LA MARQUISE DE VERNEUIL ET LA MORT D'HENRI IV

DEUXIÈME PARTIE. — LE GRAND DESSEIN. - LA MORT DU ROI ET LA RÉGENCE DE MARIE DE MÉDICIS

 

CHAPITRE III.

 

 

L'affaire de Condé. — Tentative d'enlèvement de la princesse. — Condé se retire à Milan. — Dernières négociations.

 

L'affaire de Condé, commencée avec une sotte histoire de femme, menaçait cependant de tourner mal et de mettre à feu et à sang une partie de l'Europe. Du moins on l'a comptée parmi les raisons qui, cette année même, devaient déterminer le roi de France à reprendre les armes, et peut-être ce mobile, plutôt puéril à première vue, — accepté par beaucoup de contemporains, mais rejeté par Sully et autres, qui se sont obstinés à ne mettre en cause que de hautes raisons politiques, — est-il plus réel qu'on ne le croirait d'abord et dut entrer dans la pensée intime d'Henri IV. — Au commencement de janvier, les ambassadeurs étrangers résidant, à Bruxelles avaient offert au prince de s'entremettre pour lui ménager un accommodement, et l'Archiduc les appuyait, par crainte toujours de complications. Le roi même le remercia de la peine qu'il avait prise envers son neveu pour le rendre sage[1], et les agents espagnols, de leur côté, semblaient incliner vers la conciliation, ne voulant pas rompre ouvertement avec la France. Le marquis de Guadalete, retournant de Bruxelles à Madrid, voulut saluer le roi en passant par Paris, et Henri IV se hâta de lui dire que si Condé n'était pas renvoyé promptement il prendrait ce procédé pour un des plus grands agravios — il se servit à dessein du mot espagnol — qu'il pût recevoir. Mais Guadalete, pour faire sa cour, s'étendit sur la conduite plutôt ridicule que le prince tenait à Bruxelles, où il courait les petits cabarets et les mauvais, lieux, bras dessus, bras dessous avec ses laquais, et parlait follement des grandes choses qu'il accomplirait un jour en France, — c'est-à-dire quand il serait venu à. la couronne, qui était désormais son ambition. C'était du moins ce que rapportait le roi de ce discours ; mais tout le monde savait, dit un chroniqueur du temps, que si Sa Majesté recueillait une anecdote de la bouche d'autrui, elle ne manquait jamais de l'améliorer en la répétant[2], — de l'agrémenter à son plaisir. Les ministres espagnols, toujours est-il, pressaient Condé d'indiquer lui-même les termes d'un arrangement, sans qu'il sût à quoi se résoudre,, tantôt déclarant qu'il ne rentrerait pas en France avant la mort du roi ; tantôt demandant la place de sûreté dont il avait entretenu Berny. Mais Henri IV avait trop vu, par les menées de ses anciens amis les huguenots, ce que pouvait donner le système des places de sûreté[3] ; il ne leur avait laissé les villes qu'ils occupaient déjà qu'à titre temporaire et avec de nombreuses restrictions. — La princesse de Condé, à laquelle Berny avait fait part de son entretien, se défiait aussi grandement de la citadelle ou ville forte que sollicitait son mari, et qui se changerait, pour elle, bientôt en prison sous la garde de Rochefort, tout désigné pour en être gouverneur. La réponse de l'Espagne, qu'attendait le prince, arriva enfin, avec des termes vagues, mais accompagnée d'une lettre du duc de Lerme qui indiquait les véritables intentions de Philippe III. Il offrait asile à Condé, en Espagne ou en Italie, et une pension proportionnée à son rang[4]. Avec la promesse de cet appui, le prince changea aussitôt de langage ; il avoua au cardinal Bentivoglio ses projets coupables et alla jusqu'à lui nommer tous ceux qu'il espérait associer à sa cause. C'étaient là, en somme, les grandes choses projetées auxquelles Henri IV avait fait allusion. Condé, dont la légitimité avait été si contestée, s'attaquait à celle des enfants de Marie de Médicis[5], et le Béarnais était bien informé, car nous trouvons dans les papiers de La Boderie le récit d'une conversation avec le roi d'Angleterre qui lui avait dit à propos des prétentions du prince : Ce n'est qu'à l'intention d'en faire réserve, pour quelque jour embrouiller la maison et royale parenté de Sa Majesté[6].

Le roi d'Espagne, heureux de pouvoir intervenir dans les affaires de France, avait en même temps chargé son ambassadeur à Paris, don Inigo de Cardenas, d informer Henri IV qu'il avait pris le prince sous sa protection et désirait lui servir de médiateur, croyant d'autre façon manquer aux sentiments d'amitié et de fraternité qui l'unissaient à la France. Le roi, malgré ces protestations, renvoya à Bruxelles (fin janvier) le marquis de Cœuvres, — François-Annibal d'Estrées, depuis maréchal de France, — homme d'énergie et de peu de scrupules, et grand favori du monarque, qui aimait surtout en lui le frère de la belle Gabrielle, qu'il regrettait toujours. — De Cœuvres était lié avec Condé, et passait même pour avoir sur lui une certaine influence, mais il était surtout désireux de complaire à Henri IV. En annonçant ce choix à La Boderie, qui venait de retourner à Londres pour inviter Jacques Ier à se joindre au roi de France, qui projetait de partir en guerre contre la maison d'Autriche, Villeroi ajoutait : — Le roi est disposé à remettre au prince toutes les fautes qu'il a commises d'être sorti du royaume sans sa permission ; et aussi celles qu'il a aggravées par ses propos indiscrets et malins au préjudice de la réputation de Sa Majesté, et par ses lettres qu'il a écrites si témérairement au pape, à l'empereur et au roi d'Espagne pour justifier ses procédés et demander sûreté en leurs États. Si les Espagnols continuent à vouloir lui dispenser leurs faveurs et le soutenir en sa désobéissance, le roi ne souffrira pas cet affront, ayant le moyen de s'en venger[7].

Arrivé à Bruxelles, de Cœuvres remit le 7 février, en présence de Nicolas Gérard du Tillet, secrétaire du connétable, et de Berny, des lettres adressées à l'Archiduc par Montmorency et la duchesse d'Angoulême. Le connétable suppliait de nouveau Son Altesse de ne pas permettre que sa fille sortît de Flandre contre son gré et se disait très alarmé de la façon dont elle était traitée par son gendre. De Cœuvres renouvela la déclaration déjà faite par son maître, et ajouta, non sans causer aux Flamands une vive surprise et quelque dépit, que si le prince ne voulait pas se soumettre, le roi entendait qu'on le fît sortir du pays, tandis que sa femme serait renvoyée à son père. — Le droit des gens aujourd'hui n'admettrait guère de telles prétentions[8] ; mais Henri IV voulait faire croire que c'était à cette condition expresse que Condé avait été rappelé en Flandre, — ce que l'Archiduc au reste niait formellement. Il promit toutefois de ne pas laisser la princesse quitter Bruxelles et suivre son mari dont le départ était annoncé ; mais cette déclaration ne sembla pas suffisante à Berny dans la crainte des intentions secrètes du prince[9]. — Le prince d'Orange pensa alors intervenir pour faire accepter une transaction. Il demanda que le roi voulût bien désigner, en Allemagne ou en Italie, une ville où pourrait se retirer Condé, et où il recevrait les arrérages de sa pension. Mais Cœuvres refusa de transmettre cette proposition inutile, que l'on dut faire présenter enfin par l'ambassadeur de Flandre. Henri IV, naturellement, déclara qu'il n'accorderait à son neveu ni pension, ni pardon s'il restait hors de France ; ensuite il voulut prouver que l'Archiduc avait promis l'expulsion du prince s'il ne se soumettait pas, et se plaignit de la conduite des agents espagnols qui l'encourageaient et lui fournissaient des subsides. — On essaya aussi d'autres manœuvres. Le connétable de Montmorency vint conter à Pecquius que le prince maltraitait sa femme et la rabrouait de ce qu'elle ne caressait pas assez Spinola ; que Rochefort entrant dans la chambre de la princesse, où était aussi la princesse d'Orange, avait tiré en leur présence et à leur grand effroi des coups de pistolet, dont il allait garni en ses poches, disant que c'était pour quiconque voudrait du mal à son maître [10]. — Avec Montmorency, se lamentaient Mme d'Angoulême, les ministres du roi ; le père Cotton son confesseur vint même supplier l'ambassadeur de s'entremettre et d'adoucir les choses, pour le bien de la chrétienté ; on pensait encore à faire intervenir le pape dans l'affaire ; mais Henri IV, à qui les moyens directs plaisaient mieux, songeait surtout à faire enlever sa Dulcinée.

C'était la mission surtout de Cœuvres, qui avait avec lui quelques gentilshommes déterminés, et le véritable moyen d'en finir. On ne croyait pas à la résistance de la princesse ; les femmes de son entourage étaient gagnées ; un secrétaire du connétable apportait des instructions ; la famille de même était complice. Charlotte de Montmorency, aussi bien, s'ennuyait à Bruxelles, où elle menait une vie de recluse, continuellement surveillée, en mauvaise intelligence avec son mari ; elle regrettait Chantilly, la Cour de France, et de plus en plus se montrait disposée à se laisser forcer la main. — Mais l'affaire s'ébruita ; quelques indiscrétions durent être commises, dit M. de La Ferrière[11], car la princesse douairière de Condé venait d'écrire à son fils d'avoir les yeux ouverts. Virey eut aussi avis qu'un pèlerinage projeté à Notre-Dame-du-Lac, aux environs de la ville, pour la Chandeleur, devait servir d'occasion à l'enlèvement. Pour aggraver les torts du roi, on avait du reste informé Virey que sa femme, restée à Paris, avait été arrêtée et conduite à la Conciergerie ; que son fils venait d'être jeté en prison. Ces bruits ne décourageaient pas, toutefois, le secrétaire du prince. Il eut avis que de Cœuvres venait de prendre à son service un de ses agents, le sieur de Vallobre, véritable coupe-jarret qui s'était expatrié de France pour éviter des poursuites judiciaires, et les renseignements que le marquis lui avait demandés, les instructions qu'il lui avait transmises permettaient de croire qu'un coup de main était, véritablement cette fois, en préparation. Spinola fut averti et sur ses conseils Vallobre s'engagea définitivement dans l'affaire. — La princesse logeait toujours à l'hôtel de Nassau et sa chambre donnait sur un jardin contigu au mur de la ville ; on apprit enfin, dit le duc d'Aumale dont nous suivons ici la version[12], qu'une ouverture devait être faite dans le rempart ; qu'on enrôlait des hommes et qu'on cherchait des chevaux ; enfin que des intelligences avaient été pratiquées jusque parmi les gardes des Archiducs. Vardes, gouverneur de la Capelle, venait d'arriver à Bruxelles avec un lieutenant de la compagnie de Vendôme ; il était venu soi-disant pour affaires privées, mais on tenait pour certain qu'il devait chercher à s'emparer de la princesse. — On prévint l'Archiduc, mais on ne fit qu'une demi-confidence à Condé, qui du reste prit peur, envoya des émissaires de tous côtés aux environs de la ville, pour savoir s'il y avait des Français par les chemins, et finalement, sur le conseil toujours intéressé de Spinola, demanda pour sa femme un asile au palais. Il dérangeait ainsi toutes les combinaisons du marquis de Cœuvres, qui avait disposé des relais de chevaux de distance en distance sur la route de France, pensant atteindre facilement la Capelle avec la princesse, et qui ne put que chercher à gagner du temps. Les femmes de Charlotte de Montmorency lui insinuèrent alors qu'elle devrait demander à Spinola ce qu'on appelait en ce temps les violons, c'est-à-dire un bal dans le lieu qu'elle habitait et sous prétexte de se distraire. On aurait ainsi quelques jours et les conjurés pourraient agir. Mais Spinola vit le piège et déclina l'invitation. — Il ne restait plus à Cœuvres qu'à brusquer l'entreprise. La princesse devait entrer le 14 février au palais des Archiducs ; on résolut, de l'enlever dans la nuit précédente. Elle-même avait feint une indisposition pour se dispenser de coucher avec son mari ; mais au dernier moment tout fut découvert, et, chose surtout curieuse, par la faute même du roi.

Ivre de joie à la pensée de revoir la princesse, ce vieil enfant eut la naïveté de tout avouer à la reine. Marie de Médicis l'écouta sans sourciller, puis fit prévenir le nonce Ubaldini, lequel de son côté se hâta d'informer l'ambassadeur d'Espagne, don Inigo de Cardeñas. Un courrier qui fut dépêché à bride abattue arriva le 13 février à Bruxelles, à onze heures du matin. Ce fut Spinola qui prit connaissance de sa dépêche. Il la porta d'abord à l'Archiduc, puis prévint Condé qui fit derechef un tapage absurde, courut demander une garde au gouverneur et emplit la ville de ses plaintes, requérant le concours de tous pour s'opposer à ce coup de force. Le prince d'Orange, furieux lorsqu'il avait appris ces nouvelles, avait de son côté convoqué ses amis en armes ; il voulait tout prendre et tout tuer[13]. — La nuit cependant était venue ; les gens d'armes s'appelaient à haute voix ; des piquets de cavalerie parcouraient les rues, précédés par des torches ; autour du palais et de l'hôtel d'Orange, on plaçait des postes, on allumait des feux ; cinq cents hommes de la garde bourgeoise, sur l'ordre de l'Archiduc, vinrent se ranger en bataille à portée de l'hôtel. Tout Bruxelles était en émoi et l'on disait déjà que le roi de France était aux portes. Cœuvres et Berny se trouvaient chez la princesse et n'eurent que le temps de déguerpir ; des fenêtres de l'appartement, ils pouvaient voir une double rangée d'hommes d'armes qui entouraient l'immeuble. Toutefois, comme on n'avait contre eux aucune preuve, ils résolurent de tout nier et de faire bonne contenance. Malgré l'heure avancée, Cœuvres se présenta chez l'Archiduc dont il força presque les portes ; il se plaignit de l'affront qui avait été fait à son maître et des calomnies répandues sur son compte. L'Archiduc répondit que sans croire aux bruits qui avaient couru, il n'avait pu refuser une garde aux sollicitations de Condé. C'est une invention du prince ! s'écria de Cœuvres[14]. Furieux au reste de cette alerte, Condé ne parlait d'abord que de le tuer de sa main ou de le faire tuer. Il ne restait à l'envoyé d'Henri IV qu'à déguerpir après avoir rempli la partie officielle de sa mission. — Accompagné de M. de Berny, de Longueval et de l'abbé de Préaux, il vint à l'hôtel d'Orange, où Condé — calmé enfin ! — le reçut assisté de Rochefort et de Virey. Il présenta les remontrances du roi d'un ton conciliant et lui offrit son pardon, mais ajouta que s'il refusait de se soumettre, il serait déclaré coupable de lèse-majesté. Il laissa un procès-verbal de cet acte auquel Condé répondit de suite[15], — déclarant à nouveau qu'il serait aux ordres du roi quand il aurait les sûretés dont il avait besoin pour son honneur, mais protestait par avance contre tout acte de violence, si on avait, contre lui, recours à cette voie. L'acte rédigé par un notaire, M. Maurissens, fut porté à l'ambassade de France par lui-même, qui se trouva juste dans la cour de l'hôtel comme rentrait M. de Berny. Sans plus réfléchir, inquiet peut-être de ce qui allait lui arriver, il jeta le factum dans le carrosse de M. de Berny, et se sauva aussitôt. Il fallut que l'ambassadeur, ouvrant précipitamment la portière, le poursuivît l'épée à la main pour le forcer à reprendre son papier. Berny le fit encore chasser par ses laquais et alla se plaindre à l'Archiduc. On arrêta le notaire, mais qui fut bientôt relâché sur l'intervention de Condé.

Le prince d'ailleurs ne se sentait plus en sûreté à Bruxelles et projetait d'en sortir. Sa situation aussi devenait ridicule avec le scandale de l'enlèvement manqué, mais où l'on soupçonnait bien sa femme d'avoir été consentante. Il la laissa sous la garde des Archiducs et leva le pied[16] ; ne voulant pas gagner Madrid, ce qui eût été trop compromettant, il choisit Milan comme ville de refuge. Pour mieux dérober le secret de sa fuite, il passa deux jours dans une maison voisine de la ville que Spinola lui avait fait préparer. Il n'avait, du reste, qu'une suite très restreinte, trois personnes : Rochefort, le fidèle Virey et un des officiers de Spinola. Parti le 20 février par un fort temps de neige, le 22 il prenait la route d'Allemagne et le 28 traversait le Rhin. Après avoir couru grand risque d'être arrêté par les Vénitiens, il atteignit enfin Milan le 31 mars, où le comte de Fuentès le reçut avec une solennité qui avait été calculée. On trouvait bon, en effet, de créer des inquiétudes au roi de France, qui ne s'était jamais interdit de créer mille difficultés à l'Espagne, et le conseil du roi catholique avait insisté pour que le prince fût sérieusement soutenu. On n'était pas fâché, en somme, de saisir ce prétexte pour brouiller les cartes.

Cœuvres, rentré à Paris, avait cependant été tancé d'importance par Henri IV qui l'avait même traité de sot[17], mais en somme on avouait presque ouvertement la tentative de rapt, et l'on avait découvert à Bruxelles que les suivantes de la princesse avaient porté à l'ambassade de France les habits de leur maîtresse dès la veille du jour fixé pour l'enlèvement. Montmorency, entre temps, avait repris ses doléances, se plaignant de la façon dont sa fille était traitée dans le palais, où on lui avait retiré les deux femmes qu'elle avait amenées de France, tandis qu'on lui en imposait une troisième qui lui était odieuse. Il y eut d'autres potins, entre autres sur Spinola. Les archiducs éloignèrent la femme dont avait à se plaindre Mme de Condé, mais refusèrent de rappeler les deux Françaises, ayant la preuve de leur infidélité. Ils déclinèrent de même l'offre de demoiselles d'honneur que proposait de Paris Mme d'Angoulême, pensant bien qu'elles venaient surtout pour servir le roi. Le connétable, d'ailleurs, continuait ses plaintes sur la prétendue captivité de sa fille, tout en avouant à Pecquius qu'il aimait mieux la savoir chez l'Infante que dans sa propre maison[18] et en déclarant à don Inigo de Carderas que son honneur était sauf si le roi d'Espagne maintenait la réputation de ses aïeux. Mais Henri IV finit par voir clair dans ce double jeu ; par l'intermédiaire de Mme de Berny, il correspondait toujours avec la princesse, qui ne l'appelait que son tout, son libérateur, son fidèle chevalier ; elle espérait encore le voir intervenir, au grand chagrin de l'Infante, qui craignait toujours les suites de cette sotte équipée. J'ai fait ce que j'ai pu, disait-elle à Bentivoglio, pour la détacher d'un amour qu'on peut appeler sacrilège. — Toutefois, comme dernière ressource, il ne restait plus au roi qu'à la faire réclamer à l'archiduc par le connétable et par sa tante, Diane de France. Ils se décidèrent, mais avec si peu de hâte, qu'Henri IV écrivait à M. de Préaux : Ils sont plus froids que de saison ; mon feu les dégèle dès que j'en approche[19]. Ce M. de Préaux était Charles de l'Aubespine, conseiller au Parlement, un de ceux qui avaient accompagné de Cœuvres à Bruxelles, et il passait pour le principal organisateur de la tentative d'enlèvement. Comme homme de loi, c'était à lui qu'on avait donné charge de représenter le père qui réclamait sa fille, et il fut muni en conséquence d'une lettre du connétable, d'une autre de la duchesse d'Angoulême, qui invoquaient le sacre alors prochain de Marie de Médicis, auquel le haut rang de la princesse lui faisait un devoir d'assister ; enfin de lettres écrites par le roi à l'Archiduc et à l'Infante pour appuyer ces nouvelles revendications. — Préaux arriva le 24 avril à Bruxelles, mais ne fut reçu que deux jours après, accompagné à son audience par l'inévitable M. de Berny, et par la princesse qui avait voulu y assister pour plaider sa propre cause. Il rappela les violences, — notoires, prétendait-il, — de Condé envers sa femme, la façon dont il l'avait amenée de France ; il fit valoir l'injustice de sa captivité, et laissa même entendre que le mariage n'avait jamais été consommé (?). C'était dire que Charlotte de Montmorency voulait demander le divorce et ne pouvait être mieux qu'auprès de ses parents pour en suivre l'instance.

L'archiduc avait préparé sa réponse et représenta la promesse qu'il avait faite au prince de ne pas remettre sa femme en d'autres mains que les siennes. Pour la question du divorce, la procédure devant être longue, il déclara que s'attendant à une telle demande il avait écrit à Condé de l'autoriser à laisser partir sa femme, et qu'il espérait avoir sa réponse dans une quinzaine de jours. Lui aussi cherchait, en somme, à gagner du temps ; il refusa même d'examiner les griefs de la prétendue victime, qui était entrée au palais de son plein gré et avec le consentement du marquis de Cœuvres, et n'en devait sortir qu'avec l'assentiment de son mari[20]. La princesse cependant appuyait les démarches de Préaux. L'absence de Condé, l'ennui de son séjour forcé dans la capitale du Brabant, les conseils de sa famille avaient triomphé de son incertitude. Elle présenta enfin, elle-même, une requête aux archiducs, tendant à obtenir licence de se retirer près de ceux qui lui étaient si proches, entendant poursuivre la séparation d'avec le prince son mari[21]. Elle ajoutait qu'elle ne pouvait être retenue contre son gré sans lui faire grande injure, et à ceux auxquels elle appartient, à qui elle aura recours, et partout où elle pourra trouver quelque allégement à son mal. Elle désignait ainsi clairement le roi et dorénavant se laissait conduire par les conseils de Préaux, qui lui transmettait la correspondance toujours passionnée d'Henri IV. — Le vieux galant, dont l'inconscience nous est bien connue, aurait désiré encore que sa femme prît soin d'adresser elle-même aux Archiducs, et surtout à l'Infante Isabelle, une réclamation en faveur de Charlotte de Montmorency ; la prochaine cérémonie du sacre était un bon prétexte qu'elle pouvait à son tour mettre en avant. Mais Marie de Médicis refusa, comme l'on pense, et le roi n'eut pas même le tact de cacher sa mauvaise humeur[22]. — Le 2 mai, toutefois, l'Archiduc avait revu Berny et Préaux, et pour faire semblant de donner satisfaction au connétable, il avait proposé, en attendant le divorce, de demander au pape de désigner un lieu où séjournerait la princesse. Mais ce n'était pas ce que désirait le roi et Berny le déclara net : On n'a rien à espérer, dit-il, tant que Votre Altesse ne s'entendra qu'avec ceux qui ont été volontairement cause du mal, et qui lorsque Condé était en Allemagne, l'ont supplié de venir ici pour le débaucher comme ils l'ont fait, et l'ont décidé à enfermer sa femme en la prison où elle est en dépit de ses plaintes et de ses protestations, et l'ont enfin attiré à Milan pour en faire ce qu'ils voudront ; et maintenant, vouloir persuader d'envoyer à Rome pour obtenir le divorce ou un séquestre, ce n'est que ridicule[23]. Henri IV, d'ailleurs, en arrivait aux menaces, et Villeroi qui avait jusqu'alors rassuré Pecquius lorsqu'il s'effrayait de ses boutades, devait brusquement changer de langage : Le roi, disait-il, était sérieusement et justement irrité du bruit que l'on avait fait à Bruxelles dans la nuit du 13 février ; toutes les troupes avaient été mises sur pied ; le comte d'Añovar avait parcouru les rues en criant : Alarme ! et le lendemain, on n'avait pu trouver dans la ville que dix-huit Français. Tout ce tapage, on le savait, était venu de Spinola, qui avait voulu faire l'homme de guerre. Mais les Archiducs s'étaient rendus ses complices ; le roi avait reçu un affront sérieux et pourrait bien en exiger réparation[24].

Il tenait en effet sa querelle d'Allemand, et cette fois était prêt à partir en guerre.

 

 

 



[1] Lettre d'Henri IV à l'Archiduc Albert, janvier 1610.

[2] Archives des Condé à Chantilly, récit en italien, sans cote. Cf. duc D'AUMALE, op. cit.

[3] Mes prédécesseurs, leur disait-il, vous craignaient et ne vous aimaient pas ; moi, je vous aime, mais je ne vous crains guère. Toutefois, les huguenots, Sully en tête, s'apprêtaient à le faire marcher et combattre pour leur cause, sous le couvert des intérêts mêmes du royaume.

[4] Il l'assura de sa sympathie, dit le duc d'Aumale, et accréditait auprès de lui le comte d'Añovar, membre de son conseil de guerre, chargé spécialement de veiller sur ses intérêts. Mais Condé devait prendre l'engagement de ne pas traiter sans l'agrément de la cour d'Espagne. (Le roi d'Espagne à don Inigo de Cardenas, 22 janvier 1610. Papiers de Simancas. Cf. duc D'AUMALE, Histoire des princes de Condé, t. II. Pièces et documents, n° XX. Le roi d'Espagne au prince de Condé, 26 janvier.)

[5] H. DE LA FERRIÈRE, op. cit., p. 357.

[6] Ambassades de La Boderie, t. V, p. 120. — princesse douairière d'Orange (Louise de Coligny) écrivait en même temps à la princesse de la Trémouille (25 février 1610) : Je crois que M. le prince a perdu l'entendement et qu'il est abandonné de Dieu. Le cœur m'en crève de voir un qui porte le nom de Bourbon parmi ces gens-là. Je me trompe bien, ou il sera bientôt las d'eux et eux de lui ; ils le déprisent déjà bien fort, à ce que j'entends. J'ai pitié de le voir courir comme cela à sa ruine, et cette pauvre princesse renfermée à cette heure comme dans une prison. (Duc D'AUMALE, op. cit., t. II. Pièces et documents, n° XXI.)

[7] Ambassades de La Boderie, t. V, p. 120.

[8] Lui-même, on le sait, et les Espagnols le répétaient volontiers, donnait asile aux sujets du roi catholique qui passaient en France ; il avait ainsi accueilli le célèbre Antonio Perez, dont l'aventure avec la princesse d'Éboli est célèbre.

[9] Il dit, écrit-il à M. de Puiseux, qu'il ne se fera pas Espagnol sans savoir ce qu'on fera de lui en France. On ne peut pas se fier à ses paroles, qui changent comme ses pensées. Et dans une autre lettre qui faisait allusion au projet de départ de Condé : Balthazar de Cuniga pourra bien lui donner quelques moyens pour se conserver à l'avenir. En quelque lieu qu'il se puisse trouver, il sera toujours à la charge de ses hôtes et encore plus à lui-même qu'à pas un. C'est une pauvre ambition pour un prince de sa qualité. (Bibl. nat. Mss fr. 16129, f° 216.)

[10] Duc D'AUMALE, op. cit., t. II. Pièces et documents, n° XIX. Pecquius à l'archiduc Albert, 10 février 1610.

[11] Henri IV, p. 360.

[12] Cf. le poème de Virey, édit. Halphen, et Bibl. de l'Arsenal. Mss lat. 58. — Lettre de Pecquius à l'Archiduc, duc D'AUMALE, op. cit., t. II. Pièces et documents, n° XIX (Archives de Belgique).

[13] Duc D'AUMALE, op. cit., t. II, p. 300 ; H. DE LA FERRIÈRE, op. cit., p. 361-362.

[14] Villeroi, auquel il fit part de ce refus, ne se méprit pas, dit M. de La Ferrière, sur les intentions des Espagnols. Nous tenons le prince pour perdu, écrivait-il à La Boderie. Spinola se conduit en désespéré, en passionné, comme l'on dit qu'il est, de l'amour de la princesse ; elle a été conduite en grande pompe au palais, feignant qu'on voulût l'enlever ou attenter à la personne du prince, et vous pouvez juger combien il aurait été difficile de l'enlever, étant logée au palais du prince d'Orange et ayant son mari auprès d'elle. Tout se fait et se conduit par le commandement du roi d'Espagne. (Ambassades de La Boderie, t. V ; H. DE LA FERRIÈRE, op. cit., p. 363.)

[15] Le samedi 13, dit l'Estoile, M. Justel m'a donné la copie du procès-verbal de la sommation faite de la part du roi à M. le prince de Condé, avec la réponse et protestation dudit prince... Elle contenait un feuillet d'écriture et courait fort à Paris. (Édit. Michaud, t. II, p. 563.)

[16] Quelques jours après ce départ, M. de Berny, qui n'avait pas eu l'occasion de revoir la princesse, la rencontra par hasard au pèlerinage de Notre-Dame-du-Lac, où l'Infante l'avait menée. Il la trouva souriante et ne put s'empêcher de lui dire : Le bruit court, madame, que vous vous trouvez si bien dans votre paradis, — entendant parler de son logement tout en haut du palais, — que si on vous offrait maintenant de retourner en France, vous vous y refuseriez. — Ceux qui disent cela se trompent, répondit-elle ; je cherche seulement à me distraire avec mes femmes, qui me sont toutes attachées, et toutes m'aiment. — La princesse, dit alors l'Infante, se mêlant de la conversation, sait maintenant très bien l'espagnol et pourrait le parler si elle le voulait. — Je crains alors, fit Berny, qu'elle n'oublie totalement le français. — Rassurez-vous, répliqua la princesse, je m'en garderai bien. L'Infante sourit de la réponse et Berny se retira sans insister. (Bibl. nat. Mss fr. 16129.)

[17] Cf. Lettres de Malherbe, édit. Lalanne, t. III.

[18] Pecquius à l'archiduc, 23 février. (Archives de Belgique.) Cf. duc D'AUMALE, op. cit., t. II. Pièces et documents, n° XIX.

[19] Lettres-Missives, t. VII, 21 février 1610.

[20] Duc D'AUMALE, op. cit., t. II, p. 310.

[21] Les gens de Mme la princesse, dit Tallemant, lui faisaient accroire qu'elle serait reine. Condé ne pardonna jamais à sa femme d'avoir signé cette requête.

[22] Papiers de Simancas ; Don Inigo de Cardenas au roi d'Espagne, 27 mars 1610. (Duc D'AUMALE, op. cit. Pièces et documents, n° XX.) Il dut bien y avoir des hésitations de la part des Archiducs, car l'Estoile a noté dans son Journal à la date du 30 avril : L'entrée de la reine, qui avait été criée au jeudi 6 du mois prochain, fut décriée, différée et remise à la volonté et commodité du roi, lequel on disait avoir conçu quelque espérance du retour de Mme la princesse de Condé, et qu'elle s'y pourrait bien trouver : s'étant résolu l'Archiduc de la rendre, ne voulant pour une femme, disait-il, que son État fût brouillé. On parlait fort aussi de défaire ce mariage, etc. (T. II, p. 574.)

[23] Bibl. nat. Fonds fr. Mss 16129. Cf. sur ces incidents : Lettre de l'Infante Isabelle au connétable de Montmorency ; lettre de l'Archiduc Albert. Bibl. nat. Mss Fontanieu 454-455, f° 257.

[24] Pecquius à l'archiduc, février et mars 1610. (Duc D'AUMALE, op. cit., t. II, Pièces et documents, n° XIX.)