HISTOIRE DES CROISADES

TOME PREMIER

 

SUITE DU LIVRE DEUXIÈME.

 

 

L’armée chrétienne dans l’Asie Mineure ; elle s’avance vers Nicée et l’assiège ; bataille sanglante ; la place est emportée d’assaut ; les croisés se dirigent vers la Syrie ; l’avant-garde à demi détruite par les Turcs est dégagée par Godefroy de Bouillon ; marches pénibles ; Tancrède, maître de Tarse, soumet la Cilicie ; les croisés à Héraclée ; ils entrent en Syrie ; Baudouin fait la conquête de l’Arménie et fonde un État indépendant.

 

Lorsque les croisés eurent passé le détroit du Bosphore, ils ne s’occupèrent plus que de faire la guerre aux musulmans. On se rappelle que les Turcs Seldjoucides, sous le règne de Michel Ducas, avaient envahi l’Asie Mineure ; l’empire qu’ils y avaient fondé s’étendait depuis l’Oronte et l’Euphrate jusqu’à Nicée. Cette nation était la plus barbare des nations musulmanes ; elle avait négligé de conquérir les rivages de la mer, parce qu’elle n’avait point de marine ; mais elle tenait sous sa domination les plus riches provinces, dont elle laissait la culture aux Grecs, ses esclaves et ses tributaires.

Les Turcs de l’Asie Mineure vivaient sous la tente, ne connaissaient d’autre occupation que la guerre, et d’autre richesse que le butin. Ils avaient pour chef le fils de Soliman, que ses conquêtes sur les chrétiens avaient fait surnommer le Champion sacré. David, surnommé Kilig-Arslan ou l’Épée du lion, élevé dans le trouble des guerres civiles, et longtemps enfermé dans une forteresse du Korasan par les ordres de Maleck-Schah, était monté sur le trône de son père, et s’y maintenait par sa bravoure. Il avait un génie fécond en ressources, un caractère ferme dans les revers. A l’approche des croisés, il appela ses sujets et ses alliés à sa défense ; de toutes les provinces de l’Asie Mineure, même de la Perse, les plus courageux défenseurs de l’islamisme vinrent se ranger sous ses drapeaux.

Non content de rassembler une armée, il avait d’abord mis tous ses soins à fortifier la ville de Nicée, sur laquelle devaient tomber les premiers coups des chrétiens. Cette ville, capitale de la Bithynie, célèbre par la tenue de deux conciles, était le siège de l’empire ou du pays de Roum ; et c’est là que les Turcs, comme dans un poste avancé, attendaient l’occasion d’attaquer Constantinople et de se précipiter sur l’Occident.

C’est à Chalcédoine que s’était réunie l’armée chrétienne. Les chefs assemblèrent leurs bataillons, et se mirent en route pour Nicée. L’armée de la croix avait à sa droite la Propontide et les îles des Princes ; à sa gauche, des montagnes couvertes de bois, où se montrent aujourd’hui quelques villages turcs. Sur leur chemin, se trouvaient les ruines de l’antique Pandicapium, et les restes de Libissa, fameuse par le tombeau d'Annibal — c’est aujourd’hui une misérable bourgade musulmane —. Après quelques jours de marche, les croisés arrivèrent à Nicomédie, où ils séjournèrent trois jours. Nicomédie, bâtie au fond du golfe auquel elle a donné son nom, au pied d’une grande colline, conservait alors quelque chose de son ancienne splendeur ; elle n’est plus maintenant qu’un bourg, que les Turcs appellent Ismid. Au sortir de Nicomédie, l’armée de la croix s’avança vers Hélénopolis, ayant à l’occident le golfe, à l’orient l’immense chaîne de l’Arganthon : Hélénopolis, qui a pris le nom d’Hersek, est à onze lieues de Nicomédie et à quatre ou cinq lieues de Civitot ou Ghemlik. Ce fut dans le voisinage d’Hélénopolis que les croisés virent accourir sous leurs tentes plusieurs soldats de l’armée de Pierre, qui, échappés au carnage, avaient vécu cachés dans les montagnes et les forêts voisines. Les uns étaient couverts de lambeaux, les autres nus, plusieurs blessés. Exténués de faim, ils soutenaient à peine les restes d’une misérable vie qu’ils avaient disputée tour à tour à la rigueur des saisons et à la barbarie des Turcs. L’aspect de ces malheureux fugitifs, le récit de leurs misères, répandirent le deuil dans l’armée chrétienne ; des larmes coulèrent de tous les yeux lorsqu’on apprit les désastres des premiers soldats de la croix. A l’orient, ils montraient la forteresse où les compagnons de Renaud, pressés par la faim et la soif, s’étaient rendus aux Turcs, qui les avaient massacrés ; près de là, ils faisaient voir les montagnes au pied desquelles l’armée de Gauthier avait péri avec son chef. Les croisés s’avançaient en silence, rencontrant partout des ossements humains, des lambeaux d’étendards, des lances brisées, des armes couvertes de poussière et de rouille, tristes restes d’une armée vaincue. Au milieu de ces tableaux sinistres, ils ne purent voir sans frémir de douleur le camp où Gauthier avait laissé les femmes et les malades, lorsqu’il fut entraîné par ses soldats vers la ville de Nicée : là les chrétiens avaient été surpris par les musulmans, au moment même où leurs prêtres célébraient le sacrifice de la messe ; les femmes, les enfants, les vieillards, tous ceux que leur faiblesse ou la maladie retenaient sous la tente, poursuivis jusqu’au pied des autels, avaient été entraînés en esclavage ou immolés par un ennemi cruel. La multitude des chrétiens massacrés dans ce lieu était restée sans sépulture ; on voyait encore les fossés tracés autour du camp, la pierre qui avait servi d’autel aux pèlerins.

Le souvenir d’un aussi grand désastre étouffa la discorde, imposa silence à l’ambition, réchauffa le zèle pour la délivrance des saints lieux. Les chefs profitèrent de cette terrible leçon, et tirent d’utiles règlements pour le maintien de la discipline. On était alors dans les premiers jours du printemps : les campagnes couvertes de verdure et de fleurs, les moissons naissantes, le climat fertile et le beau ciel de la Bithynie, l’assurance de ne point manquer de vivres, l’harmonie des chefs, l’ardeur des soldats, tout faisait présager aux croisés que Dieu bénirait leurs armes, et qu’ils seraient plus heureux que leurs compagnons dont ils foulaient les restes déplorables.

Les croisés, en partant d’Hersek, eurent plusieurs fois à traverser le Draco, célèbre parmi les pèlerins. Les nombreux contours de cette rivière lui ont fait donner le nom de Draco (le Serpent) ; les Turcs l’appellent la Rivière aux quarante gués. Non loin de la source du Draco, comme il leur fallait traverser l'Arganthon, les pèlerins ne trouvèrent plus que des sentiers étroits, parmi des précipices et des rocs taillés à pic. Godefroy envoya en avant de l’armée quatre mille ouvriers armés de haches et de pioches, pour ouvrir les chemins ; des croix de bois furent plantées de distance en distance pour marquer le passage des soldats de Jésus-Christ. En sortant de ces chemins difficiles, les pèlerins purent voir la plaine de Nicée.

Les croisés s’avançaient pleins de confiance en leurs forces et sans connaître celles qu’on pouvait leur opposer. Jamais les campagnes de la Bithynie n’avaient offert un spectacle plus imposant et plus terrible : le nombre des pèlerins surpassait la population de plusieurs grandes villes de l’Occident ; leur multitude couvrait un espace immense ; les Turcs, du sommet des montagnes où ils étaient campés, durent contempler avec effroi une armée composée de cent mille cavaliers et d’innombrables fantassins, l’élite des peuples belliqueux de l’Europe, qui venait leur disputer la possession de l’Asie.

Guillaume de Tyr fait une belle description de Nicée et de ses remparts. Les voyageurs peuvent voir aujourd’hui ces fortifications encore debout ; telles qu’elles sont, elles suffisent pour donner une idée de ce qu’elles étaient au temps de la première croisade. Nous nous contenterons de décrire ce que nous avons vu.

Nicée est située à l’extrémité orientale du lac Ascanius, au pied d’une montagne boisée qui a la forme d’un demi-cercle. Les remparts de l’antique cité ont une lieue et demie de circonférence ; sur les murs s’élèvent des tours rondes, carrées, ovales, très-rapprochées les unes des autres ; on en comptait autrefois trois cent soixante-dix. L’épaisseur des murailles est de dix pieds ; Guillaume de Tyr nous dit qu’on aurait pu y faire rouler un char ; elles ont trente pieds de hauteur ; partout elles sont en parfaite conservation, excepté du côté qui regarde te lac. On peut voir leurs formes et juger de leur solidité à travers le lierre qui les couvre. Nicée a trois portes : celle du midi est entièrement dégradée ; celle de l’orient est formée de trois arceaux en marbre ; dans le mur de la partie extérieure, on aperçoit un bas-relief représentant des soldats romains armés de lances et couverts de leurs boucliers ; en dehors de cette porte, à peu de distance, sont les restes d’un aqueduc qui apportait à Nicée les eaux de la montagne. La porte du nord est grande et belle ; elle se compose, comme les deux autres, de trois arceaux en marbre gris. On ne remarque là, sur les murs, qu’une énorme tête de Gorgone, qui se montre à travers une touffe de lierre et de plantes saxatiles. Des fossés à moitié comblés entourent la place. Quand on arrive à Nicée par le chemin de Civitot, on entre dans la cité par une large brèche pratiquée à une grande tour de briques. Quelle surprise pour le voyageur, lorsqu’à la place de Nicée, dont les tours sont encore debout, il voit de tous côtés des champs cultivés, des plantations de mûriers et d’oliviers ! Après avoir avancé à travers de longues allées de cyprès et de platanes, on arrive à un humble et pauvre village : c’est Isnid, habité par les Grecs et les Turcs.

Dès que les croisés furent arrivés devant la ville, chacun des chefs prit la position qu’il devait occuper pendant le siège. Godefroy et ses deux frères se placèrent à l’orient : de ce côté les remparts paraissent encore inexpugnables. Bohémond, Robert, comte de Flandre, Robert, duc de Normandie, le comte de Blois, dressèrent leurs tentes du côté de l’occident et du nord ; le midi de la cité fut assigné à l’évêque Adhémar et au comte Raymond de Toulouse, qui arriva le dernier au camp ; la ville resta libre du côté du lac. Godefroy et Raymond avaient derrière eux les montagnes ; de tous les autres côtés du camp des chrétiens s’étendait une vaste plaine coupée de ruisseaux ; dès le commencement du siège, des flottes venues de la Grèce et de l'Italie apportèrent des vivres et toutes sortes de munitions de guerre aux assiégeants.

L’historien Foulcher de Chartres compte dans le camp des chrétiens dix-neuf nations, différentes de mœurs et de langage. « Si un Anglais, un Allemand, voulait me parler, ajoute-t-il, je ne savais que répondre. Mais, quoique divisés par le langage, nous paraissions ne faire qu’un seul peuple par notre amour pour Dieu. » Chaque nation avait son quartier qu’on environnait de murs et de palissades ; et, comme on manquait de pierres et de bois pour la construction des retranchements, on employa les ossements des croisés restés sans sépulture dans les campagnes voisines de Nicée : de sorte, dit Anne Comnène, qu’on avait fait à la fois un tombeau pour les morts et une demeure pour les vivants. Dans chaque quartier on avait élevé à la hâte des tentes magnifiques qui tenaient lieu d’églises et où les chefs et les soldats se rassemblaient pour les cérémonies religieuses. Différents cris de guerre, les tambours, dont les Sarrasins avaient introduit l’usage en Europe, et des cornes sonores percées de plusieurs trous, appelaient les croisés aux exercices militaires.

Les barons et les chevaliers portaient un haubert, espèce de tunique faite de petits anneaux de fer et d’acier. Sur la cotte d’armes de chaque écuyer flottait une écharpe bleue, rouge, verte ou blanche. Chaque guerrier portait un casque, argenté pour les princes, en acier pour les gentilshommes, et en fer pour les autres. Les cavaliers avaient des boucliers ronds ou carrés ; des boucliers longs couvraient les fantassins. Les croisés se servaient, pour les combats, de la lance, de l’épée, d’une espèce de couteau ou poignard appelé miséricorde^ de la massue, de la masse d’armes avec laquelle un guerrier pouvait d’un seul coup terrasser son ennemi ; de la fronde, qui lançait des pierres ou des balles de plomb ; de l’arc, de l’arbalète, arme meurtrière inconnue jusqu’alors aux Orientaux. Les guerriers de l’Occident n’étaient point encore couverts de cette pesante armure de fer décrite dans les historiens du moyen âge et qu’ils empruntèrent dans la suite aux Sarrasins.

Les princes et les chevaliers avaient sur leurs bannières des images, des signes de différentes couleurs, qui servaient de point de ralliement à leurs soldats. Là on voyait peints sur les boucliers et les étendards, des léopards, des lions ; ailleurs, des étoiles, des tours, des croix, des arbres de l'Asie et de l’Occident. Plusieurs avaient fait représenter sur leurs armes des oiseaux voyageurs qu’ils rencontraient sur leur roule et qui, changeant chaque année de climat, offraient aux croisés un symbole de leur pèlerinage. Ces marques distinctives animaient alors la valeur sur le champ de bataille, et devaient être un jour un des attributs de la noblesse chez les peuples de l’Occident.

Dans les circonstances importantes, le conseil des chefs dirigeait les entreprises de la guerre ; dans les circonstances ordinaires, chaque comte, chaque seigneur ne recevait des ordres que de lui-même. L’armée chrétienne présentait l’image d’une république sous les armes. Cette république formidable, où tous les biens paraissaient être en commun, ne reconnaissait d’autre loi que l’honneur, d’autre lien que la religion. Le zèle était si grand, que les chefs faisaient le service des soldats et que ceux-ci ne manquaient jamais à la discipline. Les prêtres parcouraient sans cesse les rangs pour rappeler aux croisés les maximes de la morale évangélique. Leurs prédications ne furent pas inutiles, et, si l’on en croit les auteurs contemporains, qui n’épargnent guère les champions de la croix dans leurs récits, la conduite des chrétiens pendant le siège de Nicée n’offrit que des modèles de vertus guerrières et des sujets d’édification. « Cette sainte milice, dit un chroniqueur, était l’image de l'Église de Dieu, et Salomon aurait pu dire en la voyant : Que tu es belle, mon amie ! tu es semblable au tabernacle de Cédar ! » « Ô France ! poursuit le même chroniqueur, pays qui dois être placé au-dessus de tous les autres, combien étaient belles les tentes de tes soldats dans « la Romanie !... » Dès les premiers jours du siège, les chrétiens livrèrent plusieurs assauts dans lesquels ils firent inutilement des prodiges de valeur. Kilidj-Arslan, qui avait déposé dans Nicée sa famille et ses trésors, anima par ses messages le courage de la garnison, et réunit tous les guerriers qu’il put trouver dans la Romanie pour venir au secours des assiégés. Dix mille cavaliers musulmans, accourus à travers les montagnes, armés de leurs arcs de corne et couverts d’armures de fer, se précipitèrent tout à coup dans la vallée de Nicée, et pénétrèrent jusque dans le lieu où le comte de Toulouse, arrivé le dernier au camp, venait de dresser ses tentes. Les croisés, avertis de leur arrivée, les attendaient sous les armes. Tous les chefs étaient à la tête de leurs bataillons ; l’évêque du Puy, monté sur son cheval de bataille, se montrait dans les rangs, invoquant tour à tour la protection du ciel et la piété belliqueuse des pèlerins. A peine le combat était-il engagé, que cinquante mille cavaliers musulmans vinrent soutenir leur avant-garde qui commençait à s’ébranler. Le sultan de Nicée s’avançait à leur tête et cherchait à exciter leur courage par son exemple et par ses discours. « Les deux armées, dit Mathieu d’Édesse, s’attaquèrent avec une égale furie ; on voyait partout briller les casques, les boucliers, les épées nues ; on entendait au loin le choc des cuirasses et des lances qui se heurtaient dans la mêlée ; l’air retentissait de cris effrayants ; les chevaux reculaient au bruit des armes, au sifflement des flèches ; la terre tremblait sous les pas des combattants, et la plaine était couverte de javelots et de débris. » Tantôt les Turcs se précipitaient avec fureur dans les rangs des croisés, tantôt ils combattaient de loin et lançaient une multitude de traits ; quelquefois ils feignaient de prendre la fuite et revenaient à la charge avec impétuosité. Godefroy, son frère Baudouin, Robert, comte de Flandre, le duc de Normandie, Bohémond et le brave Tancrède, se montraient partout où les appelait le danger, et partout l’ennemi tombait sous leurs coups ou fuyait à leur aspect. Les Turcs durent s’apercevoir, dès le commencement du combat, qu’ils avaient devant eux des ennemis plus redoutables que la multitude indisciplinée de Pierre l’Ermite et de Gauthier. Cette bataille dans laquelle les musulmans montrèrent le courage du désespoir uni à tous les stratagèmes de la guerre, dura depuis le matin jusqu’à la nuit. La victoire coûta la vie à deux mille chrétiens. Les infidèles fuirent dans les montagnes et laissèrent quatre mille morts dans la plaine où ils avaient combattu.

Les croisés imitèrent en cette circonstance l’usage barbare des guerriers musulmans. Ils coupèrent les têtes de leurs ennemis restés sur le champ de bataille, et, les attachant à la selle de leurs chevaux, ils les apportèrent au camp, qui retentit à cet aspect des cris de joie du peuple chrétien. Des machines lancèrent plus de mille de ces têtes dans la ville, où elles répandirent la consternation. Mille autres furent enfermées dans des sacs, et portées à Constantinople pour être présentées à l’empereur, qui applaudit au triomphe des Francs : c’était le premier tribut que lui offraient les seigneurs et les barons qui s’étaient déclarés ses vassaux.

Les croisés, n’ayant plus à redouter le voisinage d’une armée ennemie, poussèrent le siège avec vigueur : tantôt ils s’approchaient de la place, protégés par des galeries surmontées d’un double toit de planches et de claies ; tantôt ils poussaient vers les murailles des tours montées sur plusieurs roues, d’où l’on pouvait voir tout ce qui se passait dans la ville. On livra plusieurs assauts, dans lesquels périrent Je comte de Forez, Baudouin de Gand et plusieurs chevaliers, que le peuple de Dieu ensevelit, disent les chroniqueurs, avec des sentiments de piété et d’amour tels qu'ils sont dus à des hommes nobles et illustres. Animés par le désir de venger le trépas de leurs compagnons d’armes, les croisés redoublaient d’ardeur, et les plus intrépides, formant la tortue avec leurs boucliers impénétrables, élevant au-dessus de leur bataillon serré de vastes couvertures d’osier, descendaient dans les fossés, s’approchaient du pied des remparts, battaient la muraille avec des béliers revêtus de fer, ou s’efforçaient d’arracher les pierres avec des pioches recourbées en crochet. Les assiégés, du haut des tours, jetaient sur les assaillants de la poix enflammée, de l’huile bouillante et toutes sortes de matières combustibles. Souvent les machines des croisés et leurs armes défensives étaient dévorées par les flammes, et les soldats désarmés se trouvaient en butte aux javelots, aux pierres qui tombaient sur eux comme un terrible orage. L’armée chrétienne environnait Nicée ; mais chaque nation n’avait qu’un point d’attaque qui lui était assigné, et ne s’occupait pas du reste du siège ; soit que l’espace ou les machines manquassent à la multitude des combattants, on ne voyait jamais qu'un petit nombre de guerriers s’approcher des murailles, et chacune des attaques dirigées contre la ville était comme un spectacle auquel assistait la foule oisive des pèlerins répandus sur les hauteurs et les collines du voisinage. Dans un des assauts que livraient les soldats de Godefroy, un musulman, que l’histoire nous représente comme un guerrier d’une taille et d’une force extraordinaires, s’était fait remarquer par des prodiges de bravoure : il ne cessait de défier les chrétiens, et, quoique son corps fût couvert de flèches, rien ne pouvait ralentir son ardeur ; les soldats de la croix semblaient n’avoir qu’un seul homme à combattre. A la fin, comme s’il eût voulu montrer qu’il n’avait rien à craindre, le guerrier musulman jette loin de lui son bouclier, découvre sa poitrine, et se met à lancer d’énormes quartiers de roc sur les croisés pressés au pied de la muraille. Les pèlerins, effrayés, tombaient sous ses coups sans pouvoir se défendre. Enfin le duc de Bouillon s’avance, armé d’une arbalète et précédé de deux écuyers qui tenaient leurs boucliers élevés devant lui ; bientôt un trait est décoché d’une main vigoureuse, et le guerrier, blessé au cœur, tombe sans vie sur la muraille, à la vue de tous les croisés qui applaudissent à l’adresse et à la valeur de Godefroy. Les assiégés restèrent immobiles d’effroi, et les murailles, à moitié démolies, semblaient demeurer sans défenseurs.

Cependant la nuit, qui vint suspendre les combats, ranima le courage des assiégés. Le lendemain, au lever du jour, toutes les brèches faites la veille étaient réparées ; de nouveaux murs s’élevaient derrière les remparts en ruines. En voyant la contenance de leurs ennemis et l’appareil de guerre déployé devant eux, les croisés sentaient leur courage se ralentir ; et, pour s’avancer au combat, dit Albert d’Aix, chacun d’eux attendait l’exemple de son voisin. Un seul chevalier normand osa sortir des rangs et franchir les fossés ; mais il fut bientôt assailli à coups de pierres et de javelots ; mal défendu par son casque et sa cuirasse, il périt à la vue de tous les pèlerins, qui se contentèrent d’implorer pour lui la puissance divine. Les assiégés ayant saisi son corps inanimé avec des crochets de fer, l’exposèrent sur le rempart comme un trophée de leur victoire ; ils le lancèrent ensuite, à l’aide d’une machine, dans le camp des chrétiens, où ses compagnons d’armes lui rendirent les honneurs de la sépulture, se consolant de l’avoir laissé mourir sans secours, par la pensée qu’il avait reçu la palme du martyre et qu’il était entré dans la vie éternelle.

Les assiégés, pour réparer leurs pertes, recevaient chaque jour des secours par le lac Ascanius qui baignait leurs murailles, et ce ne fut qu’après sept semaines de siège que les croisés s’en aperçurent. Les chefs, s’étant assemblés, envoyèrent au port de Civitot un grand nombre de cavaliers et de fantassins, avec l’ordre de transporter sur les bords du lac des bateaux et des navires fournis par les Grecs. Ces navires, dont plusieurs pouvaient porter jusqu’à cent combattants, furent placés sur des chars auxquels on avait attelé des chevaux et des hommes robustes. Une seule nuit suffit pour les transporter depuis la mer jusqu’au lac Ascanius et pour les lancer dans les flots. Au lever du jour, le lac fut couvert de barques montées par des soldats intrépides ; les enseignes des chrétiens étaient déployées et flottaient sur les ondes ; tout le rivage retentissait de cris belliqueux et du son des trompettes. A cette vue, les défenseurs de Nicée furent frappés d’une grande surprise, et tombèrent dans le découragement.

Dans le même temps, une tour ou galerie de bois, construite par un guerrier lombard, vint redoubler le courage et l’ardeur des pèlerins ; elle résistait à l’action du feu, au choc des pierres, à toutes les attaques de l’ennemi. On la poussa au pied d’une tour formidable, attaquée depuis plusieurs jours par les guerriers de Raymond de Saint-Gilles ; les ouvriers qu’elle renfermait creusèrent la terre sous les murailles, et-la forteresse ennemie chancela sur ses fondements. Elle s’ébranla tout à coup au milieu des ténèbres de la nuit, et s’écroula avec un fracas si horrible, que les assiégeants et les assiégés se réveillèrent en sursaut, croyant que la terre avait tremblé. Le jour suivant, la femme du sultan avec deux enfants en bas âge voulut s’enfuir par le lac, et tomba entre les mains des chrétiens : cette nouvelle, portée dans la ville, y jeta la consternation, et les Turcs perdaient l’espoir de défendre Nicée, lorsque la politique d’Alexis vint dérober cette conquête aux armes des croisés.

Ce prince, qu’on a comparé à l’oiseau qui cherche sa pâture sur les traces du lion, s’était avancé jusqu’à Pélecane. Il avait envoyé à l’armée des croisés un faible détachement de troupes grecques et deux généraux qui avaient sa confiance, moins pour combattre que pour négocier et saisir l’occasion de s’emparer de Nicée par la ruse. Un de ses officiers, nommé Butumite, ayant pénétré dans la ville, fit redouter aux habitants l’inexorable vengeance des Latins, et les pressa de se rendre à l’empereur de Constantinople. Ses propositions furent écoutées, et, lorsque les croisés se disposaient à livrer un dernier assaut, les étendards d’Alexis parurent tout à coup sur les remparts et les tours de Nicée.

Cette vue jeta l’armée chrétienne dans une vive surprise : la plupart des chefs ne purent contenir leur indignation ; les soldats, prêts à combattre, rentrèrent sous leurs tentes en frémissant de rage. Leur fureur s’accrut encore quand on leur défendit d’entrer plus de dix à la fois dans une ville qu’ils avaient conquise au prix de leur sang et qui renfermait des richesses qu’on leur avait promises. En vain les Grecs alléguèrent les traités faits avec Alexis et les services qu’ils avaient rendus aux Latins pendant le siège : les murmures continuèrent à se faire entendre, et ne furent apaisés un moment que par les largesses de l’empereur.

Ce prince reçut la plupart des chefs de la croisade à Pélecane, loua leur bravoure et les combla de présents. Après s’être emparé de Nicée, il voulut triompher de l’orgueil de Tancrède, qui n’avait point encore prêté serment d’obéissance et de fidélité. Tancrède, cédant aux prières de Bohémond et des autres chefs, promil d’être fidèle à l’empereur autant que l’empereur lui-même serait fidèle aux croisés : cet hommage, qui était à la fois une soumission et une menace, ne devait point satisfaire Alexis, et montrait assez qu’il n’avait ni l’estime ni la confiance des pèlerins de l’Occident. La liberté qu’il rendit à la femme et aux enfants du sultan, la manière généreuse dont il traita les prisonniers turcs, laissèrent croire aux Latins qu’il cherchait à ménager les ennemis des chrétiens. Il n’en fallut pas davantage pour renouveler toutes les haines : depuis cette époque on ne cessa point de s’accuser, de se menacer réciproquement, et le plus léger prétexte aurait suffi pour allumer la guerre entre les Grecs et les croisés.

Un an s’était écoulé depuis que les croisés avaient quitté l’Occident. Après s’être reposés quelque temps dans le voisinage de Nicée, ils firent leurs dispositions pour se mettre en marche vers la Syrie et la Palestine. Les provinces de l’Asie Mineure qu’ils allaient traverser étaient encore occupées par les Turcs, qu’animaient le fanatisme et le désespoir et qui formaient moins une nation qu’une armée toujours prête à combattre et à se transporter d’un lieu à un autre. Dans un pays si longtemps ravagé par la guerre, les chemins étaient à peine tracés, toute communication se trouvait interrompue entre les villes. Les défilés, les torrents, les précipices, devaient sans cesse arrêter une armée nombreuse dans sa marche à travers les montagnes ; dans les plaines, la plupart incultes et désertes, la disette, le manque d’eau, l’ardeur dévorante du climat, étaient des fléaux inévitables. Les croisés croyaient avoir vaincu tous leurs ennemis dans Nicée, et, sans prendre aucune précaution, sans autres guides que les Grecs, dont ils avaient à se plaindre, ils s’avançaient dans un pays qu’ils ne connaissaient point. Ils n’avaient aucune idée des obstacles qu’ils allaient trouver dans leur marche, et leur ignorance faisait leur sécurité.

L’armée chrétienne était partie de Nicée le 25 juin. Elle marcha pendant deux jours ; le soir du second jour, elle arriva auprès d’un pont, et c’est là qu’elle dressa son camp. Ce pont, qu’on voit encore aujourd’hui, est construit au lieu même où le Gallus se jette dans le Sangaré, appelé en langue turque Sakarié. Les croisés se trouvaient alors près de l'ancienne Leuca, remplacée maintenant par le village de Lefké. Il n’y a que six heures de marche de Nicée à Lefké, mais les chemins étaient difficiles, surtout pour une grande multitude d’hommes qu’embarrassait un vaste attirail de bagages et de chariots, et nous ne devons pas nous étonner que l’armée ait mis deux jours à faire ce court trajet. Attirés par l’abondance de l’eau et des pâturages, les croisés se reposèrent deux jours à la jonction du Gallus et du Sangaré. Comme ils allaient entrer dans un pays désert et sans eau, les chrétiens crurent devoir se partager en deux troupes ; une seule terre ne suffisait pas à tant d’hommes, tant de chevaux, tant de bestiaux. Le plus considérable des deux corps d’armée était commandé par Godefroy, Raymond, Adhémar, Hugues le Grand et le comte de Flandre ; l’autre corps était commandé par Bohémond, Tancrède et le duc de Normandie. Les deux troupes devaient marcher, autant que possible, à une assez proche distance l’une de l’autre. La troupe de Godefroy se dirigea vers la droite, la troupe de Bohémond vers la gauche. Celle-ci, après trois jours de marche et vers le commencement de la quatrième journée, arriva dans la vallée appelée tour à tour, Dogorganhi, Gorgoni et Gzellis. Il y a vingt lieues de Lefké à la vallée de Gorgoni, ce qui répond parfaitement aux journées de marche que nous venons d’indiquer d’après le moine Robert, témoin oculaire ; ceci prouve également l’erreur de quelques chroniqueurs, tels que Guillaume de Tyr, qui ont compté une seule journée de marche ; ces derniers chroniqueurs n’avaient point vu les lieux. La troupe de Bohémond, partant du pont où l’armée chrétienne avait fait halle, dut suivre le Sangaré pendant trois heures environ ; laissant ensuite le fleuve à gauche, elle s’avança dans une vallée qui la conduisit jusqu’à Gorgoni ; la vallée que suivit d’abord le prince de Tarente, nommée par les Turcs Visir-Kan, est longée par une petite rivière appelée maintenant Kara-Sou. La vallée de Gorgoni, dont le nom se mêle au souvenir d’une grande bataille, aboutit à la plaine de Dorylée appelée par les Turcs Eski-Cher ; elle est située à quatre heures au nord-ouest de celte ville. Une rivière nommée Sareh-Sou (eau jaune), le Béthis des anciens, arrose cette vallée couverte de prairies et va se jeter dans le Thymbris. Du côté du nord est un village turc appelé Dogorganleh : ce nom est une évidente corruption de Dogorganhi, l’ancien nom cité par nos chroniqueurs. La vallée qui vit s’accomplir l’événement militaire dont l’issue décida du sort de la première croisade, s’appelle aujourd’hui Yneu-Nu (les cavernes), ainsi nommée des nombreuses grottes sépulcrales creusées dans les flancs des collines du voisinage. Nous sommes heureux de pouvoir indiquer avec autant de détails et de précision des lieux devenus si célèbres dans l’histoire de la première expédition de la croix.

C’est dans la matinée du 1er juillet que la troupe de Bohémond, arrivée à la vallée de Gorgoni, vit tout à coup apparaître une immense multitude de musulmans. Kilidj-Arslan, après sa défaite de Nicée, avait rassemblé de nouvelles forces. A la tête d’une armée que les chroniqueurs latins portent jusqu’à trois cent mille hommes, le sultan de Nicée suivait les croisés, épiant l’occasion de les surprendre et de leur faire payer cher la conquête de sa capitale. La division de l’armée chrétienne en deux corps lui avait semblé propice à une attaque ; il avait choisi la troupe la moins considérable comme étant la plus facile à vaincre. L’armée de Kilidj-Arslan s’étendait menaçante sur les hauteurs de Gorgoni. A cette vue, les chrétiens surpris hésitent d’abord ; mais Bohémond elle duc de Normandie ordonnent à tous les chevaliers de mettre pied à terre et de planter les lentes. En peu d’instants, le camp est assis aux bords de la petite rivière qui coule dans la vallée ; il se trouvait ainsi défendu, d’un côté par la rivière, de l’autre par un marais couvert de roseaux. Des chariots, des palissades faites avec des pieux qui servaient à dresser les tentes, entouraient le camp. Bohémond fait placer au centre les femmes, les enfants et les malades ; il assigne aux fantassins et aux cavaliers des postes à défendre. La cavalerie, partagée en trois corps, s'avance à la tête du camp et se prépare à disputer le passage de la rivière. L’un de ces corps était commandé par Tancrède et Guillaume son frère ; l’autre, par le duc de Normandie et le comte de Chartres. Bohémond, qui commandait le corps de réserve, se place avec ses cavaliers sur une hauteur d’où il peut tout découvrir et suivre les mouvements du combat.

Avant que les tentes fussent dressées, une troupe de musulmans, descendant des montagnes, avait lancé sur les croisés une grêle de flèches. Cette première attaque fut courageusement soutenue. Poursuivis par les cavaliers latins, les Turcs ne purent trouver dans la fuite leur ressource accoutumée. Ils avaient à gravir des hauteurs, et les chrétiens les atteignirent sans peine ; aussi ce détachement périt sous la lance et l’épée ; les arcs et les flèches étaient devenus inutiles entre les mains de ces fuyards acculés au pied des monts. « Oh ! combien de corps tombèrent privés de la tête ! s’écrie un témoin oculaire ; combien de corps tombèrent mutilés de diverses manières ! Ceux des ennemis qui étaient derrière poussaient ceux de devant sous le glaive meurtrier des nôtres. » Mais, pendant que ce détachement de Turcs succombait, une multitude d’ennemis, poussant de grands cris, s’étaient précipités du haut des monts sur le camp des chrétiens ; la rivière avait été franchie ; les femmes et les enfants, les vieillards et les malades, les hommes désarmés, étaient tombés sans résistance ; dans cet effroyable désordre, les cris et les gémissements des pèlerins se mêlaient aux hurlements des barbares. Les Turcs massacrent tout ce qui s’offre à leurs coups ; ils n’épargnent que les femmes qui ont de la jeunesse et de la beauté et qu’ils destinent aux sérails. Si Ton en croit Albert d’Aix, les filles et les femmes des barons et des chevaliers préférèrent, en cette occasion, l’esclavage à la mort : on les vit, au milieu du tumulte, se parer de leurs plus beaux vêtements et se présenter au-devant des Turcs, cherchant, par la vue de leurs charmes, à toucher le cœur de leurs ennemis.

Cependant Bohémond vient secourir le camp des chrétiens, et force le sultan à regagner son armée. En voyant tant de cadavres couchés sur la terre, le prince de Tarente, nous dit une chronique, commença à se lamenter et à prier Dieu pour le salut des vivants et des morts. Après avoir laissé des chevaliers autour du camp pour le garder et le défendre, Bohémond va joindre les chrétiens aux prises avec l’ennemi. Effrayés par le nombre, les chrétiens étaient près de chanceler. Le duc de Normandie avait devancé Bohémond au lieu du combat : arrachant des mains de celui qui le portait son drapeau blanc brodé d’or, il s’était élancé au milieu des musulmans aux cris de Dieu le veut ! à moi, Normandie ! La présence de ces deux chefs, les efforts de Tancrède, de Richard, prince de Salerne, d’Etienne, comte de Blois, raniment les guerriers latins ; l’énergique audace des champions de la croix résiste à la nombreuse et puissante armée de Kilidj-Arslan. Les flèches des Turcs qui tombaient en pluie sur les chrétiens venaient le plus souvent mourir impuissantes contre la cuirasse, le bouclier ou le casque des chevaliers ; mais les flèches atteignaient les chevaux et répandaient le désordre dans la troupe chrétienne. Cette manière de combattre des musulmans était tout à fait nouvelle pour les croisés. Les chroniqueurs nous parlent de la frémissante douleur des chevaliers impuissants à se défendre contre un ennemi qui ne combattait que de loin et comme en fuyant. Aussi les Latins cherchaient-ils à s’approcher des Turcs, afin de pouvoir se servir de leurs lances ou de leurs épées. La tactique des ennemis consistait à éviter la mêlée et à lancer des nuées de flèches. A mesure que les croisés se présentaient devant eux, ils ouvraient leurs rangs, se dispersaient pour se rallier à quelque distance et lancer de nouveaux traits. La rapidité de leurs chevaux les secondait dans leurs évolutions, et les dérobait à la poursuite des croisés.

Dans ce combat où l’inégalité des forces était si grande, la bravoure des compagnons de Bohémond fit des miracles. On avait dû renoncer aux dispositions faites avant la bataille ; chaque chef, chaque guerrier ne prenait plus conseil que de lui-même et s’abandonnait à son ardeur. Les femmes, délivrées des mains des musulmans, parcouraient les rangs chrétiens, apportaient des rafraîchissements aux soldats étouffés par les brûlants rayons du jour, et les exhortaient à redoubler de courage pour les sauver de la servitude. Personne ne demeurait en repos, nous dit une chronique : les chevaliers et tous ceux qui étaient propres à la guerre combattaient ; les prêtres et les clercs pleuraient et priaient ; les femmes qui n’étaient pas occupées à porter de l’eau aux combattants, traînaient sous les tentes, avec des lamentations, les morts et les mourants. A la fin de ce combat, l’innombrable multitude des musulmans avait enveloppé la troupe chrétienne, de manière à ne lui laisser aucun espace pour la fuite. Les croisés se trouvaient cernés, pressés sur tous les points ; ils étaient emprisonnés comme dans un cirque, nous dit un chroniqueur ; le carnage était horrible des deux côtés. Robert de Paris, le même qui avait osé prendre place sur le trône d’Alexis, fut blessé mortellement, après avoir vu périr autour de lui quarante de ses compagnons. Guillaume, frère de Tancrède, jeune homme d’une impétueuse bravoure et d’une grande beauté, tomba percé de flèches. Tancrède lui-même, dont la lance était brisée et qui n’avait plus que son épée pour défense, eût terminé sa carrière dans la vallée de Gorgoni, sans l’assistance de Bohémond.

L’admirable courage des guerriers de la croix, luttant contre des forces supérieures, rendait encore la victoire incertaine ; mais tant de généreux efforts allaient être inutiles : les croisés, épuisés de fatigue, ne pouvaient résister longtemps à un ennemi qui se renouvelait sans cesse. Tout à coup mille cris de joie annoncent Godefroy, qui s’avançait avec le second corps de l’armée chrétienne. Dès le commencement de la bataille, Bohémond l’avait fait avertir de l’attaque des Turcs. C’est Arnoul, chapelain du duc de Normandie, qui, monté sur un cheval rapide, était allé prévenir Godefroy. Le messager avait rencontré la troupe du duc de Lorraine à une distance de deux milles au sud de la vallée de Gorgoni. Les fidèles coururent au combat, dit Albert d’Aix, comme s’ils eussent été appelés au plus délicieux festin. Lorsque Godefroy, le comte de Vermandois, le comte de Flandre, à la tête de leur corps d’armée, parurent sur les montagnes, le soleil était vers le milieu de son cours, et sa lumière se réfléchissait sur les boucliers, les casques et les épées nues ; les enseignes étaient déployées ; le bruit des tambours et des clairons retentissait au loin ; quarante mille guerriers, couverts de leurs armes, s’avançaient en bon ordre. Cette vue ranima la troupe de Bohémond, et jeta l’épouvante parmi les infidèles. Il y avait cinq heures que les compagnons du prince de Tarente soutenaient tout le poids d’une bataille inégale.

Godefroy, Hugues, Baudouin et Eustache, frères du duc de Lorraine, suivis de leurs quarante mille cavaliers d’élite, volent du côté du camp chrétien environné d’ennemis : Robert le moine les compare à l’aigle fondant sur sa proie, excité par les cris de ses petits à jeun. Les bataillons musulmans qui reçurent la première attaque du duc de Lorraine purent croire que la foudre tombait au milieu d’eux ; les cadavres s’amoncelaient sous le glaive des Francs ; la vallée et les montagnes retentissaient des lamentations des mourants et des cris joyeux des Latins. « Malheur à ceux que les Francs ont rencontrés les premiers ! dit le témoin oculaire Robert : hommes il n’y a qu’un instant, ils ne sont plus que cadavres ; la cuirasse et le bouclier n’ont pu les protéger, et les flèches et les arcs ne leur ont servi de rien. Les mourants gémissent, broient la terre de leurs talons, ou tombant en avant, coupent l’herbe de leurs dents. » Tandis que la troupe de Godefroy réunie à celle de Bohémond répandait la confusion et la mort dans les rangs des Turcs, ceux-ci furent saisis d’une terreur nouvelle à l’aspect de dix mille hommes de l’arrière-garde qui descendaient de la montagne, conduits par Raymond et par l’évêque Adhémar ; un frisson courut à travers cette multitude, dit un chroniqueur que nous citons souvent parce qu’il était présent à la bataille ; les infidèles crurent que des guerriers pleuvaient sur eux du haut du séjour céleste, ou qu’ils sortaient des flancs de la montagne, tout armés contre eux. Le sultan Kilidj-Arslan s’était retiré sur les hauteurs avec son armée, espérant que les croisés n’oseraient point l’y poursuivre. Vain espoir ! Godefroy, Hugues, Raymond, Adhémar, Tancrède, Bohémond et les deux Robert, enveloppent les hauteurs où le sultan a cherché une retraite. Ce n’est pas seulement dans la vallée que coule le sang des Turcs : les flancs et le sommet des collines en sont rougis. Partout des cadavres jonchaient la terre : un cheval à la course ne pouvait qu’à grand’peine trouver assez d’espace vide pour poser le pied.

Le combat dura jusqu’à la nuit, et les dernières scènes de cette journée furent un effroyable carnage. Maîtres du camp des ennemis situé vers le côté septentrional de la vallée de Gorgoni, les croisés y trouvèrent beaucoup de vivres, des tentes magnifiquement ornées, toutes sortes de bêtes de somme et surtout un grand nombre de chameaux. La vue de ces animaux, qu’on ne connaissait point en Occident, leur causa autant de surprise que de joie. Les chrétiens montèrent les chevaux des ennemis pour courir sur les débris de l’armée vaincue. Les ténèbres commençaient à couvrir les collines et la vallée, quand les croisés revinrent à leur camp, chargés de butin et précédés de leurs prêtres qui chantaient des hymnes et des cantiques en action de grâces. Les chefs et les soldats s’étaient couverts de gloire dans cette journée du 1er juillet 1097. Nous avons nommé les principaux chefs de l’armée. Les chroniqueurs en citent plusieurs autres, tels que Baudouin de Beauvais, Galon de Calmon, Gaston de Béarn, Gérard de Chérisi ; tous signalèrent leur bravoure par des exploits qui leur mériteront, dit Guillaume de Tyr, une éternelle gloire. Le nombre des musulmans tués dans la bataille ou dans la fuite est porté à plus de vingt mille dans les chroniques. Les croisés perdirent quatre mille de leurs compagnons dans les divers rangs de l’armée.

Le lendemain de la victoire, les chrétiens se rendirent sur le champ de bataille pour ensevelir leurs morts ; les chants des prêtres et des clercs accompagnèrent ces funérailles ; on entendit les gémissements des mères pour leurs fils, des amis pour leurs amis. Le moine Robert nous dit que les hommes capables de juger sainement les choses honorèrent tous ces morts comme martyrs du Christ. On passa bientôt de ces cérémonies funèbres aux transports d’une folle allégresse. En dépouillant les cadavres des Turcs, on se disputa leurs habits sanglants. Dans la joie de leur triomphe, tantôt les soldats chrétiens endossaient l’armure de leurs ennemis, et se revêtaient des robes flottantes des musulmans ; tantôt ils s’asseyaient dans les tentes des vaincus, et se moquaient du luxe et des usages de l’Asie. Ceux qui n’avaient point d’armes prirent les épées et les sabres recourbés des Turcs, et les archers remplirent leurs carquois des flèches dont la terre était au loin couverte.

L’ivresse de la victoire ne les empêcha point de rendre justice à la bravoure des vaincus, qui se vantaient d’avoir une origine commune avec les Francs. Les historiens contemporains qui ont loué la valeur des Turcs, ajoutent qu’il ne manquait à ceux-ci que d’être chrétiens pour être, en tout, comparables aux croisés. « Si les musulmans avaient été fermes dans la foi du Christ, dit naïvement le chroniqueur Tudebode, s’ils avaient reconnu qu’une des trois personnes de la Trinité était née d’une vierge, qu’elle avait souffert la passion, qu’elle était ressuscitée, que, régnant également dans le ciel et sur la terre, elle avait ensuite envoyé la consolation du Saint-Esprit, ils auraient été les plus braves, les plus prudents, les plus habiles dans la guerre, et aucun peuple n’aurait pu leur être comparé. » Ce qui prouve d’ailleurs que les croisés avaient une haute idée de leurs ennemis, c’est qu’ils attribuèrent leur victoire à un miracle. Celui qui voudra considérer cet événement des yeux de l’intelligence, dit Robert, y reconnaîtra, avec de hautes louanges, Dieu toujours admirable dans ses œuvres. Deux jours après la bataille, dit Albert d’Aix, les infidèles fuyaient encore, sans que personne les poursuivit, si ce n’est Dieu lui-même. On avait vu, ajoutait-on, saint George et saint Démétrius combattre dans les rangs des chrétiens. De leur côté, les musulmans ne furent pas moins frappés de la bravoure des Latins. « Vous ne connaissez pas les Francs, disait le sultan Kilidj-Arslan aux Arabes qui lui reprochaient sa fuite, vous n’avez pas éprouvé leur courage : cette force n’est point humaine, mais céleste ou diabolique. »

Tandis que les croisés se félicitaient d’une victoire qui leur ouvrait les chemins de l’Asie Mineure, le sultan de Nicée, n’osant plus se mesurer avec les chrétiens, entreprit de ravager le pays qu’il ne pouvait défendre. A la tête des débris de son armée et suivi de dix mille Arabes qui étaient venus le joindre, il devança les croisés et dévasta ses provinces. Les Turcs brûlaient les maisons, pillaient les villes, les bourgs et les églises ; ils entraînaient avec eux les femmes et les enfants des Grecs, qu’ils gardaient en otage. C’est ainsi que tout fut mis en feu et changé en solitude.

Le 3 juillet, quand les croisés se remirent en marche, ils résolurent de ne plus se séparer. Cette résolution les mettait à l’abri de toute surprise, mais elle exposait une armée trop nombreuse à périr de faim et de misère dans un pays ravagé par les Turcs. En quittant la vallée de Gorgoni, les chrétiens entrèrent dans la plaine de Dorylée, appelée aujourd’hui Esky-Cher [vieille ville]. Ils ne trouvèrent que des campagnes désertes, et n’eurent bientôt pour subsister que les racines des plantes sauvages et les épis échappés au 1er des ennemis. Le manque d’eau et de fourrages fit périr le plus grand nombre des chevaux de l’armée. La plupart des cavaliers, qui méprisaient les fantassins, furent obligés, comme eux, de marcher à pied et de porter leurs armes, dont le poids suffisait pour les accabler. L’armée chrétienne offrait alors un étrange spectacle : on vit des chevaliers, montés sur des ânes et des bœufs, s’avancer à la tête de leurs soldats. Des béliers, des chèvres, des porcs, des chiens, tous les animaux qu’on pouvait rencontrer, étaient chargés de bagages qui, pour la plupart, restèrent abandonnés sur les chemins.

Les croisés traversaient alors la partie de la Phrygie appelée par les anciens Phrygie brûlée. Ils avaient laissé à leur droite l’ancienne cité de Cotyléum, aujourd’hui Koutayé, et l’antique Ésanos ou Azadia, dont les voyageurs modernes nous ont décrit les intéressantes ruines. L’armée chrétienne passa par l’ancien pays d’Isaurie — Isauria Trachea — avant d’arriver à Antiochette, capitale de la Pisidie. Les chroniques sont remplies de détails sur les souffrances et les misères des croisés, depuis Dorylée jusqu’à Antiochette. Les chrétiens éprouvèrent dans cette marche toutes les horreurs de la soif ; les plus robustes soldats ne pouvaient résister à ce terrible fléau. Guillaume de Tyr nous dit que cinq cents personnes périrent dans un seul jour. On vit alors, disent les historiens, des femmes accoucher avant le temps au milieu d’une campagne brûlante ; on en voyait d’autres se désespérer auprès de leurs enfants qu’elles ne pouvaient plus nourrir, implorer la mort par leurs cris, et, dans l’excès de leur douleur, se rouler par terre toutes nues à la vue de l’armée. Les chroniqueurs n’oublient pas, dans leurs récits, les faucons et les oiseaux de chasse dont les chevaliers se faisaient suivre en Asie et qui périrent presque tous sous un ciel dévorant. Les croisés implorèrent en vain le miracle que Dieu avait autrefois opéré dans le désert pour son peuple choisi. Les stériles vallées de la Phrygie retentirent pendant plusieurs jours de leurs prières, de leurs plaintes, et peut-être aussi de leurs blasphèmes.

Au milieu de ce pays embrasé, les chrétiens firent une découverte qui pouvait sauver l’armée, mais qui fut sur le point de lui devenir aussi funeste que les horreurs mêmes de la soif. Les chiens qui suivaient les croisés avaient abandonné leurs maîtres, et s’égaraient dans les plaines et les montagnes pour chercher une source. Un jour qu’on en vit revenir au camp plusieurs dont le poil paraissait couvert d’une poussière humide, on jugea qu’ils avaient trouvé de l’eau ; quelques soldats les suivirent et découvrirent une rivière. Toute l’armée s’y précipita en foule ; les croisés, accablés de chaleur et de soif, se jetèrent dans l’eau et se désaltérèrent sans précaution. Plus de trois cents d’entre eux en moururent presque subitement ; plusieurs autres tombèrent gravement malades, et ne purent continuer leur route.

Les documents nous manquent pour donner un nom à cette rivière. Albert d’Aix, décrivant la marche de l’armée chrétienne, parle de montagnes appelées montagnes noires, au sommet desquelles les croisés passèrent une nuit. Le même chroniqueur cite une vallée nommée Malabyumas, remplie de défilés étroits, que les chrétiens traversèrent après avoir franchi les montagnes noires. La distance de Dorylée à Antiochette est d’environ quarante lieues, du nord au sud ; les chroniqueurs ne disent point le nombre de jours que les croisés mirent à faire ce trajet, mais certainement ce pénible et cruel voyage ne put s’achever avec rapidité.

Enfin l’armée arriva devant Antiochette, qui lui ouvrit ses portes. Cette ville était située au milieu d’un territoire coupé de prairies, de ruisseaux et de forêts. La vue d’un pays riant et fertile engagea les chrétiens à se reposer quelques jours, et leur fit bientôt oublier tous les maux qu’ils avaient soufferts. Le pays d’Ak-Cher — c’est le nom turc de l’ancienne Antiochette — est encore aujourd’hui couvert de forêts comme au temps des croisades.

Le bruit de la marche et des victoires des croisés s’était répandu dans tous les pays voisins. On envoyait au-devant d’eux des députés pour leur offrir des secours et leur jurer obéissance. Alors ils se virent maîtres de plusieurs contrées dont ils ignoraient les noms et la position géographique. La plupart des croisés étaient loin de savoir que les provinces qu’ils venaient de soumettre avaient vu les armées d’Alexandre et les armées de Rome, et que les Grecs habitants de ces provinces descendaient des Gaulois qui, au temps du second Rrennus, étaient partis de l'Illyrie et des rives du Danube, avaient traversé le Bosphore, pillé la ville d’Héraclée, et fondé une colonie sur les rives de l’Halys. Sans rechercher les traces de l’antiquité, les nouveaux conquérants ne songeaient qu’à vaincre les ennemis du Christ, et n’avaient point d’autre pensée. La population de l’Asie Mineure, presque toute chrétienne, favorisait partout les progrès de leurs armes ; la plupart des cités, délivrées à leur approche du joug des musulmans, les saluaient comme des libérateurs.

Pendant leur séjour à Antiochette, la joie de leur conquête fut un moment troublée par la crainte qu’ils eurent de perdre deux de leurs plus illustres chefs. Raymond, comte de Toulouse, tomba dangereusement malade. Comme on désespérait de sa vie, on l’avait déjà étendu sur la cendre, et l’évêque d’Orange récitait les litanies des mourants, lorsqu’un comte saxon vint annoncer que Raymond ne mourrait point de cette maladie, et que les prières de saint Gilles avaient obtenu pour lui une trêve avec la mort. Ces paroles, dit Guillaume de Tyr, rendirent l’espérance à tous les assistants, et bientôt Raymond se montra aux yeux de l’armée, qui célébra sa guérison comme un miracle.

Dans le même temps, Godefroy, qui s’était un jour égaré dans une forêt, avait couru le plus grand danger en défendant un soldat attaqué par un ours. Vainqueur de la bête féroce, mais blessé à la cuisse et perdant tout son sang, il fut ramené mourant dans le camp des croisés. La perte d’une bataille aurait répandu moins de consternation que le douloureux spectacle qui s’offrit alors aux yeux des chrétiens. Tous les croisés versaient des larmes, et adressaient des prières au ciel pour la vie de Godefroy. La blessure ne se trouva pas dangereuse ; mais, affaibli par la perte de son sang, le duc de Bouillon resta longtemps sans reprendre ses forces. Le comte de Toulouse eut, comme lui, une longue convalescence, et tous les deux furent, pendant plusieurs semaines, obligés de se faire porter à la suite de l’armée dans une litière.

De plus grands malheurs menaçaient l’armée des croisés. Jusqu’alors la paix avait régné parmi eux et leur union faisait leur force. Tout à coup la discorde éclata entre quelques chefs, et fut sur le point de gagner l’armée entière. Baudouin, frère de Godefroy, et Tancrède, l'un conduisant une troupe de guerriers flamands, l’autre une troupe de soldats italiens, furent envoyés à la découverte, soit pour dissiper des bandes d’ennemis, soit pour protéger les chrétiens du pays et obtenir d’eux des secours et des vivres. Ils s’avancèrent d’abord jusqu’à la ville d’Iconium ; mais, n’ayant point rencontré d’ennemis et trouvant le pays abandonné, ils se dirigèrent vers le rivage de la mer, à travers les montagnes du Taurus. Tancrède, qui marchait le premier, arriva sans obstacle sous les murs de la ville de Tarse, patrie de saint Paul, appelée aujourd’hui Tarsous, située dans une plaine aux bords du Cydnus, à trois heures de la mer. Il sortit probablement du Taurus par le passage connu sous le nom de Gealek-Bogaz, situé à seize heures de Tarse : Albert d’Aix appelle ce passage porte de Judas ; il donne le nom de Butrente à la vallée qui conduit à cette porte du Taurus. Les Turcs chargés de défendre la ville de Tarse consentirent à arborer le drapeau des chrétiens sur leurs murailles, et promirent de se rendre, s’ils n’étaient pas secourus. Tancrède, qui avait reçu les promesses des habitants et de la garnison, campait aux portes de la ville, lorsqu’il vit arriver la troupe commandée par Baudouin. Le frère de Godefroy et sa troupe s’étaient égarés dans les solitudes du Taurus, et, après trois jours d’une marche incertaine et pénible, le hasard les avait conduits sur le sommet d’une montagne d’où les guerriers purent apercevoir des tentes dressées devant les murs de Tarse : cette montagne ne peut être que le rameau du Taurus courant de l’est à l’ouest, situé au nord de Tarse, à une assez faible distance. Les deux détachements de croisés se félicitèrent de leur réunion, et s’embrassèrent avec d’autant plus de joie, que, de loin, ils s’étaient pris réciproquement pour des ennemis.

Les croisés flamands réparèrent leurs forces par un frugal repas, et passèrent la nuit en paix ; mais, au lever du jour, la vue du drapeau de Tancrède, arboré sur la tour de la ville, excite la jalousie de Baudouin et de ses compagnons. Baudouin prétend que sa troupe est plus nombreuse et que la ville doit lui appartenir. Comme on ne reconnaît pas ses droits, il entre en fureur, et se répand en injures grossières contre Tancrède, contre Bohémond et la race des aventuriers normands. Après de longs débats, on convient d’envoyer des députés aux habitants, pour savoir d’eux-mêmes auquel des deux princes ils voulaient se soumettre : ceux-ci préfèrent Tancrède. A cette réponse, Baudouin menace les Turcs et les Arméniens de sa vengeance, de celle de Godefroy ; il leur promet en même temps sa protection et celle des princes croisés, si la bannière de Tancrède fait place à la sienne. Les habitants, tour à tour effrayés de ses menaces et séduits par ses promesses, se décident enfin à lui obéir, et son drapeau remplace, sur la tour, celui de Tancrède, qui est jeté honteusement hors des murailles.

Le sang allait couler pour venger cet outrage ; mais les croisés italiens et normands, apaisés par leur chef, écoutèrent la voix de la modération, et quittèrent la ville qu’on leur disputait pour chercher d’autres conquêtes. A force de protestations et même de prières, Baudouin parvint à se faire ouvrir les portes de la ville, dont la forteresse et plusieurs tours étaient encore au pouvoir des Turcs. Maître ainsi de la place et craignant toujours des rivaux, il refusa de recevoir trois cents croisés que Bohémond envoyait sur les pas de Tancrède et qui demandaient un asile pour passer la nuit. En vain les soldats de Baudouin implorèrent eux-mêmes sa pitié pour des pèlerins accablés de fatigue et poursuivis par la faim ; il repoussa leurs prières ; les guerriers de Bohémond, obligés ainsi de camper au milieu d’une campagne découverte, furent surpris et massacrés par des Turcs qui avaient profité du moment où tous les chrétiens se livraient au sommeil, pour sortir de la ville de Tarse, qu’ils n’espéraient plus conserver. Le lendemain, la nouvelle de cette horrible catastrophe se répand dans la ville ; les croisés vont reconnaître leurs frères étendus sans vie et dépouillés de leurs armes et de leurs vêtements. La plaine et la ville retentissent de leurs gémissements et de leurs plaintes ; les plus ardents volent aux armes ; ils menacent les Turcs restés en petit nombre dans la place, ils menacent leur chef qu’ils accusent de la mort tragique de leurs compagnons. Baudouin, poursuivi à coups de flèches, est obligé de fuir et de se retirer dans une tour. Peu de temps après, il reparaît au milieu des siens, gémit avec eux sur le malheur qui vient d’arriver, et s’excuse en alléguant les traités conclus avec les habitants. En parlant ainsi, il montre à ses soldats les tours qui sont encore occupées par les Turcs. Au milieu du tumulte, des femmes chrétiennes à qui les musulmans avaient coupé le nez et les oreilles, viennent par leur présence redoubler la fureur des guerriers de la croix. Ceux-ci, oubliant tout à coup les griefs qu’ils avaient contre leur chef, jurent d’exterminer les Turcs ; ils escaladent les tours où flottaient encore les étendards des infidèles ; rien ne résiste à leur furie ; tous les Turcs qu’ils rencontrent sont immolés aux mânes des soldats chrétiens.

Les croisés, après avoir ainsi vengé la mort de leurs frères, s’occupèrent de les ensevelir, et, tandis qu’ils les accompagnaient au tombeau, la fortune vint au secours de Baudouin et lui envoya un renfort qu’il n’attendait pas : on avait aperçu de la côte une flotte qui s’avançait à pleines voiles. Les soldats de Baudouin, qui croyaient avoir affaire à des infidèles, accoururent en armes sur le rivage. Dès que la flotte est assez proche, ils interrogent l’équipage du premier navire. L’équipage répond dans la langue des Francs. Les croisés demandent aux étrangers comment ils se trouvent ainsi dans la mer de Tarse et à quelle nation ils appartiennent ; ceux-ci répondent qu’ils sont des chrétiens venus de la Flandre, de la Suisse et des provinces de France ; les hommes de la flotte interrogent les pèlerins sur les motifs qui les ont amenés si loin de leur pays. « Qui vous a fait venir, disent-ils, dans ce lointain exil et parmi tant de nations barbares ? » — « Nous sommes des pèlerins de Jésus-Christ, répondent les croisés, et nous allons à Jérusalem pour délivrer le tombeau du Christ. A ces mots, les étrangers descendent sur le rivage, et se rapprochent des croisés ; les uns et les autres se donnent la main, et se reconnaissent comme des frères. Les hommes qui montaient les navires étaient des corsaires qui parcouraient la Méditerranée depuis huit ans. Sur l’invitation des soldats de la croix, les pirates entrent dans le port de Tarse ; leur chef Guinemer, qui était Boulonnais, reconnaît Baudouin et son frère Eustache, fils de son ancien maître, et promet de le servir avec ses compagnons. Ils prennent tous la croix, et font le serment de partager la gloire et les travaux de la guerre sainte.

Aidé de ce nouveau renfort et laissant dans Tarse une garnison, Baudouin se remit en marche, et suivit la route qu’avait prise Tancrède. Ce dernier s’était porté vers Adana, place située à huit heures à l’est de Tarse ; ayant trouvé la ville d’Adana occupée par un chevalier bourguignon, nommé Guelfe, il s’était avancé vers Malmistra, d’où il avait chassé les Turcs. Malmistra, l’ancienne Mopsuestia, appelée maintenant Messissé, était située à six heures au sud-est d’Adana, à trois heures de la mer, sur la rive du Pyrame, aujourd’hui Djihan. Tancrède et ses fidèles guerriers n’oubliaient pas les outrages de Baudouin, et déploraient encore le massacre de leurs frères abandonnés au glaive des Turcs, lorsqu’on leur annonça que la troupe de Baudouin venait de dresser ses tentes dans une prairie voisine de la ville. A cette nouvelle, leur vif ressentiment éclate en paroles menaçantes ; tous se persuadent que Baudouin vient encore insulter à leurs armes et leur disputer la possession de Malmistra. Les chevaliers qui accompagnaient Tancrède lui rappellent avec chaleur les outrages qu’il a reçus, en lui déclarant que l’honneur de la chevalerie, que sa gloire et celle de ses compagnons exigent une vengeance éclatante. En entendant parler de sa gloire outragée, Tancrède ne peut plus retenir sa colère ; il assemble ses guerriers, et marche, à leur tête, contre la troupe de Baudouin. Un combat meurtrier s’engage entre des soldats chrétiens : ni l’aspect de la croix qu’ils portent sur leurs vêtements, ni le souvenir des maux qu’ils ont soufferts ensemble, ne peuvent suspendre l’animosité cruelle des combattants. Cependant la troupe de Tancrède, inférieure en nombre, est forcée d’abandonner le champ de bataille, retourne en désordre dans la ville, laissant plusieurs prisonniers entre les mains des vainqueurs et déplorant en silence sa défaite. La nuit ramena le calme dans les esprits. Les soldats de Tancrède avaient reconnu la supériorité des Flamands, et croyaient n’avoir plus d’outrage à venger puisque le sang avait coulé. Les soldats de Baudouin se ressouvinrent que ceux qu’ils avaient vaincus étaient des chrétiens. Le lendemain, on n’écouta plus, dans les deux partis, que la voix de l’humanité et de la religion. Les deux chefs s’envoyèrent en même temps des députés, et, pour n’avoir pas l’air d’implorer la paix, l’un et l’autre attribuèrent leur démarche à l’inspiration du ciel. Ils jurèrent d’oublier leurs querelles et s’embrassèrent à la vue de leurs soldats, qui se reprochaient les tristes effets de leur animosité et brûlaient d’expier le sang de leurs frères par de nouveaux exploits contre les Turcs.

En peu de temps, la Cilicie fut soumise aux armes de Tancrède. Au nombre des places occupées par le cousin de Bohémond, Albert d’Aix cite le château des Bergers, le château des Adolescents ou château de Bakeler, situés dans les montagnes d’Amanus, le château des Jeunes filles : ce dernier château doit être Harenc, appelé aujourd’hui par les Arabes Kirliz-Kalessi, château des Jeunes Filles. La forteresse de Harenc, bâtie sur une élévation, était située à deux heures à l’est du Pont-de-Fer, construit sur l'Oronte. Tancrède s’empara aussi d’Alexandrette, appelée par les Arabes Scanderoun, au bord de la mer. Il passa au fil de l’épée tous les Turcs qu’il rencontra dans la place. Le héros d’Italie n’était suivi que de deux ou trois cents chevaliers, et avait triomphé, comme en courant, de toute la Cilicie. La bravoure du chef et de ses compagnons ne suffit point pour expliquer la rapidité de ces conquêtes ; il y avait quelque chose de plus puissant que les armes de Tancrède : c’était l’immense terreur qu’avaient répandue la victoire de Dorylée et l’approche de la grande armée des Francs.

Cette armée, que nous avons laissée devant Antiochette, avait continué sa marche vers la cité d’Iconium, appelée maintenant Koniah ; les chroniqueurs parlent d’une voie royale que suivit l’armée chrétienne : le pays de Koniah est, en effet, traversé par une ancienne route large et commode. Nos vieux auteurs ne sont pas entrés dans de longs détails sur la métropole de la Lycaonie : selon les uns, la ville était déserte, et l’armée n’y trouva aucune ressource ; selon les autres, l’armée y fut comblée de tous les biens de la terre par l’inspiration du Seigneur. En s’éloignant d’Iconium, les croisés, d’après le conseil des habitants, emportèrent de l’eau dans des vases et des outres, parce qu’ils devaient marcher toute une journée sans rencontrer ni rivière ni ruisseau. Le lendemain, dans la soirée, ils arrivèrent Auprès d’une rivière ; l’armée s’y arrêta deux jours. Les coureurs qui précédaient les phalanges de la croix étaient arrivés à la cité d’Érécli, située à trente heures environ de Koniah, appelée Héraclée par les chroniqueurs de la première croisade. Les Turcs rassemblés dans cette ville prirent la fuite à la vue des enseignes des Francs : un chroniqueur les compare au jeune daim échappé des lacs qui le retenaient, à la biche qu’une flèche a blessée. Les pèlerins passèrent quatre jours à Erécli. Quelques jours de marche à travers le Taurus conduisirent l’armée chrétienne à Cosor ou Cocson, l’ancienne Cucusus, célèbre par l’exil de saint Jean Chrysostôme. Les croisés, trouvant à Cocson d’abondantes ressources, y séjournèrent trois jours. De rudes difficultés les attendaient dans le trajet de Cocson à Marésie, située à huit ou dix heures de là, au sud-ouest : ils avaient à franchir les plus impraticables escarpements du Taurus. Les chroniqueurs nous racontent les souffrances de l’armée dans ces montagnes, où ne se trouvait nul chemin, si ce n’est pour les bêtes sauvages et les reptiles, où les passages offraient à peine assez d’espace pour y poser le pied, où les rochers, les buissons et les broussailles arrêtaient à chaque instant les pèlerins. Les chevaliers portaient leurs armes suspendues à leur cou ; plusieurs, épuisés de fatigue, les jetaient dans les précipices. Les chevaux ne pouvaient se soutenir avec leurs charges, et bien souvent les hommes étaient obligés de porter eux-mêmes les fardeaux. « Nul ne pouvait s’arrêter ou s’asseoir, dit Robert ; nul ne pouvait aider son « compagnon ; seulement celui qui marchait derrière pouvait prêter assistance à celui qui marchait devant ; « quant à celui-ci, à grand’peine pouvait-il se retourner vers celui qui le suivait. » Nos auteurs appellent ce lieu montagne du Diable, nom qu’ils donnent souvent aux montagnes difficiles à franchir.

La cité de Marésie fut le terme de ces horribles misères. Les contrées de Syrie, qui s’étendaient devant l’armée chrétienne, durent relever son courage. Marésie, l’ancienne Germanicie, était habitée par des chrétiens ; les Turcs, qui occupaient la citadelle, s’étaient enfuis à l’approche des croisés. Marésie avait des vivres et des pâturages : on campa autour de la cité. La femme de Baudouin mourut dans cette ville, et c’est là que ses restes furent ensevelis. C’est là aussi que Baudouin rejoignit l’armée chrétienne. Il avait appris le danger qu’avait couru son frère Godefroy dans les environs d'Antiochette de Pisidie : dans sa sollicitude, il avait voulu s’assurer lui-même de sa guérison. La conduite de Baudouin sous les murs de Tarse était blâmée par tous les chefs et tous les chevaliers ; il n’entendit dans le camp que des murmures élevés contre lui. Godefroy, fidèle serviteur de Dieu, comme dit Guillaume de Tyr, lui adressa de sévères reproches ; le même historien ajoute que Baudouin reconnut sa faute en toute humilité, mais, soit que le blâme général dont il avait été frappé le mit mal à l’aise avec les chefs, soit que la délivrance du saint sépulcre n’occupât point uniquement ses pensées, il ne resta point fidèle aux serments et aux devoirs des chevaliers de la croix. L’Orient, où la victoire distribuait des empires, parut offrir à son ambition des conquêtes plus désirables que celle de Jérusalem.

Les révolutions qui changent la face des États marchaient à la suite de l’armée victorieuse des croisés. Une foule d’aventuriers accouraient de toutes parts pour profiter des événements de la guerre. Un nommé Siméon obtint la Petite-Arménie ; une ville riche de la Cilicie fut donnée à Pierre des Alpes, simple chevalier ; plusieurs contrées devinrent ainsi le partage de pèlerins que l’histoire ne nomme point, à la seule condition qu’ils les défendraient contre les Turcs. Parmi ceux que l’espoir de s’enrichir avait attirés sous les drapeaux de l’armée chrétienne, on remarquait un prince arménien nommé Pancrace. Il avait régné dans sa jeunesse sur l'Ibérie septentrionale ; chassé de son petit royaume par ses propres sujets, il s’était retiré à Constantinople, où ses intrigues l’avaient fait jeter dans les fers. Lorsque les croisés eurent dispersé les forces du sultan de Nicée, il s’échappa de sa prison et vint offrir ses services aux chefs de l’armée des Francs, persuadé que la terreur des armes chrétiennes le ramènerait dans ses États ou lui donnerait de nouvelles possessions. Pancrace s’était particulièrement attaché à la fortune de Baudouin, dont il connaissait le caractère entreprenant. Réduit à la plus profonde misère, il n’avait rien à donner à son protecteur, mais il entretenait dans l’âme du frère de Godefroy la passion de conquérir des royaumes. Semblable à cet ange des ténèbres dont parle l’Évangile, qui transporta le Fils de Dieu sur une haute montagne, et, lui montrant de vastes contrées, lui avait dit : Tout ceci est à toi, situ veux me servir, Pancrace, s’occupant sans cesse de séduire Baudouin, lui montrait des hauteurs du mont Taurus les plus riches provinces de l’Asie, et les promettait à son ambition. « Vous voyez au midi, lui disait-il, les fertiles campagnes de la Cilicie, et plus loin les beaux pays de Syrie et de Palestine ; à l’orient, les opulentes contrées arrosées par l’Euphrate et le Tigre, et, entre ces deux fleuves, la Mésopotamie, où la tradition place le paradis terrestre ; l’Arménie, toute peuplée de chrétiens, n’attend qu’un signe pour se donner à vous ; tous ces riches pays de l’Asie, impatients du joug des Turcs, vont vous appartenir, si vous brisez leurs fers. » Baudouin, s’abandonnant à des rêves de gloire, avait écouté les paroles de l’aventurier ibérien. Il avait besoin, pour exécuter ses desseins, d’emmener avec lui un grand nombre de soldats : il s’adressa secrètement à quelques-uns des barons et des chevaliers de l’armée chrétienne, et les conjura de s’associer à sa fortune. Aucun d’eux ne voulut quitter les drapeaux de la croisade et se détourner du chemin de Jérusalem. Il s’adressa aux soldats, auxquels il promit un riche butin. Comme il n’était point aimé et qu’on ne lui avait point encore pardonné sa conduite envers Tancrède, la plupart des guerriers qu’il voulait séduire rejetèrent ses propositions et fermèrent l’oreille à ses discours ; plusieurs même de ses propres soldats refusèrent de l’accompagner ; il ne put entraîner avec lui qu'environ mille fantassins et deux cents cavaliers animés par l’espoir du pillage.

Lorsque son projet de quitter l’armée fut connu des principaux chefs, ceux-ci réunirent tous leurs efforts pour le détourner de son entreprise. Baudouin fut sourd aux prières de ses compagnons. On résolut, dans un conseil, d’employer, pour le retenir sous les drapeaux, l’autorité des évêques et des princes qui commandaient l’armée des pèlerins. Rien ne put changer les desseins de Baudouin, qui ne songea plus qu’à précipiter son départ. Il profita des ténèbres de la nuit, et s’éloigna du camp avec la troupe qu’il avait enrôlée. A la tête de sa petite armée, il s’avança dans l’Arménie, et ne trouva point des ennemis capables de l’arrêter dans sa marche. La consternation régnait parmi les Turcs, et partout les chrétiens, prêts à secouer le joug des musulmans, devenaient de puissants auxiliaires pour les croisés.

Baudouin était parti de Malmistra, l’ancienne Mopsuestia. Il avait pris sa route vers l’orient, avait traversé une vallée d’une lieue d’étendue, et, après avoir franchi une montagne escarpée, était descendu dans une vaste plaine, habitée aujourd’hui par des Turcomans, peuple pasteur qui probablement était là au temps de Baudouin. En s’éloignant de cette plaine, le frère de Godefroy s’était engagé dans les sombres défilés Amaniques appelés Kara-capoussi (Portes noires), par les Turcs. Puis, il avait poursuivi sa marche dans un pays nu et sillonné par de petites rivières, qui vont se perdre dans le grand lac d’Antioche. Avant de descendre dans la plaine de Turbessel — aujourd’hui Tel-Bescher —, le prince franc eut à franchir une chaîne escarpée habitée maintenant par des Kurdes.

Les villes de Turbessel et de Ravenel, situées sur la rive droite de l’Euphrate, furent les premières qui ouvrirent leurs portes à l’heureux conquérant. Cette conquête ne tarda pas à diviser Baudouin et Pancrace, qui avaient tous deux les mêmes projets ambitieux ; mais cette division n’arrêta point la marche du frère de Godefroy. Le prince croisé opposa la violence à la ruse ; il menaça son rival de le traiter comme un ennemi, et l’éloigna ainsi du théâtre de ses victoires.

Pancrace, qui avait eu d’abord tant d’influence sur les déterminations de Baudouin, rassembla quelques aventuriers, et se mit en mesure de profiter de la disposition des esprits pour se faire un établissement dans un pays où chaque province, chaque ville semblait attendre un conquérant et un maître. L’histoire contemporaine n’a pas daigné suivre ses traces ; ses expéditions, comme celles d’une foule d’autres aventuriers qui profitaient du désordre général, se sont effacées du souvenir des hommes, telles que ces torrents nés subitement de la tempête qui se précipitent des hauteurs du Taurus dans les campagnes désolées et disparaissent sans avoir un nom dans la géographie.

Baudouin ne manqua point de guides ni de secours dans un pays dont les habitants venaient partout au-devant de lui. Il put se rendre en dix heures de Turbessel à l’ancienne Birtha, appelée par les Arabes El-bir, et c’est là que le conquérant croisé passa l’Euphrate : cette route est celle des caravanes, et c’est la plus courte. Une distance de seize heures séparait encore Baudouin de la ville d’Édesse ; il traversa des pays dont l’aspect ordinaire est celui d’une pâle nudité. Avant d’arriver à Édesse, il suivit pendant quatre heures une voie romaine pratiquée au travers de montagnes stériles. Le bruit de ses victoires l’avait devancé au-delà de l’Euphrate, et son nom avait déjà retenti dans la métropole de la Mésopotamie.

Édesse, que les Talmudistes font aussi ancienne que Ninive et dont ils attribuent la fondation à Nemrod, avait été appelée Antioche en l’honneur d’Antiochus ; pour la distinguer de la capitale de la Syrie, on lui avait donné le surnom de la fontaine de Callirhoé. Nos chroniqueurs l’appellent Roha : c’est la corruption du mot grec rhoé qui signifie fontaine. Édesse se nomme aujourd’hui Orfa. La commune opinion des érudits lui donne pour fondateur Séleucus le Grand, environ quatre cents ans avant Jésus-Christ. Orfa est située dans une grande vallée, entre deux collines rocheuses et pelées, tout à fait détachées de la chaîne du Taurus. La ville a quatre milles de circuit ; des murs flanqués de tours rondes ou carrées l’environnent. Des fossés profonds ajoutaient à la défense de la place. Une citadelle s’élevait sur la pointe méridionale de la colline qui domine Orfa du côté de l’ouest. Le voyageur retrouve encore les murailles, les tours et les fossés. Le château est en ruines, et dans son enceinte apparaissent des masures et une mosquée abandonnée. Cette citadelle était jadis comme une seconde ville, avec des bazars, des églises et des palais. Orfa, le grand passage des caravanes qui vont de la Syrie en Perse, renferme une population de quinze mille habitants, tous musulmans, excepté un millier d’arméniens et une centaine de jacobites. Au milieu de la cité est une ancienne église avec un clocher, contemporaine des croisades et qui depuis longtemps est convertie en mosquée. Les musulmans ont quinze sanctuaires, les chrétiens en ont deux. A l’ouest d’Orfa se déploie une charmante et riche nature ; à la vue de ces beaux vergers d’oliviers, d’amandiers, d’orangers, de mûriers, de grenadiers, on se rappelle les traditions qui ont placé là les délices de l’Éden primitif.

Orfa avait échappé à l’invasion des Turcs, et tous les chrétiens du voisinage s’y étaient réfugiés avec leurs richesses. Un prince grec, nommé Thoros ou Théodore , envoyé par l’empereur de Constantinople, en était gouverneur, et s’y maintenait en payant des tributs aux Sarrasins. L’approche et les victoires des croisés avaient produit la plus vive sensation dans la ville d’Edesse. Le peuple et le gouverneur s’étaient réunis pour appeler Baudouin à leur secours. L’évêque et douze des principaux habitants furent députés auprès du prince croisé. Ils lui parlèrent des richesses de la Mésopotamie, du dévouement de leurs concitoyens à la cause de Jésus-Christ, et le conjurèrent de sauver une ville chrétienne de la domination des infidèles. Baudouin céda facilement à leurs prières.

Il avait eu le bonheur d’éviter les Turcs, qui l’attendaient aux bords de l’Euphrate, et, sans avoir livré de combat, il était arrivé sur le territoire d’Edesse. Comme il avait placé ses garnisons dans les villes tombées en son pouvoir, il ne conservait plus avec lui que cent cavaliers. Dès qu’ils approchèrent de la ville, tout le peuple vint à leur rencontre, portant des branches d’olivier et chantant des cantiques. C’était un singulier spectacle que celui d’un si petit nombre de guerriers, entourés d’une foule immense qui implorait leur appui et les proclamait ses libérateurs. Ils furent accueillis avec tant d’enthousiasme, que le prince ou gouverneur d’Edesse, qui n’était pas aimé du peuple, en conçut de l’ombrage, et commença à voir en eux des ennemis plus à craindre pour lui que les Turcs. Pour s’attacher leur chef et l’engager à défendre son autorité, il lui offrit de grandes richesses. Mais l’ambitieux Baudouin, soit qu’il espérât obtenir davantage de l’affection du peuple et de la fortune de ses armes, soit qu’il regardât comme une chose honteuse de se mettre à la solde d’un petit prince étranger, refusa avec mépris les offres du gouverneur d’Edesse ; il menaça même de se retirer et d’abandonner la ville. Les habitants, qui redoutaient son départ, s’assemblent en tumulte, et le conjurent à grands cris de rester parmi eux ; le gouverneur lui-même fait de nouveaux efforts pour retenir les croisés et les intéresser à sa cause. Comme Baudouin avait fait entendre assez clairement qu’il ne défendrait jamais des États qui ne seraient pas les siens, le prince d’Edesse, qui était vieux et sans enfants, se détermina à l’adopter pour son fils et à le désigner pour son successeur. La cérémonie de l’adoption se fit en présence des croisés et des habitants. Selon la coutume des Orientaux, le prince grec fit passer Baudouin entre sa chemise et sa chair nue, et lui donna un baiser en signe d’alliance et de parenté. La vieille épouse du gouverneur répéta la même cérémonie, et dès lors Baudouin, regardé comme leur fils et leur héritier, ne négligea rien pour défendre une ville qui devait lui appartenir.

Un prince d’Arménie, Constantin, qui gouvernail une province dans le voisinage du mont Taurus, était aussi venu au secours d’Edesse. A l’aspect des soldats de la croix, toute la population de la contrée était devenue guerrière, et les chrétiens, qui n’avaient songé jusqu’alors qu’à fléchir les Turcs, s’occupaient de les combattre. Au nord-ouest d’Edesse, à douze lieues sur la rive droite de l’Euphrate, se trouvait la ville de Samosate, aujourd’hui Semisat, habitée par des musulmans. L’émir qui commandait dans cette ville ravageait sans cesse les terres des Édessiens, et, leur imposant des tributs, avait exigé qu’ils lui livrassent leurs enfants en otage. Depuis longtemps les habitants d’Édesse ne montraient que la résignation des vaincus ; maintenant l’espoir de la victoire et l’ardeur de la vengeance les animent. Ils prennent les armes et conjurent Baudouin d’être leur chef. Bientôt Samosate les voit devant ses portes ; ils livrent au pillage les faubourgs et les campagnes voisines ; mais la place opposait une vive résistance. Baudouin, craignant de perdre un temps précieux en efforts inutiles, revint à Édesse, où son absence pouvait nuire à ses desseins. A son retour, des rumeurs sinistres s’étaient répandues parmi les habitants. On faisait un crime à Thoros de rester oisif dans son palais, tandis que les chrétiens combattaient les musulmans ; on l’accusait d’avoir des intelligences avec les Turcs. On forma contre sa vie, si on en croit Mathieu d’Édesse, un complot dont le secret ne fut point caché à Baudouin. Averti du danger qu’il courait, Thoros se retira dans la citadelle, qui dominait la ville, implorant tour à tour les armes des croisés et la miséricorde du peuple. Cependant le tumulte s’accroît ; une multitude furieuse se répand dans les rues, et livre au pillage les maisons des partisans de Thoros. On court à la citadelle ; les uns enfoncent les portes, les autres escaladent les murailles. Thoros, resté presque seul, ne cherche plus à se défendre et propose de capituler ; il promet d’abandonner la place, de renoncer au gouvernement d’Edesse, et demande la permission de se retirer avec sa famille dans la ville de Mélitène, aujourd’hui Malatia. Cette proposition est acceptée avec joie ; on signe la paix, et les habitants d’Édesse jurent sur la croix et sur l’Evangile d’en respecter les conditions.

Le jour suivant, lorsque le gouverneur préparait son départ, une nouvelle sédition éclate dans la ville. Les chefs du complot se repentent d’avoir laissé la vie à un prince qu’ils ont si cruellement outragé. De nouvelles accusations sont dirigées contre lui. On suppose qu’il n’a signé la paix que pour se donner les moyens de préparer la guerre et d’assurer sa vengeance. Bientôt la fureur du peuple ne connaît plus de bornes ; mille voix s’élèvent et demandent la mort de Thoros. Les plus ardents pénètrent en tumulte dans la citadelle, saisissent le gouverneur au milieu de ses serviteurs éperdus, et le précipitent du haut des remparts. Son corps tout sanglant est traîné dans les rues par la multitude, qui s’applaudit du meurtre d’un vieillard comme d’une victoire remportée sur les infidèles.

Baudouin, qu'on peut au moins accuser de n’avoir pas défendu son père adoptif, fut bientôt environné de tout le peuple, qui lui offrit le gouvernement de la ville. Il le refusa d’abord ; mais, à la fin, cédant aux instances de la foule impatiente et sans doute aussi aux mouvements d’une ambition mal déguisée, il fut proclamé le libérateur et le maître d’Edesse. Assis sur un trône ensanglanté et redoutant l’humeur inconstante du peuple, il inspira bientôt autant de crainte à ses sujets qu’à ses ennemis. Tandis que les séditieux tremblaient devant lui, il recula les limites de son territoire : il acheta, avec les trésors de son prédécesseur, la ville de Samosate et plusieurs autres cités qu’il n’avait pu conquérir par les armes. Comme la fortune le favorisait en tout, la perte même qu’il avait faite de sa femme Gundeschilde vint servir ses projets d’agrandissement. Il épousa la nièce d’un prince arménien, et, par cette nouvelle alliance, il étendit ses possessions jusqu’au mont Taurus. Une partie de la Mésopotamie, les deux rives de l’Euphrate, reconnurent son autorité, et l’Asie vit alors un chevalier français régner sans obstacle sur les plus riches provinces de l’ancien royaume d’Assyrie.

Baudouin ne songea plus à délivrer Jérusalem, et ne s’occupa que de défendre et d’agrandir ses États. Beaucoup de chevaliers, éblouis par une fortune aussi rapide, accoururent dans Édesse pour grossir l’armée et la cour du nouveau prince.

Les avantages que les croisés retirèrent de la fondation de ce nouvel État, ont fait oublier à leurs historiens qu’elle fut le fruit de l’injustice et de la violence. La principauté d’Édesse servit à contenir les Turcs et les Sarrasins, et, jusqu’à la seconde croisade, fut un des plus redoutables boulevards de l’empire des Francs du côté de l’Euphrate.