HISTOIRE DES CROISADES

TOME PREMIER

 

LIVRE TROISIÈME. — MARCHE DES CROISÉS SUR ANTIOCHE ET SIÈGE D’ANTIOCHE - 1097-1098.

 

 

Entrée en Syrie ; Robert de Flandre occupe Artésie ; on marche sur Antioche ; combat au Pont-de-Fer ; l’armée devant Antioche ; son enthousiasme ; hésitations des chefs ; le siège est résolu ; aveugle sécurité des croisés ; dérèglements ; échecs successifs ; découragement ; désertions ; exploits de Tancrède ; famine dans le camp ; le froid, la faim, les maladies déciment les assiégeants ; désespoir ; peines décernées contre les impies, les adultères, etc. ; cruauté de Bohémond ; l’ordre se rétablit et l’espérance renaît ; ambassade du calife d’Égypte ; avantages remportés sur les Turcs ; la terreur s’empare des assiégés ; les chrétiens sont maîtres des dehors de la place, où règne la disette ; trêve accordée au gouverneur ; la discorde se répand parmi les croisés ; l’Arménien Phirous ; Bohémond décide les chefs à violer la trêve ; Phirous lui livre une des tours ; au moment de donner l’escalade, les soldats hésitent ; les croisés dans Antioche ; pillage, massacres, cruautés de tout genre.

 

Le Taurus avait été franchi. La Syrie était ouverte à l’armée chrétienne. En quittant Marésie, les croisés s’étaient portés vers Artésie, l’ancienne Chalcis, située à cinq ou six lieues de là, du côté du sud. Robert, comte de Flandre, suivi de quelques nobles compagnons et de mille fantassins, avait pris le devant, et s’était rendu maître d’Artésie, dont la population chrétienne l’avait aidé à chasser les Turcs. Quand l’armée des croisés arriva sous les murs de cette ville, les musulmans d’Antioche, accourus pour assiéger et délivrer la place, s’étaient enfuis à pas rapides ; ils avaient décidé de réunir leurs forces au Pont-de-Fer, construit sur l’Oronte, pour couper aux croisés le chemin d’Antioche. C’est à Artésie que Tancrède rejoignit l’armée chrétienne : il fut l’objet d’universelles louanges pour le désintéressement et la modération qu’il avait montrés sous les murs de Tarse. Les chefs de l’armée invitèrent le comte de Flandre, maître d’Artésie, à laisser une garnison dans la ville et à venir se rallier aux croisés. Les divers détachements répandus dans le pays reçurent aussi l’ordre de joindre les drapeaux de l’armée. On allait marcher contre la capitale de la Syrie, et les guerriers de la croix ne devaient plus former qu’un seul corps. Un règlement fut publié pour défendre à qui que ce fût de se séparer de l’armée. Ainsi donc, au départ d’Artésie, tous les chefs et les chevaliers étaient réunis, excepté Baudouin dont l’absence était remarquée et que la fortune avait entraîné loin du chemin de Jérusalem.

L’évêque du Puy, Adhémar, à l’approche des périls et des travaux qui attendaient l’armée chrétienne, avait pris la parole pour avertir les croisés et ranimer leur courage. « O frères et fils très-chéris ! disait le « prélat aux pèlerins, maintenant qu’Antioche est si près de nous, sachez donc qu’elle est solidement « défendue par de fortes murailles construites avec des pierres d’énormes dimensions, des pierres liées entre « elles par un ciment inconnu et indissoluble. Nous avons appris, de manière à n’en pouvoir douter, que « tous les ennemis du nom chrétien, Turcs, Sarrasins, Arabes, fuyant devant notre face, des montagnes de la Remanie et de tous les autres côtés, se sont rassemblés dans Antioche. Nous devons donc nous tenir sur nos gardes, ne pas nous séparer les uns des autres, ne pas nous porter en avant trop témérairement, et nous avons en conséquence très-sagement résolu de marcher dès demain, d’un commun accord et avec toutes nos forces, vers le Pont-de-Fer. »

L’avant-garde de l’armée chrétienne, commandée par Robert de Normandie, arriva d’abord au Pont-de-Fer, et ne put réussir à s’ouvrir passage. Deux tours, revêtues de fer, défendaient les têtes du pont ; ces deux tours étaient occupées par des guerriers turcs ; des bataillons ennemis couvraient toute la rive gauche du fleuve. Un combat s’engage entre la troupe de Robert de Normandie et les musulmans qui gardaient le pont ; la lutte reste incertaine. Mais voici que le gros de l’armée chrétienne s’avance. Les croisés, couverts de leurs casques, de leurs boucliers et de leurs cuirasses, font une tortue, selon l’expression militaire d’Albert d’Aix, se précipitent sur le pont, et repoussent vigoureusement les ennemis. Bientôt les différents corps de l’armée de la croix s’établissent en vainqueurs sur les deux rives de l’Oronte, et les Turcs échappés au glaive se sauvent sur leurs coursiers vers Antioche. Le pont qui fut le théâtre de cet important triomphe conserve encore son vieux nom : les Arabes l’appellent Gessr-il-Haddir (Pont-de-Fer).

Les croisés se trouvaient à quatre heures d’Antioche. « Avançons avec prudence et en bon ordre, leur disait le pontife Adhémar : vous savez que nous avons combattu hier fort tard ; nous sommes fatigués ; les forces de nos chevaux sont épuisées. » Ensuite l’évêque assignait aux princes et aux chevaliers l’ordre qu’ils devaient suivre dans leur marche. Les chrétiens s’avancèrent dans une plaine, ayant à leur droite l’Oronte, un peu plus loin le lac d’Antioche appelé aujourd’hui Bahr-el-Abbiad (Mer Blanche) ; à leur gauche, une petite chaîne de collines qui aboutit aux montagnes de la capitale syrienne. Cette plaine, qui n’est traversée aujourd’hui que par le cavalier turcoman ou par la caravane d’Alep, fut alors ébranlée sous les pas des plus puissantes forces de l’Occident. En venant par le chemin d’Alep (c’est celui que suivait l’armée chrétienne), on ne découvre Antioche qu’au moment d’y arriver ; seulement, à une distance de trois quarts d’heure, les chrétiens purent apercevoir le sommet des tours et des murailles couronnant les montagnes de la ville. L’aspect d’Antioche, si célèbre, dans les annales du christianisme, ranima l’enthousiasme religieux des croisés. C’est là que les disciples de l’Évangile avaient pris, pour la première fois, le titre de chrétiens, et que l’apôtre Pierre fut nommé le premier pasteur de l’Église naissante. Pendant plusieurs siècles les fidèles étaient venus, dans un des bourgs de la ville, prier sur le tombeau de saint Babylas, qui, sous le règne de Julien, avait fait taire les oracles d’Apollon. Antioche avait porté quelque temps le nom de Théopolis (Cité de Dieu) ; c’était une des villes que les pèlerins visitaient avec le plus de respect. Antioche était aussi célèbre dans les annales de l’empire romain que dans celles de l’Église. La magnificence de ses édifices et le séjour de plusieurs empereurs lui avaient mérité le nom de Reine de l’Orient. Sa situation au milieu d’un pays fertile et au bord d’un fleuve avait attiré de tout temps les étrangers. A peu de distance, vers l’orient, s’étend un lac poissonneux ; à l’ouest, se trouvent le faubourg, la fontaine et les jardins de Daphné, si renommés dans le paganisme. En face d’Antioche, s’élève le mont Piérius abondant en sources et en pâturages, couvert de forêts. Le Piérius, appelé par nos chroniqueurs Montagne Noire fut peuplé d’ermites et de moines dans les premiers siècles du christianisme et au moyen âge ; parmi les anachorètes de ces montagnes, l’histoire a cité le nom de saint Jean Chrysostôme, le plus grand orateur de l’Église.

Les murailles d’Antioche renfermaient, du côté du midi, quatre mamelons de montagnes ; les mamelons dominent à une grande hauteur l’enceinte de la cité. Une citadelle surmontée de quatorze tours s’élevait sur le troisième mamelon du côté de l’est. La ville était imprenable vers le point méridional. Du côté du nord, l’Oronte formait la défense naturelle d’Antioche ; aussi, les remparts, dans cette direction, n’avaient point les redoutables proportions des parties de l’ouest et de l’est. Le circuit des murailles embrassait un espace de trois lieues, et formait comme un grand ovale. « Cette place, dit Guillaume de Tyr, donnait frayeur à ceux qui la regardaient, pour le nombre de ses amples et fortes tours, qu’on y comptait jusqu’à trois cent soixante. »

Les remparts d’Antioche, malgré le temps, les révolutions et les tremblements de terre, sont encore debout, surtout du côté méridional. On compte cinquante-deux tours en assez bon état. Sur quelques-unes des tours de la ligne septentrionale, au bord de l'Oronte, on voit des croix latines, souvenir de nos guerres saintes. La portion orientale de la vaste enceinte d’Antioche est couverte de figuiers, de jujubiers, de mûriers et de noyers. La cité moderne, appelée Antaki, occupe à peine un sixième de la vieille enceinte, du côté occidental. Elle renferme une population de quatre mille habitants, Turcs, Chrétiens et Ansariens. Les chrétiens de cette ville d’Antioche qui avait trois cent soixante monastères et les plus belles églises du monde, manquent de sanctuaires, et vont célébrer leurs saints mystères dans une antique grotte sépulcrale.

Antioche était tombée au pouvoir des Sarrasins, dans le premier siècle de l’hégire ; elle avait été reprise par les Grecs, sous Nicéphore Phocas, et, quand les croisés parurent devant ses murs, il y avait quatorze ans que les Turcs s’en étaient rendus maîtres. A l’approche des chrétiens, la plupart des musulmans des villes et des provinces voisines s’étaient réfugiés dans Antioche avec leurs familles et leurs trésors. Baghisiam ou Accien, émir turcoman, qui avait obtenu la souveraineté de la ville, s’y était enfermé avec sept mille hommes de cavalerie et vingt mille fantassins.

Le siège d’Antioche présentait beaucoup d’obstacles et de dangers. Les chefs des croisés délibérèrent entre eux pour savoir s’ils devaient l’entreprendre. Les premiers qui parlèrent dans le conseil pensaient qu’il serait imprudent de commencer un siège à l’approche de l’hiver. Ils ne craignaient point les armes des ennemis, mais les pluies, les frimas, les maladies et la famine. Ils conseillaient aux croisés d’attendre dans les provinces et les villes voisines l’arrivée des secours promis par Alexis, et le retour du printemps, époque où l’armée aurait réparé ses pertes et reçu sous ses drapeaux de nouveaux renforts venus de l’Occident. Cet avis fut écouté avec impatience par la plupart des chefs, entre lesquels se faisaient remarquer le légat Adhémar et le duc de Lorraine. « Ne devait-on pas, disaient-ils, profiter de la terreur répandue parmi les ennemis ? Fallait-il leur laisser le temps de se rallier et de se remettre de leurs alarmes ? Ne savait-on pas qu’ils avaient imploré le secours du calife de Bagdad et du sultan de Perse ? Toute espèce de délai pouvait fortifier les armées des musulmans et faire perdre aux chrétiens le fruit de leurs victoires. On parlait de l’arrivée des Grecs ; mais avait-on besoin des Grecs pour attaquer des ennemis déjà plusieurs fois vaincus ? Était-il nécessaire d’attendre les nouveaux croisés de l’Occident, qui viendraient partager la gloire et les conquêtes de l’armée chrétienne, sans avoir partagé ses dangers et ses travaux ? Quant aux rigueurs de l’hiver, qu’on semblait redouter, c’était faire injure aux soldats de Jésus-Christ que de les croire incapables de supporter le froid et la pluie. C’était en quelque sorte les assimiler à ces oiseaux de passage qui fuient en se cachant dans les lieux écartés lorsqu’ils voient s’approcher la mauvaise saison. Il était d’ailleurs impossible de penser qu’un siège pût traîner en longueur avec une armée pleine d’ardeur et de bravoure. Les croisés n’avaient qu’à se souvenir du siège de Nicée, de la bataille de Dorylée et de mille autres exploits. Pourquoi enfin paraissait-on retenu par la crainte de la disette et de la famine ? Jusqu’alors n’avait-on pas trouvé dans la guerre les ressources de la guerre ? On devait savoir que la victoire avait toujours fourni à tous les besoins des croisés. En un mot, l’abondance, la sécurité, la gloire, étaient pour eux dans les murs d’Antioche ; partout ailleurs la misère, et surtout la honte, la plus grande des calamités pour les chevaliers et les barons. »

Ce discours entraîna les plus ardents et les plus braves. Ceux qui étaient d’un avis contraire craignirent d’être accusés de timidité et gardèrent le silence. Le conseil décida qu’on commencerait le siège d’Antioche. Aussitôt l’armée s’approcha des murs de la ville. Les croisés, selon le récit d’Albert d’Aix, étaient couverts de leurs boucliers dorés, verts, rouges, de diverses couleurs, et revêtus de leurs cuirasses où brillaient les écailles de fer et d’acier. A la tête des bataillons flottaient des bannières éclatantes d’or et de pourpre ; le bruit des clairons et des tambours, le hennissement des chevaux, les cris des soldats retentissaient au loin. Les rives de l’Oronte virent alors six cent mille pèlerins revêtus de la croix : trois cent mille portaient les armes.

Dès le premier jour de son arrivée, l’armée chrétienne établit son camp et dressa ses tentes. Bohémond et Tancrède prirent leurs postes à l’orient, vis-à-vis de la porte Saint-Paul, sur des monticules sans arbres et sans verdure ; à la droite des Italiens, dans le terrain plat qui environne la rive gauche de l'Oronte jusqu'à la porte du Chien, campèrent les deux Robert, Etienne et Hugues, avec leurs Normands, leurs Flamands et leurs Prêtons ; puis venaient le comte de Toulouse et l’évêque du Puy, avec leurs Provençaux ; la troupe de Raymond occupait tout l’intervalle depuis la porte du Chien jusqu’à la porte suivante, appelée plus tard porte du Duc. Là commençait la ligne de Godefroy, qui allait aboutir à la porte du Pont. La ville se trouvait ainsi investie sur trois points : à l’est, au nord-est et au nord ; les croisés ne pouvaient pas l’attaquer du côté du midi, parce que ce côté est inabordable à cause des montagnes, des escarpements et des précipices. Un poste à l’ouest d’Antioche, par où les Turcs faisaient des sorties ou recevaient des secours, aurait beaucoup servi les assiégeants, car les murailles et les tours occidentales étaient les moins redoutables, et dans cette direction le terrain se prête à un campement ; mais un établissement sur ce point eût été trop exposé aux attaques des assiégés.

Les Turcs s’étaient enfermés dans leurs murailles ; personne ne paraissait sur les remparts ; on n’entendait aucun bruit dans la ville. Les croisés crurent voir dans cette apparente inaction et dans ce profond silence, le découragement et la terreur. Aveuglés par l’espoir d’une conquête facile, ils ne prirent aucune précaution et se répandirent en désordre dans les campagnes voisines. Les arbres étaient encore couverts de fruits, les vignes de raisins ; des fossés creusés au milieu des champs se trouvaient remplis des produits de la moisson ; de nombreux troupeaux, que les habitants n’avaient pu emmener avec eux, erraient dans de fertiles pâturages. L’abondance des vivres, le beau ciel de la Syrie, la fontaine et les bosquets de Daphné, les rivages de l’Oronte, fameux dans l’antiquité païenne par le culte de Vénus et d’Adonis, firent bientôt oublier aux pèlerins le but et l’esprit de leur pieuse entreprise, et portèrent la licence et la corruption parmi les soldats de Jésus-Christ.

L’aveugle sécurité et l’oisiveté confiante des croisés ne tardèrent pas à rendre l’espérance et le courage aux défenseurs d’Antioche. Les Turcs firent des sorties, et surprirent leurs ennemis, les uns s’occupant à peine de la garde du camp, les autres dispersés dans les environs. Tous ceux que l’espoir du pillage ou l’attrait des plaisirs avaient attirés dans les villages et les vergers voisins de l’Oronte trouvèrent l’esclavage ou la mort. Lejeune Albéron, archidiacre de Metz et fils de Conrad, comte de Lunebourg, paya de sa vie des amusements qui s’accordaient peu avec l’austérité de sa profession. Etendu sur l’herbe touffue, il jouait aux dés avec une dame syrienne, d’une rare beauté, et d’une grande naissance', les Turcs, sortis d’Antioche et s’avançant à travers les arbres sans être aperçus, se montrèrent tout à coup armés de leurs flèches. Plusieurs pèlerins qui entouraient l’archidiacre, et auxquels la peur, dit Albert d’Aix, fit oublier les dés, furent dispersés et mis en fuite. Les barbares coupèrent la tête au malheureux Albéron, et l’emportèrent avec eux dans la ville ; ils emmenèrent la dame syrienne, sans lui faire aucun mal ; mais, après avoir assouvi la passion brutale de ses ravisseurs, la captive infortunée périt sous leurs coups ; sa tête et celle de l’archidiacre furent lancées à l’aide d’une machine dans le camp des chrétiens.

A ce spectacle, les croisés déplorèrent leurs désordres, et jurèrent de venger la mort de leurs compagnons surpris et massacrés par les Turcs. Mais l’armée chrétienne manquait d’échelles et de machines de guerre pour livrer un assaut ; on fit construire un pont de bateaux sur l’Oronte, afin d’arrêter les courses des musulmans sur la rive opposée. On redoubla d’efforts pour fermer tous les passages aux assiégés et les empêcher de franchir les portes de la ville. Les Turcs avaient coutume de sortir par un pont de pierre bâti sur un marais, en face de la porte du Chien : les croisés, rassemblant les pioches, les marteaux et tous les instruments de fer qui se trouvaient dans le camp, entreprirent en vain de démolir le pont ; on y plaça une énorme tour de bois, dans laquelle, dit le moine Robert, les pèlerins accouraient comme des abeilles dans leur ruche : cette tour s’écroula consumée par les flammes. Enfin les assiégeants ne trouvèrent d’autre moyen, pour arrêter sur ce point les sorties de l’ennemi, que de traîner à force de bras et d’entasser devant la porte même d’immenses débris de rochers et les plus gros arbres des forêts voisines.

Pendant qu’on fermait ainsi une des portes d’Antioche, les plus braves des chevaliers veillaient sans cesse autour de la ville. Tancrède, se trouvant un jour en embuscade vers les montagnes de l’occident, surprit une troupe de Turcs sortis de la place pour chercher du fourrage : il tua tous ceux qui se présentèrent à ses coups, et soixante-dix têtes d’infidèles furent envoyées à l’évêque du Puy, comme la dîme du carnage et de la victoire. Dans une autre occasion, le même Tancrède parcourant la campagne, suivi d’un seul écuyer, rencontra plusieurs musulmans ; tous ceux qui osèrent l’attendre éprouvèrent la force invincible de son épée. Au milieu de ce combat glorieux, le héros fit arrêter son écuyer, et lui commanda de jurer devant Dieu qu’il ne raconterait jamais les exploits dont il était témoin : exemple tout nouveau parmi les guerriers que nos vieux chroniqueurs racontent avec surprise et que l’histoire doit placer parmi les faits les plus merveilleux de la chevalerie chrétienne.

Dès lors les sorties des assiégés devinrent moins fréquentes : d’un autre côté, comme on manquait de machines de guerre, on ne pouvait attaquer les assiégés dans leurs remparts inaccessibles. Les chefs de l’armée chrétienne n’eurent plus d’autre parti à prendre que d’environner la ville et d’attendre que le découragement des Turcs ou la faveur du ciel vînt leur ouvrir les portes d’Antioche. Les lenteurs d’un siège s’accordaient peu avec la valeur impatiente des croisés ; cette manière de poursuivre la guerre ne convenait point aux chevaliers et aux barons, qui ne savaient triompher de leurs ennemis que le glaive à la main et ne se montraient formidables que sur le champ de bataille.

Pendant les premiers jours du siège, l’armée chrétienne avait dissipé les provisions de plusieurs mois ; ainsi ceux qui voulaient réduire les ennemis par la famine se trouvèrent eux-mêmes en proie aux horreurs de la faim. Quand l’hiver eut commencé, il tombait tous les jours des torrents de pluie ; les plaines, dont le séjour avait amolli les soldats de Jésus-Christ, étaient presque ensevelies sous les eaux ; le camp des chrétiens, surtout dans les vallées, fut submergé plusieurs fois ; l’orage et l’inondation entraînaient les pavillons et les tentes ; l’humidité détendait les arcs ; la rouille rongeait les lances et les épées. La plupart des soldats restaient presque sans vêtement ; les plus pauvres des pèlerins avaient coupé des arbres pour en construire des huttes ou des cabanes semblables à celles des bûcherons ; mais l’eau et tous les vents pénétraient à travers ces cabanes fragiles, et le peuple n’avait point d’abri contre les rigueurs de la saison. Chaque jour la situation des croisés devenait plus affligeante ; les pèlerins, réunis en bandes de deux ou trois cents, parcouraient les plaines et les montagnes, enlevant tout ce qui pouvait les préserver du froid ou de la faim ; mais chacun gardait pour soi ce qu’il avait trouvé, et l’armée restait toujours livrée à la plus horrible détresse. Au milieu de la misère générale, les chefs se réunirent en conseil et résolurent de tenter une expédition dans les provinces voisines pour se procurer des vivres. Après avoir assisté à la messe de Noël et reçu les adieux de l’armée, quinze ou vingt mille pèlerins, commandés par le prince de Tarente et le comte de Flandre, s’éloignèrent du camp et se dirigèrent vers le territoire de Harenc. Cette troupe choisie battit plusieurs détachements de Turcs qu’elle rencontra, et revint sous les murs d’Antioche, avec un grand nombre de chevaux et de mulets chargés de provisions. Pendant cette expédition des croisés, les assiégés avaient fait une sortie et livré à l’armée chrétienne restée au camp un combat opiniâtre, dans lequel l’évêque du Puy perdit son étendard. L’historien Raymond d’Agiles, témoin de l’échec qu’essuyèrent les assiégeants, s’excuse auprès des serviteurs de Dieu de l’affligeante fidélité de son récit, et se justifie en disant que Dieu voulut alors rappeler les chrétiens au repentir par une défaite qui devait les rendre meilleurs et leur montrer en même temps sa bonté par une victoire qui les délivrait de la famine.

Cependant les provisions qu’avaient apportées le comte de Flandre et Bohémond ne purent longtemps suffire à la multitude des pèlerins. Chaque jour on faisait de nouvelles incursions, mais chaque jour elles étaient moins heureuses. Toutes les campagnes de la haute Syrie avaient été ravagées par les Turcs et par les chrétiens : les croisés, envoyés à la découverte, mettaient souvent en fuite les infidèles ; mais la victoire, leur unique et dernière ressource, ne pouvait plus ramener l’abondance dans leur camp. Pour comble de misères, toute communication était interrompue avec Constantinople ; les flottes des Pisans et des Génois ne côtoyaient plus les pays occupés par les croisés. Le port de Saint-Siméon, aujourd’hui Souédié, situé à sept heures d’Antioche, ne voyait arriver aucun vaisseau de la Grèce et de l’Occident. Les pirates flamands qui avaient pris la croix à Tarse, après s’être emparés de Laodicée, avaient été surpris par les Grecs, et depuis plusieurs semaines étaient retenus prisonniers. Les croisés ne s’entretenaient plus dans leur camp que des pertes qu’ils avaient faites et des maux dont ils étaient menacés.

L’archidiacre de Toul qui, suivi de trois cents pèlerins, s’était retiré dans une vallée à trois milles d’Antioche, fut surpris par les Turcs et périt misérablement avec tous ses compagnons. Dans le même temps on apprit la mort tragique de Suénon, fils du roi de Danemark. Ce jeune prince avait pris la croix et conduisait à la terre sainte quinze cents pèlerins danois. Comme il avait dressé ses tentes au milieu des roseaux qui couvrent les rives du lac des Salines, sur la route de Philomélium, les Turcs, avertis par des Grecs perfides, descendirent des montagnes et attaquèrent son camp au milieu des ténèbres de la nuit. Il se défendit longtemps, et son glaive immola un grand nombre d’ennemis ; mais, à la fin, accablé par la fatigue et par la multitude des barbares, il succomba, couvert de blessures. Les chroniques ajoutent qu’une fille du duc de Bourgogne, nommée Florine, accompagnait l’infortuné Suénon dans son pèlerinage. Cette princesse s’était éprise d’un chaste amour pour le héros danois, et devait l’épouser après la délivrance de Jérusalem. Mais le ciel ne permit point qu’une aussi chère espérance fût accomplie, et la mort cruelle put seule unir ces deux amants, qui avaient pris ensemble la croix et se rendaient ensemble à la ville sainte : animés par la même dévotion et bravant les mêmes dangers, ils étaient tombés sur le même champ de bataille, après avoir vu périr à leurs côtés tous leurs chevaliers et n’ayant plus un seul de leurs serviteurs qui pût recueillir leurs dernières paroles et leur donner la sépulture des chrétiens.

« Telles vinrent au camp des croisés, dit Guillaume de Tyr, ces nouvelles pleines de tristesse et de douleur, et elles ajoutaient au sentiment de toutes les calamités qu’on éprouvait. » Tous les jours, le froid, la disette, l’épidémie, exerçaient de nouveaux ravages dans le camp des chrétiens. Si l’on en croit un historien qui partagea leurs misères, l’excès de leurs maux leur arracha des plaintes et des blasphèmes. Bohémond, dont l’éloquence était populaire, entreprit de les ramener à la patience et à la résignation évangélique. « Ô chrétiens pusillanimes ! leur disait-il, pourquoi murmurez-vous ainsi ? Quand Dieu vous tend la main, vous êtes pleins d’orgueil ; quand il la retire, toute force d’âme vous abandonne. Ce n’est donc « point le Seigneur, mais la fortune et la victoire que vous adorez, puisque le Seigneur que, dans les jours « heureux, vous appelez votre père, devient pour vous comme un étranger au temps de la disgrâce. » Quelque singulier que nous paraisse aujourd’hui ce langage de Bohémond, on doit croire qu’il avait quelque rapport avec l’esprit du temps elles sentiments des croisés. Mais que pouvaient les paroles les plus persuasives contre la faim, la maladie et le désespoir ? La mortalité était si grande dans le camp, qu’au rapport des témoins oculaires, les prêtres ne pouvaient suffire à réciter les prières des morts, et que l’espace manquait aux sépultures.

Le camp, rempli de funérailles, ne présentait plus l’aspect d’une armée. A peine voyait-on quelques soldats sous les armes ; beaucoup de croisés, n’ayant plus de vêtements, plus d’abri, languissaient couchés à terre, exposés à toutes les rigueurs de la saison, et remplissant l’air de leurs vains gémissements. D’autres, pâles et décharnés, couverts de misérables lambeaux, erraient dans les campagnes comme des spectres ou des fantômes, arrachant avec un fer pointu les racines des plantes, enlevant aux sillons les graines récemment confiées à la terre, disputant aux bêtes de somme les herbes sauvages, qu‘ ils mangeaient sans sel, des chardons qui leur piquaient la langue, parce qu'ils manquaient de bois pour les faire cuire à point. Des chiens morts, des insectes rampants, les animaux les plus immondes, apaisaient la faim de ceux qui naguère dédaignaient le pain des peuples de Syrie, et qu’on avait vus, dans leurs festins, rejeter avec dégoût les parties les moins exquises des bœufs et des agneaux. Un spectacle non moins affligeant pour les barons et les chevaliers, c’était de voir périr leurs chevaux de bataille, qu’ils ne pouvaient plus nourrir. Au commencement du siège, on avait compté dans l’armée jusqu’à soixante-dix mille chevaux : il n’en restait que deux mille, se traînant avec peine, incapables de servir dans les combats.

La désertion vint bientôt se joindre à tous les autres fléaux. La plupart des croisés avaient perdu l’espoir de s’emparer d’Antioche et d’arriver dans la terre sainte. Les uns allaient chercher un asile contre la misère dans la Mésopotamie, soumise à Baudouin ; les autres se retiraient dans les villes de la Cilicie tombées au pouvoir des chrétiens. Le duc de Normandie se retira à Laodicée et ne revint qu’après trois sommations qui lui furent faites par l’armée, au nom de la religion et de Jésus-Christ. Tatice, général d’Alexis, quitta le camp des croisés avec les troupes qu’il commandait, en promettant de revenir avec des renforts et des vivres. Son départ laissa peu de regrets, et ses promesses, auxquelles on avait peu de confiance, ne calmèrent point le désespoir des croisés. Ce désespoir fut bientôt porté à son comble, lorsque les pèlerins virent s’éloigner ceux qui devaient leur donner l’exemple de la patience et du courage. Guillaume, vicomte de Melun, que les vigoureuses expéditions de sa hache d’armes avaient fait appeler Charpentier, ne put supporter les misères du siège et déserta les drapeaux de Jésus-Christ. « Qu’y avait-il d’étonnant, s’écrie Robert « le Moine, que les pauvres, les faibles, manquassent de courage, puisque ceux qui étaient comme les « colonnes de l’entreprise, fléchissaient ? » Le prédicateur de la croisade, Pierre l’Ermite, à qui les croisés reprochaient sans doute les malheurs qu’ils éprouvaient, ne put entendre leurs plaintes ni partager leur misère : il désespéra du succès de l’expédition et s’enfuit secrètement du camp des chrétiens. Sa désertion causa un grand scandale parmi les pèlerins, « et ne les étonna pas moins, dit l’abbé Guibert, que si les « étoiles étaient tombées du ciel. » Poursuivi et atteint par Tancrède, il fut ramené honteusement avec Guillaume le Charpentier. L’armée lui reprocha son lâche abandon, et lui fit jurer sur l’Évangile de ne plus déserter une cause qu’il avait prêchée. On menaça du supplice réservé aux homicides tous ceux qui suivraient l’exemple qu’il venait de donner à ses compagnons et à ses frères.

Mais au milieu de la corruption qui régnait dans l’armée chrétienne, la vertu elle-même devait songer e à fuir et pouvait excuser la désertion. Si l’on en croit les récits contemporains, tous les vices de l’infâme Babylone régnaient parmi les libérateurs de Sion. Spectacle étrange et inouï ! sous la tente des croisés, on voyait ensemble la famine et la volupté ; l’amour impur, la passion effrénée du jeu, tous les excès de la débauche, se mêlaient aux images de la mort. Dans leur malheur, la plupart des pèlerins semblaient dédaigner les consolations que donnent la piété et la vertu.

Cependant l’évêque du Puy et la plus saine partie du clergé réunirent leurs efforts pour réformer les mœurs des croisés. Ils firent tonner la voix de la religion contre les excès du libertinage et de la licence ; ils rappelèrent tous les maux qu’avait soufferts l’armée chrétienne, et les attribuèrent aux vices et aux débordements des défenseurs de la croix. Un tremblement de terre qui se fit alors sentir, une aurore boréale qui vint offrir un phénomène inconnu à la plupart des pèlerins, leur furent présentés comme un avertissement de la colère du ciel. On ordonna des jeûnes et des prières pour fléchir le courroux divin. Les croisés firent des processions autour du camp ; de toutes parts on entendait retentir les hymnes de la pénitence. Les prêtres invoquaient les foudres de l’Église contre ceux qui trahissaient la cause de Jésus-Christ par leurs péchés. Pour ajouter à la crainte qu’inspiraient les menaces de la religion, un tribunal, composé des principaux de l’armée et du clergé, fut chargé de poursuivre et de punir les coupables.

Les hommes surpris par l’ivresse eurent les cheveux coupés ; les blasphémateurs, ceux qui se livraient à la passion du jeu, furent marqués d’un fer rouge. Un moine, accusé d’adultère et convaincu par l’épreuve du feu, fut battu de verges et promené tout nu dans l’enceinte du camp. A mesure que les juges condamnaient les coupables, ils durent être effrayés de leur nombre. Les châtiments les plus sévères ne purent arrêter entièrement la prostitution, qui était devenue presque générale. On résolut d’enfermer toutes les femmes dans un camp séparé : mesure extrême et imprudente qui confondait le vice et la vertu et qui fit commettre des crimes plus honteux que ceux que l’on voulait prévenir.

Au milieu de ces calamités, le camp des croisés était rempli de Syriens qui, chaque jour, allaient raconter dans la ville les projets, la détresse et le désespoir des assiégeants. Bohémond, afin d’en délivrer l’armée, employa un moyen fait pour révolter même des barbares. Ma plume se refuse à tracer de pareils tableaux, et je laisse parler ici Guillaume de Tyr, ou plutôt son vieux traducteur : « Bohémond, dit-il, commanda que quelques Turcs qu’il tenoit enforcés sous sûre garde lui fussent amenés. Lesquels fait à l’instant par les officiers de haute justice exécuter, et puis allumer un grand feu, et les mettre à la broche et roistir comme pour viande préparée au souper de lui et des siens, leur commandant que s’ils estoient enquis quel appareil c’estoit là, ils respondissent en cette façon : Les princes et gouverneurs du camp ont arretté cejourd’hui en leur conseil que tous les Turcs ou leurs espies qui d’ici en avant seraient trouvés dans leur camp seront en cette manière forcés à faire viande de leurs propres corps, tant aux princes qu’à toute l’armée. »

Les serviteurs de Bohémond suivirent exactement les ordres et les instructions qu’il leur avait donnés. Bientôt les étrangers qui se trouvaient dans le camp accoururent dans le quartier du prince de Tarente, « et lorsqu’ils virent ce qui se passait, ajoute notre ancien auteur, ils furent merveilleusement effrayés, craignant d’éprouver le même sort. Ils se hâtèrent de quitter le camp des chrétiens, et partout sur leur chemin annoncèrent ce qu’ils avaient vu. » Leurs discours volèrent de bouche en bouche jusqu’aux contrées les plus éloignées : les habitants d’Antioche et tous les musulmans des villes de Syrie furent saisis de terreur et n’osèrent plus approcher du camp des croisés. « A ce moyen, dit l’historien que nous avons cité plus haut, advint que, par l’astuce et conduite du seigneur Bohémond, fut tollue du camp la peste des espies, et les entreprises des chrétiens furent moins divulguées aux ennemis. » Le chroniqueur Baudri se borne à dire que Bohémond prit des mesures sévères pour se délivrer des espions ; mais il ne parle pas de ce moyen barbare rapporté par Guillaume de Tyr. On ne peut s’empêcher de remarquer que ce moyen, fort bon pour éloigner les espions, devait aussi éloigner ceux qui apportaient des vivres dans le camp des chrétiens.

L’évêque du Puy employait dans le même temps une ruse plus innocente et plus conforme à l’esprit de son ministère et de sa profession : il faisait labourer et ensemencer les terres voisines d’Antioche, pour rassurer l’armée chrétienne contre la famine et pour faire croire aux assiégés que rien ne pouvait lasser la persévérance des assiégeants.

Cependant le froid, les orages pluvieux et toutes les rigueurs de l’hiver commençaient à se dissiper ; on voyait diminuer le nombre des malades, et le camp des chrétiens prenait un aspect moins lugubre. Godefroy, qu’une blessure cruelle avait retenu jusqu’alors dans sa tente, se montra aux yeux de l’armée, et sa présence fit renaître l’espérance et la joie. Le comte d’Édesse, les princes et les monastères d’Arménie envoyèrent de l’argent et des provisions aux chrétiens ; des vivres furent apportés des îles de Chypre, de Chio et de Rhodes ; l’armée cessa d’être livrée aux horreurs de la disette. L’amélioration du sort des pèlerins fut attribuée à leur pénitence et à leur conversion ; ils remercièrent le ciel de les avoir rendus meilleurs et plus dignes de sa protection et de sa miséricorde. Ce fut alors que les croisés virent arriver dans leur camp les ambassadeurs du calife d’Égypte. En présence des infidèles, les soldats chrétiens s’efforcèrent de cacher les traces et les souvenirs des longues misères qu’ils avaient éprouvées : ils se paraient de leurs vêtements les plus précieux ; ils étalaient leurs armes les plus brillantes ; les chevaliers et les barons se disputaient le prix de la force et de l’adresse dans des tournois ; on ne voyait que des danses et des festins au milieu desquels paraissaient régner l’abondance et la joie. Les ambassadeurs égyptiens furent reçus dans une tente magnifique, où s’étaient rassemblés les principaux chefs de l’armée. Ils ne dissimulèrent point dans leur discours l’extrême éloignement que leur maître avait toujours eu pour une alliance avec les chrétiens ; mais les victoires que les croisés avaient remportées sur les Turcs, ces ennemis éternels de la race d’Ali, lui faisaient croire que Dieu lui-même les avait envoyés en Asie comme les instruments de sa vengeance et de sa justice. Le calife égyptien était disposé à se rapprocher des chrétiens victorieux, et se préparait à rentrer avec ses armées dans la Palestine et la Syrie. Comme il avait appris que tous les vœux des croisés se bornaient à voir Jérusalem, il promettait de relever les églises des chrétiens, de protéger leur culte, et d’ouvrir les portes de la ville sainte à tous les pèlerins, à condition qu’ils s’y présenteraient sans armes et qu’ils n’y séjourneraient pas plus d’un mois. Si les croisés se soumettaient à cette condition, le calife promettait d’être leur plus généreux appui ; s’ils refusaient le bienfait de son amitié, les peuples de l’Égypte, de l’Éthiopie, tous ceux qui habitaient l’Asie et l’Afrique, depuis le détroit de Gadès jusqu’aux portes de Ragdad, allaient se lever à la voix du vicaire légitime du prophète, et montrer aux guerriers de l’Occident la puissance de ses armes.

Ce discours excita de violents murmures dans l’assemblée des chrétiens. Un des chefs se leva pour répondre, et s’adressant aux députés du calife : « La religion que nous suivons, leur dit-il, nous a inspiré le dessein de rétablir son empire dans les lieux où elle est née. Nous n’avons pas besoin, pour accomplir nos serments, du concours des puissances de la terre. Nous ne sommes point venus en Asie pour recevoir les lois ou les bienfaits des musulmans. Nous n’avons point d’ailleurs oublié les outrages faits aux pèlerins de l’Occident par les Égyptiens : on se souvient encore que les chrétiens, sous le règne du calife Hakem, ont été livrés aux bourreaux, et que leurs églises, et surtout celle du Saint-Sépulcre, ont été renversées de fond en comble. Oui, sans doute, nous nous sommes proposé de visiter Jérusalem, mais nous avons fait aussi le serment de la délivrer du joug des infidèles. Dieu, qui l’a honorée par ses souffrances, veut y être servi par son peuple ; les chrétiens veulent en être les gardiens et les maîtres. Allez dire à celui qui vous envoie, de choisir la paix ou la guerre : dites-lui que les chrétiens, campés devant Antioche, ne craignent ni les peuples d’Égypte, ni ceux de l’Ethiopie, ni ceux de Bagdad, et qu’ils ne peuvent s’allier qu’avec les puissances qui respectent les lois de la justice et les drapeaux de Jésus-Christ. »

L’orateur qui parlait ainsi exprimait l’opinion et les sentiments de l’assemblée. Cependant on ne rejeta pas tout à fait l’alliance des Égyptiens : des députés furent nommés dans l’armée chrétienne pour accompagner les ambassadeurs du Caire à leur retour, et porter au calife les dernières propositions de paix des croisés.

A peine les députés venaient-ils de quitter le camp des chrétiens, que ceux-ci remportèrent une nouvelle victoire sur les Turcs, Les princes d’Alep, de Damas, les émirs de Schaizar, d’Édesse, d’Hiérapolis, avaient levé une armée de vingt mille cavaliers pour secourir Antioche. Déjà les guerriers musulmans s’étaient mis en marche et s’approchaient de la ville, lorsqu’une troupe d’élite sortit du camp et marcha à leur rencontre, conduite par l’infatigable Bohémond, et par Robert, comte de Flandre. Dans une bataille qui fut livrée auprès du lac d’Antioche, les Turcs furent mis en fuite et perdirent mille chevaux avec deux mille combattants. La forteresse de Harenc, dans laquelle l’ennemi avait en vain cherché un asile après sa défaite, tomba au pouvoir des chrétiens.

Les croisés voulurent annoncer leur nouveau triomphe aux ambassadeurs du Caire, prêts à s’embarquer au port Saint-Siméon, et quatre chameaux portèrent à ces derniers les têtes et les dépouilles de deux cents guerriers musulmans. Les vainqueurs jetèrent deux cents autres têtes dans la ville d’Antioche, dont la garnison s’attendait encore à être secourue ; ils en exposèrent un grand nombre sur des pieux autour des murailles : ils étalaient ainsi les trophées sanglants de leur victoire pour que ce spectacle, dit Guillaume de Tyr, fût comme une épine dans l'œil de leurs ennemis. Ils voulaient aussi se venger des insultes que les infidèles, assemblés sur leurs remparts, avaient prodiguées à une image de la Vierge, tombée entre leurs mains dans un combat précédent.

Les croisés devaient bientôt signaler leur valeur dans une bataille périlleuse et plus meurtrière. Une flotte de Génois et de Pisans était entrée au port Saint-Siméon. La nouvelle de son arrivée causa une vive joie dans l’armée chrétienne ; un grand nombre de soldats sortirent du camp et coururent vers le port, les uns pour apprendre des nouvelles d’Europe, les autres pour acheter les provisions dont ils avaient besoin. Comme ils revenaient chargés de vivres et que la plupart d’entre eux n’avaient point d’armes, ils furent attaqués à l’improviste et dispersés par un corps de quatre mille musulmans qui les attendaient sur leur passage. Bohémond et Raymond de Saint-Gilles, qui accompagnaient les pèlerins, ne purent les défendre contre un ennemi supérieur en nombre, et furent obligés de chercher eux-mêmes leur salut dans une retraite précipitée.

Bientôt la nouvelle de leur désastre se répandit parmi les croisés restés dans le camp. Aussitôt Godefroy, à qui le péril donnait la suprême autorité, ordonne aux chefs et aux soldats de voler aux armes. Suivi de son frère Eustache, des deux Robert et du comte de Vermandois, il traverse l’Oronte et va chercher l’ennemi occupé de poursuivre son premier avantage et de couper les têtes des chrétiens tombés sous ses coups. Lorsqu’il est en présence des musulmans, il commande aux autres chefs de suivre son exemple, et se jette, l’épée à la main, dans les rangs ennemis. Les Turcs, accoutumés à se battre de loin et à se servir de l’arc et de la flèche, ne peuvent résister à l’épée et à la lance des croisés. Ils prennent la fuite, les uns vers les montagnes, les autres vers la ville. Accien, qui, des tours de son palais, avait vu l’attaque victorieuse des croisés, envoie une troupe d’élite pour soutenir et rallier ceux qui fuyaient ; il accompagne ses soldats jusqu’à la porte du Pont qu’il fait refermer, en leur disant qu’elle ne s’ouvrira plus pour eux qu’après la victoire.

Cette nouvelle troupe ne peut supporter le choc des croisés. Les Turcs n’avaient plus d’autre espoir que de rentrer dans la place ; mais Godefroy, qui avait tout prévu, s’était déjà placé avec les siens sur une éminence entre les fuyards et la porte d’Antioche. Ce fut là que recommença le carnage : les chrétiens étaient animés par leur victoire ; les musulmans, par leur désespoir et par les cris des habitants de la ville assemblés sur les remparts. Rien ne peut peindre l’effroyable tumulte de ce nouveau combat. Le cliquetis des armes, les cris des combattants, ne permettaient plus aux soldats d’entendre la voix de leurs chefs. On se battait corps à corps et sans ordre ; des flots de poussière couvraient le champ de bataille ; le hasard dirigeait les coups des vainqueurs et des vaincus ; les Turcs se pressaient, s’embarrassaient dans leur fuite. La confusion était si grande que plusieurs croisés furent tués par leurs compagnons et leurs frères. Un grand nombre de Turcs tombèrent presque sans résistance sous le fer des chrétiens ; plus de deux mille, qui cherchaient à fuir, furent noyés dans l’Oronte. « Les vieillards d’Antioche, dit Guillaume de Tyr, en contemplant du haut des murailles cette sanglante catastrophe, s’affligeaient d’avoir vécu trop longtemps, et les mères, témoins du trépas de leurs fils, gémirent de leur fécondité. » Le carnage dura toute la journée ; ce ne fut que vers le soir qu’Accien fit ouvrir les portes de la ville et qu’il reçut les débris des troupes poursuivies par les croisés.

Ce fut pour nous, s’écrie ici Raymond d’Agiles, un spectacle ravissant que de voir nos pauvres pèlerins revenant au camp après cette victoire. Les uns, qui n’avaient jamais monté à cheval, arrivaient suivis de plusieurs chevaux ; d’autres, jusque-là couverts de lambeaux, portaient deux ou trois robes de soie ; quelques-uns montraient trois ou quatre boucliers pris sur l’ennemi ; leurs compagnons qui n’avaient point combattu se réjouissaient avec eux, et tous ensemble remerciaient la bonté divine du triomphe des chrétiens.

Les chefs et les soldats de l’armée chrétienne avaient fait des prodiges de valeur. Bohémond, Raymond, Tancrède, Adhémar, Baudouin du Bourg, Eustache, s’étaient partout montrés à la tête de leurs guerriers. Toute l’armée racontait les coups de lance et les merveilleux faits d’armes du comte de Vermandois et des deux Robert. Le duc de Normandie soutint seul un combat contre un chef des infidèles qui s’avançait au milieu des siens ; d’un coup de sabre il lui fendit la tête jusqu’à l’épaule et l’étendit à ses pieds, en s’écriant : « Je dévoue ton âme impure aux puissances de l’Enfer. » Godefroy, qui, dans cette journée, avait montré l’habileté d’un grand capitaine, signala sa bravoure et sa force par des actions que l’histoire et la poésie ont célébrées. Aucune armure ne pouvait résister au tranchant de son épée ; il faisait voler en éclats les casques et les cuirasses. Un Turc, qui surpassait tous les autres par sa stature, se présenta au fort de la mêlée pour le combattre, et, du premier coup qu’il lui porta, mit en pièces son bouclier. Godefroy, indigné de cette audace, se dresse sur ses étriers, s’élance contre son adversaire, et lui porte un coup si terrible qu’il partage son corps en deux parties. La partie supérieure, disent les historiens, tomba à terre, et l’autre, attachée à la selle, resta sur le cheval, qui rentra dans la ville, où cet aspect redoubla la consternation des assiégés.

Malgré de si prodigieux exploits, les chrétiens avaient essuyé une perte considérable. En célébrant la valeur héroïque des croisés, l'histoire contemporaine s’étonne de la multitude des martyrs que les Turcs envoyèrent dans le ciel et qui, en arrivant dans le séjour des élus, la couronne sur la tête et la palme à la main, adressèrent à Dieu ces paroles : « Pourquoi n’avez-vous pas défendu notre sang, qui a coulé « pour vous aujourd’hui ? »

Les infidèles passèrent la nuit à ensevelir ceux de leurs guerriers qui avaient été tués sous les murailles de la ville. Ils les enterrèrent près d’une mosquée bâtie au-delà du pont de l'Oronte. Après cette funèbre cérémonie, ils rentrèrent dans Antioche, où régnaient le silence et le deuil. Comme les morts, selon l’usage des musulmans, avaient été ensevelis avec leurs armes, leurs richesses et leurs vêtements, ces dépouilles tentèrent la populace grossière qui suivait l’armée des croisés. Elle traversa l’Oronte, se précipita en foule sur les tombeaux des Turcs, exhuma les cadavres, leur arracha les armes et les habillements dont ils étaient couverts. Bientôt elle vint montrer au camp les étoffes de soie, les boucliers, les javelots, les riches épées, trouvés dans les cercueils. Ce spectacle ne révolta point les chevaliers et les barons. Le lendemain d’une bataille et parmi les dépouilles des vaincus, ils contemplèrent avec joie quinze cents têtes séparées de leurs troncs, qui furent promenées en triomphe dans l’armée et leur rappelèrent leur victoire et la perte qu’ils avaient fait essuyer aux infidèles. Toutes ces têtes jetées dans l’Oronte, et les cadavres des musulmans qui, la veille, s’étaient noyés dans le fleuve, allèrent porter la nouvelle de la victoire des chrétiens aux Génois et aux Pisans débarqués au port Saint-Siméon. Ceux des croisés qui, dans le commencement de la bataille, avaient fui vers la mer et vers les montagnes, et dont on avait pleuré la mort, revinrent au camp, qui retentissait des acclamations de la joie. Les chefs ne songèrent plus alors qu’à profiter de la terreur qu’ils avaient inspirée aux ennemis. Maîtres du cimetière des musulmans, les croisés démolirent la mosquée qui s’élevait hors de la ville, et, se servant des pierres des tombeaux, ils bâtirent une forteresse devant la porte du Pont, par laquelle les assiégés avaient coutume de sortir pour se répandre dans la plaine et surprendre les pèlerins.

Raymond, comte de Toulouse, auquel on reprochait d’avoir jusque-là manqué de zèle pour la guerre sainte, se chargea de construire le fort à ses frais et de le défendre avec ses Provençaux, qu’on avait accusés, pendant tout le siège, d'éviter le combat pour courir aux vivres. On proposa d’élever une nouvelle forteresse du côté de l’ouest, vers la porte appelée porte de Saint-George. Aucun croisé n’avait encore mis le pied sur ce point de la rive gauche de l’Oronte. Il était important de fermer ce passage aux musulmans ; mais l’entreprise était dangereuse ; aucun prince n’osait s’en charger. Tancrède se présenta : généreux et vaillant chevalier, il ne lui restait plus que son épée et sa renommée ; il demanda de l’argent à ses compagnons pour exécuter son projet. Un couvent, appelé couvent de Saint-George, s’élevait sur une colline à peu de distance de la porte de ce nom ; Tancrède le fit solidement fortifier, et, soutenu par une troupe de braves, sut se maintenir dans ce poste difficile. Il surprit les Syriens qui avaient coutume de porter des vivres dans Antioche, et les força d’approvisionner l’armée chrétienne ; deux mille chevaux qu’Accien avait envoyés dans une vallée à quelques lieues de la ville, tombèrent au pouvoir des croisés et furent amenés dans le camp.

Tandis que les assiégés se livraient au désespoir, le zèle et l’émulation redoublaient parmi les soldats de la croix. Les chefs donnaient partout l’exemple de la vigilance et de l’activité ; un esprit de concorde unissait tous les pèlerins : la discipline se rétablit, et la force de l’armée s’accrut avec elle. Les mendiants mêmes et les vagabonds, dont la multitude enfantait le désordre et multipliait les périls de la guerre, furent alors employés aux travaux du siège, et servirent sous les ordres d’un capitaine qui prenait le titre de roi truand ou roi des gueux. Ils recevaient une solde de la caisse générale des croisés, et, dès qu’ils étaient en état d’acheter des armes et des habits, leur roi les reniait pour ses sujets et les faisait entrer dans un corps de l’armée. Cette mesure, en arrachant les vagabonds à une oisiveté dangereuse, en fit d’utiles auxiliaires. Comme ils étaient accusés de violer les tombeaux et de se nourrir de chair humaine, ils inspiraient une grande horreur aux infidèles, et leur seul aspect mettait en fuite les défenseurs d’Antioche, qui tremblaient de tomber entre leurs mains.

Dès lors les chrétiens furent les maîtres de tous les dehors de la place assiégée ; ils pouvaient se répandre avec sécurité dans les campagnes voisines. Comme toutes les portes de la ville étaient fermées, les combats furent suspendus, mais de part et d’autre on se faisait encore la guerre par des actes de barbarie.

Le fils d’un émir étant tombé entre les mains des chrétiens, ceux-ci exigèrent que sa famille leur livrât une tour d’Antioche pour sa rançon. Comme on leur refusa ce qu’ils demandaient, ils accablèrent leur jeune captif des traitements les plus barbares. Son supplice se renouvela chaque jour pendant un mois ; on le conduisit enfin au pied des remparts, où il fut immolé sous les yeux de ses parents et de ses concitoyens.

De leur côté, les Turcs ne cessaient de persécuter les chrétiens qui habitaient Antioche. Plus d’une fois le vénérable patriarche des Grecs, le corps meurtri de coups et chargé de liens, avait été traîné sur les murailles et montré aux assiégeants comme une victime dévouée à la mort. C’était surtout contre les prisonniers que s’exerçait la fureur des Turcs. Ils conduisirent un jour sur les remparts un chevalier chrétien, nommé Raymond Porcher, et le menacèrent de lui couper la tête, s’il n’exhortait les croisés à le racheter pour une somme d’argent. Celui-ci, feignant d’obéir, s’adressa aux assiégeants et leur dit : « Regardez-moi comme un homme mort, et ne faites aucun sacrifice pour ma liberté. Tout ce que je vous demande, ô mes frères ! c’est que vous poursuiviez vos attaques contre cette ville infidèle qui ne peut résister longtemps, et que vous restiez fermes dans la foi du Christ, car Dieu est et sera toujours avec vous. » Accien, s’étant fait expliquer le sens de ses paroles, exigea que Raymond Porcher embrassât sur-le-champ l’islamisme, lui promettant, s’il y consentait, toutes sortes de biens et d’honneurs, le menaçant de la mort s’il refusait. Alors le pieux chevalier, tombant à genoux, les yeux tournés vers l’orient, les mains jointes, se mit à prier Dieu pour qu’il daignât le secourir et recevoir son âme dans le sein d’Abraham. A ces mots, Accien, plus irrité, ordonne qu’on lui tranche la tête : les Turcs obéissent avec une joie barbare. En même temps les autres prisonniers chrétiens qui se trouvaient dans Antioche sont amenés devant le prince musulman, qui commande à ses soldats de les dépouiller de leurs vêtements, de les lier avec des cordes, et de les jeter au milieu des flammes d’un bûcher. Ainsi ces malheureux captifs reçurent tous, dans le même jour, la couronne du martyre, et portèrent dans le ciel, dit Tudebode, des étoles blanches devant le Seigneur, à qui toute gloire appartient.

Cependant Antioche était en proie à la disette qui avait si longtemps désolé les croisés, et voyait chaque jour diminuer le nombre de ses défenseurs. Accien demanda une trêve et promit de se rendre s’il n’était bientôt secouru. Les croisés, toujours pleins d’une confiance aveugle, consentirent à une paix qui devait leur ôter tous leurs avantages et donner à l’ennemi les moyens de gagner du temps et de réparer ses forces.

Dès qu’on eut accepté la trêve, la discorde s’introduisit dans le camp des chrétiens, et ce fut là un des premiers effets d’une paix imprudente. Baudouin, prince d’Édesse, avait envoyé des présents magnifiques à Godefroy, aux deux Robert, au comte de Vermandois, aux comtes de Blois et de Chartres ; il avait fait distribuer des sommes d’argent à toute l’armée, et, dans la répartition de ses largesses, il avait oublié à dessein Bohémond et ses soldats. Il n’en fallait pas davantage pour faire naître la division. Tandis que l’armée chrétienne célébrait la libéralité de Baudouin, le prince de Tarente et ses guerriers éclataient en plaintes et en murmures.

Dans le même temps, une tente richement ornée, qu’un prince arménien destinait à Godefroy et qui, tombée entre les mains de Pancrace, fut envoyée à Bohémond, devint un nouveau sujet de trouble et de discorde. Godefroy réclama avec hauteur le présent qui lui était destiné ; Bohémond refusa de le rendre ; de part et d’autre on en vint aux injures et aux menaces ; on était prêt à prendre les armes ; le sang des chrétiens allait couler pour une misérable querelle ; mais à la fin le prince de Tarente, abandonné par la plus grande partie de l’armée, vaincu par les prières de ses amis, rendit à son rival la tente qu’il retenait, et se consola, dans son dépit, par l’espoir que la guerre lui offrirait bientôt un plus riche butin.

Guillaume de Tyr, qui nous a transmis ce récit, s’étonne de voir le sage Godefroy réclamer avec autant de chaleur un objet aussi frivole ; et, dans sa surprise, il compare la faiblesse du héros au sommeil du bon Homère. Sa pensée eût été plus juste, s’il avait comparé les discordes et les querelles des chefs de la croisade à celles qui troublaient le camp des Grecs et qui retardèrent si longtemps la prise de Troie.

Depuis que la trêve avait été proclamée, les chrétiens entraient dans Antioche, les musulmans venaient dans le camp ; mais la haine implacable qui avait présidé à la guerre vivait encore dans les cœurs. Un chevalier, nommé Walon, ayant été surpris par les Turcs dans un lieu écarté, fut massacré et coupé en morceaux. Quand la nouvelle de ce crime affreux se répandit dans l’armée, tous les croisés furent saisis d’horreur et d’indignation. Au milieu de la foule des chrétiens qui demandaient vengeance, on remarquait avec attendrissement la jeune épouse de Walon, qui invoquait l’ombre de son époux et remplissait l’air de ses cris douloureux : le spectacle de son désespoir acheva d’enflammer les soldats de la croix, et devint le signal de nouveaux combats.

Les assiégés avaient profité de la trêve pour se procurer les secours et les vivres nécessaires. Les chrétiens ne déployèrent au pied des murs qu’une valeur impuissante, et la ville, après sept mois de siège, pouvait braver encore longtemps la force de leurs armes, si l’ambition et la ruse n’avaient fait pour la cause des croisés ce que n’avaient pu faire la patience et la bravoure. Bohémond, que le désir d’accroître sa fortune avait entraîné à la croisade, cherchait partout l’occasion de réaliser ses projets. La fortune de Baudouin avait éveillé sa jalousie et le poursuivait dans son sommeil. Il osa jeter ses vues sur Antioche, et les circonstances le favorisèrent assez pour lui faire rencontrer un homme qui pût remettre cette place entre ses mains. Cet homme, qui se nommait Phirous, était, quoi qu’en disent plusieurs historiens qui lui donnent une noble origine, le fils d’un Arménien fabricant de cuirasses. D’un caractère inquiet et remuant, il aspirait sans cesse à changer de condition et d’état. Il avait abjuré la religion chrétienne par esprit d’inconstance et dans l’espoir d’avancer sa fortune ; il était doué d’un sang-froid admirable, d’une audace à toute épreuve, et toujours prêt à faire pour de l’argent ce qu’on pouvait à peine attendre du plus ardent fanatisme. Pour satisfaire son ambition et son avarice, rien ne lui paraissait injuste ou impossible. Comme il était actif, adroit et insinuant, il avait obtenu la confiance d’Accien, qui l’admettait à son conseil. Le prince d’Antioche lui avait confié le commandement de trois des principales tours de la place. Il les défendit d’abord avec zèle, mais sans avantage pour sa fortune ; il se lassa d’une fidélité stérile, dès qu’il put penser que la trahison lui serait plus profitable.

Dans l’intervalle des combats, il avait eu plusieurs fois l’occasion de voir le prince de Tarente. Dans un de ces entretiens, Phirous avait demandé à Bohémond, suivant le moine Robert, quelle était cette armée couverte de tuniques et de boucliers blancs comme la neige, qui avait combattu avec les chrétiens ; Bohémond se met d’abord à expliquer lui-même ce mystérieux secours de la milice céleste ; se trouvant embarrassé de répondre aux captieuses questions de Phirous, il fit appeler son chapelain qui était clerc et bien instruit. Bohémond et Phirous se devinèrent à la première vue, et ne tardèrent pas à se confier l’un en l’autre. Phirous se plaignit des outrages qu’il avait reçus des musulmans ; il s’affligea d’avoir abandonné la religion de Jésus-Christ, et pleura sur les persécutions qu’éprouvaient les chrétiens d’Antioche. Il n’en fallait pas davantage au prince de Tarente pour connaître les secrètes pensées de Phirous ; il loua ses remords et ses sentiments, et lui fit les plus magnifiques promesses. Alors le renégat lui ouvrit pleinement son cœur. Ils se jurèrent l’un à l’autre un inviolable attachement, et promirent d’entretenir une active correspondance. Ils se revirent ensuite plusieurs fois, et toujours dans le plus grand, secret. A chaque entrevue, Bohémond disait à Phirous que le sort des croisés était entre ses mains, et qu’il ne tenait qu’à lui d’en obtenir de grandes récompenses. De son côté, Phirous protestait de son désir de servir les croisés, qu’il regardait comme ses frères ; et, pour assurer le prince de Tarente de sa fidélité ou pour excuser sa trahison, il disait que Jésus-Christ, dans une vision, lui avait conseillé de livrer Antioche aux chrétiens. Le Seigneur, suivant Foulcher de Chartres, était plusieurs fois apparu à Phirous pour lui ordonner de livrer la place ; la dernière fois il s’irrita, et lui dit : « Pourquoi n’as-tu pas exécuté ce que je t’ai commandé ? » Phirous avait révélé sa vision au gouverneur d’Antioche, qui lui répondit : « Brute, veux-tu obéir à un fantôme ? »

Bohémond n’avait pas besoin d’une protestation appuyée sur des apparitions merveilleuses. Il n’eut pas de peine à croire ce qu’il désirait avec ardeur, et, lorsqu’il fut convenu avec Phirous des moyens d’exécuter les projets qu’ils avaient longtemps médités, il fit assembler les principaux chefs de l’armée chrétienne. Il leur exposa les maux qui jusqu’alors avaient désolé les croisés et les maux plus grands encore dont ils étaient menacés. Il ajouta qu’une puissante armée s’avançait au secours d’Antioche ; que la retraite ne pouvait se faire sans honte et sans danger ; qu’il n’était plus de salut pour les chrétiens que dans la conquête de la ville. La place, il est vrai, était défendue par d’inexpugnables remparts ; mais on devait savoir que toutes les victoires ne s’obtenaient pas par les armes et sur le champ de bataille ; que celles qu’on obtenait par l’adresse n’étaient pas les moins importantes et les moins glorieuses. Il fallait donc séduire ceux qu’on ne pouvait vaincre, et prévenir les ennemis par une entreprise adroite et courageuse. Parmi les habitants d’Antioche, différents de mœurs et de religion, opposés d’intérêts, il devait s’en trouver qui seraient accessibles à la séduction et à des promesses brillantes. Il s’agissait d’un service si important pour l’armée chrétienne, qu’il était bon d’encourager toutes les tentatives. La possession même d’Antioche ne lui paraissait pas d’un trop haut prix pour récompenser le zèle de celui qui serait assez habile ou assez heureux pour faire ouvrir les portes de la ville aux croisés.

Bohémond ne s’expliqua pas plus clairement ; mais il fut deviné par l'ambition jalouse de quelques chefs qui avaient peut-être les mêmes desseins que lui. Raymond surtout repoussa avec force les adroites insinuations du prince de Tarente. « Nous sommes tous, dit-il, des frères et des compagnons : il serait injuste qu’après que nous avons tous couru la même fortune, un seul d’entre nous recueillit le fruit de nos travaux. Pour moi, ajouta-t-il en jetant un regard de colère et de mépris sur Bohémond, je n’ai pas traversé tant de pays, bravé tant de périls, prodigué mon sang, mes soldats et mes trésors, pour payer du prix de nos conquêtes quelque artifice grossier, quelque stratagème honteux dont il faut laisser l’invention à des femmes. » Ces paroles véhémentes eurent tout le succès qu’elles devaient avoir parmi des guerriers accoutumés à vaincre par les armes et qui n’estimaient une conquête que lorsqu’elle était le prix du courage. Le plus grand nombre des chefs rejetèrent la proposition du prince de Tarente et mêlèrent leurs railleries à celles de Raymond. Bohémond, que l’histoire a surnommé l’Ulysse des Latins, fit tout ce qu’il put pour se contenir et cacher son dépit. Il sort du conseil en souriant, persuadé que la nécessité rappellerait bientôt les croisés à son avis.

Rentré dans sa tente, il envoie des émissaires dans tous les quartiers pour semer les nouvelles les plus alarmantes. Comme il l’avait prévu, la consternation s’empare des chrétiens. Quelques-uns des chefs de l’armée sont envoyés à la découverte pour reconnaître la vérité des bruits répandus dans le camp. Ils reviennent bientôt annoncer que Kerbogâ, prince de Mossoul, s’avance vers Antioche avec une armée de deux cent mille hommes rassemblés sur les rives de l’Euphrate et du Tigre. Cette armée, qui avait menacé la ville d’Édesse et ravagé la Mésopotamie, n’était plus qu’à sept journées de marche. A ce récit, la crainte redouble parmi les croisés. Bohémond parcourt les rangs, exagère le péril ; il affecte de montrer plus de tristesse et d’effroi que tous les autres ; mais au fond du cœur il se rassure, et sourit à l’idée de voir bientôt ses espérances accomplies. Les chefs se réunissent de nouveau pour délibérer sur les mesures qu’ils ont à prendre dans une circonstance aussi périlleuse. Deux avis partagent le conseil : les uns veulent qu’on lève le siège et qu’on aille à la rencontre des ennemis ; les autres, qu’on divise l’armée en deux corps, qu’une partie marche contre Kerbogâ et que l’autre reste à la garde du camp. Ce dernier avis allait prévaloir lorsque Bohémond demande à parler. Il n’a point de peine à faire sentir les inconvénients des partis proposés. Si on levait le siège, on allait se trouver entre la garnison d’Antioche et une armée formidable ; si on continuait le blocus de la ville et que la moitié de l’armée seulement allât à la rencontre de Kerbogâ, on devait éprouver une double défaite. « Les plus grands périls, ajouta le prince de Tarente, nous environnent. Le temps presse ; demain peut-être il ne sera plus temps d’agir, demain nous aurons perdu le fruit de nos travaux et de nos victoires. Mais non, je ne puis le penser ; Dieu, qui nous a conduits jusqu’ici par la main, ne permettra pas que nous ayons combattu en vain pour sa cause ; il veut sauver l’armée chrétienne, il veut nous conduire jusqu’au tombeau de son Fils. Si vous accueillez la proposition que j’ai à vous faire, demain l’étendard de la croix flottera sur les murs d’Antioche, et nous marcherons en triomphe à Jérusalem. »

En achevant ces paroles, Bohémond montra les lettres de Phirous, qui promettait de livrer les trois tours qu’il commandait. Phirous déclarait qu’il était prêt à tenir sa promesse, mais il ne voulait avoir affaire qu’au prince de Tarente. Il exigeait, pour prix de ses services, que Bohémond restât maître d’Antioche. Le prince italien ajouta qu’il avait déjà donné des sommes considérables à Phirous, que lui seul avait obtenu sa confiance, et qu’une confiance réciproque était le plus sûr garant du succès dans une entreprise aussi difficile. « Au reste, poursuit-il, si on trouve un meilleur moyen de sauver l’armée, je suis prêt à l’approuver, et je renoncerai volontiers au partage d’une conquête d’où dépend le salut de tous les croisés. »

Le péril devenait tous les jours plus pressant : il était honteux de fuir, imprudent de combattre, dangereux de temporiser. La crainte fît taire tous les intérêts de la rivalité. Plus les chefs avaient d’abord montré d’opposition au projet de Bohémond, plus ils trouvèrent alors de bonnes raisons pour l’adopter. Une conquête partagée n’était plus une conquête. Le partage d’Antioche pouvait d’ailleurs faire naître une foule de divisions dans l’armée et la mener à sa perte. On ne donnait que ce qu’on n’avait point encore ; on le donnait pour assurer la vie des chrétiens. Il valait mieux laisser un seul profiter des travaux de tous que de périr tous pour s’opposer à la fortune d’un seul. Au surplus, la prise d’Antioche n’était point le but de la croisade : on n’avait pris les armes que pour délivrer Jérusalem ; tout retard était contraire à ce que la religion espérait de ses soldats, à ce que l’Occident attendait de ses plus braves chevaliers. Tous les chefs, excepté l’inflexible Raymond, se réunirent pour accorder à Bohémond la principauté d’Antioche, et le conjurèrent de presser l’exécution de son projet.

A peine sorti du conseil, le prince de Tarente fait avertir Phirous, qui lui envoie son propre fils en otage. L’exécution du complot est fixée au lendemain. Pour laisser les assiégés dans la plus grande sécurité, on décide que l’armée chrétienne quittera son camp, qu’elle dirigera d’abord sa marche vers la route par laquelle doit arriver le prince de Mossoul, et qu’au retour de la nuit elle se réunira sous les murs d’Antioche. Le lendemain, au point du jour, les troupes reçoivent l’ordre de préparer leur départ ; les croisés sortent du camp quelques heures avant la nuit ; ils s’éloignent, les trompettes sonnant et les enseignes déployées. Après quelques moments de marche, ils retournent sur leurs pas et reviennent en silence vers Antioche. Au signal du prince de Tarente, ils s’arrêtent dans un vallon situé à l’occident et voisin de la tour des Trois-Sœurs, où commandait Phirous. Ce fut là qu’on déclara à l’armée chrétienne le secret de la grande entreprise qui devait lui ouvrir les portes de la ville.

Cependant les projets de Phirous et de Bohémond avaient été sur le point d’échouer. Au moment où l’armée chrétienne venait de quitter son camp et que tout se préparait pour l’exécution du complot, le bruit d’une trahison se répand tout à coup dans Antioche. On soupçonne les chrétiens et les nouveaux musulmans ; on prononce le nom de Phirous ; on l’accuse sourdement d’entretenir des intelligences avec les croisés. Best obligé de paraître devant Accien, qui l’interroge et tient les yeux fixés sur lui pour pénétrer ses pensées ; mais Phirous dissipe tous les soupçons par sa contenance ; il propose lui-même des mesures contre les traîtres, et conseille à son maître de changer les commandants des principales tours. On applaudit à ce conseil, qu’Accien se propose de suivre dès le jour suivant. En même temps des ordres sont donnés pour charger de fers et mettre à mort, pendant les ténèbres de la nuit, les chrétiens qui se trouvent dans la ville. Le renégat est envoyé ensuite à son poste, comblé d’éloges pour son exactitude et sa fidélité. A l’approche de la nuit, tout paraissait tranquille dans Antioche, et Phirous, échappé au plus grand danger, attendait les croisés dans la tour qu’il devait leur livrer.

Comme son frère commandait une tour voisine de la sienne, il va le trouver et cherche à l’entraîner dans son complot. « Mon frère, lui dit-il, vous savez que les croisés ont quitté leur camp et qu’ils vont au-devant de l’armée de Kerbogâ. Quand je songe aux misères qu’ils ont éprouvées et à la mort qui les menace, je ne puis me défendre d’une sorte de pitié. Vous n’ignorez pas non plus que cette nuit même tous les chrétiens qui habitent Antioche, après avoir souffert toutes sortes d’outrages, vont être massacrés par les ordres d’Accien. Je ne puis m’empêcher de les plaindre ; je ne puis oublier que nous sommes nés dans la même religion et que nous fûmes autrefois leurs frères. » Ces paroles de Phirous ne produisirent pas l’effet qu’il en attendait. « Je m’étonne, lui répondit son frère, de vous voir plaindre des hommes qui doivent être pour nous un objet d’horreur. Avant que les croisés fussent arrivés devant Antioche, nous étions comblés de biens. Depuis qu’ils assiègent la ville, nous passons notre vie au milieu des dangers et des alarmes. Puissent les maux qu’ils ont attirés sur nous retomber sur eux ! Quant aux chrétiens qui habitent parmi nous, ignorez-vous que la plupart d’entre eux sont des traîtres et qu’ils ne songent qu’à nous livrer au fer de nos ennemis ? » En achevant ces mots, il jette sur Phirous un regard menaçant. Le renégat voit qu’il est deviné ; il ne reconnaît plus son frère dans celui qui refuse d’être son complice, et, pour toute réponse, lui plonge son poignard dans le cœur.

Enfin on arrive au moment décisif. La nuit était obscure ; un orage qui s’était élevé augmentait encore l’épaisseur des ténèbres ; le vent qui ébranlait les toits, les éclats de la foudre, ne permettaient aux sentinelles d’entendre aucun bruit autour des remparts. Le ciel paraissait enflammé vers l’occident, et la vue d’une comète qu’on aperçut alors sur l’horizon semblait annoncer à l’esprit superstitieux des croisés les moments marqués pour la ruine et la destruction des infidèles.

Ils attendaient le signal avec impatience. La garnison d’Antioche était plongée dans le sommeil : Phirous seul veillait et méditait son complot. Un Lombard, nommé Payen, envoyé par Bohémond, monte dans la tour par une échelle de cuir. Phirous le reçoit, lui dit que tout est préparé, et, pour lui donner un témoignage de sa fidélité, lui montre le cadavre de son propre frère qu’il venait d’égorger. Au moment où ils s’entretenaient de leur complot, un officier de la garnison vient visiter les postes ; il se présente avec une lanterne devant la tour de Phirous. Celui-ci, sans laisser paraître le moindre trouble, fait cacher l’émissaire de Bohémond et vient au-devant de l’officier. Il reçoit des éloges sur sa vigilance, et se hâte de renvoyer Payen avec des instructions pour le prince de Tarente. Le Lombard revient auprès de l’armée chrétienne, où il raconte ce qu’il a vu, et conjure Bohémond, de la part de Phirous, de ne pas perdre un moment pour agir.

Mais tout à coup la crainte s’empare des soldats : au moment de l’exécution, ils ont vu toute l’étendue du danger ; aucun d’eux ne se présente pour monter sur le rempart. En vain Godefroy, en vain le prince de Tarente, emploient tour à tour les promesses et les menaces : les chefs et les soldats restent immobiles. Bohémond monte lui-même par l’échelle de cuir, dans l’espoir qu’il sera suivi par les plus braves : personne ne se met en devoir de marcher sur ses pas ; il arrive seul dans la tour de Phirous, qui lui fait les plus vifs reproches sur sa lenteur. Bohémond redescend à la hâte vers ses soldats, auxquels il répète que tout est prêt pour les recevoir. Son discours et surtout son exemple raniment enfin les courages. Soixante croisés se présentent pour l’escalade. Ils montent par l’échelle de cuir, encouragés par un chevalier nommé Covel, que l’historien de Tancrède compare à un aigle conduisant ses petits et volant à leur tête. Parmi ces soixante braves, on distingue le comte de Flandre et plusieurs des principaux chefs. Bientôt soixante autres croisés se pressent sur les pas des premiers ; ils sont suivis par d’autres, qui montent en si grand nombre et avec tant de précipitation, que le créneau auquel l’échelle était attachée s’ébranle et tombe avec fracas dans le fossé. Ceux qui touchaient au sommet des murailles retombent sur les lances et les épées nues de leurs compagnons : le désordre, la confusion, règnent parmi les assaillants. Cependant les chefs du complot voient tout d’un œil tranquille. Phirous, sur le corps sanglant de son frère, embrasse ses nouveaux compagnons ; il livre à leurs coups un autre frère qui restait auprès de lui, et les met en possession des trois tours confiées à son commandement. Sept autres tours sont bientôt tombées en leur pouvoir. Phirous appelle alors à son aide toute l’armée chrétienne ; il attache aux remparts une nouvelle échelle, par laquelle montent les plus impatients ; il indique aux autres une porte qu’ils enfoncent et par laquelle ils pénètrent en foule dans la ville.

Godefroy, Raymond, le comte de Normandie, sont bientôt dans les rues d’Antioche à la tête de leurs bataillons. On fait sonner toutes les trompettes, et sur ses quatre collines la ville retentit du cri terrible : Dieu le veut ! Dieu le veut ! Au premier bruit de cette attaque tumultueuse, les chrétiens qui habitaient Antioche croient tous que leur dernière heure est venue et que les musulmans viennent pour les égorger. Ceux-ci, à moitié endormis, sortent de leurs maisons pour connaître la cause du bruit qu’ils entendent, et meurent sans savoir quels sont les traîtres, quelle main les a frappés. Quelques-uns, avertis du danger, fuient vers la montagne où s’élevait la citadelle ; d’autres se précipitent hors des portes de la ville ; tous ceux qui ne peuvent fuir tombent sous les coups du vainqueur.

Au milieu de cette sanglante victoire, Bohémond ne négligea point de prendre possession d’Antioche ; et, lorsque le jour parut, on vit son drapeau rouge sur une des plus hautes tours de la ville. A cet aspect, les croisés restés à la garde du camp arrivent à la hâte dans la place conquise, et se mêlent aux scènes du carnage. La plupart des chrétiens, habitant Antioche, qui, pendant le siège, avaient beaucoup souffert de la tyrannie des infidèles, se réunirent à leurs libérateurs ; plusieurs d’entre eux montraient les fers dont ils avaient été chargés par les Turcs, et cette vue irritait encore la fureur de l’armée victorieuse. Les places publiques étaient couvertes de cadavres ; le sang coulait par torrents dans les rues. On pénètre dans les maisons ; des signes religieux indiquent aux croisés celles des chrétiens ; des hymnes sacrés leur font connaître leurs frères. Tout ce qui n’est pas marqué d’une croix est l’objet de leur fureur ; tous ceux qui ne prononcent pas le nom du Christ sont massacrés sans miséricorde.

Dans une seule nuit, Antioche avait vu périr plus de dix mille de ses habitants. Plusieurs de ceux qui s’étaient enfuis dans les campagnes voisines furent poursuivis et ramenés dans la ville, où les attendaient l’esclavage et la mort. Dans les premiers moments du désordre, Accien, voyant qu’il était trahi et n’osant plus se confier en aucun de ses officiers, avait résolu de fuir vers la Mésopotamie et d’aller au-devant de l’armée de Kerbogâ. Sorti par une porte secrète, il s’avançait, sans escorte, à travers les montagnes et les forêts, lorsqu’il fut rencontré par des bûcherons arméniens. Ceux-ci reconnurent le prince d’Antioche ; et, comme il était sans suite, comme il portait sur son visage les marques de l’abattement et de la douleur, ils jugèrent que la ville était prise. Un d’entre eux s’approcha de lui, lui arracha son épée et la lui plongea dans le sein. Sa tête fut apportée aux nouveaux maîtres d’Antioche, et Phirous put contempler sans crainte les traits de celui qui, la veille, pouvait l’envoyer à la mort. Après avoir reçu de grandes richesses pour prix de sa trahison, ce renégat embrassa le christianisme qu’il avait abandonné, et suivit les croisés à Jérusalem. Deux ans après, comme son ambition n’était pas satisfaite, il revint à la religion de Mahomet, et mourut abhorré des musulmans et des chrétiens, dont il avait tour à tour embrassé et trahi la cause.

Quand les chrétiens furent lassés du carnage, ils firent des dispositions pour attaquer la citadelle d’Antioche : comme elle était inexpugnable, tous leurs efforts furent inutiles. Ils se contentèrent de l’entourer de soldats et de machines de guerre pour contenir la garnison ; ils descendirent dans la ville, où ils s’abandonnèrent à toute l'ivresse que leur inspirait la victoire.