglier et la gazelle, l’aigle et le vautour. Leur physionomie a quelque chose des tristesses d’Israël et rappelle aux voyageurs la poésie austère et mélancolique des prophètes. C’est surtout du côté de l’est et du côté du sud que le pays de Jérusalem s’offre au voyageur avec une pâle nudité ; le côté de l’ouest, par où arrivaient les guerriers de la croix, a des collines couvertes d’arbustes, et quelques vergers d’oliviers annoncent le voisinage des pauvres bourgades.

L’armée chrétienne s’avança dans une étroite vallée, entre deux montagnes brûlées par les feux du soleil. La route qu'elle suivait avait été creusée par les torrents ; la pluie des orages y avait accumulé des roches détachées des monts ; des amas de sable, des abîmes ouverts par la rapidité des eaux, fermaient quelquefois le chemin. Dans ces passages difficiles, la moindre résistance des musulmans pouvait triompher de la foule des pèlerins, et, s’ils ne rencontrèrent point alors d’ennemis, ils durent penser que Dieu lui-même leur livrait les avenues de la ville sainte.

Après avoir marché depuis l’aurore, l’armée des croisés arriva vers le soir au village d’Anathot, que Guillaume de Tyr appelle mal à propos Emmaüs. Anathot était situé dans une vallée arrosée par une source abondante ; les croisés résolurent d’y passer la nuit. Ce fut là qu’ils reçurent des nouvelles de Jérusalem, qui n’était plus qu’à une distance de six milles ; des chrétiens fugitifs racontaient que tout était en feu dans la Galilée, dans le pays de Naplouse, dans le voisinage du Jourdain ; les musulmans accouraient avec leurs troupeaux dans la ville sainte ; sur leur passage, ils brûlaient les églises, pillaient les maisons des chrétiens. Les chefs de l’armée reçurent alors une députation des fidèles de Bethléem, qui envoyaient demander du secours contre les Turcs. Godefroy accueillit les députés et fit aussitôt partir Tancrède avec cent cavaliers armés de cuirasses. Les croisés furent reçus à Bethléem au milieu des bénédictions du peuple chrétien ; ils visitèrent, en chantant les cantiques de la délivrance, l'étable où naquit le Sauveur ; le brave Tancrède fit arborer son drapeau sur la sainte métropole, à l’heure même où la naissance de Jésus avait été annoncée aux bergers de la Judée.

Personne ne put se livrer au sommeil pendant la nuit passée à Anathot. Une éclipse de lune répandit tout à coup les plus profondes ténèbres ; la lune se montra ensuite comme couverte d’un voile ensanglanté ; les pèlerins furent saisis de terreur, mais ceux qui connaissaient la marche et le mouvement des astres, dit Albert d’Aix, rassurèrent leurs compagnons, en leur disant qu’une éclipse de soleil aurait pu être funeste aux chrétiens, mais qu’une éclipse de lune annonçait évidemment la destruction des infidèles. Dès le lever du jour, tout le monde se mit en marche. Les croisés laissaient à leur droite le château de Modin, fameux par la sépulture des Machabées ; mais cette ruine vénérable attira à peine leurs regards, tant la ville de Jérusalem les préoccupait. Ils traversèrent sans s’y arrêter la vallée du Térébinthe, célébrée par les prophètes ; ils traversèrent de même le torrent où David ramassa les cinq cailloux avec lesquels il terrassa le géant Goliath ; à leur droite et à leur gauche s’élevaient des montagnes où campèrent les armées d’Israël et celles des Philistins : tous ces souvenirs historiques étaient perdus pour les guerriers de la croix. Lorsqu’ils eurent gravi la dernière montagne qui les séparait de la ville sainte, tout à coup Jérusalem leur apparut. Les premiers qui l’aperçurent s’écrièrent avec transport : Jérusalem ! Jérusalem ! Le nom de Jérusalem vole de bouche en bouche, de rang en rang, et retentit dans les vallées où se trouvait encore l’arrière-garde des croisés. « O bon Jésus, dit le moine Robert, témoin oculaire, lorsque les chrétiens virent ta cité sainte, que de larmes coulèrent de leurs yeux ! » Les uns sautent à bas de leurs chevaux, et se mettent à genoux ; les autres baisent cette terre foulée par le Sauveur, en poussant de longs soupirs ; plusieurs jettent bas leurs armes et tendent les bras vers la ville de Jésus-Christ : tous répètent ensemble : Dieu le veut ! Dieu le veut ! et renouvellent le serment qu’ils ont fait tant de fois de délivrer Jérusalem.

L’histoire fournit peu de notions positives sur la fondation et l’origine de Jérusalem. L’opinion commune est que Melchisédec, qui est appelé roi de Salem, dans l’Écriture, y faisait sa résidence ; elle fut ensuite la capitale des Jébuséens, ce qui lui fit donner le nom de ville de Jébus. Du nom de Jébus et de celui de Salem, qui signifie vision ou séjour de la paix, on avait formé le nom de Jérusalem, que la cité porta sous les rois de Juda.

Dès la plus haute antiquité, Jérusalem ne le cédait en magnificence à aucune des villes de l’Asie. Jérémie la nomme ville admirable à cause de sa beauté ; David l’appelle la plus glorieuse et la plus illustre des villes d'Orient. Par la nature de sa législation toute religieuse, elle montra toujours un invincible attachement pour ses lois ; mais elle fut souvent en butte au fanatisme de ses ennemis et de ses propres habitants. Ses fondateurs, dit Tacite, ayant prévu que l’opposition des mœurs serait une source de guerres, avaient mis tous leurs soins à la fortifier, et, dans les premiers temps de l’empire romain, elle était une des places les plus fortes de l’Asie.

Jérusalem, appelée tour à tour par les musulmans la Sainte, la Maison sainte, la Noble, formait au temps des croisades comme aujourd’hui un carré, plus long que large, d’une lieue de circuit. Elle renferme dans son enceinte quatre collines qui sont comme autant de mouvements de terrain à travers l’étendue de la cité : le Moriah, où la mosquée d’Omar occupe une portion de l’emplacement du temple de Salomon ; le Golgotha, sur lequel s’élève l’église de la Résurrection, le Bézétha, l’Acra. Une moitié seulement du mont Sion est enfermée dans les murs de Jérusalem, du côté du midi. Au temps des rois hébreux, la ville sainte avait une plus grande étendue ; à l’époque de sa reconstruction par Adrien après les malheurs de la conquête, elle perdit de son antique enceinte au midi, à l’ouest et au nord. La montagne des Oliviers domine Jérusalem du côté de l’orient ; entre la montagne et la ville, la vallée de Josaphat se présente comme un large ravin au fond duquel est le torrent de Cédron.

Comme Jérusalem, sous la domination des musulmans, excitait sans cesse l’ambition des conquérants, et que chaque jour de nouveaux ennemis s’en disputaient la possession, on n’avait point négligé de la fortifier. Les Egyptiens, qui venaient de la conquérir sur les Turcs, se préparaient à la défendre, non plus contre les guerriers qu’ils avaient vaincus, mais contre des ennemis que les remparts d’Antioche et d’innombrables armées n’avaient pu arrêter dans leur marche victorieuse.

A l’approche des croisés., le lieutenant du calife, Iftikhar-édaulé, avait fait combler ou empoisonner les citernes, et s’était environné d’un désert où les chrétiens devaient se trouver en proie à tous les genres de misères. Les vivres, les provisions nécessaires à un long siège, avaient été transportés dans la place. Un grand nombre d’ouvriers s’occupaient jour et nuit de creuser les fossés, de réparer les tours et les remparts. La garnison s’élevait à quarante mille hommes ; vingt mille habitants avaient pris les armes. Les imans parcouraient les rues, exhortant le peuple à la défense de la ville ; des sentinelles veillaient sans cesse sur les minarets, sur les murailles de Jérusalem et sur la montagne des Oliviers.

Dans la nuit qui précéda l’arrivée de l’armée chrétienne, plusieurs guerriers égyptiens s’étaient avancés au-devant des croisés. Baudouin du Bourg avec ses chevaliers marcha à leur rencontre : accablé par le nombre, il fut bientôt secouru par Tancrède, qui accourait de Bethléem. Après avoir poursuivi l’ennemi jusqu’aux portes de la ville sainte, le héros normand laissa ses compagnons et se rendit seul sur le mont des Oliviers, d’où il contempla à loisir la cité promise aux armes et à la dévotion des pèlerins. Il fut troublé dans sa pieuse contemplation par cinq musulmans qui sortirent de la ville et vinrent l’attaquer. Tancrède ne chercha point à éviter le combat ; trois des assaillants tombèrent sous ses coups ; les deux autres s’enfuirent vers la ville. Sans hâter ni ralentir sa marche, Tancrède vint ensuite rejoindre le gros de l’armée, qui, dans son enthousiasme, s’avançait sans ordre et s’approchait de la sainte cité, en chantant ces paroles d’Isaïe : Jérusalem, lève les yeux et vois le libérateur qui vient briser tes fers.

Dès le lendemain de leur arrivée, les croisés s’occupèrent de former le siège de la place. Une esplanade couverte d’oliviers s’étend sur le côté septentrional ; là, le terrain présente une surface unie, et c’est l’endroit autour de la ville qui peut le mieux se prêter au campement d’une armée. Godefroy de Bouillon, Robert, comte de Normandie, Robert, comte de Flandre, dressèrent leurs tentes au milieu de cette esplanade ; leur camp s’étendait entre la grotte de Jérémie et les sépulcres des rois. Ils avaient devant eux la porte appelée maintenant porte de Damas, et la petite porte d’Hérode, aujourd’hui murée. Tancrède planta ses pavillons à la droite de Godefroy et des deux Robert, sur le terrain qui fait face au nord-ouest des murailles. Après le camp de Tancrède, venait celui de Raymond, comte de Toulouse, en face de la porte du couchant. Ses tentes couvraient les hauteurs appelées maintenant collines de Saint-George, séparées des remparts par l’étroite vallée de Réphaïm et par une vaste piscine. Cette position ne lui permettait pas de concourir utilement au siège : c’est ce qui le détermina à transporter une partie de son camp vers le côté méridional de la ville, sur le mont Sion, au lieu même où Jésus-Christ avait célébré la Pâque avec ses disciples. Alors, comme aujourd’hui, la partie du mont Sion qui ne se trouvait pas enfermée dans la ville, présentait peu d’étendue. Les croisés qui s’y étaient établis pouvaient être atteints par les flèches lancées du haut des tours et des remparts. Les dispositions militaires des chrétiens laissaient libres les côtés de la ville défendus au midi par la vallée de Gihon ou de Siloé, à l’orient par la vallée de Josaphat. La cité sainte ne fut donc investie qu’à moitié par les pèlerins. Seulement on avait établi sur le mont des Oliviers un camp de surveillance.

Autour de Jérusalem, chaque pas que faisaient les pèlerins leur rappelait un souvenir cher à la religion. Ce territoire révéré des chrétiens n’avait point de vallée, point de rocher qui n'eût un nom dans l’histoire sacrée. Tout ce qu’ils voyaient réveillait ou échauffait leur enthousiasme. Ils ne pouvaient surtout détacher leurs regards de la ville sainte, et gémissaient sur l’état d’abaissement où elle était tombée. Cette cité, jadis si superbe, semblait ensevelie dans ses propres ruines, et l’on pouvait alors, pour nous servir des expressions de Josèphe, se demander dans Jérusalem même où était Jérusalem. Avec ses maisons carrées, sans fenêtres et surmontées d’une terrasse plate, elle s’offrait aux yeux des croisés comme une masse énorme de pierres entassées entre des rochers. On n’apercevait çà et là, dans son enceinte, que quelques cyprès, quelques palmiers, parmi lesquels s’élevaient des clochers dans le quartier des chrétiens, et des mosquées dans celui des infidèles. Dans les vallons et sur les coteaux voisins de la ville, que les antiques traditions représentaient comme couverts de jardins et d’ombrages, croissaient avec peine des oliviers épars et l’arbuste épineux du rhamnus. L’aspect de ces campagnes stériles, de ces rochers fendus, de ce sol pierreux et rougeâtre, de cette nature brûlée par le soleil, présentait partout aux pèlerins des images de deuil, et mêlait une sombre tristesse à leurs sentiments religieux. Il leur semblait entendre la voix des prophètes qui avaient annoncé la servitude et les malheurs de la cité de Dieu, et, dans l’excès de leur dévotion, ils croyaient être appelés à lui rendre son éclat et sa splendeur.

Ce qui enflamma encore le zèle des croisés pour la délivrance de la ville sainte, ce fut l’arrivée parmi eux d’un grand nombre de chrétiens sortis de Jérusalem, et qui, privés de leurs biens, chassés de leurs maisons, venaient chercher des secours et un asile au milieu de leurs frères d’Occident. Ces chrétiens racontaient les persécutions qu’avaient fait essuyer les musulmans à tous ceux qui adoraient Jésus-Christ. Les femmes, les enfants, les vieillards, étaient retenus en otage ; les hommes en état de porteries armes se voyaient condamnés à des travaux qui surpassaient leurs forces. Le chef du principal hospice des pèlerins avait été jeté dans les fers avec un grand nombre de chrétiens. On avait pillé les trésors des églises pour fournir à l’entretien des soldats musulmans. Le patriarche Siméon s’était rendu dans l’île de Chypre, pour y implorer la charité des fidèles et sauver son troupeau menacé de la destruction, s’il ne payait point l’énorme tribut imposé par les oppresseurs de la ville sainte. Chaque jour enfin les chrétiens de Jérusalem étaient accablés de nouveaux outrages, et plusieurs fois les infidèles avaient formé le projet de livrer aux flammes et de détruire de fond en comble le saint sépulcre et l’église de la Résurrection.

Les chrétiens fugitifs, en faisant aux pèlerins ces douloureux récits, les exhortaient à presser l’attaque de Jérusalem. Dès les premiers jours du siège, un solitaire qui avait fixé sa retraite sur le mont des Oliviers vint unir ses prières à celles des chrétiens chassés de la ville, et conjura les croisés, au nom de Jésus-Christ, dont il se disait l’interprète, de livrer un assaut général. Ceux-ci, qui n’avaient ni échelles ni machines de guerre, s’abandonnèrent aux conseils du pieux ermite, et crurent que leur audace et leurs épées suffisaient pour renverser les remparts des ennemis. Les chefs, qui avaient vu tant de prodiges opérés par la valeur et l’enthousiasme des soldats chrétiens et qui n’avaient point oublié les longues misères du siège d’Antioche, cédèrent sans peine à l’impatience de l’armée ; d’ailleurs, la vue de Jérusalem avait enflammé les croisés d’une ardeur qu’on pouvait croire invincible, et les moins crédules ne doutaient point que Dieu ne secondât leur bravoure par des miracles.

Au premier signal, l’armée chrétienne s’avança en bon ordre vers les remparts. Les uns, réunis en bataillons serrés, se couvraient de leurs boucliers, qui formaient au-dessus de leurs têtes une voûte impénétrable ; ils s’efforçaient d’ébranler les murailles à coups de piques et de marteaux, tandis que les autres, rangés en longues files, restaient à quelque distance et se servaient de la fronde et de l’arbalète. L’huile et la poix bouillante, de grosses pierres, d’énormes poutres, tombaient sur les premiers rangs des chrétiens. Rien ne pouvait intimider l’audace des assaillants. Déjà l’avant-mur s’était écroulé sous leurs coups ; mais la muraille intérieure leur opposait un obstacle invincible. Il ne se trouvait qu’une seule échelle qui pût atteindre à la hauteur des murs : mille braves se disputent l’honneur d’y monter, et quelques-uns d’entre eux, parvenus au sommet de la muraille, combattent corps à corps avec les Égyptiens, qui ne peuvent comprendre le prodige d’un aussi grand courage. Sans doute les croisés seraient entrés ce jour-là même dans Jérusalem, s’ils avaient eu les instruments et les machines nécessaires : mais les assiégés ne tardèrent pas à revenir de leur surprise ; le ciel ne fit point les miracles promis par le solitaire ; les premiers des assaillants, accablés par le nombre, ne purent être secourus par leurs compagnons, et ne trouvèrent qu’une mort glorieuse sur les murs qu’ils avaient franchis.

Les chrétiens rentrèrent dans leur camp en déplorant leur imprudence et leur crédulité. Ce premier revers leur apprit qu’ils ne devaient pas toujours compter sur des prodiges, et qu’il leur fallait avant tout construire des machines de guerre ; mais il était difficile de se procurer le bois nécessaire dans un pays qui n’offrait qu’un terrain nu et des rochers stériles. Plusieurs détachements furent envoyés à la découverte. Le hasard leur fit trouver, au fond d’une caverne, de grosses poutres, qui furent transportées dans le camp. On démolit les maisons et même les églises du voisinage qui n’avaient point été livrées aux flammes, et tout le bois échappé aux ravages des ennemis fut employé à la construction des machines.

Cependant les travaux du siège ne répondaient point à l’impatience des croisés et ne pouvaient prévenir les maux qui menaçaient encore l’armée chrétienne. Les plus grandes chaleurs de l’été avaient commencé au moment où les pèlerins étaient arrivés devant Jérusalem. Le torrent de Cédron était desséché ; toutes les citernes du voisinage avaient été comblées ou empoisonnées. La fontaine de Siloé, qui coulait par intervalles, ne pouvait suffire à la multitude des pèlerins. Sous un ciel de feu, au milieu d’une contrée aride, l’armée chrétienne se trouva bientôt en proie à toutes les horreurs de la soif.

Dès lors il n’y eut plus parmi les chefs et les soldats qu’une seule pensée, celle de se procurer l’eau nécessaire. La foule des pèlerins, au risque de tomber entre les mains des musulmans, erraient nuit et jour dans les montagnes et les vallées ; lorsqu’ils avaient découvert une source ou une citerne, ils y accouraient, ils s’y pressaient en foule, et souvent on se disputait les armes à la main quelques gouttes d’une eau fangeuse. Les habitants du pays apportaient au camp des outres remplies d’une eau qu’ils avaient puisée dans de vieilles citernes ou dans des marais ; la foule haletante se pressait autour d’eux, et les plus pauvres des pèlerins donnaient deux pièces de monnaie pour obtenir une boisson fétide où se trouvaient mêlés des vers malfaisants, des sangsues qui leur causaient des maladies mortelles. Quand on présentait cette eau aux chevaux, ils la flairaient, et manifestaient aussitôt leur dégoût en la repoussant par un fort soufflement des naseaux. Loin des verts pâturages, tristement étendus sur le sol poudreux du camp, ils ne s’animaient plus au bruit des clairons et n’avaient plus la force de porter leurs cavaliers dans les combats. Les bêtes de somme, abandonnées à elles-mêmes, périssaient misérablement, et leurs cadavres, frappés d’une putréfaction soudaine, répandaient dans l’air des exhalaisons empoisonnées.

Chaque jour ajoutait aux maux que souffraient les croisés ; chaque jour les feux du midi devenaient plus ardents ; l’aurore n’avait plus de rosée, la nuit plus de fraîcheur. Les plus robustes des guerriers languissaient immobiles dans leurs tentes, implorant la pluie des orages, ou les miracles par lesquels le Dieu d’Israël avait fait jaillir une eau rafraîchissante des rochers du désert. Tous maudissaient ce ciel étranger, dont le premier aspect les avait remplis de joie et qui, depuis le commencement du siège, semblait verser sur eux toutes les flammes de T enfer ; les plus fervents s’étonnaient surtout de souffrir ainsi à l’aspect de la ville du salut ; mais, ne perdant rien de leur enthousiasme et ne cherchant plus que la mort, on les voyait quelquefois se précipiter vers les remparts de la cité de Dieu, et baiser avec transport des pierres insensibles, en s’écriant d’une voix entrecoupée de sanglots : Ô Jérusalem ! reçois nos derniers soupirs ; que tes murailles tombent sur nous et que la sainte poussière qui t’'environne recouvre nos ossements.

Cette calamité de la soif était si grande qu’on s’apercevait à peine du manque de vivres. Tous les genres de misère s’étaient réunis pour accabler les croisés. Si les assiégés avaient attaqué alors l’armée chrétienne, ils en auraient triomphé facilement ; mais l’Orient n’avait point oublié les victoires des soldats de la croix, et ce souvenir les protégeait dans leur détresse ; ils connurent un moment le désespoir, mais jamais la crainte. Leur sécurité héroïque au milieu de tant de maux et de périls les fit respecter de leurs ennemis, qui tremblaient encore à leur aspect, et les croyaient toujours invincibles.

Tandis que les chrétiens déploraient leur misère et se désolaient surtout de n’avoir point assez de machines de guerre pour livrer un assaut, il leur arriva tout à coup un secours qu’ils n’espéraient point. On apprit dans le camp qu’une flotte génoise était entrée au port de Joppé, chargée de munitions et de provisions de toute espèce. Cette nouvelle rendit quelque joie à la multitude des pèlerins. Un corps de trois cents hommes, commandé par Raymond Pelet, partit du camp pour aller au-devant du convoi que le ciel semblait envoyer à l’armée chrétienne. Ces trois cents croisés, après avoir, dans le voisinage de Lidda, battu et dispersé les musulmans, entrèrent dans la ville de Joppé, abandonnée par ses habitants. La flotte chrétienne avait été surprise et brûlée par celle des infidèles ; mais on avait eu le temps d’en retirer des vivres et une grande quantité d’instruments propres à construire des machines de guerre ; tout ce qu’on avait pu sauver fut transporté au camp des chrétiens ; ce convoi, attaqué plusieurs fois par les infidèles, arriva sous les murs de Jérusalem, suivi d’un grand nombre d’ingénieurs et de charpentiers génois, dont la présence ranima l’émulation et le courage parmi les assiégeants.

Comme on n’avait point assez de bois pour la construction des machines, un Syrien, selon Guillaume de Tyr, Tancrède lui-même, s’il en faut croire Raoul de Caen, conduisit les croisés à quelques lieues de Jérusalem, vers l’ancien pays de Samarie et le territoire de Gabaon, fameux par le miracle du soleil arrêté dans sa course. Au temps des juges et des rois d’Israël, c’est de là qu’on tirait le bois pour les sacrifices du temple ; aujourd’hui, comme au temps des Hébreux, comme au temps des croisades, le pays de Naplouse ou de Sichem est encore en plusieurs endroits un pays boisé. Là, les chrétiens découvrirent la forêt dont parle le Tasse dans la Jérusalem délivrée : elle n’offrait point l’aspect mystérieux et terrible que lui prête l’imagination du poète italien ; les soldats de la croix y pénétrèrent sans éprouver de crainte et sans rencontrer d’obstacles. Les sapins, les cyprès et les pins qu’on y trouva ne furent défendus de la hache, ni par les enchantements d'Ismen, ni par les armes des musulmans. Les chars, auxquels on avait attelé des chameaux, transportèrent au camp les arbres abattus ; à mesure que ce bois arrivait, on l’employait aux travaux du siège. Comme les chefs manquaient d’argent, le zèle et la charité des pèlerins vinrent à leur secours : plusieurs offrirent ce qu’ils avaient conservé du butin fait sur l’ennemi. Personne ne resta dans l’inaction ; les chevaliers et les barons se mirent eux-mêmes au travail ; tous les bras furent employés, tout fut en ‘mouvement dans l’armée chrétienne. Tandis que les uns construisaient des béliers, des catapultes, des galeries couvertes, les autres, portant des outres, allaient demander un peu d’eau à la fontaine d’Elpire, sur la route de Damas, à celle des Apôtres, au-delà du village de Béthanie, à la fontaine située dans le vallon qu’on appelle le Désert de saint Jean, à une autre source à l’ouest de Bethléem, où le diacre saint Philippe baptisa, dit-on, l’esclave de Candace, reine d’Éthiopie. Quelques-uns préparaient les peaux enlevées aux bêtes de somme qui avaient péri par la sécheresse, pour en couvrir les machines et prévenir les effets du feu ; d’autres parcouraient les plaines et les montagnes voisines, et ramassaient, pour en former des claies et des fascines, des branches de figuier, d’olivier, et des arbustes de la contrée.

Quoique les chrétiens eussent encore beaucoup à souffrir de la soif et de l’ardeur de la saison et du climat, l’espoir de voir bientôt finir leurs maux leur donnait la force de les supporter. Les préparatifs de l’attaque se pressaient avec une incroyable activité. Chaque jour des machines formidables s’élevaient et menaçaient les remparts des musulmans. Leur construction était dirigée par Gaston de Béarn, dont les historiens vantent la bravoure et l’habileté. Parmi ces machines on remarquait trois énormes tours d’une structure nouvelle : chacune de ces tours avait trois étages, le premier destiné aux ouvriers qui en dirigeaient les mouvements, le second et le troisième aux guerriers qui devaient livrer un assaut. Ces trois forteresses roulantes s’élevaient plus haut que les murailles de la ville assiégée. On avait adapté au sommet une espèce de pont-levis qu’on pouvait abattre sur le rempart et qui devait offrir un chemin pour pénétrer jusque dans la place.

Mais ces puissants moyens d’attaque n’étaient pas les seuls qui allaient seconder les efforts des croisés : l’enthousiasme religieux d’où étaient nés tant de prodiges devait encore augmenter leur ardeur et leur préparer une nouvelle victoire. Le clergé se répandit dans les quartiers, exhortant les pèlerins à la pénitence et à la concorde. La misère, qui enfante presque toujours les plaintes et les murmures, avait aigri leurs cœurs ; elle avait semé la division parmi les chefs et les soldats. Dans d’autres temps, les guerriers chrétiens s’étaient disputé des villes et des provinces ; ils se disputaient alors les choses les plus communes, et tout devenait pour eux un sujet de jalousie et de querelle. Les plus recommandables des évêques parvinrent à ramener l’esprit de paix et de fraternité parmi les croisés. Le solitaire du mont des Oliviers vint ajouter ses exhortations à celles du clergé, et, s’adressant aux princes et au peuple : « Vous qui êtes venus, leur dit-il, des régions de l’Occident pour adorer Jésus-Christ sur son tombeau, aimez-vous comme des frères, et sanctifiez-vous par le repentir et les bonnes œuvres. Si vous obéissez aux lois de Dieu, il vous rendra maîtres de la ville sainte ; si vous lui résistez, toute sa colère tombera sur vous. » Le solitaire conseilla aux croisés de faire une procession autour de Jérusalem en invoquant la miséricorde et la protection du ciel.

Les pèlerins, persuadés que les portes de la ville assiégée ne devaient pas moins s’ouvrir à la dévotion qu’à la bravoure, écoutèrent avec docilité les exhortations du solitaire, et tous s’empressèrent de suivre son conseil, qu’ils regardaient comme le langage de Dieu même. Après trois jours d’un jeûne rigoureux, ils sortirent en armes de leurs quartiers, et marchèrent, les pieds nus, la tête découverte, vers les murailles de la sainte cité. Ils étaient devancés par leurs prêtres vêtus de blanc, qui portaient les images des saints et chantaient des psaumes et des cantiques. Les enseignes étaient déployées ; le bruit des timbales et des trompettes retentissait au loin. C’est ainsi que les Hébreux avaient fait autrefois le tour de Jéricho, dont les murailles s’étaient écroulées aux sons d’une musique belliqueuse. Les croisés, partis du camp de Godefroy au nord de la ville sainte, descendirent dans la vallée de Josaphat, passèrent entre le Tombeau de la Vierge et le jardin des Oliviers, et montèrent ensuite les hauteurs sacrées de l’Ascension. Lorsqu’ils furent arrivés sur le sommet de la montagne, le plus imposant spectacle se découvrit à leurs yeux : à l’orient, la mer Morte se dessinait dans la vallée de Jéricho comme un brillant miroir, et le Jourdain comme un ruban argenté ; les montagnes d’Arabie s’étendaient à l’horizon comme des remparts azurés ; à l’occident, les pèlerins contemplaient à leurs pieds Jérusalem et les pâles collines de la Judée. Assemblés dans le lieu même d’où Jésus-Christ monta au ciel et sur lequel ils croyaient voir encore les vestiges de ses pas, ils entendirent les dernières exhortations des prêtres et des évêques.

Arnould de Rohes, chapelain du duc de Normandie, leur adressa un discours pathétique, et les conjura de redoubler de zèle et de persévérance. En terminant son discours, il se tourna vers Jérusalem. « Vous voyez, leur dit-il, l’héritage de Jésus-Christ foulé par les impies ; voici enfin le digne prix de tous vos travaux ; voici les lieux où Dieu vous pardonnera toutes vos fautes et bénira toutes vos victoires. » A la voix de l’orateur, les défenseurs de la croix s’humiliaient devant Dieu et tenaient leurs regards attaches sur Jérusalem.

Comme Arnould les invitait, au nom de Jésus-Christ, à oublier les injures, à se chérir les uns les autres, Tancrède et Raymond, qui avaient eu entre eux de longs démêlés, s’embrassèrent en présence de toute l’armée chrétienne. Les soldats et les autres chefs suivirent leur exemple. Les plus riches promirent de soulager par leurs aumônes les pauvres et les orphelins qui portaient la croix. Tous oublièrent leurs fatales discordes, et jurèrent de rester fidèles aux préceptes de la charité évangélique.

Pendant que les croisés se livraient ainsi aux transports de leur piété, les assiégés, rassemblés sur les remparts de Jérusalem, élevaient en l’air des croix qu’ils profanaient par leurs outrages : ils insultaient par leurs gestes et leurs clameurs aux cérémonies des chrétiens. « Vous entendez, leur dit alors l’ermite Pierre, vous entendez les menaces et les blasphèmes des ennemis du vrai Dieu : jurez de défendre Jésus-Christ persécuté, crucifié une seconde fois par les infidèles. Vous le voyez qui expire de nouveau sur le Calvaire pour racheter vos péchés. » A ces mots, le cénobite est interrompu par des gémissements et des cris d’indignation. Toute l’armée brûle de venger les outrages du Fils de Dieu. « Oui, j’en jure par votre piété, poursuit l’orateur, j’en jure par vos armes, le règne des impies touche à son terme. L’armée du Seigneur n’a plus qu’à paraître, et tout ce vain amas de musulmans se dissipera comme l’ombre. Aujourd’hui encore pleins d’orgueil et d’insolence, demain, vous les verrez saisis de terreur, et sur ce Calvaire où vous allez monter à l’assaut, ils seront devant vous comme ces gardiens du sépulcre qui sentirent leurs armes s’échapper de leurs mains et tombèrent morts de frayeur lorsqu’un tremblement de terre annonça la présence d’un Dieu ressuscité. Encore quelques moments, et ces murailles, trop longtemps l’abri du peuple infidèle, deviendront la demeure des chrétiens ; ces mosquées qui s’élèvent sur des ruines chrétiennes serviront de temples au vrai Dieu, et Jérusalem n’entendra plus que les louanges du Seigneur. »

A ces dernières paroles de Pierre, les plus vifs transports éclatent parmi les croisés ; ils s’exhortent les uns les autres à supporter ensemble des fatigues et des maux dont ils allaient enfin recevoir la glorieuse récompense. Les chrétiens descendent du mont des Oliviers pour regagner leur camp, et, prenant leur route vers le midi, ils traversent la vallée de Siloé, et passent près de la piscine où Jésus-Christ rendit la vue à l’aveugle-né ; ils s’avancent sur la montagne de Sion, où d’autres souvenirs viennent ajouter à leur enthousiasme. Dans cette course pieuse, la troupe des pèlerins se trouva souvent exposée aux traits que lançaient les assiégés du haut de leurs murailles, et plusieurs, frappés d’un coup mortel, expirèrent au milieu de leurs frères, bénissant Dieu et implorant sa justice contre les ennemis de la foi. Vers le soir, l’armée chrétienne revint dans ses quartiers en répétant ces paroles du prophète : Ceux d’Occident craindront le Seigneur, et ceux d’Orient verront sa gloire. Rentrés dans leur camp, la plupart des pèlerins passent la nuit en prières ; les chefs et les soldats confessent leurs péchés aux pieds de leurs prêtres, et reçoivent dans la communion le Dieu dont les promesses les remplissaient de confiance et d’espoir.

Tandis que l’armée chrétienne se préparait ainsi au combat, le plus profond silence régnait autour des murs de Jérusalem ; seulement on entendait d’heure en heure des hommes qui, du haut des mosquées de la ville, appelaient les musulmans à la prière. Les infidèles couraient en foule dans leurs temples pour y implorer la protection de leur prophète ; ils juraient par la pierre mystérieuse de Jacob de défendre une ville qu’ils appelaient la maison de Dieu. Les assiégés et les assiégeants avaient la même ardeur de combattre et de verser leur sang, les uns pour conserver Jérusalem, les autres pour en faire la conquête. La haine qui les animait était si violente, que, pendant tout le cours du siège, aucun député musulman ne vint dans le camp des chrétiens, et que les chrétiens n’avaient pas daigné sommer la garnison de se rendre. Entre de tels ennemis, le choc devait être terrible et la victoire implacable.