LA MARQUISE DE VERNEUIL ET LA MORT D'HENRI IV

DEUXIÈME PARTIE. — LE GRAND DESSEIN. - LA MORT DU ROI ET LA RÉGENCE DE MARIE DE MÉDICIS

 

APPENDICE.

 

 

I

Discours du sieur d'Entragues pour sa justification sur les crimes à lui imputés.

Bibl. nat. Mss fr. 16550 et 18436

(Analyse de l'époque.)

 

1. — Depuis l'an 52, que Metz fut réduit à l'obéissance de la couronne de France, il a continué le service fidèle qu'il devait à ses rois, auxquels il n'a jamais manqué, ni même à ses amis ; il a de toute affection servi le roi depuis qu'il a plu à Dieu l'appeler à cette couronne et n'y a épargné ni sa vie ni son bien, dont il a reçu de grandes incommodités en sa personne et biens, qui l'ont empêché de pourvoir ses enfants à l'occasion de ses dettes.

2. — A la fin des guerres, le roi lui a ôté sa charge d'Orléans sans avoir failli, et la donna pour l'utilité et bien de son service sans qu'il eût reçu ni biens, ni honneur, ni récompense.

3. — Il l'a néanmoins supporté avec patience, et espérance que le roi le reconnaîtrait ; fut contraint de se retirer chez lui sans avoir dit un mot, vu la douleur qu'il sentait que chacun peut juger quelle elle devait être (sic).

4. — Pour l'accabler et ruiner du tout, de son plaisir, bien et contentement, le roi devint amoureux de sa fille aînée, à présent la dame de Verneuil, chose qui lui a apporté tant de peines, ennuis, dépense et incommodités qu'il en a été deux ans malade à la mort.

5. — Cet amour du roi faisait croire à plusieurs que ledit Entragues et sa maison seraient agrandis de biens et d'honneurs.

6. — Tant s'en fallut que voulant user de bonne modestie, révérence et respect envers le roi, ne tendait ni ne cherchait autre chose qu'à se retirer chez soi avec sa famille et rompre le coup que chacun jugeait devoir arriver, en ayant plusieurs fois requis et pressé Sa Majesté, ce qu'il lui a été impossible de pouvoir obtenir[1].

7. — Durant ces amours, qui ont été d'assez long espace, jamais il n'a fait aucune requête de biens, honneurs et avancement pour lui ni les siens, estimant que faire de telles recherches sur un tel sujet était chose indigne de la profession qu'il a toujours faite de gentilhomme et chevalier d'honneur dont les rois ses maîtres l'ont honoré, et d'autres marques que peut attendre un gentilhomme de sa qualité en bien servant.

8. — Les poursuites de Sa Majesté ont été telles et le destin si contraire au désir et labeur dudit sieur qu'enfin les choses sont tombées pour lui, sa famille et maison, en déshonneur, vitupération et blâme.

9. — Voilà tout ce que cet amour lui a produit, et la perte d'une fille qu'il avait aussi chère que sa propre vie, en ayant perdu la possession.

10. — Ces regrets lui ont amené de grandes maladies qu'on lui a vues, dont les restes sont des incommodités insupportables qui lui dureront jusqu'à la mort ; voilà ce que le corps en a ressenti et à quoi il demeure engagé et obligé tout le reste de sa vie.

11. — De l'esprit, l'on peut croire que nul ne le peut avoir eu plus affligé que lui, ayant fait tout ce qu'il a pu et cherché tous moyens pour oster et arracher du cœur cette épine si poignante, jusques à vouloir abandonner biens, femme, enfants, maison et amis, et tout ce qu'il possède pour sortir de ce royaume et essayer, fuyant la vue de son déplaisir, en perdre la mémoire et le ressentiment s'il se pouvait, ce que Sa Majesté lui a toujours et continuellement refusé.

12. — Son ennui augmentant chaque jour par l'objet, voici nouveau sujet de grands maux qui naissent, c'est qu'il lui faut abandonner la présence de sa fille et au lieu d'en jouir comme il lui était permis selon Dieu, la reine l'a eu agréable, et lui, plein de respect envers son roi, s'en éloigne avec silence, suivi d'un si sensible et poignant déplaisir qu'il ne sait comme il n'en perdit sur-le-champ la vie. Il lui resta toutefois quelque petite espérance que cela changerait et qu'il la pourrait avec le temps hanter et voir comme auparavant tout librement, se fiant en la bonté du roi.

13. — Voici incontinent après survenir les bruits du courroux de la reine contre la marquise, avec mille avis qu'on lui donne de divers lieux et divers ?s personnes que l'on sait, puisque cela est venu jusqu'aux oreilles de Sa Majesté, encore que ledit E[ntragues] estime tels bruits faux.

14. — Néanmoins ils s'augmentent et réitèrent si souvent qu'il en fut averti et la vint voir ; elle lui représenta... avec telle appréhension qu'il en demeura tout perplexe, sans quasi pouvoir à quoi se résoudre. Quelques-uns alléguaient le crédit et l'autorité de la reine, tant en sa qualité qu'au grand amour que Sa Majesté lui portait ; mais que ce malheur ne pourrait arriver qu'alors que Dieu appellerait le roi, qui était tout le réconfort de leur affliction et crainte, pour la peur qu'ils en avaient, se confiant en Dieu qu'il conserverait le roi.

15. — Ces avis de craintes et menaces s'accroissaient chacun jour, de façon que la m[arquise] en parla au roi ; de ce qui se passa en cela, E[ntragues] ne le sait pas. Mais bien la vit-il en peine, où il participait extrêmement, désirant qu'il plût à Sa Majesté lui donner quelque lieu sûr à sa dévotion, ce malheur advenant, où elle pût assurément se réfugier, ce qu'elle ne put obtenir.

16. — Ce fut alors qu'elle essaya de s'éloigner peu à peu du roi, et d'acquérir par l'absence du corps celle du cœur, puisque sa présence lui était si préjudiciable, Sa Majesté le sait.

17. — Et pour y parvenir, la marquise proposa d'aller avec Mme la princesse d'Orange voir les Pays-Bas, et puis de là, passer en Angleterre, et ainsi gagner le temps, à quoi elle était sollicitée par ces beaux avis de crainte et intimidation de tous maux, tant à présent qu'à l'avenir, et s'est trouvé ledit Entragues quelquefois présent lorsqu'on les lui donnait, et par gens qui n'étaient pas de petite étoffe[2]. Même l'hiver dernier le c[omte d'Auvergne], la marquise et lui s'assemblèrent quelquefois pour, sur ce, prendre quelque bonne résolution, concluant comme dessus que Dieu gardant le roi, elle ne pourrait avoir mal se conservant en ses bonnes grâces, ne trouvant autre remède que celui-là.

18. — Dont ledit c[omte] et E[ntragues] parlaient plus en l'absence de ladite marquise qu'en sa présence, parce qu'elle avait plus de besoin qu'on lui en ôtât le souvenir que de lui en rafraîchir la mémoire, et montrait ledit sieur comte un grand soin de sa conservation, dont ledit E[ntragues] est témoin de paroles.

19. — Depuis, s'étant résolue de vivre retenue, et fuir tout péché avec le roi, tant pour le salut de l'âme de Sa Majesté que d'elle, il se voit clairement que depuis plus d'un an que cette façon de vivre s'établit, Sa Majesté s'en retira peu à peu, et alors voilà la crainte s'augmenter, attendu que cessant les craintes, cessaient les effets de cet amour.

20. — Sur ces entrefaites, M[organ][3] sollicite et presse Entragues de voir Taxis, lequel Morgan était revenu en France il y a quatre ans ou environ, et [disant] qu'il connaissait de la captivité de la feue reine d'Écosse en Angleterre, et avait charge de ses affaires de deçà comme plusieurs personnes le peuvent témoigner à Sa Majesté, lui promettant qu'il recevrait grand contentement de l'entretenir et qu'il lui offrait de le venir trouver en tel lieu et tel endroit qu'il lui plairait[4] ; dont ledit Entragues ne s'éloigna pas, sous l'extrême désir qu'il avait d'être éclairci de la vérité du courrier de Cléry[5], et de l'offense à lui faite par le mensonge et méchanceté de Raffy, ainsi qu'il en pourra ressouvenir au sieur de la Rochepot, à qui ledit Entragues en fit succinctement le discours en la cour du Louvre, lorsqu'il alla ambassadeur en Espagne[6].

21. — Un jour ledit Morgan demanda audit Entragues s'il avait un certain papier concernant la marquise, parce qu'on disait que le roi l'avait retiré. Il lui dit que Sa Majesté ne s'en souciait, ainsi qu'elle lui avait dit et à plusieurs autres, ce que néanmoins il ne croyait pas ; que s'il [ne] le retirait, ceux à qui il touchait en tireraient utilité, savoir à qui il avait été baillé et à sa fille, et que le roi ne le retirerait à son avis sans grands bienfaits.

22. Une fois, faisant ledit Morgan les recommandations dudit Taxis à Entragues, lui demanda où il le pourrait voir souvent. Lui répondit que c'était chez ledit ambassadeur et peu chez lui.

23. — Et durèrent ces recommandations et visites entre eux quelque huit mois ou environ, que Morgan demanda à Entragues s'il n'allait pas quelquefois à l'Ave Maria, car là ils se pourraient voir sans en recevoir de déplaisir vu le lieu.

24. — Cet avis demeura dans l'esprit dudit Entragues, et ce moyen lui donnait envie d'y aller, ce qu'il fit. Mais à cause de l'heure tardive, il se retira sans le voir.

25. — Depuis, Morgan le revenant voir, Entragues lui demanda : Que me veut le sieur Taxis ?Il désire vous voir ; renouveler l'amitié qu'il a avec vous, et vous parler aussi, à mon avis, de ce papier qui concerne la marquise. Sur quoi ledit Entragues, plus curieux et désireux que de raison, promit de le voir s'il se pouvait, mais qu'il craignait extrêmement les accidents et que cette vue lui serait dommageable si elle était sue ; c'était pourquoi il [y] fallait bien penser et aviser des moyens qu'on devait tenir, lesquels Morgan rendit faciles, alléguant diverses portes au logis de Taxis pour entrer et sortir commodément. Sur ce, Entragues se laissa aller à son dire, résolu d'y aller, ce qu'il fit peu de jours après, un soir qui fut au mois de novembre ou décembre 1602, comme il lui semble[7].

26. Où se trouvant en sa chambre, entrèrent en propos de leur dernière entrevue à Montereau-faut-Yonne, où il était avec feu M. de Guise, incontinent après la première prise d'armes ; de là, sur les guerres dernières et comme il avait bâti la Ligue et par quels moyens, mettant par les provinces des hommes et par les villes d'autres appointés ; qu'il n'avait pas été cru en cette dernière guerre... De là, ils tombèrent après sur l'amour du roi pour la marquise et sur ledit papier, quel il était, s'il était de la main de Sa Majesté ; de là, au courrier de Cléry, ledit Taxis disant n'en savoir rien[8], cette façon aiguillonnant davantage le désir d'Entragues d'en savoir la vérité.

27. — Retournant audit papier Entragues fit sur la proposition dudit Taxis la même réponse qu'il avait ci-devant faite à Morgan, qui était — s'il ne plaisait au roi de le retirer, comme le dit Entragues le lui avait fait proposer et offrir — [qu']il était très content de le garder, estimant que Sa Majesté en le retirant lui ferait une bonne et digne récompense, attendu que la pièce touchait grandement l'honneur tant de sa personne que de sa famille. Sur quoi Taxis lui répondit : Oui, si c'était le roi mon maître ; et si vous voulez que je voie ledit papier, ou m'en donner une copie, je la ferai voir ; et s'il est tel que l'on dit et que vous lui vouliez mettre entre les mains, rien ne vous sera épargné ; je m'en vais finir mes jours près de lui, je le lui ferai voir très volontiers. — Non, dit Entragues, il demeurera jusqu'à la mort entre mes mains, si nous ne le rendons, ma fille et moi, au roi, et s'il ne le veut, comme il l'a méprisé jusqu'ici, à plusieurs avec lesquels il est tombé en propos, les miens après ma mort le trouveront. Et ce fut la fin de cet entretien.

28. — Pour venir à Raffy, du temps qu'il vint le trouver en France, ce qui s'y passa, son passage de deçà, son retour en Espagne avec passeport du roi ; son retour en France peu après que le roi eut embrassé la religion catholique ; comme il le mena parler au roi à Saint-Denis ; les propos qui s'y sont tenus ; son renvoi en Espagne et M. de La Varenne, que c'était de don Bernardin de Mendosse dont il se faisait fort, auquel le roi écrivit et commanda audit sieur E... (?) d'en faire de même, et pour justification des choses qu'il proposait, offrait de tenir prison et recevoir la mort s'il ne disait vrai[9].

29. — Les avis qu'il donna des gouvernements qui se changeaient, que Riba de Neiva viendrait pour attendre Entragues à Fontarabie, et bref tout ce qui s'était là-dessus passé, dont toutes les instructions, mémoires et chiffres sont encore ès mains du sieur Entragues. Qu'enfin, étant arrivé à la cour d'Espagne avec ledit sieur de La Varenne, il s'était excusé de ne pouvoir tenir sa proposition et promesse, d'autant qu'il trouvait les choses changées de delà, pour le long temps que l'on avait mis à le renvoyer ; ayant dit au sieur La Varenne qu'il avait été induit à faire les propositions faites deçà, espérant que le roi lui rendrait le gouvernement d'Orléans que le chancelier lui détenait.

30. — Cette invention mensongère offensait merveilleusement ledit Entragues, et partant il en désirait la justice et vengeance tout ensemble, comme d'un homme qui avait supposé tout cela, ainsi qu'il se pourra prouver par M. de Chemault et autres à qui ledit Raffy avait dit partie de ce discours cherchant entre Orléans et Paris la maison dudit Entragues où ledit Bernardin de Mendosse lui avait dit qu'il en pourrait avoir des nouvelles. Et le priait ledit Entragues, instamment avec ledit Taxis, si jamais il avait eu envie de l'obliger de lui vouloir faire tenir raison de cette offense, et lui donner moyen de justifier la vérité de cette histoire au roi, puisque (comme le lui avait dit Taxis) il s'en retournait en Espagne, et que ledit Entragues en demanderait permission à Sa Majesté.

31. — Ledit sieur La Varenne se peut souvenir du propos que je lui tins dans les Tuileries, le roi y étant, et étant au mois de février dernier, dont il le sollicita encore quelques jours après, ainsi que ledit sieur de La Varenne sortait de chez M. de G... tout à cheval.

32. — Ledit Taxis écrivit à Entragues, qui était logé au Petit-Soleil, étant au lit, malade ; on lui fit dire qu'il y avait un homme qui lui voulait donner des lettres ; il le fit monter en sa chambre et lut sa lettre qui était en français, et ne la comprit que sur la fin ; ce n'étaient dedans qu'honnêtetés, disant avoir su sa maladie et que s'il l'osait il viendrait le visiter. Ledit Entragues s'offensa aigrement de cette témérité et indiscrétion, tant de son maître que de lui, et lui dit qu'il s'en retournât et n'en usât plus ainsi, et brûla sa lettre. Entragues raconta ceci au comte d'Auvergne, et tous deux blâmèrent cette action ; néanmoins, devisant un jour ensemble, ils revinrent sur les menaces que l'on disait que la reine faisait à la marquise, et si l'on pouvait tirer de là quelque sûreté, si la nécessité le requérait et que la mort du roi survint sans qu'il lui eût donné quelque retraite ou assurance, et qu'encore lui fallait-il aider et empêcher qu'il ne lui arrivât quelque danger, ou du moins une prison perpétuelle dont on la menaçait.

33. — Ledit comte demanda audit Entragues : Avez-vous vu Taxis ?... (lacune). — Comment ! ce dit le comte, vous avez fait cela bien hardiment ; il valait mieux le voir en quelque lieu, à la ville où il serait plus sûr. Et sur ce discours ils s'accordèrent de le voir, disant ledit Entragues audit comte : Ne faites pas le causeur et babillard ; gardez-vous bien d'en parler à la marquise. Lequel lui répondit en jurant fort et ferme qu'il s'en fallait bien garder et qu'il ne fallait point craindre qu'elle en eût aucun vent de sa part, et que ledit Entragues en fit de même.

34. — Morgan avertit Taxis de cette entrevue, ce que Taxis accepta ; ils se virent près de Notre-Dame-d'Argent[10], où ils arrivèrent tous trois par des voies différentes, Entragues le premier, Taxis le second et le comte longtemps après, laquelle entrevue était moyennée par Morgan, que ledit Entragues voyait au moins une fois la semaine, toujours avec recommandation réciproque et quelques offres honnêtes, sans oublier ce papier. Enfin le jour fut pris de se voir comme dit est, qui fut différé, car Taxis était malade, et lui semble que ce fut au mois de juin, il y a un an à présent.

35. — Le jour de la vue, les salutations faites, le comte lui parla d'Ostende, de ce qui s'y passait. Taxis dit que sans le roi, les États n'eussent pas tant duré, duquel il se plaignait fort de fait, disant que Dieu le lui rendrait de maintenir les hérétiques ennemis de Dieu contre les catholiques. A quoi le comte répliqua que les États avaient prêté de l'argent au roi durant les guerres, et qu'il [le] rendait à mesure qu'il le pouvait avoir sans diminuer le fond de ses finances, dont il faisait état sur son épargne. Taxis dit : Nous savons assez comme cela se passe, car nous voyons d'ailleurs les hommes qu'on y envoie, et qu'on retire les bons catholiques qui viennent en notre armée. Le comte répliqua que les Français ne se pourraient que difficilement accoutumer à l'humeur espagnole ; mais bien mieux aux Flamands, et que c'était la cause principale, avec quelques raisons qu'il amena[11].

36. — Ledit Taxis parla de la peine que le roi prenait à courir le cerf, et autres violents exercices, et que cela faisait tort à sa santé ; qu'il se devrait bien conserver, se voyant à présent si absolu. Le comte dit : Et bien établi. — Il est vrai, dit Taxis ; mais si faut-il par le cours de nature qu'il finisse devant le roi mon maître. — Il n'y a rien de certain en cela, dit le comte ; Dieu le gardera s'il lui plaît, et par ce moyen la paix durera. Taxis répondit : C'est à la vérité ce qu'on peut désirer pour le bien de la chrétienté. — Oui, dit le comte, mais si Dieu nous l'ôtait, vous croiriez bien nous faire du mal et avoir meilleur marché de nous. — Il est vrai, répondit Taxis, et si vous y songiez bien, vous verriez bientôt que les Espagnols ont un roi qui serait lors homme parfait et brave, assisté de bons hommes, et lors nous aurions raison du tort que l'on nous a fait en Flandre, où l'on avance l'hérésie et on recule la foi catholique par tous les moyens illicites. Le comte dit : S'ils ne font mieux, ils gagneront plus de coups que d'écus.

37. — Et se fit une assez longue parenthèse, toute de galanteries réciproques, puis ledit Taxis dit : Mais apprenez-moi comment le roi est si bon catholique, vu que tous les jours il établit des prêches d'hérétiques en France et met des huguenots dans les places. Est-ce là être roi très chrétien ![12] Le comte dit : C'est malgré lui, et si je n'avoue pas qu'il établisse prêches et qu'il donne place aux huguenots. Taxis dit : Nous le savons bien. Et se riant, dit : Vous verriez s'il advenait mal de la personne du roi, tout en un coup, de toutes parts assaillir la France par mer, par terre, en Flandre, Savoie et Picardie, et par l'Aragon où le roi a fait reconnaître des passages durant la révolte, et seriez bien étonnés si vous voyiez des Français avec nous. — Ce seraient donc des gens de pied, dit le comte, et d'ailleurs vous ne nous assailliriez point par tous ces lieux que vous dites ; mais à mon avis par des endroits plus favorables et dont je me doute. — Et où ? dit Taxis. — Vers le comté de Roussillon, dit le comte ; car de ce côté nous ne sommes pas si bien [gardés] qu'avec dix mille piques, des arquebusiers en nombre raisonnable et dix canons fournis d'équipages, on ne nous fit du mal, étant surpris. — Je voudrais vous y voir à la tête de nos troupes, dit Taxis, avec une croix rouge. — Si j'y étais, répondit le comte, j'y croirais acquérir de l'honneur et d'approcher bientôt de la tête de Loire, si M. de Savoie faisait de son côté. Mais Dieu m'en garde, et me donne la mort, plutôt que la volonté[13].

38. — Entragues écoutait ces petites galanteries, et les interrompant, leur dit : Non messieurs, non, personne ne sera en cette peine. Le sieur Cosimo (Ruggieri) m'a dit avoir vu et calculé très exactement les nativités du roi et du roi d'Espagne, et croit qu'ils se feront amis, et qu'à la vérité ils le peuvent être à son jugement[14].

39. — Ledit comte, reprenant son discours, dit : A la vérité et sans raillerie, j'estime ce lieu le plus à douter pour nous. Mais le roi y pourvoira assez à temps, et si vous prenez par plus bas, c'est mon gouvernement ; vous m'y trouverez. Sur cela on se sépara.

40. — Entragues avait pris par la rue du Roi-de-Sicile à pied ; son cheval l'attendait derrière le Petit-Saint-Antoine, qu'il appela en passant, et vint pour monter sur des poutres qui y sont ; là, mettant le pied à l'étrier, l'étrivière rompit. Comme on la renouait, voici arriver [un homme] au bout de la rue de la Clarté. Entragues quitta le cheval, et mit au grand pas son cheval après lui (sic) ; il vit, derrière lui, que c'était Taxis qui venait avec des flambeaux ; il remonta, l'attendit et le mena jusqu'à son logis, d'où il retourna au sien. Le comte était sorti le premier.

41. — Peu de jours après, Entragues partit de Paris et s'en alla chez lui, où il fut environ quinze jours ou trois semaines qu'il revint à Paris, où Morgan lui dit qu'on attendait dans peu de jours celui qui venait au lieu de Taxis, qui ne tarda guère qu'il sut qu'il avait déjà vu le roi et qu'il était en charge de le voir et qu'il se voulait résoudre sur le papier dont il lui ferait offre honnête s'il le voyait et trouvait à sa fantaisie. Entragues répondit : Je ne le veux donner, et il n'est à moi seul ; c'est chose impossible et je n'en ai nulle copie.

42. — Cet homme, Morgan pressa fort. A quoi Entragues répondit de lui dire : A Dieu ! Je le ferai si je puis, et le désire ; voyez les moyens, car à cette heure on y pourra prendre garde de près, et il y faut bien songer.

43. — Entragues fait entendre ceci au comte, qui fut content de lui dire : A Dieu ! Ce qui fut exécuté ; deux ou trois jours après [ils] entrèrent au logis de Taxis[15] et le trouvèrent dans une galerie, seul, étant assis. Il les remercia de l'honneur qu'ils lui faisaient, leur offrant toutes sortes d'honnêtetés et de gentillesses du pays, et puis, dit Taxis : Messieurs, ne voulez-vous pas faire cette faveur à mon compagnon qu'il vous voie ? Entragues ne disait mot, et furent longtemps à se regarder. Le comte s'approcha de lui, auquel dit : Il me semble que nous le devons voir, car obliger l'un et désobliger l'autre n'est pas bien fait. — Soit, dit Entragues, qui l'avait toujours refusé à Morgan, qui l'en avait auparavant très instamment prié. Alors Taxis l'alla quérir[16]. Les saluts faits, ils s'arrêtèrent seuls, le comte et [Don Balthazar]. Entragues demeura avec Taxis, à quelque six pas les uns des autres, que Taxis adressant la parole audit Entragues, lui dit : Monsieur, donnez-moi ce contentement de voir la copie de ce papier. Je vous jure, foi de gentilhomme, que s'il est tel que l'on dit en quelques lieux, — car tous ne le disent pas de même, — je vous ferai donner 10.000 écus de pension et vous en ferai fournir une année d'avance en cette ville avant mon partement, et pour l'avenir, je vous les ferai porter en telle part qu'il vous plaira, et caution en cette ville de Paris. Entragues dit : C'est chose impossible, car l'original ne se peut tirer d'où il est, et de copie je n'en ai point. Taxis dit : Que j'en suis marri ! Dites-moi donc s'il est vrai que le roi remet l'effet de ceci aux princes de son sang et à ceux de son conseil. — Non, dit Entragues, il y a condition : si elle a un enfant mâle, — qu'à la vérité elle a eu. Mais quoi ! C'est mon maître ; il faut que j'en passe par là. Il est vrai que j'ai cru — contre les raisons que j'ai moi-même déduites au roi — qu'il se pouvait faire ; il n'en faut plus parler ; c'est un beau commencement et une malheureuse fin pour mon honneur, bien et contentement de ma famille ; le déplaisir m'en a cuidé coûter la vie. Taxis demanda : Est-il vrai que l'on menace la marquise ; que s'il advenait fortune du roi, on se saisirait d'elle ?On [le] lui a souvent dit, répondit Entragues, mais je ne le crois point ; je ne verrai pas cela. — Ni moi, dit-il, et si je pouvais, je lui ferais service. — Voudriez-vous, dit Entragues, la retirer en Flandre, si elle y pouvait aller, cela advenant ?Oui, ma foi, dit-il, si j'avais une bonne place ; et si vous voulez, j'en parlerai à mon maître ?Non, monsieur, je vous remercie, dit Entragues, le roi n'a que cinquante ans et moi soixante et trois ; qui demeurera le dernier y pourvoira. M. le comte qui est beaucoup plus jeune ne l'abandonnera pas. — Foi de gentilhomme, si j'en vois l'occasion, dit Taxis, j'en manderai des nouvelles à mon compagnon dans la fin [du mois]. — Monsieur, dit Entragues, il n'est pas besoin que vous preniez cette peine, car ainsi ce serait traiter de l'impossible[17]. — Lors il dit au comte : Monsieur, il faut nous retirer. Et, sur ce, se séparèrent, et oncques depuis ne les a revus Entragues.

44. — Morgan lui a écrit la lettre dont il est question, disant que Taxis était parti et que son compagnon en aurait lettres dans la fin du mois. Ledit Morgan pourra dire s'il est vrai qu'il en soit venu et s'il en a dit, écrit ou distribué quelque chose, depuis douze jours avant le partement dudit Taxis, que ledit Entragues partit de Paris pour s'en aller chez lui, d'où il n'est sorti que par le commandement de Sa Majesté. Il y a environ deux ans que Morgan commença à parler sur ces affaires avec Entragues.

45. — La lettre qu'Entragues écrivit à Morgan, qui lui a été représentée, n'est autre chose que ce qu'il a dit, et pour le bon mot contenu en icelle, qu'il fera bientôt voir à Balthazar de Zuniga qu'il est son serviteur et qu'il lui en donnerait nouvelle preuve, ce n'est que pour lui conserver la volonté qu'il peut avoir de lui faire voir la réponse de Taxis si elle vient.

46. — La lettre que Morgan écrit à Entragues, qui parlait du marchand qui devait envoyer quelques étoffes, Entragues ne sait ce qu'il veut dire, si ce n'est quelques présents d'honnêtetés et gentillesses qui viennent du pays de Taxis, attendu que, de l'argent, on en aurait voulu bailler qu'on l'aurait refusé.

47. — La lettre que Morgan écrivit à Entragues, qui fut par lui brûlée, contenait ce qui suit : Que si Entragues voulait voir Taxis, qu'il le verrait à Linois, où il irait ouïr messe au couvent, et là se verraient, et le priait se souvenir du papier.

48. — Entragues prouvera par personnes irréprochables, serviteurs et pensionnaires du roi, avoir dit à quelqu'un d'iceux, devant carême-prenant ou environ, que si c'était le bon plaisir de Sa Majesté d'avoir ledit papier, et reconnaître de sa libéralité ceux à qui il touchait, il l'aurait quand il lui plairait.

49. — Les propos tenus par Entragues à l'un des principaux officiers de Sa Majesté à Paris il y a deux ans, au commencement de mai, qui étaient que, s'il savait qu'à l'occasion de ce papier il devait arriver la guerre et troubles en cet état, il protestait et jurait qu'à la même heure il le reporterait au roi, et que cela seul aurait pouvoir de le lui faire rendre.

50. — Que M. le président J[eannin] fera foi de la cause qui mut ledit Entragues d'être si curieux de la conservation de ce papier, laquelle il lui a dite il y a trois ans ou environ, et croit ledit Entragues que ledit sieur président le pourra avoir dit au roi.

51. — Preuves très suffisantes qu'il n'avait aucune envie de mettre ledit gage en autres mains que celles de Sa Majesté, ou de le garder à son refus.

52. — Que M. de S... sait que cet automne, à Fontainebleau, Entragues se plaignit à lui du visage mauvais qu'il avait reçu du roi et la volonté qu'il avait de lui [parler] ; que trois jours après, lui disant les propos que Sa Majesté lui avait tenus, et sur iceux les réponses dudit Entragues, Sa dite Majesté lui aurait dit : qu'il ne se souciait dudit papier ; qu'il n'en voulait point et qu'il ne valait rien. Ledit Entragues appelle ledit sieur de S... en sa foi de ce qu'il lui dit là-dessus et des propos qu'ils en eurent, qui font assez paraître qu'il n'avait nul dessein de le garder que pour le roi, ou à son refus pour lui et sa fille, et pour bon et louable effet que ledit sieur sait.

53. — De l'article de la lettre qui dit que les lettres ont été brûlées de la main de sa fille, c'est qu'elles ont été brûlées en sa présence.

54. — Je François de Balzac, sieur d'Entragues, déclare et reconnaît avoir dicté et fait écrire ce qui est contenu ci-dessus, en dix feuillets de papier écrits des deux côtés et paraphés par moi en chacune page, et que tout le contenu est véritable et est tout ce que je sais touchant les affaires dont il est fait mention dans ledit écrit. — Fait à Saint-Germain-en-Laye, le 23 juin 1604.

Signatures du comte d'AUVERGNE ; François D'ENTRAGUES ; marquise DE VERNEUIL ; MORGAN ; TAXIS ; DON BALTHAZAR, ambassadeur d'Espagne qui est à présent.

 

II

Mémoire du comte d'Auvergne.

(Mémoire hors du procès.)

Bibl. nat. Mss 16550, f° 314 et suivants.

 

Puisqu'il faut rappeler au secours de ma justification tout ce qui s'est passé et, renouvelant le sujet de ma perte, donner à connaître qu'elle vient de ma seule obéissance, il me sera fort aisé de déduire en peu de paroles ce que la longueur de six années de captivité m'a fait sentir.

Il est donc certain que le feu roi, d'heureuse mémoire[18], que Dieu absolve, duquel les commandements m'étaient si chers que je les préférais à ma propre vie, étant à Fontainebleau à la Pentecôte 1603, songeant alors plutôt à ce qui devait suivre son tombeau qu'à l'être présent de sa vie, me commanda de pourvoir à la sûreté de la marquise, et s'il y avait quelque ressentiment en l'autre monde, il me saurait gré de cette action.

Cela fut cause, à la vérité bien légèrement, que j'en parlai à Taxis, et au seul sujet de donner moyen à ladite marquise d'aller vivre en sûreté dans les États de son maître, au cas que Dieu appelât alors notre bon roi.

Cette entrevue fut terminée de ce seul discours, éloigné de toutes sortes de choses qui eussent pu donner soupçon à l'État, comme il est aisé à vérifier par la déposition de ceux qui [y] étaient.

Depuis, Dieu ayant donné la santé à notre grand roi, Sa Majesté allant courir un cerf à la montagne de Crin[19], et ne se sentant pas encore assez fort pour se trouver au laisser courre, attendant que le cerf vînt à lui sur le bord de la rivière qui passe à Montigny, elle me faisant cet honneur que de me prendre par la main, j'entrai moi-même dans le discours de ce qui s'est passé, avec supplication que je lui fis de me vouloir accorder un aveu pour servir de décharge à l'obligation que j'avais eue de lui obéir. Me remerciant, il me commanda absolument de n'entrer jamais en méfiance de cette action, comme ne l'ayant voulu faire que par son exprès commandement, qu'il voulait qu'elle fût étouffée sous le secret du silence.

Quelque temps après, la reine souhaitant d'avoir cette promesse imaginaire (!) de laquelle on a depuis fait tant d'éclat, le roi me commanda en présence de M. de Trigny, auprès de Pantin, Sa Majesté s'en allant à l'assemblée de Livry, que je traitasse de façon cette affaire, que la reine en fût satisfaite ; ajouta qu'encore qu'elle sût bien qu'il n'était pas nécessaire de retirer un papier si inutile, toutefois pour lui donner du contentement, il se laissait emporter à son désir.

A l'heure même, ledit sieur de Trigny et moi vinrent au logis de M. le comte de Soissons, où la marquise logeait alors ; après plusieurs discours sur ce sujet, elle nous accorda, en présence de son père, de rebailler ce mauvais papier moyennant vingt mille écus pour ledit père et un brevet de maréchal de France ; à quoi ledit père s'accorda en nous déclarant être gardien dudit papier. Cette négociation mise en cet état, Sa Majesté le sachant, elle nous accorda tout ce que nous lui demandions.

Mais comme l'exécution de toutes sortes d'affaires dépend de la seule permission de Dieu, celle-ci, sainte et si douce, tant passionnément désirée de moi, fut rompue par un particulier amoureux dessein de Sa Majesté, lequel n'étant pas réussi, l'esprit du roi s'aigrit de façon qu'il me commanda, avec paroles telles que Sa Majesté avait quand elle était en colère, que je laissasse cette affaire, voire même que je la rendisse plus difficile, si tant était que l'on vînt à m'en parler.

J'implore la mémoire de la reine pour se souvenir sur ce sujet du service que je lui rendis lors, et qu'elle trouva bon de me commander dans la galerie de Fontainebleau, laquelle va de la chambre à la Conciergerie ; ce que depuis elle me fit dire de sa part et comme je servis sans considération de mon propre sang.

La brouillerie avec Sigogne en fut un témoignage, laquelle ne vint d'autre sujet que des commandements du roi, offensé de ce que j'avais désiré rendre la reine délivrée de la méfiance qu'on lui voulait donner de ce papier, duquel de nouveau j'avais tellement rembarqué la négociation qu'il ne tenait plus qu'à compter argent que cela ne réussît selon ses commandements et mon désir, jugeant bien que c'était mon repos, et de ceux qui en étaient saisis.

Sigogne étant trop faible pour accabler mon dessein, un second malheur arriva pour empêcher ma bonne intention ; on me jette sur les bras une nouvelle occasion de me séparer de ce que j'avais entrepris, laquelle je démêle par la seule obéissance que je devais au roi et le respect très humble de ceux qui lui appartiennent.

Et parce que ce différend était un honnête prétexte de m'éloigner de la Cour, Sa Majesté voulant me commander d'aller attendre sa volonté à Châteauneuf-sur-Loire, où je demeurai cinq jours entiers sans qu'il me vînt aucune nouvelle de ce qui était de ses intentions ; j'ai lettres à cet effet.

Et jugeant que cette attente, du tout inutile, était un congé de m'en aller chez moi, je pris le chemin de Clermont aux plus petites journées que je pouvais, parce qu'ayant envoyé un gentilhomme des miens vers Sa Majesté, j'attendais d'heure en heure par son retour ce qui serait de ses intentions, lesquelles m'étant arrivées comme j'étais à Saint-Porcian, je reconnus par la lettre qu'il plut au roi de m'écrire, que le sieur d'Escures serait aussitôt que moi à Clermont, où Sa Majesté trouvait bon que j'allasse.

Le jour de la Fête-Dieu 1604, ledit d'Escures, suivant l'avis que j'avais eu, m'y vint trouver avec commandement de venir à la Cour.

Résolu de ce faire, je reçois avis que le roi était préoccupé de quelque persuasion qui me pouvait nuire, et son indignation telle que je devais prendre garde à moi.

Encore que je n'eusse pas cette créance, toutefois sachant assez que les seuls soupçons dans l'âme des maîtres importent infiniment aux serviteurs, je me résolus de le dire audit d'Escures, et que je suppliais très humblement le roi de se souvenir de ce qu'il m'avait fait faire, et trouver bon que je demeurasse éloigné de sa présence jusqu'à ce qu'il lui plût m'en envoyer une décharge de sa main ou absolution, parce qu'en telles natures de commandements des maîtres, s'ils ne sont pas vérifiés par écrits authentiques, ceux qui les exécutent sans autre considération que l'obéissance, courent fortune de désaveu, et conséquemment de la perte d'honneur et de la vie.

Pour réponse à ceci, l'abolition m'est accordée à tel si[20] que de ma main je manderais ce qui s'était passé ; j'ai lettre portant cette assurance.

Mon innocence me donnant toute certitude de cette promesse, je ne fis aucune difficulté de bailler au sieur d 'Escures ce que le roi désirait, tout escrit et signé de ma main sous la certification du sieur d'Escures.

Sa Majesté me renvoie ledit d'Escures avec réponse qu'il m'aimait autant que jamais, et me donne toute sorte de foi qu'il ne me désavouerait point. Mais que mon abolition n'ayant pu être si tôt vérifiée, il me commandait de n'en être point en alarme ; que la lettre dont il m'honorait me servait d'assurance de ce que je pouvais désirer, et que je crusse ce que ledit d'Escures me disait de sa part. J'ai des lettres qui vérifient tout ce que je dis.

La créance dudit d'Escures fut que Sa Majesté voulait que j'allasse pour trois ans à Constantinople, qui était un exil fâcheux, sachant que ceux qui vont en ce pays-là n'en reviennent pas quand ils veulent.

A la vérité, cela me rendit confus et me surprit de façon que si je n'eusse préféré mon devoir à ma passion, j'eusse cherché le remède de mes peines parmi les lieux plus éloignés de ceux qui les pouvaient donner.

Mais, au contraire, j'écrivis au roi combien je recevais ce commandement à regret ; et en effet je ne me sus empêcher de dire audit d'Escures que je ne quitterais point ma patrie ni ma famille, n'ayant ni failli ni forfait, preuve très certaine que je n'avais autre intention que de me remettre en l'honneur des bonnes grâces de mon maître.

Cette dépêche fut portée au roi par ledit d'Escures, lequel à l'instant même me fut renvoyé avec l'abolition que je demandais, et parce qu'elle était défectueuse, pour n'avoir été vérifiée au Parlement, Sa Majesté m'écrivit une lettre de sa main où il me commandait ouïr d'Escures sur ce sujet, et tellement effectuer ce qu'il me dirait de sa part qu'il n'eût plus sujet de douter de ce que je devais à ses commandements.

La créance dudit d'Escures était que Sa Majesté étant avertie que les Espagnols avaient encore des desseins en France, voulait comme malcontent que je jettasse un homme parmi eux pour en découvrir la vérité.

Je refuse et répugne à ce projet ; je représente à d'Escures que cette action était du tout éloignée de ma condition et de ma volonté, joint que je n'avais nulle pratique avec eux, et que lorsque j'avais vu Taxis, il m'avait si peu entretenu qu'il ne nous restait aucune intelligence, que sur le seul sujet allégué ci-dessus.

Cette contestation dura trois jours entre ledit d'Escures et moi. Enfin il me dit qu'il n'y avait plus de salut pour moi si je ne contentais le roi sur ce sujet.

Ceci soit une preuve véritable que je maintiens telle au péril de ma vie, recours aux lettres que je puis avoir écrites au roi sur ce sujet, comme lorsque ce dessein se forma par les commandements du roi, j'y pensais aussi peu qu'homme de son royaume.

Enfin, pour complaire au roi et éviter la mauvaise fortune de son indignation, j'accorde ce qui m'était commandé, à condition que le roi me baillerait un des siens qui ferait cette charge, lequel j'accompagnerais et chargerais de tels mémoires qu'il plairait au roi.

Outre cela je demande un commandement de traiter ces mauvaises affaires, lequel on m'envoya.

D'Escures rapporte au roi mes obéissances infortunées, et ruineuses puisqu'elles ont formé l'offense, cause de toutes ces misères.

Sur quoi Sa Majesté me le renvoie avec tout ce qu'elle avait jugé nécessaire pour l'exécution de ses commandements, fors qu'il veut absolument que ce soit un des miens et non autre qui fasse le voyage en Espagne.

J'ai des lettres qui vérifient ce que dessus.

Néanmoins, jugeant que c'était m'éloigner de tout ce que j'avais requis plus passionnément que ce fût, une des créatures du roi... (lacune), afin qu'il fût plus assuré de ma sincérité, et que ce que j'en ferais n'était que pour lui obéir.

Toutefois d'Escures opiniâtrant toujours que Sa Majesté voulait que ce fût un des miens, certes pour comble de mon malheur je fus trop peu difficile de rejeter cette absolue volonté (sic). Cela parmi mon appréhension m'affligeant m'obligea à lui en nommer trois, afin qu'au choix de l'un d'eux son assurance fût autant confirmée comme je désirais qu'il fît cette élection.

Sur quoi, Sa dite Majesté voulut que ce fut La Rochette, l'un des trois nommés, auquel il écrivit et commanda de faire tout ce qui lui serait ordonné par moi.

Néanmoins, je voulus que ledit La Rochette allât lui-même trouver le roi pour recevoir de vive voix ce qui était de ses intentions sur ce sujet, joint que j'envoyais le mémoire et instructions que Sa Majesté avait voulu que je fisse au dit La Rochette, avant qu'il partît pour faire ledit voyage.

J'ai [eu] la lettre de Sa Majesté par un courrier nommé La Fontaine ; comme elle était satisfaite de ce que je lui avais envoyé par ledit La Rochette ; que je véquisse en assurance de ses bonnes grâces, et que La Rochette serait dans deux jours [près de moi] avec le reste de ses instructions.

Ce qui arriva, car ledit La Rochette me revenant trouver apporta encore une autre lettre du roi où sont ces mots mêmes : qu'il était satisfait de mes actions, et me promet de me tenir comme l'un de ses enfants ; m'ordonne de plus d'augmenter ledit mémoire de ce que [je] jugerais à propos ; m'envoie un chiffre pour le tenir averti de ce qui se passe ; m'ordonne de hâter le partement dudit La Rochette et de lui envoyer des nouvelles de Savoie, lorsque celui qu'elle aurait commandé d'y aller serait revenu.

Il exécute ses commandements, le tient averti de tout ce qui se passe, et parce que le mémoire était grand et ample, je le montrai aux sieurs de Fleurac, Murat et Saint-Julien, tous ensemble comme personnes que le roi avait mis près de moi pour me servir de conseil et lui rendre compte de mes actions, preuve [il] me semble assez valable pour témoigner que je ne travaillais point à deux intentions, comme je le maintiens au péril de ma vie, et que ce fut le même mémoire que La Rochette envoya en Espagne[21].

Sur cela je fus pris et mon procès fait sur ledit mémoire et ce que dessus, sans avoir égard à plus[ieurs] lettres de la main du roi portant assurance que je ne péricliterais point en cette malheureuse négociation ; mon abolition scellée du grand sceau et un brevet si ample que rien n'y a été omis.

L'on dit que mes pièces, tant valables, n'ont pas eu assez de force pour empêcher une condamnation, ce que je n'ai su que de rapport, et que mon procès n'avait pas été fait sans le désaveu des lettres ci-dessus mentionnées, sur lesquelles il s'est obtenu, ce dit-on, une [commutation] de peine, où le-terme de ma détention est à la volonté du roi, et que je suis remis en mes honneurs, biens, dignités et bonne renommée que le premier arrêt m'avait ôtés.

Voilà l'abrégé de ma mauvaise fortune, laquelle est plutôt née entre les bras de l'obéissance que de la faute, et du respect que de l'offense ; je proteste que c'est la vérité même, laquelle je suis prêt à vérifier par les mêmes pièces que j'ai cotées, dont le greffe est saisi, m'en étant demeuré copie.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Combien de fois, raconte Entragues, d'après la relation donnée par M. J. Bailleu, ai-je très humblement demandé à Sa Majesté la permission de me retirer d'une Cour dans laquelle j'étais méprisé et odieux ! J'ai été refusé. Comme le mal augmentait j'ai prétexté une maladie pour faciliter mon congé ; j'ai voulu sortir du royaume, prêt à laisser ma femme et mes enfants ; mais toutes mes prières ont été inutiles. Dans la suite, sur quelques soupçons dont je ne suis pas la cause, on me refusa avec plus de cruauté ce que je demandais avec tant d'ardeur, et l'on m'ôta ce qui, dans ma mauvaise fortune, pouvait me consoler et me soutenir ; on me défendit enfin de voir ma fille. (Henriette d'Entragues, p. 136 et suivantes.)

[2] Ma fille, pour prévenir l'orage, ne vit plus le roi que très rarement, se flattant que l'absence éteindrait peu à peu l'amour du prince et qu'une retraite volontaire calmerait l'esprit de la reine. Pour moi, j'étais prêt non seulement de quitter la Cour, mais encore de sortir du royaume. — Il se présenta même une occasion qui m'y engageait. La fille du prince d'Orange, amie intime de ma fille, voulant aller en Angleterre, je lui offris de l'accompagner dans ce voyage. Le dessein était pris de nous arrêter quelques mois en Hollande ; nous devions passer ensuite dans la Grande-Bretagne, où j'ai pour parents le duc de Lennox et plusieurs autres seigneurs. Ma fille en demanda la permission au roi et fit tout pour l'obtenir ; ses prières furent inutiles et on lui refusa absolument cette grâce. (Relation citée par M. J. Bailleu.)

[3] Les personnages ne sont désignés que par des initiales dans la relation que nous avons suivie ; nous avons rétabli la plupart des noms pour la facilité de la lecture.

[4] Lorsque nous songions au péril qui nous menaçait également, Thomas Morgan, chevalier anglais qui a été agent de Marie, reine d'Écosse et qui était mon ami, vint nous trouver et demanda à me parler en particulier. Il me fit d'abord souvenir de notre ancienne liaison, et me dit qu'il avait des compliments à me faire de la part de Jean Taxis, ambassadeur d'Espagne. Vingt ans auparavant j'avais fait connaissance avec ce ministre à Montereau-faut-Yonne, où j'étais alors avec le duc de Guise. Je ne refusai pas l'entretien que me demandait Morgan, et je m'y rendis avec d'autant plus de raison que je voulais approfondir une affaire qui m'était arrivée quelque temps auparavant. (Relation citée par M. J. Bailleu.)

[5] Étant un jour à Cléry, près d'Orléans, un homme qui se dit ensuite Espagnol, mais que je ne connaissais pas et qui parlait italien, vint me trouver dans l'auberge où je logeais. Il m'assura que le roi d'Espagne l'avait envoyé en poste pour traiter avec moi sur la promesse de mariage que le roi a faite à ma fille. (Relation citée par M. J. Bailleu.)

[6] Raffy était entré dans cette affaire et avait fait de grandes promesses à Bernardin de Mendoze par une indigne supercherie. Guillaume Fouquet de La Varenne, que le roi a envoyé secrètement en Espagne, il y a dix ans, a connu par lui-même la fourberie de cet homme. (Relation citée par M. J. Bailleu.)

[7] A la persuasion de Morgan j'allai pendant la nuit trouver Taxis, et je le fis au mois de novembre 1602. Nous renouvelâmes d'abord notre ancienne connaissance. Il me parla ensuite de la Ligue, dont il se faisait gloire d'avoir été l'auteur. Les amours du roi avec ma fille et la promesse de mariage firent aussi partie de notre entretien. (Relation citée par M. J. Bailleu.)

[8] Je lui parlai enfin du courrier de Cléry ; il me répondit avec un certain air ingénu qu'il n'avait aucune connaissance de cette affaire et reprit aussitôt la conversation sur la promesse du roi. Il voulut m'engager à la lui mettre entre les mains, ou du moins de lui en donner une copie ; mais je lui répondis que je n'y consentirais jamais et que ma fille ne permettrait pas que je confiasse cette pièce à des étrangers. J'ajoutai même que Sa Majesté n'avait pas paru jusqu'ici se mettre fort en peine de cet écrit. Voilà le précis du premier entretien que j'eus avec Taxis dans la maison où il demeurait. (Relation citée par M. J. Bailleu.)

[9] Il y a nombre de faits mal éclaircis dans cette histoire. Nous la transcrivons simplement en faisant observer que de temps à autre des mots y ont été oubliés par le copiste et qu'il n'est pas toujours aisé d'y suppléer.

[10] Morgan ménagea encore une seconde conversation et je vis Taxis au mois de juin suivant dans un endroit qui m'est inconnu. Le comte d'Auvergne y vint avec moi. (Relation citée par M. J. Bailleu.)

[11] Le comte dit que s'il passait en Hollande un grand nombre de Français, quoique la paix fût faite avec l'Espagne, le roi n'y avait aucune part, puisque ses sujets y allaient sans ses ordres et qu'il fallait imputer l'ardeur de la noblesse française à une ardeur qu'elle avait naturellement pour les Espagnols, et qui l'engageait à se jeter volontairement du côté de leurs ennemis. (Relation citée par M. J. Bailleu.)

[12] Ces discours ayant échauffé les esprits, Taxis commença à révoquer en doute la sincérité de la conversion du roi ; car qui croira, dit-il, qu'Henri soit catholique lorsque sous ses yeux et sans y former le moindre obstacle, les sectaires se multiplient tous les jours en France ? Bien loin de les empêcher, il leur accorde des lieux pour leurs prêches et pour leurs assemblées ; il leur donne des gouvernements ; il les comble d'honneurs ; il leur confie la garde de ses places ; et soit en paix, soit en guerre, les hérétiques occupent es postes les plus éminents de l'État. (Relation citée par M. J. Bailleu.)

[13] Il ajouta aussitôt, comme fâché de ce qu'il venait de dire, qu'il aime rait mieux mourir que d'entrer dans un tel complot. (Relation citée par M. J. Bailleu.)

[14] Tout cela se disait entre eux, sans aucun dessein et seulement pour s'entretenir. J'étais présent à cette conversation et pour la terminer, je dis que je ne voyais même apparence de guerre, et que suivant l'horoscope tiré par Côme Ruggieri, ces deux rois observeraient les derniers traités de paix. (Relation citée par M. J. Bailleu.)

[15] J'attendis la nuit pour entrer chez Taxis. (Relation citée par M. J. Bailleu.)

[16] Don Balthazar de Zuniga, qui remplaçait Taxis comme ambassadeur en France.

[17] Je remerciai Taxis et le priai de ne point trop s'intéresser pour moi, puisque je n'avais pas besoin de ses services. (Relation citée par M. J. Bailleu.)

[18] Henri IV. Je rappelle que ce mémoire fut confectionné lorsque le comte d'Auvergne fut pour sortir de la Bastille, sous la régence de Marie de Médicis.

[19] Crin ou Trin, la lecture est douteuse.

[20] A telle condition.

[21] Cf. Instructions envoyées en Espagne par le comte d'Auvergne. (Bibl. nat. Mss fr. 16550, p. 274.)