HISTOIRE DES CROISADES

TOME PREMIER

 

LIVRE DEUXIÈME. — DÉPART ET MARCHE DES CROISÉS DANS L’EMPIRE GREC ET À TRAVERS L’ASIE MINEURE - 1096-1097.

 

 

Départ des premiers croisés ; leur marche à travers l’Allemagne, la Hongrie et la Bulgarie ; leur indiscipline, leurs excès, leurs infortunes ; Pierre l'Ermite et Gotschalk ; le prêtre Volkmar et le comte Émicon ; siège de Moseburg ; l’avant-garde arrive à Constantinople ; Alexis Comnène la fait transporter au-delà du Bosphore ; premières hostilités avec les Turcs ; cette avant-garde est anéantie ; Godefroy de Bouillon ; composition de son armée ; caractères des principaux chefs ; l’empereur grec s’effraie du nombre des croisés ; le comte de Vermandois ; politique cauteleuse d’Alexis ; les princes latins, lui prêtent hommage pour leurs futures conquêtes ; ses largesses.

 

La foule des chrétiens qui avaient pris la croix dans la plupart des contrées de l’Europe, suffisait pour former plusieurs grandes armées. Les princes et les capitaines qui devaient les conduire, convinrent entre eux qu’ils ne partiraient point tous en même temps, qu’ils suivraient des routes différentes et se réuniraient à Constantinople.

[1096] Tandis que les princes s’occupaient des préparatifs de leur départ, la multitude qui suivait Pierre l’Ermite dans ses prédications se montra impatiente de devancer les autres croisés. Comme elle était sans chef, elle jeta les yeux sur celui qu’elle regardait comme un envoyé du ciel, et choisit Pierre l’Ermite pour la conduire en Asie. Le cénobite, trompé par l’excès de son zèle, crut que l’enthousiasme pouvait seul répondre de tous les succès de la guerre et qu’il lui serait facile de conduire une troupe indisciplinée qui avait pris les armes à sa voix. Il se rendit aux prières de la multitude, et, couvert de son manteau de laine, un froc sur la tête, des sandales aux pieds, n’ayant pour monture que la mule avec laquelle il avait parcouru l’Europe, il prit possession du commandement. Sa troupe, qui partit des bords de la Meuse et de la Moselle, se dirigea vers l’Allemagne, et se grossit en chemin d’une foule de pèlerins accourus de la Champagne, de la Bourgogne et des provinces voisines. Pierre vit bientôt quatre-vingt ou cent mille hommes sous ses drapeaux. Ces premiers croisés, traînant à leur suite des femmes, des enfants, des vieillards, des malades, se mettaient en marche sur la foi des promesses miraculeuses de leur chef. Dans la persuasion où ils étaient que Dieu les appelait à défendre sa cause, ils espéraient que les fleuves s’ouvriraient devant leurs bataillons et que la manne tomberait du ciel pour les nourrir.

L’armée de Pierre l’Ermite était divisée en deux corps ; l’avant-garde marchait sous les ordres de Gauthier sans avoir, dont le surnom, conservé par l’histoire, prouve que les chefs étaient aussi misérables que les soldats. Cette avant-garde ne comptait que huit cavaliers ; tout le reste allait à la conquête de l’Orient en demandant l’aumône. Tant que les croisés furent sur le territoire français, la charité des fidèles qui accouraient sur leur passage pourvut à leurs besoins. Ils échauffèrent le zèle des Allemands, parmi lesquels on n’avait point encore prêché la croisade. Leur troupe, qu’on regardait partout comme le peuple de Dieu, ne trouva point d’ennemis sur les bords du Rhin ; mais de nouveaux Amalécites, les Hongrois et les Bulgares, les attendaient sur les rives de la Save et du Danube.

Les Hongrois, sortis de la Scythie, comme tous les peuples d’origine slave, avaient une origine commune avec les Turcs, et, comme eux, s’étaient rendus formidables aux chrétiens. Dans le dixième siècle, ils avaient envahi la Pannonie et porté les ravages de la guerre dans les plus riches contrées de l’Europe. Les peuples, effrayés du progrès de leurs armes, les regardaient comme un fléau avant-coureur de la fin du monde. Vers le commencement du onzième siècle, ils embrassèrent le christianisme, qu’ils avaient persécuté. Soumis à la foi de l’Évangile, ils commencèrent à bâtir des villes et à cultiver les terres, ils connurent une patrie, et cessèrent d’être la terreur de leurs voisins. A l’époque de la première croisade, les Hongrois se glorifiaient d’avoir un saint parmi leurs monarques, saint Étienne. Pierre l’Ermite, s’étant arrêté en Hongrie à son retour de la Palestine, avait touché vivement le roi Ladislas 1 er par la peinture des souffrances des chrétiens dans la terre sainte : ce prince fit vœu d’aller en personne les secourir ; mais il mourut en 1095 avec le regret de n’avoir pu tenir son pieux serment. Les chroniques hongroises prétendent qu’après le concile de Plaisance, des envoyés de France, d’Angleterre et d’Espagne offrirent à Ladislas le commandement de la croisade. Cette assertion est peu vraisemblable, et nous pensons que le roi de Hongrie, dont les États devaient être traversés par l’armée de la croix, fut seulement invité à prendre part à l’expédition. Coloman, successeur de Ladislas, entretint avec Urbain II des relations amicales ; toutefois il ne montrait, ni lui ni ses peuples, aucun enthousiasme pour la guerre sacrée.

Les Bulgares, venus des bords du Volga ou Bolga, avaient tour à tour protégé et ravagé l’empire de Constantinople. Leurs guerriers avaient tué Nicéphore dans une bataille, et le crâne d’un empereur, enchâssé dans de l’or, servit longtemps de coupe à leurs chefs dans les orgies de la victoire. Ils furent ensuite vaincus par Basile, qui fit crever les yeux à quinze mille prisonniers et par cet acte de barbarie souleva toute la nation contre la Grèce. Au temps de la croisade, la Bulgarie était soumise à l’empire grec, mais elle méprisait les lois et la puissance de ses maîtres. Le peuple bulgare, répandu sur les rives méridionales du Danube, au milieu de forêts inaccessibles, conservait sa sauvage indépendance et ne reconnaissait les empereurs d’Orient qu’à la vue de leurs armées. Quoiqu’ils eussent embrassé le christianisme, les Bulgares ne regardaient point les chrétiens comme leurs frères ; ils ne respectaient ni le droit des gens ni les lois de l’hospitalité, et, pendant les deux siècles qui précédèrent les croisades, ils furent la terreur des pèlerins de l’Occident qui se rendaient à Jérusalem.

Tels étaient les peuples dont les croisés allaient traverser le territoire. Lorsque l’avant-garde de Pierre entra dans la Hongrie, elle ne fut troublée dans sa marche que par quelques insultes, que Gauthier supporta avec résignation et dont il laissa la punition au Dieu qu’il servait ; mais, à mesure que les croisés s’avançaient dans des pays inconnus, la misère s’accroissait, et avec elle la licence et l’oubli des vertus pacifiques. Arrivés dans la Bulgarie, les pèlerins manquèrent tout à fait de vivres, et, le gouverneur de Belgrade ayant refusé de leur en fournir, ils se répandirent dans les campagnes, enlevèrent les troupeaux, brûlèrent les maisons, massacrèrent quelques-uns des habitants qui s’opposaient à leurs violences. Les Bulgares irrités coururent aux armes, et fondirent sur les soldats de Gauthier, chargés de butin. Soixante croisés périrent au milieu des flammes, dans une église où ils avaient cru trouver un asile ; les autres cherchèrent leur salut dans la fuite. Après cette défaite, qu’il n’entreprit point de réparer, Gauthier pressa sa marche à travers les forêts et les déserts, poursuivi par la faim et traînant les débris de son armée. Il se présenta en suppliant devant le gouverneur de Nissa, qui fut touché de la misère des croisés et leur fit donner des vivres, des armes et des vêtements.

Les soldats de Gauthier, persuadés que leurs revers étaient une punition du ciel, furent ramenés à la discipline par la crainte de Dieu. Ils passèrent le mont Hémus, traversèrent Philippopolis et Andrinople sans commettre de désordres et sans éprouver de nouveaux malheurs. Après deux mois de fatigues et de misère, ils arrivèrent sous les murs de Constantinople, où l’empereur Alexis leur permit d’attendre l’armée de Pierre l’Ermite.

Cette armée, qui avait traversé la Ravière et l’Autriche, devait être bientôt plus maltraitée que son avant-garde. Elle séjourna aux portes de la cité appelée Sempronius par les Romains, et Soprony par les Hongrois ; nos chroniqueurs en ont fait Cyperon. Cette ville, nommée aujourd’hui Œdenburg, chef-lieu du comitat de ce nom, limitrophe de l’Autriche, s’élève dans une plaine entourée de coteaux couronnés de vignobles, près du lac de Neusiedler, le plus grand de la Hongrie, après le Ralaton. La cité, dont la population actuelle est de dix-huit mille habitants, est bien bâtie et fait un riche commerce ; ses marchés sont couverts de bestiaux d’une belle race. C’est de là que Pierre l’Ermite envoya au roi Coloman des députés pour demander le libre passage à travers la Hongrie ; il l’obtint sous la condition que la troupe chrétienne suivrait paisiblement son chemin et qu’elle achèterait les vivres dont elle aurait besoin. L’armée de Pierre continua sa marche vers la pointe occidentale du grand lac Ralaton, descendit dans la vallée de la Drave, et puis, marchant le long du Danube, arriva sans obstacle à Semlin. Nos vieux chroniqueurs ont appelé cette ville Malle Villa (ville du malheur), d’abord parce qu’ils n’en savaient pas le nom, ensuite parce qu’elle avait été funeste aux croisés. Semlin a pris, depuis le commencement du dernier siècle, une importance qu’elle n’avait pas à l’époque du passage de l’armée de Pierre l’Ermite. Sa position au confluent du Danube et de la Save en a fait le principal entrepôt du commerce entre l’Autriche, les Turcs et les Serviens.

Au lieu de chercher à maintenir dans sa troupe la discipline, seul moyen de salut, Pierre, à qui des bruits sinistres avaient annoncé un complot contre lui et contre son armée, ne craignit point d’enflammer les passions de cette multitude ; dans l’impatience de venger des malheurs passés, il provoqua de nouveaux périls. Les armes et les dépouilles de seize croisés avaient été suspendues à la porte de Semlin. A cette vue, le cénobite ne peut contenir son indignation, et donne le signal de la guerre. La trompette sonne, les soldats courent au carnage ; la terreur les a précédés dans la ville ; à leur première attaque, tout le peuple prend la fuite et se réfugie sur une colline défendue d’un côté par des bois et des rochers, de l’autre par le Danube ; il est poursuivi et forcé dans ce dernier, asile par la multitude furieuse des croisés ; plus de quatre mille des habitants de Semlin tombent sous les coups du vainqueur ; les cadavres emportés par le fleuve vont annoncer cette horrible victoire jusque dans Belgrade.

A cette nouvelle, les Hongrois irrités se rassemblent en armes ; les croisés étaient dans Semlin, se livrant à la joie de leurs triomphes et s’emparant de toutes les richesses des habitants, lorsqu’on leur annonça l’arrivée de Coloman, roi de Hongrie, et de cent mille de ses sujets, impatients de venger le massacre d’une population désarmée. Les soldats de la croix, qu’animait une aveugle fureur, manquaient du véritable courage, et leur chef avait plus d’enthousiasme que de vertus guerrières. N’osant point attendre l’armée de Coloman, ils quittèrent tout à coup Semlin, la ville du malheur ; ils parvinrent à passer la Save malgré sa largeur, et se dirigèrent vers Belgrade.

En arrivant sur les terres de la Bulgarie, les croisés trouvèrent les villages et les villes abandonnés ; Belgrade, la capitale, était restée sans habitants ; tout le peuple avait fui dans les forêts et dans les montagnes. Les soldats de Pierre, après une marche pénible, manquant de vivres et trouvant à peine des guides pour les conduire, arrivèrent enfin aux portes de Nissa, place assez bien fortifiée pour être à l’abri d’une première attaque. Les Bulgares se montrant sur les remparts, et les croisés s’appuyant sur leurs armes, s’inspirèrent une crainte mutuelle. Cette crainte prévint d’abord les hostilités ; mais l’harmonie ne pouvait durer longtemps entre une armée sans discipline et un peuple que les violences des croisés avaient irrité.

Les pèlerins, après avoir obtenu des vivres, venaient de se remettre en marche, lorsqu’une querelle entre les habitants et quelques soldats fit éclater la guerre. Cent croisés allemands, que Guillaume de Tyr appelle des enfants de Bélial et qui avaient à se plaindre de quelques marchands, voulurent se venger et mirent le feu à sept moulins placés sur la Nissava. A l’aspect de l’incendie, les habitants de Nissa se précipitèrent hors de leurs remparts, tombèrent sur l’arrière-garde de Pierre, massacrèrent tout ce qui se rencontra sur leur passage, enlevèrent deux mille chariots, et firent un grand nombre de prisonniers. Pierre, qui avait déjà quitté le territoire de Nissa, averti du désastre de ses compagnons, revint sur ses pas avec son armée. Les croisés, en revenant vers la ville, entendent les plaintes de ceux qui ont échappé au carnage ; ils voient partout les cadavres de leurs amis et de leurs frères étendus sur les chemins ; leur troupe irritée ne respire que la vengeance : mais le cénobite Pierre, craignant de nouveaux revers, a recours aux négociations : des députés vont dans Nissa réclamer les prisonniers et les bagages de l’armée, enlevés par les Bulgares. Ces députés représentent au gouverneur que les pèlerins ont pris la croix et qu’ils vont combattre en Orient les ennemis de Jésus-Christ. Le gouverneur leur rappelle avec colère leur manque de foi, leurs violences, et surtout le massacre des habitants de Semlin ; il se montre inexorable à leurs prières.

Au retour des députés dans le camp, les croisés n’écoutent plus que leur indignation ou leur désespoir. En vain le cénobite veut calmer les esprits et tenter de nouveaux moyens de conciliation : les plus ardents volent aux armes ; de toutes parts on n’entend que des plaintes et des menaces ; chacun des croisés ne prend des ordres que de lui-même. Tandis que Pierre essayait de ramener le gouverneur de Nissa à des sentiments pacifiques, deux mille pèlerins armés du glaive, s’approchent des remparts et s’efforcent de les escalader : ils sont repoussés par les Bulgares et soutenus par un grand nombre de leurs compagnons. Le combat devient général, et le feu du carnage s’allume autour des chefs, qui parlaient encore des conditions de la paix. Vainement l’ermite Pierre a recours aux supplications pour arrêter ses soldats ; vainement il se place entre les combattants : sa voix, si connue des croisés, se perd dans le bruit des armes. Les pèlerins, qui combattaient en désordre, sont mis en fuite : les uns périssent dans les marais, les autres tombent sous le fer des Bulgares. Les femmes, les enfants qui les suivaient, leurs chevaux, leurs bêtes de somme, la caisse de l’armée qui contenait les nombreuses aumônes des fidèles, tout devient la proie d’un ennemi enivré de sa victoire.

L’ermite Pierre se réfugia avec les débris de sa troupe sur une colline du voisinage ; il passa la nuit au milieu des alarmes, déplorant sa défaite et les suites funestes des violences dont il avait lui-même donné le signal et l’exemple chez les Hongrois. Il n’avait plus autour de lui que cinq cents hommes. Les trompettes et les clairons ne cessèrent de retentir pour rappeler ceux qui avaient échappé au carnage et qui s’étaient égarés dans leur fuite. Soit que les croisés ne pussent trouver de salut que sous leurs drapeaux, soit qu’ils se ressouvinssent encore de leur serment, aucun d’eux ne songea à retourner dans ses foyers. Le lendemain de leur défaite, sept mille fugitifs vinrent rejoindre leur chef. Peu de jours après, Pierre vit encore sous ses ordres trente mille combattants. Dix mille avaient péri sous les murs de Nissa. L’armée des croisés, réduite à un état déplorable, s’avança tristement vers les frontières de la Thrace ; elle était sans moyens de subsister et de combattre ; elle avait à craindre une nouvelle déroute si elle rencontrait les Bulgares, et toutes les horreurs de la famine si elle trouvait un pays désert. Les soldats de Pierre se repentirent alors de leurs excès. Le malheur les rendit plus dociles et leur inspira des sentiments de modération. La pitié qu’on eut pour leur misère les servit mieux que la terreur qu’ils avaient voulu répandre. Lorsqu’on cessa de les redouter, on vint à leur secours. Comme ils entraient sur le territoire de la Thrace, l’empereur grec leur envoya des députés pour se plaindre de leurs, désordres et leur annoncer en même temps sa clémence. Pierre, qui craignait de nouveaux désastres, pleura de joie en apprenant qu’il avait trouvé grâce auprès d’Alexis. Plein de confiance et d’espoir, il poursuivit sa marche, et les croisés qu’il commandait, portant des palmes dans leurs mains, arrivèrent sans obstacle sous les murs de Constantinople.

Les Grecs, qui n’aimaient pas les Latins, applaudissaient en secret au courage des Bulgares, et contemplaient avec joie les guerriers de l’Occident, couverts des lambeaux de l’indigence. L’empereur voulut voir l’homme extraordinaire qui avait soulevé le monde chrétien par son éloquence. Pierre fut admis à l’audience d’Alexis, et raconta sa mission et ses revers. En présence de toute sa cour, l’empereur vanta le zèle du prédicateur de la croisade, et, comme il n’avait rien à craindre de l’ambition d’un ermite, il le combla de présents, fit distribuer à son armée de l’argent et des vivres, et lui conseilla d’attendre, pour commencer la guerre, l’arrivée des princes et des illustres capitaines qui avaient pris la croix. Ce conseil était salutaire ; mais les héros les plus renommés de la croisade n’étaient point encore prêts à quitter l’Europe : ils devaient être précédés de nouvelles troupes de croisés, qui, marchant sans prévoyance et sans discipline sur les traces de l’armée de Pierre, allaient commettre les mêmes excès et s’exposer aux mêmes revers.

Un prêtre du Palatinat avait prêché la croisade dans plusieurs provinces de l’Allemagne. A sa voix, quinze ou vingt mille hommes avaient fait le serment de combattre les infidèles, et s’étaient rassemblés en corps d’armée. Comme les prédicateurs de la guerre sainte passaient pour des hommes inspirés de Dieu, le peuple croyait obéir à la voix du ciel en les prenant pour chefs de la croisade. Gotschalk obtint le même honneur que Pierre l’Ermite, et fut choisi pour général par ceux qu’il avait entraînés à prendre les armes. Cette armée arriva en Hongrie vers la fin de l’été. La récolte qui était abondante fournit aux Allemands une occasion facile de se livrer à l’intempérance. Au milieu des scènes tumultueuses de la débauche, ils oublièrent Constantinople, Jérusalem, et Jésus-Christ lui-même, dont ils allaient défendre le culte et les lois. Le pillage, le viol, le meurtre, marquèrent partout leur passage. Coloman, qui, dans un corps faible et contrefait, sous des traits repoussants, portait une âme forte, assembla des troupes pour châtier la licence des croisés et pour leur rappeler les maximes de la justice et les lois de l’hospitalité. Les soldats de Gotschalk étaient pleins de bravoure ; ils se défendirent d’abord avec avantage. Leur résistance inspira même de sérieuses alarmes aux Hongrois, qui résolurent d’employer la ruse pour les réduire. Le général de Coloman feignit de désirer la paix. Les chefs des Hongrois se présentèrent dans le camp des croisés, non plus comme des ennemis, mais comme des frères. A force de protestations et de caresses, ils leur persuadèrent de se laisser désarmer. Les Allemands, livrés aux passions les plus brutales, mais simples et crédules, s’abandonnèrent aux promesses d’un peuple chrétien, et montrèrent une aveugle confiance dont ils furent bientôt les victimes. A peine eurent-ils déposé leurs armes, que le chef des Hongrois donna le signal du carnage. Les prières, les pleurs des croisés, le signe révéré qu’ils portaient sur la poitrine, ne purent arrêter les coups d’un ennemi perfide et barbare. Leur sort fut digne de pitié, et l’histoire leur eût donné des larmes s’ils avaient eux-mêmes respecté les lois de l’humanité.

On s’étonne moins sans doute des excès de ces premiers croisés, lorsqu’on sait qu’ils appartenaient à la dernière classe du peuple, toujours aveugle et toujours prête à abuser des noms et des choses les plus saintes, si elle n’est point contenue par l’autorité des lois et des chefs. Les guerres civiles qui troublèrent longtemps l’Europe avaient augmenté le nombre des vagabonds et des aventuriers. L’Allemagne, plus troublée que les autres pays de l’Occident, était pleine de ces hommes élevés dans le brigandage et devenus le fléau de la société. Ils s’enrôlèrent presque tous sous les drapeaux de la croisade, et portèrent avec eux, dans la nouvelle expédition, l’esprit de licence et de révolte dont ils étaient animés.

Il s’assembla sur les bords du Rhin et de la Moselle une nouvelle troupe de croisés, plus séditieuse, plus indisciplinée que celles de Pierre et de Gotschalk. On leur avait dit que la croisade devait racheter tous les péchés, et, dans cette persuasion, ils commettaient les plus grands crimes avec sécurité. Animés d’un fanatique orgueil, ils se crurent en droit de mépriser et de maltraiter tous ceux qui ne les suivaient point dans la sainte expédition. La guerre qu’ils allaient faire leur paraissait si agréable à Dieu, ils croyaient rendre un si grand service à l’Eglise, que tous les biens de la terre pouvaient à peine suffire à payer leur dévouement. Tout ce qui tombait entre leurs mains leur semblait une conquête sur les infidèles et devait être le juste prix de leurs travaux.

Aucun capitaine n’osait se mettre à la tête de cette troupe furieuse, qui errait en désordre et n’obéissait qu’à ceux qui partageaient son délire. Un prêtre nommé Volkmar, et un comte Émicon qui croyait expier les dérèglements de sa jeunesse en exagérant les sentiments et les opinions de la multitude, attirèrent par leurs déclamations l’attention et la confiance des nouveaux croisés. Ces deux chefs s’étonnèrent qu’on allât faire la guerre aux musulmans qui retenaient sous leur loi le tombeau de Jésus-Christ, tandis qu’on laissait en paix un peuple qui avait crucifié son Dieu. Pour enflammer les passions, ils eurent soin de faire parler le ciel et d’appuyer leur opinion de visions miraculeuses. Le peuple, pour qui les juifs étaient partout un objet de haine et d’horreur, ne se montrait déjà que trop disposé à les persécuter. Le commerce, qu’ils faisaient presque seuls, avait mis entre leurs mains une grande partie de l’or qui circulait en Europe. La vue de leurs richesses devait irriter les croisés, qui étaient la plupart réduits à implorer la charité des fidèles pour accomplir leur pèlerinage. Il est probable aussi que les juifs insultèrent par leurs railleries à l’enthousiasme des chrétiens pour la croisade. Tous ces motifs, réunis à la soif du pillage, allumèrent le feu de la persécution. Émicon et Volkmar donnèrent le signal et l’exemple. A leur voix une multitude furieuse se répandit dans les villes voisines du Rhin et de la Moselle ; elle massacra impitoyablement tous les juifs qu’elle rencontra sur son passage. Dans leur désespoir, un grand nombre de ces victimes aimèrent mieux se donner la mort que de la recevoir de leurs ennemis. Plusieurs s’enfermèrent dans leurs maisons, et périrent au milieu des flammes qu'ils avaient allumées ; quelques-uns attachaient de grosses pierres à leurs vêtements, et se précipitaient avec leurs trésors dans le Rhin et dans la Moselle. Les mères étouffaient leurs enfants à la mamelle, en disant qu'elles aimaient mieux les envoyer dans le sein d’Abraham que de les voir livrés à la fureur des chrétiens. Les femmes, les vieillards, sollicitaient la pitié pour les aider à mourir. Tous ces malheureux imploraient le trépas, comme les autres hommes demandent la vie. Au milieu de ces scènes de désolation, l'histoire se plaît à célébrer le zèle éclairé des évêques de Worms, de Trêves, de Mayence, de Spire, qui firent entendre la voix de la religion et de l’humanité et dont les palais furent des asiles ouverts aux juifs contre la poursuite des meurtriers et des bourreaux.

Les soldats d’Émicon s’applaudissaient de leurs exploits, et les scènes de carnage les enivraient d’orgueil. Fiers comme s’ils eussent vaincu les Sarrasins, ils se mirent en marche chargés de butin, invoquant le ciel qu’ils avaient si cruellement outragé. Ils étaient livrés à la plus brutale superstition, et se faisaient précéder d’une chèvre ou d’une oie, auxquelles ils attribuaient quelque chose de divin. Ces vils animaux, à la tête des bataillons, étaient comme leurs chefs, et partageaient le respect et la confiance de la multitude avec tous ceux qui donnaient l’exemple des plus horribles excès. Les peuples fuyaient à l’approche des redoutables champions de la croix. Les chrétiens que ceux-ci rencontraient sur leur route étaient forcés d’applaudir à leur zèle et tremblaient d’en être les victimes. Cette multitude effrénée, sans connaître les peuples et les contrées qu’elle avait à traverser, ignorant même les désastres de ceux qui l’avaient précédée dans cette périlleuse carrière, s’avançait comme un violent orage vers les plaines de la Hongrie. Moseburg leur ferma ses portes, et leur refusa des vivres. Ils s’indignèrent qu’on eût si peu d’égards pour les soldats de Jésus-Christ, et se mirent en devoir de traiter les Hongrois comme ils avaient traité les juifs.

Moseburg, et non point Mersebourg, comme l’ont appelée nos chroniqueurs et tous nos historiens français, sans doute par la similitude du nom avec la ville saxonne, est bâtie à l’embouchure de la Leytha dans le Danube, près de la grande île de Schütt ; de vastes marais formés par les deux fleuves entourent et défendent la place. Connue des Romains sous le nom de Ad flexum, elle s’appelle aujourd’hui en allemand Altenburg, en hongrois Ovar, en slave Stare-Hrady. Quelques-uns de nos chroniqueurs ont appelé cette ville Moisson, nom qui se retrouve encore dans la dénomination hongroise de Mosoms, donnée à Wieselbourg, la principale cité du comitat, très-voisine d’Altenburg ou Moseburg. Ce n’est plus qu’un bourg de dix-huit cents habitants. Les croisés jetèrent sur la Leytha un pont qui les conduisit jusque sous les murs de la place. Après quelques préparatifs, le signal est donné ; les échelles sont dressées contre les remparts ; on livre un assaut général. Les assiégés opposent une vive résistance, et font pleuvoir sur les ennemis une grêle de traits et de pierres, et des torrents d’huile bouillante. Les croisés redoublent de fureur, s’encouragent les uns les autres. La victoire allait se déclarer pour eux, lorsque tout à coup quelques échelles fléchissent sous le poids des assaillants et entraînent dans leur chute les créneaux et les débris des tours que les béliers avaient ébranlées. Les cris des blessés, le fracas des ruines, répandent une terreur panique parmi les croisés. Ils abandonnent les remparts à demi ruinés, derrière lesquels tremblaient leurs ennemis, et se retirent dans le plus grand désordre.

« Dieu lui-même, dit Guillaume de Tyr, répandit l’effroi dans leurs rangs pour châtier leurs crimes et pour « accomplir cette parole du Sage : L’impie fuit sans qu’on le poursuive. » Les habitants de Moseburg, étonnés de leur victoire, sortent enfin de leurs remparts, et trouvent la campagne couverte de fuyards qui avaient jeté leurs armes. Un grand nombre de ces furieux, à qui rien jusqu’alors n’avait pu résister, se laissent égorger sans défense. Plusieurs périssent engloutis dans les marais. Les eaux du Danube et de la Leytha sont rougies de leur sang et couvertes de leurs cadavres. Emicon put se sauver en Allemagne, où il finit ses jours. Les anciennes légendes du pays racontent qu’après leur mort Emicon et plusieurs de ses compagnons revenaient la nuit autour de Worms, théâtre de leurs excès, revêtus d’armures de fer, poussant d’affreux gémissements et demandant des prières pour le soulagement de leurs âmes.

L’avant-garde de cette armée éprouva le même sort chez les Bulgares, sur le territoire desquels elle était parvenue. Dans les villes, dans les campagnes, ces indignes croisés trouvèrent partout des hommes qui étaient, comme eux, féroces et implacables, et qui semblaient, pour rappeler ici l’esprit des historiens du temps, avoir été placés sur le passage des pèlerins comme des instruments de la colère divine. Parmi le petit nombre de ceux qui trouvèrent leur salut dans la fuite, les uns retournèrent dans leurs pays, où ils furent accueillis par les railleries de leurs compatriotes, les autres arrivèrent jusqu’à Constantinople, où les Grecs apprirent les nouveaux désastres des Latins avec d’autant plus de joie, qu’ils avaient eu beaucoup à souffrir des excès auxquels s’était livrée l’armée de Pierre l’Ermite.

Cette armée, réunie à la troupe de Gauthier, avait reçu sous ses drapeaux des Pisans, des Vénitiens et des Génois ; elle pouvait compter cent mille combattants. Le souvenir de leur misère leur fit respecter quelque temps les ordres de l’empereur et les lois de l’hospitalité ; mais l’abondance, l’oisiveté, la vue des richesses de Constantinople, ramenèrent dans leur camp la licence, l’indiscipline et la soif du brigandage. Impatients de recevoir le signal de la guerre, ils pillèrent les maisons, les palais et même les églises des faubourgs de Byzance. Pour délivrer sa capitale de ces hôtes destructeurs, Alexis leur fournit des vaisseaux et les fit transporter au-delà du Bosphore.

On ne devait rien attendre d’une troupe, mélange confus de toutes les nations, et des débris de plusieurs armées indisciplinées. Un grand nombre de croisés, en quittant leur patrie, n’avaient songé qu’à accomplir leur vœu et ne soupiraient qu’après le bonheur de voir Jérusalem ; mais ces pieuses dispositions s’étaient évanouies dans la route. Quel que soit le motif qui les rassemble, lorsque les hommes ne sont contenus par aucun frein, les plus corrompus sont ceux qui ont le plus d’empire, et les mauvais exemples font la loi. Aussitôt que les soldats de Pierre eurent passé le détroit, tous ceux qu’ils rencontrèrent dans leur marche furent des ennemis, et les sujets de l’empereur grec eurent plus à souffrir que les Turcs de leurs premiers exploits. Dans leur aveuglement ils alliaient la superstition à la licence, et, sous les bannières de la croix, commettaient des crimes qui font frémir la nature. Bientôt la discorde éclata parmi eux, et leur rendit tous les maux qu’ils avaient faits aux chrétiens.

Les pèlerins allèrent camper sur le golfe de Moundania, dans les environs de Civitot, l’ancienne Cius. Cette ville venait d’être rebâtie par Alexis Comnène, pour y recevoir les Anglais qui, après la conquête de l’Angleterre, dit Orderic Vital, ne purent supporter la face de Guillaume, et s’enfuirent jusqu’en Orient. Civitot a fait place dans les temps modernes au bourg de Ghemlik, habité par des Grecs et des Turcs, et l’un des principaux chantiers de la marine ottomane. Ghemlik est situé à l’extrémité orientale des montagnes d’Arganthon qui s’étendent le long de la mer jusqu’à Nicomédie ; derrière le bourg un vallon se prolonge sur une étendue de deux lieues, et va toucher au lac Ascanius. C’est dans ce vallon couvert d’oliviers, d’orangers et de chênes verts, que furent dressées les tentes des pèlerins. On leur avait recommandé de respecter l’hospitalité envers les Grecs, et surtout de ne pas commencer la guerre avec les Turcs ; ils se conduisirent paisiblement pendant quelques semaines ; mais l’oisiveté des camps et la vue d’un pays fertile leur firent peu à peu oublier la discipline et dédaigner les conseils de leurs chefs. Les plus indociles firent des excursions dans le voisinage et revinrent chargés de butin ; la jalousie, la discorde, la licence, entrèrent dans le camp avec les dépouilles des Grecs ; chaque jour était marqué par de nouveaux désordres.

Cette multitude présomptueuse s’étonna bientôt qu’on laissât en paix les Turcs ; trois mille croisés allemands, lombards et liguriens, sous la conduite d’un chef nommé Renaud, se séparèrent de l’armée, et marchèrent droit vers le château d’Exerogorgon, bâti à quelques lieues de Civitot, sur le penchant oriental de l’Arganthon ; ils en chassèrent d’abord la garnison musulmane ; mais ils ne tardèrent pas à se trouver assiégés par une armée de Turcs venus de Nicée. Comme ils manquaient de vivres et qu’on avait intercepté les eaux, ils se virent réduits à toutes les extrémités de la faim et de la soif ; pour calmer l’ardeur qui les dévorait, ils cédèrent à la nécessité affreuse de boire leur urine et le sang de leurs chevaux et de leurs ânes. Leur bravoure ne pouvait les défendre ; ces malheureux se rendirent à un ennemi sans pitié ; les uns furent décapités, les autres envoyés en captivité dans le Korazan. Leur chef Renaud racheta sa vie en livrant ses compagnons et en reniant la foi du Christ. Quand cette nouvelle vint au camp des croisés, elle y jeta une horrible confusion. Toute l’armée sort du camp au nombre de vingt-cinq mille hommes de pied et de cinq cents cavaliers couverts de cuirasses ; elle s’avance du côté de Nicée en suivant le flanc boisé des montagnes. Dans le même temps, le sultan de Nicée, à la tête d’une nombreuse armée, s’était mis en marche pour attaquer les pèlerins dans leur camp. A peine les croisés avaient-ils fait trois ou quatre milles de chemin, que le sultan en est averti ; il revient sur ses pas, quitte la forêt où il était entré, et va ranger son armée en bataille dans la plaine où l’armée chrétienne devait passer. Les croisés poursuivaient leur route sans se douter que l’ennemi fût aussi près d’eux. Aussitôt que les deux armées sont en présence, la bataille se livre ; mais les chrétiens n’avaient pu rallier leurs bataillons ; ils sont accablés par le nombre. Jamais les soldats de la croix, disent les chroniques, ne combattirent plus vaillamment ; aucun d’eux ne regarda derrière lui et ne songea à prendre la fuite. Dès les premiers moments du combat, ils perdirent leurs principaux chefs ; Gauthier Sans-avoir tomba percé de sept flèches. Le carnage fut effroyable. Ce sanglant combat dut se livrer à six lieues à l’ouest de Nicée, sur l’espace compris aujourd’hui entre le village turc de Basar-Koui et le lac Ascanius ; cet espace d’une lieue d’étendue est maintenant couvert de vignes, d’oliviers et de grenadiers. Le sultan de Nicée, après cette victoire, marche vers le camp des croisés, où il n’était resté que des moines, des femmes, des enfants et des malades ; le vainqueur épargna seulement les jeunes garçons et les jeunes filles, qui furent emmenés en esclavage. A l’exception de trois mille fugitifs délivrés par les Grecs, toute l’armée chrétienne disparut en un jour, et ne présenta plus que des monceaux d’ossements entassés dans le vallon de Civitot et sur la route de Nicée : déplorable monument qui devait montrer aux autres croisés le chemin de la terre sainte !

Tel fut le sort de cette multitude de pèlerins qui menaçaient l’Asie et ne purent voir les lieux qu’ils allaient conquérir. Par leurs excès, ils avaient prévenu toute la Grèce contre l’entreprise des croisades, et, par leur manière de combattre, ils avaient appris aux Turcs à mépriser les armes des chrétiens de l’Occident.

Pierre, qui était revenu à Constantinople avant la bataille et qui depuis longtemps avait perdu son autorité parmi les croisés, déclama contre leur indocilité et leur orgueil, et ne vit plus en eux que des brigands que Dieu avait jugés indignes de contempler et d’adorer le tombeau de son Fils. Dès lors tout le monde put voir que l’apôtre passionné de la guerre sainte n’avait rien de ce qu’il fallait pour en être le chef. Le sang-froid, la prudence, la fermeté, pouvaient seuls conduire une multitude que tant de passions faisaient agir et qui n’avait d abord obéi qu’à l’enthousiasme. Le cénobite Pierre, après avoir préparé les grands événements de la croisade par son éloquence, perdu dans la foule des pèlerins, ne joua plus qu’un rôle ordinaire, et, dans la suite, fut à peine aperçu au milieu d’une guerre qui était son ouvrage.

L’Europe apprit sans doute avec effroi la fin malheureuse de trois cent mille croisés qu’elle avait vus partir ; mais ceux qui devaient les suivre ne furent point découragés, et résolurent de profiter des leçons que les désastres de leurs compagnons leur avaient données. L’Occident vit bientôt sur pied des armées plus régulières et plus formidables que celles qui venaient d’être dispersées et détruites sur les bords du Danube et dans les plaines de la Bithynie.

En racontant la marche et les exploits de ces nouvelles armées, nous allons retracer de plus nobles tableaux. C’est ici que va se montrer dans tout son éclat l’esprit héroïque de la chevalerie, et que commence l’époque brillante de la guerre sainte.

Les chefs des armées chrétiennes qui allaient quitter l’Occident étaient déjà célèbres par leur valeur et par leurs exploits. A leur tête, l’histoire, comme la poésie, doit placer Godefroy de Bouillon, duc de la Basse-Lorraine. Il était de l’illustre race des comtes de Boulogne, et descendait, par les femmes, de Charlemagne. Dès sa plus tendre jeunesse, il s’était distingué dans la guerre déclarée entre le Saint-Siège et l’empereur d’Allemagne. Il tua sur le champ de bataille Rodolphe de Rhinfeld, duc de Souabe, à qui Grégoire avait envoyé la couronne impériale. Lorsque la guerre s’alluma en Italie pour la cause de l’antipape Anaclet, Godefroy entra le premier dans la ville de Rome, assiégée et prise par les troupes de Henri. Il se repentit dans la suite d’avoir embrassé un parti que la victoire même ne put faire triompher et que la plupart des chrétiens regardaient comme sacrilège. Pour expier des exploits inutiles et condamnés par l’esprit de son siècle, il fit vœu d’aller à Jérusalem, non point comme un simple pèlerin, mais comme un libérateur.

L’histoire contemporaine, qui nous a transmis son portrait, nous apprend qu’il joignait la bravoure et les vertus d’un héros à la simplicité d’un cénobite. Son adresse dans les combats, une force de corps extraordinaire, le faisaient admirer au milieu des camps. La prudence et la modération tempéraient sa valeur, et jamais sur le champ de bataille il ne compromit ou ne déshonora sa victoire par un carnage inutile ou par une ardeur téméraire. Animé d’une dévotion sincère et ne voyant la gloire que dans le triomphe de la justice, il se montrait toujours prêt à se dévouer pour la cause du malheur et de l’innocence. Les princes et les chevaliers le regardaient comme leur modèle, les soldats comme leur père, les peuples comme leur appui. S’il ne fut point le chef delà croisade, comme font prétendu quelques historiens, il obtint du moins l’empire que donnent le mérite et la vertu. Au milieu de leurs divisions et de leurs querelles, les princes et les barons implorèrent souvent la sagesse de Godefroy ; et, dans les dangers de la guerre, toujours dociles à sa voix, ils obéissaient à ses conseils comme à des ordres suprêmes.

Au signal du duc de Lorraine, la noblesse de France et des bords du Rhin prodigua ses trésors pour les préparatifs de la croisade. Toutes les choses qui servent à la guerre prirent une valeur si excessive, que le prix d’un fonds de terre suffisait à peine pour acheter l’équipement d’un cavalier. Les femmes se dépouillaient de leurs ornements les plus précieux pour fournir au voyage de leurs fils ou de leurs époux. Ceux même, disent les historiens, qui en d’autres temps auraient souffert mille morts plutôt que de renoncer à leurs domaines, les cédaient pour une somme modique, ou les échangeaient contre des armes. L’or et le fer paraissaient être les seules choses désirables.

Alors on vit reparaître les richesses enfouies par la crainte ou par l’avarice. Des lingots d’or, des pièces de monnaie, dit l’abbé Guibert, se voyaient en monceaux dans la tente des principaux croisés, comme les fruits les plus communs dans les chaumières des villageois.

Plusieurs barons n’avaient à vendre ni terres ni châteaux : ils imploraient la charité des fidèles qui ne prenaient point la croix et qui croyaient participer aux mérites de la guerre sainte en fournissant à l’entretien des croisés. Quelques-uns ruinèrent leurs vassaux ; d’autres, comme Guillaume, vicomte de Melun, pillèrent les bourgs et les villages pour se mettre en état d’aller combattre les infidèles. Godefroy de Bouillon, conduit par une piété plus éclairée, se contenta d’aliéner ses domaines. On lit dans Robert Gaguin qu’il permit aux habitants de Metz de racheter leur ville, dont il était le suzerain. Il vendit la principauté de Stenay à l’évêque de Liège, pour la somme modique de quatre mille marcs d’argent et une livre d’or : ce qui a fait dire à un historien des croisades que les princes séculiers se ruinaient pour la cause de Jésus-Christ, tandis que les princes de l’Église profitaient de la ferveur des chrétiens pour s’enrichir.

Le duc de Bouillon avait rassemblé sous ses drapeaux quatre-vingt mille fantassins et dix mille cavaliers. Il se mit en marche huit mois après le concile de Clermont, accompagné d’un grand nombre de seigneurs allemands ou français. Il emmenait avec lui son frère Eustache de Boulogne, son autre frère Baudouin et son cousin Baudouin du Bourg. Ces deux derniers, qui devaient être un jour, comme Godefroy de Bouillon, rois de Jérusalem, tenaient alors le rang de simples chevaliers dans l’armée chrétienne. Ils étaient moins animés par une sincère piété que par l’espoir de faire une grande fortune en Asie, et quittaient sans regret les terres qu’ils possédaient en Europe. On remarquait encore à la suite du duc de Lorraine, Baudouin, comte de Hainaut ; Garnier, comte de Grai ; Conon de Montaigu, Dudon de Contz, si fameux dans la Jérusalem délivrée ; les deux frères Henri et Godefroy de Hache, Gérard de Cherisi, Renaud et Pierre de Toul, Hugues de Saint-Paul et son fils Engelran. Ces chefs conduisaient avec eux une foule d’autres chevaliers moins connus, mais tous impatients d’accroître leur fortune et d’illustrer leurs noms dans la guerre déclarée aux peuples de l’Orient.

L’armée que commandait le duc de Lorraine, composée de soldats formés à la discipline, éprouvés dans les combats, offrit à l’Allemagne un autre spectacle que la troupe de Pierre l’Ermite, et rétablit l’honneur des croisés dans tous les pays qu’elle traversa. Elle trouva des secours et des alliés partout où les premiers champions de la croix n’avaient trouvé que des obstacles et des ennemis. Godefroy déplora le sort de ceux qui l’avaient précédé, sans chercher à venger leur cause. Arrivé à Tollenbourg (aujourd’hui Bruck an der Leythd), le duc de Lorraine écrivit au roi Coloman pour lui demander le libre passage dans ses États, et reçut du prince hongrois des réponses pleines d’amitié. Godefroy et Coloman eurent une entrevue à Cyperon (Œdenburg). Les Hongrois et les Bulgares oublièrent à leur tour les brigandages commis par les soldats de Pierre, de Gotschalk et d’Émicon ; ils admirèrent la modération de Godefroy, et firent des vœux pour le succès de ses armes.

Tandis que le duc de Lorraine s’avançait vers Constantinople, la France levait d’autres armées pour la guerre sainte. Peu de mois après le concile de Clermont, les grands du royaume se réunirent pour délibérer sur les affaires de la croisade. Dans cette assemblée, tenue en présence de Philippe I, que le pape venait d’excommunier, personne ne s’opposa à la guerre prêchée sous les auspices du Saint-Siège, personne ne s’occupa de modérer ou de diriger les passions religieuses et guerrières qui agitaient la France et l’Europe.

Vers le milieu du dixième siècle, le chef de la troisième dynastie avait consacré l’usurpation des seigneurs, et, pour obtenir le titre de roi, il avait presque abandonné ce qui restait des droits de la couronne. Philippe I, petit-fils de Hugues-Capet, voyait à peine ses domaines s’étendre au-delà de Paris et d’Orléans ; le reste de la France était gouverné par de grands vassaux, dont plusieurs surpassaient le monarque en puissance. La royauté, seul espoir des peuples contre le pouvoir des grands et du clergé, était si faible, qu’on s’étonne aujourd’hui qu’elle n’ait pas succombé au milieu des difficultés et des ennemis qui l’environnaient de toutes parts. Comme le monarque se trouvait en butte aux censures de l’Église, il était facile de porter les sujets à la désobéissance et de légitimer en quelque sorte la révolte en la colorant d’un prétexte sacré.

La croisade entraînait loin de l’Europe tous ceux qui auraient pu profiter de la circonstance malheureuse où se trouvait le royaume ; elle sauvait la patrie d’une guerre civile, et prévenait les sanglantes discordes qu’on avait vues éclater en Allemagne sous le règne de Henri et le pontificat de Grégoire.

Telles étaient les considérations qui auraient pu se présenter à l’esprit des hommes les plus éclairés. Mais il serait difficile de croire que les conseillers du roi de France aperçussent alors dans toute leur étendue ces résultats salutaires de la croisade qu’on a reconnus longtemps après et qui n’ont été véritablement appréciés que dans le siècle où nous vivons. D’un autre côté, on ne songea point aux désordres, aux malheurs inséparables d’une guerre à laquelle les passions les plus puissantes devaient concourir. On ne songea point que l’ambition, la licence, l’esprit d’exaltation, si redoutables pour les États, pouvaient entraîner aussi la ruine des armées levées pour la guerre sainte. Aucun de ceux qui avaient pris la croix ou qui restaient dans leurs foyers, ne fît cette réflexion et ne fut assez prévoyant pour apercevoir dans l’avenir autre chose que des combats et des victoires. Les grands vassaux se précipitaient dans une guerre lointaine, sans savoir que cette guerre devait affaiblir leur puissance et ruiner leurs familles ; les rois et les peuples étaient loin de trouver dans ces glandes expéditions l’espoir d’accroître un jour, les uns leur pouvoir, les autres leur liberté ; les partisans du Saint-Siège, comme les partisans de la royauté, ceux qu’enflammait un zèle ardent pour la cause de l’Église, comme le petit nombre de ceux qu’animait l’amour éclairé de l’humanité et de la patrie ; tout le monde, en un mot, se laissait aller aux événements sans en connaître les causes, sans en prévoir les effets. Les cabinets des princes étaient entraînés comme la multitude, et les plus sages obéissaient aveuglément à cette suprême volonté qui ordonne les choses d’ici-bas comme il lui plaît et se sert des passions des hommes comme d’un instrument pour accomplir ses desseins.

Dans un siècle superstitieux, la vue d’un prodige, d’un phénomène extraordinaire, avait plus d’influence sur les esprits que les oracles de la sagesse et de la raison. Les historiens nous apprennent que dans le temps où les barons étaient assemblés, la lune, au milieu d’une éclipse, se montra couverte d’un voile ensanglanté ; ce spectacle sinistre se prolongea jusqu’à la fin de la nuit. Au lever du jour, la lune, que d’énormes taches de sang semblaient encore dérober aux regards, parut tout à coup environnée d’un éclat inconnu. Quelques semaines après, dit l’abbé Guibert, on vit l’horizon tout en feu du côté de l’aquilon, et les peuples, saisis d’effroi, sortirent des maisons et des villes, croyant que l’ennemi s’avançait le fer et la flamme à la main. Ces phénomènes et plusieurs autres furent regardés comme des signes de la volonté du ciel, comme des présages de la guerre terrible qu’on allait faire en son nom : ils redoublèrent partout l’enthousiasme pour la croisade. Ceux qui étaient restés indifférents jusqu’alors partagèrent le sentiment général. La plupart des Français appelés au métier des armes, et qui n’avaient point encore fait le serment de combattre les infidèles, s’empressèrent de prendre la croix.

Ceux du Vermandois marchèrent avec les sujets de Philippe sous les drapeaux de leur comte Hugues. Parmi les seigneurs et les hauts barons qui avaient pris la croix, plusieurs avaient plus de renommée comme chefs militaires ; mais sa qualité de frère du roi de France avait déjà porté son nom chez les Grecs et dans les cités d’Orient. Le comte de Vermandois se faisait remarquer par sa magnificence et par l’ostentation de ses manières. D’un caractère indolent et léger, il fit souvent admirer son courage sur les champs de bataille, mais il manqua de persévérance dans les revers ; il prit deux fois la route des pèlerins à la tête de ses chevaliers, et mourut sans avoir vu Jérusalem. Quoique la fortune l’eût assez mal partagé, aucun des héros de la croisade ne montra des intentions plus nobles et plus désintéressées. S’il n’avait pas mérité par ses exploits le surnom de Grande que l’histoire lui a donné, il aurait pu l’obtenir pour n’avoir écouté que son zèle et n’avoir cherché que la gloire dans une guerre qui offrait des royaumes à l’ambition des princes et des simples chevaliers.

Robert, surnommé Courte-Heuze, duc de Normandie, qui conduisait ses vassaux à la guerre sainte, était le fils aîné de Guillaume le Conquérant. Il unissait à de nobles qualités les défauts les plus répréhensibles dans un prince. Il ne put dans sa jeunesse supporter l’autorité paternelle ; mais, plus entraîné par l’amour de l’indépendance que par une véritable ambition, après avoir fait la guerre à son père pour régner en Normandie, il négligea l’occasion de monter sur le trône d’Angleterre à la mort de Guillaume. Ni la paix ni les lois ne fleurirent sous son règne, car l’indolence.et la faiblesse du prince enfantent toujours l’insubordination et la licence. Ses profusions ruinèrent ses peuples et le réduisirent lui-même à une profonde misère. Orderic Vital rapporte que le duc Robert se trouvait réduit à une telle détresse, que plusieurs fois il manqua de pain au milieu des richesses d’un grand-duché. « Faute d’habits, ajoute l’historien normand, il restait au lit jusquà sexte, et ne pouvait assister à l’office divin, parce qu’il était nu ; car les courtisans et les bouffons, qui connaissaient sa facilité, lui enlevaient impunément son haut-de-chausse, ses souliers et ses autres vêtements. »

Ce ne fut pas l’ambition de conquérir des royaumes en Asie, mais son humeur inconstante et chevaleresque, qui lui fit prendre la croix et les armes. Les Normands, peuple remuant et belliqueux, s’étaient fait remarquer entre toutes les nations de l’Europe par la dévotion des pèlerinages ; ils accoururent en foule sous les drapeaux de la croisade. Comme le duc Robert manquait de l’argent nécessaire pour entretenir une armée, il engagea la Normandie entre les mains de son frère Guillaume le Roux. Guillaume, que son siècle accusa d’impiété et qui se moquait de la chevalerie errante des croisés, saisit avec joie l’occasion de gouverner une province qu’il espérait un jour réunir à son royaume. Il leva des impôts sur le clergé, qu’il n’aimait point, et fit fondre l’argenterie des églises pour payer la somme de dix mille marcs d’argent à Robert, qui partit pour la terre sainte, suivi de presque toute la noblesse de son duché.

Un autre Robert, comte de Flandre, se mit à la tête des Frisons et des Flamands. Il était fils de Robert, surnommé le Frison, qui avait usurpé la principauté de Flandre sur ses propres neveux, et qui, pour expier ses victoires, avait fait, quelque temps avant la croisade, un pèlerinage à Jérusalem. Lejeune Robert trouva aisément des soldats pour son entreprise, dans un pays où tout le monde avait pris les armes pendant les guerres civiles, où le peuple était animé par les récits d’un grand nombre de pèlerins revenus de la terre sainte. Il acheva de ruiner son père pour une expédition qui devait lui donner la réputation d’un intrépide chevalier et le faire surnommer la Lance et V Épée des chrétiens. Cinq cents cavaliers envoyés par Robert le Frison à l’empereur Alexis l’avaient déjà précédé à Constantinople.

Étienne, comte de Blois et de Chartres, avait aussi pris la croix : il passait pour le plus riche seigneur de son temps. Pour donner une idée de ses domaines, on disait que le nombre de ses châteaux égalait celui des jours de l’année. Hildebert, évêque du Mans, le comparait à César pour la guerre, à Virgile pour la poésie. L’histoire parle peu des exploits du comte Étienne. Il ne nous reste de lui que deux lettres écrites à sa femme, Adèle, pendant la sainte expédition. On sait que son esprit fut heureusement cultivé et qu’il entretint un commerce avec les Muses, ce qui était bien plus rare alors que les prodiges de la valeur. Au commencement de la croisade, il fut l’âme des conseils par ses lumières et son savoir ; plus tard, ses compagnons d’armes l’accusèrent de les avoir abandonnés dans le péril, et la mort qu’il trouva en combattant les infidèles put à peine expier cet abandon aux yeux de ses contemporains. Ces quatre chefs étaient accompagnés d’une foule de chevaliers et de seigneurs, parmi lesquels l’histoire nomme Robert de Paris, Évrard de Puisaye, Achard de Montmerle, Isouard de Muson, Étienne, comte d’Albermale ; Gauthier de Saint-Valéry, Roger deBarneville, Fergant et Conan, deux illustres Prêtons ; Gui de Trusselle, Miles de Braïes, Raoul de Beaugency, Rotrou, fils du comte de Perche ; Odon, évêque de Rayeux, oncle du duc de Normandie ; Raoul de Gader, Yves et Albéric, fils de Hugues de Grandménil. La plupart des comtes et des barons emmenaient avec eux leurs femmes et leurs enfants, et tous leurs équipages de guerre. Ils traversèrent les Alpes et dirigèrent leur marche vers les côtes d’Italie, avec le dessein de s’embarquer pour la Grèce. Ils trouvèrent dans le voisinage de Lucques le pape Urbain, qui leur donna sa bénédiction, loua leur zèle, et fit des prières pour le succès de leur entreprise. Le comte de Vermandois, après avoir reçu l’étendard de l’Église des mains du souverain Pontife, se rendit à Rome avec les autres princes pour visiter les tombeaux de saint Pierre et de saint Paul. La capitale du monde chrétien était alors le théâtre d’une guerre civile. Les soldats d’Urbain et ceux de l’antipape Guibert se disputaient, les armes à la main, l’Église de Saint-Pierre, et tour à tour enlevaient les offrandes des fidèles. Quoi qu’en aient dit quelques historiens modernes, les croisés ne se déclarèrent pour aucun parti au milieu des troubles qui divisaient la ville de Rome ; et, ce qui doit étonner, Urbain n’appela à la défense de sa propre cause aucun des guerriers auxquels il venait lui-même de faire prendre les armes. Au reste, le spectacle que présentait la ville de saint Pierre dut être un grand sujet de scandale pour la plupart des croisés français. « Qu'y a-t-il d’étonnant, s’écrie Foucher de Chartres, que le monde soit sans cesse agité, lorsque l’Église romaine, dans laquelle résident toute correction et toute surveillance, est elle-même tourmentée par les guerres civiles ? » Quelques-uns, satisfaits d’avoir salué le tombeau des apôtres et revenus peut-être de leur saint enthousiasme à la vue des violences qui profanaient le sanctuaire, abandonnèrent les drapeaux de la croisade et revinrent dans leur patrie. Les autres poursuivirent leur marche vers la Pouille ; mais lorsqu’ils arrivèrent à Bari, l’hiver commençait à rendre la navigation dangereuse : ils furent forcés d’attendre pendant plusieurs mois le moment favorable pour s’embarquer.

Cependant le passage des croisés français avait éveillé le zèle des peuples d’Italie. Bohémond, prince de Tarente, résolut le premier de s’associer à leur fortune et de partager la gloire de la sainte expédition. Il était de la famille de ces chevaliers normands qui avaient conquis la Pouille et la Calabre. Cinquante ans avant la croisade, son père Robert Guiscard (le Rusé) avait quitté le château d’Hauteville en Normandie avec trente fantassins et cinq cavaliers. Secondé par quelques-uns de ses parents et de ses compatriotes, que l’espoir de s’enrichir avait attirés comme lui en Italie, il combattit avec avantage les Grecs, les Lombards et les Sarrasins, maîtres de la Sicile et du pays de Naples. Il devint bientôt assez puissant pour être tour à tour l’ennemi et le protecteur des papes. Il battit les armées des empereurs d’Orient et d’Occident, et, lorsqu’il mourut, il s’occupait de la conquête de la Grèce.

Bohémond n’avait ni moins de courage ni moins de génie que son père, Robert Guiscard. Les auteurs contemporains, qui ne manquent jamais de parler des qualités physiques des héros, nous apprennent que sa taille était si avantageuse qu’il surpassait d’une coudée les hommes d’une stature ordinaire ; ses yeux étaient bleus et annonçaient une âme fière et ardente. Sa présence, dit Anne Comnène, frappait autant les regards que sa réputation étonnait l’esprit. Lorsqu’il parlait, on eût dit qu’il avait étudié l’éloquence ; lorsqu’il se montrait sous les armes, on eût pu croire qu’il n’avait jamais fait que manier la lance et l’épée. Élevé à l’école des héros normands, il cachait les froides combinaisons de la politique sous les dehors de la violence, et, quoiqu’il fût d’un caractère fier et hautain, il savait dissimuler une injure quand la vengeance ne lui était pas profitable. Son père lui avait appris à regarder comme ses ennemis tous ceux dont il enviait les États ou les richesses : ni la crainte de Dieu, ni l’opinion des hommes, ni la sainteté des serments, ne pouvaient l’arrêter dans la poursuite de ses desseins. Il avait suivi Robert dans la guerre contre l’empereur Alexis, et s’était distingué dans les combats de Durazzo et de Larisse ; mais, déshérité par un testament, il ne lui restait plus, à la mort de son père, que le souvenir de ses exploits et l’exemple de sa famille. Il avait déclaré la guerre à son frère Roger, et venait de se faire céder la principauté de Tarente, lorsqu’on parla en Europe de l’expédition d’Orient. La délivrance du tombeau de Jésus-Christ n’était point ce qui enflammait son zèle, ni ce qui le décida à prendre la croix. Comme il avait voué une haine éternelle aux empereurs grecs, il souriait à l’idée de traverser leur empire à la tête d’une armée ; et plein de confiance dans sa fortune, il espérait se faire un royaume avant d’arriver à Jérusalem.

La petite principauté de Tarente ne pouvait lui fournir une armée ; mais, au nom de la religion, un chef avait alors le pouvoir de lever des troupes dans tous les États. L’enthousiasme pour la croisade vint bientôt seconder ses projets, et fit ranger un grand nombre de guerriers sous ses drapeaux.

Bohémond avait accompagné son frère et son oncle Roger au siège d’Amalfi, ville florissante qui rejetait avec mépris la protection des nouveaux maîtres de la Pouille et de la Sicile. Personne ne savait mieux parler à propos le langage de l’enthousiasme et couvrir son ambition des couleurs du fanatisme religieux ; il prêcha lui-même la croisade dans l’armée des assiégeants. Il parcourut les rangs, en nommant les princes et les grands capitaines qui avaient pris la croix. Il parlait aux guerriers les plus pieux de la religion à défendre ; il faisait valoir auprès des autres la gloire et la fortune qui allaient couronner leurs exploits. L’armée fut entraînée par ses discours ; tout le camp retentit bientôt des mots : Dieu le veut ! Dieu le veut ! Bohémond s’applaudit en secret du succès de son éloquence, et déchire sa cotte d’armes pour en faire des croix qu’il distribue aux officiers et aux soldats. Il ne manquait plus qu’un chef pour la sainte expédition : les nouveaux croisés viennent solliciter le prince de Tarente de se mettre à leur tête. Bohémond paraît d’abord hésiter ; il refuse ce qu’il désire avec ardeur ; les soldats assemblés autour de lui redoublent leurs sollicitations. Enfin il a l’air d’obéir et de se rendre à leur impatience. Alors l’empressement, l’enthousiasme devient plus vif et plus général ; dans un moment toute l’armée a juré de le suivre dans la Palestine. Roger est obligé de lever le siège d’Amalfi, et l’heureux Bohémond ne s’occupe plus que des préparatifs de son voyage.

Il s’embarqua, peu de temps après, pour les côtes de la Grèce, avec dix mille chevaux et vingt mille fantassins. Tout ce que la Calabre, la Pouille et la Sicile avaient d’illustres chevaliers, suivit le prince de Tarente. Avec lui marchaient Richard, prince de Salerne, et Ranulfe, son frère ; Herman de Cani, Robert de Hanse, Robert de Sourdeval, Robert, fils de Tristan ; Boile de Chartres, Homfroy de Montaigu. Tous ces guerriers étaient déjà célèbres par leurs exploits ; mais aucun d’eux ne méritait plus de fixer les regards de la postérité que le brave Tancrède. Quoiqu’il appartînt à une famille où l’ambition était héréditaire, il n’eut d’autre passion que celle de combattre les infidèles. La piété, la gloire, et peut-être son amitié pour Bohémond, pouvaient seules le conduire en Asie. Sa fierté pleine de rudesse ne s’abaissa jamais devant les grandeurs de la terre, et résista quelquefois même à ses compagnons d’armes. Raoul de Caen, son panégyriste et son ami, ne parle point dans son histoire des amours de Clorinde ni des chagrins d'Herminie. Ces choses n’allaient guère d’ailleurs avec les mœurs de la croisade ni avec celles de l’Orient : le siècle de Tancrède ne connut point ces habitudes belliqueuses et galantes, ces aventures et ces scènes romanesques qu’on a depuis admirées dans le Tasse. Le cousin de Bohémond n’en fut pas moins l’exemple des nobles sentiments de la chevalerie et le modèle des vertus guerrières de son temps.

Les croisés des provinces méridionales de la France s’étaient mis en marche, sous les ordres d’Adhémar de Monteil et de Raymond, comte de Saint-Gilles et de Toulouse. L’évêque Adhémar était comme le chef spirituel de la croisade : son titre de légat apostolique et ses qualités personnelles lui méritèrent dans la guerre sainte la confiance et le respect des pèlerins. Ses exhortations et ses conseils contribuèrent beaucoup à maintenir l’ordre et la discipline. Il consolait les croisés dans leurs revers, les encourageait dans les dangers. Revêtu à la fois des marques d’un pontife et de l’armure des chevaliers, il offrait sous la tente le modèle des vertus chrétiennes, et dans les combats il donna souvent l’exemple de la bravoure.

Raymond, compagnon d’Adhémar, avait eu la gloire de combattre en Espagne à côté du Cid, et de vaincre plusieurs fois les Maures sous Alphonse le Grand, qui lui donna sa fille El vire en mariage. Ses vastes possessions sur les bords du Rhône et de la Dordogne, et surtout ses exploits contre les Sarrasins, le faisaient remarquer parmi les principaux chefs de la croisade. L’àge n’avait point éteint dans le comte de Toulouse l’ardeur et les passions de la jeunesse : bouillant et impétueux, d’un caractère altier et inflexible, il mettait moins son ambition à conquérir des royaumes qu’à faire plier toutes les volontés sous la sienne. Les Grecs et les Sarrasins ont loué sa valeur. Ses sujets et ses compagnons d’armes le haïssaient pour son opiniâtreté et sa violence. Malheureux prince, il fit d’éternels adieux à sa patrie, qui devait être un jour le théâtre d’une croisade prêchée contre sa propre famille ! Toute la noblesse de la Gascogne, du Languedoc, de la Provence, du Limousin et de l’Auvergne, accompagnait Raymond et Adhémar, dans lesquels le pape Urbain avait vu l’image vivante de Moïse et d’Aaron. Les historiens contemporains nomment parmi les chevaliers et les seigneurs qui avaient pris la croix, Héracle, comte de Polignac ; Pons de Balazun, Guillaume de Sabran, Éléazar de Montredon, Pierre Bernard de Montagnac, Éléazar de Castries, Raymond de Lisle, Pierre Raymond d’Hautpoul, Gouffiers de Lastours, Guillaume V, seigneur de Montpellier ; Roger, comte de Foix ; Raymond Pelet, seigneur d’Alais ; Isard, comte de Die ; Raimbaud, comte d’Orange ; Guillaume, comte de Forez ; Guillaume, comte de Clermont ; Gérard, fils de Guillabert, comte de Roussillon ; Gaston, vicomte de Béarn ; Guillaume Amanjeu d'Albret ; Raymond, vicomte de Turenne ; Raymond, vicomte de Castillon ; Guillaume d’Urgel, comte de Forcalquier. A l’exemple d’Adhémar, les évêques d’Apt, de Lodève, d’Orange, l’archevêque de Tolède, avaient pris la croix et conduisaient une partie de leurs vassaux à la guerre sainte.

Raymond, comte de Toulouse, suivi de son fils et de sa femme Elvire, se mit à la tête d’une armée de cent mille croisés, s’avança jusqu’à Lyon, où il passa le Rhône, traversa les Alpes, la Lombardie, le Frioul, et dirigea sa marche vers le territoire de l’empire grec, à travers les montagnes et les peuples de l'Esclavonie. Il est probable que nos chroniqueurs ont vaguement désigné sous le nom d’Esclavonie les pays habités par des populations slaves. Raymond d’Agiles, l’historien particulier de la marche du comte de Toulouse, nous raconte que, pendant trois semaines, les chrétiens ne trouvèrent que des solitudes montagneuses, sans animaux, sans oiseaux. Puis il fallut se défendre contre des agressions continuelles. Le comte Raymond s’empara de Scodra, située entre deux rivières, la Clausula et la Barbana. Les Petscheneyes, nommés Pincenates par nos chroniqueurs et qui appartiennent à la grande famille slave, surprirent l’évêque Adhémar de Monteil, et lui firent courir de grands périls. Raymond d’Agiles, dans sa naïveté pieuse, pense que le passage de l’armée de la croix à travers l'Esclavonie fut l’œuvre d’une permission divine, afin que les sauvages habitants de ces pays, témoins des vertus et de la patience des chrétiens, ou se dépouillassent de leur férocité, ou devinssent inexcusables au jour du jugement. Aujourd’hui l’Esclavonie, appelée en hongrois Toth-Orszay, forme un petit royaume composé des trois comtés de Poséga, de Verts et de Syrmie, et de trois districts régimentaires ; il fait partie des Etats de la couronne de Hongrie, dans lesquels il se trouve enclavé. La Save, la Drave et le Danube lui servent de limites.

Alexis, qui avait appelé les Latins à sa défense, fut effrayé du nombre de ses libérateurs. Les chefs de la croisade n’étaient que des princes du second ordre, mais ils entraînaient avec eux toutes les forces de l’Occident. Anne Comnène compare la multitude des croisés aux sables de la mer, aux étoiles du firmament, et leurs bandes innombrables à des torrents qui se réunissent pour former un grand fleuve. Alexis avait appris à redouter Bohémond dans les plaines de Durazzo et de Larisse. Quoiqu’il connût moins le courage et l’habileté des autres princes latins, il se repentait de leur avoir révélé le secret de sa faiblesse en implorant leur secours. Ses alarmes, augmentées encore par les prédictions des astrologues et par les opinions répandues parmi le peuple, devenaient plus vives à mesure que les croisés s’avançaient vers sa capitale.

Assis sur un trône d’où il avait précipité, son maître et son bienfaiteur, il ne pouvait croire à la vertu, et savait mieux qu’un autre ce que peut conseiller l’ambition. Il avait déployé quelque courage pour obtenir la pourpre, et ne gouvernait que par la dissimulation, politique ordinaire des Grecs et des États faibles. Sa fille Anne Comnène en a fait un prince accompli ; les Latins font représenté comme un prince perfide et cruel. L’histoire impartiale, qui rejette l’exagération des éloges et de la satire, ne voit dans Alexis qu’un monarque faible, d’un esprit superstitieux, plus entraîné par l’amour d’une vaine représentation que par l’amour de la gloire. Il aurait pu se mettre à la tête de la croisade et reconquérir l’Asie Mineure, en marchant avec les Latins à Jérusalem. Cette grande entreprise alarma sa faiblesse. Sa timide prudence crut qu’il suffisait de tromper les croisés pour n’en avoir rien à craindre, et d’en recevoir un vain hommage pour profiter de leurs victoires. Tout lui parut bon et juste pour sortir d’une position dont sa politique augmentait les dangers et que l’incertitude de ses projets rendait chaque jour plus embarrassante. Plus il s’efforçait d’inspirer la confiance, plus il faisait soupçonner sa bonne foi. En cherchant à inspirer la crainte, il découvrait toutes les alarmes qu’il avait lui-même. Sitôt qu’il fut averti de la marche des princes croisés, il leur envoya des ambassadeurs chargés de les complimenter et de pénétrer leurs desseins. En même temps, il fit partout distribuer des troupes pour les attaquer pendant leur passage.

Le comte de Vermandois, jeté par la tempête sur les côtes de l’Épire, reçut les plus grands honneurs du gouverneur de Durazzo, et fut mené prisonnier à Constantinople, par les ordres d’Alexis, avec le vicomte de Melun, Clérembault de Vendeuil et les principaux seigneurs de sa suite. L’empereur grec espérait que le frère du roi de France deviendrait entre ses mains un otage qui pourrait le mettre à l’abri des entreprises des Latins, mais cette politique perfide dont il attendait son salut, ne fit qu’éveiller la défiance et provoquer la haine des chefs de la croisade. Godefroy de Bouillon était arrivé à Philippopolis lorsqu’il apprit la captivité du comte de Vermandois ; il envoya demander à l’empereur la réparation de cet outrage ; et, comme les députés rapportèrent une réponse peu favorable, il ne put retenir son indignation et la fureur de son armée. Les terres qu’il traversait furent traitées comme un pays ennemi, et, pendant huit jours, les fertiles campagnes de la Thrace devinrent le théâtre de la guerre. La foule des Grecs qui fuyaient vers la capitale apprit bientôt à l’empereur la terrible vengeance des Latins. Alexis, effrayé de sa politique, implora la clémence de son prisonnier, et promit de lui rendre la liberté lorsque les Français seraient arrivés aux portes de Constantinople. Cette promesse apaisa Godefroy, qui fit cesser la guerre et poursuivit sa marche, traitant partout les Grecs comme des amis et des alliés.

Pendant ce temps, Alexis redoublait d’efforts pour obtenir du comte de Vermandois le serment d’obéissance et de fidélité ; il espérait encore que la soumission du prince français entraînerait celle des autres princes croisés, et qu’il aurait moins à redouter leur ambition s’il pouvait les compter au nombre de ses vassaux. Le frère du roi de France, qui, en arrivant sur le territoire de l’empire, avait écrit des lettres pleines de hauteur et d’ostentation, ne put résister aux caresses et aux présents de l’empereur, et fit tous les serments qu’on exigeait de lui. A l’arrivée de Godefroy, il parut dans le camp des croisés, qui se réjouirent de sa délivrance, mais qui ne purent lui pardonner de s’être soumis à un monarque étranger. Des cris d’indignation s’élevèrent contre lui lorsqu’il voulut presser Godefroy de suivre son exemple. Plus il avait montré de douceur et de soumission dans sa captivité, plus ses compagnons, qui avaient tiré l’épée pour venger ses outrages, montrèrent d’opposition et de résistance aux volontés de l’empereur.

Alexis leur refusa des vivres, et crut pouvoir les réduire par la famine ; mais les Latins étaient accoutumés à tout obtenir par la violence et la victoire. Au signal de leurs chefs, ils se répandirent dans les campagnes, pillèrent les villages et les palais voisins de la capitale, et l’abondance revint dans leur camp avec la guerre. Ce désordre dura plusieurs jours ; mais, comme on approchait des fêtes de Noël, l’époque de la naissance de Jésus-Christ inspira des sentiments généreux aux soldats chrétiens et au pieux Godefroy. On profita de ces heureuses dispositions pour faire la paix. L’empereur accorda des vivres et les croisés cessèrent leurs hostilités.

Cependant l’harmonie ne pouvait subsister longtemps entre les Grecs et les Latins. Les Francs se vantaient d’être venus au secours de l’empire. Dans toutes les circonstances, ils parlaient en vainqueurs et agissaient en maîtres. Les Grecs méprisaient le rude courage des Latins, mettaient toute leur gloire dans la politesse de leurs manières, et croyaient faire outrage à la langue de la Grèce en prononçant les noms des héros de l’Occident. La rupture qui s’était déclarée depuis longtemps entre le clergé de Rome et celui de Constantinople ajoutait encore à l’antipathie qu’avait fait naître la différence des mœurs et des usages. De part et d’autre on se lançait des anathèmes, et les théologiens de la Grèce et de l’Italie se détestaient plus entre eux qu’ils ne détestaient les Sarrasins. Les Grecs, qui ne s’occupaient que de vaines subtilités, n’avaient jamais voulu mettre au nombre des martyrs ceux qui mouraient en combattant les infidèles. Ils abhorraient l’humeur martiale du clergé latin, se vantaient d’avoir dans leur capitale toutes les reliques de l’Orient, et ne pouvaient comprendre ce qu’on allait chercher à Jérusalem. De leur côté, les Francs ne pardonnaient point aux sujets d’Alexis de ne pas partager leur enthousiasme pour la croisade, et leur reprochaient une coupable indifférence pour la cause de Dieu. Tous ces motifs de haine et de discorde provoquèrent souvent des débats et des querelles, où les Grecs montrèrent plus de perfidie que de courage, et les Latins plus de valeur que de modération.

Au milieu de ces divisions, Alexis cherchait toujours à obtenir de Godefroy le serment de fidélité et d’obéissance. Tantôt il employait des protestations d’amitié, tantôt il menaçait de déployer des forces qu’il n’avait point. Godefroy bravait ses menaces et ne pouvait croire à ses promesses. Les troupes impériales et celles des Latins furent deux fois appelées à prendre les armes, et Constantinople, mal défendue par ses soldats, craignit de voir flotter sur ses murs les étendards des croisés.

Le bruit de ces sanglants démêlés porta la joie dans l’âme de Bohémond, qui venait d’arriver à Durazzo. Il crut que le moment était venu d’attaquer l’empire grec et de partager ses dépouilles. Il envoya des députés à Godefroy pour l’inviter à s’emparer de Byzance, promettant de se joindre à lui avec toutes ses forces pour cette grande entreprise ; mais Godefroy n’oublia point qu’il avait pris les armes pour la défense du saint sépulcre : il rejeta les propositions de Bohémond, en lui rappelant le serment qu’ils avaient fait de combattre les infidèles.

Cette ambassade de Bohémond, dont l’objet ne pouvait être ignoré, redoubla les alarmes d’Alexis, et ne lui permit plus de négliger aucun moyen de fléchir Godefroy de Rouillon. Il envoya son propre fils comme otage à l’armée des croisés. Dès lors toutes les défiances furent dissipées : les princes de l’Occident jurèrent de respecter les lois de l’hospitalité, et se rendirent au palais d’Alexis. Ils trouvèrent l’empereur environné d’une cour brillante, et tout occupé de cacher sa faiblesse sous les dehors d’une vaine magnificence. Le chef des croisés, les princes et les chevaliers qui l’accompagnaient, dans un appareil où brillait le luxe martial de l'Occident, s’inclinèrent devant le trône de l’empereur, et saluèrent à genoux une majesté muette et immobile. Après cette cérémonie, où les Grecs et les Latins durent être les uns pour les autres un étrange spectacle, Alexis adopta Godefroy pour son fils, et mit l’empire sous la protection de ses armes. Les croisés s’engagèrent à remettre entre les mains de l’empereur les villes qui avaient appartenu à l’empire, et à lui rendre hommage pour les autres conquêtes qu’ils pourraient faire. Alexis, de son côté, promit de les aider par terre et par mer, de leur fournir des vivres, et de partager les périls et la gloire de leur expédition.

Alexis Comnène regarda cet hommage des princes latins comme une victoire. Les chefs des croisés retournèrent sous leurs tentes, où la reconnaissance de l’empereur les combla de présents. Tandis que Godefroy faisait publier à son de trompe dans son armée l’ordre de garder le plus profond respect pour l’empereur et pour les lois de Constantinople, Alexis ordonnait à tous ses sujets d’apporter des vivres aux Francs et de respecter les lois de l’hospitalité. L’alliance qu’on venait de conclure semblait avoir été jurée de bonne foi de part et d’autre ; mais Alexis ne pouvait détruire les préventions des Grecs contre les Latins ; d’un autre côté, il n’était pas au pouvoir du pieux Godefroy de contenir la multitude turbulente de ses soldats. D’ailleurs le souverain de Ryzançe, quoiqu’il fût rassuré sur les intentions du duc de Lorraine, redoutait encore l’arrivée de Bohémond et la réunion de plusieurs grandes armées dans le voisinage de sa capitale. Il engagea Godefroy à passer avec ses troupes sur la rive asiatique du Rosphore, et ne s’occupa plus que des moyens que lui suggérait sa politique pour abaisser la fierté ou même pour diminuer les forces des autres princes latins qui marchaient vers Constantinople.

[1097.] Le prince de Tarente s’avançait à travers la Macédoine, tour à tour écoutant les harangues des députés d’Alexis, et combattant les troupes qui s’opposaient à son passage. Plusieurs provinces et plusieurs villes avaient été ravagées par les croisés italiens et normands, lorsque leur chef reçut de l’empereur une invitation de devancer son armée et de se rendre à Constantinople. Alexis faisait à Bohémond des protestations d’amitié auxquelles celui-ci ne pouvait croire, mais dont il espérait tirer quelque avantage. Il protesta à son tour de son attachement et se rendit auprès d’Alexis. L’empereur le reçut avec une magnificence proportionnée à la crainte qu’il avait de son arrivée. Ces deux princes étaient également habiles dans l’art de séduire et de tromper. Plus ils croyaient avoir à se plaindre l’un de l’autre, plus ils se témoignèrent d’amitié. Ils se complimentèrent publiquement sur leurs victoires, et cachèrent leurs soupçons et peut-être leur mépris sous les dehors d’une admiration réciproque. Peu scrupuleux l’un et l’autre sur la foi des serments, Alexis promit de vastes domaines à Bohémond, et le héros normand jura sans peine d’être le plus fidèle des vassaux de l’empereur.

Robert, comte de Flandre ; le duc de Normandie ; Étienne, comte de Chartres et de Blois, à mesure qu’ils arrivaient à Constantinople, rendirent à leur tour hommage à l’empereur grec, et reçurent, comme les autres, le prix de leur soumission. Le comte de Toulouse, qui arriva le dernier, répondit d’abord aux envoyés d’Alexis qu’il n’était point venu en Orient pour chercher un maître ; il menaça même de détruire Constantinople. L’empereur, pour faire plier l’orgueil de Raymond et de ses Provençaux, fut obligé de s’abaisser lui-même devant eux. Il flatta tour à tour leur vanité et leur avarice, et s’occupa plus de leur montrer ses trésors que ses armées. Dans les États en décadence, il est assez ordinaire de prendre la richesse pour la puissance, et le prince croit toujours régner sur les cœurs tant qu’il lui reste de quoi les corrompre. Le cérémonial était d’ailleurs, à la cour de Constantinople, la chose la plus sérieuse et la plus importante ; mais quel que soit le prix qu’on peut mettre à de vaines formules, on s’étonne de voir des guerriers si fiers et qui allaient conquérir des empires s’agenouiller devant un prince qui tremblait de perdre le sien. Ils lui firent payer bien cher une soumission incertaine et passagère, et souvent le mépris perçait à travers les marques apparentes de leur respect.

Dans une cérémonie où Alexis recevait l’hommage de plusieurs princes français, un comte Robert de Paris alla s’asseoir à côté de l’empereur. Baudouin de Hainaut le tira alors par le bras, et lui dit : « Vous devez savoir que, lorsqu’on est dans un pays, on doit en respecter les usages. — Vraiment, répondit Robert, voilà un plaisant rustre qui est assis pendant que tant d’illustres capitaines sont debout ! » Alexis voulut se faire expliquer ces paroles ; et, lorsque les comtes furent partis, il retint Robert et lui demanda quelles étaient sa naissance et sa patrie. « Je suis Français, lui dit Robert, de la noblesse la plus illustre. Je ne sais qu’une chose, c’est que dans mon pays on voit près d’une église une place où se rendent tous ceux qui brûlent de signaler leur valeur. J’y suis allé souvent sans que personne ait osé se présenter devant moi. » L’empereur se garda bien d’accepter cette espèce de défi, et s’efforça de cacher sa surprise et son dépit en donnant d’utiles conseils au guerrier téméraire. « Si vous attendiez alors, lui dit-il, des ennemis sans en trouver, vous allez maintenant avoir de quoi vous satisfaire. Mais ne vous mettez jamais à la tête ni à la queue de l’armée ; demeurez au centre : j’ai appris comment il faut se battre contre les Turcs ; c’est la meilleure place que vous puissiez choisir. »

Cependant la politique de l’empereur ne resta pas sans effet. La fierté d’un grand nombre de comtes et de barons ne résista point à ses caresses et à ses présents. Il nous reste une lettre qu’Etienne de Blois adressait à Adèle, sa femme, et dans laquelle il se félicite de l’accueil qu’il a reçu à la cour de Byzance. Après avoir rappelé tous les honneurs dont il a été comblé, il s’écrie, en parlant d’Alexis : « En vérité, il « n’y a pas aujourd’hui un tel homme sous le ciel. » Bohémond ne dut pas être moins touché des libéralités de l’empereur. A la vue d’une salle remplie de richesses : « Il y a là, dit-il, de quoi conquérir des « royaumes. » Alexis fit aussitôt transporter ces trésors chez l’ambitieux Bohémond, qui les refusa d’abord par une espèce de pudeur et qui finit par les accepter avec joie. Il alla jusqu’à demander le titre de grand domestique ou de général de l’empire d’Orient. Alexis, qui avait eu cette dignité et qui savait qu’elle était le chemin du trône, eut le courage de la lui refuser, et se contenta de la promettre aux services futurs du prince de Tarente.

Ainsi les promesses de l’empereur retenaient un moment sous ses lois les princes latins. Par ses faveurs, par ses louanges adroitement distribuées, il avait fait naître la jalousie parmi les chefs des croisés. Raymond de Saint-Gilles s’était déclaré contre Bohémond, dont il révélait les projets à Alexis ; et, tandis que ce prince s’abaissait de la sorte devant un monarque étranger, les courtisans de Byzance répétaient avec emphase qu’il s’élevait au-dessus de tous les autres chefs de la croisade, comme le soleil s’élève au-dessus des étoiles.

Les Francs, si redoutables sur le champ de bataille, n’avaient point de force contre l’adresse et la ruse d’Alexis, et ne pouvaient conserver leurs avantages au milieu des intrigues d’une cour dissolue. Le séjour de Byzance pouvait d’ailleurs devenir dangereux pour les croisés, et le spectacle du luxe de l’Orient, qu’ils voyaient pour la première fois, était fait pour les corrompre. Les chevaliers, au rapport des historiens du temps, ne se lassaient point d’admirer les palais, les beaux édifices, les richesses de la capitale, et peut-être aussi les belles femmes grecques dont Alexis avait parlé dans ses lettres adressées aux princes de l’Occident. Tancrède seul, insensible à toutes les sollicitations, ne voulut point exposer sa vertu au milieu des séductions de Byzance. Il déplora la faiblesse de ses compagnons, et, suivi d’un petit nombre de chevaliers, se hâta de quitter Constantinople sans avoir prêté serment de fidélité à l’empereur.

Alexis n’avait pas moins à redouter l’indiscipline et l’insubordination des pèlerins, que les projets ambitieux de leurs chefs. A mesure qu’il arrivait de nouveaux croisés, on les faisait camper sur la rive occidentale du Bosphore ; leurs tentes couvraient le plateau qui s’étend depuis Péra jusqu’aux villages qu’on appelle aujourd’hui Belgrade et Pyrgos ; ils occupaient aussi les maisons et les édifices qui bordaient le détroit. Chaque chef avait son camp séparé ; celui de Godefroy occupait la vallée de Buyuk-Déré, près du village de ce nom, à quatre lieues au nord de Constantinople. En nous promenant à Buyuk-Déré, nous nous sommes plusieurs fois assis à l’ombre d’un vieux platane que les traditions populaires appellent l’arbre de Godefroy de Bouillon.

L’empereur grec répandait ses largesses sur la multitude des pèlerins comme sur les princes ; mais il n’obtenait pas le même succès. Chaque semaine, quatre hommes robustes sortaient du palais des Blaquernes, chargés de pièces d’or et de plusieurs boisseaux remplis de tartarons ; cet argent était distribué entre les soldats de Godefroy ; de semblables distributions se faisaient aussi dans le camp de plusieurs autres chefs. Chose singulière ! dit à ce sujet Albert d’Aix, tant d’argent donné de la sorte retournait sur-le-champ au trésor impérial, car, dans tout l’empire, nul autre qu’Alexis ne pouvait vendre les provisions dont les croisés avaient besoin : l’huile, le blé, le vin et les autres denrées étaient vendus à un si haut prix, que l’argent distribué aux pèlerins ne suffisait point et qu’ils se trouvaient souvent obligés d’y ajouter l’argent apporté de leur pays. Cette trompeuse générosité de l’empereur excitait de violentes plaintes ; la multitude s’en prenait à toutes les contrées voisines, et les dévastait ; elle n’épargnait pas les maisons impériales, et chaque jour la capitale, malgré ses remparts, pouvait craindre d’être aussi livrée au pillage.

Ce qu’il y avait de plus affligeant, c’est que tout le monde paraissait avoir oublié les Turcs. Les guerriers latins auraient mieux aimé faire la guerre aux Grecs, à cause du butin ; Alexis n’était occupé que de soumettre à son empire les princes de la croix, et ne songeait plus que les drapeaux musulmans flottaient sur Nicée. Cependant Godefroy et les plus sages d’entre les chefs ne perdaient pas de vue la croisade ; eux-mêmes demandèrent qu’on leur fournît des barques pour traverser le Bosphore et reprendre la route de Jérusalem. Godefroy donna l’exemple, et s’embarqua avec ses chevaliers dans le golfe de Buyuk-Déré ; les autres croisés levèrent aussi leurs tentes, et passèrent sur les côtes de l’Asie.