Kerbogâ, prince de
Mossoul, vient attaquer les croisés dans Antioche ; famine ; désertion ;
Alexis Comnène, arrivé à Philomélium, suspend sa marche ; une partie des
faubourgs est livrée aux flammes ; abattement des croisés ; une fraude pieuse
relève leur courage ; Pierre l’Ermite va trouver Kerbogâ ; sortie générale ;
victoire miraculeuse ; ambassade envoyée à l’empereur grec ; l’armée séjourne
à Antioche ; grande épidémie ; l’émir de Hazart propose une alliance ; prise
de Marrah ; prétentions de Raymond ; les Égyptiens chassent les Turcs de
Jérusalem ; départ d’Antioche ; arrivée à Laodicée ; supercherie de Bohémond
; siège d’Archas ; politique du calife du Caire ; préparatifs du départ pour
la terre sainte.
La
ville d’Antioche était tombée au pouvoir des croisés dans les premiers jours
de juin de l’année 1098. Le siège avait commencé au mois d’octobre de l’année
précédente. Après leur conquête, les soldats chrétiens passèrent plusieurs
jours dans les réjouissances. Raymond d’Agiles rapporte que les chevaliers et
les barons donnèrent des festins splendides dans lesquels on voyait figurer
les danseuses des païens : ils oubliaient ainsi le Dieu qui les avait comblés
de ses bienfaits. Mais bientôt la terreur et le deuil succédèrent à la joie :
une armée formidable de musulmans s’approchait d’Antioche. Dès les premiers
temps du siège, Accien et les princes du voisinage que les chrétiens avaient
dépouillés de leurs Etats, s’étaient adressés à toutes les puissances musulmanes
pour obtenir des secours contre les guerriers de l’Occident. Le chef suprême
des Seldjoucides, le sultan de Perse, avait promis de les secourir. A sa
voix, tout le Korassan, dit Mathieu d’Édesse, la Médie, la Babylonie, une
partie de l’Asie Mineure, et tout le pays depuis Damas et la côte de la mer
jusqu’à Jérusalem et jusqu’à l’Arabie, s’étaient mis en mouvement pour
attaquer les chrétiens. Kerbogâ, prince de Mossoul, commandait l’armée des
musulmans. Ce guerrier avait longtemps combattu, tantôt pour le sultan de
Perse (Barkiarok), tantôt pour les autres princes
de la famille de Maleck-Schah, qui se disputaient l’empire. Souvent défait,
deux fois prisonnier, il avait vieilli dans le tumulte des guerres civiles.
Plein de mépris pour les chrétiens et de confiance en lui-même, véritable
modèle de ce farouche Circassien célébré par le Tasse, il se regardait déjà
comme le libérateur de l’Asie, et traversait la Mésopotamie dans l’appareil
d’un triomphateur. Les princes d’Alep, de Damas, le gouverneur de Jérusalem
et vingt-huit émirs de la Perse, de la Palestine et de la Syrie, marchaient à
sa suite. Les soldats musulmans étaient animés par la soif de la vengeance,
et juraient par leur prophète d’exterminer tous les chrétiens. Le
troisième jour après la prise d’Antioche, les chrétiens aperçurent, du haut
des remparts voisins de la citadelle, des cavaliers musulmans traversant la
plaine et s’avançant vers la ville. Un des plus braves chevaliers de l’armée,
Roger de Barneville, sortit des murs pour les combattre ; mais bientôt ses
compagnons rapportèrent dans la place son corps mutilé auquel les musulmans
avaient coupé la tête. Tout le peuple chrétien accompagna à sa tombe ce qu’on
avait pu sauver des restes d’un généreux martyr. Les plus sages, remplis de
sombres pressentiments, commencèrent à envier le sort des guerriers que le
glaive des combats avait moissonnés. On ne tarda pas à voir flotter dans le
lointain les innombrables bannières de l’armée musulmane. Vainement Godefroy,
Tancrède, le comte de Flandre, se hâtèrent de se couvrir de leurs armes pour
affronter cette multitude d’ennemis : plusieurs de leurs guerriers perdirent
la vie dans le combat, et leur retour précipité dans la ville répandit la
consternation parmi tous les pèlerins. Ce fut alors que les nouveaux maîtres
d’Antioche, manquant de provisions et n’ayant point de ressources pour
soutenir un long siège, purent voir tous les périls dont ils étaient menacés
: les croisés avaient à se défendre à la fois contre un ennemi qui occupait
auprès d’eux une position formidable, la citadelle, et contre l’armée de
Kerbogâ, dont les tentes couvrirent bientôt le penchant oriental des
montagnes et les rives de l'Oronte. Nous ne parlerons point des nombreux
combats dans lesquels les soldats de la croix montrèrent leur bravoure
accoutumée ; les croisés semblaient néanmoins n’avoir plus la même confiance
dans leurs armes : car ils ne songèrent point à livrer une bataille générale
et décisive, seul moyen de prévenir les maux qui étaient près de fondre sur
une cité environnée d’ennemis, et dont la population nouvelle n’avait aucun
espoir ni d’être approvisionnée ni d’être secourue. La
disette se fit bientôt sentir : les croisés, au milieu des richesses
conquises sur leurs ennemis, furent condamnés à souffrir tous les genres de
misères. Pendant les premiers jours, des pèlerins, bravant tous les périls,
se rendaient la nuit au port Saint-Siméon, et rapportaient quelques
provisions qu’ils revendaient dans Antioche. Mais à la fin ils furent surpris
et massacrés par les Turcs, et les navires arrivés à l’embouchure de l’Oronte
se hâtèrent de mettre à la voile pour s’éloigner des côtes de la Syrie. Dès
lors les croisés, enfermés dans la ville qu’ils venaient de conquérir, durent
regretter ces temps, où, assiégeant eux-mêmes la place et pressés par la
disette, ils allaient chercher au loin des provisions, ces temps où la
victoire venait quelquefois adoucir l’excès de leurs maux et leur procurait
une abondance passagère. Les chroniqueurs racontent avec douleur la famine
qui désola le peuple chrétien, et ce qui paraît surtout les remplir de
surprise et d’effroi, c’est l’énorme somme d’argent qu’il fallait donner pour
un pain, pour un œuf, pour quelques fèves, pour la tête d’une chèvre maigre,
ou pour la cuisse d’un chameau. Un d’eux affirme qu’on lui a rapporté sur les
misères d’Antioche des choses qui font frémir la nature, et lui-même en paraît
si effrayé qu’il n’ose les révéler à ses lecteurs. Les croisés tuèrent
d’abord leurs bêtes de somme ; les guerriers en vinrent ensuite à tuer leurs
chevaux de bataille, compagnons de leurs périls. Le malheureux peuple
s’emparait de la peau de ces animaux, qu’il assaisonnait avec du poivre, du
cumin, et d’autres épiceries qu’on avait trouvées lors du pillage de la ville
; on voyait des soldats manger le cuir de leurs boucliers ou de leurs
chaussures, amolli dans de l’eau chaude. Quand ces dernières ressources
commencèrent à manquer, la misère devint plus affreuse. Chaque jour, une
foule avide se pressait à la porte de ceux qui conservaient quelques vivres,
et, chaque jour, ceux dont on avait la veille invoqué la charité, se
trouvaient réduits à implorer celle des autres. Bientôt les soldats et les
chefs, les pauvres et les riches, tous les rangs, toutes les conditions,
furent confondus dans la même calamité ; enfin le fléau de celle horrible
disette devint si universel, qu’on vit des princes et des seigneurs qui
possédaient en Europe de grandes cités et de vastes domaines souffrir avec
tout le peuple le tourment de la faim, et mendier de porte en porte une
subsistance grossière, quelques mets dégoûtants, tout ce qui pouvait servir à
prolonger d’un jour ou d’une heure leur misérable vie. Beaucoup
de croisés cherchèrent à s’enfuir d’une ville qui ne leur présentait que
l’image et la perspective de la mort : les uns fuyaient vers la mer à travers
mille dangers ; les autres allaient se jeter parmi les musulmans, où ils
achetaient un peu de pain par l’oubli de Jésus-Christ et de la religion. Les
soldats durent perdre courage en voyant fuir pour la seconde fois ce vicomte
de Melun qui brava si souvent le trépas sur le champ de bataille, mais qui ne
pouvait supporter la faim. Les déserteurs s’échappaient pendant les ténèbres
de la nuit. Tantôt ils se précipitaient dans les fossés de la ville, au
risque de perdre la vie ; tantôt ils descendaient, à l’aide d’une corde, le
long des remparts. Chaque jour les chrétiens se voyaient abandonnés par un grand
nombre de leurs compagnons : ces désertions ajoutaient à leur désespoir. Le
ciel fut invoqué contre les lâches ; on demanda à Dieu qu’ils eussent dans
une autre vie le partage du traître Judas. L’épithète ignominieuse de
sauteurs de corde flétrit leurs noms et les dévoua au mépris de leurs
contemporains. Guillaume de Tyr refuse de nommer la foule des chevaliers qui
désertèrent alors la cause de Jésus-Christ, parce qu’il les regarde comme
rayés à jamais du livre de vie. Les vœux des chrétiens contre ceux qui
fuyaient les drapeaux de la croix ne furent que trop exaucés : la plupart
périrent de misère, d’autres furent tués par les musulmans. Tandis
que les croisés, pressés à la fois par la famine et par les Turcs, semblaient
avoir perdu toute espérance de salut, l’empereur Alexis traversait l’Asie
Mineure avec une armée et s’avançait vers Antioche. Les bruits vagues de la
renommée avaient d’abord annoncé les misères que souffraient les croisés, et
bientôt le comte de Blois, qui avait quitté l’armée chrétienne et retournait
en Occident, se présentant dans la tente de l’empereur, lui peignit sous les
couleurs les plus noires la situation désespérée des pèlerins. Les Latins qui
suivaient l’armée des Grecs ne pouvaient croire à de si affligeantes
nouvelles, et se demandaient pourquoi le vrai Dieu avait permis la ruine de
son peuple. Parmi ceux qui se désolaient, on remarquait surtout Guy, frère de
Bohémond. Ce jeune guerrier se meurtrissait le visage, se roulait dans la
poussière, et, se livrant à tout l’excès de son désespoir, il ne concevait
point les mystères de la Providence, qui détournait ainsi ses regards d’une
guerre entreprise en son nom. « Ô Dieu ! s’écriait-il, qu’est devenue ta
puissance ? Si tu es encore le Dieu tout-puissant, qu’est devenue ta justice
? Ne sommes-nous pas tes enfants ? ne sommes-nous pas tes soldats ? Quel est
le père de famille, quel est le roi qui laisse périr les siens lorsqu’il peut
les sauver ? Si tu délaisses de la sorte ceux qui combattent pour toi, qui
osera désormais se ranger sous tes bannières saintes ? » Dans leur aveugle
douleur, tous les croisés répétaient ces paroles impies. Tel était
l’égarement où le désespoir les avait plongés, qu’au rapport des historiens
contemporains, toutes les cérémonies de la religion furent interrompues, et
qu’aucun prêtre latin, aucun laïque ne prononça pendant plusieurs jours le
nom de Jésus-Christ. L’empereur
Alexis, qui s’était avancé jusqu’à Philomélium, effrayé de tout ce qu’il
avait entendu, résolut de suspendre sa marche. Cette résolution et les motifs
qui l’avaient dictée répandirent la terreur dans toutes les provinces
chrétiennes. On croyait déjà voir arriver les Turcs, vainqueurs des croisés ;
les sujets d’Alexis ravagèrent eux-mêmes leur propre territoire, pour que
l’ennemi, prêt à l’envahir, ne trouvât qu’un pays désert et couvert de
ruines. Les femmes, les enfants, toutes les familles chrétiennes, emportant
leurs biens, suivirent l’armée de l’empereur, qui reprit le chemin de
Constantinople. On n’entendait dans cette armée que des plaintes, des
gémissements ; mais ceux qui montraient le plus de douleur étaient les Latins
; ils accusaient le comte de Blois d’avoir déserté l’étendard de Jésus-Christ
et trompé l’empereur ; ils s’accusaient eux-mêmes de n’avoir pas précédé
l’armée des Grecs et de n’être point arrivés assez tôt en Asie pour
s’associer aux périls des croisés et mourir avec eux dans Antioche. Cependant
la famine étendait ses ravages dans la ville assiégée. Chaque jour ajoutait
au désespoir des pèlerins ; leurs bras affaiblis pouvaient à peine supporter
la lance et l’épée. Au milieu de cette affreuse misère, on n’avait vu d’abord
que des larmes, on n’avait entendu que des lamentations ; mais alors les
pleurs et les gémissements avaient cessé ; le silence était aussi grand dans
Antioche que si la ville eût été ensevelie dans une profonde nuit, ou qu’il
n’y fût plus resté personne : on eût dit que les croisés ne sentaient plus
leurs calamités ou qu’ils n’avaient plus besoin de rien, tant ils restaient
immobiles et comme anéantis dans une morne indifférence. Le dernier sentiment
delà nature, l’amour de la vie, s’éteignait chaque jour dans leurs cœurs.
Raymond d’Agiles dit que le frère ne regardait pas son frère et que le fils
ne saluait pas son père. Les croisés craignaient de se rencontrer sur les
places publiques, et se renfermaient dans l’intérieur des maisons, qu’ils
regardaient comme leurs tombeaux. Les
remparts de la ville étaient chaque jour menacés. Les musulmans s’étaient
introduits dans une tour qu’ils avaient trouvée déserte ; la garnison de la
citadelle, qui, par une porte ouverte du côté de l’orient, recevait de
continuels renforts de l’armée de Kerbogâ, franchissait souvent les fossés et
les murailles opposés à ses attaques, et portait le carnage jusque dans les
rues habitées par les chrétiens. Ces provocations de l’ennemi, la présence du
péril, les cris des blessés, le tumulte de la guerre, rien ne pouvait
réveiller l’activité et là bravoure engourdies de la plupart des croisés.
Bohémond, qui avait pris le commandement de la ville, cherchait vainement à
ranimer leur courage ; en vain les trompettes et les sergents d’armes les
appelaient au combat ; pour les arracher à leurs retraites, le prince de
Tarente prit le parti de faire livrer aux flammes plusieurs quartiers
d’Antioche. Raoul de Caen déplore en vers pompeux l’incendie et la ruine des
églises et des palais construits avec les cèdres du Liban, et dans
lesquels brillaient le marbre venu de l'Atlas, le cristal de Tyr, l’airain
de Chypre, le plomb d’Amathonte et le fer d’Angleterre. Les
barons, qui ne pouvaient plus se faire obéir de leurs soldats, n’avaient plus
la force de leur donner l’exemple. Ils se rappelèrent alors leurs familles,
leurs châteaux, les biens qu’ils avaient quittés pour une guerre malheureuse
; ils ne pouvaient s’expliquer les revers de l’armée chrétienne, le triomphe
des ennemis de Jésus-Christ, et peu s’en fallut, dit Guillaume de Tyr, qu’ils
n’accusassent Dieu d’ingratitude pour avoir rejeté tant de sacrifices faits à
la gloire de son nom. Aboulféda
et Mathieu d’Édesse rapportent que les chefs proposèrent à Kerbogâ de lui
abandonner la ville, à la seule condition qu’il permettrait aux chrétiens de
retourner dans leurs pays avec leurs bagages. Comme le général turc rejeta
leur demande, plusieurs, poussés par le désespoir, formèrent le projet
d’abandonner l’armée et de fuir dans la nuit vers les côtes de la mer : ils
ne furent retenus que par les exhortations de Godefroy et de l’évêque
Adhémar, qui leur montrèrent la honte dont ils allaient se couvrir aux yeux
de l’Europe et de l’Asie. Le
farouche Kerbogâ, pressant toujours le siège de la ville, paraissait assuré
de la victoire, et regardait tous les croisés comme autant de victimes
dévouées au glaive des musulmans. Quelques prisonniers chrétiens affaiblis
par la faim et presque nus lui ayant été présentés, il leur adressa
d’insultantes railleries, et les envoya, avec leurs armes couvertes de
rouille, au calife de Bagdad, pour lui montrer quels misérables ennemis les
musulmans avaient à combattre. Dans toutes les cités musulmanes de la Syrie,
on racontait avec joie les misères des croisés, on annonçait la ruine et la
destruction prochaine de l’armée chrétienne ; mais les infidèles et Kerbogâ
lui-même ne savaient point que le salut des chrétiens pouvait leur venir de
l’excès même de leur désespoir, et que cet enthousiasme crédule, cet esprit
d’exaltation qui les avaient amenés en Asie et leur avaient fait jusque-là
surmonter tous les obstacles, devaient les défendre encore contre de nouveaux
périls et les secourir efficacement dans leurs calamités présentes. Chaque
jour on racontait dans l’armée chrétienne des révélations, des prophéties,
des miracles. Saint Ambroise avait apparu à un vénérable prêtre, et lui avait
dit que les chrétiens, après avoir terrassé tous leurs ennemis, entreraient
en vainqueurs dans Jérusalem, où Dieu récompenserait leurs exploits et leurs
travaux. Un ecclésiastique lombard, ayant passé la nuit dans une église
d’Antioche, avait vu Jésus-Christ accompagné de la Vierge et du prince des
apôtres. Le Fils de Dieu, irrité de la conduite des croisés, rejetait leurs
prières et les abandonnait au sort qu’ils avaient trop mérité ; mais la
Vierge était tombée aux genoux de son fils ; ses larmes et ses gémissements
avaient apaisé le courroux du Sauveur : éLève-toi, avait dit alors le Fils de
Dieu au prêtre lombard : va apprendre à mon peuple le retour de ma
miséricorde ; cours annoncer aux chrétiens que, s’ils reviennent à moi, le
jour de leur délivrance est arrivé. » Ceux
que Dieu avait choisis ainsi pour les dépositaires de ses secrets et de ses
volontés offraient, pour attester la vérité de leurs visions, de se
précipiter du sommet d’une tour, de passer au travers des flammes, de livrer
leurs têtes aux bourreaux ; mais ces épreuves n’étaient point nécessaires
pour persuader les croisés, toujours prêts à croire aux prodiges et devenus
plus crédules encore au moment du danger et dans l’excès de leurs maux.
L’imagination des chefs et des soldats fut bientôt entraînée par les
promesses qui leur étaient faites au nom du ciel. L’espérance d’un meilleur
avenir commença à ranimer leur courage. Tancrède, en loyal et brave
chevalier, jura que, tant qu’il lui resterait soixante compagnons, il
n’abandonnerait point le projet de délivrer Jérusalem. Godefroy, Hugues,
Raymond, les deux Robert, firent le même serment. Toute l’armée, à l’exemple
de ses chefs, promit de combattre et de souffrir jusqu’au jour marqué pour la
délivrance des saints lieux. Au
milieu de cet enthousiasme renaissant, deux déserteurs se présentent devant
l’armée chrétienne et racontent que, lorsqu’ils cherchèrent à s’enfuir
d’Antioche, ils avaient été arrêtés, l’un par son frère, tué dans un combat,
l’autre par Jésus-Christ lui-même. Le Sauveur des hommes avait promis de
délivrer Antioche. Le guerrier tombé sous le fer des infidèles avait juré de
sortir de son tombeau, avec tous ses compagnons morts comme lui, pour
combattre avec les chrétiens. Afin de
mettre le comble à toutes les promesses du ciel, un prêtre du diocèse de
Marseille, nommé Pierre Barthélemi, vint révéler au conseil des chefs une
apparition de saint André, qui s’était renouvelée trois fois pendant son
sommeil. Le saint apôtre lui avait dit : « Va dans l’église de mon frère
Pierre à Antioche. Près du maître-autel tu trouveras, en creusant la terre,
le fer de la lance qui perça le flanc de notre Rédempteur. Dans trois jours,
cet instrument de salut éternel sera manifesté à ses disciples. Ce fer
mystique, porté à la tête de l’armée, opérera la délivrance des chrétiens et
percera le cœur des infidèles. » Adhémar,
Raymond et les autres chefs des croisés, crurent ou feignirent de croire à
cette apparition. Le bruit s’en répandit bientôt dans toute l’armée. Les
soldats disaient entre eux que rien n’était impossible au Dieu des chrétiens
; ils croyaient d’ailleurs que la gloire de Jésus-Christ était intéressée à
leur salut, et que Dieu devait faire des miracles pour sauver ses disciples
et ses défenseurs. Pendant trois jours l’armée chrétienne se prépara par le
jeûne à la découverte de la sainte lance. Dès le
matin du troisième jour, douze croisés choisis parmi les plus respectables du
clergé et des chevaliers se rendirent au lieu désigné par Barthélemi, avec un
grand nombre d’ouvriers pourvus des instruments nécessaires. On commença à
creuser la terre sous le maître-autel. Le plus grand silence régnait dans
l’église ; à chaque instant on croyait voir briller le fer miraculeux. Toute
l’armée, assemblée aux portes qu’on avait eu soin de fermer, attendait avec
impatience le résultat des recherches. Les travailleurs, après plusieurs
heures, avaient creusé la terre à plus de douze pieds de profondeur sans que
la lance s’offrît à leurs regards. Ils restèrent jusqu’au soir sans rien
découvrir. L’impatience des chrétiens allait toujours croissant. Au milieu de
l’obscurité de la nuit, on fait enfin une nouvelle tentative. Tandis que les
douze témoins sont en prières sur le bord de la fosse, Barthélemi s’y
précipite, et reparaît, peu de temps après, tenant le fer sacré dans sa main.
Un cri de joie s’élève parmi les assistants ; il est répété par l’armée, qui
attendait aux portes de l’église, et retentit bientôt dans tous les quartiers
de la ville. Le fer auquel sont attachées toutes les espérances est montré en
triomphe aux croisés : il leur paraît une arme céleste avec laquelle Dieu
lui-même doit disperser ses ennemis. Toutes les âmes s’exaltent ; on ne doute
plus de la protection du ciel. L’enthousiasme donne une nouvelle vie à
l’armée chrétienne, et rend la force et la vigueur aux croisés. On oublie
toutes les horreurs de la famine, le nombre des ennemis. Les plus
pusillanimes sont altérés du sang des infidèles, et tous demandent à grands
cris qu’on les mène au combat. Les
chefs de l’armée chrétienne, qui avaient préparé l’enthousiasme des soldats,
s’occupèrent de le mettre à profit. Ils envoyèrent des députés au chef des
musulmans pour lui proposer un combat singulier ou une bataille générale.
L’ermite Pierre, qui avait montré plus d’exaltation que tous les autres, fut
choisi pour cette ambassade. Reçu avec mépris dans le camp des infidèles, il
n’en parla pas avec moins de hauteur et de fierté. « Les princes chéris
de Dieu, qui sont maintenant réunis dans Antioche, dit l’ermite Pierre en
s’adressant aux chefs des musulmans, m’envoient auprès de vous, et demandent
que vous abandonniez le siège de cette ville. Ces provinces, ces cités
marquées du sang des martyrs, ont appartenu à des peuples chrétiens, et,
comme tous les peuples chrétiens sont frères, nous sommes venus en Asie pour
venger les outrages de ceux qui sont persécutés et pour défendre l’héritage
de Jésus-Christ et de ses disciples. Dieu a permis qu’Antioche et Jérusalem
tombassent quelque temps au pouvoir des infidèles pour châtier les crimes de
son peuple ; mais nos larmes et nos pénitences ont arraché le glaive à sa
justice. Respectez donc une possession que le Seigneur nous a rendue dans sa
divine clémence ; nous vous laissons trois jours pour lever vos tentes et
préparer votre départ. Si vous persistez dans une entreprise injuste et
réprouvée du ciel, nous « invoquerons contre vous le Dieu des armées. Mais,
comme les soldats de la croix ne veulent point de surprise et qu’ils ne sont
point accoutumés à dérober la victoire, ils vous donnent le choix du combat.
» En
achevant son discours, Pierre tenait les yeux fixés sur Kerbogâ lui-même. « Choisis,
lui dit-il, les plus braves de ton armée, et fais-les combattre contre un
pareil nombre de croisés ; combats toi-même «ontre un des princes chrétiens,
ou donne le signal d’une bataille générale. Quel que puisse être ton choix,
bientôt tu apprendras quels sont tes ennemis et tu sauras quel est le Dieu
que nous servons.’ Kerbogâ,
qui connaissait la situation des chrétiens et qui ne savait point l’espèce de
secours qu’ils avaient reçu dans leur détresse, fut vivement surpris d’un
pareil langage. Il resta quelque temps muet d’étonnement et de fureur ; mais
à la fin, prenant la parole : « Retourne, dit-il à Pierre, auprès de
ceux qui t’envoient, et dis-leur que les vaincus doivent recevoir les
conditions, et non pas les dicter. De misérables vagabonds, des hommes
exténués, des fantômes, peuvent faire peur à des femmes. Les guerriers de
l’Asie ne sont point effrayés par de vaines paroles. Les chrétiens
apprendront bientôt que la terre que nous foulons nous appartient. Cependant
je veux bien conserver pour eux quelque pitié, et, s’ils reconnaissent
Mahomet, je pourrai oublier que cette ville ravagée par la faim est déjà en
ma puissance ; je pourrai la laisser en leur pouvoir et leur donner des
armes, des vêtements, du pain, des femmes, tout ce qu’ils n’ont pas ; car le
Coran nous prescrit de pardonner à ceux qui se soumettent à sa loi. Dis à tes
compagnons qu’ils se hâtent et qu’ils profitent aujourd’hui de ma clémence ;
demain, ils ne sortiront plus d’Antioche que par le glaive. Ils verront alors
si leur Dieu crucifié, qui n’a pu se sauver lui-même de la croix, les sauvera
du supplice qui les attend. » Pierre
voulut répliquer ; mais le prince de Mossoul, mettant la main sur son sabre,
ordonna qu’on chassât ces misérables mendiants qui joignaient l’aveuglement à
l'insolence. Les députés des chrétiens se retirèrent à la hâte, et coururent
plusieurs fois le danger de perdre la vie en traversant l’armée des
infidèles. De retour à Antioche, Pierre rendit compte de sa mission devant
les princes et les barons assemblés. Dès lors on se prépara au combat. Les
hérauts d’armes parcoururent les différents quartiers de la ville. La
bataille fut promise pour le lendemain à la valeur impatiente des croisés. Les
prêtres et les évêques exhortèrent les chrétiens à se rendre dignes de
combattre pour la cause de Jésus-Christ. Toute l’armée passa la nuit en
prières et en œuvres de dévotion. On oublia les injures ; on fit des aumônes
; toutes les églises étaient remplies de guerriers qui s’humiliaient devant
Dieu et demandaient l’absolution de leurs péchés. La veille on avait trouvé
encore des vivres, et cette abondance inattendue fut regardée comme une
espèce de miracle. Les croisés réparèrent leurs forces par un frugal repas.
Vers la fin de la nuit, ce qui restait de pain et de farine dans Antioche
servit pour le sacrifice de la messe et pour la communion. Cent mille
guerriers s’approchèrent du tribunal de la pénitence, et reçurent, avec
toutes les marques de la piété, le Dieu pour lequel ils avaient pris les
armes. Enfin
le jour parut, c’était la fête de saint Pierre et de saint Paul. Les portes
d’Antioche s’ouvrirent ; toute l’armée chrétienne sortit divisée en douze
corps, qui rappelaient les douze apôtres. Hugues le Grand, quoique affaibli
par une longue maladie, se montrait dans les premiers rangs et portait
l’étendard de l’Église. Tous les princes, les chevaliers et les barons,
étaient à la tête de leurs hommes d’armes. Seul de tous les chefs, le comte
de Toulouse ne se trouvait point dans les rangs ; retenu dans Antioche par
les suites d’une blessure, il avait été chargé de contenir la garnison de la
citadelle, tandis qu’on allait livrer la bataille à l’armée des Turcs. Adhémar,
revêtu de sa cuirasse et de la robe des pontifes, marchait entouré des images
de la religion et de la guerre. Raymond d’Agiles nous apprend lui-même qu’il
précédait l’évêque du Puy, et dit avec, sa naïveté accoutumée : J'ai vu ce
que je raconte, et c'est moi qui portais la lance du Seigneur. Le prélat vénérable,
s’étant arrêté devant le pont de l'Oronte, adressa un discours pathétique aux
soldats de la croix, et leur promit les secours et les récompenses du ciel.
Tous ceux qui entendirent les paroles du saint évêque fléchirent le genou et
répondirent : Amen. Une partie du clergé s’avançait à la suite du légat du
pape, et chantait le psaume martial : Que le Seigneur se lève, et que ses
ennemis soient dispersés. Les évêques et les prêtres qui étaient restés dans
Antioche, entourés des femmes et des enfants, bénissaient du haut des
remparts les armes des soldats chrétiens, et, levant les mains au ciel, comme
Moïse pendant le combat des Hébreux et des Amalécites, priaient le Seigneur
de sauver son peuple et de confondre l’orgueil des infidèles. Les rives de
l’Oronte et les montagnes voisines semblaient répondre à ces invocations et
retentissaient du cri de guerre des croisés : Dieu le veut ! Dieu le veut
! Au
milieu de ce concert d’acclamations et de prières, l’armée chrétienne
s’avançait lentement. Une foule de chevaliers, qui dès leur enfance avaient
combattu à cheval, marchaient à pied ; on vit d’illustres guerriers montés
sur des mules ou sur des animaux qu’on n’a pas coutume de mener au combat. Le
cheval que montait le comte de Flandre était le produit des aumônes qu’on lui
avait faites ; des seigneurs riches et puissants étaient montés sur des ânes
; beaucoup de chevaliers avaient vendu leurs armes pour vivre, et n’avaient
plus que les armes des Turcs, dont ils avaient de la peine à se servir. Le
cheval qui servit à Godefroy appartenait au comte de Toulouse ; le duc de
Lorraine, pour l’obtenir, avait été obligé d’invoquer la sainte cause que
défendaient les croisés. Dans les rangs des guerriers on voyait des malades,
des hommes exténués par la faim ; le poids des armes était trop lourd pour
leur faiblesse ; ils n’étaient soutenus que par l’espoir de vaincre ou de
mourir pour la gloire de Jésus-Christ. Les
différents corps d’armée du prince de Mossoul couvraient les hauteurs qui
s’étendent à l’orient d’Antioche, en face de la porte de Saint-Paul ; une
portion du camp de Kerbogâ se trouvait à l’endroit même où avait campé
Bohémond dans le siège d’Antioche. Au milieu des divers corps de l’armée
musulmane, celui de Kerbogâ, dit l’historien d’Arménie, paraissait comme une
montagne inaccessible. Le général turc, qui ne s’attendait pas à une
bataille, crut d’abord que les chrétiens venaient implorer sa clémence. Un
drapeau noir arboré sur la citadelle d’Antioche et qui était le signal
convenu pour annoncer la résolution des croisés, lui apprit bientôt qu’il
n’avait point affaire à des suppliants. Deux mille hommes de son armée, qui
gardaient le passage du pont d’Antioche par où devait sortir l’armée
chrétienne, avaient été d’abord vaincus et dispersés par le comte de
Vermandois. Les fuyards portèrent l’effroi dans la tente de leur général, qui
jouait alors aux échecs. Revenu de sa fausse sécurité, le prince de Mossoul
fit trancher la tête à un transfuge qui lui avait annoncé la prochaine
reddition des chrétiens, et songea sérieusement à combattre un ennemi qui
avait pour auxiliaires la faim et le désespoir. Après
avoir traversé l’Oronte, toute l’armée chrétienne s’était placée en ordre de
bataille, de manière à occuper toute la vallée qui s’étend depuis la porte du
Pont jusqu’aux Montagnes Noires, situées à une heure au nord d’Antioche.
Ainsi rangés, les croisés empêchaient que l’ennemi ne s’emparât des abords de
la place et qu’il ne les enveloppât. Hugues le Grand, les deux Robert, le
comte de Belesme, le comte de Hainaut, se mirent à la tête de l’aile gauche ;
Godefroy se plaça à la droite, soutenu par Eustache, Baudouin du Bourg,
Tancrède, Renaud de Tout, Évrard de Puyset ; Adhémar était au centre de
l’armée avec Gaston de Béarn, le comte de Die, Raimbaud d’Orange, Guillaume
de Montpellier, Amanjeu d'Albret ; Bohémond commandait un corps de réserve,
prêt à se porter sur tous les points où les chrétiens auraient besoin d’être
secourus. Kerbogâ,
à la vue des dispositions des croisés, avait ordonné aux émirs de Damas et
d’Alep de conduire leurs troupes sur le chemin du port Saint-Siméon : ces
troupes devaient se placer de telle manière que les chrétiens, venant à fuir,
ne pussent se sauver vers la mer ni rentrer dans Antioche. Kerbogâ distribua
la plupart de ses bataillons sur la rive droite de l’Oronte. L’aile droite
était commandée par l’émir de Jérusalem, accouru à la défense de l’islamisme
; l’aile gauche par un des fils d’Accien, impatient de venger la mort de son
père et la perte d’Antioche. Pour lui, il resta sur une colline d’où il
pouvait suivre des yeux les mouvements des deux armées. Près de
livrer la bataille, Kerbogâ fut saisi de crainte. Les chroniques
contemporaines parlent de prédictions qui annonçaient une défaite au prince
de Mossoul ; le moine Robert nous présente la mère de Kerbogâ fondant en
larmes et voulant, mais en vain, retenir son fds. Le général musulman envoya
proposer aux princes chrétiens de prévenir le carnage général et de choisir
quelques-uns de leurs chevaliers pour combattre un pareil nombre de Turcs.
Cette proposition, qu’il avait rejetée la veille, ne pouvait être adoptée par
les chefs d’une armée pleine d’ardeur et comptant sur la victoire. Les
chrétiens ne doutaient point que le ciel ne se déclarât pour eux, et cette
persuasion devait les rendre invincibles. Dans leur enthousiasme, ils
regardaient les événements les plus naturels comme des prodiges qui leur
annonçaient le triomphe de leurs armes. Au moment même où ils sortaient
d’Antioche, une légère pluie vint rafraîchir l’air embrasé, et il leur sembla
que le ciel répandait sur eux sa bénédiction et la grâce du Saint-Esprit.
Lorsqu’ils arrivèrent près des montagnes, un vent très-fort qui poussait
leurs javelots et retenait ceux des Turcs parut à leurs yeux comme le vent de
la colère céleste levé pour disperser les infidèles. Jamais parmi les soldats
chrétiens l’ordre et la discipline n’avaient mieux secondé la bravoure et
l’ardeur des combattants ; à mesure que l’armée s’éloignait de la ville et
s’approchait de l’ennemi, un silence profond régnait dans la vallée, où
brillaient de toutes parts les lances et les épées nues ; on n’entendait plus
dans les rangs que la voix des chefs, les hymnes des prêtres et les
exhortations d’Adhémar. Quand
l’armée chrétienne arriva en présence de l’ennemi, les clairons et les
trompettes se firent entendre ; les enseignes se placèrent à la tête des
bataillons ; les soldats et les chefs se précipitèrent sur les infidèles. Les
guerriers musulmans ne résistaient point au choc de Tancrède, du duc de
Normandie et du duc de Lorraine, dont l’épée brillait et frappait comme la
foudre. A mesure que les autres chefs arrivaient au lieu du combat, ils se
jetaient dans la mêlée, et la bataille avait à peine duré une heure, que déjà
les musulmans ne pouvaient plus soutenir l’attaque ni la présence des soldats
de la croix. Mais, tandis qu’au pied des montagnes la victoire paraissait se
décider pour les croisés, les émirs de Damas et d’Alep, fidèles aux
instructions qu’ils avaient reçues, et suivis de quinze mille cavaliers,
attaquaient avec avantage et pressaient vivement le corps de réserve de
Bohémond, resté dans le voisinage de l'Oronte. Les musulmans cherchaient
ainsi à envelopper l’armée chrétienne, espérant, dit une chronique du temps,
la vaincre sans péril, et broyer le peuple de Dieu entre deux meules.
Godefroy, Tancrède et quelques autres chefs, avertis de cette attaque
imprévue, volent au secours de Bohémond, dont la troupe commençait à
s’ébranler. Leur présence change bientôt la face du combat ; les musulmans
victorieux sont ébranlés à leur tour et forcés d’abandonner le champ de
bataille. Pour dernière ressource ils mettent le feu à des amas de paille et
de foin qui se trouvaient dans la vallée. La flamme et la fumée couvrent les
bataillons des chrétiens ; mais aucun obstacle ne peut les arrêter, et leur
troupe, animée au carnage, poursuit à travers l’incendie les ennemis qui
fuient, les uns vers le port de Saint-Siméon, les autres vers le lien où
s’élevaient les tentes de Kerbogâ. Alors
la crainte et le découragement se répandent dans tous les rangs de l’armée
musulmane. Les infidèles se retiraient sur fous les points, et leur retraite
était confuse et précipitée. Rappelés au combat par le bruit des trompettes
et des tambours, les plus braves cherchent à se rallier sur une colline
au-delà d’un profond ravin ; les croisés, pleins d’ardeur, franchissent
l’abîme qui les sépare de leurs ennemis vaincus ; leur glaive triomphant
moissonne tous ceux qui osent résister ; les autres se dispersent à travers
les bois et les précipices ; bientôt les montagnes, les plaines, les rives de
l’Oronte, sont couvertes de musulmans fugitifs qui ont abandonné leurs
drapeaux et jeté leurs armes. Kerbogâ,
qui avait annoncé la défaite des chrétiens au calife de Bagdad et au sultan
de Perse, s’enfuit vers l’Euphrate, escorté d’un petit nombre de ses plus
fidèles soldats. Plusieurs émirs avaient pris la fuite avant la fin du
combat. Tancrède et quelques autres, montés sur les chevaux des ennemis,
poursuivirent jusqu’à la nuit les troupes d’Alep et de Damas, l’émir de
Jérusalem et les débris dispersés de l’armée de Kerbogâ. Les vainqueurs
mirent le feu à des retranchements derrière lesquels s’était réfugiée
l’infanterie ennemie. Un grand nombre de musulmans y périrent au milieu des
flammes. Au
rapport de plusieurs historiens contemporains, les infidèles avaient laissé
cent mille hommes sur le champ de bataille. Quatre mille croisés perdirent la
vie dans cette glorieuse journée, et furent mis au rang des martyrs. Les
chrétiens trouvèrent l’abondance sous les tentes de leurs ennemis. Quinze
mille chameaux, un grand nombre de chevaux, tombèrent entre leurs mains. Au
rapport d’Albert d’Aix, on s’empara d’un bon nombre de manuscrits où se
trouvaient retracées les cérémonies des musulmans en caractères exécrables,
sans doute en arabe. Ils passèrent la nuit dans le camp, où ils admirèrent à
loisir le luxe des Orientaux ; ils parcoururent avec surprise la tente du
prince de Mossoul, où brillaient partout l’or et les pierreries, et qui,
distribuée en longues rues et flanquée de hautes tours, ressemblait à une
ville fortifiée. Ils employèrent plusieurs jours à transporter dans Antioche
les dépouilles des vaincus. Parmi ces dépouilles se trouvaient une grande
quantité de cordes et de chaînes de fer destinées aux soldats chrétiens,
s’ils avaient succombé dans la bataille. L’aspect
intérieur du camp des Turcs, après la victoire, montrait assez qu’ils avaient
déployé plus de faste et de magnificence que de véritable courage. Les vieux
guerriers, compagnons de Maleck-Schah, avaient presque tous péri dans les
guerres civiles qui depuis plusieurs années désolaient l’empire des
Seldjoucides. L’armée venue au secours d’Antioche était composée de nouvelles
troupes levées à la hâte, et comptait sous ses drapeaux plusieurs nations
rivales, toujours prêtes à prendre les armes les unes contre les autres.
L’histoire doit ajouter que les vingt-huit émirs qui accompagnaient Kerbogâ
étaient presque tous divisés entre eux, et reconnaissaient à peine l’autorité
d’un chef. La plus grande union, au contraire, régnait pendant cette journée
parmi les chrétiens. Les
différents corps de leur armée combattaient sur un seul point, et se
prêtaient un mutuel appui, tandis que Kerbogâ avait divisé ses forces. Dans
cette bataille, et surtout dans les circonstances qui la précédèrent, le
prince de Mossoul montra plus de présomption que d’habileté. Par la lenteur
de sa marche, il perdit l’occasion de secourir Accien et de surprendre les
croisés. On peut
ajouter que les Francs obtinrent en cette circonstance la victoire, par la
raison même qui leur faisait redouter une défaite. Comme ils avaient perdu
leurs chevaux, ils s’étaient exercés à combattre à pied, et la cavalerie
musulmane ne put triompher d’une infanterie redoutable, formée par les
nombreux périls et les longs travaux du siège d’Antioche. Beaucoup
de croisés attribuèrent la victoire remportée sur leurs ennemis à la
découverte de la sainte lance. Raymond d’Agiles atteste que les ennemis
n’osaient approcher des bataillons au milieu desquels brillait l’arme
miraculeuse. Albert d’Aix ajoute qu’à l’aspect de la lance, Kerbogâ fut
frappé de terreur, et qu’il semblait avoir oublié l’heure des combats. Le
moine Robert rapporte une circonstance qui n’est pas moins merveilleuse. Au
milieu de la mêlée on vit descendre une troupe céleste couverte d’une armure
blanche, et conduite par les martyrs saint George, saint Démétrius et saint
Théodore. Ces visions, qu’on racontait dans l’armée chrétienne et qu’on
regardait alors comme autant de vérités, montrent assez l’enthousiasme et la
crédulité qui régnaient parmi les pèlerins. Cette crédulité et cet
enthousiasme, qu’avait portés à l’excès l’extrême misère ou le désespoir des
chrétiens, contribuèrent sans doute à les rendre invincibles, et c’est là
qu’il faut voir le miracle. Quand
le danger fut passé, la sainte lance, qui avait donné tant de confiance aux
croisés pendant la bataille, n’excita plus leur vénération et perdit sa
merveilleuse influence. Comme elle était restée entre les mains du comte de
Toulouse et des Provençaux, à qui elle attirait une grande quantité
d’offrandes, les autres nations ne voulurent point leur laisser l’avantage
d’un miracle qui augmentait leur considération et leurs richesses. On ne
tarda pas, comme nous le verrons dans la suite, à élever des doutes sur
l’authenticité de la lance qui avait opéré de si grands prodiges, et l’esprit
de rivalité fit ce qu’aurait pu faire la raison dans un siècle plus éclairé. La
victoire d’Antioche parut un événement si extraordinaire aux musulmans, que
plusieurs abandonnèrent la religion de leur prophète. Ceux qui défendaient la
citadelle de la ville, frappés de surprise et de terreur, se rendirent à
Raymond le jour même de la bataille. Trois cents d’entre eux embrassèrent la
foi de l’Évangile, et plusieurs allèrent publier dans les villes de Syrie que
le Dieu des chrétiens était le Dieu véritable. Telle était la terreur
inspirée par la victoire d’Antioche, que, d’après Raymond d’Agiles, si les
chrétiens avaient marché aussitôt sur Jérusalem, ils n’auraient trouvé aucune
résistance. Après
cette mémorable journée, les Turcs ne firent plus aucun effort pour arrêter
la marche des croisés. La plupart des émirs de la Syrie, qui s’étaient
partagé les dépouilles du sultan de Perse, regardaient l’invasion des
chrétiens comme un fléau passager, et, sans songer aux suites qu’elle pouvait
avoir pour la cause de l’islamisme, enfermés dans leurs places fortes, ils
attendaient, pour établir leur domination et proclamer leur indépendance, que
cet orage violent portât ses ravages dans d’autres lieux. Le vaste empire
fondé par Togrul, Alp-Arslan, Maleck-Schah, cet empire formé vers le milieu
du onzième siècle, dont l’accroissement subit avait alarmé Constantinople et
porté l’effroi jusque chez les peuples de l’Occident, devait bientôt voir
d’autres États s’élever sur ses débris ; car, selon la remarque d’un
historien, on eût dit que Dieu se plaisait à montrer combien la terre est peu
de chose à ses yeux, en faisant passer ainsi de main en main, comme un jouet
d’enfant, une puissance qui était monstrueuse et qui semblait menacer
l’univers. Le
premier soin des croisés après leur victoire fut de mettre, si Ton peut
parler ainsi, Jésus-Christ en possession des pays qu’ils venaient de
conquérir, en rétablissant son culte dans Antioche. La capitale de la Syrie
eut tout à coup une religion nouvelle, et fut habitée par un peuple nouveau.
Une grande partie des dépouilles des Sarrasins furent employées à réparer et
à orner les églises qui avaient été converties en mosquées. Les Grecs et les
Latins confondirent leurs vœux et leurs cantiques, et prièrent ensemble le
Dieu des chrétiens de les conduire à Jérusalem. Les
chefs de l’armée se réunirent ensuite pour adresser aux princes et aux
peuples de l’Occident une lettre dans laquelle ils faisaient le récit de
leurs travaux et de leurs exploits. « Jamais on ne vit une joie pareille à
celle qui nous anime, disaient les chefs ; car, soit que nous vivions, soit
que nous mourions, nous appartenons au Seigneur. » Pour ne point troubler la
joie que devaient causer leurs victoires, ils eurent soin de dissimuler les
pertes et les désastres de l’armée chrétienne. Le patriarche d’Antioche et
les chefs du clergé latin, qui écrivirent aussi en Europe, prirent la même
précaution ; mais ils faisaient pressentir les malheurs qu’ils voulaient
cacher, en appelant de nouveaux croisés en Asie. « Venez, disaient-ils aux
fidèles de l’Occident, venez combattre dans la milice du Seigneur ; que dans
chaque famille où il y a deux hommes, le plus propre à la guerre prenne les
armes... Que ceux qui ont pris la croix et qui ne sont point partis se hâtent
d’accomplir leur vœu ; s’ils ne viennent point rejoindre leurs frères de la
croisade, qu’ils soient rejetés de la société des fidèles, que la malédiction
du ciel tombe sur leurs têtes et que l’Eglise leur refuse la sépulture
sainte. » Ainsi
parlaient les chefs et les pasteurs du peuple croisé. Ils envoyèrent en même
temps à Constantinople une ambassade, composée de Hugues, comte de
Vermandois, et de Baudouin, comte de Hainaut. Cette ambassade avait pour
objet de rappeler à l’empereur Alexis la promesse qu’il avait faite
d’accompagner les chrétiens à Jérusalem avec une armée. Le comte de Hainaut,
qui marchait le premier, traversait les montagnes voisines de Nicée,
lorsqu’il fut surpris et attaqué par des Turcomans : l’histoire n’a pu savoir
quelle fut sa fin. Le comte de Vermandois, averti du malheur de son
compagnon, se cacha dans une forêt et se déroba ainsi à la poursuite des
barbares. Ce prince, arrivé à Constantinople, oublia les soldats de
Jésus-Christ, dont il était l’ambassadeur, et ne daigna pas même leur rendre
compte de sa mission. Soit qu’il craignît de retourner dans une armée où il
ne pouvait plus soutenir l’éclat de son rang, soit que les travaux et les
périls de la guerre sainte eussent lassé son courage, il prit la honteuse
résolution de retourner en Occident, où sa désertion le fit comparer au
corbeau de l’arche. Cependant
les pèlerins conjurèrent les chefs de les conduire vers la ville sainte. Le
peuple fidèle était persuadé que la terreur des armes chrétiennes lui
ouvrirait tous les chemins, et que sur la route qui lui restait à parcourir,
il ne trouverait pas une ville d’où on osât lui jeter une pierre. Ce fut
alors qu’on put voir combien il est difficile de pousser avec une activité
constante une entreprise qui exige le concours de plusieurs volontés. Dans le
conseil des chefs, chacun avait un avis différent ; en vain les plus sages
répétaient-ils qu’on ne devait point laisser à l’ennemi le temps de reprendre
son courage et de retrouver ses forces. Les princes et les barons, qui
avaient tout supporté jusqu’alors, craignirent tout à coup les ardeurs de la
saison et résolurent de rester à Antioche jusqu’aux premiers jours de
l’automne. Parmi
les motifs de cette résolution inattendue, il en était plusieurs que
n’auraient point avoués les chefs de l’armée chrétienne. On doit croire que
la vue des riches contrées de la Syrie, que l’exemple de Bohémond, devenu
prince d’Antioche, celui de Baudouin, devenu maître d’Édesse, avaient éveillé
leur ambition, et devaient quelquefois distraire leurs pensées du but pieux
de leur entreprise. Les
croisés eurent bientôt à se repentir de la détermination qu’ils avaient
prise. Une maladie épidémique fit les plus grands ravages dans leur armée. «
On ne voyait dans Antioche, dit une ancienne chronique, que des funérailles
et des enterrements, et la mort y déployait sa faux comme dans les journées
les plus sanglantes de la guerre. » La plupart des femmes et des pauvres qui
suivaient l’armée furent les premières victimes de ce fléau. Un grand nombre
de croisés, qui arrivaient de l’Allemagne et de toutes les parties de
l’Europe, trouvèrent la mort à leur arrivée dans Antioche. L’épidémie fit
périr dans un mois plus de cinquante mille pèlerins. Les chrétiens eurent à
regretter, parmi les chefs, Henri d’Asques, Renaud d’Amerbach, et plusieurs
chevaliers renommés par leurs exploits. Au milieu du deuil général, l’évêque
du Puy, qui consolait les croisés dans leur misère, succomba lui-même à ses
fatigues, et mourut, comme le chef des Hébreux, sans avoir vu la terre
promise. Tel était l’empire qu’exerçait un seul homme sur la multitude des
croisés, que, tant qu'Adhémar vécut, on respecta les lois de l’Evangile, et
l’union régna parmi les chefs ; lorsqu’il eut fermé les yeux, on ne connut
plus la justice dans l’armée, et la paix fut bannie du conseil des princes.
Ses restes furent ensevelis dans l’église de Saint-Pierre d’Antioche, au lieu
même où la lance miraculeuse avait été découverte. Tous les pèlerins, dont il
était le père, et qu’il nourrissait, selon l’expression d’un contemporain,
des choses du ciel, assistèrent en pleurant à ses funérailles. Les chefs, qui
le regrettaient sincèrement, écrivirent au pape pour lui annoncer la mort de
son légat apostolique. Ils sollicitèrent en même temps Urbain de venir se
mettre à leur tête, pour sanctifier les drapeaux de la croisade et pour
mettre l’union et la paix dans l’armée de Jésus-Christ. La vue
du fléau qui dévorait l’armée chrétienne, et dont les ravages s’accroissaient
chaque jour, ne put fermer les cœurs ni à l’ambition ni à la discorde. Le
comte de Toulouse, qui voyait avec peine la fortune de Bohémond, refusa de
lui livrer la citadelle dont il s’était rendu maître le jour où les chrétiens
avaient détruit l’armée de Kerbogâ : afin de donner à son refus l’apparence
de la loyauté et de la justice, il rappelait le serment que le prince de
Tarente avait fait à l’empereur Alexis, et lui reprochait d’avoir manqué à la
foi jurée, en retenant pour lui une ville conquise par les pèlerins. De son
côté, Bohémond accusait l’ambition jalouse, l’humeur opiniâtre de Raymond, et
le menaçait d’employer la force pour appuyer tous les droits que lui avait
donnés la victoire. Un jour que les princes et les chefs de l’armée
chrétienne, assemblés dans la basilique de Saint-Pierre, s'occupaient de
régler les affaires delà croisade, leur délibération fut troublée par les
plus violentes querelles. Malgré la sainteté du lieu, Raymond, au milieu du
conseil, fit éclater son dépit et son ressentiment. Au pied même des autels
de Jésus-Christ, Bohémond n’épargna point les fausses promesses pour attirer
les autres chefs à son parti, et renouvela plusieurs fois un serment qu’il ne
voulait point tenir, celui de les suivre à Jérusalem. Pour
arrêter les progrès de la contagion et prévenir la disette des vivres, les
princes et les barons décidèrent entre eux qu’ils sortiraient d’Antioche avec
leurs troupes et qu’ils iraient faire des excursions dans les provinces
voisines. Bohémond conduisit ses guerriers dans la Cilicie, où il prit
possession de Tarse, de Malmistra, et de plusieurs autres villes qu’il réunit
à sa principauté. Les troupes de Raymond s’avancèrent dans la Syrie et
plantèrent leur drapeau victorieux sur les murs d’Albarie, dont toute la
population périt par le glaive. Guillaume de Tyr rapporte que la ville
d’Albarie fut confiée par Raymond à Guillaume du Tillet, chevalier provençal
; il lui donna sept lances et trente hommes de pied : ce dernier se conduisit
si bien, ajoute le même historien, qu’il eut bientôt sous ses ordres quarante
autres cavaliers et quatre-vingts hommes de pied. La Syrie, qui n’avait plus
d’armée musulmane pour sa défense, fut couverte des étendards de la croix. On
ne voyait de toutes parts que des bandes errantes qui accouraient dans les
lieux où elles espéraient un riche butin : elles se disputaient les armes à
la main le fruit de leur bravoure ou de leur brigandage lorsque la fortune
les favorisait, et se voyaient livrées à toutes les horreurs de la misère
lorsqu’elles arrivaient dans un pays ravagé, ou qu’elles rencontraient une
résistance imprévue. Les
pèlerins ne cessaient de montrer leur valeur accoutumée : chaque jour on
racontait les exploits héroïques, les aventures merveilleuses des chevaliers.
Les seigneurs et les barons, traînant à leur suite leurs équipages de chasse
et leur attirail de guerre, tantôt poursuivaient les animaux sauvages dans
les forêts, tantôt attaquaient les musulmans retirés dans les forteresses. Un
guerrier français, appelé Guicher, s’était rendu célèbre parmi les croisés
pour avoir terrassé un lion. Un autre chevalier, Geoffroi de la Tour, s’était
fait une grande renommée par une action qui paraîtra sans doute incroyable.
Il trouva un jour dans une forêt un lion qu’un serpent environnait de replis
monstrueux et qui remplissait l’air de ses gémissements ; Geoffroi vole au secours
de l’animal qui semblait implorer sa pitié, et d’un coup de sabre abat le
serpent acharné sur sa proie. Si l’on en croit une vieille chronique, le lion
ainsi délivré s’attacha à son libérateur comme à son maître ; il l’accompagna
pendant toute la guerre, et, lorsqu’après la prise de Jérusalem les croisés
s’embarquèrent pour retourner en Europe, l’animal reconnaissant et compagnon
fidèle de leur pèlerinage, se noya dans la mer en suivant le vaisseau sur
lequel Geoffroi de la Tour était monté. Plusieurs
croisés, en attendant le signal du départ pour Jérusalem, allaient visiter
leurs frères qui s’étaient établis dans les villes conquises. Un grand nombre
d’entre eux se rendaient auprès de Baudouin, et se réunissaient à lui pour
combattre les musulmans de la Mésopotamie ou pour protéger son gouvernement
sans cesse menacé par ses nouveaux sujets qu’avait irrités sa domination
violente. Un chevalier nommé Foulque, qui allait avec plusieurs de ses
compagnons chercher des aventures sur les bords de l’Euphrate, avait été
surpris et tué par les Turcs : sa femme, qu’il conduisait avec lui, fut
amenée devant l’émir de Hazart ou Ezaz, ville de la principauté d’Alep. Comme
elle était d’une rare beauté, un des principaux officiers de l’émir en devint
épris, et la demanda en mariage à son maître, qui la lui accorda et lui
permit de l’épouser. L’officier, plein d’amour pour une femme chrétienne,
évita de combattre les croisés, et cependant, rempli de zèle pour le service
de l’émir, fit des incursions sur le territoire du prince d’Alep, contre qui
son maître avait pris les armes. Redouan voulut s’en venger, et se mit en
marche avec une armée de quarante mille hommes pour venir attaquer la ville
d’Ézaz. Alors l’officier qui venait d’épouser la veuve de Foulque conseilla à
l’émir d’implorer le secours des chrétiens. L’émir
fit proposer une alliance à Godefroy de Bouillon. Godefroy hésita d’abord ;
mais le prince musulman revint à la charge, et, pour dissiper toutes les
défiances des princes chrétiens, leur envoya son fils Mahomet en otage. Alors
le traité fut signé : deux pigeons, dit un historien latin, chargés d’une
lettre, en portèrent la nouvelle à l’émir, et lui annoncèrent en même temps
la prochaine arrivée des chrétiens. L’armée du prince d’Alep fut battue en
plusieurs rencontres par Godefroy, et forcée d’abandonner le ‘ territoire
d’Ezaz qu’elle commençait à livrer au pillage. Peu de temps après cette
expédition, le fils de l’émir mourut à Antioche de la maladie épidémique qui
désolait les pèlerins d’Occident. Godefroy fit, selon l’usage des musulmans,
envelopper le corps du jeune prince d’une riche étoffe de pourpre et le
renvoya à son père. Les députés qui accompagnaient ce convoi funèbre étaient
chargés d’exprimer au prince musulman les regrets de Godefroy, et de lui dire
que leur chef avait été aussi affligé de la mort du jeune Mahomet, qu’il
aurait pu l’être de la mort de son frère Baudouin. Le
temps s’écoulait au milieu de toutes ces entreprises qui n’avaient aucun
objet important, et déjà les croisés avaient vu passer l’époque où ils
devaient se mettre en route pour Jérusalem. La plupart des chefs étaient
dispersés et retenus dans les contrées voisines. Pour différer leur départ,
ils avaient allégué d’abord les chaleurs de l’été ; ils alléguaient
maintenant les pluies et les rigueurs de l’hiver qui s’approchait. Ce dernier
motif, quoiqu’il parût plus raisonnable que le premier, ne suffisait pas
cependant pour calmer l’ardeur impatiente des pèlerins ; et, comme le peuple,
au milieu de cette guerre religieuse, était toujours plus disposé à chercher
les règles de sa conduite dans les visions miraculeuses et dans l’apparition
des corps célestes que dans les lumières de la raison et de l’expérience, un
phénomène extraordinaire, qui s’offrit alors aux regards des soldats de la
croix, attira toute l’attention et frappa vivement leurs crédules esprits.
Les croisés qui gardaient les remparts d’Antioche aperçurent pendant la nuit
une masse lumineuse arrêtée dans un point élevé du ciel. Il leur semblait que
toutes les étoiles, selon l’expression d’Albert d’Aix, s’étaient réunies dans
un espace qui n’était guère plus étendu qu’un jardin de trois arpents. « Ces
étoiles, dit le même historien, jetaient le plus vif éclat et brillaient
comme des charbons dans une fournaise. » Elles restèrent longtemps suspendues
sur la ville ; mais, le cercle qui paraissait les contenir s’étant brisé,
elles se dispersèrent dans les airs. A l’aspect de ce prodige, les gardes et
les sentinelles jetèrent de grands cris et coururent réveiller les chrétiens
d’Antioche. Tous les pèlerins sortis des maisons trouvèrent dans ce phénomène
un signe manifeste des volontés du ciel. Les uns crurent voir dans les
étoiles réunies une image des musulmans, qui s’étaient rassemblés à Jérusalem
et qui devaient se dissiper à l’approche des croisés ; d’autres, également
pleins d’espérance, y voyaient les guerriers chrétiens réunissant leurs
forces victorieuses et se répandant ensuite sur la terre pour y conquérir les
villes enlevées au culte et à l’empire de Jésus-Christ ; mais beaucoup de
pèlerins ne s’abandonnaient point à ces illusions consolantes. Dans une ville
où le peuple avait beaucoup à souffrir et vivait depuis plusieurs mois au
milieu des funérailles, l’avenir devait se présenter sous des couleurs plus
tristes et plus sombres. Tous ceux qui souffraient et qui avaient perdu
l’espoir de voir Jérusalem, n’aperçurent dans le phénomène offert à leurs
yeux qu’un symbole effrayant de la multitude des pèlerins qui diminuait
chaque jour et qui allait bientôt se dissiper comme le nuage lumineux qu’on
avait vu dans le ciel. « Toutefois, dit naïvement Albert d’Aix, les
choses tournèrent beaucoup mieux qu’on ne l’espérait ; car, peu de temps
après, les princes, de retour à Antioche, se remirent en campagne, et la
victoire leur ouvrit les portes de plusieurs villes de la haute Syrie. » La plus
importante de leurs expéditions fut le siège et la prise de Marrah, située
entre Hamath et Alep. Raymond se rendit le premier devant cette ville. Les
comtes de Normandie et de Flandre vinrent se réunir à lui avec leurs troupes.
La crainte d’éprouver le sort des habitants d’Antioche avait rassemblé sur
les remparts menacés toute la population de la ville, déterminée à se
défendre. L’espoir de s’emparer d’une riche cité animait les soldats
chrétiens. Chaque jour les assiégeants plantaient les échelles au pied des
murailles : une grêle de traits et de pierres, des torrents de bitume
enflammé pleuvaient sur leurs têtes. Guillaume de Tyr ajoute qu’on lançait
aussi du haut des tours de la chaux vive et des ruches remplies d’abeilles.
Les combats sanglants se renouvelèrent pendant plusieurs semaines : enfin
l’étendard des chrétiens flotta sur les tours de la ville. Comme l’opiniâtre
résistance des musulmans et les outrages prodigués pendant le siège à la
religion du Christ avaient irrité les croisés, toute la population, retirée
dans les mosquées ou cachée dans des souterrains, fut immolée aux fureurs de
la guerre. Au milieu d’une ville qui avait perdu tous ses habitants, les
vainqueurs manquèrent bientôt de vivres ; et, comme si le ciel eût voulu
punir l’excès de leur barbarie, ils ne trouvèrent pour apaiser leur faim que
les cadavres de ceux qu’ils avaient tués, et, ce qu’on aura peine à croire,
beaucoup de croisés se soumirent sans répugnance à cette horrible nécessité. C’est
ici que les réflexions des chroniqueurs sont beaucoup plus curieuses que les
événements qu’ils rapportent. Albert d’Aix s’étonne que les croisés aient
mangé des musulmans morts ; mais il s’étonne bien davantage qu’ils aient
mangé des chiens. Baudri, archevêque de Dole, cherche à justifier les
croisés, en disant que la faim qui les tourmentait, ils l’éprouvaient pour
Jésus-Christ, et que cette cause peut les rendre excusables. Au reste,
ajoute-t-il, les soldats chrétiens faisaient encore la guerre aux infidèles,
en les dévorant de la sorte. Au
milieu de tant de scènes révoltantes, ce que l’histoire ne doit pas moins
déplorer, c’est que les princes chrétiens se disputèrent avec une malheureuse
obstination la ville même dont la conquête leur avait coûté tant de maux et
les réduisait à de telles extrémités. Parmi les croisés victorieux, les
plaintes, les menaces, se mêlaient aux cris que leur arrachait la faim.
Bohémond, qui était venu au siège, voulait garder un quartier de la ville
conquise ; Raymond prétendait que Marrah devait lui appartenir sans partage.
Les princes et les barons se réunirent près de Rugia, et cherchèrent à
rétablir la paix sans pouvoir y parvenir. « Mais Dieu, qui était le chef
véritable de la grande entreprise, dit le père Maimbourg, répara par le zèle
des « faibles et des petits ce que la passion des grands et des sages du
monde avait détruit. » Les soldats s’indignèrent à la fin de répandre pour de
misérables débats un sang qu’ils avaient juré de verser pour une cause
sacrée. « Quoi ! disaient les pèlerins, toujours des querelles ! des
querelles pour Antioche ! pour Marrah ! » Tandis qu’ils éclataient en
plaintes et en murmures, la renommée leur apprit que Jérusalem venait de
tomber au pouvoir des Égyptiens. Ceux-ci avaient profité de la défaite des
Turcs et des funestes retards de l’armée chrétienne pour envahir la
Palestine. Cette nouvelle redoubla le mécontentement des croisés ; ils
accusèrent hautement Raymond et ceux qui les conduisaient d’avoir trahi la
cause de Dieu ; ils annoncèrent le dessein de se choisir des chefs qui
n’eussent d’autre ambition que celle d’accomplir leurs serments et de
conduire l’armée chrétienne à la terre sainte. Le
clergé menaça Raymond de la colère du ciel ; ses propres soldats le
menaçaient d’abandonner ses drapeaux ; enfin tous les croisés qui se
trouvaient à Marrah résolurent de démolir les fortifications et les tours de
la ville. L’ardeur du peuple était si grande, qu’on vit des infirmes et des
malades se traîner à l’aide d’un bâton sur les remparts, arracher du mur et
faire rouler dans les fossés des pierres que trois paires de bœufs n auraient
pu transporter. Dans le même temps, Tancrède s’emparait par force ou par
adresse de la citadelle d’Antioche, où il remplaça le drapeau du comte de
Saint-Gilles par celui de Bohémond. Raymond, resté seul pour soutenir ses
prétentions, essaya en vain de ramener à lui les chefs en leur ouvrant ses
trésors, et d’apaiser les murmures du peuple en lui distribuant les
dépouilles des cités voisines : on fut insensible à ses dons comme à ses
prières. Obligé enfin de se rendre au vœu de l’armée, il parut céder à la
voix de Dieu. Après avoir fait mettre le feu à la ville de Marrah, il en
sortit à la lueur des flammes, les pieds nus, versant des larmes de repentir
; en présence du clergé, qui chantait les psaumes de la pénitence, il abjura
son ambition et renouvela le serment fait tant de fois et si souvent oublié
de délivrer le tombeau de Jésus-Christ. Le
signal du départ fut donné à l’armée chrétienne. Le comte de Toulouse était
suivi de Tancrède et du duc de Normandie, impatients d’accomplir leur vœu. De
toutes parts les chrétiens et les musulmans du pays accouraient au-devant des
croisés, pour implorer, les uns leurs secours, les autres leur miséricorde.
Les pèlerins recevaient partout sur leur passage des vivres et des tributs
qui ne leur coûtaient point de combats. Au milieu de leur marche triomphante,
le fruit le plus doux de leurs travaux et de la crainte qu’inspiraient leurs
armes fut le retour d’un grand nombre de prisonniers chrétiens dont ils
avaient pleuré la mort et que les musulmans s’empressaient de remettre en
liberté. Les compagnons de Raymond, de Robert et de Tancrède n’avaient pas
pris la route directe pour marcher vers Jérusalem : ils s’étaient rendus à
Hama, l’ancienne Épiphania, à Emèse, appelée aujourd’hui Horm, et, se
rapprochant ensuite de la mer, étaient allés mettre le siège devant Archas,
place située au pied du Liban, à quelques lieues de Tripoli. Cependant
les autres princes restés à Antioche ne se préparaient point à se mettre en
marche et dédaignaient les plaintes des pèlerins. Chacun d’eux attendait
l’exemple des autres, et tous restaient ainsi dans l’inaction. Godefroy, qui
s’était rendu à Édesse pour voir son frère Baudouin, n’entendit à son retour
que les cris et les gémissements des croisés, qui déploraient leur oisiveté
et demandaient à marcher vers Jérusalem. « Ne suffit-il pas,
disaient-ils, à ceux que Dieu a chargés de nous conduire, que nous soyons
restés ici plus d’une année et que deux cent mille soldats de la croix aient
succombé ? Périssent ceux qui veulent demeurer à Antioche, comme ont péri ses
habitants infidèles ! Puisque chaque conquête est un obstacle à notre sainte
entreprise, qu'Antioche et toutes les cités conquises par nos armes soient
livrées au feu ; donnons-nous des chefs qui n’aient point d’autre ambition
que la nôtre, et mettons-nous en route sous la conduite du Christ, pour
lequel nous sommes venus. Mais si Dieu, à cause de nos péchés, repousse notre
dévouement et notre sacrifice, hâtons-nous de retourner dans notre pays,
avant que nous soyons détruits par la famine et par toutes les misères qui
nous accablent. » En vain ces plaintes retentissaient dans l’armée chrétienne
: le duc de Lorraine et les autres chefs hésitaient encore à donner le signal
du départ. La plupart des pèlerins, que toute espèce de retard mettait au
désespoir, ne songèrent plus dès lors qu’à quitter la Syrie pour revenir en
Occident ; le conseil suprême fut obligé de placer dans tous les ports du
voisinage des gardes chargés de retenir tous ceux qui se présenteraient pour
s’embarquer. A la fin, les princes, ne pouvant plus résister aux vives
instances de la multitude, décidèrent que l’armée partirait d’Antioche dans
les premiers jours de mars. Quand
l’époque marquée fut venue, Bohémond accompagna Godefroy et le comte de
Flandre jusqu’à Laodicée, aujourd’hui Lattaquié, mais il se hâta de retourner
à Antioche, craignant toujours qu’on ne lui enlevât sa principauté. Ce fut
dans la ville de Laodicée que l’armée chrétienne vit arriver sous ses
drapeaux un grand nombre de croisés qui s’étaient retirés à Edesse et dans la
Cilicie, ou qui arrivaient d’Europe. Parmi ces derniers on remarquait
plusieurs chevaliers anglais, anciens compagnons d’Harold et d’Edgard
Adeling. Ces nobles guerriers, vaincus par Guillaume le Conquérant et bannis
de leurs propres foyers, venaient sous l’étendard de la guerre sainte oublier
leurs malheurs, et, ne conservant plus aucune espérance de délivrer leur
patrie, marchaient, pleins d’un zèle pieux, à la délivrance du saint tombeau. En
attendant l’arrivée de Godefroy et de ses compagnons, Raymond avait entrepris
le siège d’Archas. Pour enflammer le courage et le zèle de ses soldats et les
associer aux projets de son ambition, il promettait à leurs travaux le
pillage de la ville et la délivrance de deux cents prisonniers chrétiens.
Telle était la disposition des esprits parmi les croisés, et surtout parmi
les chefs, que chaque cité leur faisait oublier Jérusalem. Sortis de
Laodicée, Godefroy et le comte de Flandre trouvent successivement sur leur
chemin Gabala (aujourd’hui Djebali) Méraclée (Marakia), Valénia (Banias), et Tortose (l’ancienne Antaradus), cette dernière ville était
déjà prise par Raymond Pelet : un grand nombre de rivières sorties des flancs
du Liban fertilisent ces divers pays. On accusait Raymond d’avoir reçu six
mille pièces d’or pour délivrer une ville musulmane des dangers d’un siège ;
et, quand toute l’armée se trouva réunie sous les murs d’Archas, Godefroy et
Tancrède reprochèrent avec amertume au comte de Toulouse de les avoir
détournés de leur entreprise par le mensonge et la trahison. Les
guerriers chrétiens poursuivirent le siège d’Archas. La ville était bâtie sur
des rochers élevés, et ses remparts paraissaient inaccessibles. Les
assiégeants invoquèrent la famine contre leurs ennemis ; mais la famine ne
tarda pas à les désoler eux-mêmes. Bientôt les plus pauvres des croisés
furent réduits, comme au siège d’Antioche, à se nourrir de racines, et
disputèrent aux animaux les plantes et les herbes sauvages. Ceux qui
pouvaient combattre allaient ravager les pays voisins et vivaient de pillage
; mais ceux à qui leur âge, leur sexe ou leurs infirmités ne permettaient
point de porter les armes, n’avaient d’espoir que dans la charité des soldats
chrétiens. L’armée vint à leur secours et leur abandonna la dîme du butin
fait sur les infidèles. Un
grand nombre de croisés succombèrent aux fatigues du siège et périrent de
faim et de maladie ; plusieurs tombèrent sous les coups de l’ennemi. Parmi
ceux dont la perte fut le plus regrettée, l’histoire a conservé le nom de
Pons de Balasun : il s’était fait estimer dans l’armée chrétienne par ses
lumières, et jusqu’à sa mort il avait, de concert avec Raymond d’Agiles,
écrit l’histoire des principaux événements de la croisade. Les croisés
donnèrent aussi des larmes à la mort d’Anselme de Ribaumont, comte de
Bouchain, dont les chroniques du temps vantent le savoir, la piété et la
bravoure. Cette mort fut accompagnée de circonstances merveilleuses, que
racontent les chroniques contemporaines et qu’on pourrait prendre dans notre
siècle pour une invention de la poésie. Un jour
— nous suivons la relation de Raymond d’Agiles —, Anselme vit entrer dans sa
tente le jeune Angelram, fils du comte de Saint-Paul, tué au siège de Marrah.
« Comment, lui dit-il, êtes-vous maintenant plein de vie, vous que j’ai
vu mort sur le champ de bataille ? — Vous devez savoir, répondit Angelram,
que ceux qui combattent pour Jésus-Christ ne meurent point. — Mais d’où
vient, reprit Anselme, cet éclat inconnu dont je vous vois environné ? »
Alors Angelram montra dans le ciel un palais de cristal et de diamant. « C’est
de là, ajouta-t-il, que me vient la beauté qui vous a surpris ; on vous en
prépare une plus belle que vous viendrez bientôt habiter. Adieu : nous nous
reverrons demain. » A ces mots, ajoute l’historien, Angelram retourna au
ciel. Anselme, frappé de cette apparition, fit appeler dès le lendemain matin
plusieurs ecclésiastiques, reçut les sacrements, et, quoiqu’il fût plein de
santé, fit ses derniers adieux à ses amis, en leur disant qu’il allait
quitter ce monde où il les avait connus. Peu d’heures après, les ennemis
ayant fait une sortie, Anselme courut au-devant d’eux l’épée à la main, et
fut atteint au front d’une pierre qui, disent les historiens, l’envoya au
ciel dans le beau palais préparé pour lui. Ce récit merveilleux, qui s’accrédita
parmi les pèlerins, n’est pas le seul de ce genre que l’histoire ait
recueilli. Il est inutile de rappeler ici que l’extrême misère rendait
toujours les croisés plus superstitieux et plus crédules. Dans
une multitude livrée à l’indiscipline et à la licence, la superstition
devenait un moyen de se faire obéir. Les comtes et les barons avaient besoin
d’exalter l’imagination des soldats pour conserver leur autorité. Mais, comme
les passions de la discorde troublaient sans cesse l’armée des croisés,
tandis que les uns fondaient leur crédit sur des miracles, les autres se
montraient quelquefois incrédules par esprit d’opposition et de jalousie. Des
partis se formaient parmi les pèlerins, et, selon le parti qu’on avait
embrassé, on s’échauffait, on se passionnait pour ou contre les récits
miraculeux faits au peuple agité. Ce fut
au siège d’Archas que des doutes s’élevèrent parmi les croisés sur la
découverte de la lance dont la vue avait relevé le courage des croisés à la
bataille d’Antioche. Le camp des assiégeants se trouva tout à coup divisé en
deux grandes factions animées l’une contre l’autre. Arnould de Rohes, homme
de mœurs dissolues, selon Guillaume de Tyr, mais très-versé dans l’histoire
et dans les lettres, osa le premier contester ouvertement la vérité du
prodige. Cet ecclésiastique, chapelain du duc de Normandie, entraîna dans son
parti tous les Normands et les croisés du nord de la France ; ceux du midi se
rangèrent du parti de Barthélemi, prêtre de Marseille, attaché au comte de
Saint-Gilles. Barthélemi, homme simple et qui croyait ce qu’il faisait croire
aux autres, eut une révélation nouvelle, et raconta dans le camp des
chrétiens qu’il avait vu Jésus-Christ attaché sur la croix, maudissant les
incrédules, dévouant au supplice et à la mort de Judas les sceptiques -impies
dont l’orgueilleuse raison osait sonder les vues mystérieuses de Dieu. Cette
apparition et plusieurs autres semblables enflammèrent l’imagination des
Provençaux, qui ne croyaient pas moins, selon Raymond d’Agiles, aux récits de
Barthélemi qu’au témoignage des saints et des apôtres. Mais Arnould
s’étonnait que Dieu ne se manifestât qu’à un simple prêtre, tandis que
l’armée était remplie de vertueux prélats ; et, sans nier l’intervention de
la puissance divine, il n’admettait d’autres prodiges que ceux de la valeur
et de l’héroïsme des soldats chrétiens. Comme
le produit des offrandes faites aux dépositaires de la sainte lance était
distribué aux pauvres, ceux-ci, qui se trouvaient en grand nombre dans
l’armée, éclataient en murmures contre le chapelain du duc de Normandie. Ils
attribuaient à son incrédulité et à celle de ses partisans tous les maux
qu’avaient soufferts les croisés. Arnould et son parti, qui s’accroissait
chaque jour, attribuaient au contraire les malheurs des chrétiens à leurs
divisions et à l’esprit turbulent de quelques visionnaires. Au milieu de ces
débats, les croisés des provinces du nord reprochaient à ceux du midi de
manquer de bravoure dans les combats, d’être moins avides de gloire que de
pillage et de passer leur temps à parer leurs chevaux et leurs mulets.
Ceux-ci, de leur côté, ne cessaient de reprocher aux partisans d’Arnould leur
peu de foi, leurs railleries sacrilèges, et sans cesse opposaient de
nouvelles visions aux raisonnements des incrédules. Tantôt on avait vu saint
Marc l’évangéliste, et la Vierge, mère de Dieu, qui attestaient tout ce
qu’avait dit Barthélemi ; tantôt c’était l’évêque Adhémar qui avait apparu la
barbe à demi brûlée et le front couvert de tristesse, annonçant qu’il avait
été retenu quelques jours en enfer, pour avoir lui-même refusé un moment
d’ajouter foi à la découverte de la sainte lance. Ces
récits ne firent qu’échauffer davantage les esprits. Plusieurs fois la
violence vint à l’appui de la fourberie ou de la crédulité. Enfin Barthélemi,
séduit par l’importance du rôle qu’il avait joué jusqu’alors, et peut-être
aussi par les récits miraculeux de ses partisans, qui pouvaient fortifier ses
propres illusions, résolut, pour terminer tous les débats, de se soumettre à
l’épreuve du feu. Cette résolution ramena le calme •dans l’armée chrétienne,
et tous les pèlerins furent convoqués pour être témoins du jugement de Dieu.
Au jour fixé (c’était un vendredi saint), un bûcher formé de branches
d’olivier fut dressé au milieu d’une vaste plaine. La plupart des croisés
étaient rassemblés, et tout se préparait pour l’épreuve terrible, lorsqu’on
vit arriver Barthélemi, accompagné des prêtres, qui s’avançaient en silence,
les pieds nus, et revêtus de leurs habits sacerdotaux. Couvert d’une simple
tunique, le prêtre de Marseille portait la sainte lance dont le fer était
enveloppé d’une étoffe de soie. Lorsqu’il fut arrivé à quelques pas du
bûcher, le chapelain du comte de Saint-Gilles prononça à haute voix ces
paroles : « Si celui-ci a vu Jésus-Christ face à face, et si l’apôtre André «
lui a révélé la divine lance, qu’il passe sain et sauf à travers les flammes
; si, au contraire, il est coupable « de mensonge, qu’il soit brûlé avec la
lance qu’il porte dans ses mains. » A ces mots, les assistants s’inclinèrent,
et répondirent tous ensemble : « Que la volonté de Dieu soit faite ! » Alors
Barthélemi se jette à genoux, prend le ciel à témoin de la vérité de ses
paroles, et, s’étant recommandé aux prières des prêtres et des fidèles, il
entre dans le bûcher, où deux piles de bois entassé laissaient un espace vide
pour son passage. Il
resta un moment, dit Raymond d’Agiles, au milieu des flammes, et il en
sortit, par la grâce de Dieu, sans que sa tunique fût brûlée et même sans que
le voile très-léger qui recouvrait la lance du Sauveur eût reçu aucune
atteinte. Il fît aussitôt sur la foule empressée à le recevoir le signe de la
croix avec la lance, et s’écria à haute voix : Que Dieu me soit en aide !
Deus, adjura ! Comme chacun voulait s’approcher de lui et le toucher, dans la
persuasion où l’on était qu’il avait changé de nature, il fut violemment
pressé et foulé parla multitude ; ses vêtements furent déchirés, son corps
couvert de meurtrissures ; il aurait expiré, si Raymond Pelet, suivi de
quelques guerriers, n’eût écarté la foule et ne l’eût sauvé au péril de sa
vie. Le
chapelain du comte de Toulouse accompagne son récit de plusieurs
circonstances merveilleuses que nous croyons devoir passer sous silence. Le
chroniqueur ne peut assez exprimer la douleur qu’il éprouve en racontant le
déplorable sort de Barthélemi, qui mourut peu de jours après et qui, dans les
angoisses de la mort, reprocha à ses plus chauds partisans de l’avoir mis
dans la nécessité de prouver la vérité de ses discours par une épreuve aussi
redoutable. Son
corps fut enseveli au lieu même où le bûcher avait été dressé. Cette
crédulité opiniâtre qui l’avait poussé à devenir le martyr de ses propres
visions fit révérer sa mémoire parmi les Provençaux ; mais le plus grand
nombre des pèlerins ne se laissèrent pas entraîner au jugement de Dieu
; ils refusèrent de croire aux merveilles qu’on leur avait annoncées, et la
lance miraculeuse cessa dès lors d’opérer des prodiges. Pendant
que les croisés étaient réunis sous les murs d’Archas, ils reçurent une
ambassade d’Alexis. L’empereur grec, voulant ménager les Latins, leur
promettait de les suivre en Palestine avec une armée, s’ils lui donnaient le
temps de faire les préparatifs nécessaires. Alexis se plaignait dans ses
lettres de l’inexécution des traités qui devaient le rendre maître des villes
de la Syrie et de l’Asie Mineure tombées au pouvoir des croisés ; mais il
s’en plaignait sans amertume, et mettait dans ses reproches une
circonspection qui montrait assez qu’il avait lui-même des torts à réparer.
Cette ambassade fut mal accueillie dans l’armée chrétienne. La plupart des
chefs, au lieu de se justifier des torts qu’on leur imputait, reprochèrent à
l’empereur sa fuite honteuse pendant le siège d’Antioche, et l’accusèrent
d’avoir trahi la foi jurée aux soldats chrétiens. Le
calife du Caire avait la même politique qu’Alexis. Ce prince musulman
entretenait avec les croises des relations que les circonstances rendaient
plus ou moins sincères et qui étaient subordonnées à la crainte que lui
inspiraient leurs armes. Quoiqu’il négociât à la fois avec les chrétiens et
avec les Turcs, il haïssait les uns parce qu’ils étaient les ennemis du
prophète ; les autres, parce qu’ils lui avaient enlevé la Syrie. Profitant de
la décadence des Turcs, il venait de se rendre maître de la Palestine, et,
comme il tremblait pour ses nouvelles conquêtes, il envoya des ambassadeurs à
l’armée chrétienne. Celte ambassade arriva au camp des croisés peu de temps
après le départ des députés d’Alexis. Les Francs virent en même temps revenir
dans leur camp ceux de leurs compagnons qu’ils avaient envoyés en Egypte
pendant le siège d’Antioche. Ceux-ci avaient été traités avec distinction ou
avec mépris, selon que la renommée annonçait les victoires ou les revers des
chrétiens. Dans les derniers temps de leur mission périlleuse, ils furent
conduits devant Jérusalem, qu’assiégeaient les soldats du Caire, et promenés
en triomphe au milieu des Égyptiens, qui se vantaient d’avoir pour alliée la
brave nation des Francs. A leur aspect, disent les vieilles chroniques, les
Turcs, saisis d’effroi, avaient ouvert les portes de la ville aux
assiégeants. La
foule des pèlerins accueillit avec empressement les députés de l’armée
chrétienne, dont elle déplorait déjà la mort ou la dure captivité. On ne se
lassait point de les interroger sur les maux qu’ils avaient soufferts, sur
les pays qu’ils avaient parcourus, sur la ville de Jésus-Christ qu’ils
venaient de voir ; on se demandait dans le camp quelle était la mission des
ambassadeurs d’Égypte, s’ils apportaient la paix ou la guerre. Ceux-ci, admis
dans le conseil, après avoir protesté des dispositions bienveillantes de leur
maître, finirent par déclarer en son nom que les portes de Jérusalem ne
s’ouvriraient qu’à des chrétiens désarmés. A cette proposition, qu’ils
avaient déjà rejetée au milieu des misères du siège d’Antioche, les chefs de
l’armée chrétienne ne purent retenir leur indignation. Pour toute réponse,
ils prirent la résolution de hâter leur marche vers la terre sainte, et
menacèrent les ambassadeurs d’Égypte de porter leurs armes jusque sur les
bords du Nil. Les croisés ne s’occupèrent plus que des préparatifs de leur départ. Le camp dans lequel ils avaient souffert tant de maux fut livré aux flammes au milieu des vives acclamations de l’enthousiasme et de la joie. Le seul Raymond s’indignait qu’on eût levé le siège d’Archas, et, lorsque l’armée chrétienne s’éloigna d’une ville qu’il voulait soumettre à ses armes, il suivit en murmurant ses compagnons, qui n'avaient plus d’autre pensée que celle de délivrer Jérusalem. |