Ruines de Jérusalem ;
Constantin rétablit le temple ; premiers pèlerinages ; Cosroès II s’empare de
Jérusalem ; triomphes d’Héraclius ; exaltation de la sainte Croix ; saint
Antonin ; Mahomet ; conquêtes de ses successeurs ; le calife Omar ;
Aaroun-al-Raschid ; expiation de Frotmond ; Nicéphore Phocas se rend maître
d’Antioche ; conquêtes de Zimiscès ; Jérusalem retombe entre les mains des
Fatimites ; le calife Hakem ; nouvelle destruction du temple ; mort d’Hakem ;
pèlerinages de Foulque, comte d’Anjou, de Robert de Normandie, de l’évêque de
Cambrai ; malheurs des chrétiens ; Pierre l’Ermite à Jérusalem ; ses
prédications ; Urbain convoque les conciles de Plaisance et de Clermont ; la
guerre sainte est résolue ; départ des premiers croisés.
Les
prophéties étaient accomplies : il ne restait plus à Jérusalem pierre sur
pierre. Mais dans l’enceinte déserte on visitait encore un tombeau creusé
dans le roc, tombeau d’un Dieu Sauveur, resté vide par le miracle de la
résurrection ; il y avait là une montagne où le sang du Christ avait coulé,
où le mystère de la rédemption s’était consommé ; le sépulcre de Jésus et le
Calvaire devaient naturellement devenir les principaux objets de la
vénération et de l’amour des chrétiens ; la Judée était, à leurs yeux, la
terre la plus sainte de l’Univers. Aussi, dès les premiers temps de l’Église,
les fidèles y venaient adorer les traces du Sauveur. Les faux dieux s’étaient
montrés, à la suite de l’empereur Élie-Adrien, dans la cité où leur puissance
avait été vaincue : Jupiter avait pris possession du Golgotha ; Adonis et
Vénus étaient adorés à Bethléem. Mais le règne profanateur de cette
mythologie expirante devait bientôt passer : la piété de Constantin fit
disparaître ces images qui attristaient l’œil des chrétiens ; la ville sacrée
qui, tour à tour détruite et rebâtie par Élie-Adrien, avait porté le nom d'Ælia
Capitolina, reprit son premier nom de Jérusalem ; un temple enferma le
tombeau du Rédempteur et quelques-uns des principaux lieux de la Passion ;
Constantin célébra la trente-unième année de son règne par l’inauguration de
cette église, et des milliers de chrétiens se rendirent à cette solennité, où
le savant évêque Eusèbe prononça un discours rempli de la gloire de
Jésus-Christ. Sainte
Hélène, dont le nom est resté comme une des traditions chrétiennes de la
Palestine, fit le pèlerinage de Jérusalem dans un âge très-avancé ; par ses
ordres et sous ses yeux, on creusa la terre, on fouilla les grottes à
l’entour du Golgotha, pour découvrir la vraie croix, et, quand le bois sacré
fut retrouvé, on le plaça dans la nouvelle basilique comme le signe précieux
du salut des hommes. Jérusalem, Bethléem, Nazareth, le Thabor et le Carmel,
les rives du Jourdain et du lac de Génésareth, la plupart des lieux marqués
des pas du Sauveur, virent s’élever des églises et des chapelles fondées par
le zèle de sainte Hélène. Le berceau du christianisme remis en honneur à la
voix de Constantin qui s’était fait chrétien, le pieux exemple d’une
princesse mère d’un puissant empereur, durent ranimer et accroître l’ardeur
des pèlerinages en Palestine. Lorsque
l’empereur Julien, pour affaiblir l’autorité des prophéties, entreprit de
rebâtir le temple des Juifs, on raconta les prodiges par lesquels Dieu avait
confondu ses desseins, et Jérusalem, devenue plus chère encore aux disciples
de Jésus-Christ, voyait accourir tous les ans de nouveaux fidèles pour y
adorer la divinité de l’Évangile. Parmi les pèlerins de ces temps reculés,
l’histoire ne peut oublier les noms de saint Porphyre et de saint Jérôme : le
premier abandonna, à l’âge de vingt ans, Thessalonique sa patrie, passa
plusieurs années dans les solitudes de la Thébaïde, et se rendit dans la
Palestine ; après s’être longtemps condamné à la vie la plus humble et la
plus grossière, il devint évêque de Gaza ; le second, accompagné de son ami
Eusèbe de Crémone, quitta l’Italie, parcourut l’Égypte, visita plusieurs fois
Jérusalem, et résolut de terminer ses jours à Bethléem. Paula et sa fille
Eustochie, de l’illustre famille des Gracques, unies à Jérôme par une sainte
amitié, renoncèrent à Rome, aux joies de la vie, aux grandeurs humaines, pour
embrasser la pauvreté de Jésus-Christ et pour vivre et mourir à côté de la
crèche. Saint Jérôme nous apprend que les pèlerins arrivaient alors en foule
dans la Judée, et qu’autour du saint tombeau on entendait célébrer dans des
langues diverses les louanges du Fils de Dieu. En ce temps-là le monde était
plein de révolutions et de malheurs : le vieil empire romain croulait sous
les coups des barbares ; l’ancien monde tombait comme tombe toute chose dont
le destin est achevé ; un grand malaise avait saisi les âmes au milieu de ces
calamités et de ces ruines ; on se dirigeait vers le lieu où s’était levée
une foi nouvelle : l’espérance était alors au désert, et c’est là qu’on
allait la chercher. Ainsi avaient fait Jérôme et d’autres enfants de
l’Occident. Jérôme ne se borna point à un simple pèlerinage, car Rome, avec
sa civilisation corrompue et son éternité qui allait finir, n’avait rien qui
pût remplir son cœur : il se fit habitant de la Judée ; il resta là pour veiller
aux besoins des pieux voyageurs et des pauvres chrétiens du pays ; il resta
dans sa chère Bethléem pour se livrer à une étude profonde des livres saints,
et pour composer sous le cilice et la robe grossière tant d’admirables
commentaires, oracles de l’Église latine. Aujourd’hui le voyageur qui descend
dans l’étable de Bethléem salue en passant les trois tombeaux de saint
Jérôme, de Paula et d'Eustochie. Vers la
fin du IVe siècle, les pèlerinages à Jérusalem se multipliaient sans cesse,
et la piété n’était pas toujours leur invariable règle : ces longues courses
amenaient parfois le relâchement de la discipline chrétienne, le dérèglement
des mœurs ; plusieurs docteurs de l’Eglise firent entendre d’éloquentes
paroles pour signaler les abus et les dangers des pèlerinages en Palestine.
Saint Grégoire de Nysse, le digne frère de saint Basile, fut un de ceux qui
s’élevèrent avec le plus de vivacité contre les voyages à Jérusalem. Dans une
éloquente lettre qui nous a été conservée, l’évêque de Nysse parle des périls
que la piété et les mœurs chrétiennes pouvaient rencontrer dans les
hôtelleries de la route et dans les cités d’Orient ; il dit que la grâce
divine ne se répand point à Jérusalem d’une manière plus particulière qu’en
d’autres pays, et cite, comme preuve de ce qu’il avance, les crimes de toute
nature qui, selon lui, se commettaient alors dans la ville sainte. Grégoire
de Nysse, voulant se justifier d’avoir accompli lui-même un pèlerinage qu’il
défend aux chrétiens, déclare qu’il est allé à Jérusalem par nécessité et
pour assister à un concile destiné à réformer l’Église d’Arabie : le
pèlerinage n’a ni augmenté ni diminué sa foi ; avant de visiter Bethléem, il
savait que le Fils de l’homme était né d’une vierge ; avant d’avoir vu le
tombeau du Christ, il savait que le Christ était ressuscité d’entre les morts
; il n’avait pas eu besoin de parcourir la montagne des Oliviers pour croire
que Jésus était monté au ciel. « Vous qui craignez le Seigneur, ajoutait le
saint prélat, louez-le en quelque lieu que vous soyez ; Dieu viendra vous
trouver là où vous êtes, si vous lui préparez un tabernacle digne de lui.
Mais, si vous avez le cœur rempli de pensées perverses, fussiez-vous sur le
Golgotha, sur le mont des Olives ou en face du saint tombeau, vous serez
encore aussi loin du Christ que ceux qui n’ont jamais professé la foi
évangélique. » Saint Augustin et saint Jérôme s’efforcèrent aussi d’arrêter,
par leurs exhortations, l’ardeur des pèlerinages : le premier disait que le
Seigneur n’avait point prescrit d’aller en Orient pour chercher la justice,
ou d’aller en Occident pour recevoir le pardon ; le second disait que la
porte du ciel s’ouvrait pour le lointain pays des Prêtons comme pour
Jérusalem. Mais les conseils des docteurs de l’Église ne pouvaient rien
contre l’entraînement passionné de la multitude ; désormais aucune force,
aucune volonté sur la terre ne pouvait fermer aux chrétiens les chemins de
Jérusalem. A
mesure que les peuples de l’Occident se convertissaient à l’Évangile, ils
tournaient leurs regards vers l’Orient. Du fond de la Gaule, des forêts de la
Germanie, de toutes les contrées de l’Europe on voyait accourir de nouveaux
chrétiens impatients de visiter le berceau de la foi qu’ils avaient
embrassée. Un itinéraire à l’usage des pèlerins leur servait de guide depuis
les bords du Rhône et de la Dordogne jusqu’aux rives du Jourdain, et les
conduisait à leur retour, depuis Jérusalem jusqu’aux principales villes
d’Italie. Quand
le monde fut ravagé par les Goths, les Huns et les Vandales, les pèlerinages
à la terre sainte ne furent point interrompus. Les pieux voyageurs étaient
protégés par les vertus hospitalières des barbares, qui commençaient à
respecter la croix de Jésus-Christ et suivaient quelquefois les pèlerins
jusqu’à Jérusalem. Dans ces temps de trouble et de désolation, un pauvre
pèlerin qui portait sa panetière et son bourdon, traversait souvent les
champs du carnage, et voyageait sans crainte au milieu des armées qui
menaçaient les empires d’Orient et d’Occident. Dans
les premières années du Ve siècle, nous trouvons sur les chemins de Jérusalem
l’impératrice Eudoxie, épouse de Théodose le Jeune : l’histoire a vanté son
esprit et sa piété. A son retour à Constantinople, des chagrins et des
inimitiés domestiques lui firent sentir le néant des grandeurs humaines ;
elle reprit alors le chemin de la Palestine, où elle termina sa vie au milieu
des exercices de la dévotion. Vers le même temps, Genséric s’empara de
Carthage et des villes chrétiennes de l’Afrique ; la plupart des habitants,
chassés de leurs demeures, se dispersèrent en différentes contrées de l’Asie
et de l’Occident ; un grand nombre alla chercher un asile dans la terre
sainte. Lorsque l’Afrique fut reconquise par Bélisaire, on trouva parmi les
dépouilles des barbares les ornements du temple de Salomon enlevés par Titus
; ces précieuses dépouilles que les destinées de la guerre avaient
transportées à Rome, puis à Carthage, furent portées à Constantinople,
ensuite à Jérusalem, où elles ajoutèrent à la splendeur de l’église du
Saint-Sépulcre. Ainsi les guerres, les révolutions, les revers du monde
chrétien, contribuaient à augmenter l’éclat de la ville de Jésus-Christ. Sous le
règne d’Héraclius, la sécurité dont jouissaient les habitants de la terre
sainte fut troublée par une guerre venue de la Perse. Les armées de Cosroès
II envahirent la Syrie, la Palestine et l’Égypte ; la ville sainte tomba au
pouvoir des adorateurs du feu ; les vainqueurs dévastèrent les cités,
pillèrent les églises et emmenèrent un grand nombre de captifs. Les malheurs
de Jérusalem excitèrent la compassion du monde chrétien ; tous les fidèles
versèrent des larmes en apprenant que le roi de Perse avait emporté, parmi
les dépouilles des vaincus, la croix du Sauveur, conservée dans l’église de
la Résurrection. Cependant
le ciel fut touché des prières et de l’affliction des chrétiens : après dix
années de revers, Héraclius put enfin triompher des ennemis du christianisme
et de l’empire ; il brisa les fers des chrétiens captifs, et les ramena à
Jérusalem. On vit alors un empereur d’Orient marcher nu-pieds dans les rues
de la sainte cité, et porter sur ses épaules jusqu’au Calvaire le bois de la
vraie croix, qu’il regardait comme le plus glorieux trophée de ses victoires.
Cette imposante cérémonie fut une fête pour le peuple de Jérusalem et
l’Eglise chrétienne, qui chaque année en célèbre encore la mémoire. Lorsque
Héraclius revint à Constantinople, il fut reçu comme le libérateur des
chrétiens, et les rois de l’Occident lui envoyèrent des ambassadeurs pour le
féliciter. Les
triomphes d’Héraclius avaient tourné à la gloire du nom chrétien ; ils
avaient donné à la Palestine et à la Syrie une liberté paisible, une heureuse
sécurité, qui favorisaient les pèlerinages. Dans les dernières années du VI e
siècle, quelque temps avant l’invasion d’Omar, saint Antonin, dont on trouve
le nom parmi les guerriers chrétiens de cette époque, partit de Plaisance
avec quelques compagnons, et s’en alla chercher, au-delà des mers, les traces
du divin Rédempteur. Une curieuse relation qui nous est restée et qui fut
écrite par un des compagnons d’Antonin, nous permettra de suivre en quelques
mots les pèlerins d’Italie. Nos pieux voyageurs, se rendant en Syrie,
passèrent par Constantinople et par l’île de Chypre. Ils visitèrent les
principaux points des rivages syriens, la Galilée et les bords du Jourdain,
avant d’arriver à Jérusalem, but de leur pèlerinage. Après plusieurs jours de
prière auprès du saint tombeau et sur le Calvaire, ils résolurent de pousser
plus loin leurs courses, se dirigèrent vers le désert, et virent Ascalon et
Gaza ; de longues marches à travers les solitudes les conduisirent aux
montagnes d’Oreb et de Sinaï ; ils traversèrent l’Égypte sans prendre garde
aux pyramides, mais uniquement préoccupés des souvenirs de Marie, mère de
Jésus ; puis, retournant à Jérusalem, ils parcoururent le nord de la Syrie,
pénétrèrent jusqu’aux rives de l’Euphrate pour y chercher le berceau
d’Abraham, et reprirent ensuite le chemin de leur patrie. Nos pèlerins
perdirent un de leurs compagnons, appelé Jean, dans la partie méridionale de
la Galilée, au lieu nommé les Bains d’Élie. L’Itinéraire de saint Antonin,
dont nous ne pouvons indiquer ici que des traits rapides, est un précieux
monument pour l’état religieux et politique de la Syrie et de la Judée au VI
e siècle. On voit dans cette relation que la terre sainte était alors un pays
prospère : ces régions, aujourd’hui presque toutes si désertes et si tristes,
florissaient par la religion, l’agriculture et le commerce ; partout
s’élevaient des monastères, des cités, des bourgades ; tandis que l’Europe
s’agitait au milieu des calamités de la guerre et des révolutions, la
Palestine était heureuse à l’ombre du Calvaire ; elle était devenue une
seconde fois la terre de promission. Mais
cette douce paix devait bientôt disparaître sous un immense orage qui déjà
grondait du côté de l’Arabie. Les disciples de l’Évangile allaient soutenir
une lutte bien autrement formidable que tout ce qu’ils avaient rencontré
jusque-là. L’Orient était alors arrivé à une de ces époques de confusion et
de décadence qui favorisent l’invasion des idées nouvelles, surtout quand ces
idées se présentent appuyées par le glaive. Le culte des mages tombait dans
le mépris ; les Juifs, répandus en Asie, étaient opposés aux Sabéens et
divisés entre eux ; les chrétiens, sous les noms d’Eutychiens, de Nestoriens,
de Jacobites, s’accablaient réciproquement d’anathèmes. L’empire des Perses,
déchiré par les guerres civiles, avait perdu sa puissance et son éclat ;
celui des Grecs, affaibli au dedans et au dehors, s’avançait vers une ruine
prochaine : tout périssait en Orient, dit Bossuet. Les tribus répandues sur
la péninsule arabique, divisées entre elles d’intérêts et de croyances,
n’avaient ni paix, ni gloire, ni aucun caractère de nationalité. Partout on
ne rencontrait que faiblesse et décomposition. Du milieu de ces universels
débris il sortit un homme avec l’audacieux projet d’une religion nouvelle et
d’un nouvel empire. Mahomet,
fils d’Abdallah, de la tribu des Koreychites, né à la Mecque en 569, n’avait
été d’abord qu’un pauvre conducteur de chameaux, et les premiers temps de sa
vie s’étaient écoulés dans l’obscurité ; ce fut peut-être durant les loisirs
monotones des longues marches à travers le désert que le génie de la
méditation lui révéla tout un monde à créer. Le fils d’Abdallah possédait à
un très-haut degré les qualités qui agissent le plus sur les peuples d’Orient
: il avait l’imagination qui éblouit, l’énergie qui entraîne, la gravité qui
commande le respect ; son esprit ferme et vif savait attendre, et Dieu
lui-même, disent les Orientaux, est pour les patients. Connaissant à fond les
populations d’Arabie, qui devaient être l’instrument de ses vastes pensées, il
eut soin de s’adresser à leurs penchants belliqueux, à leurs goûts pour le
mouvement et la domination ; il promettait l’empire du monde à des disciples
sortis presque nus du désert, et la victoire fut le premier de ses miracles.
Le Coran, qui descendit lentement du ciel, portait un triple caractère :
Mahomet s’y montrait poète, moraliste et homme politique ; de fabuleux récits
avidement écoutés dans un pays où dominait l’amour du merveilleux, recevaient
un enchantement suprême de cette langue arabe dont Mahomet, mieux que
personne, connaissait les puissantes ressources et l’harmonieuse abondance ;
tout ce que l’image poétique peut avoir d’éclat et de séduction, servait à
peindre un paradis créé pour les sens et qui devait réaliser tous les rêves
passionnés de l’homme. Le Coran, qui matérialisait les sentiments humains,
qui, avant tout, cherchait à remuer ce qu’il y a de plus violent dans le
cœur, prêchait pourtant en plusieurs points une morale noble et pure ; cette
morale, au milieu de la décomposition générale de ce temps, ramenait la
raison à des vérités méconnues, et contribuait à donner à Mahomet le
caractère d’un génie réparateur, d’un envoyé sublime. Les lois que
prescrivait le Coran se trouvaient en pleine harmonie avec les besoins et les
mœurs des peuples d’Arabie ; sa politique n’offrait rien de compliqué, elle
était comme un hymne au Dieu de la guerre, et cette brutale politique du
glaive était à peu près la seule que pussent comprendre des tribus
accoutumées à décider toutes choses par le combat. Tel était Mahomet, tel fut
le caractère de la mission qu’il se donna ; le fils d’Abdallah prit de la
Rible et de l’Évangile ce qui pouvait le mieux entrer dans l’esprit et les
habitudes de son pays ; il emprunta aux autres cultes épars en Orient ce qui
pouvait le mieux convenir à ses hardis projets de rénovation, et de ce
mélange de doctrines diverses il fit le livre confus et ténébreux qui, depuis
plus de mille ans, est devenu l’oracle de la moitié du monde. Mahomet
avait quarante ans lorsqu’il commença son œuvre apostolique à la Mecque.
Après treize ans de prédication, il fut obligé de s’enfuir à Médine pour
échapper à sa tribu qui le persécutait : cette fuite à Médine, qui eut lieu
le 16 juillet 622, commence l’ère musulmane. Le prophète apôtre de Dieu,
comme il s’appelait lui-même, marchant à la tête des disciples fanatisés par
sa parole, envahit en peu d’années les trois Arabies ; il songeait à
poursuivre ses conquêtes, quand tout à coup le poison vint terminer ses jours
à Médine, dans l’année 632. Abou-Beker, son beau-père, qui prit le titre de
lieutenant de l’apôtre de Dieu, poursuivit l’œuvre de la conquête durant un
règne de vingt-sept mois ; Omar, successeur d’Abou-Beker, qui se fit d’abord
appeler lieutenant du lieutenant de l'apôtre de Dieu, et plus tard prince des
fidèles, s’empara de la Perse ; la Syrie et l’Égypte appartinrent bientôt à
l’islamisme par la puissance de l’épée. La religion nouvelle menaçait toutes
les nations. Les bataillons de l’islamisme se répandirent en Afrique,
plantèrent l’étendard du prophète sur les ruines de Carthage, et portèrent la
terreur de leurs armes jusqu’aux rivages de l’Atlantique. Depuis l’Inde
jusqu’au détroit de Cadix, depuis la mer Caspienne jusqu’à l’Océan, tout
changea, langage, mœurs, croyances ; ce qui restait du paganisme fut anéanti
aussi bien que le culte des mages ; le christianisme ne subsista qu’à peine.
Constantinople, qui était le boulevard de l’Occident, vit devant ses murs des
hordes innombrables de Sarrasins ; assiégée plusieurs fois par terre et par
mer, la ville de Constantin ne dut son salut qu’au feu grégeois, aux Bulgares
accourus à son secours et à l’inexpérience des Arabes dans l’art de la
navigation. Pendant
le premier siècle de l’hégire, les conquêtes des musulmans ne furent bornées
que par la mer qui les séparait de l’Europe ; mais, lorsqu’ils eurent
construit des vaisseaux, aucun peuple ne fut à l’abri de leurs invasions ;
ils ravagèrent les îles de la Méditerranée, les côtes de l’Italie et de la
Grèce ; la fortune ou la trahison les rendit maîtres de l’Espagne, où ils
renversèrent la monarchie des Goths ; ils profitèrent de la faiblesse des
enfants de Clovis pour pénétrer dans les provinces méridionales de la Gaule,
et ne furent arrêtés dans leur marche terrible que par la victoire de
Charles-Martel. Au
milieu des premières conquêtes des Sarrasins, leurs regards s’étaient d’abord
portés sur Jérusalem. Selon la foi des musulmans, Mahomet avait honoré de sa
présence la ville de David et de Salomon ; c’est de là qu’il était parti pour
monter au ciel dans son voyage nocturne. Les Sarrasins regardaient Jérusalem
comme la maison de Dieu, comme la ville des saints et des miracles. Deux
lieutenants d’Omar, Amrou et Serdjyl, assiégèrent la ville sacrée, qui se
défendit courageusement pendant quatre mois ; chaque jour les Sarrasins
livraient des assauts en répétant ces paroles du Coran : Entrons dans la
terre sainte que Dieu nous a promise. Les chrétiens, dans leur longue
résistance, espéraient des secours d'Héraclius ; mais l’empereur de Byzance
n’osa rien entreprendre pour sauver Jérusalem. Le calife Omar vint lui-même dans
la Palestine pour recevoir les clefs et la soumission de la ville conquise.
Les chrétiens eurent la douleur de voir l’église du Saint-Sépulcre profanée
par la présence du chef des infidèles. Le patriarche Sophronius, qui
accompagna le calife, ne put s’empêcher de répéter ces mots de Daniel :
L'abomination de la désolation est dans le saint lieu. Omar avait laissé aux
habitants une sorte de liberté religieuse, mais la pompe des cérémonies leur
avait été interdite ; les fidèles cachaient leurs croix et leurs livres
sacrés ; la cloche n’appelait plus à la prière. Jérusalem était remplie de
deuil. Une grande et magnifique mosquée, que le voyageur retrouve encore
aujourd’hui, fut bâtie par le calife à la place où s’était élevé le temple de
Salomon. L’aspect de l’édifice consacré au culte des infidèles ajoutait à
l’affliction des chrétiens. L’histoire rapporte que le patriarche Sophronius
ne put supporter la vue de ces profanations, et qu’il mourut de désespoir. Cependant
la présence d’Omar, dont l’Orient vantait la modération, contenait le
fanatisme jaloux des musulmans. Les chrétiens eurent beaucoup plus à souffrir
après sa mort ; ils furent chassés de leurs maisons, insultés dans leurs
sanctuaires ; on augmenta le tribut qu’ils devaient payer aux nouveaux
maîtres de la Palestine ; il leur fut défendu de porter des armes, de monter
à cheval ; une ceinture de cuir qu’ils ne pouvaient jamais quitter était la
marque de leur servitude ; les vainqueurs allèrent jusqu’à interdire aux
chrétiens l’usage de la langue arabe, parce qu’elle était la langue du Coran
; enfin le peuple resté fidèle à Jésus-Christ n’eut pas la liberté de choisir
ses pasteurs sans l’intervention des Sarrasins. L’invasion
musulmane n’avait point arrêté les pèlerinages. Vers le commencement du VIIIe
siècle, un évêque des Gaules, saint Arculphe, passa les mers, et resta neuf
mois à Jérusalem ; le récit de son pèlerinage, rédigé par l’abbé d’un
monastère des îles Britanniques, renferme beaucoup de détails sur les lieux
saints. Il parle de la mosquée d’Omar sans la nommer, et les termes qu’il
emploie ne donnent point l’idée d’un beau monument ; il se borne à dire que
cette vile construction sarrasine pouvait renfermer trois mille hommes.
Arculphe est plus intéressant quand il décrit la grotte sépulcrale où le
Sauveur du monde dormit pendant trois jours du sommeil de la mort, et quand
il nous parle des diverses chapelles du Golgotha et de l’Invention de la
croix. Combien sa piété s’anime lorsqu’il nous montre les instruments de la
Passion conservés dans un sanctuaire, et cette église sans toit sur le sommet
du mont des Olives, cette église dont les huit fenêtres vitrées laissaient
voir chacune une lampe allumée, et présentaient, la nuit, du côté de
Jérusalem, comme des globes d’or couronnant la montagne d’où le Messie reprit
le chemin du ciel ! Arculphe nous apprend qu’une foire se tenait dans la
ville sainte, tous les ans, le 15 septembre : une grande multitude d’hommes
accouraient alors à Jérusalem ; le pieux évêque observe que la présence des
chameaux, des chevaux et des bœufs remplissait d’ordures la ville sacrée,
mais qu’après la foire une pluie miraculeuse faisait disparaître ces vastes
immondices. Vingt
ou trente ans après le pèlerinage d’Arculphe, nous voyons arriver en Syrie un
autre évêque, Guillebaut, du pays saxon, dont les courses au lieu saint nous
ont été racontées par une religieuse de sa famille. Fait prisonnier à Émèse,
Guillebaut dut sa délivrance à l’intervention d’un marchand espagnol qui
avait un frère au service de l’émir ou gouverneur de la ville. Lorsqu’il fut
conduit devant l’émir pour être jugé, celui-ci prononça devant l’auditoire
qui l’entourait ces paroles remarquables : « J’ai souvent vu de ces hommes «
venant de leur pays ; ils ne cherchent point le mal, mais désirent accomplir
leur loi. » Cette opinion qu’on avait alors des pèlerins partis d’Europe,
nous explique comment ces pieux voyageurs s’en allaient sur les chemins de l’Orient
sans qu’on exerçât contre eux la moindre violence. Arculphe avait vu douze
lampes veillant dans l’intérieur du saint tombeau ; Guillebaut en trouva
quinze. Au temps d’Arculphe, un pont jeté sur le Jourdain, à l’endroit où le
Christ fut baptisé, aidait les pèlerins qui se baignaient dans les eaux
sacrées ; Guillebaut ne mentionne point le pont, mais il parle d’une corde
placée sur les deux rives du Jourdain. Une grande croix de bois était plantée
au milieu du fleuve à l’époque du passage des deux pèlerins. Les relations
d’Arculphe et de Guillebaut ne disent rien des changements apportés au sort
des chrétiens de la Palestine par l’invasion de l’islamisme. Les
guerres civiles des musulmans donnaient aux chrétiens quelques intervalles de
repos. La dynastie des Ommiades, qui avait établi le siège de l’empire
musulman à Damas, était odieuse au parti toujours redoutable des Abbassides :
elle s’occupa moins de persécuter le christianisme que de conserver sa
puissance toujours menacée. Merouan II, le dernier calife de cette famille,
fut celui qui se montra le plus cruel envers les disciples de Jésus-Christ.
Lorsqu’il succomba avec tous ses frères sous les coups de ses ennemis, les
chrétiens et les infidèles se réunirent pour remercier Dieu d’avoir délivré
l’Orient. Les
Abbassides établis dans la ville de Bagdad, qu’ils avaient fondée,
éprouvèrent plusieurs vicissitudes dont les effets se faisaient sentir parmi
les chrétiens : au milieu des changements qu’amenaient les caprices de la
fortune ou ceux du despotisme, le peuple fidèle était semblable, dit
Guillaume de Tyr, à un malade dont les douleurs s’apaisent ou s’augmentent,
selon que le ciel est serein ou chargé d’orage. Les chrétiens, toujours
placés entre la rigueur de la persécution et la joie d’une tranquillité passagère,
virent enfin naître des jours plus calmes sous le règne d’Aaroun-al-Raschid,
le plus grand des califes de la dynastie d’Abbas. A cette époque, la gloire
de Charlemagne, qui s’était étendue jusqu’en Asie, protégeâtes Églises
d’Orient. Ses pieuses libéralités soulagèrent l’indigence des chrétiens
d’Alexandrie, de Carthage et de Jérusalem. Les deux plus grands princes de
leur siècle se témoignèrent une estime mutuelle par de fréquentes ambassades
; ils s’envoyèrent de magnifiques présents ; dans ce commerce d’amitié entre
deux puissants monarques, l’Occident et l’Orient échangèrent les plus riches
productions de leur sol et de leur industrie. Le calife envoya un éléphant,
de l’encens, de l’ivoire, un jeu d’échecs, une horloge dont le mécanisme
causa une vive surprise à la cour de Charlemagne. Les présents de l’empereur
des Francs consistaient en drap blanc et vert de la Frise, en chiens de
chasse du pays saxon. Charlemagne se plut à montrer aux envoyés du calife la
magnificence des cérémonies religieuses. Témoins, à Aix-la-Chapelle, de
plusieurs processions où le clergé avait étalé ses ornements les plus
précieux, les ambassadeurs de Bagdad retournèrent dans leur patrie, en disant
qu’ils avaient vu des hommes d'or. La
politique ne fut pas sans doute étrangère aux témoignages d’estime qu’Aaroun
prodiguait à l’empereur d’Occident : le calife faisait la guerre aux maîtres
de Constantinople, et pouvait craindre avec raison que les Grecs
n’intéressassent à leur cause les plus braves d’entre les peuples chrétiens.
Les traditions populaires de Byzance représentaient les Latins comme les
futurs libérateurs de la Grèce ; dans un des premiers sièges de
Constantinople par les Sarrasins, le bruit seul de l’armée des Francs avait ranimé
le courage des assiégés et jeté l’effroi dans les rangs musulmans. Au temps
d’Aaroun, le nom de Jérusalem exerçait déjà une si puissante influence sur
les chrétiens de l’Occident, qu’il suffisait de prononcer ce nom révéré pour
réveiller leur enthousiasme belliqueux. Afin d’ôter aux Francs tout prétexte
d’une guerre religieuse, qui aurait pu leur faire embrasser la cause des
Grecs et les attirer en Asie, le calife ne négligea aucune occasion d’obtenir
l’amitié de Charlemagne, et lui fit présenter les clefs du saint sépulcre et
de la ville sainte. Cet hommage rendu au plus grand des monarques chrétiens
fut célébré avec enthousiasme par les légendes contemporaines, et fit croire
dans la suite que l’empereur d’Occident était allé à Jérusalem. Aaroun
avait traité les chrétiens de l’Église latine comme ses propres sujets : les
enfants du calife imitèrent sa modération ; sous leur règne, Bagdad fut le
séjour des sciences et des arts. Le calife Almanon, dit un historien arabe,
n’ignorait pas que ceux qui travaillent aux progrès de la raison sont les
élus de Dieu. Les lumières polirent les mœurs des chefs de l’islamisme, et
leur inspirèrent une tolérance ignorée des compagnons d’Abou-Beker et d’Omar.
Tandis que les Arabes d’Afrique poursuivaient leurs conquêtes vers
l’Occident, qu’ils s’emparaient de la Sicile, et que Rome même avait vu ses
faubourgs et l’église de Saint-Paul envahis et pillés par les infidèles, les
serviteurs de Jésus-Christ priaient en paix dans les murs de Jérusalem. Les
pèlerins, qui s’y rendaient des extrémités de l’Europe, étaient reçus dans un
hospice dont on attribuait la fondation à Charlemagne. Au rapport du moine
Bernard, Français d’origine, qui, vers la fin du IXe siècle, fit le voyage de
la terre sainte avec deux autres religieux, l’hospice des pèlerins de
l’Église latine était composé de douze maisons ou hôtelleries. Ace pieux
établissement étaient attachés des champs, des vignes et un jardin, situés
dans la vallée de Josaphat. Cet hospice, comme ceux que l’empereur d’Occident
fonda au nord de l’Europe, avait une bibliothèque ouverte aux chrétiens et
aux voyageurs. Dès le VI e siècle, on voyait près de la fontaine de Siloé un
cimetière dans lequel étaient enterrés les pèlerins qui mouraient à
Jérusalem. Parmi les tombeaux des fidèles habitaient les serviteurs de Dieu.
Ce lieu, dit une relation, couvert d’arbres fruitiers, parsemé de sépulcres
et d’humbles cellules, réunissait les vivants et les morts, et présentait un
tableau à la fois riant et lugubre. Au
besoin de visiter le tombeau de Jésus-Christ se joignait le désir de
recueillir des reliques, recherchées alors avec avidité par la dévotion des
fidèles. Tous ceux qui venaient de l’Orient mettaient leur gloire à rapporter
dans leur patrie quelques restes précieux de l’antiquité chrétienne, et
surtout les ossements des saints martyrs, destinés à faire l’ornement et la
richesse des églises ; les princes et les rois juraient sur les reliques de
respecter la vérité et la justice. Les productions de l’Asie attiraient aussi
l’attention de l’Europe. On lit dans Grégoire de Tours que le vin de Gaza
était renommé en France sous le règne de Gontran ; que la soie et les
pierreries de l’Orient formaient la parure des grands du royaume, et que
saint Éloi, à la cour de Dagobert, ne dédaignait pas de se vêtir des riches
étoffes de l’Asie. Les rois de France avaient auprès d’eux un négociant juif,
chargé de faire tous les ans le voyage d’Orient pour acheter des productions
d’outre-mer. Les chroniques nous apprennent que, dans la foule des chrétiens
européens qui arrivaient en Égypte ou en Syrie, il y en avait un grand nombre
attiré par les spéculations du commerce. Les Vénitiens, les Pisans, les
Génois, les marchands d’Amalfi, ceux de Marseille, avaient des comptoirs à Alexandrie,
dans les villes maritimes de la Phénicie et dans la ville sainte. Un marché
s’étendait devant l’église de Sainte-Marie-Latine à Jérusalem : chaque
marchand qui voulait s’y établir était tenu de payer au monastère latin deux
pièces d’or par an. Nous avons parlé plus haut d’une grande foire qu’on
ouvrait tous les ans à Jérusalem le quinzième jour de septembre. Il
n’était point de crime qui ne pût être expié par le voyage de Jérusalem et
par des actes de dévotion autour du tombeau de Jésus-Christ. Une vieille
relation conservée par un moine de Redon nous apprend qu’en 868 un seigneur
puissant du duché de Bretagne, nommé Frotmond, meurtrier de son oncle et du
plus jeune de ses frères, se présenta en habit de pénitent devant le roi de
France et une assemblée d’évêques. Le monarque et les prélats, après l’avoir
fait lier étroitement avec des chaînes de fer, lui ordonnèrent, en expiation
du sang qu’il avait versé, de partir pour l’Orient, et de parcourir les
saints lieux, le front marqué de cendre et le corps couvert d’un cilice.
Frotmond, accompagné de ses serviteurs et des complices de son crime, partit
pour la Palestine. Après avoir séjourné quelque temps à Jérusalem, il
traversa le désert, se rendit sur les bords du Nil, parcourut une partie de
l’Afrique, alla jusqu’à Carthage, et revint à Rome, où le pape Benoît III lui
conseilla de faire un nouveau pèlerinage pour achever sa pénitence et obtenir
l’entière rémission de ses péchés. Frotmond revit pour la seconde fois la
Palestine, pénétra jusqu’aux bords de la mer Rouge, passa trois ans sur le
mont Sinaï, et vint en Arménie visiter la montagne où s’était arrêtée l’arche
de Noé après le déluge. De retour dans sa patrie, il fut accueilli comme un
saint, s’enferma dans le monastère de Redon, et mourut regretté des cénobites
qu’il avait édifiés par le récit de ses pèlerinages. Plusieurs
années après la mort de Frotmond, Cencius, préfet de Rome, qui avait outragé
le pape dans l’église de Sainte-Marie-Majeure, qui l’avait arraché des autels
et précipité dans un cachot, eut besoin, pour être absous de ce grand
sacrilège, d’entreprendre le pèlerinage de la terre sainte. Un sexe faible et
timide n’était point retenu par les difficultés et les périls d’un long
voyage. Hélène, née d’une noble famille de Suède, quitta son pays livré à
l’idolâtrie, et se rendit à pied en Orient. Lorsqu’après avoir visité le
saint lieu elle revint dans sa patrie, elle fut immolée au ressentiment de
ses parents et de ses compatriotes. Quelques fidèles, touchés de sa piété,
élevèrent en sa mémoire une chapelle dans l'île de Séeland, près d’une
fontaine qu’on appelle encore la Fontaine de sainte Hélène. Les chrétiens du
Nord allèrent longtemps en pèlerinage dans ce lieu, où ils contemplaient une
grotte qu’Hélène avait habitée avant son départ pour Jérusalem. Avant
que le IXe siècle se ferme, nous devons citer une importante pièce historique
datée de 881, qui va nous retracer l’état de l’Église latine de Jérusalem à
cette époque, et nous montrer que déjà des rapports de fraternité s’étaient
solennellement établis entre les chrétiens d’Orient et les chrétiens
d’Europe. Cette pièce est une lettre d’Hélie, patriarche de Jérusalem,
adressée à Charles le Jeune, à tous les princes très-magnifiques, très-pieux
et très-glorieux de l’illustre race du grand empereur Charles, aux rois de
tous les pays des Gaules, aux comtes, aux très-saints archevêques,
métropolitains, évêques, abbés, prêtres, diacres, sous-diacres et ministres
de la sainte Église ; aux saintes sœurs, à tous les adorateurs de
Jésus-Christ, aux femmes illustres, aux princes, aux ducs, à tous les
catholiques et orthodoxes de tout l'univers chrétien. Après avoir parlé des
nombreuses tribulations que les chrétiens de Jérusalem ont eu à souffrir et
dont les pèlerins ont pu faire en Europe un fidèle récit, le patriarche dit
que, par la miséricorde de la divine Providence, le prince de Jérusalem,
s’étant fait chrétien, a permis aux fidèles de reprendre leurs saints
édifices et de rebâtir leurs sanctuaires détruits. N’ayant point d’argent
pour suffire aux dépenses de la restauration des lieux saints, les fidèles
ont été obligés d’avoir recours aux musulmans : comme ceux-ci n’ont point
voulu prêter sans garanties, les chrétiens leur ont livré leurs oliviers,
leurs vignes, leurs vases sacrés ; mais, faute d’argent, ils ne peuvent
reprendre les biens donnés en gage ; dans cet état, les pauvres et les moines
sont menacés de mourir de faim, les chrétiens esclaves ne sont point
rachetés, et l’huile manque aux lampes des sanctuaires. Comme, selon la
parole du divin Apôtre, lorsqu un membre souffre, tous les membres souffrent
aussi, les chrétiens de Jérusalem ont songé à implorer la pitié de leurs
frères d’Europe. Jadis les enfants d’Israël offrirent eux-mêmes leurs deniers
pour relever le tabernacle ; on fut obligé de faire annoncer par un crieur
public que les dons offerts suffisaient, et cet avertissement n’arrêtait
point l’empressement généreux du peuple de Dieu : le patriarche demande si
les fidèles occidentaux, appelés au secours de l’Église de Jésus-Christ, se
montreront moins zélés que les Israélites. Tels sont les principaux traits de
cette lettre patriarcale. Nous ignorons ce que répondit l’Europe chrétienne ;
mais il est à croire que les deux moines chargés de la lettre d’Hélie ne
retournèrent point les mains vides. Il y a comme un pressentiment des
croisades dans cette voix de Jérusalem qui, deux cent quinze ans avant la
prédication de Pierre l’Ermite, montait suppliante du côté de l’Occident. Les
chrétiens grecs et syriens étaient établis jusque dans la ville de Bagdad, où
ils se livraient au commerce, exerçaient la médecine et cultivaient les
sciences. Ils parvenaient par leur savoir aux emplois les plus considérables,
et quelquefois même ils obtinrent le commandement des villes et des
provinces. Un des califes abbassides, Mohamed, avait déclaré que les
disciples du Christ étaient ceux qui méritaient le plus de confiance pour
l’administration de la Perse. Enfin les chrétiens de la Palestine et des
provinces musulmanes, les pèlerins et les voyageurs venus d’Europe,
semblaient n’avoir plus de persécutions à redouter, lorsque, tout à coup, de
nouveaux orages éclatèrent sur l’Orient. Bientôt les enfants d'Aaroun eurent
le sort de la postérité de Charlemagne, et l’Asie, comme l’Occident, fut
plongée dans l’abîme des révolutions et des guerres civiles. Comme
l’empire fondé par Mahomet avait pour mobile l’esprit de conquête ; comme
l’État n’était défendu par aucune institution prévoyante et que tout y
roulait sur le caractère personnel du prince, on put voir des symptômes de
décadence dès qu’il ne resta plus rien à conquérir et que les chefs cessèrent
de se faire craindre et d’inspirer le respect. Les califes de Bagdad, énervés
par le luxe et corrompus par une longue prospérité, abandonnèrent les soins
de l’empire, s’ensevelirent dans leur sérail, et semblèrent ne se réserver
d’autre droit que celui d’être nommés dans les prières publiques. Les Arabes
n’avaient plus ce zèle aveugle et ce fanatisme ardent qu’ils apportèrent du
désert. Amollis comme leurs chefs, ils ne ressemblaient plus à ces guerriers,
leurs ancêtres, qui pleuraient de n’avoir pas assisté à une bataille.
L’autorité des califes avait perdu ses véritables défenseurs ; et, lorsque le
despotisme s’entoura d’esclaves achetés sur les bords de l’Oxus, cette milice
étrangère, appelée pour défendre le trône, ne fit qu’en précipiter la chute.
De nouveaux sectaires, séduits par l’exemple de Mahomet et persuadés que le
monde devait obéir à ceux qui changeraient quelque chose à ses mœurs ou à ses
opinions, ajoutèrent le danger des troubles religieux à celui des troubles
politiques. Au milieu du désordre général, les émirs ou lieutenants, dont
plusieurs gouvernaient de vastes royaumes, n’adressaient plus qu’un vain
hommage aux successeurs du Prophète, et refusaient de leur envoyer de
l’argent et des troupes. L’empire gigantesque des Abbassides s’écroula de
toutes parts, et le monde, selon l’expression d’un auteur arabe, demeura à
celui qui put s’en emparer. La puissance spirituelle lut elle-même divisée :
l’islamisme vit à la fois cinq califes qui prenaient le titre de commandeurs
des croyants et de vicaires de Mahomet. Les
Grecs parurent alors se réveiller de leur long assoupissement, et cherchèrent
à profiter des divisions et de l’abaissement des Sarrasins. Nicéphore Phocas
se mit en campagne à la tête d’une puissante armée, et reprit Antioche sur
les musulmans. Déjà le peuple de Constantinople célébrait ses triomphes, et
le surnommait l'Étoile d'Orient, la mort et le fléau des infidèles. Il aurait
peut-être mérité ces titres pompeux, si le clergé grec eût secondé ses
efforts. Nicéphore
voulait donner à cette guerre un caractère religieux et mettre au rang des
martyrs tous ceux qui mourraient dans les combats. Les prélats de son empire
condamnèrent son dessein comme sacrilège, et lui opposèrent un canon de saint
Basile dont le texte recommandait à celui qui avait tué un ennemi de
s’abstenir pendant trois ans de la participation aux saints mystères. Privé
du puissant mobile du fanatisme, Nicéphore trouva parmi les Grecs plus de
panégyristes que de soldats, et ne put poursuivre ses avantages contre les
Sarrasins, à qui, même dans leur décadence, la religion commandait la
résistance et la victoire. Ses triomphes, qu’on célébrait à Constantinople
avec emphase, se bornèrent à la prise d’Antioche, et ne servirent qu’à faire
persécuter les chrétiens de la Palestine. Le patriarche de Jérusalem, accusé
d’entretenir des intelligences avec les Grecs, expira sur un bûcher, et
plusieurs églises de la ville sainte furent livrées aux flammes. Une
armée grecque, conduite par Témélicus, s’était avancée jusqu’aux portes
d’Amide, ville située sur les bords du Tigre : cette armée fut surprise au
milieu d’un ouragan par les Sarrasins, qui firent un grand nombre de
prisonniers. Les soldats chrétiens tombés entre les mains des infidèles
apprirent dans les prisons de Bagdad la mort de Nicéphore ; et, comme
Zimiscès, son successeur, ne s’occupait point de leur délivrance, leur chef
lui écrivit en ces termes : « Vous, qui nous laissez périr sur une terre maudite,
et qui ne nous trouvez pas dignes d’être ensevelis selon nos usages
chrétiens, dans les tombeaux de nos pères, nous ne pouvons vous reconnaître
pour le chef légitime du saint empire grec. Si vous ne vengez pas ceux qui
sont morts devant Amide et ceux qui gémissent sur des terres étrangères, Dieu
vous en demandera compte au jour terrible du jugement. » Quand Zimiscès reçut
cette lettre à Constantinople, dit un historien d’Arménie, il fut pénétré de
douleur, et résolut de venger l’outrage fait à la religion et à l’empire. De
toutes parts on s’occupa des préparatifs d’une nouvelle guerre contre les
Sarrasins. Les peuples de l’Occident ne furent point étrangers à cette
entreprise, qui précéda de plus d’un siècle les croisades. Les Vénitiens, qui
avaient étendu leur commerce en Orient, défendirent, sous peine de la vie ou
d’une amende de cent livres d’or, de porter aux musulmans de l’Afrique et de
l’Asie du fer, du bois, aucune espèce d’armes. Les chrétiens de Syrie et
plusieurs princes arméniens se réunirent sous les drapeaux de Zimiscès, qui
se mit en campagne et porta la guerre sur le territoire des Sarrasins. Il
régnait alors une si grande confusion parmi les puissances musulmanes, les
dynasties se succédaient avec tant de rapidité, que l’histoire peut à peine
connaître quel prince exerçait sa domination sur Jérusalem. Après avoir
vaincu les musulmans sur les bords du Tigre et forcé le calife de Bagdad à
payer un tribut aux successeurs de Constantin, Zimiscès s’avança dans la
Syrie, s’empara de Damas, et, traversant le Liban, soumit toutes les villes
de la Judée. Dans une lettre que ce prince écrivit alors au roi d’Arménie, il
regrette que les événements de la guerre ne lui aient pas permis de voir la
ville sainte, qui venait d’être délivrée de la présence des infidèles et dans
laquelle il avait envoyé une garnison chrétienne. Zimiscès
s’occupait de poursuivre la guerre contre les musulmans, et se proposait de
leur enlever par de nouvelles victoires toutes les provinces de la Syrie et
de l’Égypte, lorsqu’il mourut empoisonné : cette mort fut le salut de
l’islamisme, qui reprit partout son empire. Les Grecs, portant ailleurs leur
attention, oublièrent leurs conquêtes ; Jérusalem et tous les pays arrachés
au joug des Sarrasins tombèrent alors au pouvoir des califes Fatimites, qui
venaient de s’établir sur les bords du Nil et qui profitaient du désordre
jeté parmi les puissances d’Orient pour étendre leur domination. Les nouveaux
maîtres de la Judée traitèrent d’abord les chrétiens comme des alliés et des
auxiliaires ; dans l’espoir d’accroître leurs trésors et de réparer les maux de
la guerre, ils favorisèrent le commerce des Européens et les pèlerinages dans
les saints lieux. Les marchés des Francs furent rétablis dans la ville de
Jérusalem ; les chrétiens rebâtirent les hospices des pèlerins et les églises
tombées en ruine ; semblables au captif qui trouve quelquefois du soulagement
à changer de maître, ils se consolaient d’être soumis aux lois des souverains
du Caire ; ils durent croire surtout que leurs maux allaient finir,
lorsqu’ils virent monter sur le trône d’Égypte le calife Hakem, qui avait
pour mère une chrétienne et dont l’oncle maternel était patriarche de la
ville sainte. Mais Dieu, qui, selon l’expression des auteurs contemporains,
voulait éprouver la vertu des fidèles, ne tarda pas à confondre leurs
espérances, et leur suscita de nouvelles persécutions. Hakem,
le troisième des califes Fatimites, signala son règne par tous les excès du
fanatisme et de la démence. Incertain dans ses projets et flottant entre
toutes les religions, il protégea et persécuta tour à tour le christianisme.
Il ne respecta ni la politique de ses prédécesseurs, ni les lois qu’il avait
lui-même établies. Il changeait le lendemain ce qu’il avait fait la veille,
et jetait partout le désordre et la confusion. Dans l’irrésolution de ses
pensées et dans l’ivresse de son pouvoir, il poussa le délire jusqu’à se
croire un dieu. La terreur qu’il inspira lui fit trouver des adorateurs ; on
lui éleva des autels dans le voisinage de Fostat — le vieux Caire —, qu’il
avait fait livrer aux flammes. Seize mille de ses sujets se prosternèrent
devant lui et l’implorèrent comme le souverain des vivants et des morts. Hakem
méprisait Mahomet, mais il n’osa persécuter les musulmans, trop nombreux dans
ses États. Le dieu trembla pour l’autorité du prince, et fit tomber toute sa
colère sur les chrétiens, qu’il livra à la fureur de leurs ennemis. Les
places que les fidèles occupaient dans l’administration, les abus introduits
dans la levée des impôts dont ils étaient chargés, leur avaient attiré la
haine de tous les musulmans. Lorsque le calife Hakem eut donné le signal de
la persécution, ils trouvèrent partout des bourreaux. On poursuivit d’abord
ceux qui avaient abusé de leur pouvoir ; on s’en prit ensuite à la religion
chrétienne, et les plus pieux d’entre les fidèles furent les plus coupables.
Le sang des chrétiens coula dans toutes les villes de l’Égypte et de la Syrie
; leur courage au milieu des tourments ne faisait qu’accroître la haine de
leurs persécuteurs. Les plaintes qui leur échappaient dans leur misère, les
prières même qu’ils adressaient à Jésus-Christ pour obtenir la fin de leurs
maux, étaient regardées comme une révolte et punies comme le plus coupable
des attentats. Il est
vraisemblable que les motifs de la politique se réunirent alors à ceux du
fanatisme pour faire persécuter les chrétiens. Gerbert, archevêque de
Ravenne, devenu pape sous le nom de Silvestre II, avait vu les maux des
fidèles dans un pèlerinage qu’il fit à Jérusalem. A son retour, il excita les
peuples de l’Occident à prendre les armes contre les Sarrasins. Dans ses
exhortations, il faisait parler Jérusalem elle-même, qui déplorait ses
malheurs et conjurait ses enfants, les chrétiens, de venir briser ses fers.
Les peuples furent émus des gémissements de Sion. Les Pisans, les Génois et
le roi d’Arles, Boson, entreprirent une expédition maritime contre les
Sarrasins, et firent une excursion jusque sur les côtes de Syrie. Ces
hostilités et le nombre des pèlerins, qui s’accroissait chaque jour,
pouvaient donner de justes défiances aux maîtres de l’Orient. Les Sarrasins,
alarmés par de sinistres prédictions et par les imprudentes menaces des
chrétiens, ne virent plus que des ennemis dans les disciples du Christ. Il est
impossible, dit Guillaume de Tyr, de faire connaître tous les genres de
persécutions que souffrirent alors les fidèles. Parmi les traits de barbarie
cités par les historiens, il en est un qui a donné au Tasse l’idée de son
touchant épisode d’Olinde et Sophronie. Un des ennemis les plus acharnés des
chrétiens, pour irriter davantage la haine de leurs persécuteurs, jeta
pendant la nuit un chien mort dans une des principales mosquées de la ville :
les premiers qui vinrent à la prière du matin furent saisis d’horreur à la
vue de cette profanation ; bientôt des clameurs menaçantes retentissent dans
toute la ville ; la foule s’assemble en tumulte autour de la mosquée ; on
accuse les disciples du Christ ; on jure de laver dans leur sang l’outrage
fait à Mahomet. Tous les fidèles allaient être immolés à la vengeance des
musulmans ; déjà ils se préparaient à la mort, lorsqu’un jeune homme, dont
l’histoire n’a pas conservé le nom, se présente au milieu d’eux. « Le plus
grand malheur qui puisse arriver, leur dit-il, est que l’Église de Jérusalem
périsse : l’exemple du Sauveur nous apprend qu’un seul doit s’immoler au
salut de tous ; promettez-moi de bénir tous les ans ma mémoire, d’honorer
toujours ma famille, et j’irai, avec l’aide de Dieu, détourner la mort qui
menace tout le peuple chrétien. » Les fidèles acceptèrent le sacrifice de ce
généreux martyr de l’humanité, et jurèrent de bénir à jamais son nom. Pour
honorer sa race, il fut décidé sur l’heure même que, dans la procession
solennelle qui se fait tous les ans aux fêtes de Pâques, chacun de ses
parents porterait, parmi des rameaux de palmier, l’olivier consacré à
Jésus-Christ. Content de l’honneur qu’il obtenait en échange de sa vie
périssable, le jeune chrétien quitte l’assemblée qui fondait en larmes, et se
rend auprès des juges musulmans, devant lesquels il s’accuse du crime qu’on
imputait à tous les disciples de l’Evangile : les juges, peu touchés de cet
héroïque dévouement, prononcèrent contre lui seul la terrible sentence. Dès
lors le glaive ne fut plus suspendu sur la tête des fidèles ; et celui qui
s’était immolé pour eux alla recueillir dans le ciel le prix réservé à ceux
qui brûlent du feu de la charité. Cependant
d’autres malheurs attendaient les chrétiens de la Palestine : toutes les
cérémonies de la religion furent interdites, la plupart des églises
converties en étables ; celle du Saint-Sépulcre fut renversée de fond en
comble. Les chrétiens, chassés de Jérusalem, se dispersèrent dans toutes les
contrées de l’Orient. Les vieux historiens racontent que le monde partagea le
deuil de la ville sainte et qu’il fut saisi de trouble et d’effroi. L’hiver,
avec tous ses frimas, se montra dans des régions où il était inconnu. Le
Bosphore et le Nil roulèrent des glaçons. Un tremblement de terre se fit
sentir dans la Syrie, dans l’Asie Mineure ; et ses secousses, qui se
répétèrent pendant deux mois, renversèrent plusieurs grandes villes. Lorsque
la nouvelle de la destruction des saints lieux parvint en Occident, elle
arracha des larmes à tous les chrétiens. On lit dans la Chronique du moine
Glaber que l’Europe avait vu aussi les signes avant-coureurs d’une grande
calamité : une pluie de pierres était tombée dans la Bourgogne ; une comète
et des météores menaçants avaient paru dans le ciel. L’agitation fut extrême
parmi tous les peuples chrétiens ; toutefois ils ne prirent « point encore
les armes contre les infidèles, et leur vengeance tomba sur les juifs, que
l’Europe tout entière accusa d’avoir provoqué la fureur des musulmans. Les
calamités de la ville sainte la rendirent encore plus vénérable aux yeux des
fidèles ; la persécution A redoubla le pieux empressement de ceux qui
allaient en Asie contempler la sainte cité couverte de ruines. C’était dans
Jérusalem pleine de deuil que Dieu distribuait plus particulièrement ses
grâces, qu’il se plaisait à manifester ses volontés. Les imposteurs,
profitant de cette opinion des peuples chrétiens, abusèrent souvent de la
crédulité de la multitude. Afin de faire croire à leurs paroles, il leur
suffisait de montrer des lettres tombées, disaient-ils, du ciel à Jérusalem.
A cette époque, une prédiction qui annonçait la fin du monde et la prochaine
apparition de Jésus-Christ dans la Palestine, préoccupait fortement l’Europe
chrétienne, et toutes les pensées se portaient vers Jérusalem. Le chroniqueur
Glaber nous dit que l’affluence des pèlerins fut alors plus grande qu’elle ne
l’avait jamais été. On se dirigeait vers les saints lieux pour y attendre la
venue du souverain juge ; les pauvres et les gens du peuple couvrirent
d’abord les chemins de Jérusalem ; puis les barons, les comtes et les princes
cédèrent au mouvement général. Les sombres inquiétudes qui entraînaient les
fidèles au pèlerinage les portaient aussi aux fondations pieuses : les riches,
ne comptant plus pour rien les biens de la terre, travaillaient à s’amasser
des trésors dans le ciel. Plus d’une charte de donation commence par ces
curieuses paroles : Vu la fin prochaine du monde, redoutant le jour du
jugement, etc. Cette croyance au dernier jour de l’univers est un fait bien
digne de remarque : elle révèle chez les peuples de l’Europe, au Xe siècle,
ces profonds malaises, ces tristesses qui, d’ordinaire, saisissent les
générations appelées à enfanter de grandes choses : toutes les fois qu’une
époque est travaillée par le vague pressentiment de quelque nouveauté, comme
ce qui doit venir lui est inconnu, elle commence par se troubler et
s’effrayer, et d’abord il lui semble que le monde va périr. Le Xe siècle
était, en quelque sorte, malade de la révolution qu’il portait dans ses
flancs ; et quelle révolution que ces croisades qui allaient éclater dans le
siècle suivant ! L’affliction
des chrétiens de Jérusalem se trouva tout à coup adoucie par la mort du
calife Hakem, leur oppresseur : « Le méchant calife Hakem, dit Guillaume de
Tyr, sortit de ce monde. Daher, qui lui succéda, permit aux fidèles de
rebâtir l’église du Saint-Sépulcre. L’empereur de Constantinople, dont les
fidèles avaient imploré la charité, fournit de son propre trésor les sommes
nécessaires à cette reconstruction. Trente-sept années après que le temple de
la Résurrection eut été renversé, il se releva tout à coup : image de
Jésus-Christ lui-même, qui, vainqueur de la mort, sortit glorieux de la nuit
du tombeau. » On a pu
voir par les exemples du seigneur Frotmond et de Cencius que le pèlerinage à
Jérusalem était quelquefois imposé comme pénitence canonique : dans le XIe
siècle ces exemples étaient fréquents. Le voyage aux saints lieux était
particulièrement ordonné en expiation à ceux qui s’étaient souillés du sang
de leurs frères, à ceux qui avaient détourné les richesses de l’Église, et
aux infracteurs de la trêve de Dieu. Les grands pécheurs étaient condamnés à
quitter pour un temps leur patrie et à mener une vie errante comme Caïn.
Cette manière de faire pénitence s’accordait mieux avec le caractère actif et
inquiet des peuples de l’Occident ; on doit ajouter que la dévotion des
pèlerinages a été reçue et même encouragée dans toutes les religions
anciennes et modernes, tant elle tient de près aux sentiments les plus
naturels de l’homme. Si la vue d’une terre qu’ont habitée des héros et des
sages, lors même que leur histoire ne se lie à aucune de nos croyances,
suffit pour réveiller en nous de nobles et touchants souvenirs ; si l’âme du
philosophe se trouve émue à l’aspect des ruines profanes de Palmyre, de
Memphis ou d’Athènes, quelles profondes émotions ne devaient pas éprouver les
chrétiens sur les lieux mêmes sanctifiés par la présence de leur Dieu, et qui
offraient à leurs yeux comme à leur imagination le berceau de cette foi vive
dont ils étaient animés ! Ne peut-on pas penser d’ailleurs que ces
pérégrinations lointaines entraient dans les vues générales de la Providence,
qui veut que les peuples éloignés se rapprochent les uns des autres et
communiquent entre eux pour se civiliser ? Les
chrétiens de l’Occident, presque tous malheureux dans leur patrie, et qui
souvent oubliaient leurs maux dans des voyages lointains, semblaient n’être
occupés qu’à rechercher sur la terre les traces d’une Divinité secourable ou
de quelque saint personnage. Il n’était point de province qui n’eût un martyr
ou un apôtre, dont ils allaient implorer l’appui ; point de ville ou de lieu
solitaire qui ne conservât la tradition d’un miracle et n’eût une chapelle
ouverte aux pèlerins. Les plus coupables des pécheurs ou les plus fervents
des fidèles s’exposaient à de plus grands périls et se rendaient dans les
lieux les plus éloignés. Tantôt ils dirigeaient leur course pieuse vers la
Pouille et la Calabre : ils visitaient le mont Gargan, célèbre par
l’apparition de saint Michel, ou le mont Cassin, fameux par les miracles de
saint Benoît ; tantôt ils traversaient les Pyrénées, et, dans un pays livré
aux Sarrasins, allaient prier devant les reliques de saint Jacques, patron de
la Galice. Les uns, comme le roi Robert, se rendaient à Rome et se
prosternaient sur les tombeaux des apôtres saint Pierre et saint Paul ; les
autres allaient jusqu’en Égypte, où Jésus-Christ avait passé son enfance, et
parcouraient les solitudes de Thèbes et de Memphis, habitées par les disciples
de Paul et d’Antoine. Un
grand nombre de pèlerins se dirigeaient vers la Palestine ; ils arrivaient à
Jérusalem par la porte d’Éphraïm, où ils payaient un tribut aux Sarrasins.
Après s’être préparés par le jeûne et la prière, ils se présentaient dans
l’église du Saint-Sépulcre, couverts d’un drap mortuaire qu’ils conservaient
avec soin toute leur vie, et dans lequel ils étaient ensevelis après leur
mort. Ils parcouraient avec un saint respect la montagne de Sion, celle des
Oliviers, la vallée de Josaphat ; ils quittaient Jérusalem pour visiter
Bethléem, où naquit le Sauveur du monde, le mont Thabor, où il fut
transfiguré, et tous les lieux qui avaient été témoins de ses miracles. Les
pèlerins allaient ensuite se baigner dans les eaux du Jourdain, et
cueillaient dans le territoire de Jéricho des palmes qu’ils rapportaient en
Occident. Tels
étaient la dévotion et l’esprit du Xe et du XIe siècle, que la plupart des
chrétiens auraient cru montrer une coupable indifférence pour la religion,
s’ils n’avaient entrepris quelques pèlerinages. Celui qui avait échappé à
quelque danger ou triomphé de ses ennemis, prenait le bâton de pèlerin et se mettait
en route pour les saints lieux ; celui qui avait obtenu par ses prières la
conservation d’un père ou d’un fils, allait en remercier le ciel loin de ses
foyers et dans les lieux consacrés par les traditions religieuses. Souvent un
père vouait au pèlerinage son enfant au berceau, et le premier devoir d’un
fils, lorsqu’il sortait de l’enfance, était d’accomplir le vœu de ses
parents. Plus d’une fois un songe, une apparition au milieu du sommeil imposait
à un chrétien l’obligation de faire un pèlerinage. Ainsi l’idée de ces pieux
voyages ne tenait pas seulement à des sentiments religieux, mais elle se
mêlait à toutes les vertus comme à toutes les faiblesses du cœur de l’homme,
à tous les chagrins comme à toutes les joies de la terre. On
accueillait partout les pèlerins, et, pour prix de l’hospitalité, on ne leur
demandait que leurs prières : c’était là bien souvent le seul trésor qu’ils
eussent emporté avec eux. Un d’entre eux, qui voulait s’embarquer à
Alexandrie pour la Palestine, se présenta sur un navire avec son bourdon et
sa panetière, et pour payer son passage offrit un livre des Évangiles. Les
pèlerins n’avaient dans leur route d’autre défense contre les attaques des
méchants que la croix de Jésus-Christ, et d’autres guides que ces anges à qui
Dieu a dit de veiller sur ses enfants et de les diriger dans toutes leurs
voies. Les persécutions qu’ils éprouvaient dans leur voyage ajoutaient à la
réputation des pèlerins, et les recommandaient à la vénération des fidèles.
L’excès de leur dévotion leur inspirait souvent le mépris des dangers.
L’histoire cite un moine nommé Richard, abbé de Saint-Viton à Verdun, qui,
arrivé dans le pays des infidèles, s’arrêtait à la porte des villes pour
célébrer l’office divin, et, sans cesse exposé aux outrages, aux violences
des musulmans, mettait sa gloire à souffrir toutes sortes de maux pour la
cause de Jésus-Christ. Le plus
grand mérite aux yeux des fidèles, après celui du pèlerinage, était de se
vouer au service des pèlerins. Des hospices étaient bâtis sur les bords des
fleuves, sur le haut des montagnes, au milieu des villes, dans les lieux
déserts, pour recevoir les voyageurs. Dès le IXe siècle, les pèlerins qui se
rendaient de la Bourgogne en Italie étaient reçus dans un monastère bâti sur
le mont Cenis. Dans le siècle suivant, deux monastères, où l’on recueillait
les voyageurs égarés, remplacèrent les temples des idoles sur les monts de
Joux, qui dès lors perdirent le nom qu’ils avaient reçu du paganisme et
prirent celui du pieux fondateur, saint Bernard de Menton. Les chrétiens qui
partaient pour la Judée trouvaient sur les frontières de la Hongrie et dans
les provinces de l’Asie Mineure un grand nombre de ces asiles fondés par la
charité. Des
chrétiens établis à Jérusalem et dans plusieurs villes de la Palestine
allaient au-devant des pèlerins et s’exposaient à mille dangers pour les
conduire dans leur route. La ville sainte avait des hospices pour recevoir
tous les voyageurs. Dans l’un de ces hospices, les femmes qui faisaient le
voyage de la Palestine étaient reçues par des religieuses vouées aux
pratiques de la charité. Les marchands d’Amalfi, de Venise, de Gênes, les
plus riches d’entre les pèlerins, plusieurs princes de l’Occident, fournissaient
par leurs aumônes à l’entretien de ces maisons ouvertes aux pauvres
voyageurs. Chaque année, des moines d’Orient venaient en Europe recueillir
les tributs que s’imposait la piété des chrétiens. Un
pèlerin était comme un être privilégié parmi les fidèles. Lorsqu’il avait
terminé son voyage, il acquérait la réputation d’une sainteté particulière.
Son départ et son retour étaient célébrés par des cérémonies religieuses.
Lorsqu’il allait se mettre en route, un prêtre lui présentait, avec la
panetière et le bourdon, des langes marqués de la croix ; on répandait l’eau
sainte sur ses vêtements, et le clergé l’accompagnait en procession jusqu’à
la prochaine paroisse. Revenu dans sa patrie, le pèlerin rendait grâces à
Dieu de son retour, et présentait au prêtre une palme pour être déposée sur
l’autel de l’église, comme une marque de son voyage heureusement terminé. Les
pauvres, dans leurs pèlerinages, trouvaient des secours assurés contre la
misère. En revenant dans leur pays, ils recueillaient d’abondantes aumônes.
La vanité portait quelquefois les riches à entreprendre ces longs voyages, ce
qui fait dire au moine Glaber que plusieurs chrétiens allaient à Jérusalem
pour se faire admirer et raconter à leur retour des choses merveilleuses.
Plusieurs étaient entraînés par l’amour de l’oisiveté et du changement,
d’autres par l’envie de parcourir des régions nouvelles. Il n’était pas rare
de trouver des chrétiens qui avaient passé leur vie dans les saints
pèlerinages et qui avaient vu plusieurs fois Jérusalem. Tous
les pèlerins étaient obligés d’emporter avec eux une lettre de leur prince ou
de leur évêque : « Au nom de Dieu, y est-il dit, nous faisons savoir à votre
grandeur — pu à votre sainteté — que le porteur des présentes lettres, notre
frère, nous a demandé la permission d’aller paisiblement visiter en
pèlerinage — ici le nom du lieu —, dans l’intention de réparer ses fautes ou
de prier pour notre conservation ; c’est pourquoi nous lui avons expédié ces
présentes lettres, dans lesquelles, en vous présentant nos salutations, nous
vous prions, pour l’amour de Dieu et de saint Pierre, de le recevoir comme
votre hôte, et de lui être utile, pendant son voyage ou son retour, de
manière qu’il revienne sain et sauf dans ses foyers. Comme c’est votre bonne
coutume, faites-lui passer des jours heureux, et que le Dieu qui règne
éternellement vous protège et vous garde dans son royaume. » Cette précaution
pour les pèlerinages lointains devait prévenir beaucoup de désordres : aussi
l’histoire ne raconte pas une seule violence exercée par quelqu’un de ces
nombreux voyageurs dont la foule couvrait les chemins de l’Orient. On sait
que les musulmans portaient plus loin encore que les chrétiens la dévotion du
pèlerinage. Cette disposition leur inspira des sentiments de tolérance pour
les pieux voyageurs venus de l’Occident. Souvent les portes de Jérusalem
s’ouvrirent à la fois pour les disciples du Coran qui allaient visiter la
mosquée d’Omar, et pour ceux de l’Évangile qui allaient adorer Jésus-Christ
sur son tombeau : les uns et les autres trouvaient dans la ville sainte une
égale protection lorsque la paix régnait en Orient et que les révolutions des
empires ou les événements de la guerre ne venaient point réveiller les
défiances des maîtres de la Syrie et de la Palestine. Chaque année, à
l’époque des fêtes de Pâques, des troupes innombrables de pèlerins arrivaient
dans la Judée pour célébrer le mystère de la rédemption, et pour assister au
miracle du feu sacré que la multitude des fidèles croyait voir descendre du
ciel sur les lampes du saint sépulcre. Parmi
les pèlerins célèbres du XIe siècle, se présente d’abord le comte d’Anjou,
Foulque, dit Nerra, ou le Noir. L’histoire l’accuse d’avoir fait mourir sa
première épouse et de s’être plusieurs fois souillé du sang innocent.
Poursuivi par la haine publique et par les cris de sa propre conscience, il
lui semblait que les nombreuses victimes immolées à sa vengeance ou à son
ambition sortaient de leurs tombeaux pour troubler son sommeil et lui
reprocher sa barbarie. Afin d’échapper à ces cruelles images, qui le
suivaient en tous lieux, Foulque quitta ses États et se rendit en habit de
pèlerin dans la Palestine. Les tempêtes qu’il essuya dans les mers de Syrie
lui rappelèrent les menaces de la colère divine et redoublèrent l’ardeur de
ses sentiments pieux. Lorsqu’il fut arrivé à Jérusalem, il parcourut les rues
de la sainte cité, la corde au cou, battu de verges par ses serviteurs et
répétant à haute voix ces paroles : Seigneur, ayez pitié d'un chrétien
infidèle et parjure, d'un pécheur errant loin de son pays. Pendant son séjour
dans la Palestine, il distribua de nombreuses aumônes, soulagea la misère des
pèlerins, et laissa partout des souvenirs de sa dévotion et de sa charité. Les
chroniques contemporaines se plaisent à raconter la fraude pieuse à l’aide de
laquelle Foulque trompa les Sarrasins, pour être admis en présence du saint
tombeau ; mais la gravité de l’histoire ne nous permet point de répéter la
relation trop naïve des vieux chroniqueurs. Le comte d’Anjou, rentré dans ses
États, voulut voir sous ses yeux une image des lieux qu’il avait visités, et
fit bâtir, près du château de Loches, une église semblable à celle du
Saint-Sépulcre. C’est là qu’il implorait chaque jour la clémence divine ;
mais ses prières n’avaient point encore fléchi le Dieu de miséricorde.
Bientôt il sentit renaître dans son cœur le trouble qui l’avait si longtemps
agité. Foulque se mit en route une seconde fois pour se rendre à Jérusalem,
où il édifia de nouveau les fidèles par les expressions de son repentir et
les austérités de sa pénitence. Revenu en Europe par l’Italie, il délivra le
souverain Pontife d’un ennemi formidable qui ravageait l’État romain. Le pape
récompensa son zèle, loua sa dévotion, et lui donna l’absolution de tous ses
péchés. Le noble pèlerin revint enfin dans son comté, rapportant avec lui une
foule de reliques, dont il orna les églises de Loches et d’Angers. Dès lors
il s’occupa, au sein de la paix, de faire bâtir des monastères et des villes,
ce qui lui acquit le surnom de grand Édificateur, comme ses nombreux
pèlerinages l’avaient fait surnommer le Palmier. Ses services et ses
bienfaits lui méritèrent les bénédictions de l’Église et celles de ses
peuples, qui remerciaient le ciel d’avoir rappelé leur prince à la modération
et à la vertu. Foulque semblait n’avoir plus rien à craindre de la justice de
Dieu ni de celle des hommes ; mais tels étaient le cri de sa conscience et le
tourment de son âme agitée, que rien ne pouvait le défendre contre ses
propres remords et lui rendre la paix qu’il avait cherchée deux fois auprès
du tombeau de Jésus-Christ. Le malheureux prince résolut de faire un
troisième pèlerinage à Jérusalem. La Palestine le revit bientôt arrosant de
nouvelles larmes le tombeau de Jésus-Christ et remplissant les lieux saints
de ses gémissements. Après avoir visité la terre sainte et recommandé son âme
aux prières des anachorètes chargés de recevoir et de consoler les pèlerins,
il quitta Jérusalem pour revenir dans sa patrie, qu’il ne devait plus revoir
: il tomba malade et mourut à Metz, en 1040. Son corps fut transporté et
enseveli au monastère du Saint-Sépulcre, qu’il avait fait bâtir près de
Loches. On déposa son cœur dans une église de Metz, où se voyait encore, plusieurs
siècles après sa mort, un mausolée qu’on appelait le Tombeau de Foulque,
comte d’Anjou. Dans le
même temps, Robert, duc de Normandie, père de Guillaume le Conquérant, accusé
d’avoir fait empoisonner son frère Richard, partit pour la terre sainte. Il
s’en allait, dit la vieille chronique de Normandie, tout nu-pieds et en
lange, accompagné de grant foison de chevaliers, de barons et aultres gens.
Passant à Rome, Robert fit revêtir d’un riche manteau la statue équestre de
Constantin, qui était faite d’airain, disant que les Romains fesoient petite
révérence à leur seigneur, puisqu’ils ne pouvaient lui donner un mantel dans
tout un an. Arrivé à Constantinople, le duc de Normandie dédaigna le luxe et
les présents de l’empereur, et parut à la cour comme le plus simple des
pèlerins. Robert, qui, d’après ses propres paroles, mettait plus de prix aux maux
qu’il souffrait pour Jésus-Christ qu’à la meilleure ville de son duché,
supporta pieusement les fatigues et les ennuis du pèlerinage. Tombé malade
dans l’Asie Mineure, il refusa les services des chrétiens de sa suite, et se
fit porter par des Sarrasins dans une litière. Un pèlerin de la Normandie,
l’ayant rencontré, lui demanda s’il avait des ordres à lui donner pour son
pays : « Va dire à mon peuple, répondit le duc, qu’on a vu un prince chrétien
porté en paradis par des diables. » Robert trouva à la porte de Jérusalem une
foule de pèlerins qui n’avaient pas de quoi payer le tribut aux infidèles ;
ces pauvres pèlerins attendaient l’arrivée de quelque riche seigneur qui
daignât, par ses aumônes, leur ouvrir les portes de la ville sainte. Robert
paya pour chacun d’eux une pièce d’or. Pendant son séjour à Jérusalem, il se
fit remarquer par sa dévotion, et surtout par sa charité, qui s’étendait
jusqu’aux infidèles. Comme il revenait en Europe, il mourut à Nicée, ne
s’occupant que des reliques qu’il apportait de la Palestine, et regrettant de
n’avoir point fini ses jours dans la sainte cité. Le plus
grand bonheur pour les pèlerins, celui qu’ils demandaient au ciel comme la
récompense des souffrances d’une longue route, était de mourir dans la ville
où Jésus-Christ était mort. Lorsqu’ils se présentaient devant le sépulcre du
Fils de Dieu, ils avaient coutume d’adresser au Sauveur cette prière : « Vous
qui êtes mort pour nous et qui fûtes enseveli dans ce saint lieu, prenez
pitié de notre misère, et « retirez-nous aujourd’hui de cette vallée de
larmes. » Les vieilles relations parlent d’un chrétien du pays d’Autun, nommé
Lethbald, qui, arrivé à Jérusalem, chercha la mort dans l’excès du jeûne et
des mortifications. Un jour il resta longtemps en prière sur la montagne des
Oliviers, les yeux et les bras levés vers le ciel, où Dieu semblait l’appeler
à lui. Lorsqu’il fut rentré dans l’hospice des pèlerins, il s’écria trois
fois : Gloire à toi, Seigneur ! et mourut subitement, à-la vue de ses
compagnons qui ne pouvaient assez admirer le miracle de son trépas. L’envie
de se sanctifier par le voyage de Jérusalem devint à la fin si générale, que
les troupes de pèlerins alarmèrent par leur nombre les pays qu’elles
traversaient. Quoiqu’elles ne recherchassent point les combats, on les
désignait déjà sous le nom d’armées du Seigneur, et plusieurs monuments
historiques nous apprennent que les chrétiens portaient souvent, dans leur
pèlerinage à Jérusalem, une image de la croix comme on la porta plus tard
dans les guerres entreprises pour la délivrance du saint tombeau. Dans Tannée
1054, Lietbert, évêque de Cambrai, partit pour la terre sainte, suivi de plus
de trois mille pèlerins des provinces de Picardie et de Flandre. Lorsqu’il se
mit en marche, le peuple et le clergé l’accompagnèrent à trois lieues de la
ville, et, les yeux mouillés de larmes, demandèrent à Dieu le retour de leur
évêque et de leurs frères. Les pèlerins traversèrent l’Allemagne sans
rencontrer d’ennemis ; mais, arrivés dans la Bulgarie, ils ne trouvèrent plus
que des hommes sauvages, qui habitaient les forêts et vivaient de
brigandages. Plusieurs furent massacrés par ce peuple barbare ; quelques-uns
moururent de faim au milieu des déserts. Lietbert arriva avec peine jusqu’à
Laodicée en Syrie, s’embarqua avec ceux qui le suivaient, et fut jeté sur le
rivage de Chypre par la tempête. Il avait vu périr la plus grande partie de
ses compagnons, les autres étaient près de succomber à leur misère. Revenus à
Laodicée, ils apprirent que les plus grands dangers les attendaient sur la
route de Jérusalem. L’évêque de Cambrai sentit alors son courage
l’abandonner, et crut que Dieu lui-même s’opposait à son pèlerinage. Il
revint à travers mille dangers dans son diocèse, où il bâtit une église en
l’honneur du saint sépulcre qu’il n’avait pu voir. Dix ans
après le voyage de Lietbert, sept mille chrétiens, parmi lesquels on comptait
l’archevêque de Mayence, les évêques de Ratisbonne, de Ramberg, d’Utrecht,
partirent ensemble des bords du Rhin, pour se rendre dans la Palestine. Cette
nombreuse caravane, qui annonçait les croisades, traversa l’Allemagne, la
Hongrie, la Bulgarie, la Thrace, et fut accueillie à Constantinople par
l’empereur Constantin Ducas. Après avoir visité les églises de Byzance et les
nombreuses reliques objets de la vénération des Grecs, les pèlerins de
l’Occident traversèrent sans danger l’Asie Mineure et la Syrie ; mais,
lorsqu’ils approchèrent de Jérusalem, la vue de leurs richesses éveilla la
cupidité des Arabes bédouins qui habitaient les campagnes de Saron et de
Ramla. Attaqués par une multitude avide de leurs dépouilles, les pèlerins se
défendirent pendant trois jours dans un édifice abandonné ; accablés par la
faim et la fatigue, n’ayant pour armes que les pierres qui leur servaient
d’abri, ils proposèrent à la fin de capituler. Les négociations et les
pourparlers amenèrent tout à coup une querelle violente, et cette querelle
allait leur devenir funeste, lorsque l’émir de Ramla, averti par quelques
fugitifs, vint à leur secours, protégea leur vie, sauva leurs trésors, et,
pour un modique tribut, leur donna une escorte qui les accompagna jusqu’aux
portes de la ville sainte. Le bruit de leurs combats et de leurs périls les
avait précédés à Jérusalem. Ils y furent reçus en triomphe par le patriarche,
et conduits, au son des timbales, à la lueur des flambeaux, dans l’église du
Saint-Sépulcre. Le mont Sion, le mont des Oliviers, la vallée de Josaphat,
furent témoins des transports de leur piété. Ils ne purent visiter les rives
du Jourdain et les lieux les plus renommés de la Judée, exposés alors aux
incursions des Arabes. Après avoir perdu plus de trois mille de leurs
compagnons, ils revinrent en Europe raconter leurs tragiques aventures et les
dangers du pèlerinage à la terre sainte. Parmi
les pèlerinages de cette époque, l’histoire a remarqué encore ceux de Robert
le Frison, comte de Flandre, et de Bérenger II, comte de Barcelone. Bérenger
mourut en Asie, n’ayant pu supporter les pénitences rigoureuses qu’il s’était
imposées. Robert revint dans ses États, où son pèlerinage lui fit trouver
grâce auprès du clergé, qu’il avait voulu dépouiller. Ces deux princes
avaient été précédés dans la Palestine par Frédéric, comte de Verdun.
Frédéric était de l’illustre famille qui devait un jour compter parmi ses
héros Godefroi de Bouillon. En partant pour l’Orient, Frédéric avait cédé son
comté à l’évêque de Verdun. De retour en Europe, il entra dans un monastère ;
il mourut prieur de l’abbaye de Saint-Waast, près d’Arras. De
grandes calamités menaçaient alors le monde chrétien ; une nation barbare,
fléau des autres peuples, enclume qui devait peser sur toute la terre, allait
être suscitée par la colère divine ; depuis plusieurs siècles les riches
contrées de l’Orient étaient sans cesse envahies par des hordes venues de la
Tartarie : à mesure que les tribus victorieuses s’amollissaient par le luxe
et s’énervaient par les loisirs de la paix, elles ne tardaient pas à être
remplacées par d’autres, qui avaient encore toute la rudesse et toute la
barbarie des déserts. Les Turcs, sortis des contrées situées au-delà de
l’Oxus, s’étaient rendus maîtres de la Perse, où l’imprévoyante politique du
sultan Mahmoud avait reçu et toléré leurs tribus errantes. Le fils de Mahmoud
leur livra une bataille, dans laquelle il fit des prodiges de valeur : « Mais
la fortune, dit Féristha, s’était déclarée contre ses armes : il regarda
autour de lui pendant le combat, et, si on en excepte le corps qu’il
commandait, toute son armée avait dévoré les sentiers de la fuite. » Sur le
théâtre même de leur victoire les Turcs procédèrent à l’élection d’un roi.
Une multitude de traits furent rassemblés en faisceau ; sur chacun de ces
traits était écrit le nom d’une tribu, d’une famille, d’un guerrier. Un enfant
tira trois des flèches en présence de toute l’armée, et le sort donna la
couronne à Togrul-Bel, petit-fils de Seldjouc. Togrul-Bel, dont l’ambition
égalait la bravoure, embrassa avec ses soldats la foi de Mahomet, et joignit
bientôt au titre de conquérant de la Perse celui de protecteur de la religion
musulmane. Les
rives du Tigre et de l’Euphrate étaient alors troublées par la révolte des
émirs, qui se partageaient les dépouilles des califes de Bagdad. Le calife
Cayen implora le secours de Togrul, et promit la conquête de l’Asie au
nouveau maître de la Perse. Togrul, qu’il avait nommé son vicaire temporel,
se mit en marche à la tête d’une armée, dispersa les factieux et les
rebelles, ravagea les provinces, et vint dans Bagdad se prosterner aux pieds
du calife, qui proclama le triomphe de ses libérateurs et leurs droits sacrés
à l’empire. Au milieu d’une cérémonie imposante, Togrul fut successivement
revêtu de sept robes d’honneur ; on lui présenta sept esclaves nés dans les
sept climats de l’empire des Arabes ; pour emblème de sa domination sur
l’Orient et sur l’Occident, on lui ceignit deux cimeterres, et deux couronnes
furent placées sur sa tête. L’empire
que le vicaire de Mahomet montrait à l’ambition des nouveaux conquérants fut
bientôt envahi par leurs armes. Sous le règne d’Alp-Arslan et de
Maleck-Schah, successeurs de Togrul, les sept branches de la dynastie de
Seldjouc se partagèrent les plus vastes royaumes de l’Asie. Trente ans
s’étaient à peine écoulés depuis que les Turcs avaient conquis la Perse, et
déjà leurs colonies militaires et pastorales s’étendaient de l’Oxus jusqu’à
l’Euphrate, et de l'Indus jusqu’à l'Hellespont. Un
lieutenant de Maleck-Schah porta la terreur de ses armes sur les bords du
Nil, et s’empara de la Syrie, soumise aux califes Fatimites. La Palestine
tomba au pouvoir des Turcs, le drapeau noir des Abbassides fut arboré sur les
murs de Jérusalem. Les vainqueurs n’épargnèrent ni les chrétiens ni les
enfants d’Ali, que le calife de Bagdad représentait comme des ennemis de
Dieu. La garnison égyptienne fut massacrée ; les mosquées et les églises
furent livrées au pillage. La ville sainte nagea dans le sang des chrétiens
et des musulmans. C’est
ici que l’histoire peut dire avec l’Ecriture que Dieu avait livré ses enfants
à ceux qui les haïssaient. Comme la domination des nouveaux conquérants de la
Syrie et de la Judée était récente et mal affermie, elle se montra inquiète,
jalouse et violente. Les chrétiens eurent à souffrir des calamités que leurs
pères n’avaient point connues sous les règnes des califes de Bagdad et du
Caire. Lorsque
les pèlerins de l’Église latine, après avoir traversé des contrées ennemies
et couru mille dangers, arrivaient dans la Palestine, les portes de la ville
sainte ne s’ouvraient que pour ceux qui pouvaient payer une pièce d’or, et,
comme la plupart étaient pauvres et qu’on les avait dépouillés dans leur
route, ils erraient misérablement autour de cette Jérusalem pour laquelle ils
avaient tout quitté. Le plus grand nombre périssaient par la soif, la faim,
la nudité, ou par le glaive des barbares. Ceux qui parvenaient à entrer dans
la ville n’étaient point à l’abri des plus grands périls : les menaces et les
sanglants outrages des musulmans les poursuivaient au Calvaire, sur le mont
Sion et dans tous les lieux qu’ils allaient visiter. Lorsqu’ils étaient
assemblés dans les églises avec leurs frères de la sainte cité, une multitude
furieuse venait interrompre par ses cris l’office divin, foulait aux pieds
les vases sacrés, montait sur les autels mêmes du Dieu vivant, outrageait et
battait de verges le clergé revêtu de la robe des pontifes et de la tunique
des lévites. Plus le peuple fidèle montrait de ferveur dans sa dévotion et
ses prières, plus les musulmans redoublaient de violence ; l’excès de leur
barbarie éclatait surtout à l’époque des fêtes solennelles ; et, chaque
année, les jours les plus révérés dans l’Église chrétienne, ceux où naquit le
Sauveur du monde, où il mourut et où il ressuscita, étaient marqués par la
persécution et la mort de ses disciples. Les
pèlerins qui revenaient en Europe racontaient ce qu’ils avaient vu, ce qu’ils
avaient souffert. Leurs récits, exagérés par la renommée et volant de bouche
en bouche, arrachaient des larmes à tous les fidèles. Tandis
que les Turcs, sous les ordres de Toutousch et d’Ortock, désolaient la Syrie
et la Palestine, d’autres tribus de cette nation, conduites par Soliman,
neveu de Maleck-Schah, avaient pénétré dans l’Asie Mineure. Elles s’étaient
emparées de toutes les provinces que traversaient les pèlerins de l’Occident
pour arriver à Jérusalem. Ces contrées, où les apôtres de l’Évangile avaient
commencé à faire entendre leur voix, où la religion chrétienne avait jeté ses
premières clartés, la plupart des villes grecques dont les noms s’étaient
mêlés glorieusement aux annales de l’Église naissante, avaient subi le joug
des infidèles. L’étendard du prophète de la Mecque flottait sur les murs
d’Édesse, d’Iconium, de Tarse, d’Antioche. Nicée était devenue le siège d’un
empire musulman ; on insultait à la divinité de Jésus-Christ dans cette ville
où le premier concile œcuménique l’avait déclarée un article de foi. La
pudeur des vierges avait été immolée à la brutalité des vainqueurs. Des
milliers d’enfants avaient été circoncis. Partout le Coran remplaçait les
lois de la Grèce et celles de l’Évangile. Les tentes noires ou blanches des
Turcs couvraient les plaines et les montagnes de la Bithynie et de la
Cappadoce, et leurs troupeaux erraient parmi les ruines des monastères et des
églises. Jamais
les Grecs n’avaient eu des ennemis plus cruels et plus redoutables que les
Turcs. Tandis que la cour d’Alp-Arslan et de Maleck-Schah étalait la
magnificence et recueillait les lumières des anciens Persans, tout le reste
de la nation était barbare et conservait, au milieu des peuples vaincus, les
mœurs féroces et sauvages de la Tartarie. Les enfants de Seldjouc aimaient
mieux vivre sous la tente que dans les villes ; ils se nourrissaient du lait
de leurs troupeaux et dédaignaient l’agriculture et le commerce, persuadés
que la guerre devait fournir à tous leurs besoins. Pour eux la patrie était
partout où triomphaient leurs armes, dans tous les lieux qui leur offraient
de riches pâturages. Lorsqu’ils se transportaient d’un pays dans un autre,
tous ceux de la même famille marchaient ensemble ; ils entraînaient avec eux
tout ce qu’ils aimaient, tout ce qu’ils possédaient. Une vie toujours
errante, de fréquentes querelles qui éclataient parmi les hordes rivales,
entretenaient leur esprit militaire. Chaque guerrier portait son nom écrit
sur un javelot, et jurait de le faire respecter de ses ennemis. Les Turcs
montraient tant d’ardeur pour les combats, qu’il suffisait à un chef
d’envoyer ses flèches ou son arc à ceux de sa tribu pour les appeler à la
guerre. Ils supportaient la faim, la soif et la fatigue avec une patience qui
les rendait invincibles. L’Orient n’avait aucun peuple qui les surpassât dans
l’art de conduire un cheval et de lancer un trait ; rien n’égalait
l’impétuosité de leur attaque : redoutables même dans la fuite, ils se
montraient implacables dans la victoire. Ils n’étaient conduits, dans leurs
expéditions, ni par la gloire ni par l’honneur, mais par l’amour de la
destruction et du pillage. Le
bruit de leurs invasions avait retenti parmi les peuplades qui demeuraient
au-delà du Caucase et de la mer Caspienne ; de nouvelles émigrations venaient
chaque jour fortifier leurs armées. Comme ils étaient dociles dans la guerre,
turbulents et rebelles dans la paix, les chefs les conduisaient sans cesse à
de nouveaux combats. Maleck-Schah, pour se débarrasser de ses lieutenants,
bien plus que pour les récompenser, leur avait permis de conquérir les terres
des Grecs et des Égyptiens. Ils levèrent facilement des armées auxquelles on
promettait les dépouilles des ennemis du Prophète et de son vicaire légitime.
Tous ceux qui n’avaient point pris de part au butin des guerres précédentes,
accoururent en foule sous les drapeaux, et les richesses de la Grèce furent
bientôt la proie des cavaliers turcs qu’on avait vus sortir de leurs déserts
avec un feutre de laine et des étriers de bois. De toutes les hordes soumises
à la dynastie de Seldjouc, celles qui envahirent la Syrie et l’Asie Mineure
étaient les plus pauvres, les plus grossières et les plus intrépides. Dans
l’excès de leur misère, les Grecs des provinces conquises osaient à peine
porter leurs regards vers les souverains de Byzance, qui n’avaient point eu
le courage de les défendre, et qui ne leur laissaient aucun espoir de voir
finir leurs maux. L’empire grec se précipitait vers sa ruine au milieu des
révolutions et des guerres civiles. Depuis le règne d’Héraclius,
Constantinople avait vu onze de ses empereurs mis à mort dans leurs propres
palais. Six de ces maîtres du monde avaient terminé leurs jours dans
l’obscurité des cloîtres ; plusieurs avaient été mutilés, privés de la vue,
envoyés en exil ; la pourpre, flétrie par tant de révolutions, ne décorait
plus que de méchants princes ou des hommes sans caractère et sans vertu. Ils
ne s’occupaient que de leur conservation personnelle, et partageaient leur
pouvoir avec les complices de leurs crimes, qu’ils redoutaient sans cesse ;
souvent même ils sacrifiaient des villes et des provinces, pour acheter des
ennemis quelques moments de sécurité, et semblaient n’avoir rien à demander à
la fortune, si ce n’est que l’empire durât autant que leur propre vie. Une rapide
décadence se faisait sentir partout. Dans leurs disputes théologiques les
Grecs avaient perdu le véritable esprit de l’Évangile, et chez eux tout,
jusqu’à la religion, était corrompu. Une bigoterie universelle, dit
Montesquieu, abattait les courages et engourdissait l’empire. Toutes les
vertus qui animent le patriotisme avaient disparu ; la ruse et la perfidie
étaient décorées du nom de politique et recevaient les mêmes éloges que la
valeur ; les Grecs trouvaient aussi glorieux de tromper leurs ennemis que de
les vaincre. Leurs soldats se faisaient suivre à la guerre par des chariots
légers qui portaient leurs armes. Ils avaient perfectionné toutes les
machines qui peuvent suppléer à la bravoure dans les sièges et dans les
batailles. Leurs armées déployaient un grand appareil militaire, mais elles
manquaient de combattants. Les Grecs n’avaient guère conservé de leurs
ancêtres qu’un caractère turbulent et séditieux qui se mêlait à leurs mœurs
efféminées, et qui éclatait surtout au milieu des dangers de la patrie. La
discorde agitait sans cesse l’armée et le peuple ; on se disputait encore
avec acharnement un empire menacé de toutes parts, et dont on abandonnait la
défense à des barbares. L’empire grec avait d’abord été menacé par les
disciples de Mahomet ; la conquête de Constantinople était pour les Arabes
comme une des promesses du Coran ; dès les premiers temps de l’hégire, la
Syrie, l’Égypte, plusieurs provinces, tombèrent au pouvoir des nouveaux
conquérants ; plus tard les sectateurs du Prophète passèrent la chaîne du
Taurus, et se répandirent dans l’Asie Mineure sans qu’on s’en émût dans la
capitale de l’empire. Dès lors il fut aisé de voir que Constantinople ne
deviendrait jamais une barrière contre l’islamisme, et qu’elle serait un jour
la porte par où les défenseurs du Coran pénétreraient dans l’Europe
chrétienne. Il y eut des successeurs de Constantin qui entreprirent d’arrêter
les progrès des musulmans ; mais ils ne furent jamais secondés par leurs
peuples, et plusieurs périrent victimes de leur patriotisme. Tandis
que l’empire d’Orient touchait ainsi à son déclin et semblait miné par le
temps et par la corruption, l’Occident était dans l’enfance des sociétés ; il
ne restait plus rien de l’empire et des lois de Charlemagne. Les peuples
n’avaient presque point de rapports entre eux, et ne se rapprochaient que le
fer et la flamme à la main ; l’Église, la royauté, les nations, les royaumes,
tout était mêlé et confondu ; nulle puissance n’était assez forte pour
arrêter les progrès de l’anarchie et les abus de la féodalité. Quoique
l’Europe fût pleine de soldats et couverte de châteaux forts, les États
restaient souvent sans appui contre leurs ennemis, et n’avaient point
d’armées pour leur propre défense. Au milieu de la confusion générale, il n’y
avait de sécurité que dans les camps et les forteresses, tour à tour la
sauvegarde et la terreur des bourgs et des campagnes. Les plus grandes villes
n’offraient aucun asile à la liberté ; la vie des hommes était comptée pour
si peu de chose, qu’on pouvait, avec quelques pièces de monnaie, acheter
l’impunité du meurtre. C’est le glaive à la main qu’on invoquait la justice,
c’est par le glaive qu’on poursuivait la réparation des torts et des injures.
La langue des barons et des seigneurs n’avait point de mots pour exprimer le
droit des gens ; la guerre était toute leur science ; elle était toute la
politique des princes et des États. Cependant
cette barbarie des peuples de l’Occident ne ressemblait point à celle des
Turcs, dont la religion et les mœurs repoussaient toute espèce de
civilisation et de lumières ; ni à celle des Grecs, qui n’étaient plus qu’un
peuple corrompu. Tandis que les uns avaient tous les vices d’un État presque
sauvage, et les autres toute la corruption d’un État en décadence, il se
mêlait aux mœurs barbares des Francs quelque chose d’héroïque et de généreux
qui semblait tenir des passions de la jeunesse. La barbarie grossière des
Turcs leur faisait mépriser tout ce qui était noble et grand ; les Grecs
avaient une barbarie savante et polie qui les remplissait de dédain pour
l’héroïsme et les vertus militaires. Les Francs étaient aussi braves que les
Turcs, et mettaient plus de prix à la gloire que les autres peuples. Le
sentiment d’honneur qui créa en Europe la chevalerie, dirigeait leur bravoure
et leur tenait lieu quelquefois de justice et de vertu. La
religion chrétienne, que les Grecs avaient réduite à de petites formules et à
de vaines pratiques de superstition, ne leur inspirait jamais de grands
desseins et de nobles pensées. Chez les peuples d’Occident, comme on n’avait
point encore soumis à de fréquentes disputes les dogmes du christianisme, la
doctrine de l’Évangile conservait plus d’empire sur les esprits ; elle
disposait mieux les cœurs à l’enthousiasme, et formait à la fois des saints
et des héros. Quoique la religion ne prêchât pas toujours sa morale avec
succès et qu’on abusât de son influence, elle tendait cependant à adoucir les
mœurs des peuples barbares qui avaient envahi l’Europe ; elle prêtait au
faible son autorité sainte ; elle inspirait une crainte salutaire à la force,
et corrigeait souvent les injustices des lois humaines. Au
milieu des ténèbres qui couvraient l’Europe, la religion chrétienne
conservait la langue latine ; cette langue, qui avait déjà connu une
civilisation, gardait seule la mémoire des temps passés, et seule pouvait
tenir lieu de règle et d’expérience aux sociétés naissantes. Tandis que le
despotisme et l’anarchie se partageaient les villes et les royaumes, les
peuples invoquaient la religion contre la tyrannie, les princes l’invoquaient
contre la licence et la révolte. Souvent, dans le trouble des États, le titre
de chrétien inspira plus de respect et réveilla plus d’enthousiasme que le
titre de citoyen romain dans l’ancienne Rome. Dans l’excès même de leur
barbarie, les nations semblaient ne reconnaître d’autres législateurs que les
Pères des conciles, d’autre code que l’Évangile et les saintes Écritures.
L’Europe pouvait être considérée comme une société religieuse où la
conservation de la foi était le plus grand intérêt, où les hommes
appartenaient plus à l’Église qu’à la patrie. Dans cet état de choses, il
était facile d’enflammer l’esprit des peuples en leur présentant la cause de
la religion et des chrétiens à défendre. Dix ans
avant l’invasion de l’Asie Mineure par les Turcs, Michel Ducas, successeur de
Romain Diogène, avait imploré le secours du pape et des princes de
l’Occident. Il avait promis de faire tomber toutes les barrières qui
séparaient l’Église grecque de l’Église romaine, si les Latins prenaient les
armes contre les infidèles. Grégoire VII occupait alors la chaire de saint
Pierre ; ses talents, ses lumières, l’audace et l’inflexibilité de son
caractère, le rendaient capable des plus grandes entreprises. L’espoir
d’étendre l’empire de la religion et le pouvoir du Saint-Siège en Orient lui
fit accueillir les humbles supplications de Michel Ducas : il exhorta les
fidèles à prendre les armes contre les musulmans, et s’engagea à les conduire
lui-même en Asie. « Les maux des chrétiens d’Orient, disait-il dans ses
lettres, l’avaient ému jusqu’à lui faire désirer la mort ; il aimait mieux
exposer sa vie pour délivrer les saints lieux, que de commander à tout
l’univers. » Entraînés par ses exhortations, cinquante mille chrétiens
prirent l’engagement de suivre Grégoire à Constantinople et à Jérusalem. Mais
le pontife ne tint point la promesse qu’il avait faite, et les affaires de
l’Europe, où son ambition était plus intéressée que dans celles de l’Asie,
vinrent suspendre l’exécution de ses projets. Chaque
jour la puissance des papes s’augmentait par les progrès du christianisme et
par le besoin même qu’on avait de sortir de la barbarie. Rome était devenue
une seconde fois la capitale du monde, et semblait avoir repris, sous
Hildebrand, l'empire qu’elle avait eu sous les Césars. Armé du double glaive
de Pierre, Grégoire soutint hautement que tous les royaumes étaient du
domaine du Saint-Siège et que son autorité devait être universelle comme
l’Église dont il était le chef. De pareilles prétentions, qui eurent d’abord
pour motifs l’indépendance du sanctuaire et la réforme du monde chrétien,
engagèrent le pontife dans de violents démêlés avec l’empereur d’Allemagne.
Il voulut aussi dicter des lois à la France, à l’Espagne, à la Suède, à la
Pologne, à l’Angleterre, et, ne s’occupant plus que de se faire reconnaître
pour l’arbitre des États, il lança ses anathèmes jusque sur le trône de
Constantin, qu’il avait voulu défendre, et ne songea plus à délivrer
Jérusalem. Après
la mort de Grégoire, Victor III, quoiqu’il suivît la politique de son
prédécesseur et qu’il eût à la fois à combattre l’empereur d’Allemagne et le
parti de l’antipape Guibert, ne négligea point l’occasion de faire la guerre
aux musulmans. Les Sarrasins qui habitaient l’Afrique troublaient la
navigation de la Méditerranée, et menaçaient les côtes d’Italie. Victor
invita les chrétiens à prendre les armes, et leur promit la rémission de tous
leurs péchés s’ils allaient combattre les infidèles. Les habitants de Pise,
de Gênes et de plusieurs autres villes, poussés par le zèle de la religion et
par l’envie de défendre leur commerce, équipèrent des flottes, levèrent des
troupes, et firent une descente sur les côtes d’Afrique, où, si l’on en croit
les chroniques du temps, ils taillèrent en pièces une armée de cent mille
Sarrasins. Pour qu’on fût assuré, dit Baronius, que Dieu s’intéressait à la
cause des chrétiens, le jour même où les Italiens triomphèrent des ennemis de
Jésus-Christ, la nouvelle en fut portée miraculeusement au-delà des mers.
Après avoir livré aux flammes deux villes, Al-Mahadia et Sibila, bâties dans
l’ancien territoire de Carthage, et forcé un roi de la Mauritanie à payer un
tribut au Saint-Siège, les Génois et les Pisans revinrent en Italie, où les
dépouilles des vaincus furent employées à l’ornement des églises. Cependant
le pape Victor mourut sans avoir pu réaliser le projet d’attaquer les
infidèles en Asie. La gloire de délivrer Jérusalem appartenait à un simple
pèlerin, qui ne tenait sa mission que de son zèle et n’avait d’autre
puissance que la force de son caractère et de son génie. Quelques-uns donnent
à Pierre l’Ermite une origine obscure ; d’autres le font descendre d’une
famille noble de Picardie ; tous s’accordent à dire qu’il avait un extérieur
grossier. Né avec un esprit actif et inquiet, il chercha dans toutes les
conditions de la vie un bonheur qu’il ne put trouver. L’étude des lettres, le
métier des armes, le célibat, le mariage, l’état ecclésiastique, ne lui
avaient rien offert qui pût remplir son cœur et satisfaire son âme ardente.
Dégoûté du monde et des hommes, Pierre se retira parmi les cénobites les plus
austères. Le jeûne, la prière, la méditation, le silence de la solitude,
exaltèrent son imagination. Dans ses visions, il entretenait un commerce
habituel avec le ciel, et se croyait l’instrument de ses desseins, le
dépositaire de ses volontés. Il avait la ferveur d’un apôtre, le courage d’un
martyr. Son zèle ne connaissait point d’obstacles, et tout ce qu’il désirait
lui semblait facile. Lorsqu’il parlait, les passions dont il était agité
animaient ses gestes et ses paroles et se communiquaient à ses auditeurs :
rien ne résistait ni à la force de son éloquence, ni à l’entraînement de son
exemple. Tel fut l’homme extraordinaire qui donna le signal des croisades, et
qui, sans fortune et sans renommée, par le seul ascendant des larmes et des
prières, parvint à ébranler l’Occident pour le précipiter tout entier sur
l’Asie. Le
bruit des pèlerinages en Orient fit sortir Pierre de sa retraite. Il suivit
dans la Palestine la foule des chrétiens qui allaient visiter les saints
lieux. A l’aspect de Jérusalem, il fut plus ému que tous les autres pèlerins
: mille sentiments contraires vinrent agiter son âme exaltée. Dans cette
ville, qui conservait partout les marques de la miséricorde et de la colère
divines, tout enflamma sa charité, irrita sa dévotion et son zèle, le remplit
tour à tour de respect, de terreur et d’indignation. Après avoir suivi ses
frères sur le Calvaire et au tombeau de Jésus-Christ, il se rendit auprès du
patriarche de Jérusalem. Les cheveux blancs de Siméon, sa figure vénérable,
et surtout la persécution qu’il avait éprouvée, lui méritèrent toute la
confiance de Pierre : ils pleurèrent ensemble sur les maux des chrétiens.
L’Ermite, le cœur ulcéré, le visage baigné de larmes, demanda s’il ne pouvait
pas y avoir un terme, un remède à tant de calamités. « Ô le plus fidèle des
chrétiens, lui dit le patriarche, ne voyez-vous pas que nos iniquités nous
ont fermé l’accès de la miséricorde du Seigneur ? L’Asie est au pouvoir des
musulmans ; tout l’Orient est tombé dans la servitude ; aucune puissance de
la terre ne peut nous secourir. » A ces paroles, Pierre interrompit Siméon,
et lui fit entendre qu’un jour peut-être les guerriers d’Occident seraient
les libérateurs de Jérusalem. « Oui, sans doute, répliqua le patriarche :
quand nos afflictions seront au comble, quand Dieu sera touché de nos
misères, il amollira le cœur des princes de l’Occident, et les enverra au
secours de la ville sainte. » A ces mots, Pierre et Siméon ouvrirent leurs
âmes à l’espérance, et s’embrassèrent en versant des larmes de joie. Le
patriarche résolut d’implorer par ses lettres le secours du pape et des
princes de l’Europe. L’Ermite jura d’être l’interprète des chrétiens d’Orient
et d’armer l’Occident pour leur délivrance. Après
cet entretien, l’enthousiasme de Pierre n’eut plus de bornes : il fut
persuadé que le ciel lui-même l’avait chargé de venger sa cause. Un jour
qu’il était prosterné devant le saint sépulcre, il crut entendre la voix de
Jésus-Christ qui lui disait : « Pierre, lève-toi ; cours annoncer les
tribulations de mon peuple ; il est temps que mes serviteurs soient secourus
et les saints lieux délivrés. » Plein de l’esprit de ces paroles qui
retentissaient sans cesse à son oreille, chargé des lettres du patriarche, il
quitte la Palestine, traverse les mers, débarque sur les côtes d’Italie, et
va se jeter aux pieds du pape. La chaire de saint Pierre était alors occupée
par Urbain II, qui avait été le disciple et le confident de Grégoire et de
Victor. Urbain embrassa avec ardeur un projet dont ses prédécesseurs avaient
eu la première pensée ; il reçut Pierre comme un prophète, applaudit à son
dessein, et le chargea d’annoncer la prochaine délivrance de Jérusalem. L’ermite
Pierre traversa l’Italie, passa les Alpes, parcourut la France et la plus
grande partie de l’Europe, embrasant tous les cœurs du zèle dont il était
dévoré. Il voyageait monté sur une mule, un crucifix à la main, les pieds
nus, la tête découverte, le corps ceint d’une grosse corde, couvert d’un long
froc et d’un manteau d’ermite de l’étoffe la plus grossière. La singularité
de ses vêtements était un spectacle pour le peuple ; l’austérité de ses
mœurs, sa charité, la morale qu’il prêchait, le faisaient révérer comme un
saint. L’Ermite
allait de ville en ville, de province en province, implorant le courage des
uns, la pitié des autres, tantôt il se montrait dans la chaire des églises,
tantôt il prêchait dans les chemins et sur les places publiques. Son
éloquence était vive et emportée, remplie d’apostrophes véhémentes qui
entraînaient la multitude. Il rappelait la profanation des saints lieux et le
sang des chrétiens versé par torrents dans les rues de Jérusalem ; il
invoquait tour à tour le ciel, les saints, les anges, qu’il prenait à témoin
de la vérité de ses récits ; il s’adressait à la montagne de Sion, à la roche
du Calvaire, au mont des Oliviers, qu’il faisait retentir de sanglots et de
gémissements. Quand il ne trouvait plus de paroles pour peindre les malheurs
des fidèles, il montrait aux assistants le crucifix qu’il portait avec lui ;
il se frappait la poitrine et se meurtrissait le sein, ou versait un torrent
de larmes. Le
peuple se pressait en foule sur les traces de Pierre. Le prédicateur de la
guerre sainte était partout reçu comme un envoyé de Dieu : on s’estimait
heureux de toucher ses vêtements ; le poil arraché à la mule qu’il montait
était conservé comme une sainte relique. A sa voix, les différends
s’apaisaient dans les familles, les pauvres étaient secourus, la débauche
rougissait de ses excès ; on ne parlait que des vertus de l’éloquent cénobite
; on racontait ses austérités et ses miracles ; on répétait ses discours à
ceux qui ne les avaient point entendus et qui n’avaient pu s’édifier par sa
présence. Souvent
il rencontrait dans ses courses des chrétiens d’Orient bannis de leur patrie
et parcourant l’Europe en demandant l’aumône. L’ermite Pierre les présentait
au peuple comme des témoignages vivants de la barbarie des infidèles ; en
montrant les lambeaux dont ils étaient couverts, le saint orateur s’élevait
avec violence contre leurs oppresseurs et leurs bourreaux. A ce spectacle,
les fidèles éprouvaient tour à tour les plus vives émotions de la pitié et
les fureurs de la vengeance ; tous déploraient dans leurs cœurs les malheurs
et la honte de Jérusalem. Le peuple élevait la voix vers le ciel pour
demander à Dieu qu’il daignât jeter un regard sur sa ville de prédilection :
les uns offraient leurs richesses, les autres leurs prières ; tous
promettaient de donner leur vie pour la délivrance des saints lieux. Au
milieu de cette agitation générale, Alexis Comnène, qui était menacé par les
Turcs, envoya au pape des ambassadeurs pour solliciter les secours des
Latins. Quelque temps avant cette ambassade, il avait adressé aux princes de
l’Occident des lettres dans lesquelles il leur racontait d’une manière
lamentable les conquêtes des Turcs dans l’Asie Mineure. « Ces hordes
sauvages, qui, dans leurs débauches et dans l’ivresse de la victoire, avaient
outragé la nature et l’humanité, étaient aux portes de Byzance, et, sans le
prompt secours de tous les peuples chrétiens, la ville de Constantin allait
tomber sous la plus affreuse domination. Alexis rappelait aux princes de la
chrétienté les saintes reliques renfermées dans Constantinople, et les
conjurait de sauver de la profanation des infidèles ce dépôt sacré. Après
avoir étalé la splendeur et les richesses de sa capitale, il exhortait les
chevaliers et les barons à venir les défendre ; il leur offrait ses trésors
pour prix de leur courage, et leur vantait la beauté des femmes grecques,
dont l’amour devait payer les exploits de ses libérateurs. » Ainsi rien
n’était oublié pour flatter les passions et réveiller l’enthousiasme des
guerriers de l’Occident. « L’invasion des Turcs était, aux yeux d’Alexis, le
plus grand des malheurs qu’eût à redouter le chef d’un royaume chrétien, et,
pour écarter un pareil danger, tout lui paraissait juste et convenable. Il
pouvait supporter l’idée de perdre sa couronne, mais non la honte de voir ses
États soumis aux lois de Mahomet ; s’il devait un jour perdre l’empire, il
s’en consolait d’avance, pourvu que la Grèce échappât au joug des musulmans
et devînt le partage des Latins. » Pour
répondre aux prières d’Alexis et aux vœux des fidèles, le souverain Pontife
convoqua à Plaisance un concile, afin d’y exposer les périls de l’Église
grecque et de l’Église latine d’Orient. Les prédications de Pierre avaient
tellement préparé les esprits, que plus de deux cents évêques et archevêques,
quatre mille ecclésiastiques et trente mille laïques, obéirent à l’invitation
du Saint-Siège. Le concile se trouva si nombreux, qu’il fut obligé de
s’assembler dans une plaine voisine de la ville. Dans
cette assemblée des fidèles, tous les regards se portèrent sur les
ambassadeurs d’Alexis : leur présence au milieu d’un concile latin annonçait
assez les désastres de l’Orient. Lorsqu’ils eurent exhorté les princes et les
guerriers à sauver Constantinople et Jérusalem, Urbain appuya leurs discours
et leurs prières de toutes les raisons que pouvaient lui fournir les intérêts
de la chrétienté et la cause de la religion. Cependant le concile de
Plaisance ne prit aucune résolution sur la guerre contre les infidèles. Il
n’avait pas seulement pour objet la délivrance de la terre sainte : les
déclarations de l’impératrice Adélaïde, qui vint révéler sa propre honte et
celle de son époux, les anathèmes contre l’empereur d’Allemagne et contre
l’antipape Guibert, occupèrent plusieurs jours l’attention d’Urbain et des
Pères du concile. D’autres
raisons expliqueraient le peu d’effet que produisit la prédication d’Urbain
dans le concile de Plaisance. Les peuples d’Italie, auxquels s’adressait le
souverain Pontife, étaient livrés à l’esprit de commerce, et les
préoccupations mercantiles ne vont guère avec l’enthousiasme religieux ; de
plus, l’Italie se trouvait fortement distraite par un esprit de liberté qui
enfantait des troubles et portait à négliger les intérêts de la religion. On
peut ajouter que la puissance pontificale, parfois réduite à de dures
extrémités, avait perdu quelque chose de son prestige, quelque chose de son
influence, pour les peuples d’au-delà des Alpes. Tandis que le monde chrétien
révérait dans Urbain le formidable successeur de Grégoire, les Italiens, dont
il avait quelquefois imploré la charité, ne connaissaient que ses disgrâces
et ses malheurs ; sa présence ne réchauffait point leur zèle, et ses
décisions n’étaient pas toujours des lois pour ceux qui l’avaient vu, du sein
de la misère et de l’exil, forger les foudres lancés sur les trônes de
l’Occident. Le
prudent Urbain n’entreprit point de réveiller l’ardeur des Italiens ; il
pensa d’ailleurs que leur exemple n’était pas propre à entraîner les autres
nations. Pour prendre un parti décisif sur la guerre sainte et pour
intéresser tous les peuples à son succès, il résolut d’assembler un second
synode au sein d’une nation belliqueuse et, dès ces temps reculés, accoutumée
à donner l’impulsion à l’Europe. Le nouveau concile, assemblé à Clermont en
Auvergne, ne fut ni moins nombreux ni moins respectable que celui de
Plaisance : les saints et les docteurs les plus renommés vinrent l’honorer de
leur présence et l’éclairer de leurs conseils. La ville de Clermont put à
peine recevoir dans ses murs tous les princes, les ambassadeurs et les
prélats qui s’étaient rendus au concile : « de sorte que, dit une ancienne
chronique, vers le milieu du mois de novembre, les villes et villages des
environs se trouvèrent remplis de peuple, et furent plusieurs contraints de
faire dresser leurs tentes et pavillons au milieu des champs et des prairies,
encore que la saison et le pays fussent pleins d’extrême froidure. » Avant
de s’occuper de la guerre sainte, le concile porta d’abord son attention sur
la réforme du clergé et de la discipline ecclésiastique ; il s’occupa ensuite
de mettre un frein à la licence des guerres entre particuliers. Dans ces
temps barbares, les simples chevaliers vengeaient leurs injures par la voie
des armes. Pour le plus léger motif, on voyait quelquefois des familles se
déclarer une guerre qui durait plusieurs générations ; l’Europe était pleine
de troubles occasionnés par ces hostilités. Dans l’impuissance des lois et
des gouvernements, l’Église employa souvent son utile influence pour rétablir
la tranquillité : plusieurs conciles avaient interdit les guerres entre
particuliers pendant quatre jours de la semaine, et leurs décrets avaient
invoqué les vengeances du ciel contre les perturbateurs du repos public. Le
concile de Clermont renouvela la trêve de Dieu. Depuis le dimanche au
commencement du jeûne jusqu’à la seconde férié au lever du soleil après
l’octave de la Pentecôte, depuis la quatrième férie qui précède l'Avent du
Seigneur au soleil couchant jusqu’à l’octave de l’Épiphanie, il était défendu
à tout homme d’en provoquer un autre, de le tuer, de le blesser, ou d’enlever
du bétail ou du butin. La même défense était faite pour toutes les semaines
de l’année, depuis la quatrième férie au soleil couchant jusqu’à la seconde
férié au soleil levant, et pour toutes les fêtes de l’année, les fêtes de
sainte Marie et des Apôtres avec leurs vigiles. Le concile décida, en outre,
que toutes les églises et leurs parvis, les croix sur les chemins, les moines
et les clercs. les religieuses et les femmes, les pèlerins, les marchands
avec leurs domestiques, les bœufs, les chevaux de labour, les hommes
conduisant leur charrue, les bergers avec leurs troupeaux, jouiraient d’une
paix perpétuelle, et resteraient toujours à l’abri de la violence et du
brigandage. Tout chrétien, depuis l’âge de douze ans, devait jurer de se
soumettre à la trêve de Dieu et de s’armer contre ceux qui refuseraient leur
serment et leur soumission à cette loi. Tous ceux qui ne jureraient pas
d’obéir à la trêve de Dieu devaient être frappés d’anathème. Ainsi
on proclamait tout à la fois la paix de Dieu et la guerre de Dieu. Le concile
fit beaucoup de règlements pour la discipline ecclésiastique et la réforme de
l’Eglise ; mais tous ces décrets, l’excommunication même prononcée contre le
roi de France Philippe Ier, ne purent détourner l’attention générale d’un
objet qu’on regardait comme bien plus important : la captivité et les
malheurs de Jérusalem. L’enthousiasme,
le fanatisme, qui s’accroît toujours dans les nombreuses réunions, était
porté à son comble. Urbain satisfit enfin l’impatience des fidèles. Le
concile tint sa dixième séance dans la grande place de Clermont, qui se
remplit bientôt d’une foule immense. Suivi de ses cardinaux, le pape monta
sur une espèce de trône qu’on avait dressé pour lui ; à ses côtés on vit
paraître l’ermite Pierre, avec le bâton de pèlerin, et le manteau de laine
qui lui avait attiré partout l’attention et le respect de la multitude.
L’apôtre de la guerre sainte parla le premier des outrages faits à la foi du
Christ : il rappela les profanations et les sacrilèges dont il avait été
témoin ; les tourments et les persécutions qu’un peuple sans Dieu faisait
souffrir à ceux qui allaient visiter les saints lieux. Il avait vu des
chrétiens chargés de fers, traînés en esclavage, attelés au joug comme des
bêtes de somme ; il avait vu les oppresseurs de Jérusalem vendre aux enfants
du Christ la permission de saluer le tombeau de leur Dieu, leur arracher
jusqu’au pain de la misère, et tourmenter la pauvreté elle-même pour en
obtenir des tributs ; il avait vu les ministres du Tout-Puissant arrachés au
sanctuaire, battus de verges et condamnés à une mort ignominieuse. En
racontant les malheurs et la honte des chrétiens, Pierre avait le visage
abattu et consterné ; sa voix était étouffée par des sanglots ; sa vive
émotion pénétrait tous les cœurs. Urbain
parla après Pierre l’Ermite, et s’exprima en ces termes : « Vous venez
d’entendre l’envoyé des « chrétiens d’Orient. Il vous a dit le sort
lamentable de Jérusalem et du peuple de Dieu ; il vous a dit comment la ville
du roi des rois, qui transmit aux autres les préceptes d’une foi pure, a été
contrainte de servir aux superstitions des païens ; comment le tombeau
miraculeux où la mort n’avait pu garder sa proie, ce tombeau, source de la
vie future, sur lequel s’est levé le soleil de la résurrection, a été souillé
par ceux qui ne doivent ressusciter eux-mêmes que pour servir de paille au
feu éternel. L’impiété victorieuse a répandu ses ténèbres sur les plus riches
contrées de l’Asie : Antioche, Éphèse, Nicée, sont devenues des cités
musulmanes ; les hordes barbares des Turcs ont planté leurs étendards sur les
rives de l'Hellespont, d’où elles menacent tous les pays chrétiens. Si Dieu
lui-même, armant contre elles ses enfants, ne les arrête dans leur marche
triomphante, quelle nation, quel royaume pourra leur fermer les portes de
l’Occident ? » Le
souverain pontife s’adressait à toutes les nations chrétiennes ; il
s’adressait surtout aux Français ; c’est dans leur courage que l’Église
plaçait son espoir ; c’est parce qu’il connaissait leur bravoure et leur
piété que le pape avait traversé les Alpes et qu’il leur apportait la parole
de Dieu. A mesure que le pontife prononçait son discours, ses auditeurs se
pénétraient des sentiments dont il était animé ; il cherchait tour à tour à
exciter, dans le cœur des chevaliers et des barons qui l’écoutaient, l’amour
de la gloire, l’ambition des conquêtes, 1 enthousiasme religieux, et surtout
la compassion pour leurs frères les chrétiens. « Le peuple digne de louanges,
leur disait-il, ce peuple que le Seigneur notre Dieu a béni, gémit et
succombe sous le poids des outrages et des exactions les plus honteuses. La
race des élus subit d’indignes persécutions ; la rage impie des Sarrasins n’a
respecté ni les vierges du Seigneur, ni le collège royal des prêtres. Ils ont
chargé de fers les mains des infirmes et des vieillards ; des enfants
arrachés aux embrassements maternels oublient maintenant chez les barbares le
nom du Dieu véritable ; les hospices qui attendaient les pauvres voyageurs
sur la route des saints lieux ont reçu sous leur toit profané une nation perverse
; le temple du Seigneur a été traité comme un homme infâme, et les
ornements du sanctuaire ont été enlevés comme des captifs. Que vous dirai-je
de plus ? Au milieu de tant de maux, qui aurait pu retenir dans leurs
demeures désolées les habitants de Jérusalem, les gardiens du Calvaire, les
serviteurs et les concitoyens de l’Homme-Dieu, s’ils ne s’étaient pas imposé
la loi de recevoir et de secourir les pèlerins, s’ils n’avaient pas craint de
laisser sans prêtre, sans autels, sans cérémonies religieuses, une terre
toute couverte encore du sang de Jésus-Christ ? «
Malheur à nous, mes enfants et mes frères, qui avons vécu dans ces jours de
calamités ! Sommes-nous donc venus dans ce siècle réprouvé du ciel, pour voir
la désolation de la ville sainte, et pour rester en paix lorsqu’elle est
livrée entre les mains de ses ennemis ? Ne vaut-il pas mieux mourir dans la
guerre que de supporter plus longtemps cet horrible spectacle ? Pleurons tous
ensemble sur nos fautes qui ont armé la colère divine ; pleurons, mais que
nos larmes ne soient point comme la semence jetée sur le sable, et que la
guerre sainte s’allume au feu de notre repentir ; que l’amour de nos frères
nous anime au combat et soit plus fort que la mort même contre les ennemis du
peuple chrétien. «
Guerriers qui m’écoutez, poursuivait l’éloquent pontife, vous qui cherchez
sans cesse de vains prétextes de guerre, réjouissez-vous, car voici une
guerre légitime : le moment est venu de montrer si vous êtes animés d’un vrai
courage ; le moment est venu d’expier tant de violences commises au sein de
la paix, tant de victoires souillées par l’injustice. Vous qui fûtes si
souvent la terreur de vos concitoyens et qui vendez pour un vil salaire vos
bras aux fureurs d’autrui, armés du glaive des Machabées, allez défendre la
maison d'Israël, qui est la vigne du Seigneur des armées. Il ne s’agit plus
de venger les injures des hommes, mais celles de la Divinité ; il ne s’agit
plus de l’attaque d’une ville ou d’un château, mais de la conquête des lieux
saints. Si vous triomphez, les bénédictions du ciel et les royaumes de l’Asie
seront votre partage ; si vous succombez, vous aurez la gloire de mourir aux
mêmes lieux que Jésus-Christ, et Dieu n’oubliera point qu’il vous aura vus
dans sa milice sainte. Que de lâches affections, que des sentiments profanes
ne vous retiennent point dans vos foyers ; soldats du Dieu vivant, n’écoutez
plus que les gémissements de Sion ; brisez tous les liens de la terre, et
ressouvenez-vous de ce qu’a dit le Seigneur : Celui qui aime son père ou sa
mère plus que moi, n’est pas digne de moi, quiconque abandonnera sa maison,
ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou son héritage, pour
mon nom, sera récompensé au centuple, et possédera la vie éternelle. » Ce
discours d’Urbain pénétrait, embrasait tous les cœurs, et ressemblait à la
flamme ardente descendue du ciel. L’assemblée des fidèles, entraînée par un
enthousiasme que jamais l’éloquence humaine n’avait inspiré, se leva tout
entière et fit entendre ces mots : Dieu le veut ! Dieu le veut ! Ce cri
unanime fut répété à plusieurs reprises ; il retentit au loin dans la cité de
Clermont, et jusque sur les montagnes du voisinage. Quand le calme fut
rétabli : « Vous voyez ici, poursuivit le saint pontife, l’accomplissement de
la promesse divine : Jésus-Christ « a déclaré que, lorsque ses disciples
s’assembleraient en son nom, il serait au milieu d’eux ; oui, le Sauveur « du
monde est maintenant au milieu de vous, et c’est lui-même qui vous inspire
les accents que je viens « d’entendre. Que ces paroles : Dieu le veut !
soient désormais votre cri de guerre, et qu’elles annoncent « partout la
présence du Dieu des armées. » En achevant ces mots, Urbain montra à
l’assemblée des chrétiens le signe de leur rédemption. « C’est
Jésus-Christ lui-même, leur dit-il, qui sort de son tombeau et qui vous
présente sa croix : elle sera le signe élevé entre les nations qui doit
réunir les enfants dispersés d’Israël ; portez-la sur vos épaules ou sur
votre poitrine ; qu’elle brille sur vos armes et sur vos étendards ; elle
deviendra pour vous le gage de la victoire ou la palme du martyre ; elle vous
rappellera sans cesse que Jésus-Christ est mort pour vous et que vous devez
mourir pour lui. » Lorsqu’Urbain
eut cessé de parler, l’agitation fut grande ; on n’entendait plus que ces
acclamations : Dieu le veut ! Dieu le veut ! qui étaient comme la voix de
tout le peuple chrétien. Le cardinal Grégoire, qui monta depuis sur la chaire
de saint Pierre sous le nom d’Innocent, prononça à haute voix une formule de
confession générale ; tous les assistants se prosternèrent à genoux, se
frappèrent la poitrine, et reçurent l’absolution de leurs péchés. Adhémar
de Monteil, évêque du Puy, demanda le premier à entrer dans la voie de Dieu,
et prit la croix des mains du pape ; plusieurs évêques suivirent son exemple.
Raymond, comte de Toulouse, s’excusa, par ses ambassadeurs, de n’avoir pu
assister au concile de Clermont ; il avait déjà combattu les Sarrasins en
Espagne ; il promettait d’aller les combattre en Asie, suivi de ses plus
fidèles guerriers. Les barons et les chevaliers qui avaient entendu les
exhortations d’Urbain firent tous le serment de venger la cause de
Jésus-Christ ; ils oublièrent leurs propres querelles, et jurèrent de
combattre ensemble les ennemis de la foi chrétienne ; tous les fidèles
promirent de respecter les décisions du concile, et décorèrent leurs
vêtements d’une croix rouge, de drap ou de soie ; ils prirent dès lors le nom
de croisés, et le nom de croisade fut donné à la guerre qu’on allait faire
aux Sarrasins. Les
fidèles sollicitèrent Urbain de se mettre à leur tête ; mais le pontife, qui
n’avait point encore triomphé de l’antipape Guibert, et qui poursuivait à la
fois par ses anathèmes le roi de France et l’empereur d’Allemagne, ne pouvait
quitter l’Europe sans compromettre la puissance et la politique du Saint-Siège.
Il refusa d’être le chef de la croisade, et nomma l’évêque du Puy son légat
apostolique auprès de l’armée des chrétiens. Il
promit à tous les croisés la rémission entière de leurs péchés. Leurs
personnes, leurs familles, leurs biens, furent mis sous la protection de
l’Église et des apôtres saint Pierre et saint Paul. Le concile déclara que
toute violence exercée envers les soldats de Jésus-Christ devait être punie
par l’anathème, et recommanda ses décrets en faveur des croisés à la
vigilance des prêtres et des évêques. Il régla la discipline, fixa l’époque
du départ de ceux qui s’étaient enrôlés dans la milice sainte ; et, de peur
que la réflexion n’en retînt quelques-uns dans leurs foyers, il menaça
d’excommunication tous ceux qui ne rempliraient pas leurs serments. La
renommée publia partout la guerre qu’on venait de déclarer aux infidèles.
Urbain parcourut lui-même plusieurs provinces de France, pour achever son
ouvrage aussi heureusement commencé. Dans les villes de Rouen, d’Angers, de
Tours, de Nîmes, il assembla des conciles, où la noblesse, le clergé et le
peuple accoururent pour entendre le père des fidèles et pleurer avec lui sur
les malheurs de Sion. Dans tous les diocèses, dans toutes les paroisses, les
évêques et les simples pasteurs ne cessaient de bénir des croix pour les
fidèles qui promettaient de s’armer pour la délivrance de la terre sainte.
L’Église a conservé dans ses annales les formules des prières récitées dans
cette cérémonie. Le prêtre, après avoir invoqué le secours du Dieu qui a fait
le ciel et la terre, priait le Seigneur de bénir, dans sa bonté paternelle,
la croix des pèlerins, comme il avait béni autrefois la verge d’Aaron ; il
conjurait la miséricorde divine de ne point abandonner dans les périls ceux
qui allaient combattre pour Jésus-Christ, et de leur envoyer cet ange Gabriel
qui avait été autrefois le fidèle compagnon de Tobie. S’adressant ensuite à
chaque pèlerin prosterné devant lui, le prêtre lui disait après lui avoir
attaché la croix sur la poitrine : « Reçois ce signe, image de la passion et
de la mort du Sauveur du monde, afin que dans ton voyage le malheur ni le
péché ne puissent t’atteindre, et que tu reviennes plus heureux et surtout
meilleur parmi les tiens. » L’auditoire répondait, amen, et le saint
enthousiasme qu’inspirait cette cérémonie, se répandant de proche en proche,
achevait d’embraser tous les cœurs. On eût
dit que les Français n’avaient plus d’autre patrie que la terre sainte, et
qu’ils lui devaient le sacrifice de leur repos, de leurs biens et de leur
vie. Cet enthousiasme, qui n’avait plus de bornes, ne tarda pas à se
communiquer aux autres peuples chrétiens : il gagna l’Angleterre, encore
ébranlée par la conquête récente des Normands ; l’Allemagne, troublée par les
anathèmes de Grégoire et d’Urbain ; l’Italie, agitée par les factions ;
l’Espagne même, qui combattait les Sarrasins sur son propre territoire. Tel
était l’ascendant de la religion outragée par les infidèles, telle fut
l’influence de l’exemple donné par les Français, que toutes les nations
chrétiennes oublièrent soudain ce qui faisait l’objet de leur ambition ou de
leurs alarmes, et fournirent à la croisade les soldats dont elles avaient
besoin pour se défendre elles-mêmes. Tout l’Occident retentit de ces paroles
: Celui qui ne porte pas sa croix et ne vient pas avec moi, n’est pas
digne de moi. La
situation où se trouvait l’Europe contribua sans doute à augmenter le nombre
des pèlerins : « Toutes choses allaient dans un tel désordre, dit
Guillaume de Tyr, qu’il semblait que le monde penchât vers son déclin et que
la seconde venue du Fils de l’homme dût être prochaine. » Partout le peuple,
comme nous l’avons déjà dit, gémissait dans une horrible servitude ; une
disette affreuse, qui désolait depuis plusieurs années la France et la
plupart des royaumes de l’Occident, avait enfanté toutes sortes de calamités,
de crimes et de brigandages. Des villages, des villes même restaient sans
habitants et tombaient en ruines. Les peuples abandonnèrent sans regret une
terre qui ne pouvait plus les nourrir et ne leur offrait ni repos ni sécurité
: l’étendard de la croix leur parut un sûr asile contre la misère et
l’oppression. D’après les décrets du concile de Clermont, les croisés se
trouvaient affranchis d’impôts, ils ne pouvaient être poursuivis pour dettes
pendant leur voyage. Au seul nom de la croix, les lois suspendaient leurs
menaces, la tyrannie ne pouvait saisir ses victimes, ni la justice même des
coupables parmi ceux que l’Église adoptait pour ses défenseurs. L’assurance
de l’impunité, l’espoir d’un meilleur sort, l’amour même de la licence, et
l’envie de secouer les chaînes les plus sacrées, firent accourir la multitude
sous les bannières de la croisade. Beaucoup
de seigneurs qui n’avaient point d’abord pris la croix et qui voyaient partir
leurs vassaux sans pouvoir les arrêter, se déterminèrent à les suivre comme
chefs militaires pour conserver quelque chose de leur autorité. La plupart
des comtes et des barons n’hésitèrent point d’ailleurs à quitter l’Europe,
que le concile de Clermont venait de déclarer en état de paix et qui ne
devait plus leur offrir l’occasion de signaler leur valeur ; ils avaient tous
beaucoup de crimes à expier : « On leur promettait, dit Montesquieu, de les
expier en suivant leur passion dominante ; ils prirent donc la croix et les
armes. » L’Église
n’avait point encore renoncé à l’usage d’imposer des pénitences publiques.
Beaucoup de pécheurs rougissaient de reconnaître ainsi leurs fautes devant
leurs concitoyens et leurs proches : ils aimèrent mieux courir le monde et
s’exposer aux dangers et aux fatigues d’un pèlerinage lointain. D'un autre
côté, le tribunal de la pénitence ordonnait quelquefois aux fidèles, surtout
aux guerriers, de s’ensevelir dans la retraite et d’éviter avec scrupule la
dissipation et les combats. Qu’on juge de la révolution qui dut s’opérer dans
les esprits, lorsque l’Église elle-même sonna tout à coup la trompette
guerrière, et qu’elle présenta comme agréables à Dieu l’amour des conquêtes,
la gloire de vaincre, l’ardeur pour les périls, dont on s’accusait naguère
comme d’un péché. On peut croire que ces nouveautés dans la discipline
ecclésiastique ne favorisèrent point l’amélioration des mœurs ; mais il est
certain qu’elles servirent merveilleusement la guerre sainte et qu’elles
augmentèrent beaucoup le nombre des pèlerins et des vengeurs du saint
tombeau. Le
clergé donna lui-même l’exemple. La plupart des évêques, qui portaient le
titre de comte ou de baron et qui faisaient souvent la guerre pour soutenir
les droits de leurs évêchés, crurent devoir s’armer pour la cause de
Jésus-Christ. Les prêtres, pour donner plus de poids à leurs prédications,
prirent eux-mêmes la croix ; un grand nombre de pasteurs résolurent de suivre
leur troupeau jusqu’à Jérusalem ; quelques-uns d’entre eux, comme nous le
verrons dans la suite, avaient sans doute présents à la pensée les évêchés de
l’Asie, et cédaient à l’espoir d’occuper un jour les sièges les plus renommés
de l’Eglise d’Orient. Au
milieu de l’anarchie et des troubles qui désolaient l’Europe depuis le règne
de Charlemagne, il s’était formé une association de nobles chevaliers qui
parcouraient le monde en cherchant des aventures : ils avaient fait le
serment de protéger l’innocence, de secourir les faibles opprimés, et de
combattre les infidèles. La religion, qui avait consacré leur institution et
béni leur épée, les appela à sa défense, et l’ordre de la chevalerie, qui dut
une grande partie de son éclat et de ses progrès à la guerre sainte, compta
un grand nombre de ses guerriers qui se rangèrent sous les drapeaux de la
croix. L’ambition
ne fut peut-être pas étrangère à leur dévouement pour la cause de
Jésus-Christ. Si la religion promettait ses récompenses à ceux qui allaient
combattre pour elle, la fortune leur promettait aussi les richesses et les
trônes de la terre. Ceux qui revenaient d’Orient parlaient avec enthousiasme
des merveilles qu’ils avaient vues, des riches provinces qu’ils avaient
traversées. On savait que deux ou trois cents pèlerins normands avaient
conquis la Pouille et la Sicile sur les Sarrasins. Toutes les terres occupées
par les infidèles semblaient devoir appartenir aux preux chevaliers qui
n’avaient pour toute richesse que leur naissance, leur bravoure et leur épée. On ne
doit pas oublier cependant que l’enthousiasme religieux était le premier et
principal mobile qui mettait tout le monde chrétien en mouvement. Dans les
temps ordinaires, les hommes suivent leurs penchants naturels et n’obéissent
qu’à leurs inclinations ; mais, au temps dont nous parlons, la dévotion du
pèlerinage, qui devenait plus vive en se communiquant, et qu’on, pouvait
appeler, selon l’expression de saint Paul, la folie de la croix, était une
passion ardente et jalouse qui parlait plus haut que toutes les autres. On ne
voyait plus la religion que dans la guerre contre les Sarrasins, et la
religion qu’on entendait ainsi ne permettait point à ses défenseurs
enthousiastes de voir une autre félicité, une autre gloire que celle qu’elle
présentait à leur imagination exaltée. L’amour de la patrie, les liens de la
famille, les plus tendres affections du cœur furent sacrifiés aux idées et
aux opinions qui entraînaient alors toute l’Europe. La modération était une
lâcheté, l’indifférence une trahison, l’opposition un attentat sacrilège. Le
pouvoir des lois n’était compté pour rien parmi ceux qui croyaient combattre
pour la cause de Dieu. Les sujets reconnaissaient à peine l’autorité des
princes et des seigneurs dans tout ce qui concernait la guerre sainte ; le
maître et l’esclave n’avaient d’autre titre que celui de chrétien, d’autre
devoir à remplir que celui de défendre la religion les armes à la main. L’imagination
du peuple voyait chaque jour tant de prodiges, que toute la nature semblait
avoir été appelée à proclamer la volonté du ciel. « Je prends Dieu à témoin,
dit l’abbé Guibert, qu’habitant à cette « époque Beauvais, je vis une fois,
au milieu du jour, quelques nuages disposés les uns sur les autres un « peu
obliquement, et de telle sorte qu’on eût pu tout au plus leur trouver la
forme d’une cigogne ou d’une « grue, quand tout à coup des milliers de voix,
s’élevant de tous côtés, annoncèrent qu’une croix venait de « paraître dans
le ciel. » Le même chroniqueur rapporte qu’une petite femme avait entrepris
le voyage de Jérusalem ; une oie, instruite à je ne sais quelle nouvelle
école, dit Guibert, et faisant bien plus que ne comporte sa nature dépourvue
de raison, marchait en se balançant à la suite de cette femme : aussitôt la
renommée, volant avec rapidité, répandit dans les châteaux et dans les
villages la nouvelle que les oies étaient envoyées à la conquête de Jérusalem
! C’était
une honte que de n’avoir pas reçu une inspiration particulière pour la guerre
sainte, comme si Dieu avait appelé chacun des fidèles à la délivrance de son
tombeau. Pour faire croire à un avertissement miraculeux, celui-ci, se tirant
un peu de sang, traçait sur son corps des raies en forme de croix, et les
montrait ensuite à tous les yeux ; celui-là produisait la tache dont il était
marqué à la prunelle et qui obscurcissait sa vue, comme un oracle divin qui
l’avertissait d’entreprendre le saint voyage ; un autre employait le suc des
plantes nouvelles ou toute autre espèce de préparation colorée pour tracer
sur son visage le signe de la rédemption ; de même qu’on avait coutume de se
peindre le dessous des yeux avec du fard, de même quelques pauvres pèlerins
se peignaient en vert ou en rouge, afin de pouvoir se présenter comme des
témoignages vivants des miracles du ciel. Ceux qui avaient recours à ces
pieuses fraudes, espéraient que la charité des fidèles les aiderait à suivre
la croisade. Les moines désertaient les cloîtres dans lesquels ils avaient
fait serment de mourir, et se croyaient entraînés par une inspiration divine
; les ermites sortaient de leurs solitudes, et venaient se mêler à la foule
des croisés. Ce qu’on aura peine à croire, les voleurs, les brigands
quittaient leurs retraites inconnues, venaient confesser leurs forfaits, et
promettaient, en recevant la croix, d’aller les expier dans la Palestine. Les
artisans, les marchands, les laboureurs, abandonnaient leurs travaux et leur
profession, ne songeant plus à l’avenir ni pour eux-mêmes, ni pour leurs
familles ; les barons et les seigneurs renonçaient aux domaines acquis par la
valeur et les exploits de leurs pères. Les terres, les villes, les châteaux
pour lesquels on s’était fait la guerre, perdirent tout à coup leur prix aux
yeux de leurs possesseurs, et furent donnés pour des sommes modiques à ceux
que la grâce de Dieu n’avait point touchés et qui n’étaient point appelés au
bonheur de visiter les saints lieux et de conquérir l’Orient. Les
auteurs contemporains racontent plusieurs miracles qui contribuèrent à
échauffer l’esprit de la multitude. On avait vu des étoiles se détacher du
firmament et tomber sur la terre ; mille feux inconnus couraient dans les
airs et prêtaient à la nuit la clarté du jour ; des nuages couleur de sang se
levèrent tout à coup sur l’horizon vers l’orient et vers l’occident ; une
comète menaçante parut au midi : sa forme était celle d’un glaive. On aperçut
dans les plus hautes régions du ciel des cités avec leurs tours et leurs
remparts, des armées prêtes à combattre et suivant l’étendard de la croix. Le
moine Robert rapporte que, le jour même où la croisade fut décidée au concile
de Clermont, celte décision avait été proclamée au-delà des mers. « Cette
nouvelle, ajoute-t-il, avait relevé le courage des chrétiens en Orient, et
porté tout à coup le désespoir chez les peuples de l’Arabie. » Pour comble de
prodiges, les saints et les rois des âges précédents étaient sortis de leurs
tombeaux, et plusieurs Français avaient vu l’ombre de Charlemagne exhortant
les chrétiens à combattre les infidèles. Nous ne
redirons pas tous les autres miracles rapportés par les chroniqueurs, mais
nous indiquerons le caractère magnifiquement poétique de ces présages qui
accompagnaient le vaste ébranlement de la croisade. L’imagination populaire,
ne rêvant que batailles, avait semé dans les cieux les images de la guerre ;
la nature avait été associée aux intérêts, à l’enthousiasme, aux passions de
la multitude ; toutes choses se trouvaient en harmonie avec les sentiments de
tous ; et, pour que le temps passé put aussi entrer, en quelque sorte, dans
le mouvement de cette époque, la tombe avait permis à d’illustres morts de se
mêler aux vivants. Il faut reconnaître dans ces merveilleuses visions tout le
sublime de l’épopée. Le
concile de Clermont, qui s’était tenu au mois de novembre de l’an 1093, avait
fixé le départ des croisés à la fête de l’Assomption de l’année suivante.
Pendant l’hiver, on ne s’occupa que des préparatifs du voyage pour la terre
sainte ; tout autre soin, tout autre travail fut suspendu dans les villes et
dans les campagnes. Au milieu de l’effervescence générale, la religion, qui
animait tous les cœurs, veillait à l’ordre public. Tout à coup on n’entendit
plus parler de vols, de brigandages. L’Occident se tut, et l’Europe jouit,
pendant quelques mois, d’une paix qu’elle ne connaissait plus. Parmi
les préparatifs de la croisade, on ne doit pas oublier le soin que prenaient
les croisés de faire bénir leurs armes et leurs drapeaux. Dans chaque
paroisse, le pontife ou le pasteur, après avoir répandu l’eau sainte sur les
armes déposées devant lui, priait le Seigneur tout-puissant d’accorder à
celui ou à ceux qui devaient les porter dans les combats le courage et la
force qu’il donna autrefois à David, vainqueur de l’infidèle Goliath. En
remettant à chaque chevalier l’épée qu’il avait bénie, le prêtre disait :
Recevez cette épée au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ;
servez-vous-en pour le triomphe de la foi ; mais quelle ne répande jamais le
sang innocent. La bénédiction des drapeaux se faisait avec la même solennité
: le ministre du Dieu des armées demandait au ciel que ce signal de la guerre
fût pour les ennemis du peuple chrétien, un sujet de terreur, et pour tous
ceux qui espéraient en Jésus-Christ, un gage de la victoire. Le prêtre, après
avoir répandu l’eau sacrée sur l’étendard, le remettait aux guerriers à
genoux devant lui, en disant : « Allez combattre pour la gloire « de Dieu, et
que ce signe vous fasse triompher de tous les périls. » Ces cérémonies,
inconnues jusqu’alors dans l’Eglise, attiraient un immense concours de
fidèles, et tous réunissaient leurs prières à celles du clergé pour implorer
la protection divine en faveur des soldats de Jésus-Christ. Ceux
qui avaient pris la croix s’encourageaient les uns les autres, et
s’adressaient des lettres et des ambassades pour presser le départ. Les
bénédictions du ciel semblaient être promises aux croisés qui se mettraient
les premiers en marche pour Jérusalem. Ceux mêmes qui, dans les premiers
moments, avaient blâmé le délire de la croisade, s’accusèrent de leur
indifférence pour la cause de la religion, et ne montrèrent pas moins de
ferveur que ceux qui leur avaient donné l’exemple. Tous étaient impatients de
vendre leurs possessions, et ne trouvaient plus d’acheteurs. Les croisés
dédaignaient tout ce qu’ils ne pouvaient emporter avec eux ; les produits de
la terre se vendaient à vil prix, ce qui ramena tout à coup l’abondance au
milieu même de la disette. Un de nos vieux chroniqueurs, l’abbé Guibert,
voulant peindre l’indifférence universelle pour tout ce qui n’était pas la
croisade, nous dit qu’on dédaignait comme chose vile les plus belles des
épouses et que les pierres précieuses n’avaient plus de charmes. Dès que
le printemps parut, rien ne put contenir l’impatience des croisés ; ils se
mirent en marche pour se rendre dans les lieux où ils devaient se rassembler.
Le plus grand nombre allaient à pied ; quelques cavaliers paraissaient au
milieu de la multitude ; plusieurs voyageaient montés sur des chars traînés
par des bœufs ferrés, d’autres côtoyaient la mer, descendaient les fleuves
dans des barques. Ils étaient vêtus diversement, armés de lances, d’épées, de
javelots, de massues de fer, etc. La foule des croisés offrait un mélange
bizarre et confus de toutes les conditions et de tous les rangs : des femmes
paraissaient en armes au milieu des guerriers ; la prostitution et les joies
profanes se montraient au milieu des austérités de la pénitence et de la piété.
On voyait la vieillesse à côté de l’enfance, l’opulence près de la misère ;
le casque était confondu avec le froc, la mitre avec l’épée, le seigneur avec
les serfs, le maître avec ses serviteurs. Près des villes, près des
forteresses, dans les plaines, sur les montagnes, s’élevaient des tentes, des
pavillons pour les chevaliers, et des autels, dressés à la hâte, pour
l’office divin. Partout se déployait un appareil de guerre et de fête
solennelle. D’un côté, un chef militaire exerçait ses soldats à la discipline
; de l’autre, un prédicateur rappelait à ses auditeurs les vérités de
l’Évangile : ici, le bruit des clairons et des trompettes ; plus loin, le
chant des psaumes et des cantiques. Depuis le Tibre jusqu’à l’Océan et depuis
le Rhin jusqu’au-delà des Pyrénées, on ne rencontrait que des troupes
d’hommes revêtus de la croix, jurant d’exterminer les Sarrasins, et d’avance
célébrant leurs conquêtes ; de toutes parts retentissait le cri de guerre des
croisés : Dieu le veut ! Dieu le veut ! Les
pères conduisaient eux-mêmes leurs enfants, et leur faisaient jurer de
vaincre ou de mourir pour Jésus-Christ. Les guerriers s’arrachaient des bras
de leurs épouses et de leurs familles, et promettaient de revenir victorieux.
Les femmes, les vieillards, dont la faiblesse restait sans appui,
accompagnaient leurs fils ou leurs époux à la ville la plus voisine, et, ne
pouvant se séparer des objets de leur affection, prenaient le parti de les
suivre jusqu’à Jérusalem. Ceux qui restaient en Europe enviaient le sort des
croisés et ne pouvaient retenir leurs larmes ; ceux qui allaient chercher la
mort en Asie étaient pleins d’espérance et de joie. Parmi
les pèlerins partis des côtes de la mer, on remarquait une foule d’hommes qui
avaient quitté les îles de l’Océan. Leurs vêtements et leurs armes, qu’on
n’avait jamais vus, excitaient la curiosité et la surprise. Ils parlaient une
langue qu’on n’entendait point ; et, pour annoncer qu’ils venaient défendre
les intérêts de la croix, ils élevaient deux doigts de leurs mains l’un sur
l’autre. Entraînés par leur exemple et par l’esprit d’enthousiasme répandu
partout, des familles, des villages entiers partaient pour la Palestine ; ils
étaient suivis de leurs humbles pénates ; ils emportaient leurs provisions,
leurs ustensiles, leurs meubles. Les plus pauvres marchaient sans prévoyance,
et ne pouvaient croire que celui qui nourrit les petits des oiseaux laissât
périr de misère des pèlerins revêtus de sa croix. Leur ignorance ajoutait à
leur illusion, et prêtait à tout ce qu’ils voyaient un air d’enchantement et
de prodige ; ils croyaient sans cesse toucher au terme de leur pèlerinage.
Les enfants des villageois, lorsqu’une ville ou un château se présentait à
leurs yeux, demandaient si e était là Jérusalem. Beaucoup de grands seigneurs
qui avaient passé leur vie dans leurs donjons rustiques, n’en savaient guère
plus que leurs vassaux ; ils conduisaient avec eux leurs équipages de pêche
et de chasse, et marchaient précédés d’une meute, portant leur faucon sur le
poing. Ils espéraient atteindre Jérusalem en faisant bonne chère et montrer à
l’Asie le luxe grossier de leurs châteaux. Au milieu de l’entraînement universel, aucun sage ne fit entendre la voix de la raison : personne ne s’étonnait alors de ce qui fait aujourd’hui notre surprise. Ces scènes si étranges, dans lesquelles tout le monde était acteur, ne devaient être un spectacle que pour la postérité. |