HISTOIRE DES CROISADES

TOME PREMIER

 

LIVRE PREMIER. — NAISSANCE ET PROGRÈS DE L’ESPRIT DES CROISADES - 300-1095.

 

 

Ruines de Jérusalem ; Constantin rétablit le temple ; premiers pèlerinages ; Cosroès II s’empare de Jérusalem ; triomphes d’Héraclius ; exaltation de la sainte Croix ; saint Antonin ; Mahomet ; conquêtes de ses successeurs ; le calife Omar ; Aaroun-al-Raschid ; expiation de Frotmond ; Nicéphore Phocas se rend maître d’Antioche ; conquêtes de Zimiscès ; Jérusalem retombe entre les mains des Fatimites ; le calife Hakem ; nouvelle destruction du temple ; mort d’Hakem ; pèlerinages de Foulque, comte d’Anjou, de Robert de Normandie, de l’évêque de Cambrai ; malheurs des chrétiens ; Pierre l’Ermite à Jérusalem ; ses prédications ; Urbain convoque les conciles de Plaisance et de Clermont ; la guerre sainte est résolue ; départ des premiers croisés.

 

Les prophéties étaient accomplies : il ne restait plus à Jérusalem pierre sur pierre. Mais dans l’enceinte déserte on visitait encore un tombeau creusé dans le roc, tombeau d’un Dieu Sauveur, resté vide par le miracle de la résurrection ; il y avait là une montagne où le sang du Christ avait coulé, où le mystère de la rédemption s’était consommé ; le sépulcre de Jésus et le Calvaire devaient naturellement devenir les principaux objets de la vénération et de l’amour des chrétiens ; la Judée était, à leurs yeux, la terre la plus sainte de l’Univers. Aussi, dès les premiers temps de l’Église, les fidèles y venaient adorer les traces du Sauveur. Les faux dieux s’étaient montrés, à la suite de l’empereur Élie-Adrien, dans la cité où leur puissance avait été vaincue : Jupiter avait pris possession du Golgotha ; Adonis et Vénus étaient adorés à Bethléem. Mais le règne profanateur de cette mythologie expirante devait bientôt passer : la piété de Constantin fit disparaître ces images qui attristaient l’œil des chrétiens ; la ville sacrée qui, tour à tour détruite et rebâtie par Élie-Adrien, avait porté le nom d'Ælia Capitolina, reprit son premier nom de Jérusalem ; un temple enferma le tombeau du Rédempteur et quelques-uns des principaux lieux de la Passion ; Constantin célébra la trente-unième année de son règne par l’inauguration de cette église, et des milliers de chrétiens se rendirent à cette solennité, où le savant évêque Eusèbe prononça un discours rempli de la gloire de Jésus-Christ.

Sainte Hélène, dont le nom est resté comme une des traditions chrétiennes de la Palestine, fit le pèlerinage de Jérusalem dans un âge très-avancé ; par ses ordres et sous ses yeux, on creusa la terre, on fouilla les grottes à l’entour du Golgotha, pour découvrir la vraie croix, et, quand le bois sacré fut retrouvé, on le plaça dans la nouvelle basilique comme le signe précieux du salut des hommes. Jérusalem, Bethléem, Nazareth, le Thabor et le Carmel, les rives du Jourdain et du lac de Génésareth, la plupart des lieux marqués des pas du Sauveur, virent s’élever des églises et des chapelles fondées par le zèle de sainte Hélène. Le berceau du christianisme remis en honneur à la voix de Constantin qui s’était fait chrétien, le pieux exemple d’une princesse mère d’un puissant empereur, durent ranimer et accroître l’ardeur des pèlerinages en Palestine.

Lorsque l’empereur Julien, pour affaiblir l’autorité des prophéties, entreprit de rebâtir le temple des Juifs, on raconta les prodiges par lesquels Dieu avait confondu ses desseins, et Jérusalem, devenue plus chère encore aux disciples de Jésus-Christ, voyait accourir tous les ans de nouveaux fidèles pour y adorer la divinité de l’Évangile. Parmi les pèlerins de ces temps reculés, l’histoire ne peut oublier les noms de saint Porphyre et de saint Jérôme : le premier abandonna, à l’âge de vingt ans, Thessalonique sa patrie, passa plusieurs années dans les solitudes de la Thébaïde, et se rendit dans la Palestine ; après s’être longtemps condamné à la vie la plus humble et la plus grossière, il devint évêque de Gaza ; le second, accompagné de son ami Eusèbe de Crémone, quitta l’Italie, parcourut l’Égypte, visita plusieurs fois Jérusalem, et résolut de terminer ses jours à Bethléem. Paula et sa fille Eustochie, de l’illustre famille des Gracques, unies à Jérôme par une sainte amitié, renoncèrent à Rome, aux joies de la vie, aux grandeurs humaines, pour embrasser la pauvreté de Jésus-Christ et pour vivre et mourir à côté de la crèche. Saint Jérôme nous apprend que les pèlerins arrivaient alors en foule dans la Judée, et qu’autour du saint tombeau on entendait célébrer dans des langues diverses les louanges du Fils de Dieu. En ce temps-là le monde était plein de révolutions et de malheurs : le vieil empire romain croulait sous les coups des barbares ; l’ancien monde tombait comme tombe toute chose dont le destin est achevé ; un grand malaise avait saisi les âmes au milieu de ces calamités et de ces ruines ; on se dirigeait vers le lieu où s’était levée une foi nouvelle : l’espérance était alors au désert, et c’est là qu’on allait la chercher. Ainsi avaient fait Jérôme et d’autres enfants de l’Occident. Jérôme ne se borna point à un simple pèlerinage, car Rome, avec sa civilisation corrompue et son éternité qui allait finir, n’avait rien qui pût remplir son cœur : il se fit habitant de la Judée ; il resta là pour veiller aux besoins des pieux voyageurs et des pauvres chrétiens du pays ; il resta dans sa chère Bethléem pour se livrer à une étude profonde des livres saints, et pour composer sous le cilice et la robe grossière tant d’admirables commentaires, oracles de l’Église latine. Aujourd’hui le voyageur qui descend dans l’étable de Bethléem salue en passant les trois tombeaux de saint Jérôme, de Paula et d'Eustochie.

Vers la fin du IVe siècle, les pèlerinages à Jérusalem se multipliaient sans cesse, et la piété n’était pas toujours leur invariable règle : ces longues courses amenaient parfois le relâchement de la discipline chrétienne, le dérèglement des mœurs ; plusieurs docteurs de l’Eglise firent entendre d’éloquentes paroles pour signaler les abus et les dangers des pèlerinages en Palestine. Saint Grégoire de Nysse, le digne frère de saint Basile, fut un de ceux qui s’élevèrent avec le plus de vivacité contre les voyages à Jérusalem. Dans une éloquente lettre qui nous a été conservée, l’évêque de Nysse parle des périls que la piété et les mœurs chrétiennes pouvaient rencontrer dans les hôtelleries de la route et dans les cités d’Orient ; il dit que la grâce divine ne se répand point à Jérusalem d’une manière plus particulière qu’en d’autres pays, et cite, comme preuve de ce qu’il avance, les crimes de toute nature qui, selon lui, se commettaient alors dans la ville sainte. Grégoire de Nysse, voulant se justifier d’avoir accompli lui-même un pèlerinage qu’il défend aux chrétiens, déclare qu’il est allé à Jérusalem par nécessité et pour assister à un concile destiné à réformer l’Église d’Arabie : le pèlerinage n’a ni augmenté ni diminué sa foi ; avant de visiter Bethléem, il savait que le Fils de l’homme était né d’une vierge ; avant d’avoir vu le tombeau du Christ, il savait que le Christ était ressuscité d’entre les morts ; il n’avait pas eu besoin de parcourir la montagne des Oliviers pour croire que Jésus était monté au ciel. « Vous qui craignez le Seigneur, ajoutait le saint prélat, louez-le en quelque lieu que vous soyez ; Dieu viendra vous trouver là où vous êtes, si vous lui préparez un tabernacle digne de lui. Mais, si vous avez le cœur rempli de pensées perverses, fussiez-vous sur le Golgotha, sur le mont des Olives ou en face du saint tombeau, vous serez encore aussi loin du Christ que ceux qui n’ont jamais professé la foi évangélique. » Saint Augustin et saint Jérôme s’efforcèrent aussi d’arrêter, par leurs exhortations, l’ardeur des pèlerinages : le premier disait que le Seigneur n’avait point prescrit d’aller en Orient pour chercher la justice, ou d’aller en Occident pour recevoir le pardon ; le second disait que la porte du ciel s’ouvrait pour le lointain pays des Prêtons comme pour Jérusalem. Mais les conseils des docteurs de l’Église ne pouvaient rien contre l’entraînement passionné de la multitude ; désormais aucune force, aucune volonté sur la terre ne pouvait fermer aux chrétiens les chemins de Jérusalem.

A mesure que les peuples de l’Occident se convertissaient à l’Évangile, ils tournaient leurs regards vers l’Orient. Du fond de la Gaule, des forêts de la Germanie, de toutes les contrées de l’Europe on voyait accourir de nouveaux chrétiens impatients de visiter le berceau de la foi qu’ils avaient embrassée. Un itinéraire à l’usage des pèlerins leur servait de guide depuis les bords du Rhône et de la Dordogne jusqu’aux rives du Jourdain, et les conduisait à leur retour, depuis Jérusalem jusqu’aux principales villes d’Italie.

Quand le monde fut ravagé par les Goths, les Huns et les Vandales, les pèlerinages à la terre sainte ne furent point interrompus. Les pieux voyageurs étaient protégés par les vertus hospitalières des barbares, qui commençaient à respecter la croix de Jésus-Christ et suivaient quelquefois les pèlerins jusqu’à Jérusalem. Dans ces temps de trouble et de désolation, un pauvre pèlerin qui portait sa panetière et son bourdon, traversait souvent les champs du carnage, et voyageait sans crainte au milieu des armées qui menaçaient les empires d’Orient et d’Occident.

Dans les premières années du Ve siècle, nous trouvons sur les chemins de Jérusalem l’impératrice Eudoxie, épouse de Théodose le Jeune : l’histoire a vanté son esprit et sa piété. A son retour à Constantinople, des chagrins et des inimitiés domestiques lui firent sentir le néant des grandeurs humaines ; elle reprit alors le chemin de la Palestine, où elle termina sa vie au milieu des exercices de la dévotion. Vers le même temps, Genséric s’empara de Carthage et des villes chrétiennes de l’Afrique ; la plupart des habitants, chassés de leurs demeures, se dispersèrent en différentes contrées de l’Asie et de l’Occident ; un grand nombre alla chercher un asile dans la terre sainte. Lorsque l’Afrique fut reconquise par Bélisaire, on trouva parmi les dépouilles des barbares les ornements du temple de Salomon enlevés par Titus ; ces précieuses dépouilles que les destinées de la guerre avaient transportées à Rome, puis à Carthage, furent portées à Constantinople, ensuite à Jérusalem, où elles ajoutèrent à la splendeur de l’église du Saint-Sépulcre. Ainsi les guerres, les révolutions, les revers du monde chrétien, contribuaient à augmenter l’éclat de la ville de Jésus-Christ.

Sous le règne d’Héraclius, la sécurité dont jouissaient les habitants de la terre sainte fut troublée par une guerre venue de la Perse. Les armées de Cosroès II envahirent la Syrie, la Palestine et l’Égypte ; la ville sainte tomba au pouvoir des adorateurs du feu ; les vainqueurs dévastèrent les cités, pillèrent les églises et emmenèrent un grand nombre de captifs. Les malheurs de Jérusalem excitèrent la compassion du monde chrétien ; tous les fidèles versèrent des larmes en apprenant que le roi de Perse avait emporté, parmi les dépouilles des vaincus, la croix du Sauveur, conservée dans l’église de la Résurrection.

Cependant le ciel fut touché des prières et de l’affliction des chrétiens : après dix années de revers, Héraclius put enfin triompher des ennemis du christianisme et de l’empire ; il brisa les fers des chrétiens captifs, et les ramena à Jérusalem. On vit alors un empereur d’Orient marcher nu-pieds dans les rues de la sainte cité, et porter sur ses épaules jusqu’au Calvaire le bois de la vraie croix, qu’il regardait comme le plus glorieux trophée de ses victoires. Cette imposante cérémonie fut une fête pour le peuple de Jérusalem et l’Eglise chrétienne, qui chaque année en célèbre encore la mémoire. Lorsque Héraclius revint à Constantinople, il fut reçu comme le libérateur des chrétiens, et les rois de l’Occident lui envoyèrent des ambassadeurs pour le féliciter.

Les triomphes d’Héraclius avaient tourné à la gloire du nom chrétien ; ils avaient donné à la Palestine et à la Syrie une liberté paisible, une heureuse sécurité, qui favorisaient les pèlerinages. Dans les dernières années du VI e siècle, quelque temps avant l’invasion d’Omar, saint Antonin, dont on trouve le nom parmi les guerriers chrétiens de cette époque, partit de Plaisance avec quelques compagnons, et s’en alla chercher, au-delà des mers, les traces du divin Rédempteur. Une curieuse relation qui nous est restée et qui fut écrite par un des compagnons d’Antonin, nous permettra de suivre en quelques mots les pèlerins d’Italie. Nos pieux voyageurs, se rendant en Syrie, passèrent par Constantinople et par l’île de Chypre. Ils visitèrent les principaux points des rivages syriens, la Galilée et les bords du Jourdain, avant d’arriver à Jérusalem, but de leur pèlerinage. Après plusieurs jours de prière auprès du saint tombeau et sur le Calvaire, ils résolurent de pousser plus loin leurs courses, se dirigèrent vers le désert, et virent Ascalon et Gaza ; de longues marches à travers les solitudes les conduisirent aux montagnes d’Oreb et de Sinaï ; ils traversèrent l’Égypte sans prendre garde aux pyramides, mais uniquement préoccupés des souvenirs de Marie, mère de Jésus ; puis, retournant à Jérusalem, ils parcoururent le nord de la Syrie, pénétrèrent jusqu’aux rives de l’Euphrate pour y chercher le berceau d’Abraham, et reprirent ensuite le chemin de leur patrie. Nos pèlerins perdirent un de leurs compagnons, appelé Jean, dans la partie méridionale de la Galilée, au lieu nommé les Bains d’Élie. L’Itinéraire de saint Antonin, dont nous ne pouvons indiquer ici que des traits rapides, est un précieux monument pour l’état religieux et politique de la Syrie et de la Judée au VI e siècle. On voit dans cette relation que la terre sainte était alors un pays prospère : ces régions, aujourd’hui presque toutes si désertes et si tristes, florissaient par la religion, l’agriculture et le commerce ; partout s’élevaient des monastères, des cités, des bourgades ; tandis que l’Europe s’agitait au milieu des calamités de la guerre et des révolutions, la Palestine était heureuse à l’ombre du Calvaire ; elle était devenue une seconde fois la terre de promission.

Mais cette douce paix devait bientôt disparaître sous un immense orage qui déjà grondait du côté de l’Arabie. Les disciples de l’Évangile allaient soutenir une lutte bien autrement formidable que tout ce qu’ils avaient rencontré jusque-là. L’Orient était alors arrivé à une de ces époques de confusion et de décadence qui favorisent l’invasion des idées nouvelles, surtout quand ces idées se présentent appuyées par le glaive. Le culte des mages tombait dans le mépris ; les Juifs, répandus en Asie, étaient opposés aux Sabéens et divisés entre eux ; les chrétiens, sous les noms d’Eutychiens, de Nestoriens, de Jacobites, s’accablaient réciproquement d’anathèmes. L’empire des Perses, déchiré par les guerres civiles, avait perdu sa puissance et son éclat ; celui des Grecs, affaibli au dedans et au dehors, s’avançait vers une ruine prochaine : tout périssait en Orient, dit Bossuet. Les tribus répandues sur la péninsule arabique, divisées entre elles d’intérêts et de croyances, n’avaient ni paix, ni gloire, ni aucun caractère de nationalité. Partout on ne rencontrait que faiblesse et décomposition. Du milieu de ces universels débris il sortit un homme avec l’audacieux projet d’une religion nouvelle et d’un nouvel empire.

Mahomet, fils d’Abdallah, de la tribu des Koreychites, né à la Mecque en 569, n’avait été d’abord qu’un pauvre conducteur de chameaux, et les premiers temps de sa vie s’étaient écoulés dans l’obscurité ; ce fut peut-être durant les loisirs monotones des longues marches à travers le désert que le génie de la méditation lui révéla tout un monde à créer. Le fils d’Abdallah possédait à un très-haut degré les qualités qui agissent le plus sur les peuples d’Orient : il avait l’imagination qui éblouit, l’énergie qui entraîne, la gravité qui commande le respect ; son esprit ferme et vif savait attendre, et Dieu lui-même, disent les Orientaux, est pour les patients. Connaissant à fond les populations d’Arabie, qui devaient être l’instrument de ses vastes pensées, il eut soin de s’adresser à leurs penchants belliqueux, à leurs goûts pour le mouvement et la domination ; il promettait l’empire du monde à des disciples sortis presque nus du désert, et la victoire fut le premier de ses miracles. Le Coran, qui descendit lentement du ciel, portait un triple caractère : Mahomet s’y montrait poète, moraliste et homme politique ; de fabuleux récits avidement écoutés dans un pays où dominait l’amour du merveilleux, recevaient un enchantement suprême de cette langue arabe dont Mahomet, mieux que personne, connaissait les puissantes ressources et l’harmonieuse abondance ; tout ce que l’image poétique peut avoir d’éclat et de séduction, servait à peindre un paradis créé pour les sens et qui devait réaliser tous les rêves passionnés de l’homme. Le Coran, qui matérialisait les sentiments humains, qui, avant tout, cherchait à remuer ce qu’il y a de plus violent dans le cœur, prêchait pourtant en plusieurs points une morale noble et pure ; cette morale, au milieu de la décomposition générale de ce temps, ramenait la raison à des vérités méconnues, et contribuait à donner à Mahomet le caractère d’un génie réparateur, d’un envoyé sublime. Les lois que prescrivait le Coran se trouvaient en pleine harmonie avec les besoins et les mœurs des peuples d’Arabie ; sa politique n’offrait rien de compliqué, elle était comme un hymne au Dieu de la guerre, et cette brutale politique du glaive était à peu près la seule que pussent comprendre des tribus accoutumées à décider toutes choses par le combat. Tel était Mahomet, tel fut le caractère de la mission qu’il se donna ; le fils d’Abdallah prit de la Rible et de l’Évangile ce qui pouvait le mieux entrer dans l’esprit et les habitudes de son pays ; il emprunta aux autres cultes épars en Orient ce qui pouvait le mieux convenir à ses hardis projets de rénovation, et de ce mélange de doctrines diverses il fit le livre confus et ténébreux qui, depuis plus de mille ans, est devenu l’oracle de la moitié du monde.

Mahomet avait quarante ans lorsqu’il commença son œuvre apostolique à la Mecque. Après treize ans de prédication, il fut obligé de s’enfuir à Médine pour échapper à sa tribu qui le persécutait : cette fuite à Médine, qui eut lieu le 16 juillet 622, commence l’ère musulmane. Le prophète apôtre de Dieu, comme il s’appelait lui-même, marchant à la tête des disciples fanatisés par sa parole, envahit en peu d’années les trois Arabies ; il songeait à poursuivre ses conquêtes, quand tout à coup le poison vint terminer ses jours à Médine, dans l’année 632. Abou-Beker, son beau-père, qui prit le titre de lieutenant de l’apôtre de Dieu, poursuivit l’œuvre de la conquête durant un règne de vingt-sept mois ; Omar, successeur d’Abou-Beker, qui se fit d’abord appeler lieutenant du lieutenant de l'apôtre de Dieu, et plus tard prince des fidèles, s’empara de la Perse ; la Syrie et l’Égypte appartinrent bientôt à l’islamisme par la puissance de l’épée. La religion nouvelle menaçait toutes les nations. Les bataillons de l’islamisme se répandirent en Afrique, plantèrent l’étendard du prophète sur les ruines de Carthage, et portèrent la terreur de leurs armes jusqu’aux rivages de l’Atlantique. Depuis l’Inde jusqu’au détroit de Cadix, depuis la mer Caspienne jusqu’à l’Océan, tout changea, langage, mœurs, croyances ; ce qui restait du paganisme fut anéanti aussi bien que le culte des mages ; le christianisme ne subsista qu’à peine. Constantinople, qui était le boulevard de l’Occident, vit devant ses murs des hordes innombrables de Sarrasins ; assiégée plusieurs fois par terre et par mer, la ville de Constantin ne dut son salut qu’au feu grégeois, aux Bulgares accourus à son secours et à l’inexpérience des Arabes dans l’art de la navigation.

Pendant le premier siècle de l’hégire, les conquêtes des musulmans ne furent bornées que par la mer qui les séparait de l’Europe ; mais, lorsqu’ils eurent construit des vaisseaux, aucun peuple ne fut à l’abri de leurs invasions ; ils ravagèrent les îles de la Méditerranée, les côtes de l’Italie et de la Grèce ; la fortune ou la trahison les rendit maîtres de l’Espagne, où ils renversèrent la monarchie des Goths ; ils profitèrent de la faiblesse des enfants de Clovis pour pénétrer dans les provinces méridionales de la Gaule, et ne furent arrêtés dans leur marche terrible que par la victoire de Charles-Martel.

Au milieu des premières conquêtes des Sarrasins, leurs regards s’étaient d’abord portés sur Jérusalem. Selon la foi des musulmans, Mahomet avait honoré de sa présence la ville de David et de Salomon ; c’est de là qu’il était parti pour monter au ciel dans son voyage nocturne. Les Sarrasins regardaient Jérusalem comme la maison de Dieu, comme la ville des saints et des miracles. Deux lieutenants d’Omar, Amrou et Serdjyl, assiégèrent la ville sacrée, qui se défendit courageusement pendant quatre mois ; chaque jour les Sarrasins livraient des assauts en répétant ces paroles du Coran : Entrons dans la terre sainte que Dieu nous a promise. Les chrétiens, dans leur longue résistance, espéraient des secours d'Héraclius ; mais l’empereur de Byzance n’osa rien entreprendre pour sauver Jérusalem. Le calife Omar vint lui-même dans la Palestine pour recevoir les clefs et la soumission de la ville conquise. Les chrétiens eurent la douleur de voir l’église du Saint-Sépulcre profanée par la présence du chef des infidèles. Le patriarche Sophronius, qui accompagna le calife, ne put s’empêcher de répéter ces mots de Daniel : L'abomination de la désolation est dans le saint lieu. Omar avait laissé aux habitants une sorte de liberté religieuse, mais la pompe des cérémonies leur avait été interdite ; les fidèles cachaient leurs croix et leurs livres sacrés ; la cloche n’appelait plus à la prière. Jérusalem était remplie de deuil. Une grande et magnifique mosquée, que le voyageur retrouve encore aujourd’hui, fut bâtie par le calife à la place où s’était élevé le temple de Salomon. L’aspect de l’édifice consacré au culte des infidèles ajoutait à l’affliction des chrétiens. L’histoire rapporte que le patriarche Sophronius ne put supporter la vue de ces profanations, et qu’il mourut de désespoir.

Cependant la présence d’Omar, dont l’Orient vantait la modération, contenait le fanatisme jaloux des musulmans. Les chrétiens eurent beaucoup plus à souffrir après sa mort ; ils furent chassés de leurs maisons, insultés dans leurs sanctuaires ; on augmenta le tribut qu’ils devaient payer aux nouveaux maîtres de la Palestine ; il leur fut défendu de porter des armes, de monter à cheval ; une ceinture de cuir qu’ils ne pouvaient jamais quitter était la marque de leur servitude ; les vainqueurs allèrent jusqu’à interdire aux chrétiens l’usage de la langue arabe, parce qu’elle était la langue du Coran ; enfin le peuple resté fidèle à Jésus-Christ n’eut pas la liberté de choisir ses pasteurs sans l’intervention des Sarrasins.

L’invasion musulmane n’avait point arrêté les pèlerinages. Vers le commencement du VIIIe siècle, un évêque des Gaules, saint Arculphe, passa les mers, et resta neuf mois à Jérusalem ; le récit de son pèlerinage, rédigé par l’abbé d’un monastère des îles Britanniques, renferme beaucoup de détails sur les lieux saints. Il parle de la mosquée d’Omar sans la nommer, et les termes qu’il emploie ne donnent point l’idée d’un beau monument ; il se borne à dire que cette vile construction sarrasine pouvait renfermer trois mille hommes. Arculphe est plus intéressant quand il décrit la grotte sépulcrale où le Sauveur du monde dormit pendant trois jours du sommeil de la mort, et quand il nous parle des diverses chapelles du Golgotha et de l’Invention de la croix. Combien sa piété s’anime lorsqu’il nous montre les instruments de la Passion conservés dans un sanctuaire, et cette église sans toit sur le sommet du mont des Olives, cette église dont les huit fenêtres vitrées laissaient voir chacune une lampe allumée, et présentaient, la nuit, du côté de Jérusalem, comme des globes d’or couronnant la montagne d’où le Messie reprit le chemin du ciel ! Arculphe nous apprend qu’une foire se tenait dans la ville sainte, tous les ans, le 15 septembre : une grande multitude d’hommes accouraient alors à Jérusalem ; le pieux évêque observe que la présence des chameaux, des chevaux et des bœufs remplissait d’ordures la ville sacrée, mais qu’après la foire une pluie miraculeuse faisait disparaître ces vastes immondices.

Vingt ou trente ans après le pèlerinage d’Arculphe, nous voyons arriver en Syrie un autre évêque, Guillebaut, du pays saxon, dont les courses au lieu saint nous ont été racontées par une religieuse de sa famille. Fait prisonnier à Émèse, Guillebaut dut sa délivrance à l’intervention d’un marchand espagnol qui avait un frère au service de l’émir ou gouverneur de la ville. Lorsqu’il fut conduit devant l’émir pour être jugé, celui-ci prononça devant l’auditoire qui l’entourait ces paroles remarquables : « J’ai souvent vu de ces hommes « venant de leur pays ; ils ne cherchent point le mal, mais désirent accomplir leur loi. » Cette opinion qu’on avait alors des pèlerins partis d’Europe, nous explique comment ces pieux voyageurs s’en allaient sur les chemins de l’Orient sans qu’on exerçât contre eux la moindre violence. Arculphe avait vu douze lampes veillant dans l’intérieur du saint tombeau ; Guillebaut en trouva quinze. Au temps d’Arculphe, un pont jeté sur le Jourdain, à l’endroit où le Christ fut baptisé, aidait les pèlerins qui se baignaient dans les eaux sacrées ; Guillebaut ne mentionne point le pont, mais il parle d’une corde placée sur les deux rives du Jourdain. Une grande croix de bois était plantée au milieu du fleuve à l’époque du passage des deux pèlerins. Les relations d’Arculphe et de Guillebaut ne disent rien des changements apportés au sort des chrétiens de la Palestine par l’invasion de l’islamisme.

Les guerres civiles des musulmans donnaient aux chrétiens quelques intervalles de repos. La dynastie des Ommiades, qui avait établi le siège de l’empire musulman à Damas, était odieuse au parti toujours redoutable des Abbassides : elle s’occupa moins de persécuter le christianisme que de conserver sa puissance toujours menacée. Merouan II, le dernier calife de cette famille, fut celui qui se montra le plus cruel envers les disciples de Jésus-Christ. Lorsqu’il succomba avec tous ses frères sous les coups de ses ennemis, les chrétiens et les infidèles se réunirent pour remercier Dieu d’avoir délivré l’Orient.

Les Abbassides établis dans la ville de Bagdad, qu’ils avaient fondée, éprouvèrent plusieurs vicissitudes dont les effets se faisaient sentir parmi les chrétiens : au milieu des changements qu’amenaient les caprices de la fortune ou ceux du despotisme, le peuple fidèle était semblable, dit Guillaume de Tyr, à un malade dont les douleurs s’apaisent ou s’augmentent, selon que le ciel est serein ou chargé d’orage. Les chrétiens, toujours placés entre la rigueur de la persécution et la joie d’une tranquillité passagère, virent enfin naître des jours plus calmes sous le règne d’Aaroun-al-Raschid, le plus grand des califes de la dynastie d’Abbas. A cette époque, la gloire de Charlemagne, qui s’était étendue jusqu’en Asie, protégeâtes Églises d’Orient. Ses pieuses libéralités soulagèrent l’indigence des chrétiens d’Alexandrie, de Carthage et de Jérusalem. Les deux plus grands princes de leur siècle se témoignèrent une estime mutuelle par de fréquentes ambassades ; ils s’envoyèrent de magnifiques présents ; dans ce commerce d’amitié entre deux puissants monarques, l’Occident et l’Orient échangèrent les plus riches productions de leur sol et de leur industrie. Le calife envoya un éléphant, de l’encens, de l’ivoire, un jeu d’échecs, une horloge dont le mécanisme causa une vive surprise à la cour de Charlemagne. Les présents de l’empereur des Francs consistaient en drap blanc et vert de la Frise, en chiens de chasse du pays saxon. Charlemagne se plut à montrer aux envoyés du calife la magnificence des cérémonies religieuses. Témoins, à Aix-la-Chapelle, de plusieurs processions où le clergé avait étalé ses ornements les plus précieux, les ambassadeurs de Bagdad retournèrent dans leur patrie, en disant qu’ils avaient vu des hommes d'or.

La politique ne fut pas sans doute étrangère aux témoignages d’estime qu’Aaroun prodiguait à l’empereur d’Occident : le calife faisait la guerre aux maîtres de Constantinople, et pouvait craindre avec raison que les Grecs n’intéressassent à leur cause les plus braves d’entre les peuples chrétiens. Les traditions populaires de Byzance représentaient les Latins comme les futurs libérateurs de la Grèce ; dans un des premiers sièges de Constantinople par les Sarrasins, le bruit seul de l’armée des Francs avait ranimé le courage des assiégés et jeté l’effroi dans les rangs musulmans. Au temps d’Aaroun, le nom de Jérusalem exerçait déjà une si puissante influence sur les chrétiens de l’Occident, qu’il suffisait de prononcer ce nom révéré pour réveiller leur enthousiasme belliqueux. Afin d’ôter aux Francs tout prétexte d’une guerre religieuse, qui aurait pu leur faire embrasser la cause des Grecs et les attirer en Asie, le calife ne négligea aucune occasion d’obtenir l’amitié de Charlemagne, et lui fit présenter les clefs du saint sépulcre et de la ville sainte. Cet hommage rendu au plus grand des monarques chrétiens fut célébré avec enthousiasme par les légendes contemporaines, et fit croire dans la suite que l’empereur d’Occident était allé à Jérusalem.

Aaroun avait traité les chrétiens de l’Église latine comme ses propres sujets : les enfants du calife imitèrent sa modération ; sous leur règne, Bagdad fut le séjour des sciences et des arts. Le calife Almanon, dit un historien arabe, n’ignorait pas que ceux qui travaillent aux progrès de la raison sont les élus de Dieu. Les lumières polirent les mœurs des chefs de l’islamisme, et leur inspirèrent une tolérance ignorée des compagnons d’Abou-Beker et d’Omar. Tandis que les Arabes d’Afrique poursuivaient leurs conquêtes vers l’Occident, qu’ils s’emparaient de la Sicile, et que Rome même avait vu ses faubourgs et l’église de Saint-Paul envahis et pillés par les infidèles, les serviteurs de Jésus-Christ priaient en paix dans les murs de Jérusalem. Les pèlerins, qui s’y rendaient des extrémités de l’Europe, étaient reçus dans un hospice dont on attribuait la fondation à Charlemagne. Au rapport du moine Bernard, Français d’origine, qui, vers la fin du IXe siècle, fit le voyage de la terre sainte avec deux autres religieux, l’hospice des pèlerins de l’Église latine était composé de douze maisons ou hôtelleries. Ace pieux établissement étaient attachés des champs, des vignes et un jardin, situés dans la vallée de Josaphat. Cet hospice, comme ceux que l’empereur d’Occident fonda au nord de l’Europe, avait une bibliothèque ouverte aux chrétiens et aux voyageurs. Dès le VI e siècle, on voyait près de la fontaine de Siloé un cimetière dans lequel étaient enterrés les pèlerins qui mouraient à Jérusalem. Parmi les tombeaux des fidèles habitaient les serviteurs de Dieu. Ce lieu, dit une relation, couvert d’arbres fruitiers, parsemé de sépulcres et d’humbles cellules, réunissait les vivants et les morts, et présentait un tableau à la fois riant et lugubre.

Au besoin de visiter le tombeau de Jésus-Christ se joignait le désir de recueillir des reliques, recherchées alors avec avidité par la dévotion des fidèles. Tous ceux qui venaient de l’Orient mettaient leur gloire à rapporter dans leur patrie quelques restes précieux de l’antiquité chrétienne, et surtout les ossements des saints martyrs, destinés à faire l’ornement et la richesse des églises ; les princes et les rois juraient sur les reliques de respecter la vérité et la justice. Les productions de l’Asie attiraient aussi l’attention de l’Europe. On lit dans Grégoire de Tours que le vin de Gaza était renommé en France sous le règne de Gontran ; que la soie et les pierreries de l’Orient formaient la parure des grands du royaume, et que saint Éloi, à la cour de Dagobert, ne dédaignait pas de se vêtir des riches étoffes de l’Asie. Les rois de France avaient auprès d’eux un négociant juif, chargé de faire tous les ans le voyage d’Orient pour acheter des productions d’outre-mer. Les chroniques nous apprennent que, dans la foule des chrétiens européens qui arrivaient en Égypte ou en Syrie, il y en avait un grand nombre attiré par les spéculations du commerce. Les Vénitiens, les Pisans, les Génois, les marchands d’Amalfi, ceux de Marseille, avaient des comptoirs à Alexandrie, dans les villes maritimes de la Phénicie et dans la ville sainte. Un marché s’étendait devant l’église de Sainte-Marie-Latine à Jérusalem : chaque marchand qui voulait s’y établir était tenu de payer au monastère latin deux pièces d’or par an. Nous avons parlé plus haut d’une grande foire qu’on ouvrait tous les ans à Jérusalem le quinzième jour de septembre.

Il n’était point de crime qui ne pût être expié par le voyage de Jérusalem et par des actes de dévotion autour du tombeau de Jésus-Christ. Une vieille relation conservée par un moine de Redon nous apprend qu’en 868 un seigneur puissant du duché de Bretagne, nommé Frotmond, meurtrier de son oncle et du plus jeune de ses frères, se présenta en habit de pénitent devant le roi de France et une assemblée d’évêques. Le monarque et les prélats, après l’avoir fait lier étroitement avec des chaînes de fer, lui ordonnèrent, en expiation du sang qu’il avait versé, de partir pour l’Orient, et de parcourir les saints lieux, le front marqué de cendre et le corps couvert d’un cilice. Frotmond, accompagné de ses serviteurs et des complices de son crime, partit pour la Palestine. Après avoir séjourné quelque temps à Jérusalem, il traversa le désert, se rendit sur les bords du Nil, parcourut une partie de l’Afrique, alla jusqu’à Carthage, et revint à Rome, où le pape Benoît III lui conseilla de faire un nouveau pèlerinage pour achever sa pénitence et obtenir l’entière rémission de ses péchés. Frotmond revit pour la seconde fois la Palestine, pénétra jusqu’aux bords de la mer Rouge, passa trois ans sur le mont Sinaï, et vint en Arménie visiter la montagne où s’était arrêtée l’arche de Noé après le déluge. De retour dans sa patrie, il fut accueilli comme un saint, s’enferma dans le monastère de Redon, et mourut regretté des cénobites qu’il avait édifiés par le récit de ses pèlerinages.

Plusieurs années après la mort de Frotmond, Cencius, préfet de Rome, qui avait outragé le pape dans l’église de Sainte-Marie-Majeure, qui l’avait arraché des autels et précipité dans un cachot, eut besoin, pour être absous de ce grand sacrilège, d’entreprendre le pèlerinage de la terre sainte. Un sexe faible et timide n’était point retenu par les difficultés et les périls d’un long voyage. Hélène, née d’une noble famille de Suède, quitta son pays livré à l’idolâtrie, et se rendit à pied en Orient. Lorsqu’après avoir visité le saint lieu elle revint dans sa patrie, elle fut immolée au ressentiment de ses parents et de ses compatriotes. Quelques fidèles, touchés de sa piété, élevèrent en sa mémoire une chapelle dans l'île de Séeland, près d’une fontaine qu’on appelle encore la Fontaine de sainte Hélène. Les chrétiens du Nord allèrent longtemps en pèlerinage dans ce lieu, où ils contemplaient une grotte qu’Hélène avait habitée avant son départ pour Jérusalem.

Avant que le IXe siècle se ferme, nous devons citer une importante pièce historique datée de 881, qui va nous retracer l’état de l’Église latine de Jérusalem à cette époque, et nous montrer que déjà des rapports de fraternité s’étaient solennellement établis entre les chrétiens d’Orient et les chrétiens d’Europe. Cette pièce est une lettre d’Hélie, patriarche de Jérusalem, adressée à Charles le Jeune, à tous les princes très-magnifiques, très-pieux et très-glorieux de l’illustre race du grand empereur Charles, aux rois de tous les pays des Gaules, aux comtes, aux très-saints archevêques, métropolitains, évêques, abbés, prêtres, diacres, sous-diacres et ministres de la sainte Église ; aux saintes sœurs, à tous les adorateurs de Jésus-Christ, aux femmes illustres, aux princes, aux ducs, à tous les catholiques et orthodoxes de tout l'univers chrétien. Après avoir parlé des nombreuses tribulations que les chrétiens de Jérusalem ont eu à souffrir et dont les pèlerins ont pu faire en Europe un fidèle récit, le patriarche dit que, par la miséricorde de la divine Providence, le prince de Jérusalem, s’étant fait chrétien, a permis aux fidèles de reprendre leurs saints édifices et de rebâtir leurs sanctuaires détruits. N’ayant point d’argent pour suffire aux dépenses de la restauration des lieux saints, les fidèles ont été obligés d’avoir recours aux musulmans : comme ceux-ci n’ont point voulu prêter sans garanties, les chrétiens leur ont livré leurs oliviers, leurs vignes, leurs vases sacrés ; mais, faute d’argent, ils ne peuvent reprendre les biens donnés en gage ; dans cet état, les pauvres et les moines sont menacés de mourir de faim, les chrétiens esclaves ne sont point rachetés, et l’huile manque aux lampes des sanctuaires. Comme, selon la parole du divin Apôtre, lorsqu un membre souffre, tous les membres souffrent aussi, les chrétiens de Jérusalem ont songé à implorer la pitié de leurs frères d’Europe. Jadis les enfants d’Israël offrirent eux-mêmes leurs deniers pour relever le tabernacle ; on fut obligé de faire annoncer par un crieur public que les dons offerts suffisaient, et cet avertissement n’arrêtait point l’empressement généreux du peuple de Dieu : le patriarche demande si les fidèles occidentaux, appelés au secours de l’Église de Jésus-Christ, se montreront moins zélés que les Israélites. Tels sont les principaux traits de cette lettre patriarcale. Nous ignorons ce que répondit l’Europe chrétienne ; mais il est à croire que les deux moines chargés de la lettre d’Hélie ne retournèrent point les mains vides. Il y a comme un pressentiment des croisades dans cette voix de Jérusalem qui, deux cent quinze ans avant la prédication de Pierre l’Ermite, montait suppliante du côté de l’Occident.

Les chrétiens grecs et syriens étaient établis jusque dans la ville de Bagdad, où ils se livraient au commerce, exerçaient la médecine et cultivaient les sciences. Ils parvenaient par leur savoir aux emplois les plus considérables, et quelquefois même ils obtinrent le commandement des villes et des provinces. Un des califes abbassides, Mohamed, avait déclaré que les disciples du Christ étaient ceux qui méritaient le plus de confiance pour l’administration de la Perse. Enfin les chrétiens de la Palestine et des provinces musulmanes, les pèlerins et les voyageurs venus d’Europe, semblaient n’avoir plus de persécutions à redouter, lorsque, tout à coup, de nouveaux orages éclatèrent sur l’Orient. Bientôt les enfants d'Aaroun eurent le sort de la postérité de Charlemagne, et l’Asie, comme l’Occident, fut plongée dans l’abîme des révolutions et des guerres civiles.

Comme l’empire fondé par Mahomet avait pour mobile l’esprit de conquête ; comme l’État n’était défendu par aucune institution prévoyante et que tout y roulait sur le caractère personnel du prince, on put voir des symptômes de décadence dès qu’il ne resta plus rien à conquérir et que les chefs cessèrent de se faire craindre et d’inspirer le respect. Les califes de Bagdad, énervés par le luxe et corrompus par une longue prospérité, abandonnèrent les soins de l’empire, s’ensevelirent dans leur sérail, et semblèrent ne se réserver d’autre droit que celui d’être nommés dans les prières publiques. Les Arabes n’avaient plus ce zèle aveugle et ce fanatisme ardent qu’ils apportèrent du désert. Amollis comme leurs chefs, ils ne ressemblaient plus à ces guerriers, leurs ancêtres, qui pleuraient de n’avoir pas assisté à une bataille. L’autorité des califes avait perdu ses véritables défenseurs ; et, lorsque le despotisme s’entoura d’esclaves achetés sur les bords de l’Oxus, cette milice étrangère, appelée pour défendre le trône, ne fit qu’en précipiter la chute. De nouveaux sectaires, séduits par l’exemple de Mahomet et persuadés que le monde devait obéir à ceux qui changeraient quelque chose à ses mœurs ou à ses opinions, ajoutèrent le danger des troubles religieux à celui des troubles politiques. Au milieu du désordre général, les émirs ou lieutenants, dont plusieurs gouvernaient de vastes royaumes, n’adressaient plus qu’un vain hommage aux successeurs du Prophète, et refusaient de leur envoyer de l’argent et des troupes. L’empire gigantesque des Abbassides s’écroula de toutes parts, et le monde, selon l’expression d’un auteur arabe, demeura à celui qui put s’en emparer. La puissance spirituelle lut elle-même divisée : l’islamisme vit à la fois cinq califes qui prenaient le titre de commandeurs des croyants et de vicaires de Mahomet.

Les Grecs parurent alors se réveiller de leur long assoupissement, et cherchèrent à profiter des divisions et de l’abaissement des Sarrasins. Nicéphore Phocas se mit en campagne à la tête d’une puissante armée, et reprit Antioche sur les musulmans. Déjà le peuple de Constantinople célébrait ses triomphes, et le surnommait l'Étoile d'Orient, la mort et le fléau des infidèles. Il aurait peut-être mérité ces titres pompeux, si le clergé grec eût secondé ses efforts.

Nicéphore voulait donner à cette guerre un caractère religieux et mettre au rang des martyrs tous ceux qui mourraient dans les combats. Les prélats de son empire condamnèrent son dessein comme sacrilège, et lui opposèrent un canon de saint Basile dont le texte recommandait à celui qui avait tué un ennemi de s’abstenir pendant trois ans de la participation aux saints mystères. Privé du puissant mobile du fanatisme, Nicéphore trouva parmi les Grecs plus de panégyristes que de soldats, et ne put poursuivre ses avantages contre les Sarrasins, à qui, même dans leur décadence, la religion commandait la résistance et la victoire. Ses triomphes, qu’on célébrait à Constantinople avec emphase, se bornèrent à la prise d’Antioche, et ne servirent qu’à faire persécuter les chrétiens de la Palestine. Le patriarche de Jérusalem, accusé d’entretenir des intelligences avec les Grecs, expira sur un bûcher, et plusieurs églises de la ville sainte furent livrées aux flammes.

Une armée grecque, conduite par Témélicus, s’était avancée jusqu’aux portes d’Amide, ville située sur les bords du Tigre : cette armée fut surprise au milieu d’un ouragan par les Sarrasins, qui firent un grand nombre de prisonniers. Les soldats chrétiens tombés entre les mains des infidèles apprirent dans les prisons de Bagdad la mort de Nicéphore ; et, comme Zimiscès, son successeur, ne s’occupait point de leur délivrance, leur chef lui écrivit en ces termes : « Vous, qui nous laissez périr sur une terre maudite, et qui ne nous trouvez pas dignes d’être ensevelis selon nos usages chrétiens, dans les tombeaux de nos pères, nous ne pouvons vous reconnaître pour le chef légitime du saint empire grec. Si vous ne vengez pas ceux qui sont morts devant Amide et ceux qui gémissent sur des terres étrangères, Dieu vous en demandera compte au jour terrible du jugement. » Quand Zimiscès reçut cette lettre à Constantinople, dit un historien d’Arménie, il fut pénétré de douleur, et résolut de venger l’outrage fait à la religion et à l’empire. De toutes parts on s’occupa des préparatifs d’une nouvelle guerre contre les Sarrasins. Les peuples de l’Occident ne furent point étrangers à cette entreprise, qui précéda de plus d’un siècle les croisades. Les Vénitiens, qui avaient étendu leur commerce en Orient, défendirent, sous peine de la vie ou d’une amende de cent livres d’or, de porter aux musulmans de l’Afrique et de l’Asie du fer, du bois, aucune espèce d’armes. Les chrétiens de Syrie et plusieurs princes arméniens se réunirent sous les drapeaux de Zimiscès, qui se mit en campagne et porta la guerre sur le territoire des Sarrasins. Il régnait alors une si grande confusion parmi les puissances musulmanes, les dynasties se succédaient avec tant de rapidité, que l’histoire peut à peine connaître quel prince exerçait sa domination sur Jérusalem. Après avoir vaincu les musulmans sur les bords du Tigre et forcé le calife de Bagdad à payer un tribut aux successeurs de Constantin, Zimiscès s’avança dans la Syrie, s’empara de Damas, et, traversant le Liban, soumit toutes les villes de la Judée. Dans une lettre que ce prince écrivit alors au roi d’Arménie, il regrette que les événements de la guerre ne lui aient pas permis de voir la ville sainte, qui venait d’être délivrée de la présence des infidèles et dans laquelle il avait envoyé une garnison chrétienne.

Zimiscès s’occupait de poursuivre la guerre contre les musulmans, et se proposait de leur enlever par de nouvelles victoires toutes les provinces de la Syrie et de l’Égypte, lorsqu’il mourut empoisonné : cette mort fut le salut de l’islamisme, qui reprit partout son empire. Les Grecs, portant ailleurs leur attention, oublièrent leurs conquêtes ; Jérusalem et tous les pays arrachés au joug des Sarrasins tombèrent alors au pouvoir des califes Fatimites, qui venaient de s’établir sur les bords du Nil et qui profitaient du désordre jeté parmi les puissances d’Orient pour étendre leur domination. Les nouveaux maîtres de la Judée traitèrent d’abord les chrétiens comme des alliés et des auxiliaires ; dans l’espoir d’accroître leurs trésors et de réparer les maux de la guerre, ils favorisèrent le commerce des Européens et les pèlerinages dans les saints lieux. Les marchés des Francs furent rétablis dans la ville de Jérusalem ; les chrétiens rebâtirent les hospices des pèlerins et les églises tombées en ruine ; semblables au captif qui trouve quelquefois du soulagement à changer de maître, ils se consolaient d’être soumis aux lois des souverains du Caire ; ils durent croire surtout que leurs maux allaient finir, lorsqu’ils virent monter sur le trône d’Égypte le calife Hakem, qui avait pour mère une chrétienne et dont l’oncle maternel était patriarche de la ville sainte. Mais Dieu, qui, selon l’expression des auteurs contemporains, voulait éprouver la vertu des fidèles, ne tarda pas à confondre leurs espérances, et leur suscita de nouvelles persécutions.

Hakem, le troisième des califes Fatimites, signala son règne par tous les excès du fanatisme et de la démence. Incertain dans ses projets et flottant entre toutes les religions, il protégea et persécuta tour à tour le christianisme. Il ne respecta ni la politique de ses prédécesseurs, ni les lois qu’il avait lui-même établies. Il changeait le lendemain ce qu’il avait fait la veille, et jetait partout le désordre et la confusion. Dans l’irrésolution de ses pensées et dans l’ivresse de son pouvoir, il poussa le délire jusqu’à se croire un dieu. La terreur qu’il inspira lui fit trouver des adorateurs ; on lui éleva des autels dans le voisinage de Fostat — le vieux Caire —, qu’il avait fait livrer aux flammes. Seize mille de ses sujets se prosternèrent devant lui et l’implorèrent comme le souverain des vivants et des morts.

Hakem méprisait Mahomet, mais il n’osa persécuter les musulmans, trop nombreux dans ses États. Le dieu trembla pour l’autorité du prince, et fit tomber toute sa colère sur les chrétiens, qu’il livra à la fureur de leurs ennemis. Les places que les fidèles occupaient dans l’administration, les abus introduits dans la levée des impôts dont ils étaient chargés, leur avaient attiré la haine de tous les musulmans. Lorsque le calife Hakem eut donné le signal de la persécution, ils trouvèrent partout des bourreaux. On poursuivit d’abord ceux qui avaient abusé de leur pouvoir ; on s’en prit ensuite à la religion chrétienne, et les plus pieux d’entre les fidèles furent les plus coupables. Le sang des chrétiens coula dans toutes les villes de l’Égypte et de la Syrie ; leur courage au milieu des tourments ne faisait qu’accroître la haine de leurs persécuteurs. Les plaintes qui leur échappaient dans leur misère, les prières même qu’ils adressaient à Jésus-Christ pour obtenir la fin de leurs maux, étaient regardées comme une révolte et punies comme le plus coupable des attentats.

Il est vraisemblable que les motifs de la politique se réunirent alors à ceux du fanatisme pour faire persécuter les chrétiens. Gerbert, archevêque de Ravenne, devenu pape sous le nom de Silvestre II, avait vu les maux des fidèles dans un pèlerinage qu’il fit à Jérusalem. A son retour, il excita les peuples de l’Occident à prendre les armes contre les Sarrasins. Dans ses exhortations, il faisait parler Jérusalem elle-même, qui déplorait ses malheurs et conjurait ses enfants, les chrétiens, de venir briser ses fers. Les peuples furent émus des gémissements de Sion. Les Pisans, les Génois et le roi d’Arles, Boson, entreprirent une expédition maritime contre les Sarrasins, et firent une excursion jusque sur les côtes de Syrie. Ces hostilités et le nombre des pèlerins, qui s’accroissait chaque jour, pouvaient donner de justes défiances aux maîtres de l’Orient. Les Sarrasins, alarmés par de sinistres prédictions et par les imprudentes menaces des chrétiens, ne virent plus que des ennemis dans les disciples du Christ.

Il est impossible, dit Guillaume de Tyr, de faire connaître tous les genres de persécutions que souffrirent alors les fidèles. Parmi les traits de barbarie cités par les historiens, il en est un qui a donné au Tasse l’idée de son touchant épisode d’Olinde et Sophronie. Un des ennemis les plus acharnés des chrétiens, pour irriter davantage la haine de leurs persécuteurs, jeta pendant la nuit un chien mort dans une des principales mosquées de la ville : les premiers qui vinrent à la prière du matin furent saisis d’horreur à la vue de cette profanation ; bientôt des clameurs menaçantes retentissent dans toute la ville ; la foule s’assemble en tumulte autour de la mosquée ; on accuse les disciples du Christ ; on jure de laver dans leur sang l’outrage fait à Mahomet. Tous les fidèles allaient être immolés à la vengeance des musulmans ; déjà ils se préparaient à la mort, lorsqu’un jeune homme, dont l’histoire n’a pas conservé le nom, se présente au milieu d’eux. « Le plus grand malheur qui puisse arriver, leur dit-il, est que l’Église de Jérusalem périsse : l’exemple du Sauveur nous apprend qu’un seul doit s’immoler au salut de tous ; promettez-moi de bénir tous les ans ma mémoire, d’honorer toujours ma famille, et j’irai, avec l’aide de Dieu, détourner la mort qui menace tout le peuple chrétien. » Les fidèles acceptèrent le sacrifice de ce généreux martyr de l’humanité, et jurèrent de bénir à jamais son nom. Pour honorer sa race, il fut décidé sur l’heure même que, dans la procession solennelle qui se fait tous les ans aux fêtes de Pâques, chacun de ses parents porterait, parmi des rameaux de palmier, l’olivier consacré à Jésus-Christ. Content de l’honneur qu’il obtenait en échange de sa vie périssable, le jeune chrétien quitte l’assemblée qui fondait en larmes, et se rend auprès des juges musulmans, devant lesquels il s’accuse du crime qu’on imputait à tous les disciples de l’Evangile : les juges, peu touchés de cet héroïque dévouement, prononcèrent contre lui seul la terrible sentence. Dès lors le glaive ne fut plus suspendu sur la tête des fidèles ; et celui qui s’était immolé pour eux alla recueillir dans le ciel le prix réservé à ceux qui brûlent du feu de la charité.

Cependant d’autres malheurs attendaient les chrétiens de la Palestine : toutes les cérémonies de la religion furent interdites, la plupart des églises converties en étables ; celle du Saint-Sépulcre fut renversée de fond en comble. Les chrétiens, chassés de Jérusalem, se dispersèrent dans toutes les contrées de l’Orient. Les vieux historiens racontent que le monde partagea le deuil de la ville sainte et qu’il fut saisi de trouble et d’effroi. L’hiver, avec tous ses frimas, se montra dans des régions où il était inconnu. Le Bosphore et le Nil roulèrent des glaçons. Un tremblement de terre se fit sentir dans la Syrie, dans l’Asie Mineure ; et ses secousses, qui se répétèrent pendant deux mois, renversèrent plusieurs grandes villes. Lorsque la nouvelle de la destruction des saints lieux parvint en Occident, elle arracha des larmes à tous les chrétiens. On lit dans la Chronique du moine Glaber que l’Europe avait vu aussi les signes avant-coureurs d’une grande calamité : une pluie de pierres était tombée dans la Bourgogne ; une comète et des météores menaçants avaient paru dans le ciel. L’agitation fut extrême parmi tous les peuples chrétiens ; toutefois ils ne prirent « point encore les armes contre les infidèles, et leur vengeance tomba sur les juifs, que l’Europe tout entière accusa d’avoir provoqué la fureur des musulmans.

Les calamités de la ville sainte la rendirent encore plus vénérable aux yeux des fidèles ; la persécution A redoubla le pieux empressement de ceux qui allaient en Asie contempler la sainte cité couverte de ruines. C’était dans Jérusalem pleine de deuil que Dieu distribuait plus particulièrement ses grâces, qu’il se plaisait à manifester ses volontés. Les imposteurs, profitant de cette opinion des peuples chrétiens, abusèrent souvent de la crédulité de la multitude. Afin de faire croire à leurs paroles, il leur suffisait de montrer des lettres tombées, disaient-ils, du ciel à Jérusalem. A cette époque, une prédiction qui annonçait la fin du monde et la prochaine apparition de Jésus-Christ dans la Palestine, préoccupait fortement l’Europe chrétienne, et toutes les pensées se portaient vers Jérusalem. Le chroniqueur Glaber nous dit que l’affluence des pèlerins fut alors plus grande qu’elle ne l’avait jamais été. On se dirigeait vers les saints lieux pour y attendre la venue du souverain juge ; les pauvres et les gens du peuple couvrirent d’abord les chemins de Jérusalem ; puis les barons, les comtes et les princes cédèrent au mouvement général. Les sombres inquiétudes qui entraînaient les fidèles au pèlerinage les portaient aussi aux fondations pieuses : les riches, ne comptant plus pour rien les biens de la terre, travaillaient à s’amasser des trésors dans le ciel. Plus d’une charte de donation commence par ces curieuses paroles : Vu la fin prochaine du monde, redoutant le jour du jugement, etc. Cette croyance au dernier jour de l’univers est un fait bien digne de remarque : elle révèle chez les peuples de l’Europe, au Xe siècle, ces profonds malaises, ces tristesses qui, d’ordinaire, saisissent les générations appelées à enfanter de grandes choses : toutes les fois qu’une époque est travaillée par le vague pressentiment de quelque nouveauté, comme ce qui doit venir lui est inconnu, elle commence par se troubler et s’effrayer, et d’abord il lui semble que le monde va périr. Le Xe siècle était, en quelque sorte, malade de la révolution qu’il portait dans ses flancs ; et quelle révolution que ces croisades qui allaient éclater dans le siècle suivant !

L’affliction des chrétiens de Jérusalem se trouva tout à coup adoucie par la mort du calife Hakem, leur oppresseur : « Le méchant calife Hakem, dit Guillaume de Tyr, sortit de ce monde. Daher, qui lui succéda, permit aux fidèles de rebâtir l’église du Saint-Sépulcre. L’empereur de Constantinople, dont les fidèles avaient imploré la charité, fournit de son propre trésor les sommes nécessaires à cette reconstruction. Trente-sept années après que le temple de la Résurrection eut été renversé, il se releva tout à coup : image de Jésus-Christ lui-même, qui, vainqueur de la mort, sortit glorieux de la nuit du tombeau. »

On a pu voir par les exemples du seigneur Frotmond et de Cencius que le pèlerinage à Jérusalem était quelquefois imposé comme pénitence canonique : dans le XIe siècle ces exemples étaient fréquents. Le voyage aux saints lieux était particulièrement ordonné en expiation à ceux qui s’étaient souillés du sang de leurs frères, à ceux qui avaient détourné les richesses de l’Église, et aux infracteurs de la trêve de Dieu. Les grands pécheurs étaient condamnés à quitter pour un temps leur patrie et à mener une vie errante comme Caïn. Cette manière de faire pénitence s’accordait mieux avec le caractère actif et inquiet des peuples de l’Occident ; on doit ajouter que la dévotion des pèlerinages a été reçue et même encouragée dans toutes les religions anciennes et modernes, tant elle tient de près aux sentiments les plus naturels de l’homme. Si la vue d’une terre qu’ont habitée des héros et des sages, lors même que leur histoire ne se lie à aucune de nos croyances, suffit pour réveiller en nous de nobles et touchants souvenirs ; si l’âme du philosophe se trouve émue à l’aspect des ruines profanes de Palmyre, de Memphis ou d’Athènes, quelles profondes émotions ne devaient pas éprouver les chrétiens sur les lieux mêmes sanctifiés par la présence de leur Dieu, et qui offraient à leurs yeux comme à leur imagination le berceau de cette foi vive dont ils étaient animés ! Ne peut-on pas penser d’ailleurs que ces pérégrinations lointaines entraient dans les vues générales de la Providence, qui veut que les peuples éloignés se rapprochent les uns des autres et communiquent entre eux pour se civiliser ?

Les chrétiens de l’Occident, presque tous malheureux dans leur patrie, et qui souvent oubliaient leurs maux dans des voyages lointains, semblaient n’être occupés qu’à rechercher sur la terre les traces d’une Divinité secourable ou de quelque saint personnage. Il n’était point de province qui n’eût un martyr ou un apôtre, dont ils allaient implorer l’appui ; point de ville ou de lieu solitaire qui ne conservât la tradition d’un miracle et n’eût une chapelle ouverte aux pèlerins. Les plus coupables des pécheurs ou les plus fervents des fidèles s’exposaient à de plus grands périls et se rendaient dans les lieux les plus éloignés. Tantôt ils dirigeaient leur course pieuse vers la Pouille et la Calabre : ils visitaient le mont Gargan, célèbre par l’apparition de saint Michel, ou le mont Cassin, fameux par les miracles de saint Benoît ; tantôt ils traversaient les Pyrénées, et, dans un pays livré aux Sarrasins, allaient prier devant les reliques de saint Jacques, patron de la Galice. Les uns, comme le roi Robert, se rendaient à Rome et se prosternaient sur les tombeaux des apôtres saint Pierre et saint Paul ; les autres allaient jusqu’en Égypte, où Jésus-Christ avait passé son enfance, et parcouraient les solitudes de Thèbes et de Memphis, habitées par les disciples de Paul et d’Antoine.

Un grand nombre de pèlerins se dirigeaient vers la Palestine ; ils arrivaient à Jérusalem par la porte d’Éphraïm, où ils payaient un tribut aux Sarrasins. Après s’être préparés par le jeûne et la prière, ils se présentaient dans l’église du Saint-Sépulcre, couverts d’un drap mortuaire qu’ils conservaient avec soin toute leur vie, et dans lequel ils étaient ensevelis après leur mort. Ils parcouraient avec un saint respect la montagne de Sion, celle des Oliviers, la vallée de Josaphat ; ils quittaient Jérusalem pour visiter Bethléem, où naquit le Sauveur du monde, le mont Thabor, où il fut transfiguré, et tous les lieux qui avaient été témoins de ses miracles. Les pèlerins allaient ensuite se baigner dans les eaux du Jourdain, et cueillaient dans le territoire de Jéricho des palmes qu’ils rapportaient en Occident.

Tels étaient la dévotion et l’esprit du Xe et du XIe siècle, que la plupart des chrétiens auraient cru montrer une coupable indifférence pour la religion, s’ils n’avaient entrepris quelques pèlerinages. Celui qui avait échappé à quelque danger ou triomphé de ses ennemis, prenait le bâton de pèlerin et se mettait en route pour les saints lieux ; celui qui avait obtenu par ses prières la conservation d’un père ou d’un fils, allait en remercier le ciel loin de ses foyers et dans les lieux consacrés par les traditions religieuses. Souvent un père vouait au pèlerinage son enfant au berceau, et le premier devoir d’un fils, lorsqu’il sortait de l’enfance, était d’accomplir le vœu de ses parents. Plus d’une fois un songe, une apparition au milieu du sommeil imposait à un chrétien l’obligation de faire un pèlerinage. Ainsi l’idée de ces pieux voyages ne tenait pas seulement à des sentiments religieux, mais elle se mêlait à toutes les vertus comme à toutes les faiblesses du cœur de l’homme, à tous les chagrins comme à toutes les joies de la terre.

On accueillait partout les pèlerins, et, pour prix de l’hospitalité, on ne leur demandait que leurs prières : c’était là bien souvent le seul trésor qu’ils eussent emporté avec eux. Un d’entre eux, qui voulait s’embarquer à Alexandrie pour la Palestine, se présenta sur un navire avec son bourdon et sa panetière, et pour payer son passage offrit un livre des Évangiles. Les pèlerins n’avaient dans leur route d’autre défense contre les attaques des méchants que la croix de Jésus-Christ, et d’autres guides que ces anges à qui Dieu a dit de veiller sur ses enfants et de les diriger dans toutes leurs voies. Les persécutions qu’ils éprouvaient dans leur voyage ajoutaient à la réputation des pèlerins, et les recommandaient à la vénération des fidèles. L’excès de leur dévotion leur inspirait souvent le mépris des dangers. L’histoire cite un moine nommé Richard, abbé de Saint-Viton à Verdun, qui, arrivé dans le pays des infidèles, s’arrêtait à la porte des villes pour célébrer l’office divin, et, sans cesse exposé aux outrages, aux violences des musulmans, mettait sa gloire à souffrir toutes sortes de maux pour la cause de Jésus-Christ.

Le plus grand mérite aux yeux des fidèles, après celui du pèlerinage, était de se vouer au service des pèlerins. Des hospices étaient bâtis sur les bords des fleuves, sur le haut des montagnes, au milieu des villes, dans les lieux déserts, pour recevoir les voyageurs. Dès le IXe siècle, les pèlerins qui se rendaient de la Bourgogne en Italie étaient reçus dans un monastère bâti sur le mont Cenis. Dans le siècle suivant, deux monastères, où l’on recueillait les voyageurs égarés, remplacèrent les temples des idoles sur les monts de Joux, qui dès lors perdirent le nom qu’ils avaient reçu du paganisme et prirent celui du pieux fondateur, saint Bernard de Menton. Les chrétiens qui partaient pour la Judée trouvaient sur les frontières de la Hongrie et dans les provinces de l’Asie Mineure un grand nombre de ces asiles fondés par la charité.

Des chrétiens établis à Jérusalem et dans plusieurs villes de la Palestine allaient au-devant des pèlerins et s’exposaient à mille dangers pour les conduire dans leur route. La ville sainte avait des hospices pour recevoir tous les voyageurs. Dans l’un de ces hospices, les femmes qui faisaient le voyage de la Palestine étaient reçues par des religieuses vouées aux pratiques de la charité. Les marchands d’Amalfi, de Venise, de Gênes, les plus riches d’entre les pèlerins, plusieurs princes de l’Occident, fournissaient par leurs aumônes à l’entretien de ces maisons ouvertes aux pauvres voyageurs. Chaque année, des moines d’Orient venaient en Europe recueillir les tributs que s’imposait la piété des chrétiens.

Un pèlerin était comme un être privilégié parmi les fidèles. Lorsqu’il avait terminé son voyage, il acquérait la réputation d’une sainteté particulière. Son départ et son retour étaient célébrés par des cérémonies religieuses. Lorsqu’il allait se mettre en route, un prêtre lui présentait, avec la panetière et le bourdon, des langes marqués de la croix ; on répandait l’eau sainte sur ses vêtements, et le clergé l’accompagnait en procession jusqu’à la prochaine paroisse. Revenu dans sa patrie, le pèlerin rendait grâces à Dieu de son retour, et présentait au prêtre une palme pour être déposée sur l’autel de l’église, comme une marque de son voyage heureusement terminé.

Les pauvres, dans leurs pèlerinages, trouvaient des secours assurés contre la misère. En revenant dans leur pays, ils recueillaient d’abondantes aumônes. La vanité portait quelquefois les riches à entreprendre ces longs voyages, ce qui fait dire au moine Glaber que plusieurs chrétiens allaient à Jérusalem pour se faire admirer et raconter à leur retour des choses merveilleuses. Plusieurs étaient entraînés par l’amour de l’oisiveté et du changement, d’autres par l’envie de parcourir des régions nouvelles. Il n’était pas rare de trouver des chrétiens qui avaient passé leur vie dans les saints pèlerinages et qui avaient vu plusieurs fois Jérusalem.

Tous les pèlerins étaient obligés d’emporter avec eux une lettre de leur prince ou de leur évêque : « Au nom de Dieu, y est-il dit, nous faisons savoir à votre grandeur — pu à votre sainteté — que le porteur des présentes lettres, notre frère, nous a demandé la permission d’aller paisiblement visiter en pèlerinage — ici le nom du lieu —, dans l’intention de réparer ses fautes ou de prier pour notre conservation ; c’est pourquoi nous lui avons expédié ces présentes lettres, dans lesquelles, en vous présentant nos salutations, nous vous prions, pour l’amour de Dieu et de saint Pierre, de le recevoir comme votre hôte, et de lui être utile, pendant son voyage ou son retour, de manière qu’il revienne sain et sauf dans ses foyers. Comme c’est votre bonne coutume, faites-lui passer des jours heureux, et que le Dieu qui règne éternellement vous protège et vous garde dans son royaume. » Cette précaution pour les pèlerinages lointains devait prévenir beaucoup de désordres : aussi l’histoire ne raconte pas une seule violence exercée par quelqu’un de ces nombreux voyageurs dont la foule couvrait les chemins de l’Orient.

On sait que les musulmans portaient plus loin encore que les chrétiens la dévotion du pèlerinage. Cette disposition leur inspira des sentiments de tolérance pour les pieux voyageurs venus de l’Occident. Souvent les portes de Jérusalem s’ouvrirent à la fois pour les disciples du Coran qui allaient visiter la mosquée d’Omar, et pour ceux de l’Évangile qui allaient adorer Jésus-Christ sur son tombeau : les uns et les autres trouvaient dans la ville sainte une égale protection lorsque la paix régnait en Orient et que les révolutions des empires ou les événements de la guerre ne venaient point réveiller les défiances des maîtres de la Syrie et de la Palestine. Chaque année, à l’époque des fêtes de Pâques, des troupes innombrables de pèlerins arrivaient dans la Judée pour célébrer le mystère de la rédemption, et pour assister au miracle du feu sacré que la multitude des fidèles croyait voir descendre du ciel sur les lampes du saint sépulcre.

Parmi les pèlerins célèbres du XIe siècle, se présente d’abord le comte d’Anjou, Foulque, dit Nerra, ou le Noir. L’histoire l’accuse d’avoir fait mourir sa première épouse et de s’être plusieurs fois souillé du sang innocent. Poursuivi par la haine publique et par les cris de sa propre conscience, il lui semblait que les nombreuses victimes immolées à sa vengeance ou à son ambition sortaient de leurs tombeaux pour troubler son sommeil et lui reprocher sa barbarie. Afin d’échapper à ces cruelles images, qui le suivaient en tous lieux, Foulque quitta ses États et se rendit en habit de pèlerin dans la Palestine. Les tempêtes qu’il essuya dans les mers de Syrie lui rappelèrent les menaces de la colère divine et redoublèrent l’ardeur de ses sentiments pieux. Lorsqu’il fut arrivé à Jérusalem, il parcourut les rues de la sainte cité, la corde au cou, battu de verges par ses serviteurs et répétant à haute voix ces paroles : Seigneur, ayez pitié d'un chrétien infidèle et parjure, d'un pécheur errant loin de son pays. Pendant son séjour dans la Palestine, il distribua de nombreuses aumônes, soulagea la misère des pèlerins, et laissa partout des souvenirs de sa dévotion et de sa charité.

Les chroniques contemporaines se plaisent à raconter la fraude pieuse à l’aide de laquelle Foulque trompa les Sarrasins, pour être admis en présence du saint tombeau ; mais la gravité de l’histoire ne nous permet point de répéter la relation trop naïve des vieux chroniqueurs. Le comte d’Anjou, rentré dans ses États, voulut voir sous ses yeux une image des lieux qu’il avait visités, et fit bâtir, près du château de Loches, une église semblable à celle du Saint-Sépulcre. C’est là qu’il implorait chaque jour la clémence divine ; mais ses prières n’avaient point encore fléchi le Dieu de miséricorde. Bientôt il sentit renaître dans son cœur le trouble qui l’avait si longtemps agité. Foulque se mit en route une seconde fois pour se rendre à Jérusalem, où il édifia de nouveau les fidèles par les expressions de son repentir et les austérités de sa pénitence. Revenu en Europe par l’Italie, il délivra le souverain Pontife d’un ennemi formidable qui ravageait l’État romain. Le pape récompensa son zèle, loua sa dévotion, et lui donna l’absolution de tous ses péchés. Le noble pèlerin revint enfin dans son comté, rapportant avec lui une foule de reliques, dont il orna les églises de Loches et d’Angers. Dès lors il s’occupa, au sein de la paix, de faire bâtir des monastères et des villes, ce qui lui acquit le surnom de grand Édificateur, comme ses nombreux pèlerinages l’avaient fait surnommer le Palmier. Ses services et ses bienfaits lui méritèrent les bénédictions de l’Église et celles de ses peuples, qui remerciaient le ciel d’avoir rappelé leur prince à la modération et à la vertu. Foulque semblait n’avoir plus rien à craindre de la justice de Dieu ni de celle des hommes ; mais tels étaient le cri de sa conscience et le tourment de son âme agitée, que rien ne pouvait le défendre contre ses propres remords et lui rendre la paix qu’il avait cherchée deux fois auprès du tombeau de Jésus-Christ. Le malheureux prince résolut de faire un troisième pèlerinage à Jérusalem. La Palestine le revit bientôt arrosant de nouvelles larmes le tombeau de Jésus-Christ et remplissant les lieux saints de ses gémissements. Après avoir visité la terre sainte et recommandé son âme aux prières des anachorètes chargés de recevoir et de consoler les pèlerins, il quitta Jérusalem pour revenir dans sa patrie, qu’il ne devait plus revoir : il tomba malade et mourut à Metz, en 1040. Son corps fut transporté et enseveli au monastère du Saint-Sépulcre, qu’il avait fait bâtir près de Loches. On déposa son cœur dans une église de Metz, où se voyait encore, plusieurs siècles après sa mort, un mausolée qu’on appelait le Tombeau de Foulque, comte d’Anjou.

Dans le même temps, Robert, duc de Normandie, père de Guillaume le Conquérant, accusé d’avoir fait empoisonner son frère Richard, partit pour la terre sainte. Il s’en allait, dit la vieille chronique de Normandie, tout nu-pieds et en lange, accompagné de grant foison de chevaliers, de barons et aultres gens. Passant à Rome, Robert fit revêtir d’un riche manteau la statue équestre de Constantin, qui était faite d’airain, disant que les Romains fesoient petite révérence à leur seigneur, puisqu’ils ne pouvaient lui donner un mantel dans tout un an. Arrivé à Constantinople, le duc de Normandie dédaigna le luxe et les présents de l’empereur, et parut à la cour comme le plus simple des pèlerins. Robert, qui, d’après ses propres paroles, mettait plus de prix aux maux qu’il souffrait pour Jésus-Christ qu’à la meilleure ville de son duché, supporta pieusement les fatigues et les ennuis du pèlerinage. Tombé malade dans l’Asie Mineure, il refusa les services des chrétiens de sa suite, et se fit porter par des Sarrasins dans une litière. Un pèlerin de la Normandie, l’ayant rencontré, lui demanda s’il avait des ordres à lui donner pour son pays : « Va dire à mon peuple, répondit le duc, qu’on a vu un prince chrétien porté en paradis par des diables. » Robert trouva à la porte de Jérusalem une foule de pèlerins qui n’avaient pas de quoi payer le tribut aux infidèles ; ces pauvres pèlerins attendaient l’arrivée de quelque riche seigneur qui daignât, par ses aumônes, leur ouvrir les portes de la ville sainte. Robert paya pour chacun d’eux une pièce d’or. Pendant son séjour à Jérusalem, il se fit remarquer par sa dévotion, et surtout par sa charité, qui s’étendait jusqu’aux infidèles. Comme il revenait en Europe, il mourut à Nicée, ne s’occupant que des reliques qu’il apportait de la Palestine, et regrettant de n’avoir point fini ses jours dans la sainte cité.

Le plus grand bonheur pour les pèlerins, celui qu’ils demandaient au ciel comme la récompense des souffrances d’une longue route, était de mourir dans la ville où Jésus-Christ était mort. Lorsqu’ils se présentaient devant le sépulcre du Fils de Dieu, ils avaient coutume d’adresser au Sauveur cette prière : « Vous qui êtes mort pour nous et qui fûtes enseveli dans ce saint lieu, prenez pitié de notre misère, et « retirez-nous aujourd’hui de cette vallée de larmes. » Les vieilles relations parlent d’un chrétien du pays d’Autun, nommé Lethbald, qui, arrivé à Jérusalem, chercha la mort dans l’excès du jeûne et des mortifications. Un jour il resta longtemps en prière sur la montagne des Oliviers, les yeux et les bras levés vers le ciel, où Dieu semblait l’appeler à lui. Lorsqu’il fut rentré dans l’hospice des pèlerins, il s’écria trois fois : Gloire à toi, Seigneur ! et mourut subitement, à-la vue de ses compagnons qui ne pouvaient assez admirer le miracle de son trépas.

L’envie de se sanctifier par le voyage de Jérusalem devint à la fin si générale, que les troupes de pèlerins alarmèrent par leur nombre les pays qu’elles traversaient. Quoiqu’elles ne recherchassent point les combats, on les désignait déjà sous le nom d’armées du Seigneur, et plusieurs monuments historiques nous apprennent que les chrétiens portaient souvent, dans leur pèlerinage à Jérusalem, une image de la croix comme on la porta plus tard dans les guerres entreprises pour la délivrance du saint tombeau. Dans Tannée 1054, Lietbert, évêque de Cambrai, partit pour la terre sainte, suivi de plus de trois mille pèlerins des provinces de Picardie et de Flandre. Lorsqu’il se mit en marche, le peuple et le clergé l’accompagnèrent à trois lieues de la ville, et, les yeux mouillés de larmes, demandèrent à Dieu le retour de leur évêque et de leurs frères. Les pèlerins traversèrent l’Allemagne sans rencontrer d’ennemis ; mais, arrivés dans la Bulgarie, ils ne trouvèrent plus que des hommes sauvages, qui habitaient les forêts et vivaient de brigandages. Plusieurs furent massacrés par ce peuple barbare ; quelques-uns moururent de faim au milieu des déserts. Lietbert arriva avec peine jusqu’à Laodicée en Syrie, s’embarqua avec ceux qui le suivaient, et fut jeté sur le rivage de Chypre par la tempête. Il avait vu périr la plus grande partie de ses compagnons, les autres étaient près de succomber à leur misère. Revenus à Laodicée, ils apprirent que les plus grands dangers les attendaient sur la route de Jérusalem. L’évêque de Cambrai sentit alors son courage l’abandonner, et crut que Dieu lui-même s’opposait à son pèlerinage. Il revint à travers mille dangers dans son diocèse, où il bâtit une église en l’honneur du saint sépulcre qu’il n’avait pu voir.

Dix ans après le voyage de Lietbert, sept mille chrétiens, parmi lesquels on comptait l’archevêque de Mayence, les évêques de Ratisbonne, de Ramberg, d’Utrecht, partirent ensemble des bords du Rhin, pour se rendre dans la Palestine. Cette nombreuse caravane, qui annonçait les croisades, traversa l’Allemagne, la Hongrie, la Bulgarie, la Thrace, et fut accueillie à Constantinople par l’empereur Constantin Ducas. Après avoir visité les églises de Byzance et les nombreuses reliques objets de la vénération des Grecs, les pèlerins de l’Occident traversèrent sans danger l’Asie Mineure et la Syrie ; mais, lorsqu’ils approchèrent de Jérusalem, la vue de leurs richesses éveilla la cupidité des Arabes bédouins qui habitaient les campagnes de Saron et de Ramla. Attaqués par une multitude avide de leurs dépouilles, les pèlerins se défendirent pendant trois jours dans un édifice abandonné ; accablés par la faim et la fatigue, n’ayant pour armes que les pierres qui leur servaient d’abri, ils proposèrent à la fin de capituler. Les négociations et les pourparlers amenèrent tout à coup une querelle violente, et cette querelle allait leur devenir funeste, lorsque l’émir de Ramla, averti par quelques fugitifs, vint à leur secours, protégea leur vie, sauva leurs trésors, et, pour un modique tribut, leur donna une escorte qui les accompagna jusqu’aux portes de la ville sainte. Le bruit de leurs combats et de leurs périls les avait précédés à Jérusalem. Ils y furent reçus en triomphe par le patriarche, et conduits, au son des timbales, à la lueur des flambeaux, dans l’église du Saint-Sépulcre. Le mont Sion, le mont des Oliviers, la vallée de Josaphat, furent témoins des transports de leur piété. Ils ne purent visiter les rives du Jourdain et les lieux les plus renommés de la Judée, exposés alors aux incursions des Arabes. Après avoir perdu plus de trois mille de leurs compagnons, ils revinrent en Europe raconter leurs tragiques aventures et les dangers du pèlerinage à la terre sainte.

Parmi les pèlerinages de cette époque, l’histoire a remarqué encore ceux de Robert le Frison, comte de Flandre, et de Bérenger II, comte de Barcelone. Bérenger mourut en Asie, n’ayant pu supporter les pénitences rigoureuses qu’il s’était imposées. Robert revint dans ses États, où son pèlerinage lui fit trouver grâce auprès du clergé, qu’il avait voulu dépouiller. Ces deux princes avaient été précédés dans la Palestine par Frédéric, comte de Verdun. Frédéric était de l’illustre famille qui devait un jour compter parmi ses héros Godefroi de Bouillon. En partant pour l’Orient, Frédéric avait cédé son comté à l’évêque de Verdun. De retour en Europe, il entra dans un monastère ; il mourut prieur de l’abbaye de Saint-Waast, près d’Arras.

De grandes calamités menaçaient alors le monde chrétien ; une nation barbare, fléau des autres peuples, enclume qui devait peser sur toute la terre, allait être suscitée par la colère divine ; depuis plusieurs siècles les riches contrées de l’Orient étaient sans cesse envahies par des hordes venues de la Tartarie : à mesure que les tribus victorieuses s’amollissaient par le luxe et s’énervaient par les loisirs de la paix, elles ne tardaient pas à être remplacées par d’autres, qui avaient encore toute la rudesse et toute la barbarie des déserts. Les Turcs, sortis des contrées situées au-delà de l’Oxus, s’étaient rendus maîtres de la Perse, où l’imprévoyante politique du sultan Mahmoud avait reçu et toléré leurs tribus errantes. Le fils de Mahmoud leur livra une bataille, dans laquelle il fit des prodiges de valeur : « Mais la fortune, dit Féristha, s’était déclarée contre ses armes : il regarda autour de lui pendant le combat, et, si on en excepte le corps qu’il commandait, toute son armée avait dévoré les sentiers de la fuite. » Sur le théâtre même de leur victoire les Turcs procédèrent à l’élection d’un roi. Une multitude de traits furent rassemblés en faisceau ; sur chacun de ces traits était écrit le nom d’une tribu, d’une famille, d’un guerrier. Un enfant tira trois des flèches en présence de toute l’armée, et le sort donna la couronne à Togrul-Bel, petit-fils de Seldjouc. Togrul-Bel, dont l’ambition égalait la bravoure, embrassa avec ses soldats la foi de Mahomet, et joignit bientôt au titre de conquérant de la Perse celui de protecteur de la religion musulmane.

Les rives du Tigre et de l’Euphrate étaient alors troublées par la révolte des émirs, qui se partageaient les dépouilles des califes de Bagdad. Le calife Cayen implora le secours de Togrul, et promit la conquête de l’Asie au nouveau maître de la Perse. Togrul, qu’il avait nommé son vicaire temporel, se mit en marche à la tête d’une armée, dispersa les factieux et les rebelles, ravagea les provinces, et vint dans Bagdad se prosterner aux pieds du calife, qui proclama le triomphe de ses libérateurs et leurs droits sacrés à l’empire. Au milieu d’une cérémonie imposante, Togrul fut successivement revêtu de sept robes d’honneur ; on lui présenta sept esclaves nés dans les sept climats de l’empire des Arabes ; pour emblème de sa domination sur l’Orient et sur l’Occident, on lui ceignit deux cimeterres, et deux couronnes furent placées sur sa tête.

L’empire que le vicaire de Mahomet montrait à l’ambition des nouveaux conquérants fut bientôt envahi par leurs armes. Sous le règne d’Alp-Arslan et de Maleck-Schah, successeurs de Togrul, les sept branches de la dynastie de Seldjouc se partagèrent les plus vastes royaumes de l’Asie. Trente ans s’étaient à peine écoulés depuis que les Turcs avaient conquis la Perse, et déjà leurs colonies militaires et pastorales s’étendaient de l’Oxus jusqu’à l’Euphrate, et de l'Indus jusqu’à l'Hellespont.

Un lieutenant de Maleck-Schah porta la terreur de ses armes sur les bords du Nil, et s’empara de la Syrie, soumise aux califes Fatimites. La Palestine tomba au pouvoir des Turcs, le drapeau noir des Abbassides fut arboré sur les murs de Jérusalem. Les vainqueurs n’épargnèrent ni les chrétiens ni les enfants d’Ali, que le calife de Bagdad représentait comme des ennemis de Dieu. La garnison égyptienne fut massacrée ; les mosquées et les églises furent livrées au pillage. La ville sainte nagea dans le sang des chrétiens et des musulmans.

C’est ici que l’histoire peut dire avec l’Ecriture que Dieu avait livré ses enfants à ceux qui les haïssaient. Comme la domination des nouveaux conquérants de la Syrie et de la Judée était récente et mal affermie, elle se montra inquiète, jalouse et violente. Les chrétiens eurent à souffrir des calamités que leurs pères n’avaient point connues sous les règnes des califes de Bagdad et du Caire.

Lorsque les pèlerins de l’Église latine, après avoir traversé des contrées ennemies et couru mille dangers, arrivaient dans la Palestine, les portes de la ville sainte ne s’ouvraient que pour ceux qui pouvaient payer une pièce d’or, et, comme la plupart étaient pauvres et qu’on les avait dépouillés dans leur route, ils erraient misérablement autour de cette Jérusalem pour laquelle ils avaient tout quitté. Le plus grand nombre périssaient par la soif, la faim, la nudité, ou par le glaive des barbares. Ceux qui parvenaient à entrer dans la ville n’étaient point à l’abri des plus grands périls : les menaces et les sanglants outrages des musulmans les poursuivaient au Calvaire, sur le mont Sion et dans tous les lieux qu’ils allaient visiter. Lorsqu’ils étaient assemblés dans les églises avec leurs frères de la sainte cité, une multitude furieuse venait interrompre par ses cris l’office divin, foulait aux pieds les vases sacrés, montait sur les autels mêmes du Dieu vivant, outrageait et battait de verges le clergé revêtu de la robe des pontifes et de la tunique des lévites. Plus le peuple fidèle montrait de ferveur dans sa dévotion et ses prières, plus les musulmans redoublaient de violence ; l’excès de leur barbarie éclatait surtout à l’époque des fêtes solennelles ; et, chaque année, les jours les plus révérés dans l’Église chrétienne, ceux où naquit le Sauveur du monde, où il mourut et où il ressuscita, étaient marqués par la persécution et la mort de ses disciples.

Les pèlerins qui revenaient en Europe racontaient ce qu’ils avaient vu, ce qu’ils avaient souffert. Leurs récits, exagérés par la renommée et volant de bouche en bouche, arrachaient des larmes à tous les fidèles.

Tandis que les Turcs, sous les ordres de Toutousch et d’Ortock, désolaient la Syrie et la Palestine, d’autres tribus de cette nation, conduites par Soliman, neveu de Maleck-Schah, avaient pénétré dans l’Asie Mineure. Elles s’étaient emparées de toutes les provinces que traversaient les pèlerins de l’Occident pour arriver à Jérusalem. Ces contrées, où les apôtres de l’Évangile avaient commencé à faire entendre leur voix, où la religion chrétienne avait jeté ses premières clartés, la plupart des villes grecques dont les noms s’étaient mêlés glorieusement aux annales de l’Église naissante, avaient subi le joug des infidèles. L’étendard du prophète de la Mecque flottait sur les murs d’Édesse, d’Iconium, de Tarse, d’Antioche. Nicée était devenue le siège d’un empire musulman ; on insultait à la divinité de Jésus-Christ dans cette ville où le premier concile œcuménique l’avait déclarée un article de foi. La pudeur des vierges avait été immolée à la brutalité des vainqueurs. Des milliers d’enfants avaient été circoncis. Partout le Coran remplaçait les lois de la Grèce et celles de l’Évangile. Les tentes noires ou blanches des Turcs couvraient les plaines et les montagnes de la Bithynie et de la Cappadoce, et leurs troupeaux erraient parmi les ruines des monastères et des églises.

Jamais les Grecs n’avaient eu des ennemis plus cruels et plus redoutables que les Turcs. Tandis que la cour d’Alp-Arslan et de Maleck-Schah étalait la magnificence et recueillait les lumières des anciens Persans, tout le reste de la nation était barbare et conservait, au milieu des peuples vaincus, les mœurs féroces et sauvages de la Tartarie. Les enfants de Seldjouc aimaient mieux vivre sous la tente que dans les villes ; ils se nourrissaient du lait de leurs troupeaux et dédaignaient l’agriculture et le commerce, persuadés que la guerre devait fournir à tous leurs besoins. Pour eux la patrie était partout où triomphaient leurs armes, dans tous les lieux qui leur offraient de riches pâturages. Lorsqu’ils se transportaient d’un pays dans un autre, tous ceux de la même famille marchaient ensemble ; ils entraînaient avec eux tout ce qu’ils aimaient, tout ce qu’ils possédaient. Une vie toujours errante, de fréquentes querelles qui éclataient parmi les hordes rivales, entretenaient leur esprit militaire. Chaque guerrier portait son nom écrit sur un javelot, et jurait de le faire respecter de ses ennemis. Les Turcs montraient tant d’ardeur pour les combats, qu’il suffisait à un chef d’envoyer ses flèches ou son arc à ceux de sa tribu pour les appeler à la guerre. Ils supportaient la faim, la soif et la fatigue avec une patience qui les rendait invincibles. L’Orient n’avait aucun peuple qui les surpassât dans l’art de conduire un cheval et de lancer un trait ; rien n’égalait l’impétuosité de leur attaque : redoutables même dans la fuite, ils se montraient implacables dans la victoire. Ils n’étaient conduits, dans leurs expéditions, ni par la gloire ni par l’honneur, mais par l’amour de la destruction et du pillage.

Le bruit de leurs invasions avait retenti parmi les peuplades qui demeuraient au-delà du Caucase et de la mer Caspienne ; de nouvelles émigrations venaient chaque jour fortifier leurs armées. Comme ils étaient dociles dans la guerre, turbulents et rebelles dans la paix, les chefs les conduisaient sans cesse à de nouveaux combats. Maleck-Schah, pour se débarrasser de ses lieutenants, bien plus que pour les récompenser, leur avait permis de conquérir les terres des Grecs et des Égyptiens. Ils levèrent facilement des armées auxquelles on promettait les dépouilles des ennemis du Prophète et de son vicaire légitime. Tous ceux qui n’avaient point pris de part au butin des guerres précédentes, accoururent en foule sous les drapeaux, et les richesses de la Grèce furent bientôt la proie des cavaliers turcs qu’on avait vus sortir de leurs déserts avec un feutre de laine et des étriers de bois. De toutes les hordes soumises à la dynastie de Seldjouc, celles qui envahirent la Syrie et l’Asie Mineure étaient les plus pauvres, les plus grossières et les plus intrépides.

Dans l’excès de leur misère, les Grecs des provinces conquises osaient à peine porter leurs regards vers les souverains de Byzance, qui n’avaient point eu le courage de les défendre, et qui ne leur laissaient aucun espoir de voir finir leurs maux. L’empire grec se précipitait vers sa ruine au milieu des révolutions et des guerres civiles. Depuis le règne d’Héraclius, Constantinople avait vu onze de ses empereurs mis à mort dans leurs propres palais. Six de ces maîtres du monde avaient terminé leurs jours dans l’obscurité des cloîtres ; plusieurs avaient été mutilés, privés de la vue, envoyés en exil ; la pourpre, flétrie par tant de révolutions, ne décorait plus que de méchants princes ou des hommes sans caractère et sans vertu. Ils ne s’occupaient que de leur conservation personnelle, et partageaient leur pouvoir avec les complices de leurs crimes, qu’ils redoutaient sans cesse ; souvent même ils sacrifiaient des villes et des provinces, pour acheter des ennemis quelques moments de sécurité, et semblaient n’avoir rien à demander à la fortune, si ce n’est que l’empire durât autant que leur propre vie.

Une rapide décadence se faisait sentir partout. Dans leurs disputes théologiques les Grecs avaient perdu le véritable esprit de l’Évangile, et chez eux tout, jusqu’à la religion, était corrompu. Une bigoterie universelle, dit Montesquieu, abattait les courages et engourdissait l’empire. Toutes les vertus qui animent le patriotisme avaient disparu ; la ruse et la perfidie étaient décorées du nom de politique et recevaient les mêmes éloges que la valeur ; les Grecs trouvaient aussi glorieux de tromper leurs ennemis que de les vaincre. Leurs soldats se faisaient suivre à la guerre par des chariots légers qui portaient leurs armes. Ils avaient perfectionné toutes les machines qui peuvent suppléer à la bravoure dans les sièges et dans les batailles. Leurs armées déployaient un grand appareil militaire, mais elles manquaient de combattants. Les Grecs n’avaient guère conservé de leurs ancêtres qu’un caractère turbulent et séditieux qui se mêlait à leurs mœurs efféminées, et qui éclatait surtout au milieu des dangers de la patrie. La discorde agitait sans cesse l’armée et le peuple ; on se disputait encore avec acharnement un empire menacé de toutes parts, et dont on abandonnait la défense à des barbares. L’empire grec avait d’abord été menacé par les disciples de Mahomet ; la conquête de Constantinople était pour les Arabes comme une des promesses du Coran ; dès les premiers temps de l’hégire, la Syrie, l’Égypte, plusieurs provinces, tombèrent au pouvoir des nouveaux conquérants ; plus tard les sectateurs du Prophète passèrent la chaîne du Taurus, et se répandirent dans l’Asie Mineure sans qu’on s’en émût dans la capitale de l’empire. Dès lors il fut aisé de voir que Constantinople ne deviendrait jamais une barrière contre l’islamisme, et qu’elle serait un jour la porte par où les défenseurs du Coran pénétreraient dans l’Europe chrétienne. Il y eut des successeurs de Constantin qui entreprirent d’arrêter les progrès des musulmans ; mais ils ne furent jamais secondés par leurs peuples, et plusieurs périrent victimes de leur patriotisme.

Tandis que l’empire d’Orient touchait ainsi à son déclin et semblait miné par le temps et par la corruption, l’Occident était dans l’enfance des sociétés ; il ne restait plus rien de l’empire et des lois de Charlemagne. Les peuples n’avaient presque point de rapports entre eux, et ne se rapprochaient que le fer et la flamme à la main ; l’Église, la royauté, les nations, les royaumes, tout était mêlé et confondu ; nulle puissance n’était assez forte pour arrêter les progrès de l’anarchie et les abus de la féodalité. Quoique l’Europe fût pleine de soldats et couverte de châteaux forts, les États restaient souvent sans appui contre leurs ennemis, et n’avaient point d’armées pour leur propre défense. Au milieu de la confusion générale, il n’y avait de sécurité que dans les camps et les forteresses, tour à tour la sauvegarde et la terreur des bourgs et des campagnes. Les plus grandes villes n’offraient aucun asile à la liberté ; la vie des hommes était comptée pour si peu de chose, qu’on pouvait, avec quelques pièces de monnaie, acheter l’impunité du meurtre. C’est le glaive à la main qu’on invoquait la justice, c’est par le glaive qu’on poursuivait la réparation des torts et des injures. La langue des barons et des seigneurs n’avait point de mots pour exprimer le droit des gens ; la guerre était toute leur science ; elle était toute la politique des princes et des États.

Cependant cette barbarie des peuples de l’Occident ne ressemblait point à celle des Turcs, dont la religion et les mœurs repoussaient toute espèce de civilisation et de lumières ; ni à celle des Grecs, qui n’étaient plus qu’un peuple corrompu. Tandis que les uns avaient tous les vices d’un État presque sauvage, et les autres toute la corruption d’un État en décadence, il se mêlait aux mœurs barbares des Francs quelque chose d’héroïque et de généreux qui semblait tenir des passions de la jeunesse. La barbarie grossière des Turcs leur faisait mépriser tout ce qui était noble et grand ; les Grecs avaient une barbarie savante et polie qui les remplissait de dédain pour l’héroïsme et les vertus militaires. Les Francs étaient aussi braves que les Turcs, et mettaient plus de prix à la gloire que les autres peuples. Le sentiment d’honneur qui créa en Europe la chevalerie, dirigeait leur bravoure et leur tenait lieu quelquefois de justice et de vertu.

La religion chrétienne, que les Grecs avaient réduite à de petites formules et à de vaines pratiques de superstition, ne leur inspirait jamais de grands desseins et de nobles pensées. Chez les peuples d’Occident, comme on n’avait point encore soumis à de fréquentes disputes les dogmes du christianisme, la doctrine de l’Évangile conservait plus d’empire sur les esprits ; elle disposait mieux les cœurs à l’enthousiasme, et formait à la fois des saints et des héros. Quoique la religion ne prêchât pas toujours sa morale avec succès et qu’on abusât de son influence, elle tendait cependant à adoucir les mœurs des peuples barbares qui avaient envahi l’Europe ; elle prêtait au faible son autorité sainte ; elle inspirait une crainte salutaire à la force, et corrigeait souvent les injustices des lois humaines.

Au milieu des ténèbres qui couvraient l’Europe, la religion chrétienne conservait la langue latine ; cette langue, qui avait déjà connu une civilisation, gardait seule la mémoire des temps passés, et seule pouvait tenir lieu de règle et d’expérience aux sociétés naissantes. Tandis que le despotisme et l’anarchie se partageaient les villes et les royaumes, les peuples invoquaient la religion contre la tyrannie, les princes l’invoquaient contre la licence et la révolte. Souvent, dans le trouble des États, le titre de chrétien inspira plus de respect et réveilla plus d’enthousiasme que le titre de citoyen romain dans l’ancienne Rome. Dans l’excès même de leur barbarie, les nations semblaient ne reconnaître d’autres législateurs que les Pères des conciles, d’autre code que l’Évangile et les saintes Écritures. L’Europe pouvait être considérée comme une société religieuse où la conservation de la foi était le plus grand intérêt, où les hommes appartenaient plus à l’Église qu’à la patrie. Dans cet état de choses, il était facile d’enflammer l’esprit des peuples en leur présentant la cause de la religion et des chrétiens à défendre.

Dix ans avant l’invasion de l’Asie Mineure par les Turcs, Michel Ducas, successeur de Romain Diogène, avait imploré le secours du pape et des princes de l’Occident. Il avait promis de faire tomber toutes les barrières qui séparaient l’Église grecque de l’Église romaine, si les Latins prenaient les armes contre les infidèles. Grégoire VII occupait alors la chaire de saint Pierre ; ses talents, ses lumières, l’audace et l’inflexibilité de son caractère, le rendaient capable des plus grandes entreprises. L’espoir d’étendre l’empire de la religion et le pouvoir du Saint-Siège en Orient lui fit accueillir les humbles supplications de Michel Ducas : il exhorta les fidèles à prendre les armes contre les musulmans, et s’engagea à les conduire lui-même en Asie. « Les maux des chrétiens d’Orient, disait-il dans ses lettres, l’avaient ému jusqu’à lui faire désirer la mort ; il aimait mieux exposer sa vie pour délivrer les saints lieux, que de commander à tout l’univers. » Entraînés par ses exhortations, cinquante mille chrétiens prirent l’engagement de suivre Grégoire à Constantinople et à Jérusalem. Mais le pontife ne tint point la promesse qu’il avait faite, et les affaires de l’Europe, où son ambition était plus intéressée que dans celles de l’Asie, vinrent suspendre l’exécution de ses projets.

Chaque jour la puissance des papes s’augmentait par les progrès du christianisme et par le besoin même qu’on avait de sortir de la barbarie. Rome était devenue une seconde fois la capitale du monde, et semblait avoir repris, sous Hildebrand, l'empire qu’elle avait eu sous les Césars. Armé du double glaive de Pierre, Grégoire soutint hautement que tous les royaumes étaient du domaine du Saint-Siège et que son autorité devait être universelle comme l’Église dont il était le chef. De pareilles prétentions, qui eurent d’abord pour motifs l’indépendance du sanctuaire et la réforme du monde chrétien, engagèrent le pontife dans de violents démêlés avec l’empereur d’Allemagne. Il voulut aussi dicter des lois à la France, à l’Espagne, à la Suède, à la Pologne, à l’Angleterre, et, ne s’occupant plus que de se faire reconnaître pour l’arbitre des États, il lança ses anathèmes jusque sur le trône de Constantin, qu’il avait voulu défendre, et ne songea plus à délivrer Jérusalem.

Après la mort de Grégoire, Victor III, quoiqu’il suivît la politique de son prédécesseur et qu’il eût à la fois à combattre l’empereur d’Allemagne et le parti de l’antipape Guibert, ne négligea point l’occasion de faire la guerre aux musulmans. Les Sarrasins qui habitaient l’Afrique troublaient la navigation de la Méditerranée, et menaçaient les côtes d’Italie. Victor invita les chrétiens à prendre les armes, et leur promit la rémission de tous leurs péchés s’ils allaient combattre les infidèles. Les habitants de Pise, de Gênes et de plusieurs autres villes, poussés par le zèle de la religion et par l’envie de défendre leur commerce, équipèrent des flottes, levèrent des troupes, et firent une descente sur les côtes d’Afrique, où, si l’on en croit les chroniques du temps, ils taillèrent en pièces une armée de cent mille Sarrasins. Pour qu’on fût assuré, dit Baronius, que Dieu s’intéressait à la cause des chrétiens, le jour même où les Italiens triomphèrent des ennemis de Jésus-Christ, la nouvelle en fut portée miraculeusement au-delà des mers. Après avoir livré aux flammes deux villes, Al-Mahadia et Sibila, bâties dans l’ancien territoire de Carthage, et forcé un roi de la Mauritanie à payer un tribut au Saint-Siège, les Génois et les Pisans revinrent en Italie, où les dépouilles des vaincus furent employées à l’ornement des églises.

Cependant le pape Victor mourut sans avoir pu réaliser le projet d’attaquer les infidèles en Asie. La gloire de délivrer Jérusalem appartenait à un simple pèlerin, qui ne tenait sa mission que de son zèle et n’avait d’autre puissance que la force de son caractère et de son génie. Quelques-uns donnent à Pierre l’Ermite une origine obscure ; d’autres le font descendre d’une famille noble de Picardie ; tous s’accordent à dire qu’il avait un extérieur grossier. Né avec un esprit actif et inquiet, il chercha dans toutes les conditions de la vie un bonheur qu’il ne put trouver. L’étude des lettres, le métier des armes, le célibat, le mariage, l’état ecclésiastique, ne lui avaient rien offert qui pût remplir son cœur et satisfaire son âme ardente. Dégoûté du monde et des hommes, Pierre se retira parmi les cénobites les plus austères. Le jeûne, la prière, la méditation, le silence de la solitude, exaltèrent son imagination. Dans ses visions, il entretenait un commerce habituel avec le ciel, et se croyait l’instrument de ses desseins, le dépositaire de ses volontés. Il avait la ferveur d’un apôtre, le courage d’un martyr. Son zèle ne connaissait point d’obstacles, et tout ce qu’il désirait lui semblait facile. Lorsqu’il parlait, les passions dont il était agité animaient ses gestes et ses paroles et se communiquaient à ses auditeurs : rien ne résistait ni à la force de son éloquence, ni à l’entraînement de son exemple. Tel fut l’homme extraordinaire qui donna le signal des croisades, et qui, sans fortune et sans renommée, par le seul ascendant des larmes et des prières, parvint à ébranler l’Occident pour le précipiter tout entier sur l’Asie.

Le bruit des pèlerinages en Orient fit sortir Pierre de sa retraite. Il suivit dans la Palestine la foule des chrétiens qui allaient visiter les saints lieux. A l’aspect de Jérusalem, il fut plus ému que tous les autres pèlerins : mille sentiments contraires vinrent agiter son âme exaltée. Dans cette ville, qui conservait partout les marques de la miséricorde et de la colère divines, tout enflamma sa charité, irrita sa dévotion et son zèle, le remplit tour à tour de respect, de terreur et d’indignation. Après avoir suivi ses frères sur le Calvaire et au tombeau de Jésus-Christ, il se rendit auprès du patriarche de Jérusalem. Les cheveux blancs de Siméon, sa figure vénérable, et surtout la persécution qu’il avait éprouvée, lui méritèrent toute la confiance de Pierre : ils pleurèrent ensemble sur les maux des chrétiens. L’Ermite, le cœur ulcéré, le visage baigné de larmes, demanda s’il ne pouvait pas y avoir un terme, un remède à tant de calamités. « Ô le plus fidèle des chrétiens, lui dit le patriarche, ne voyez-vous pas que nos iniquités nous ont fermé l’accès de la miséricorde du Seigneur ? L’Asie est au pouvoir des musulmans ; tout l’Orient est tombé dans la servitude ; aucune puissance de la terre ne peut nous secourir. » A ces paroles, Pierre interrompit Siméon, et lui fit entendre qu’un jour peut-être les guerriers d’Occident seraient les libérateurs de Jérusalem. « Oui, sans doute, répliqua le patriarche : quand nos afflictions seront au comble, quand Dieu sera touché de nos misères, il amollira le cœur des princes de l’Occident, et les enverra au secours de la ville sainte. » A ces mots, Pierre et Siméon ouvrirent leurs âmes à l’espérance, et s’embrassèrent en versant des larmes de joie. Le patriarche résolut d’implorer par ses lettres le secours du pape et des princes de l’Europe. L’Ermite jura d’être l’interprète des chrétiens d’Orient et d’armer l’Occident pour leur délivrance.

Après cet entretien, l’enthousiasme de Pierre n’eut plus de bornes : il fut persuadé que le ciel lui-même l’avait chargé de venger sa cause. Un jour qu’il était prosterné devant le saint sépulcre, il crut entendre la voix de Jésus-Christ qui lui disait : « Pierre, lève-toi ; cours annoncer les tribulations de mon peuple ; il est temps que mes serviteurs soient secourus et les saints lieux délivrés. » Plein de l’esprit de ces paroles qui retentissaient sans cesse à son oreille, chargé des lettres du patriarche, il quitte la Palestine, traverse les mers, débarque sur les côtes d’Italie, et va se jeter aux pieds du pape. La chaire de saint Pierre était alors occupée par Urbain II, qui avait été le disciple et le confident de Grégoire et de Victor. Urbain embrassa avec ardeur un projet dont ses prédécesseurs avaient eu la première pensée ; il reçut Pierre comme un prophète, applaudit à son dessein, et le chargea d’annoncer la prochaine délivrance de Jérusalem.

L’ermite Pierre traversa l’Italie, passa les Alpes, parcourut la France et la plus grande partie de l’Europe, embrasant tous les cœurs du zèle dont il était dévoré. Il voyageait monté sur une mule, un crucifix à la main, les pieds nus, la tête découverte, le corps ceint d’une grosse corde, couvert d’un long froc et d’un manteau d’ermite de l’étoffe la plus grossière. La singularité de ses vêtements était un spectacle pour le peuple ; l’austérité de ses mœurs, sa charité, la morale qu’il prêchait, le faisaient révérer comme un saint.

L’Ermite allait de ville en ville, de province en province, implorant le courage des uns, la pitié des autres, tantôt il se montrait dans la chaire des églises, tantôt il prêchait dans les chemins et sur les places publiques. Son éloquence était vive et emportée, remplie d’apostrophes véhémentes qui entraînaient la multitude. Il rappelait la profanation des saints lieux et le sang des chrétiens versé par torrents dans les rues de Jérusalem ; il invoquait tour à tour le ciel, les saints, les anges, qu’il prenait à témoin de la vérité de ses récits ; il s’adressait à la montagne de Sion, à la roche du Calvaire, au mont des Oliviers, qu’il faisait retentir de sanglots et de gémissements. Quand il ne trouvait plus de paroles pour peindre les malheurs des fidèles, il montrait aux assistants le crucifix qu’il portait avec lui ; il se frappait la poitrine et se meurtrissait le sein, ou versait un torrent de larmes.

Le peuple se pressait en foule sur les traces de Pierre. Le prédicateur de la guerre sainte était partout reçu comme un envoyé de Dieu : on s’estimait heureux de toucher ses vêtements ; le poil arraché à la mule qu’il montait était conservé comme une sainte relique. A sa voix, les différends s’apaisaient dans les familles, les pauvres étaient secourus, la débauche rougissait de ses excès ; on ne parlait que des vertus de l’éloquent cénobite ; on racontait ses austérités et ses miracles ; on répétait ses discours à ceux qui ne les avaient point entendus et qui n’avaient pu s’édifier par sa présence.

Souvent il rencontrait dans ses courses des chrétiens d’Orient bannis de leur patrie et parcourant l’Europe en demandant l’aumône. L’ermite Pierre les présentait au peuple comme des témoignages vivants de la barbarie des infidèles ; en montrant les lambeaux dont ils étaient couverts, le saint orateur s’élevait avec violence contre leurs oppresseurs et leurs bourreaux. A ce spectacle, les fidèles éprouvaient tour à tour les plus vives émotions de la pitié et les fureurs de la vengeance ; tous déploraient dans leurs cœurs les malheurs et la honte de Jérusalem. Le peuple élevait la voix vers le ciel pour demander à Dieu qu’il daignât jeter un regard sur sa ville de prédilection : les uns offraient leurs richesses, les autres leurs prières ; tous promettaient de donner leur vie pour la délivrance des saints lieux.

Au milieu de cette agitation générale, Alexis Comnène, qui était menacé par les Turcs, envoya au pape des ambassadeurs pour solliciter les secours des Latins. Quelque temps avant cette ambassade, il avait adressé aux princes de l’Occident des lettres dans lesquelles il leur racontait d’une manière lamentable les conquêtes des Turcs dans l’Asie Mineure. « Ces hordes sauvages, qui, dans leurs débauches et dans l’ivresse de la victoire, avaient outragé la nature et l’humanité, étaient aux portes de Byzance, et, sans le prompt secours de tous les peuples chrétiens, la ville de Constantin allait tomber sous la plus affreuse domination. Alexis rappelait aux princes de la chrétienté les saintes reliques renfermées dans Constantinople, et les conjurait de sauver de la profanation des infidèles ce dépôt sacré. Après avoir étalé la splendeur et les richesses de sa capitale, il exhortait les chevaliers et les barons à venir les défendre ; il leur offrait ses trésors pour prix de leur courage, et leur vantait la beauté des femmes grecques, dont l’amour devait payer les exploits de ses libérateurs. » Ainsi rien n’était oublié pour flatter les passions et réveiller l’enthousiasme des guerriers de l’Occident. « L’invasion des Turcs était, aux yeux d’Alexis, le plus grand des malheurs qu’eût à redouter le chef d’un royaume chrétien, et, pour écarter un pareil danger, tout lui paraissait juste et convenable. Il pouvait supporter l’idée de perdre sa couronne, mais non la honte de voir ses États soumis aux lois de Mahomet ; s’il devait un jour perdre l’empire, il s’en consolait d’avance, pourvu que la Grèce échappât au joug des musulmans et devînt le partage des Latins. »

Pour répondre aux prières d’Alexis et aux vœux des fidèles, le souverain Pontife convoqua à Plaisance un concile, afin d’y exposer les périls de l’Église grecque et de l’Église latine d’Orient. Les prédications de Pierre avaient tellement préparé les esprits, que plus de deux cents évêques et archevêques, quatre mille ecclésiastiques et trente mille laïques, obéirent à l’invitation du Saint-Siège. Le concile se trouva si nombreux, qu’il fut obligé de s’assembler dans une plaine voisine de la ville.

Dans cette assemblée des fidèles, tous les regards se portèrent sur les ambassadeurs d’Alexis : leur présence au milieu d’un concile latin annonçait assez les désastres de l’Orient. Lorsqu’ils eurent exhorté les princes et les guerriers à sauver Constantinople et Jérusalem, Urbain appuya leurs discours et leurs prières de toutes les raisons que pouvaient lui fournir les intérêts de la chrétienté et la cause de la religion. Cependant le concile de Plaisance ne prit aucune résolution sur la guerre contre les infidèles. Il n’avait pas seulement pour objet la délivrance de la terre sainte : les déclarations de l’impératrice Adélaïde, qui vint révéler sa propre honte et celle de son époux, les anathèmes contre l’empereur d’Allemagne et contre l’antipape Guibert, occupèrent plusieurs jours l’attention d’Urbain et des Pères du concile.

D’autres raisons expliqueraient le peu d’effet que produisit la prédication d’Urbain dans le concile de Plaisance. Les peuples d’Italie, auxquels s’adressait le souverain Pontife, étaient livrés à l’esprit de commerce, et les préoccupations mercantiles ne vont guère avec l’enthousiasme religieux ; de plus, l’Italie se trouvait fortement distraite par un esprit de liberté qui enfantait des troubles et portait à négliger les intérêts de la religion. On peut ajouter que la puissance pontificale, parfois réduite à de dures extrémités, avait perdu quelque chose de son prestige, quelque chose de son influence, pour les peuples d’au-delà des Alpes. Tandis que le monde chrétien révérait dans Urbain le formidable successeur de Grégoire, les Italiens, dont il avait quelquefois imploré la charité, ne connaissaient que ses disgrâces et ses malheurs ; sa présence ne réchauffait point leur zèle, et ses décisions n’étaient pas toujours des lois pour ceux qui l’avaient vu, du sein de la misère et de l’exil, forger les foudres lancés sur les trônes de l’Occident.

Le prudent Urbain n’entreprit point de réveiller l’ardeur des Italiens ; il pensa d’ailleurs que leur exemple n’était pas propre à entraîner les autres nations. Pour prendre un parti décisif sur la guerre sainte et pour intéresser tous les peuples à son succès, il résolut d’assembler un second synode au sein d’une nation belliqueuse et, dès ces temps reculés, accoutumée à donner l’impulsion à l’Europe. Le nouveau concile, assemblé à Clermont en Auvergne, ne fut ni moins nombreux ni moins respectable que celui de Plaisance : les saints et les docteurs les plus renommés vinrent l’honorer de leur présence et l’éclairer de leurs conseils. La ville de Clermont put à peine recevoir dans ses murs tous les princes, les ambassadeurs et les prélats qui s’étaient rendus au concile : « de sorte que, dit une ancienne chronique, vers le milieu du mois de novembre, les villes et villages des environs se trouvèrent remplis de peuple, et furent plusieurs contraints de faire dresser leurs tentes et pavillons au milieu des champs et des prairies, encore que la saison et le pays fussent pleins d’extrême froidure. »

Avant de s’occuper de la guerre sainte, le concile porta d’abord son attention sur la réforme du clergé et de la discipline ecclésiastique ; il s’occupa ensuite de mettre un frein à la licence des guerres entre particuliers. Dans ces temps barbares, les simples chevaliers vengeaient leurs injures par la voie des armes. Pour le plus léger motif, on voyait quelquefois des familles se déclarer une guerre qui durait plusieurs générations ; l’Europe était pleine de troubles occasionnés par ces hostilités. Dans l’impuissance des lois et des gouvernements, l’Église employa souvent son utile influence pour rétablir la tranquillité : plusieurs conciles avaient interdit les guerres entre particuliers pendant quatre jours de la semaine, et leurs décrets avaient invoqué les vengeances du ciel contre les perturbateurs du repos public.

Le concile de Clermont renouvela la trêve de Dieu. Depuis le dimanche au commencement du jeûne jusqu’à la seconde férié au lever du soleil après l’octave de la Pentecôte, depuis la quatrième férie qui précède l'Avent du Seigneur au soleil couchant jusqu’à l’octave de l’Épiphanie, il était défendu à tout homme d’en provoquer un autre, de le tuer, de le blesser, ou d’enlever du bétail ou du butin. La même défense était faite pour toutes les semaines de l’année, depuis la quatrième férie au soleil couchant jusqu’à la seconde férié au soleil levant, et pour toutes les fêtes de l’année, les fêtes de sainte Marie et des Apôtres avec leurs vigiles. Le concile décida, en outre, que toutes les églises et leurs parvis, les croix sur les chemins, les moines et les clercs. les religieuses et les femmes, les pèlerins, les marchands avec leurs domestiques, les bœufs, les chevaux de labour, les hommes conduisant leur charrue, les bergers avec leurs troupeaux, jouiraient d’une paix perpétuelle, et resteraient toujours à l’abri de la violence et du brigandage. Tout chrétien, depuis l’âge de douze ans, devait jurer de se soumettre à la trêve de Dieu et de s’armer contre ceux qui refuseraient leur serment et leur soumission à cette loi. Tous ceux qui ne jureraient pas d’obéir à la trêve de Dieu devaient être frappés d’anathème.

Ainsi on proclamait tout à la fois la paix de Dieu et la guerre de Dieu. Le concile fit beaucoup de règlements pour la discipline ecclésiastique et la réforme de l’Eglise ; mais tous ces décrets, l’excommunication même prononcée contre le roi de France Philippe Ier, ne purent détourner l’attention générale d’un objet qu’on regardait comme bien plus important : la captivité et les malheurs de Jérusalem.

L’enthousiasme, le fanatisme, qui s’accroît toujours dans les nombreuses réunions, était porté à son comble. Urbain satisfit enfin l’impatience des fidèles. Le concile tint sa dixième séance dans la grande place de Clermont, qui se remplit bientôt d’une foule immense. Suivi de ses cardinaux, le pape monta sur une espèce de trône qu’on avait dressé pour lui ; à ses côtés on vit paraître l’ermite Pierre, avec le bâton de pèlerin, et le manteau de laine qui lui avait attiré partout l’attention et le respect de la multitude. L’apôtre de la guerre sainte parla le premier des outrages faits à la foi du Christ : il rappela les profanations et les sacrilèges dont il avait été témoin ; les tourments et les persécutions qu’un peuple sans Dieu faisait souffrir à ceux qui allaient visiter les saints lieux. Il avait vu des chrétiens chargés de fers, traînés en esclavage, attelés au joug comme des bêtes de somme ; il avait vu les oppresseurs de Jérusalem vendre aux enfants du Christ la permission de saluer le tombeau de leur Dieu, leur arracher jusqu’au pain de la misère, et tourmenter la pauvreté elle-même pour en obtenir des tributs ; il avait vu les ministres du Tout-Puissant arrachés au sanctuaire, battus de verges et condamnés à une mort ignominieuse. En racontant les malheurs et la honte des chrétiens, Pierre avait le visage abattu et consterné ; sa voix était étouffée par des sanglots ; sa vive émotion pénétrait tous les cœurs.

Urbain parla après Pierre l’Ermite, et s’exprima en ces termes : « Vous venez d’entendre l’envoyé des « chrétiens d’Orient. Il vous a dit le sort lamentable de Jérusalem et du peuple de Dieu ; il vous a dit comment la ville du roi des rois, qui transmit aux autres les préceptes d’une foi pure, a été contrainte de servir aux superstitions des païens ; comment le tombeau miraculeux où la mort n’avait pu garder sa proie, ce tombeau, source de la vie future, sur lequel s’est levé le soleil de la résurrection, a été souillé par ceux qui ne doivent ressusciter eux-mêmes que pour servir de paille au feu éternel. L’impiété victorieuse a répandu ses ténèbres sur les plus riches contrées de l’Asie : Antioche, Éphèse, Nicée, sont devenues des cités musulmanes ; les hordes barbares des Turcs ont planté leurs étendards sur les rives de l'Hellespont, d’où elles menacent tous les pays chrétiens. Si Dieu lui-même, armant contre elles ses enfants, ne les arrête dans leur marche triomphante, quelle nation, quel royaume pourra leur fermer les portes de l’Occident ? »

Le souverain pontife s’adressait à toutes les nations chrétiennes ; il s’adressait surtout aux Français ; c’est dans leur courage que l’Église plaçait son espoir ; c’est parce qu’il connaissait leur bravoure et leur piété que le pape avait traversé les Alpes et qu’il leur apportait la parole de Dieu. A mesure que le pontife prononçait son discours, ses auditeurs se pénétraient des sentiments dont il était animé ; il cherchait tour à tour à exciter, dans le cœur des chevaliers et des barons qui l’écoutaient, l’amour de la gloire, l’ambition des conquêtes, 1 enthousiasme religieux, et surtout la compassion pour leurs frères les chrétiens. « Le peuple digne de louanges, leur disait-il, ce peuple que le Seigneur notre Dieu a béni, gémit et succombe sous le poids des outrages et des exactions les plus honteuses. La race des élus subit d’indignes persécutions ; la rage impie des Sarrasins n’a respecté ni les vierges du Seigneur, ni le collège royal des prêtres. Ils ont chargé de fers les mains des infirmes et des vieillards ; des enfants arrachés aux embrassements maternels oublient maintenant chez les barbares le nom du Dieu véritable ; les hospices qui attendaient les pauvres voyageurs sur la route des saints lieux ont reçu sous leur toit profané une nation perverse ; le temple du Seigneur a été traité comme un homme infâme, et les ornements du sanctuaire ont été enlevés comme des captifs. Que vous dirai-je de plus ? Au milieu de tant de maux, qui aurait pu retenir dans leurs demeures désolées les habitants de Jérusalem, les gardiens du Calvaire, les serviteurs et les concitoyens de l’Homme-Dieu, s’ils ne s’étaient pas imposé la loi de recevoir et de secourir les pèlerins, s’ils n’avaient pas craint de laisser sans prêtre, sans autels, sans cérémonies religieuses, une terre toute couverte encore du sang de Jésus-Christ ?

« Malheur à nous, mes enfants et mes frères, qui avons vécu dans ces jours de calamités ! Sommes-nous donc venus dans ce siècle réprouvé du ciel, pour voir la désolation de la ville sainte, et pour rester en paix lorsqu’elle est livrée entre les mains de ses ennemis ? Ne vaut-il pas mieux mourir dans la guerre que de supporter plus longtemps cet horrible spectacle ? Pleurons tous ensemble sur nos fautes qui ont armé la colère divine ; pleurons, mais que nos larmes ne soient point comme la semence jetée sur le sable, et que la guerre sainte s’allume au feu de notre repentir ; que l’amour de nos frères nous anime au combat et soit plus fort que la mort même contre les ennemis du peuple chrétien.

« Guerriers qui m’écoutez, poursuivait l’éloquent pontife, vous qui cherchez sans cesse de vains prétextes de guerre, réjouissez-vous, car voici une guerre légitime : le moment est venu de montrer si vous êtes animés d’un vrai courage ; le moment est venu d’expier tant de violences commises au sein de la paix, tant de victoires souillées par l’injustice. Vous qui fûtes si souvent la terreur de vos concitoyens et qui vendez pour un vil salaire vos bras aux fureurs d’autrui, armés du glaive des Machabées, allez défendre la maison d'Israël, qui est la vigne du Seigneur des armées. Il ne s’agit plus de venger les injures des hommes, mais celles de la Divinité ; il ne s’agit plus de l’attaque d’une ville ou d’un château, mais de la conquête des lieux saints. Si vous triomphez, les bénédictions du ciel et les royaumes de l’Asie seront votre partage ; si vous succombez, vous aurez la gloire de mourir aux mêmes lieux que Jésus-Christ, et Dieu n’oubliera point qu’il vous aura vus dans sa milice sainte. Que de lâches affections, que des sentiments profanes ne vous retiennent point dans vos foyers ; soldats du Dieu vivant, n’écoutez plus que les gémissements de Sion ; brisez tous les liens de la terre, et ressouvenez-vous de ce qu’a dit le Seigneur : Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n’est pas digne de moi, quiconque abandonnera sa maison, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou son héritage, pour mon nom, sera récompensé au centuple, et possédera la vie éternelle. » Ce discours d’Urbain pénétrait, embrasait tous les cœurs, et ressemblait à la flamme ardente descendue du ciel. L’assemblée des fidèles, entraînée par un enthousiasme que jamais l’éloquence humaine n’avait inspiré, se leva tout entière et fit entendre ces mots : Dieu le veut ! Dieu le veut ! Ce cri unanime fut répété à plusieurs reprises ; il retentit au loin dans la cité de Clermont, et jusque sur les montagnes du voisinage. Quand le calme fut rétabli : « Vous voyez ici, poursuivit le saint pontife, l’accomplissement de la promesse divine : Jésus-Christ « a déclaré que, lorsque ses disciples s’assembleraient en son nom, il serait au milieu d’eux ; oui, le Sauveur « du monde est maintenant au milieu de vous, et c’est lui-même qui vous inspire les accents que je viens « d’entendre. Que ces paroles : Dieu le veut ! soient désormais votre cri de guerre, et qu’elles annoncent « partout la présence du Dieu des armées. » En achevant ces mots, Urbain montra à l’assemblée des chrétiens le signe de leur rédemption. « C’est Jésus-Christ lui-même, leur dit-il, qui sort de son tombeau et qui vous présente sa croix : elle sera le signe élevé entre les nations qui doit réunir les enfants dispersés d’Israël ; portez-la sur vos épaules ou sur votre poitrine ; qu’elle brille sur vos armes et sur vos étendards ; elle deviendra pour vous le gage de la victoire ou la palme du martyre ; elle vous rappellera sans cesse que Jésus-Christ est mort pour vous et que vous devez mourir pour lui. »

Lorsqu’Urbain eut cessé de parler, l’agitation fut grande ; on n’entendait plus que ces acclamations : Dieu le veut ! Dieu le veut ! qui étaient comme la voix de tout le peuple chrétien. Le cardinal Grégoire, qui monta depuis sur la chaire de saint Pierre sous le nom d’Innocent, prononça à haute voix une formule de confession générale ; tous les assistants se prosternèrent à genoux, se frappèrent la poitrine, et reçurent l’absolution de leurs péchés.

Adhémar de Monteil, évêque du Puy, demanda le premier à entrer dans la voie de Dieu, et prit la croix des mains du pape ; plusieurs évêques suivirent son exemple. Raymond, comte de Toulouse, s’excusa, par ses ambassadeurs, de n’avoir pu assister au concile de Clermont ; il avait déjà combattu les Sarrasins en Espagne ; il promettait d’aller les combattre en Asie, suivi de ses plus fidèles guerriers. Les barons et les chevaliers qui avaient entendu les exhortations d’Urbain firent tous le serment de venger la cause de Jésus-Christ ; ils oublièrent leurs propres querelles, et jurèrent de combattre ensemble les ennemis de la foi chrétienne ; tous les fidèles promirent de respecter les décisions du concile, et décorèrent leurs vêtements d’une croix rouge, de drap ou de soie ; ils prirent dès lors le nom de croisés, et le nom de croisade fut donné à la guerre qu’on allait faire aux Sarrasins.

Les fidèles sollicitèrent Urbain de se mettre à leur tête ; mais le pontife, qui n’avait point encore triomphé de l’antipape Guibert, et qui poursuivait à la fois par ses anathèmes le roi de France et l’empereur d’Allemagne, ne pouvait quitter l’Europe sans compromettre la puissance et la politique du Saint-Siège. Il refusa d’être le chef de la croisade, et nomma l’évêque du Puy son légat apostolique auprès de l’armée des chrétiens.

Il promit à tous les croisés la rémission entière de leurs péchés. Leurs personnes, leurs familles, leurs biens, furent mis sous la protection de l’Église et des apôtres saint Pierre et saint Paul. Le concile déclara que toute violence exercée envers les soldats de Jésus-Christ devait être punie par l’anathème, et recommanda ses décrets en faveur des croisés à la vigilance des prêtres et des évêques. Il régla la discipline, fixa l’époque du départ de ceux qui s’étaient enrôlés dans la milice sainte ; et, de peur que la réflexion n’en retînt quelques-uns dans leurs foyers, il menaça d’excommunication tous ceux qui ne rempliraient pas leurs serments.

La renommée publia partout la guerre qu’on venait de déclarer aux infidèles. Urbain parcourut lui-même plusieurs provinces de France, pour achever son ouvrage aussi heureusement commencé. Dans les villes de Rouen, d’Angers, de Tours, de Nîmes, il assembla des conciles, où la noblesse, le clergé et le peuple accoururent pour entendre le père des fidèles et pleurer avec lui sur les malheurs de Sion. Dans tous les diocèses, dans toutes les paroisses, les évêques et les simples pasteurs ne cessaient de bénir des croix pour les fidèles qui promettaient de s’armer pour la délivrance de la terre sainte. L’Église a conservé dans ses annales les formules des prières récitées dans cette cérémonie. Le prêtre, après avoir invoqué le secours du Dieu qui a fait le ciel et la terre, priait le Seigneur de bénir, dans sa bonté paternelle, la croix des pèlerins, comme il avait béni autrefois la verge d’Aaron ; il conjurait la miséricorde divine de ne point abandonner dans les périls ceux qui allaient combattre pour Jésus-Christ, et de leur envoyer cet ange Gabriel qui avait été autrefois le fidèle compagnon de Tobie. S’adressant ensuite à chaque pèlerin prosterné devant lui, le prêtre lui disait après lui avoir attaché la croix sur la poitrine : « Reçois ce signe, image de la passion et de la mort du Sauveur du monde, afin que dans ton voyage le malheur ni le péché ne puissent t’atteindre, et que tu reviennes plus heureux et surtout meilleur parmi les tiens. » L’auditoire répondait, amen, et le saint enthousiasme qu’inspirait cette cérémonie, se répandant de proche en proche, achevait d’embraser tous les cœurs.

On eût dit que les Français n’avaient plus d’autre patrie que la terre sainte, et qu’ils lui devaient le sacrifice de leur repos, de leurs biens et de leur vie. Cet enthousiasme, qui n’avait plus de bornes, ne tarda pas à se communiquer aux autres peuples chrétiens : il gagna l’Angleterre, encore ébranlée par la conquête récente des Normands ; l’Allemagne, troublée par les anathèmes de Grégoire et d’Urbain ; l’Italie, agitée par les factions ; l’Espagne même, qui combattait les Sarrasins sur son propre territoire. Tel était l’ascendant de la religion outragée par les infidèles, telle fut l’influence de l’exemple donné par les Français, que toutes les nations chrétiennes oublièrent soudain ce qui faisait l’objet de leur ambition ou de leurs alarmes, et fournirent à la croisade les soldats dont elles avaient besoin pour se défendre elles-mêmes. Tout l’Occident retentit de ces paroles : Celui qui ne porte pas sa croix et ne vient pas avec moi, n’est pas digne de moi.

La situation où se trouvait l’Europe contribua sans doute à augmenter le nombre des pèlerins : « Toutes choses allaient dans un tel désordre, dit Guillaume de Tyr, qu’il semblait que le monde penchât vers son déclin et que la seconde venue du Fils de l’homme dût être prochaine. » Partout le peuple, comme nous l’avons déjà dit, gémissait dans une horrible servitude ; une disette affreuse, qui désolait depuis plusieurs années la France et la plupart des royaumes de l’Occident, avait enfanté toutes sortes de calamités, de crimes et de brigandages. Des villages, des villes même restaient sans habitants et tombaient en ruines. Les peuples abandonnèrent sans regret une terre qui ne pouvait plus les nourrir et ne leur offrait ni repos ni sécurité : l’étendard de la croix leur parut un sûr asile contre la misère et l’oppression. D’après les décrets du concile de Clermont, les croisés se trouvaient affranchis d’impôts, ils ne pouvaient être poursuivis pour dettes pendant leur voyage. Au seul nom de la croix, les lois suspendaient leurs menaces, la tyrannie ne pouvait saisir ses victimes, ni la justice même des coupables parmi ceux que l’Église adoptait pour ses défenseurs. L’assurance de l’impunité, l’espoir d’un meilleur sort, l’amour même de la licence, et l’envie de secouer les chaînes les plus sacrées, firent accourir la multitude sous les bannières de la croisade.

Beaucoup de seigneurs qui n’avaient point d’abord pris la croix et qui voyaient partir leurs vassaux sans pouvoir les arrêter, se déterminèrent à les suivre comme chefs militaires pour conserver quelque chose de leur autorité. La plupart des comtes et des barons n’hésitèrent point d’ailleurs à quitter l’Europe, que le concile de Clermont venait de déclarer en état de paix et qui ne devait plus leur offrir l’occasion de signaler leur valeur ; ils avaient tous beaucoup de crimes à expier : « On leur promettait, dit Montesquieu, de les expier en suivant leur passion dominante ; ils prirent donc la croix et les armes. »

L’Église n’avait point encore renoncé à l’usage d’imposer des pénitences publiques. Beaucoup de pécheurs rougissaient de reconnaître ainsi leurs fautes devant leurs concitoyens et leurs proches : ils aimèrent mieux courir le monde et s’exposer aux dangers et aux fatigues d’un pèlerinage lointain. D'un autre côté, le tribunal de la pénitence ordonnait quelquefois aux fidèles, surtout aux guerriers, de s’ensevelir dans la retraite et d’éviter avec scrupule la dissipation et les combats. Qu’on juge de la révolution qui dut s’opérer dans les esprits, lorsque l’Église elle-même sonna tout à coup la trompette guerrière, et qu’elle présenta comme agréables à Dieu l’amour des conquêtes, la gloire de vaincre, l’ardeur pour les périls, dont on s’accusait naguère comme d’un péché. On peut croire que ces nouveautés dans la discipline ecclésiastique ne favorisèrent point l’amélioration des mœurs ; mais il est certain qu’elles servirent merveilleusement la guerre sainte et qu’elles augmentèrent beaucoup le nombre des pèlerins et des vengeurs du saint tombeau.

Le clergé donna lui-même l’exemple. La plupart des évêques, qui portaient le titre de comte ou de baron et qui faisaient souvent la guerre pour soutenir les droits de leurs évêchés, crurent devoir s’armer pour la cause de Jésus-Christ. Les prêtres, pour donner plus de poids à leurs prédications, prirent eux-mêmes la croix ; un grand nombre de pasteurs résolurent de suivre leur troupeau jusqu’à Jérusalem ; quelques-uns d’entre eux, comme nous le verrons dans la suite, avaient sans doute présents à la pensée les évêchés de l’Asie, et cédaient à l’espoir d’occuper un jour les sièges les plus renommés de l’Eglise d’Orient.

Au milieu de l’anarchie et des troubles qui désolaient l’Europe depuis le règne de Charlemagne, il s’était formé une association de nobles chevaliers qui parcouraient le monde en cherchant des aventures : ils avaient fait le serment de protéger l’innocence, de secourir les faibles opprimés, et de combattre les infidèles. La religion, qui avait consacré leur institution et béni leur épée, les appela à sa défense, et l’ordre de la chevalerie, qui dut une grande partie de son éclat et de ses progrès à la guerre sainte, compta un grand nombre de ses guerriers qui se rangèrent sous les drapeaux de la croix.

L’ambition ne fut peut-être pas étrangère à leur dévouement pour la cause de Jésus-Christ. Si la religion promettait ses récompenses à ceux qui allaient combattre pour elle, la fortune leur promettait aussi les richesses et les trônes de la terre. Ceux qui revenaient d’Orient parlaient avec enthousiasme des merveilles qu’ils avaient vues, des riches provinces qu’ils avaient traversées. On savait que deux ou trois cents pèlerins normands avaient conquis la Pouille et la Sicile sur les Sarrasins. Toutes les terres occupées par les infidèles semblaient devoir appartenir aux preux chevaliers qui n’avaient pour toute richesse que leur naissance, leur bravoure et leur épée.

On ne doit pas oublier cependant que l’enthousiasme religieux était le premier et principal mobile qui mettait tout le monde chrétien en mouvement. Dans les temps ordinaires, les hommes suivent leurs penchants naturels et n’obéissent qu’à leurs inclinations ; mais, au temps dont nous parlons, la dévotion du pèlerinage, qui devenait plus vive en se communiquant, et qu’on, pouvait appeler, selon l’expression de saint Paul, la folie de la croix, était une passion ardente et jalouse qui parlait plus haut que toutes les autres. On ne voyait plus la religion que dans la guerre contre les Sarrasins, et la religion qu’on entendait ainsi ne permettait point à ses défenseurs enthousiastes de voir une autre félicité, une autre gloire que celle qu’elle présentait à leur imagination exaltée. L’amour de la patrie, les liens de la famille, les plus tendres affections du cœur furent sacrifiés aux idées et aux opinions qui entraînaient alors toute l’Europe. La modération était une lâcheté, l’indifférence une trahison, l’opposition un attentat sacrilège. Le pouvoir des lois n’était compté pour rien parmi ceux qui croyaient combattre pour la cause de Dieu. Les sujets reconnaissaient à peine l’autorité des princes et des seigneurs dans tout ce qui concernait la guerre sainte ; le maître et l’esclave n’avaient d’autre titre que celui de chrétien, d’autre devoir à remplir que celui de défendre la religion les armes à la main.

L’imagination du peuple voyait chaque jour tant de prodiges, que toute la nature semblait avoir été appelée à proclamer la volonté du ciel. « Je prends Dieu à témoin, dit l’abbé Guibert, qu’habitant à cette « époque Beauvais, je vis une fois, au milieu du jour, quelques nuages disposés les uns sur les autres un « peu obliquement, et de telle sorte qu’on eût pu tout au plus leur trouver la forme d’une cigogne ou d’une « grue, quand tout à coup des milliers de voix, s’élevant de tous côtés, annoncèrent qu’une croix venait de « paraître dans le ciel. » Le même chroniqueur rapporte qu’une petite femme avait entrepris le voyage de Jérusalem ; une oie, instruite à je ne sais quelle nouvelle école, dit Guibert, et faisant bien plus que ne comporte sa nature dépourvue de raison, marchait en se balançant à la suite de cette femme : aussitôt la renommée, volant avec rapidité, répandit dans les châteaux et dans les villages la nouvelle que les oies étaient envoyées à la conquête de Jérusalem !

C’était une honte que de n’avoir pas reçu une inspiration particulière pour la guerre sainte, comme si Dieu avait appelé chacun des fidèles à la délivrance de son tombeau. Pour faire croire à un avertissement miraculeux, celui-ci, se tirant un peu de sang, traçait sur son corps des raies en forme de croix, et les montrait ensuite à tous les yeux ; celui-là produisait la tache dont il était marqué à la prunelle et qui obscurcissait sa vue, comme un oracle divin qui l’avertissait d’entreprendre le saint voyage ; un autre employait le suc des plantes nouvelles ou toute autre espèce de préparation colorée pour tracer sur son visage le signe de la rédemption ; de même qu’on avait coutume de se peindre le dessous des yeux avec du fard, de même quelques pauvres pèlerins se peignaient en vert ou en rouge, afin de pouvoir se présenter comme des témoignages vivants des miracles du ciel. Ceux qui avaient recours à ces pieuses fraudes, espéraient que la charité des fidèles les aiderait à suivre la croisade. Les moines désertaient les cloîtres dans lesquels ils avaient fait serment de mourir, et se croyaient entraînés par une inspiration divine ; les ermites sortaient de leurs solitudes, et venaient se mêler à la foule des croisés. Ce qu’on aura peine à croire, les voleurs, les brigands quittaient leurs retraites inconnues, venaient confesser leurs forfaits, et promettaient, en recevant la croix, d’aller les expier dans la Palestine.

Les artisans, les marchands, les laboureurs, abandonnaient leurs travaux et leur profession, ne songeant plus à l’avenir ni pour eux-mêmes, ni pour leurs familles ; les barons et les seigneurs renonçaient aux domaines acquis par la valeur et les exploits de leurs pères. Les terres, les villes, les châteaux pour lesquels on s’était fait la guerre, perdirent tout à coup leur prix aux yeux de leurs possesseurs, et furent donnés pour des sommes modiques à ceux que la grâce de Dieu n’avait point touchés et qui n’étaient point appelés au bonheur de visiter les saints lieux et de conquérir l’Orient.

Les auteurs contemporains racontent plusieurs miracles qui contribuèrent à échauffer l’esprit de la multitude. On avait vu des étoiles se détacher du firmament et tomber sur la terre ; mille feux inconnus couraient dans les airs et prêtaient à la nuit la clarté du jour ; des nuages couleur de sang se levèrent tout à coup sur l’horizon vers l’orient et vers l’occident ; une comète menaçante parut au midi : sa forme était celle d’un glaive. On aperçut dans les plus hautes régions du ciel des cités avec leurs tours et leurs remparts, des armées prêtes à combattre et suivant l’étendard de la croix. Le moine Robert rapporte que, le jour même où la croisade fut décidée au concile de Clermont, celte décision avait été proclamée au-delà des mers. « Cette nouvelle, ajoute-t-il, avait relevé le courage des chrétiens en Orient, et porté tout à coup le désespoir chez les peuples de l’Arabie. » Pour comble de prodiges, les saints et les rois des âges précédents étaient sortis de leurs tombeaux, et plusieurs Français avaient vu l’ombre de Charlemagne exhortant les chrétiens à combattre les infidèles.

Nous ne redirons pas tous les autres miracles rapportés par les chroniqueurs, mais nous indiquerons le caractère magnifiquement poétique de ces présages qui accompagnaient le vaste ébranlement de la croisade. L’imagination populaire, ne rêvant que batailles, avait semé dans les cieux les images de la guerre ; la nature avait été associée aux intérêts, à l’enthousiasme, aux passions de la multitude ; toutes choses se trouvaient en harmonie avec les sentiments de tous ; et, pour que le temps passé put aussi entrer, en quelque sorte, dans le mouvement de cette époque, la tombe avait permis à d’illustres morts de se mêler aux vivants. Il faut reconnaître dans ces merveilleuses visions tout le sublime de l’épopée.

Le concile de Clermont, qui s’était tenu au mois de novembre de l’an 1093, avait fixé le départ des croisés à la fête de l’Assomption de l’année suivante. Pendant l’hiver, on ne s’occupa que des préparatifs du voyage pour la terre sainte ; tout autre soin, tout autre travail fut suspendu dans les villes et dans les campagnes. Au milieu de l’effervescence générale, la religion, qui animait tous les cœurs, veillait à l’ordre public. Tout à coup on n’entendit plus parler de vols, de brigandages. L’Occident se tut, et l’Europe jouit, pendant quelques mois, d’une paix qu’elle ne connaissait plus.

Parmi les préparatifs de la croisade, on ne doit pas oublier le soin que prenaient les croisés de faire bénir leurs armes et leurs drapeaux. Dans chaque paroisse, le pontife ou le pasteur, après avoir répandu l’eau sainte sur les armes déposées devant lui, priait le Seigneur tout-puissant d’accorder à celui ou à ceux qui devaient les porter dans les combats le courage et la force qu’il donna autrefois à David, vainqueur de l’infidèle Goliath. En remettant à chaque chevalier l’épée qu’il avait bénie, le prêtre disait : Recevez cette épée au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; servez-vous-en pour le triomphe de la foi ; mais quelle ne répande jamais le sang innocent. La bénédiction des drapeaux se faisait avec la même solennité : le ministre du Dieu des armées demandait au ciel que ce signal de la guerre fût pour les ennemis du peuple chrétien, un sujet de terreur, et pour tous ceux qui espéraient en Jésus-Christ, un gage de la victoire. Le prêtre, après avoir répandu l’eau sacrée sur l’étendard, le remettait aux guerriers à genoux devant lui, en disant : « Allez combattre pour la gloire « de Dieu, et que ce signe vous fasse triompher de tous les périls. » Ces cérémonies, inconnues jusqu’alors dans l’Eglise, attiraient un immense concours de fidèles, et tous réunissaient leurs prières à celles du clergé pour implorer la protection divine en faveur des soldats de Jésus-Christ.

Ceux qui avaient pris la croix s’encourageaient les uns les autres, et s’adressaient des lettres et des ambassades pour presser le départ. Les bénédictions du ciel semblaient être promises aux croisés qui se mettraient les premiers en marche pour Jérusalem. Ceux mêmes qui, dans les premiers moments, avaient blâmé le délire de la croisade, s’accusèrent de leur indifférence pour la cause de la religion, et ne montrèrent pas moins de ferveur que ceux qui leur avaient donné l’exemple. Tous étaient impatients de vendre leurs possessions, et ne trouvaient plus d’acheteurs. Les croisés dédaignaient tout ce qu’ils ne pouvaient emporter avec eux ; les produits de la terre se vendaient à vil prix, ce qui ramena tout à coup l’abondance au milieu même de la disette. Un de nos vieux chroniqueurs, l’abbé Guibert, voulant peindre l’indifférence universelle pour tout ce qui n’était pas la croisade, nous dit qu’on dédaignait comme chose vile les plus belles des épouses et que les pierres précieuses n’avaient plus de charmes.

Dès que le printemps parut, rien ne put contenir l’impatience des croisés ; ils se mirent en marche pour se rendre dans les lieux où ils devaient se rassembler. Le plus grand nombre allaient à pied ; quelques cavaliers paraissaient au milieu de la multitude ; plusieurs voyageaient montés sur des chars traînés par des bœufs ferrés, d’autres côtoyaient la mer, descendaient les fleuves dans des barques. Ils étaient vêtus diversement, armés de lances, d’épées, de javelots, de massues de fer, etc. La foule des croisés offrait un mélange bizarre et confus de toutes les conditions et de tous les rangs : des femmes paraissaient en armes au milieu des guerriers ; la prostitution et les joies profanes se montraient au milieu des austérités de la pénitence et de la piété. On voyait la vieillesse à côté de l’enfance, l’opulence près de la misère ; le casque était confondu avec le froc, la mitre avec l’épée, le seigneur avec les serfs, le maître avec ses serviteurs. Près des villes, près des forteresses, dans les plaines, sur les montagnes, s’élevaient des tentes, des pavillons pour les chevaliers, et des autels, dressés à la hâte, pour l’office divin. Partout se déployait un appareil de guerre et de fête solennelle. D’un côté, un chef militaire exerçait ses soldats à la discipline ; de l’autre, un prédicateur rappelait à ses auditeurs les vérités de l’Évangile : ici, le bruit des clairons et des trompettes ; plus loin, le chant des psaumes et des cantiques. Depuis le Tibre jusqu’à l’Océan et depuis le Rhin jusqu’au-delà des Pyrénées, on ne rencontrait que des troupes d’hommes revêtus de la croix, jurant d’exterminer les Sarrasins, et d’avance célébrant leurs conquêtes ; de toutes parts retentissait le cri de guerre des croisés : Dieu le veut ! Dieu le veut !

Les pères conduisaient eux-mêmes leurs enfants, et leur faisaient jurer de vaincre ou de mourir pour Jésus-Christ. Les guerriers s’arrachaient des bras de leurs épouses et de leurs familles, et promettaient de revenir victorieux. Les femmes, les vieillards, dont la faiblesse restait sans appui, accompagnaient leurs fils ou leurs époux à la ville la plus voisine, et, ne pouvant se séparer des objets de leur affection, prenaient le parti de les suivre jusqu’à Jérusalem. Ceux qui restaient en Europe enviaient le sort des croisés et ne pouvaient retenir leurs larmes ; ceux qui allaient chercher la mort en Asie étaient pleins d’espérance et de joie.

Parmi les pèlerins partis des côtes de la mer, on remarquait une foule d’hommes qui avaient quitté les îles de l’Océan. Leurs vêtements et leurs armes, qu’on n’avait jamais vus, excitaient la curiosité et la surprise. Ils parlaient une langue qu’on n’entendait point ; et, pour annoncer qu’ils venaient défendre les intérêts de la croix, ils élevaient deux doigts de leurs mains l’un sur l’autre. Entraînés par leur exemple et par l’esprit d’enthousiasme répandu partout, des familles, des villages entiers partaient pour la Palestine ; ils étaient suivis de leurs humbles pénates ; ils emportaient leurs provisions, leurs ustensiles, leurs meubles. Les plus pauvres marchaient sans prévoyance, et ne pouvaient croire que celui qui nourrit les petits des oiseaux laissât périr de misère des pèlerins revêtus de sa croix. Leur ignorance ajoutait à leur illusion, et prêtait à tout ce qu’ils voyaient un air d’enchantement et de prodige ; ils croyaient sans cesse toucher au terme de leur pèlerinage. Les enfants des villageois, lorsqu’une ville ou un château se présentait à leurs yeux, demandaient si e était là Jérusalem. Beaucoup de grands seigneurs qui avaient passé leur vie dans leurs donjons rustiques, n’en savaient guère plus que leurs vassaux ; ils conduisaient avec eux leurs équipages de pêche et de chasse, et marchaient précédés d’une meute, portant leur faucon sur le poing. Ils espéraient atteindre Jérusalem en faisant bonne chère et montrer à l’Asie le luxe grossier de leurs châteaux.

Au milieu de l’entraînement universel, aucun sage ne fit entendre la voix de la raison : personne ne s’étonnait alors de ce qui fait aujourd’hui notre surprise. Ces scènes si étranges, dans lesquelles tout le monde était acteur, ne devaient être un spectacle que pour la postérité.